Tyrtée (trad. Leconte de Lisle)

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Tyrtée
Tyrtée (trad. Leconte de Lisle)
Traduction: Leconte de Lisle


TYRTÉE


I


Il est beau que l’homme brave, en combattant pour sa patrie, tombe au premier rang ; mais celui qui déserte sa ville et ses champs fertiles et va mendier, errant avec sa chère mère et son vieux père et ses petits enfants, celui-là est le plus misérable des hommes.

Odieux à tous ceux qu’il rencontre, vaincu par l’indigence et par la pauvreté détestée, sa race est infâme et sa face est honteuse ; l’anxiété et le malheur le suivent, car il n’y a plus d’honneur pour un tel vagabond, et nul respect ne lui est réservé dans l’avenir.

Mais nous, courageusement, combattons pour cette terre, mourons pour nos enfants, n’épargnons pas notre vie. Ô jeunes hommes, combattez, pressés l’un contre l’autre. Ne craignez que la honte de la fuite, excitez dans votre cœur un vaillant et solide courage, et ne vous inquiétez point de la vie en luttant contre l’ennemi.

N’abandonnez point les vieux guerriers dont les genoux ne sont plus agiles. Il est honteux qu’un vieil homme, tombé au premier rang, gise devant les jeunes hommes, avec sa tête blanche, sa barbe blanche, et rende son âme courageuse dans la poussière, le corps dépouillé, et, chose indigne et lamentable à voir, cache de ses mains sa virilité sanglante !

Mais celui qui garde la belle fleur de la jeunesse, vivant, est admiré des hommes et des femmes, et, aussi, quand il tombe bravement au premier rang. Que chacun marche donc au combat d’un pied ferme, en mordant ses lèvres de ses dents.


ll


Puisque vous êtes la race invincible de Hèraklès, soyez pleins de courage. La face de Zeus ne s’est point encore détournée de vous. Ne craignez ni ne redoutez la multitude des hommes. Que chacun dresse son bouclier en face de l’ennemi, prêt à perdre l’âme et à subir la Kère, et qu’il aime la noire mort autant que la splendeur de Hèlios !

Si vous avez souffert des travaux lamentables d’Arès, savourez aussi l’ivresse terrible de la guerre ! Si vous avez fui quelquefois, ô jeunes hommes, vous connaissez aussi la victoire.

De ceux qui osent soutenir d’un courage unanime le choc de l’ennemi, peu meurent, et ils sauvent leur peuple ; mais les lâches perdent toute leur force, et nul ne peut dire combien les lâches sont accablés de maux.

C’est une ignominie d’être frappé dans le dos en fuyant le combat, et c’est une chose misérable qu’un cadavre gisant dans la poussière et que la pointe d’une lance a percé dans le dos. Mais il est beau celui qui marche d’un pied ferme, mordant ses lèvres de ses dents, couvrant de l’orbe de son large bouclier ses cuisses, sa poitrine et ses épaules, brandissant de sa droite la lance solide, et agitant sa crinière terrible sur sa tête.

Que chacun de vous apprenne à faire des actions héroïques et ne tienne pas son bouclier à l’abri des traits. Que chacun, au contraire, armé d’une longue lance et prêt à frapper de l’épée, attaque un ennemi, pied contre pied, bouclier contre bouclier, crinière contre crinière, casque contre casque, poitrine contre poitrine, et combatte en saisissant la poignée de son épée ou sa longue lance.

Mais vous, qui êtes légèrement armés, abritez-vous les uns les autres de vos boucliers, lancez les pierres pesantes, et attaquez de vos lances légères les lourds panoplites.


III


Pour moi, un homme n’est point digne de renommée, qu’il ait remporté le prix de la course ou de la lutte, ou qu’il possède la grandeur et la force des Kyklôpes, ou qu’il puisse vaincre en rapidité le Thrèkien Boréas, ou qu’il soit plus beau que Tithôn, plus riche que Midéas et Kinyras, plus puissant que le Tantalide Pélôps, plus éloquent qu’Adrastès, ou doué de toute autre gloire, s’il n’a en partage la vertu guerrière.

Ce ne sera pas un homme brave au combat, s’il ne soutient point la vue du carnage ensanglanté et s’il n’aborde point l’ennemi face à face. Cette vertu est la meilleure de toutes, et c’est elle qui illustre le plus les jeunes hommes.

C’est un grand bien pour une ville et pour un peuple qu’un homme combatte fermement au premier rang, oublieux de la fuite ignominieuse, opposant sa vie et son âme au danger, et encourageant son compagnon à affronter la mort. Celui-là est un homme brave au combat. Il met promptement en fuite les terribles phalanges ennemies, et, par son courage, il règle la destinée de la bataille.

Si, tombé au premier rang, il perd la vie, il glorifie sa ville et son peuple et son père ; sa cuirasse, son bouclier et sa poitrine sont percés d’innombrables coups ; et tous le pleurent, jeunes hommes et vieillards ; les regrets de sa ville le suivent, et sa tombe, et ses enfants, et ses petits enfants, et ses descendants sont illustres parmi les hommes. Jamais sa gloire fameuse ne périt, ni son nom, et, bien qu’il soit sous terre, il reste immortel, celui qui a bravement combattu pour sa patrie et pour ses enfants, et que le violent Arès a tué.

Et s’il échappe au long sommeil de la mort, s’il remporte la gloire éclatante du combat, tous l’honorent, jeunes et vieux, et il descend chez Aidès, couvert d’honneurs. En vieillissant, il est le premier parmi les citoyens, et nul n’oserait l’offenser injustement. Les jeunes hommes, et ses égaux en âge, et ceux qui sont plus âgés, lui cèdent leur place Que chacun de vous atteigne donc à la hauteur de cette vertu ; qu’il s’excite le cœur, et qu’il marche au combat !

fin de tyrtée.