UBU ENCHAINÉ
5 ACTES
Père Ubu.
Mère Ubu.
Éleuthère.
Pissedoux.
Pissembock.
Lord Catoblepas.
Jack, son domestique.
Frère Tiberge.
Les Trois Hommes Libres.
Soliman, sultan des Turcs.
Le Vizir.
Le Geôlier.
Dévotes.
Le Président.
Juges.
Avocats.
Greffiers.
Huissiers.
Gardes.
Policiers.
Démolisseurs.
Argousins.
Le Doyen Des Forçats.
Forçats.
Peuple.
ACTE PREMIER
Scène PREMIÈRE
Quoi ! tu ne dis rien, Père Ubu. As-tu donc oublié le mot ?
Mère… Ubu ! je ne veux plus prononcer le mot, il m’a valu trop de désagréments.
Comment, des désagréments ! Le trône de Pologne, la grande capeline, le parapluie…
Mère Ubu, je ne tiens plus au parapluie, c’est trop difficile à manœuvrer, j’aurai plus tôt fait, par ma science en physique, d’empêcher de pleuvoir !
Sotte bourrique !… les biens des nobles confisqués, les impôts perçus près de trois fois, mon aimable présence à ton réveil dans la caverne de l’ours, le passage gratuit sur le navire qui nous ramena en France, où, par la vertu de ce bienheureux mot, tu vas être nommé quand il te plaira Maître des Finances ! Nous voici en France, Père Ubu. Est-ce le moment de ne plus savoir parler français ?
Cornegidouille, Mère Ubu, je parlais français quand nous étions en Pologne ; cela n’a pas empêché le jeune Bougrelas de me découdre la boudouille, le capitaine Bordure de me trahir de la façon la plus indigne, le Czar de faire peur à mon cheval à phynances en se laissant sottement tomber dans un fossé, les ennemis de tirer, malgré nos recommandations, du côté de notre précieuse personne ; l’ours de déchirer nos palotins, bien que nous lui parlassions latin de sur notre rocher, et vous, madame notre épouse, de dilapider nos trésors et les douze sous par jour de notre cheval à phynances !
Oublie comme moi ces petites misères. Mais de quoi vivrons-nous si tu ne veux plus être Maître des Finances ni roi ?
Du travail de nos mains, Mère Ubu !
Comment, Père Ubu, tu veux assommer les passants ?
Ô non ! ils n’auraient qu’à me rendre les coups ! Je veux être bon pour les passants, être utile aux passants, travailler pour les passants, Mère Ubu. Puisque nous sommes dans le pays où la liberté est égale à la fraternité, laquelle n’est comparable qu’à l’égalité de la légalité, et que je ne suis pas capable de faire comme tout le monde et que cela m’est égal d’être égal à tout le monde puisque c’est encore moi qui finirai par tuer tout le monde, je vais me mettre esclave, Mère Ubu !
Esclave ! mais tu es trop gros, Père Ubu !
Je ferai mieux la grosse besogne. Et vous, madame notre femelle, allez nous préparer notre tablier d’esclave, et notre balai d’esclave, et notre crochet d’esclave, et notre boîte à cirer d’esclave, et vous, restez telle que vous êtes, afin que chacun voie à n’en pas douter que vous avez revêtu votre beau costume de cuisinière esclave !
Scène II
Nous sommes les hommes libres, et voici notre caporal. — Vive la liberté, la liberté, la liberté ! Nous sommes libres. — N’oublions pas que notre devoir, c’est d’être libres. Allons moins vite, nous arriverions à l’heure. La liberté, c’est de n’arriver jamais à l’heure — jamais, jamais ! pour nos exercices de liberté. Désobéissons avec ensemble… Non ! pas ensemble : une, deux, trois ! le premier à un, le deuxième à deux, le troisième à trois. Voilà toute la différence. Inventons chacun un temps différent, quoique ce soit bien fatigant. Désobéissons individuellement — au caporal des hommes libres !
Rassemblement !
Vous, l’homme libre numéro trois, vous me ferez deux jours de salle de police, pour vous être mis, avec le numéro deux, en rang. La théorie dit : Soyez libres ! — Exercices individuels de désobéissance… L’indiscipline aveugle et de tous les instants fait la force principale des hommes libres. — Portez… arme !
Parlons sur les rangs. — Désobéissons. — Le premier à un, le deuxième à deux, le troisième à trois. — Une, deux, trois !
Au temps ! Numéro un, vous deviez poser l’arme à terre ; numéro deux, la lever la crosse en l’air ; numéro trois, la jeter à six pas derrière et tâcher de prendre ensuite une attitude libertaire. Rompez vos rangs ! Une, deux ! une, deux !
Scène III
Père Ubu, Père Ubu, que tu es beau avec ta casquette et ton tablier. Cherche maintenant quelque homme libre, afin d’essayer sur lui ton crochet et ta brosse à cirer, et d’entrer au plus vite en tes nouvelles fonctions.
Eh ! j’en vois trois ou quatre qui se sauvent par là-bas.
Attrape-s-en un, Père Ubu.
Cornegidouille ! je ne demande pas autre chose ! Cirage des pieds, coupage des cheveux, brûlure de la moustache, enfoncement du petit bout de bois dans les oneilles…
Eh ! tu perds la tête, Père Ubu ! Tu te crois encore roi de Pologne.
Madame ma femelle, je sais ce que je fais, et vous, vous ignorez ce que vous dites. Quand j’étais roi, je faisais tout cela pour ma gloire et pour la Pologne ; et maintenant je vais avoir un petit tarif d’après lequel on me paiera : torsion du nez, 3 fr. 25 par exemple. Pour une somme moindre encore, je vous ferai passer par votre propre casserole.
Suivons tout de même ces gens, afin de leur faire nos offres de service.
Scène IV
Portez… arme !
Vive l’armerdre !
Arrêtez, arrêtez ! ou plutôt, non ! Désobéissants, ne vous arrêtez pas !
Quelle est cette nouvelle recrue, plus libre que vous tous, qui a inventé un maniement d’arme que je n’ai jamais vu, depuis sept ans que je commande : Portez… arme !
Nous avons obéi, Monsieur, pour remplir nos devoirs d’esclave. J’ai fait : portez arme.
J’ai expliqué bien des fois ce mouvement, mais c’est la première que je le vois exécuter. Vous savez mieux que moi la théorie de la liberté. Vous prenez celle de faire même ce qui est ordonné. Vous êtes un plus grand homme libre, Monsieur ?…
Monsieur Ubu, ancien roi de Pologne et d’Aragon, comte de Mondragon, comte de Sandomir, marquis de Saint-Grégeois. Actuellement, esclave, pour vous servir, Monsieur ?…
Le Caporal des hommes libres, Pissedoux… mais, quand il y a des dames, le marquis de Granpré. Rappelez-vous, je vous prie, qu’il convient de ne me donner que mon titre, même s’il vous arrive d’avoir à me commander, car je vous reconnais sergent pour le moins, par le savoir.
Caporal Pissedoux, on s’en souviendra, monsieur. Mais je suis venu dans ce pays pour être esclave et non pour donner des ordres, quoique j’aie été sergent, comme vous dites, quand j’étais petit, et même capitaine de dragons. Caporal Pissedoux, au revoir.
Au revoir, comte de Saint-Grégeois. — Escouade, halte !
Scène V
Ma petite Éleuthère, nous sommes, je crois, un peu en retard.
Mon oncle Pissembock…
Ne m’appelle donc pas ainsi, même quand il n’y a personne ! Marquis de Grandair, n’est-ce pas un nom plus simple, comme on en peut juger à ce qu’il ne fait pas retourner les gens ? Et puis tu peux bien dire, tout court : Mon oncle.
Mon oncle, cela ne fait rien que nous soyons en retard. Depuis que vous m’avez obtenu l’emploi…
Par mes hautes relations.
… De cantinière des hommes libres, j’ai retenu quelques mots de leur théorie de la liberté. J’arrive en retard, ils ne boivent pas, ils ont soif et comprennent d’autant mieux l’utilité d’une cantinière.
Ainsi, ils ne te voient jamais, et il serait beaucoup plus intelligent de ne pas venir du tout, rôtir quotidiennement ton oncle au grand soleil de ce champ de manœuvres.
Mon oncle Piss… Mon oncle, qu’à cela ne tienne, que ne restez-vous chez vous ?
Ce ne serait pas convenable, ma nièce. Ma petite Éleuthère, il ne faut pas laisser les hommes libres prendre trop de libertés. Un oncle, s’il n’empêche rien, est une pudeur vivante. On n’est pas une femme… libre, on est une nièce. J’ai déjà ingénieusement exigé, quoique l’usage de ce pays libre soit d’aller tout nu, que tu ne sois décolletée que par les pieds…
Et vous ne m’achetez jamais de bottines.
Je crains moins d’ailleurs les hommes libres que ton fiancé, le marquis de Granpré.
Quoique vous donniez un bal en son honneur, ce soir… Que son nom est beau, mon oncle !
C’est pourquoi, chère enfant, je te fais souvenir avec quelque insistance qu’il est malséant de m’appeler devant lui…
Pissembock, je n’oublierai pas, mon oncle.
Scène VI
Ces militaires ne sont pas riches, c’est pourquoi j’aimerais mieux servir d’autres personnages. Eh ! cette fois, je découvre une jeune personne charmante, qui a une ombrelle de soie verte et une décoration rouge que lui porte un monsieur respectable. Tâchons de ne pas l’effrayer. — Cornegidouille ! de par ma chandelle verte, ma douce enfant, je prends la liberté, votre liberté de vous faire mes offres de service. Torsion du nez, extraction de la cervelle… non, je me trompe : cirage des pieds…
Vous rêvez, Monsieur, elle a les pieds nus.
Scène VII
Mère Ubu ! apporte le crochet à cirer et la boîte à cirer et la brosse à cirer, et viens me la tenir solidement par les pieds !
Quant à vous, Monsieur !…
Au secours !
Voilà ! Voilà ! Père Ubu. Je t’obéis. Mais que fais-tu avec ton attirail à chaussures ? Elle n’a pas de chaussures.
Je veux lui cirer les pieds avec la brosse à cirer les pieds. Je suis esclave, cornegidouille ! Personne ne m’empêchera de faire mon devoir d’esclave. Je vais servir sans miséricorde. Tudez, décervelez !
Quelle brutalité stupide ! La voilà évanouie maintenant.
Et moi, je suis mort !
Je savais bien que je les ferais tenir tranquilles. Je n’aime pas que l’on me fasse du tapage ! Je n’ai plus qu’à leur réclamer le salaire qui m’est dû, que j’ai honnêtement gagné à la sueur de mon front.
Réveille-la pour qu’elle te paye.
Ô non ! Elle voudrait me donner un pourboire, sans doute ; je ne réclame que le juste prix de mon travail ; et puis, pour éviter toute partialité, il faudrait ressusciter le bonhomme que j’ai massacré, et ce serait trop long ; et enfin je dois, en bon esclave, prévenir ses moindres gestes. Eh ! voici le porte-finance de la jeune dame et le portefeuille du monsieur. À la pôche !
Tu gardes tout, Père Ubu ?
Crois-tu que je vais gaspiller le fruit de mon travail à te faire des cadeaux, sotte chipie ?
(Lisant des papiers.) Cinquante francs… cinquante francs… mille francs… Monsieur Pissembock, marquis de Grandair.
Je veux dire : vous ne lui laissez rien, Monsieur Ubu ?
Mère Ubu ! ji vous pôche avec exorbitation des yeux ! Et d’ailleurs il n’y a dans cette bourse que quatorze pièces d’or, avec le portrait de la Liberté dessus.
(Éleuthère se ranime et cherche à fuir.)
Et maintenant, va chercher une voiture, Mère Ubu.
Ô le pleutre ! Tu n’as pas le courage de te sauver à pied, à présent !
Non, je veux une grande diligence afin d’y déposer cette aimable enfant et de la reconduire à sa demeure.
Père Ubu, tu n’as aucune suite dans les idées. Je vois que tu te gâtes, tu tournes à l’honnête homme. Tu as pitié de tes victimes, tu deviens fou, Père Ubu ! — Et puis, tu laisses traîner ce cadavre que l’on va voir.
Eh ! je m’enrichis… comme d’habitude. Je continue mon travail d’esclave. Nous la fourrerons dans la voiture…
Et le Pissembock ?
Dans le coffre de la voiture, pour faire disparaître les traces du crime. Tu monteras avec elle pour lui servir de garde-malade, de cuisinière et de dame de compagnie ; et moi, je grimperai derrière.
Tu auras de beaux bas blancs et un habit doré, Père Ubu ?
Sans doute : je l’aurai bien gagné par mon zèle ! — Au fait, comme je ne les ai pas encore, c’est moi qui vais accompagner Mademoiselle là-dedans et toi qui te percheras derrière.
Père Ubu, Père Ubu…
En route.
ACTE II
Scène PREMIÈRE
Ma douce enfant, vous voyez en moi le plus dévoué de vos esclaves : un mot de vous, cornegidouille ! que je sache si vous agréez mes services.
Ce ne serait pas convenable, Monsieur. Je me souviens des leçons de mon oncle. Je ne dois permettre aucune liberté à aucun homme qu’en présence de mon oncle Pissembock.
Votre oncle Pissembock ! Qu’à cela ne tienne, ma douce enfant ! Nous avons eu la prévoyance de l’emporter avec nous dans le coffre de cette voiture ! (Il brandit le cadavre de Pissembock. Éleuthère s’évanouit.)
De par ma chandelle verte, cette jeune personne n’a pas bien compris que nous ne lui faisions pas la cour, ayant eu la précaution, comme de nous pourvoir de l’oncle, d’accrocher derrière la voiture notre bien-aimée Mère Ubu, qui nous crèverait la bouzine ! Nous quémandions près d’elle un poste de laquais ! Son oncle ne nous l’a pas refusé. Et maintenant, cornegidouille ! je veux aller monter la garde à la porte de cette dame pendant que la Mère Ubu lui prodiguera ses soins, vu qu’elle s’évanouit fort souvent. Je refuserai le cordon à ceux qui demanderont à la voir. Je la claquemurerai dans mes services de tous les instants. Je ne l’abandonnerai point. Vive l’esclavage !
Scène II
On sonne, Père Ubu.
Corne finance ! c’est sans doute notre fidèle maîtresse. Les gens sages, afin de ne point perdre leurs chiens, leur pendent un grelot au cou, et il est prescrit aux bicyclistes de s’annoncer, de peur d’accident, par une clochette qu’on entende au moins à cinquante pas. De même, on juge de la fidélité d’un maître quand il carillonne pendant cinquante minutes. Il veut dire : Je suis là, soyez en repos, je veille sur vos loisirs.
Mais enfin, Père Ubu, tu es son valet de chambre, son cuisinier, son maître d’hôtel ; elle a peut-être faim et essaye de se rappeler discrètement à ta bienveillante attention, afin de s’informer si tu as donné ordre que Madame soit servie.
Madame n’est pas servie, Mère Ubu ! Madame sera servie quand nous le jugerons à propos, que nous aurons fini de nous restaurer nous-même, et s’il reste quelque desserte de notre table !
Il y a toujours le petit balai ?
Je ne m’en sers plus fort souvent. Ceci était bon quand j’étais roi, pour faire rire les petits enfants. À présent nous avons plus d’expérience et remarquons que ce qui fait rire les petits enfants risque de faire peur aux grandes personnes. Mais, de par ma chandelle verte ! cette sonnette est insupportable ; nous savons suffisamment que Madame est là ; un maître bien stylé ne doit pas faire de tapage hors de saison ni hors du service.
S’il ne reste rien à manger, tu pourrais peut-être lui offrir à boire, Père Ubu ?
Cornegidouille ! afin qu’on nous laisse tranquille, nous aurons cette extrême complaisance !
Hélas ! Au secours ! Je disais bien qu’il venait fou ! Lui si ladre, offrir douze bouteilles ! Et où les a-t-il déterrées ? Il ne me restait plus à vider la plus petite fiole.
Voilà, madame notre épouse. Allez rendre témoignage à notre maîtresse de notre galanterie et notre générosité. En égouttant soigneusement toutes ces choses vides, j’espère que vous trouverez de quoi lui offrir de notre part un verre de vin.
(La Mère Ubu, rassurée, commence d’obéir. De l’une des bouteilles s’échappe une énorme araignée. La Mère Ubu se sauve en poussant des cris perçants. Le Père Ubu s’empare de la bête et la met dans sa tabatière.)
Scène III
Hélas ! au secours ! Mieux vaut sonner pour appeler le couple abject qui s’est imposé à mon service que demeurer seule avec un mort !
Personne ne vient. Peut-être n’ont-ils pas eu l’effronterie de s’installer dans la maison de leur victime. Ignoble Père Ubu ! Son horrible épouse !
Personne ! Infortuné Pissembock ! Mon oncle ! Mon cher oncle ! Mon oncle Pissembock !
Marquis de Grandair, ma chère enfant !
Ah !
Bon, c’est elle qui fait la morte, à présent ! Ça change. Ma petite Éleuthère !
Mon oncle ?
Tiens ! tu n’es plus évanouie ?
Et vous mon oncle P…, p…ourquoi n’êtes-vous plus mort ?
Comment, pppourquoi ?
Marquis de Grandair. Je commençais à dire Pissembock.
Tu sais m’apaiser. Je n’étais pas mort du tout. Je n’ai fait qu’exagérer ma méthode de t’accompagner partout sans être gênant, d’assister à tout sans autre geste que d’être ton oncle.
Et ça vous a ramené chez vous, dans le coffre de la voiture. Mais puisque vous n’êtes pas mort, je compte sur votre courage et votre autorité pour mettre à la porte ce Père Ubu et sa digne épouse.
À quoi bon ? Je leur ai payé, sans un geste, plusieurs mois de gages. Ce sont de bons serviteurs. Et ils savent se styler eux-mêmes, car le premier soin du Père Ubu a été de lire mes papiers et d’apprendre par cœur : marquis de Grandair, marquis de Grandair ! Ce soir, au bal de tes fiançailles avec Monsieur de Granpré, je veux que ce soit le Père Ubu qui annonce les gens.
Mais les Ubu n’obéissent pas du tout !
Pourquoi les appelles-tu, puisque ça ne te plaît pas de les voir ? Ce sont de bons serviteurs, ma nièce. Et d’ailleurs, si tu tiens à ce que quelqu’un les mette à la porte, le caporal marquis de Granpré, qui a l’habitude de commander à des désobéissants professionnels, s’en chargera bien ce soir. Il est prié à ce bal en uniforme : or l’escouade de ses hommes libres lui est un uniforme à distance hiérarchique.
Scène IV
On sonne toujours.
Ce n’est plus chez Madame qu’on sonne : elle a compris sans doute que nous n’y étions pas, ne recevions pas d’ordres aujourd’hui. C’est à la porte.
À la porte, Mère Ubu ? Que notre zèle ne néglige point ses fonctions d’esclave portier. Mets les verrous, tire les barres de fer, cadenasse les douze serrures et vérifie si le petit pot que tu sais, à la fenêtre au-dessus des visiteurs, est prêt à choir au premier signe, et bien rempli.
La sonnette est arrachée, mais on tape maintenant. Ce doit être un visiteur considérable.
Alors, Mère Ubu, attache le bout de la chaîne de notre collier à l’anneau de fer du vestibule, et accroche dans l’escalier l’antique écriteau : Prenez garde au chien. Je vais mordre les gens, s’ils ont l’audace de s’introduire, et leur marcher sur les pieds.
Scène V
Esclave… Tiens, sergent des hommes libres, vous êtes domestique ici ? Annoncez Monsieur de Granpré.
Madame est sortie ! Monsieur Pissedoux. Ou plus exactement ce n’est pas aujourd’hui le jour où nous lui permettons de recevoir personne. Je vous défends de la voir.
C’est le moment de prouver que je sais par cœur ma théorie d’indiscipline. J’entrerai, après vous avoir corrigé par le fouet !
Le fouet ! entends-tu, Mère Ubu ? Je monte en grade : cireur de pieds, laquais, portier, esclave fouetté, je serai bientôt en prison et quelque jour, si Dieu me prête vie, aux galères. Notre fortune est assurée, Mère Ubu.
Il y a de la besogne, si je veux lui battre dos et ventre. Quelle surface !
Eh ! quelle gloire ! Cette lanière obéit à toutes les courbes de ma gidouille. Je me fais l’effet d’un charmeur de serpents.
Tu as l’air d’un sabot qui vire à la peau d’anguille, Père Ubu.
Ouf, je n’en puis plus. Et maintenant, Père Ubu, je vous ordonne de m’annoncer à votre maîtresse.
Et d’abord, qui êtes-vous pour donner des ordres ? Ici ne commandent que les esclaves. Avez-vous quelque grade en esclavage ?
Un caporal, un militaire, esclave ! Je ne suis qu’esclave d’amour. Éleuthère de Grandair, la belle cantinière des hommes libres, ma fiancée, est en effet ma maîtresse, si vous l’entendez ainsi.
Cornegidouille, monsieur ! Je n’y pensais pas. Je suis ici esclave à tout faire. Vous me rappelez mes devoirs. Ce service est de mon ressort ; je vais m’en acquitter au plus vite à votre place…
Eh ! mon gros bonhomme ! que vas-tu faire ?
Monsieur, qui est libre, me remplacera, ma douce enfant, auprès de toi.
Scène VI
Au secours ! mon oncle ! défendez-moi !
Je fais tout ce que je puis. Je suis ton oncle.
Père Ubu, Père Ubu, tu valses d’une façon ridicule, tu as englouti en un instant tout le buffet, tu as de la confiture jusqu’aux yeux et jusqu’aux coudes, tu tiens ta danseuse sous ton bras, tu n’as plus le fouet du Caporal pour t’aider à tourner, tu vas tomber sur ta gidouille !
Eh ! ma douce enfant, que les plaisirs mondains ont de charme pour nous ! J’ai voulu remplir mes devoirs de domestique en annonçant les gens, mais il n’y avait personne (on m’avait dit d’annoncer, on ne m’avait pas dit d’ouvrir) ; en servant au buffet, mais on ne s’en servait point, alors je l’ai mangé tout ! Il faut bien que quelqu’un vous invite à valser maintenant, cornegidouille ! Alors je me dévoue, de par ma chandelle verte ! Il restera autant de moins à la Mère Ubu à cirer de vos parquets !
Scène VII
Ne touchez pas à cet homme ! Il ne périra que de ma main ! Ne l’arrêtez pas !
Désobéissons. Non, pas ensemble ! Une, deux, trois !
En prison ! En prison ! En prison !
Mon oncle Pissembock !
Marquis de Grandair, ma chère enfant.
Père Ubu ! j’ai toujours partagé ta mauvaise fortune, je n’hésite point à te suivre dans la prospérité !
ACTE III
Scène PREMIÈRE
Corne finance ! nous commençons à être bien vêtus : on nous a troqué notre livrée, un peu étroite pour notre giborgne, contre ces beaux costumes gris. Je me crois de retour en Pologne.
Et bien logés. On est aussi tranquille que dans le palais de Venceslas. Personne ne sonne plus ni n’enfonce de portes.
Eh oui ! les maisons de ce pays ne fermaient pas, on y entrait comme le vent dans un moulin à vent, alors j’ai fait fortifier celle-ci de bonnes portes de fer et de solides grilles à toutes les fenêtres. Les Maîtres observent exactement la consigne de venir deux fois par jour nous apporter notre repas ; et au moyen de notre science en physique nous avons inventé un dispositif ingénieux pour qu’il pleuve tous les matins à travers le toit, afin de maintenir suffisamment humide la paille de notre cachot.
Mais nous ne pourrons plus sortir quand nous voudrons, Père Ubu.
Sortir ! J’en ai assez, des marches à la queue de mes armées à travers l’Ukraine. Je ne bouge plus, cornegidouille ! je reçois maintenant chez moi, et les bêtes curieuses ont permission, à des jours marqués, de venir nous voir.
Scène II
Nous constatons avec plaisir, Messieurs, que toute la justice est mise en branle en notre honneur, que nos gardes n’ont point oublié leurs moustaches bien dorées des fêtes et dimanches afin d’entourer de plus de prestige notre banc de notre infamie, et que notre peuple écoute bien et se tient tranquille !
Silence !
Tais-toi donc, Père Ubu, tu vas te faire mettre à la porte.
Mais non, j’ai des gardes pour m’empêcher de sortir. Et il faut bien que je parle, puisque tous ces gens ne sont là que pour m’interroger. — Et maintenant, introduisez ceux qui se plaignent de nous !
Faites avancer le prévenu et sa complice. (On leur distribue quelques bourrades.)
Votre nom ?
François Ubu, ancien roi de Pologne et d’Aragon, docteur en pataphysique, comte de Mondragon, comte de Sandomir, marquis de Saint-Grégeois.
Autrement dit : Père Ubu.
Victorine Ubu, ancienne reine de Pologne…
Autrement dit : Mère Ubu.
Père Ubu et Mère Ubu.
Prévenu, votre âge ?
Je ne sais pas bien, je l’ai donné à garder à la Mère Ubu, et il y a si longtemps, elle a oublié même le sien.
Malappris voyou !
Madame de ma… J’ai dit que je ne dirais plus le mot, il me porterait chance, il me ferait acquitter, et je veux aller aux galères.
Vos noms ?
Marquis de Grandair.
Autrement dit : Pissembock !
Pissembock, et sa nièce, Éleuthère Pissembock.
Hélas ! mon oncle !
Soyez calme, ma nièce, je suis toujours votre oncle.
Marquis de Granpré.
Autrement dit : Pissedoux !
Ah !!!
Que ce petit incident ne vous retarde point, monsieur le Président de notre tribunal, de nous rendre la justice qui nous est due.
Oui, Messieurs, ce monstre déjà souillé de tant de crimes…
Oui, Messieurs, cet honnête homme à l’irréprochable passé…
Ayant étendu ses noirs desseins au moyen d’une brosse à cirer sur les pieds nus de sa victime…
Malgré qu’il demandât grâce à genoux à cette infâme gourgandine…
L’enleva, de complicité avec sa mégère d’épouse, dans une diligence…
Se vit séquestré avec sa vertueuse épouse dans le coffre d’une diligence…
Monsieur, pardon ! taisez-vous ! vous dites des menteries et empêchez que l’on écoute le récit de nos exploits. Oui, Messieurs, tâchez d’ouvrir vos oneilles et de ne point faire de tapage : nous avons été roi de Pologne et d’Aragon, nous avons massacré une infinité de personnes, nous avons perçu de triples impôts, nous ne rêvons que de saigner, écorcher, assassiner ; nous décervelons tous les dimanches publiquement, sur un tertre, dans la banlieue, aveu des chevaux de bois et des marchands de coco autour… ces vieilles affaires sont classées, parce que nous avons beaucoup d’ordre ; — nous avons tué monsieur Pissembock, qui vous le certifiera lui-même, et nous avons accablé de coups de fouet, dont nous portons encore les marques, monsieur Pissedoux, ce qui nous a empêché d’entendre les coups de sonnette de mademoiselle Pissembock ; c’est pourquoi nous ordonnons à messieurs nos juges de nous condamner à la plus grave peine qu’ils soient capables d’imaginer, afin qu’elle nous soit proportionnée ; non point à mort cependant, car il faudrait voter des crédits exorbitants pour la construction d’une assez énorme guillotine. Nous nous verrions volontiers forçat, avec un beau bonnet vert, repu aux frais de l’État et occupant nos loisirs à de menus travaux. La Mère Ubu…
Mais…
Tais-toi, ma douce enfant — … fera de la tapisserie sur des chaussons de lisière. Et comme nous aimons assez peu à nous inquiéter de l’avenir, nous souhaiterions que cette condamnation fût perpétuelle, et notre villégiature près de la mer, en quelque sain climat.
Il y a donc des gens que cela embête d’être libres.
Vous vouliez bien épouser ma nièce ! Mais jamais je ne la sacrifierai à un homme que déshonore le nom de Pissedoux.
Jamais je n’épouserai une fille dont l’oncle est indigne même du nom de Pissembock !
La Cour… délibère.
Père Ubu, ces gens vont t’acquitter de toutes manières, tu as eu tort de ne pas leur dire simplement le mot.
Je vois avec plaisir que nous sommes d’accord.
Venez dans mes bras, mon gendre.
La Cour… Père Ubu, savez-vous ramer ?
Je ne sais pas si je sais ; mais je sais faire marcher, par des commandements variés, un bateau à voiles ou à vapeur dans n’importe quelle direction, en arrière, à côté ou en bas.
Ça ne fait rien. — La Cour… condamne François Ubu, dit Père Ubu, aux galères à perpétuité. Il sera ferré à deux boulets dans sa prison et joint au premier convoi de forçats pour les galères de Soliman.
… Condamne sa complice, dite Mère Ubu, au ferrage à un boulet et la réclusion à vie dans sa prison.
Vivent les hommes libres !
Vive l’esclavage !
Scène III
le bruit de leurs boulets de forçats.
Père Ubu, tu embellis de jour en jour, tu es fait pour porter le bonnet vert et les menottes !
Et on est en train de me forger, Madame, mon grand carcan de fer à quatre rangs !
Comment est-il fait, Père Ubu ?
Madame ma femelle, il est de tout point semblable au hausse-col du général Lascy, qui vous aidait à loucher, en Pologne ; mais il n’est point doré, car vous m’avez recommandé d’être économe. C’est tout du solide, du même métal que nos boulets, non point du fer-blanc ni du fer doux, mais du fer à repasser !
Idiote brute ! Mais tes boulets aux pieds sont une stupide invention ; tu vas te ficher par terre, Père Ubu. Quel tapage !
Nullement, Mère Ubu ; mais je vous vais marcher ainsi plus efficacement sur les pieds !
Grâce, Monsieur Ubu !
Scène IV
Oui, mesdemoiselles : dans ce pays libre il est venu un gros bonhomme qui a dit qu’il voulait servir tout le monde, être domestique de tout le monde, et faire de tous les hommes libres des Maîtres. Ceux qui n’ont pas voulu se laisser faire, il les a fourrés dans sa poche et dans des coffres de diligence.
Ce n’est pas tout. En revenant de l’église, une grosse foule m’a retenue devant la prison, ce monument ruiné qui n’était conservé que par l’administration des Beaux-Arts, et dont le geôlier est membre de l’Institut. On y loge le Père Ubu aux frais de l’État en attendant qu’assez de gens se soient mis, à son exemple, à mériter les honneurs de la justice pour former un convoi présentable vers les galères de Soliman. Ce ne sera pas long, car on a déjà été forcé de démolir plusieurs quartiers pour agrandir les prisons.
Puisse le ciel préserver cette maison !
Scène V
La paix soit avec vous !
Ah ! mon Dieu… Je ne vous avais pas entendu frapper.
Il ne sied pas aux messagers de douceur d’apporter le trouble nulle part, même par un léger bruit. Je viens implorer votre habituelle charité pour de nouveaux pauvres : les pauvres prisonniers.
Les pauvres prisonniers !
Mais les pauvres sont des gens libres, errants, qui viennent en grand équipage de béquilles sonner de porte en porte, alors tout le monde se met aux fenêtres et vous regarde leur faire l’aumône dans la rue.
Pour les pauvres prisonniers ! Le Père Ubu a dit qu’il se fortifierait dans la prison avec la Mère Ubu et ses nombreux disciples si l’on ne subvenait mieux aux douze repas qu’il entend faire par jour. Il a déclaré l’intention de mettre tout le monde sur le pavé, nu comme la main, pendant l’hiver, qu’il prédit fort rigoureux, tandis qu’il serait à l’abri, ainsi que ses suppôts, sans autre labeur que de découper ses griffes à la petite scie et de considérer la Mère Ubu broder des chaussons de lisière pour tenir chaud aux boulets des forçats !
Douze repas ! Découper ses griffes ! Des pantoufles pour les boulets ! Nous ne lui donnerons rien, bien sûr !
Dans ce cas, la paix soit avec vous, mes sœurs ! D’autres frapperont plus fort, vous entendrez mieux.
Scène VI
Hé, Pissedoux, mon ami ! te voilà sans abri, courant les chemins avec tes trois va-nu-pieds. Tu viens mendier des secours au coffre de nos phynances. Tu n’auras même pas celui de la diligence pour ta nuit de noces avec mademoiselle Pissembock. Elle est libre aussi, elle n’a d’autre prison que son oncle, ce n’est pas très imperméable quand il pleut. Regarde, moi je ne sors pas, j’ai un joli boulet à chaque pied, et je n’irai pas les rouiller à l’humidité, bien sûr, parce que, ne reculant devant aucune dépense, je les ai fait nickeler !
Ah ! c’est trop fort, Père Ubu ! Je vais vous prendre par les épaules et vous arracher de cette coquille.
Votre liberté est trop simple, mon bel ami, pour faire une bonne fourchette à escargot, instrument bifide. Et je suis scellé dans la muraille. Bonne nuit. Les becs de gaz s’allument dehors par nos ordres au cas où la comète que vous filerez — nous le savons par notre science en météorologie — ne serait point un astre suffisant. Vous verrez très loin dans le froid, la faim et le vide. Il est l’heure de notre repos. Notre geôlier va vous congédier.
Scène VII
On ferme.
Scène VIII
Sire, le Pays libre annonce enfin à Votre Majesté le tribut qu’il n’avait pu encore amasser, la chaîne des deux cents forçats, et parmi eux l’illustre Père Ubu, plus gros, quoiqu’il se manifeste marié à la non moins célèbre Mère Ubu, que le plus énorme de Vos eunuques.
J’ai en effet entendu parler de ce Père Ubu. Il a, dit-on, été roi de Pologne et d’Aragon, et eu de merveilleuses aventures. Mais il mange de la viande de pourceau et pisse tout debout. Je le prends pour un fou ou un hérétique !
Sire, il est très versé dans toutes sortes de sciences et pourra être utile à divertir Votre Majesté. Il n’ignore rien de la météorologie ni de l’art nautique.
C’est bien, il ramera avec plus de précision sur mes galères.
ACTE IV
Scène PREMIÈRE
Où allez-vous, compagnon ? À l’exercice, comme chaque matin ? Eh ! vous obéissez, je crois.
Le Caporal m’a défendu de jamais aller à l’exercice, le matin, à cette heure-ci. Je suis un homme libre. J’y vais tous les matins.
Et c’est ainsi que nous nous rencontrons comme par hasard tous les jours, pour désobéir ensemble, de telle heure à telle heure.
Mais aujourd’hui le Caporal n’est pas venu.
Il est libre de ne pas venir.
Et comme il pleut…
Nous sommes libres de ne pas aimer la pluie.
Je vous le disais : vous devenez obéissants.
C’est le Caporal qui a l’air de le devenir. Il manque fréquemment aux exercices d’indiscipline.
… Nous nous amusons à monter la garde devant cette prison. Il y a des guérites.
Elles sont libres.
Et d’ailleurs, s’abriter dedans est une des choses qui nous sont défendues formellement.
Vous êtes les hommes libres !
Nous sommes les hommes libres.
Scène II
Oh ! cette ville n’est remarquable que parce qu’elle est composée de maisons, comme toutes les villes, et que toutes ses maisons ressemblent à toutes les maisons ! Ce n’est pas curious du tout. Enfin, je pense être arrivé devant le palace du roi. — Jack !
Cherchez dans le dictionary. Cherchez : palace.
Palace : édifice en pierres de taille, orné de grilles forgées. Royal-Palace, LOUVRE : même modèle, avec une barrière en plus et des gardes qui veillent et défendent d’entrer.
C’est bien cela, mais ce n’est pas sufficient. Jack ! demandez à ce garde si c’est bien ici le palace du roi.
Militaire, est-ce bien ici le palace du roi ?
La vérité te force d’avouer que nous n’avons pas de roi et qu’ainsi cette maison n’est pas le palais du roi. Nous sommes les hommes libres !
La vérité me force… ? Nous sommes les hommes libres ! Nous devons donc désobéir, même à la vérité. — Oui, seigneur étranger, cette maison est le palais du roi.
Oh ! vous faites à moi beaucoup de pleasure. Voici pour vous bonne pourboire. — Jack !
Allez frapper à la porte et demandez si l’on peut entrer visiter le roi.
Scène III
On n’entre pas, messieurs.
Oh ! ce gentleman est le gentleman qui veille sur le roi. Il n’aura pas de pourboire puisqu’il ne laisse pas entrer les touristes anglais.
Il ne serait pas possible de faire venir ici Sa Majesté ? Je serais fort curious de voir le roi, et, s’il veut bien se déranger, il y aura pour lui bonne pourboire.
D’abord il n’y a ni roi ni reine ni là-dedans ni ailleurs ; ensuite, les gens qui sont là-dedans ne sortent pas.
C’est juste.
Seigneur étranger, le roi et la reine qui sont là-dedans sortent quotidiennement avec leur suite pour recueillir les pourboires des touristes anglais !
Oh ! je vous suis très reconnaissant. Voilà pour boire encore à ma santé. — Jack ! Dépliez la tente et ouvrez les boîtes de corned-beef. Je vais attendre ici l’heure de l’audience du roi et du baisemain de Sa Gracious Majesty the Queen !
Scène IV
Vive l’esclavage ! Vive le Père Ubu !
Mère Ubu, as-tu un bout de ficelle, que je rafistole la chaîne de mes boulets ? Ils sont si lourds que j’ai toujours peur de les laisser en route.
Stupide personnage !
Voilà le carcan qui se dégrafe et les menottes qui me passent par-dessus les mains. Je vais me trouver en liberté, sans ornements, sans escorte, sans honneurs, et forcé de subvenir moi-même à tous mes besoins !
Seigneur Ubu, voilà votre bonnet vert qui s’envole par-dessus les moulins.
Quels moulins ? Nous ne sommes plus sur la colline de l’Ukraine. Je ne recevrai plus de coups. Tiens, mais je n’ai plus de cheval à phynances.
Tu disais toujours qu’il ne savait point te porter.
Parce qu’il ne mangeait rien, corne d’Ubu ! Mon boulet non plus, il est vrai : il ne dira rien si tu le voles, et je n’ai sur moi aucun livre des finances. Mais ça ne m’avance guère. C’est l’administration des galères turques qui me volera à ta place, Mère Ubu. Adieu, Mère Ubu : notre séparation manque vraiment de musique militaire.
Voici venir l’escorte des argousins avec leurs passe-poils jaunes.
Contentons-nous donc de notre monotone cliquetis de ferraille. Adieu, Mère Ubu. Je me réjouirai bientôt au bruit des vagues et des rames ! Mon Geôlier veillera sur toi.
Adieu, Père Ubu ; si tu reviens chercher quelque repos, tu me retrouveras dans la même chambrette bien close : je t’aurai tressé une belle paire de pantoufles. Ha ! nos adieux sont trop déchirants, je vais t’accompagner jusque sur la porte !
Scène V
LES TROIS HOMMES LIBRES, LE GEÔLIER.
Voilà le roi ! Vive le roi ! hurrah !
Imbécile ! c’est le Père Ubu et la Mère Ubu !
Tais-toi donc ! nous aurons notre part des pourboires et boissons !
Me taire ? Nous sommes les hommes libres !
Vive le roi ! le roi ! le roi ! Hurrah !
Scène VI
avec la Mère Ubu).
Je deviens fou, cornegidouille ! Que signifient ces cris et ce tapage ? Et ces gens ivres comme en Pologne ? On va me recouronner et me rouer encore de coups !
Ces nobles personnages ne sont pas saoûls du tout, la preuve : en voilà un tout galonné qui vient implorer la faveur de baiser ma main de reine !
Jack ! Tenez-vous tranquille ! Pas si vite ! Cherchez dans le dictionary : Roi, Reine.
King, Queen : celui, celle qui porte un carcan de métal au cou, des ornements tels que chaînes et cordons aux pieds et aux mains. Tient une boule représentant le monde…
Le roi de ce pays est un grand, gros, double roi ! Il a deux boules, et il les traîne avec ses pieds !
Roi de France : même modèle. Porte un manteau de fleurs-de-lys agrafé sur l’épaule.
Ce roi a l’épaule toute nue et une belle fleur-de-lys rouge incrustée à même la peau. C’est un bon et antique roi héréditaire ! Vive le roi !
Vive le roi ! Hurrah !
Ah ! mon Dieu ! me voilà perdu ! où me cacher, cornegidouille ?
Et tes projets d’esclavage, les voilà propres ! Tu voulais cirer les pieds à ces gens, ce sont eux qui te baisent les mains ! Ils sont aussi peu dégoûtés que toi !
Madame notre épouse, gare à vos oneilles ! Nous sévirons quand nous aurons plus de loisir. Attends un peu, je vais les congédier noblement, comme aux heureux temps où je remplissais à déborder le trône de Venceslas… — Corne finance, tas de sagouins ! voulez-vous foutre le camp ! Nous n’aimons point que l’on nous fasse du tapage, personne ne nous a encore fait de tapage, et ce n’est pas vous qui commencerez !
Scène VII
et FRÈRE TIBERGE.
Ah ! les voilà partis. Mais qu’est-ce que tout ce monde encore ?
Ce sont des amis, nos collègues de la prison, mes disciples et mes suppôts.
Vive le roi !
Encore ! Taisez-vous, ou, de par ma chandelle verte, ji vous fous à lon pôche !
Père Ubu, ne vous irritez point. Nous rendons hommage à votre mérite en vous conservant ce titre, inséparable de votre nom, et pensons que parmi nous, entre intimes, votre modestie consentira à s’en enorgueillir !
Qu’il parle bien !
Ah ! mes amis, je suis bien profondément touché. Néanmoins, je ne vous ferai point de distributions d’argent…
Ah ! non, par exemple !
Bouffresque !… — Parce que nous ne sommes plus en Pologne ; mais je crois rendre justice à vos vertus et à votre sentiment de l’honneur en supposant que vous recevrez sans déplaisir de notre main — royale, puisqu’il vous agrée de dire ainsi — quelques distinctions. Elles auront ceci de bon qu’elles pourront abréger les compétitions quant à la hiérarchie des places, le long de notre chaîne, derrière notre giborgne ! Vous, vénérable doyen de nos Phorçats, vieux mangeur de grenouilles, soyez grand-trésorier de toutes nos phynances ! Toi là-bas, le cul-de-jatte, incarcéré comme faussaire et assassin, je te consacre généralissime ! Vous, Frère Tiberge, qui avez part à un bout de notre chapelet de fer pour paillardise, pillerie et démolition de demeures, notre grand-aumônier ! Toi, l’empoisonneur, notre médecin ! Vous tous, voleurs, bandits, arracheurs de cervelle, je vous nomme sans distinction les vaillants Oufficiers de notre Armerdre !
Vive le roi ! Vive le Père Ubu ! Vive l’esclavage ! Vive la Pologne ! Vive l’armerdre !
ACTE V
Scène PREMIÈRE
HOMMES LIBRES, PEUPLE.
Compagnons, en avant ! Vive la liberté ! Le vieux galérien de Père Ubu est emmené dans le convoi, les prisons sont vides, il n’y reste plus que la Mère Ubu qui tortille de la lisière, nous sommes libres de faire ce que nous voulons, même d’obéir ; d’aller partout où il nous plaît, même en prison ! La liberté, c’est l’esclavage !
Vive Pissedoux !
Je suis prêt à accepter votre commandement ; nous envahirons les prisons, et nous supprimerons la liberté !
Hurrah ! Obéissons ! En avant ! en prison !
Scène II
Tiens ! la Mère Ubu qui se fait un masque des barreaux de sa cellule. Elle était mieux sans : elle avait l’air d’une belle petite fille.
Infâme Pissedoux !
On n’entre pas, messieurs. Qui êtes-vous ?
Cassons les barreaux.
Ne les cassons pas, nous ne serions plus chez nous, une fois entrés !
Attaquons la porte.
Nous demandons le cordon bien longtemps : madame notre concierge nous fait attendre.
Frappez, et l’on vous ouvrira !
Enfin, nous voilà chez nous !
Scène III
Nous périssons, cornegidouille ! Sire Maître, ayez l’obligeance de ne point cesser de nous tenir par notre chaîne, afin de supporter notre boulet ; et vous, sire Argousin, remettez-nous nos menottes, afin que nous n’ayons point la peine de joindre nous-même nos mains derrière notre dos, selon notre habitude à la promenade, et resserrez notre carcan, car nous pourrions prendre froid !
Courage, Père Ubu, nous touchons au port des galères.
Nous déplorons plus que jamais que l’état de nos finances ne nous permette toujours pas l’acquisition d’une voiture cellulaire individuelle : car, notre boulet se refusant à marcher devant nous afin de nous traîner, nous avons fait tout le chemin le traînant nous-même au moyen de notre pied, encore qu’il s’arrêtât fort souvent, apparemment pour ses besoins !
Scène IV
Tout est perdu, Père Ubu !
Encore, sagouin ! Je ne suis pourtant plus roi.
Les Maîtres sont révoltés ! les hommes libres sont esclaves, j’ai été mis à la porte et la Mère Ubu arrachée de sa prison. Et pour preuve de la véracité de ces nouvelles, voici le boulet de la Mère Ubu (On apporte le boulet sur une brouette) qu’on l’a jugée indigne de porter et qui d’ailleurs a de lui-même rompu sa chaîne, se refusant à plus longtemps la suivre !
Au diable les montres sans cordon ! Un peu plus, je manquais ma poche !
Les Maîtres ont abrité leurs femmes et leurs petits enfants dans les prisons. Ils ont envahi les arsenaux et c’est tout juste s’ils y ont trouvé assez de boulets pour river à leurs jambes en signe d’esclavage. De plus, ils prétendent occuper avant vous les galères de Soliman.
Je me révolte aussi ! — Vive la servitude ! — Nous en avons assez ! Nous voulons être esclaves à notre tour, foutre !
Eh ! voici notre boulet, de grand cœur. Nous vous le redemanderons quand nous serons moins fatigué.
Les Maîtres révoltés !
Allons, Messieurs ! Saisissons notre courage par les deux anses. Je vois que vous êtes armés et prêts à recevoir vaillamment l’ennemi. Quant à nous, le pied dispos, nous allons tranquillement partir sans attendre ces gens animés sans doute d’intentions mauvaises, et, pour notre salut, si j’en crois ce bruit de ferraille, lourdement chargés !
C’est le bruit des canons ! Ils ont de l’artillerie, Père Ubu.
Scène V
Rendez-vous, Père Ubu ! Rendez vos carcans, vos fers ! Soyez libre ! On va vous mettre tout nu, dans la lumière !
Ah ! toi, monsieur Pissedoux, si tu m’attrapes…
Chargez les canons. Feu sur cette tonne de couardise !
Obéissons. Avec ensemble. Tous trois à trois !
Caporal, le boulet n’est pas parti.
C’est la jambe du troisième homme libre qui est partie !
Du pied gauche, bien entendu.
Il n’y a plus de boulets dans la batterie : on les a tous employés à s’attacher des uniformes aux jambes !
Eh ! voilà celui de la Mère Ubu qui nous gêne dans notre poche !
Et goûtez un peu de cette grappe !
Sauve qui peut !
Nous sommes sauvés ! Voici les galères des Turcs !
Scène VI
Vizir, avez-vous pris livraison des deux cents esclaves ?
Sire, j’ai donné un reçu de deux cents esclaves, puisqu’il en était convenu ainsi avec le Pays libre, mais le convoi est réellement de plus de deux mille. Je n’y comprends rien. La plupart sont dérisoirement enchaînés, réclament à grands cris des fers, ce que je comprends moins encore, à moins qu’ils ne témoignent par là leur hâte de participer à l’honneur de ramer sur les galères de Votre Majesté.
Et le Père Ubu ?
Le Père Ubu prétend qu’on lui a volé ses boulets de forçat en route. Il est d’une humeur féroce et manifeste l’intention de mettre tout le monde dans sa poche. Il casse toutes les rames et effondre les bancs afin de vérifier s’ils sont solides.
Assez ! Traitez-le avec les plus grands égards. Ce n’est pas que j’aie peur de sa violence… Maintenant que je l’ai vu de près, je sais combien il est encore au-dessus de sa renommée. Et il m’appartenait de lui découvrir un nouveau titre de gloire : apprenez qui est ce Père Ubu que l’on m’amenait comme esclave. Cet air noble, cette prestance… C’est mon propre frère qui fut enlevé il y a de longues années par les pirates français et contraint au travail dans divers bagnes, ce qui lui permit de s’élever aux éminentes situations de roi d’Aragon, puis de Pologne ! Baisez la terre entre ses mains, mais gardez-vous de lui révéler cette reconnaissance merveilleuse, car il s’installerait dans mon empire avec toute sa famille et le dévorerait en peu de temps. Embarquez-le pour n’importe où et faites vite.
Sire, j’obéis.
Scène VII
Ces gens vont nous embarquer comme des bestiaux, Père Ubu !
Tant mieux, je vais faire le veau en les regardant ramer.
Ça ne t’a pas réussi d’être esclave : personne ne veut plus être ton maître.
Comment ? Moi, je veux encore bien ! Je commence à constater que Ma Gidouille est plus grosse que toute la terre, et plus digne que je m’occupe d’elle. C’est elle que je servirai désormais.
Tu as toujours raison, Père Ubu.
Scène VIII
qu’on a vus dans la pièce enchaînés aux bancs des FORÇATS.
Quelle verdure, Mère Ubu ! On se croirait sur le pâturage des vaches.
Fauchons le grand pré.
C’est la couleur de l’espérance. Attendons une heureuse fin à toutes nos aventures.
Quelle étrange musique ! Sont-ils tous enrhumés par la rosée, qu’ils chantent ainsi du nez ?
Afin de vous être agréable, monsieur et madame, j’ai remplacé le bâillon habituel de la chiourme par des mirlitons.
Voulez-vous commander la manœuvre, Père Ubu ?
Ô non ! Si vous m’avez mis à la porte de ce pays et me renvoyez je ne sais où comme passager sur cette galère je n’en suis pas moins resté Ubu enchaîné, esclave, et je ne commanderai plus. On m’obéit bien davantage.
Nous nous éloignons de France, Père Ubu.
Eh ! ma douce enfant ! ne t’inquiète pas de la contrée où nous aborderons. Ce sera assurément quelque pays assez extraordinaire pour être digne de nous, puisqu’on nous y conduit sur une trirème à quatre rangs de rames !