Ubu roi (1900)
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UBU ROI
5 ACTES
Ubu roi a été représenté au Théâtre de L’ŒUVRE (10 décembre 1896), avec le concours de Mmes Louise France (Mère Ubu) et Irma Perrot (la Reine Rosemonde) ; de MM. Gémier (Père Ubu), Dujeu (le Roi Venceslas), Nolot (le Czar), G. Flandre (Capitaine Bordure), Buteaux, Charley, Séverin-Mars, Lugné-Poe, Verse, Dally, Ducaté, Carpentier, Michelez, etc. — aux PANTINS (janvier-février 1898).
CE DRAME EST DÉDIÉ
À
MARCEL SCHWOB
Adonc le Père Ubu hoscha la poire, dont fut depuis nommé par les Anglois Shakespeare, et avez de lui sous ce nom maintes belles tragœdies par escript.
Père Ubu.
Mère Ubu.
Capitaine Bordure.
Le Roi Venceslas.
La Reine Rosemonde.
Boleslas Ladislas Bougrelas |
leurs fils. |
Les Ombres des Ancêtres.
Le général Lascy.
Stanislas Leczinski.
Jean Sobieski.
Nicolas Rensky.
L’Empereur Alexis.
Giron Pile Cotice |
Palotins |
Conjurés et Soldats.
Peuple.
Michel Fédérovitch.
Nobles.
Magistrats.
Conseillers.
Financiers.
Larbins de Phynances.
Paysans.
Toute l’Armée russe.
Toute l’Armée polonaise.
Les Gardes de la Mère Ubu.
Un Capitaine.
L’Ours.
Le Cheval à Phynances.
La Machine à décerveler.
L’Équipage.
Le Commandant.
ACTE PREMIER
Scène PREMIÈRE
Merdre.
Oh ! voilà du joli, Père Ubu, vous estes un fort grand voyou.
Que ne vous assom’je, Mère Ubu !
Ce n’est pas moi, Père Ubu, c’est un autre qu’il faudrait assassiner.
De par ma chandelle verte, je ne comprends pas.
Comment, Père Ubu, vous estes content de votre sort ?
De par ma chandelle verte, merdre, madame, certes oui, je suis content. On le serait à moins : capitaine de dragons, officier de confiance du roi Venceslas, décoré de l’ordre de l’Aigle Rouge de Pologne et ancien roi d’Aragon, que voulez-vous de mieux ?
Comment ! après avoir été roi d’Aragon vous vous contentez de mener aux revues une cinquantaine d’estafiers armés de coupe-choux, quand vous pourriez faire succéder sur votre fiole la couronne de Pologne à celle d’Aragon ?
Ah ! Mère Ubu, je ne comprends rien de ce que tu dis.
Tu es si bête !
De par ma chandelle verte, le roi Venceslas est encore bien vivant ; et même en admettant qu’il meure, n’a-t-il pas des légions d’enfants ?
Qui t’empêche de massacrer toute la famille et de te mettre à leur place ?
Ah ! Mère Ubu, vous me faites injure et vous allez passer tout à l’heure par la casserole.
Eh ! pauvre malheureux, si je passais par la casserole, qui te raccommoderait tes fonds de culotte ?
Eh vraiment ! et puis après ? N’ai-je pas un cul comme les autres ?
À ta place, ce cul, je voudrais l’installer sur un trône. Tu pourrais augmenter indéfiniment tes richesses, manger fort souvent de l’andouille et rouler carrosse par les rues.
Si j’étais roi, je me ferais construire une grande capeline comme celle que j’avais en Aragon et que ces gredins d’Espagnols m’ont impudemment volée.
Tu pourrais aussi te procurer un parapluie et un grand caban qui te tomberait sur les talons.
Ah ! je cède à la tentation. Bougre de merdre, merdre de bougre, si jamais je le rencontre au coin d’un bois, il passera un mauvais quart d’heure.
Ah ! bien, Père Ubu, te voilà devenu un véritable homme.
Oh non ! moi, capitaine de dragons, massacrer le roi de Pologne ! plutôt mourir !
Oh ! merdre ! (Haut.) Ainsi tu vas rester gueux comme un rat, Père Ubu.
Ventrebleu, de par ma chandelle verte, j’aime mieux être gueux comme un maigre et brave rat que riche comme un méchant et gras chat.
Et la capeline ? et le parapluie ? et le grand caban ?
Eh bien, après, Mère Ubu ? (Il s’en va en claquant la porte.)
Vrout, merdre, il a été dur à la détente, mais vrout, merdre, je crois pourtant l’avoir ébranlé. Grâce à Dieu et à moi-même, peut-être dans huit jours serai-je reine de Pologne.
Scène II
Eh ! nos invités sont bien en retard.
Oui, de par ma chandelle verte. Je crève de faim. Mère Ubu, tu es bien laide aujourd’hui. Est-ce parce que nous avons du monde ?
Merdre.
Tiens, j’ai faim. Je vais mordre dans cet oiseau. C’est un poulet, je crois. Il n’est pas mauvais.
Que fais-tu, malheureux ? Que mangeront nos invités ?
Ils en auront encore bien assez. Je ne toucherai plus à rien. Mère Ubu, va donc voir à la fenêtre si nos invités arrivent.
Je ne vois rien. (Pendant ce temps le Père Ubu dérobe une rouelle de veau.)
Ah ! voilà le capitaine Bordure et ses partisans qui arrivent. Que manges-tu donc, Père Ubu ?
Rien, un peu de veau.
Ah ! le veau ! le veau ! veau ! Il a mangé le veau ! Au secours !
De par ma chandelle verte, je te vais arracher les yeux.
Scène III
Bonjour, messieurs, nous vous attendons avec impatience. Asseyez-vous.
Bonjour, madame. Mais où est donc le Père Ubu ?
Me voilà ! me voilà ! Sapristi, de par ma chandelle verte, je suis pourtant assez gros.
Bonjour, Père Ubu. Asseyez-vous, mes hommes. (Ils s’asseyent tous.)
Ouf, un peu plus, j’enfonçais ma chaise.
Eh ! Mère Ubu ! que nous donnez-vous de bon aujourd’hui ?
Voici le menu.
Oh ! ceci m’intéresse.
Soupe polonaise, côtes de rastron, veau, poulet, pâté de chien, croupions de dinde, charlotte russe…
Eh ! en voilà assez, je suppose. Y en a-t-il encore ?
Bombe, salade, fruits, dessert, bouilli, topinambours, choux-fleurs à la merdre.
Eh ! me crois-tu empereur d’Orient pour faire de telles dépenses ?
Ne l’écoutez pas, il est imbécile.
Ah ! je vais aiguiser mes dents contre vos mollets.
Dîne plutôt, Père Ubu. Voilà de la polonaise.
Bougre, que c’est mauvais.
Ce n’est pas bon, en effet.
Tas d’Arabes, que vous faut-il ?
Oh ! j’ai une idée. Je vais revenir tout à l’heure. (Il s’en va.)
Messieurs, nous allons goûter du veau.
Il est très bon, j’ai fini.
Aux croupions, maintenant.
Exquis, exquis ! Vive la mère Ubu.
Vive la mère Ubu.
Et vous allez bientôt crier vive le Père Ubu. (Il tient un balai innommable à la main et le lance sur le festin.)
Misérable, que fais-tu ?
Goûtez un peu. (Plusieurs goûtent et tombent empoisonnés.)
Mère Ubu, passe-moi les côtelettes de rastron, que je serve.
Les voici.
À la porte tout le monde ! Capitaine Bordure, j’ai à vous parler.
Eh ! nous n’avons pas dîné.
Comment, vous n’avez pas dîné ! À la porte tout le monde ! Restez, Bordure. (Personne ne bouge.)
Vous n’êtes pas partis ? De par ma chandelle verte, je vais vous assommer de côtes de rastron. (Il commence à en jeter.)
Oh ! Aïe ! Au secours ! Défendons-nous ! malheur ! je suis mort !
Merdre, merdre, merdre. À la porte ! je fais mon effet.
Sauve qui peut ! Misérable Père Ubu ! traître et gueux voyou !
Ah ! les voilà partis. Je respire, mais j’ai fort mal dîné. Venez, Bordure. (Ils sortent avec la Mère Ubu.)
Scène IV
Eh bien, capitaine, avez-vous bien dîné ?
Fort bien, monsieur, sauf la merdre.
Eh ! la merdre n’était pas mauvaise.
Chacun son goût.
Capitaine Bordure, je suis décidé à vous faire duc de Lithuanie.
Comment, je vous croyais fort gueux, Père Ubu.
Dans quelques jours, si vous voulez, je règne en Pologne.
Vous allez tuer Venceslas ?
Il n’est pas bête, ce bougre, il a deviné.
S’il s’agit de tuer Venceslas, j’en suis. Je suis son mortel ennemi et je réponds de mes hommes.
Oh ! Oh ! je vous aime beaucoup, Bordure.
Eh ! vous empestez, Père Ubu. Vous ne vous lavez donc jamais ?
Rarement.
Jamais !
Je vais te marcher sur les pieds.
Grosse merdre !
Allez, Bordure, j’en ai fini avec vous. Mais par ma chandelle verte, je jure sur la Mère Ubu de vous faire duc de Lithuanie.
Mais…
Tais-toi, ma douce enfant.
Scène V
Monsieur, que voulez-vous ? fichez le camp, vous me fatiguez.
Monsieur, vous êtes appelé de par le roi.
Oh ! merdre, jarnicotonbleu, de par ma chandelle verte, je suis découvert, je vais être décapité ! hélas ! hélas !!
Quel homme mou ! et le temps presse.
Oh ! j’ai une idée : je dirai que c’est la Mère Ubu et Bordure.
Ah ! gros P. U., si tu fais ça…
Eh ! j’y vais de ce pas.
Oh ! Père Ubu, Père Ubu, je te donnerai de l’andouille.
Scène VI
Oh ! vous savez, ce n’est pas moi, c’est la Mère Ubu et Bordure.
Qu’as-tu, Père Ubu ?
Il a trop bu.
Comme moi ce matin.
Oui, je suis saoul, c’est parce que j’ai bu trop de vin de France.
Père Ubu, je tiens à récompenser tes nombreux services comme capitaine de dragons, et je te fais aujourd’hui comte de Sandomir.
Ô monsieur Venceslas, je ne sais comment vous remercier.
Ne me remercie pas, Père Ubu, et trouve-toi demain matin à la grande revue.
J’y serai, mais acceptez, de grâce, ce petit mirliton.
Que veux-tu à mon âge que je fasse d’un mirliton ? Je le donnerai à Bougrelas.
Est-il bête, ce Père Ubu.
Et maintenant, je vais foutre le camp. (Il tombe en se retournant.) Oh ! aïe ! au secours ! De par ma chandelle verte, je me suis rompu l’intestin et crevé la bouzine !
Père Ubu, vous estes-vous fait mal ?
Oui certes, et je vais sûrement crever. Que deviendra la Mère Ubu ?
Nous pourvoirons à son entretien.
Scène VII
Eh ! mes bons amis, il est grand temps d’arrêter le plan de la conspiration. Que chacun donne son avis. Je vais d’abord donner le mien, si vous le permettez.
Parlez, Père Ubu.
Eh bien, mes amis, je suis d’avis d’empoisonner simplement le roi en lui fourrant de l’arsenic dans son déjeuner. Quand il voudra le brouter il tombera mort, et ainsi je serai roi.
Fi, le sagouin !
Eh quoi, cela ne vous plaît pas ? Alors que Bordure donne son avis.
Moi, je suis d’avis de lui ficher un grand coup d’épée qui le fendra de la tête à la ceinture.
Oui ! voilà qui est noble et vaillant.
Et s’il vous donne des coups de pied ? Je me rappelle maintenant qu’il a pour les revues des souliers de fer qui font très mal. Si je savais, je filerais vous dénoncer pour me tirer de cette sale affaire, et je pense qu’il me donnerait aussi de la monnaie.
Oh ! le traître, le lâche, le vilain et plat ladre.
Conspuez le Père Ubu !
Hé, messieurs, tenez-vous tranquilles si vous ne voulez visiter mes poches. Enfin je consens à m’exposer pour vous. De la sorte, Bordure, tu te charges de pourfendre le roi.
Ne vaudrait-il pas mieux nous jeter tous à la fois sur lui en braillant et gueulant ? Nous aurions chance ainsi d’entraîner les troupes.
Alors, voilà. Je tâcherai de lui marcher sur les pieds, il regimbera, alors je lui dirai : MERDRE, et à ce signal vous vous jetterez sur lui.
Oui, et dès qu’il sera mort tu prendras son sceptre et sa couronne.
Et je courrai avec mes hommes à la poursuite de la famille royale.
Oui, et je te recommande spécialement le jeune Bougrelas.
Messieurs, nous avons oublié une cérémonie indispensable, il faut jurer de nous escrimer vaillamment.
Et comment faire ? Nous n’avons pas de prêtre.
La Mère Ubu va en tenir lieu.
Eh bien, soit.
Ainsi vous jurez de bien tuer le roi ?
Oui, nous le jurons. Vive le Père Ubu !
ACTE II
Scène PREMIÈRE
Monsieur Bougrelas, vous avez été ce matin fort, impertinent avec Monsieur Ubu, chevalier de mes ordres et comte de Sandomir. C’est pourquoi je vous défends de paraître à ma revue.
Cependant, Venceslas, vous n’auriez pas trop de toute votre famille pour vous défendre.
Madame, je ne reviens jamais sur ce que j’ai dit. Vous me fatiguez avec vos sornettes.
Je me soumets, monsieur mon père.
Enfin, sire, êtes-vous toujours décidé à aller à cette revue ?
Pourquoi non, madame ?
Mais, encore une fois, ne l’ai-je pas vu en songe vous frappant de sa masse d’armes et vous jetant dans la Vistule, et un aigle comme celui qui figure dans les armes de Pologne lui plaçant la couronne sur la tête ?
À qui ?
Au Père Ubu.
Quelle folie. Monsieur de Ubu est un fort bon gentilhomme, qui se ferait tirer à quatre chevaux pour mon service.
Quelle erreur.
Taisez-vous, jeune sagouin. Et vous, madame, pour vous prouver combien je crains peu Monsieur Ubu, je vais aller à la revue comme je suis, sans arme et sans épée.
Fatale imprudence, je ne vous reverrai pas vivant.
Venez, Ladislas, venez, Boleslas.
(Ils sortent. La Reine et Bougrelas vont à la fenêtre.)
Que Dieu et le grand saint Nicolas vous gardent.
Bougrelas, venez dans la chapelle avec moi prier pour votre père et vos frères.
Scène II
Noble Père Ubu, venez près de moi avec votre suite pour inspecter les troupes.
Attention, vous autres. (Au Roi.) On y va, monsieur, on y va. (Les hommes du Père Ubu entourent le Roi.)
Ah ! voici le régiment des gardes à cheval de Dantzick. Ils sont fort beaux, ma foi.
Vous trouvez ? Ils me paraissent misérables. Regardez celui-ci. (Au soldat.) Depuis combien de temps ne t’es-tu débarbouillé, ignoble drôle ?
Mais ce soldat est fort propre. Qu’avez-vous donc, Père Ubu ?
Voilà ! (Il lui écrase le pied.)
Misérable !
MERDRE. À moi, mes hommes !
Hurrah ! en avant ! (Tous frappent le Roi, un Palotin explose.)
Oh ! au secours ! Sainte Vierge, je suis mort.
Qu’est-ce là ? Dégaînons.
Ah ! j’ai la couronne ! Aux autres, maintenant.
Sus aux traîtres ! ! (Les fils du Roi s’enfuient, tous les poursuivent.)
Scène III
Enfin, je commence à me rassurer.
Vous n’avez aucun sujet de crainte.
(Une effroyable clameur se fait entendre au dehors.)
Ah ! que vois-je ? Mes deux frères poursuivis par le Père Ubu et ses hommes.
Ô mon Dieu ! Sainte Vierge, ils perdent, ils perdent du terrain !
Toute l’armée suit le Père Ubu. Le Roi n’est plus là. Horreur ! Au secours !
Voilà Boleslas mort ! Il a reçu une balle.
Eh ! (Ladislas se retourne.) Défends-toi ! Hurrah, Ladislas.
Oh ! Il est entouré.
C’en est fait de lui. Bordure vient de le couper en deux comme une saucisse.
Ah ! Hélas ! Ces furieux pénètrent dans le palais, ils montent l’escalier.
Mon Dieu, défendez-nous.
Oh ! ce Père Ubu ! le coquin, le misérable, si je le tenais…
Scène IV
Eh ! Bougrelas, que me veux-tu faire ?
Vive Dieu ! je défendrai ma mère jusqu’à la mort ! Le premier qui fait un pas est mort.
Oh ! Bordure, j’ai peur ! laissez-moi m’en aller.
Rends-toi, Bougrelas !
Tiens, voyou ! voilà ton compte ! (Il lui fend le crâne.)
Tiens bon, Bougrelas, tiens bon !
Bougrelas, nous te promettons la vie sauve.
Chenapans, sacs à vins, sagouins payés ! (Il fait le moulinet avec son épée et en fait un massacre.)
Oh ! je vais bien en venir à bout tout de même !
Mère, sauve-toi par l’escalier secret.
Et toi, mon fils, et toi ?
Je te suis.
Tâchez d’attraper la reine. Ah ! la voilà partie. Quant à toi, misérable !… (Il s’avance vers Bougrelas.)
Ah ! vive Dieu ! voilà ma vengeance ! (Il lui découd la boudouille d’un terrible coup d’épée.) Mère, je te suis ! (Il disparaît par l’escalier secret.)
Scène V
Ici nous serons en sûreté.
Oui, je le crois ! Bougrelas, soutiens-moi ! (Elle tombe sur la neige.)
Ha ! qu’as-tu, ma mère ?
Je suis bien malade, crois-moi, Bougrelas. Je n’en ai plus que pour deux heures à vivre.
Quoi ! le froid t’aurait-il saisie ?
Comment veux-tu que je résiste à tant de coups ? Le roi massacré, notre famille détruite, et toi, représentant de la plus noble race qui ait jamais porté l’épée, forcé de t’enfuir dans les montagnes comme un contrebandier.
Et par qui, grand Dieu ! par qui ? Un vulgaire Père Ubu, aventurier sorti on ne sait d’où, vile crapule, vagabond honteux ! Et quand je pense que mon père l’a décoré et fait comte et que le lendemain ce vilain n’a pas eu honte de porter la main sur lui.
Ô Bougrelas ! Quand je me rappelle combien nous étions heureux avant l’arrivée de ce Père Ubu ! Mais maintenant, hélas ! tout est changé !
Que veux-tu ? Attendons avec espérance et ne renonçons jamais à nos droits.
Je te le souhaite, mon cher enfant, mais pour moi je ne verrai pas cet heureux jour.
Eh ! qu’as-tu ? Elle pâlit, elle tombe, au secours ! Mais je suis dans un désert ! Ô mon Dieu ! son cœur ne bat plus. Elle est morte ! Est-ce possible ? Encore une victime du Père Ubu ! (Il se cache la figure dans les mains et pleure.) Ô mon Dieu ! qu’il est triste de se voir seul à quatorze ans avec une vengeance terrible à poursuivre ! (Il tombe en proie au plus violent désespoir.)
(Pendant ce temps les les Âmes de Venceslas, de Boleslas, de Ladislas, de Rosemonde entrent dans la grotte, leurs Ancêtres les accompagnent et remplissent la grotte. Le plus vieux s’approche de Bougrelas et le réveille doucement.)
Eh ! que vois-je ? toute ma famille, mes ancêtres… Par quel prodige ?
Apprends, Bougrelas, que j’ai été pendant ma vie le seigneur Mathias de Kœnigsberg, le premier roi et le fondateur de la maison. Je te remets le soin de notre vengeance. (Il lui donne une grande épée.) Et que cette épée que je te donne n’ait de repos que quand elle aura frappé de mort l’usurpateur.
(Tous disparaissent, et Bougrelas reste seul dans l’attitude de l’extase.)Scène VI
Non, je ne veux pas, moi ! Voulez-vous me ruiner pour ces bouffres ?
Mais enfin, Père Ubu, ne voyez-vous pas que le peuple attend le don de joyeux avènement ?
Si tu ne fais pas distribuer des viandes et de l’or, tu seras renversé d’ici deux heures.
Des viandes, oui ! de l’or, non ! Abattez trois vieux chevaux, c’est bien bon pour de tels sagouins.
Sagouin toi-même ! Qui m’a bâti un animal de cette sorte ?
Encore une fois, je veux m’enrichir, je ne lâcherai pas un sou.
Quand on a entre les mains tous les trésors de la Pologne.
Oui, je sais qu’il y a dans la chapelle un immense trésor, nous le distribuerons.
Misérable, si tu fais ça !
Mais, Père Ubu, si tu ne fais pas de distributions le peuple ne voudra pas payer les impôts.
Est-ce bien vrai ?
Oui, oui !
Oh, alors je consens à tout. Réunissez trois millions, cuisez cent cinquante bœufs et moutons, d’autant plus que j’en aurai aussi !
Scène VII
LARBINS chargés de viande.
Voilà le Roi ! Vive le Roi ! hurrah !
Tenez, voilà pour vous. Ça ne m’amusait guère de vous donner de l’argent, mais vous savez, c’est la Mère Ubu qui a voulu. Au moins promettez-moi de bien payer les impôts.
Oui, oui !
Voyez, Mère Ubu, s’ils se disputent cet or. Quelle bataille !
Il est vrai que c’est horrible. Pouah ! en voilà un qui a le crâne fendu.
Quel beau spectacle ! Amenez d’autres caisses d’or.
Si nous faisions une course.
Oui, c’est une idée. (Au Peuple.) Mes amis, vous voyez cette caisse d’or, elle contient trois cent mille nobles à la rose en or, en monnaie polonaise et de bon aloi. Que ceux qui veulent courir se mettent au bout de la cour. Vous partirez quand j’agiterai mon mouchoir et le premier arrivé aura la caisse. Quant à ceux qui ne gagneront pas, ils auront comme consolation cette autre caisse qu’on leur partagera.
Oui ! Vive le Père Ubu ! Quel bon roi ! On n’en voyait pas tant du temps de Venceslas.
Écoute-les ! (Tout le Peuple va se ranger au bout de la cour.)
Une, deux, trois ! Y êtes-vous ?
Oui ! oui !
Partez ! (Ils partent en se culbutant. Cris et tumulte.)
Ils approchent ! ils approchent !
Eh ! le premier perd du terrain.
Non, il regagne maintenant.
Oh ! il perd, il perd ! fini ! c’est l’autre ! (Celui qui était deuxième arrive le premier.)
Vive Michel Fédérovitch ! Vive Michel Fédérovitch !
Sire, je ne sais vraiment comment remercier Votre Majesté…
Oh ! mon cher ami, ce n’est rien. Emporte ta caisse chez toi, Michel ; et vous, partagez-vous cette autre, prenez une pièce chacun jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus.
Vive Michel Fédérovitch ! Vive le Père Ubu !
Et vous, mes amis, venez dîner ! Je vous ouvre aujourd’hui les portes du palais, veuillez faire honneur à ma table !
Entrons ! Entrons ! Vive le Père Ubu ! c’est le plus noble des souverains !
(Ils entrent dans le palais. On entend le bruit de l’orgie qui se prolonge jusqu’au lendemain. La toile tombe.)
ACTE III
Scène PREMIÈRE
De par ma chandelle verte, me voici roi dans ce pays. Je me suis déjà flanqué une indigestion et on va m’apporter ma grande capeline.
En quoi est-elle, Père Ubu ? car nous avons beau être rois, il faut être économes.
Madame ma femelle, elle est en peau de mouton, avec une agrafe et des brides en peau de chien.
Voilà qui est beau, mais il est encore plus beau d’être rois.
Oui, tu as eu raison, Mère Ubu.
Nous avons une grande reconnaissance au duc de Lithuanie.
Qui donc ?
Eh ! le capitaine Bordure.
De grâce, Mère Ubu, ne me parle pas de ce bouffre. Maintenant que je n’ai plus besoin de lui il peut bien se brosser le ventre, il n’aura point son duché.
Tu as grand tort, Père Ubu, il va se tourner contre toi.
Oh ! je le plains bien, ce petit homme, je m’en soucie autant que de Bougrelas.
Eh ! crois-tu en avoir fini avec Bougrelas ?
Sabre à finances, évidemment ! que veux-tu qu’il me fasse, ce petit sagouin de quatorze ans ?
Père Ubu, fais attention à ce que je te dis. Crois-moi, tâche de t’attacher Bougrelas par tes bienfaits.
Encore de l’argent à donner. Ah ! non, du coup ! vous m’avez fait gâcher bien vingt-deux millions.
Fais à ta tête, Père Ubu, il t’en cuira.
Eh bien, tu seras avec moi dans la marmite.
Écoute, encore une fois, je suis sûre que le jeune Bougrelas l’emportera, car il a pour lui le bon droit.
Ah ! saleté ! le mauvais droit ne vaut-il pas le bon ? Ah ! tu m’injuries, Mère Ubu, je vais te mettre en morceaux. (La Mère Ubu se sauve poursuivie par le Père Ubu.)
Scène II
Apportez la caisse à Nobles et le crochet à Nobles et le couteau à Nobles et le bouquin à Nobles ! ensuite, faites avancer les Nobles.
(On pousse brutalement les Nobles.)
De grâce, modère-toi, Père Ubu.
J’ai l’honneur de vous annoncer que pour enrichir le royaume je vais faire périr tous les Nobles et prendre leurs biens.
Horreur ! à nous, peuple et soldats !
Amenez le premier Noble et passez-moi le crochet à Nobles. Ceux qui seront condamnés à mort, je les passerai dans la trappe, ils tomberont dans les sous-sols du Pince-Porc et de la Chambre-à-Sous, où on les décervelera. — (Au Noble.) Qui es-tu, bouffre ?
Comte de Vitepsk.
De combien sont tes revenus ?
Trois millions de rixdales.
Condamné ! (Il le prend avec le crochet et le passe dans le trou.)
Quelle basse férocité !
Second Noble, qui es-tu ? (Le Noble ne répond rien.) Répondras-tu, bouffre ?
Grand-duc de Posen.
Excellent ! excellent ! Je n’en demande pas plus long. Dans la trappe. Troisième Noble, qui es-tu ? tu as une sale tête.
Duc de Courlande, des villes de Riga, de Revel et de Mitau.
Très bien ! très bien ! Tu n’as rien autre chose ?
Rien.
Dans la trappe, alors. Quatrième Noble, qui es-tu ?
Prince de Podolie.
Quels sont tes revenus ?
Je suis ruiné.
Pour cette mauvaise parole, passe dans la trappe. Cinquième Noble, qui es-tu ?
Margrave de Thorn, palatin de Polock.
Ça n’est pas lourd. Tu n’as rien autre chose ?
Cela me suffisait.
Eh bien ! mieux vaut peu que rien. Dans la trappe. Qu’as-tu à pigner, Mère Ubu ?
Tu es trop féroce, Père Ubu.
Eh ! je m’enrichis. Je vais faire lire MA liste de MES biens. Greffier, lisez MA liste de MES biens.
Comté de Sandomir.
Commence par les principautés, stupide bougre !
Principauté de Podolie, grand-duché de Posen, duché de Courlande, comté de Sandomir, Comté de Vitepsk, palatinat de Polock, margraviat de Thorn.
Et puis après ?
C’est tout.
Comment, c’est tout ! Oh bien alors, en avant les Nobles, et comme je ne finirai pas de m’enrichir je vais faire exécuter tous les Nobles, et ainsi j’aurai tous les biens vacants. Allez, passez les Nobles dans la trappe. (On empile les Nobles dans la trappe.) Dépêchez-vous plus vite, je veux faire des lois maintenant.
On va voir ça.
Je vais d’abord réformer la justice, après quoi nous procéderons aux finances.
Nous nous opposons à tout changement.
Merdre. D’abord les magistrats ne seront plus payés.
Et de quoi vivrons-nous ? Nous sommes pauvres.
Vous aurez les amendes que vous prononcerez et les biens des condamnés à mort.
Horreur.
Infamie.
Scandale.
Indignité.
Nous nous refusons à juger dans des conditions pareilles.
À la trappe les magistrats ! (Ils se débattent en vain.)
Eh ! que fais-tu, Père Ubu ? Qui rendra maintenant la justice ?
Tiens ! moi. Tu verras comme ça marchera bien.
Oui, ce sera du propre.
Allons, tais-toi, bouffresque. Nous allons maintenant, messieurs, procéder aux finances.
Il n’y a rien à changer.
Comment, je veux tout changer, moi. D’abord je veux garder pour moi la moitié des impôts.
Pas gêné.
Messieurs, nous établirons un impôt de dix pour cent sur la propriété, un autre sur le commerce et l’industrie, et un troisième sur les mariages et un quatrième sur les décès, de quinze francs chacun.
Mais c’est idiot, Père Ubu.
C’est absurde.
Ça n’a ni queue ni tête.
Vous vous fichez de moi ! Dans la trappe les financiers ! (On enfourne les financiers.)
Mais enfin, Père Ubu, quel roi tu fais, tu massacres tout le monde.
Eh merdre !
Plus de justice, plus de finances.
Ne crains rien, ma douce enfant, j’irai moi-même de village en village recueillir les impôts.
Scène III
Apprenez la grande nouvelle. Le roi est mort, les ducs aussi et le jeune Bougrelas s’est sauvé avec sa mère dans les montagnes. De plus, le Père Ubu s’est emparé du trône.
J’en sais bien d’autres. Je viens de Cracovie, où j’ai vu emporter les corps de plus de trois cents nobles et de cinq cents magistrats qu’on a tués, et il paraît qu’on va doubler les impôts et que le Père Ubu viendra les ramasser lui-même.
Grand Dieu ! qu’allons-nous devenir ? le Père Ubu est un affreux sagouin et sa famille est, dit-on, abominable.
Mais, écoutez : ne dirait-on pas qu’on frappe à la porte ?
Cornegidouille ! Ouvrez, de par ma merdre, par saint Jean, saint Pierre et saint Nicolas ! ouvrez, sabre à finances, corne finances, je viens chercher les impôts ! (La porte est défoncée, le Père Ubu pénètre suivi d’une légion de Grippe-Sous.)
Scène IV
Qui de vous est le plus vieux ? (Un Paysan s’avance.) Comment te nommes-tu ?
Stanislas Leczinski.
Eh bien, cornegidouille, écoute-moi bien, sinon ces messieurs te couperont les oneilles. Mais, vas-tu m’écouter enfin ?
Mais Votre Excellence n’a encore rien dit.
Comment, je parle depuis une heure. Crois-tu que je vienne ici pour prêcher dans le désert ?
Loin de moi cette pensée.
Je viens donc te dire, t’ordonner et te signifier que tu aies à produire et exhiber promptement ta finance, sinon tu seras massacré. Allons, messeigneurs les salopins de finance, voiturez ici le voiturin à phynances. (On apporte le voiturin.)
Sire, nous ne sommes inscrits sur le registre que pour cent cinquante-deux rixdales que nous avons déjà payées, il y aura tantôt six semaines à la Saint Mathieu.
C’est fort possible, mais j’ai changé le gouvernement et j’ai fait mettre dans le journal qu’on paierait deux fois tous les impôts et trois fois ceux qui pourront être désignés ultérieurement. Avec ce système j’aurai vite fait fortune, alors je tuerai tout le monde et je m’en irai.
Monsieur Ubu, de grâce, ayez pitié de nous. Nous sommes de pauvres citoyens.
Je m’en fiche. Payez.
Nous ne pouvons, nous avons payé.
Payez ! ou ji vous mets dans ma poche avec supplice et décollation du cou et de la tête ! Cornegidouille, je suis le roi peut-être !
Ah, c’est ainsi ! Aux armes ! Vive Bougrelas, par la grâce de Dieu roi de Pologne et de Lithuanie !
En avant, messieurs des Finances, faites votre devoir.
(Une lutte s’engage, la maison est détruite et le vieux Stanislas s’enfuit seul à travers la plaine. Le Père Ubu reste à ramasser la finance.)
Scène V
Ah ! citoyen, voilà ce que c’est, tu as voulu que je te paye ce que je te devais, alors tu t’es révolté parce que je n’ai pas voulu, tu as conspiré et te voilà coffré. Cornefinance, c’est bien fait, et le tour est si bien joué que tu dois toi-même le trouver fort à ton goût.
Prenez garde, Père Ubu. Depuis cinq jours que vous êtes roi, vous avez commis plus de meurtres qu’il n’en faudrait pour damner tous les saints du Paradis. Le sang du roi et des nobles crie vengeance et ses cris seront entendus.
Eh ! mon bel ami, vous avez la langue fort bien pendue. Je ne doute pas que si vous vous échappiez il en pourrait résulter des complications, mais je ne crois pas que les casemates de Thorn aient jamais lâché quelqu’un des honnêtes garçons qu’on leur avait confiés. C’est pourquoi, bonne nuit, et je vous invite à dormir sur les deux oneilles, bien que les rats dansent ici une assez belle sarabande.
(Il sort. Les Larbins viennent verrouiller toutes les portes.)Scène VI
C’est vous, infâme aventurier, qui avez coopéré à la mort de notre cousin Venceslas ?
Sire, pardonnez-moi, j’ai été entraîné malgré moi par le Père Ubu.
Oh ! l’affreux menteur. Enfin, que désirez-vous ?
Le Père Ubu m’a fait emprisonner sous prétexte de conspiration, je suis parvenu à m’échapper et j’ai couru cinq jours et cinq nuits à cheval à travers les steppes pour venir implorer Votre gracieuse miséricorde.
Que m’apportes-tu comme gage de ta soumission ?
Mon épée d’aventurier et un plan détaillé de la ville de Thorn.
Je prends l’épée, mais, par Saint Georges, brûlez ce plan, je ne veux pas devoir ma victoire à une trahison.
Un des fils de Venceslas, le jeune Bougrelas, est encore vivant, je ferai tout pour le rétablir.
Quel grade avais-tu dans l’armée polonaise ?
Je commandais le 5e régiment des dragons de Wilna et une compagnie franche au service du Père Ubu.
C’est bien, je te nomme sous-lieutenant au 10e régiment de Cosaques, et gare à toi si tu trahis. Si tu te bats bien, tu seras récompensé.
Ce n’est pas le courage qui me manque, Sire.
C’est bien, disparais de ma présence.
Scène VII
Messieurs, la séance est ouverte et tâchez de bien écouter et de vous tenir tranquilles. D’abord, nous allons faire le chapitre des finances, ensuite nous parlerons d’un petit système que j’ai imaginé pour faire venir le beau temps et conjurer la pluie.
Fort bien, monsieur Ubu.
Quel sot homme.
Madame de ma merdre, garde à vous, car je ne souffrirai pas vos sottises. Je vous disais donc, messieurs, que les finances vont passablement. Un nombre considérable de chiens à bas de laine se répand chaque matin dans les rues et les salopins font merveille. De tous côtés on ne voit que des maisons brûlées et des gens pliant sous le poids de nos phynances.
Et les nouveaux impôts, monsieur Ubu, vont-ils bien ?
Point du tout. L’impôt sur les mariages n’a encore produit que 11 sous, et encore le Père Ubu poursuit les gens partout pour les forcer à se marier.
Sabre à finances, corne de ma gidouille, madame la financière, j’ai des oneilles pour parler et vous une bouche pour m’entendre. (Éclats de rire.) Ou plutôt non ! Vous me faites tromper et vous êtes cause que je suis bête ! Mais, corne d’Ubu ! (Un Messager entre.) Allons, bon, qu’a-t-il encore celui-là ? Va-t-en, sagouin, ou je te poche avec décollation et torsion des jambes.
Ah ! le voilà dehors, mais il y a une lettre.
Lis-la. Je crois que je perds l’esprit ou que je ne sais pas lire. Dépêche-toi, bouffresque, ce doit être de Bordure.
Tout justement. Il dit que le czar l’a accueilli très bien, qu’il va envahir tes États pour rétablir Bougrelas et que toi tu seras tué.
Ho ! ho ! J’ai peur ! J’ai peur ! Ha ! je pense mourir. Ô pauvre homme que je suis. Que devenir, grand Dieu ? Ce méchant homme va me tuer. Saint Antoine et tous les saints, protégez-moi, je vous donnerai de la phynance et je brûlerai des cierges pour vous. Seigneur, que devenir ? (Il pleure et sanglote.)
Il n’y a qu’un parti à prendre, Père Ubu.
Lequel, mon amour ?
La guerre ! !
Vive Dieu ! Voilà qui est noble !
Oui, et je recevrai encore des coups.
Courons, courons organiser l’armée.
Et réunir les vivres.
Et préparer l’artillerie et les forteresses.
Et prendre l’argent pour les troupes.
Ah ! non, par exemple ! Je vais te tuer, toi, je ne veux pas donner d’argent. En voilà d’une autre ! J’étais payé pour faire la guerre et maintenant il faut la faire à mes dépens. Non, de par ma chandelle verte, faisons la guerre, puisque vous en êtes enragés, mais ne déboursons pas un sou.
Vive la guerre !
Scène VIII
Vive la Pologne ! Vive le Père Ubu !
Ah ! Mère Ubu, donne-moi ma cuirasse et mon petit bout de bois. Je vais être bientôt tellement chargé que je ne saurais marcher si j’étais poursuivi.
Fi, le lâche.
Ah ! voilà le sabre à merdre qui se sauve et le croc à finances qui ne tient pas !!! Je n’en finirai jamais, et les Russes avancent et vont me tuer.
Seigneur Ubu, voilà le ciseau à oneilles qui tombe.
Ji tou tue au moyen du croc à merdre et du couteau à figure.
Comme il est beau avec son casque et sa cuirasse, on dirait une citrouille armée.
Ah ! maintenant je vais monter à cheval. Amenez, messieurs, le cheval à phynances.
Père Ubu, ton cheval ne saurait plus te porter, il n’a rien mangé depuis cinq jours et est presque mort.
Elle est bonne celle-là ! On me fait payer 12 sous par jour pour cette rosse et elle ne me peut porter. Vous vous fichez, corne d’Ubu, ou bien si vous me volez ? (La Mère Ubu rougit et baisse les yeux.) Alors, que l’on m’apporte une autre bête, mais je n’irai pas à pied, cornegidouille !
(On amène un énorme cheval.)
Je vais monter dessus. Oh ! assis plutôt ! car je vais tomber. (Le cheval part.) Ah ! arrêtez ma bête. Grand Dieu, je vais tomber et être mort !!!
Il est vraiment imbécile. Ah ! le voilà relevé. Mais il est tombé par terre.
Corne physique, je suis à moitié mort ! Mais c’est égal, je pars en guerre et je tuerai tout le monde. Gare à qui ne marchera pas droit. Ji lon mets dans ma poche avec torsion du nez et des dents et extraction de la langue.
Bonne chance, monsieur Ubu.
J’oubliais de te dire que je te confie la régence. Mais j’ai sur moi le livre des finances, tant pis pour toi si tu me voles. Je te laisse pour t’aider le Palotin Giron. Adieu, Mère Ubu.
Adieu, Père Ubu. Tue bien le czar.
Pour sûr. Torsion du nez et des dents, extraction de la langue et enfoncement du petit bout de bois dans les oneilles.
(L’armée s’éloigne au bruit des fanfares.)
Maintenant, que ce gros pantin est parti, tâchons de faire nos affaires, tuer Bougrelas et nous emparer du trésor.
ACTE IV
Scène PREMIÈRE
Où donc est ce trésor ? Aucune dalle ne sonne creux. J’ai pourtant bien compté treize pierres après le tombeau de Ladislas le Grand en allant le long du mur, et il n’y a rien. Il faut qu’on m’ait trompée. Voilà cependant : ici la pierre sonne creux. À l’œuvre, Mère Ubu. Courage, descellons cette pierre. Elle tient bon. Prenons ce bout de croc à finances qui fera encore son office. Voilà ! voilà l’or au milieu des ossements des rois. Dans notre sac, alors, tout ! Eh ! quel est ce bruit ? Dans ces vieilles voûtes y aurait-il encore des vivants ? Non, ce n’est rien, hâtons-nous. Prenons tout. Cet argent sera mieux à la face du jour qu’au milieu des tombeaux des anciens princes. Remettons la pierre. Eh quoi ! toujours ce bruit. Ma présence en ces lieux me cause une étrange frayeur. Je prendrai le reste de cet or une autre fois, je reviendrai demain.
Jamais, Mère Ubu !
Scène II
puis GARDES, MÈRE UBU, LE PALOTIN GIRON.
En avant, mes amis ! Vive Venceslas et la Pologne ! le vieux gredin de Père Ubu est parti, il ne reste plus que la sorcière de Mère Ubu avec son Palotin. Je m’offre à marcher à votre tête et à rétablir la race de mes pères.
Vive Bougrelas !
Et nous supprimerons tous les impôts établis par l’affreux Père Ub.
Hurrah ! en avant ! Courons au palais et massacrons cette engeance.
Eh ! voilà la mère Ubu qui sort avec ses gardes sur le perron !
Que voulez-vous, messieurs ? Ah ! c’est Bougrelas.
(La foule lance des pierres.)
Tous les carreaux sont cassés.
Saint Georges, me voilà assommé.
Cornebleu, je meurs.
Lancez des pierres, mes amis.
Hon ! C’est ainsi ! (Il dégaine et se précipite faisant un carnage épouvantable.)
À nous deux ! Défends-toi, lâche pistolet.
Je suis mort !
Victoire, mes amis ! Sus à la Mère Ubu !
Ah ! voilà les Nobles qui arrivent. Courons, attrapons la mauvaise harpie !
En attendant que nous étranglions le vieux bandit !
(La Mère Ubu se sauve poursuivie par tous les Polonais. Coups de fusil et grêle de pierres.)
Scène III
Cornebleu, jambedieu, tête de vache ! nous allons périr, car nous mourons de soif et sommes fatigué. Sire Soldat, ayez l’obligeance de porter notre casque à finances, et vous, sire Lancier, chargez-vous du ciseau à merdre et du bâton à physique pour soulager notre personne, car, je le répète, nous sommes fatigué.
Hon ! Monsieuye ! il est étonnant que les Russes n’apparaissent point.
Il est regrettable que l’état de nos finances ne nous permette pas d’avoir une voiture à notre taille ; car, par crainte de démolir notre monture, nous avons fait tout le chemin à pied, traînant notre cheval par la bride. Mais quand nous serons de retour en Pologne, nous imaginerons, au moyen de notre science en physique et aidé des lumières de nos conseillers, une voiture à vent pour transporter toute l’armée.
Voilà Nicolas Rensky qui se précipite.
Et qu’a-t-il, ce garçon ?
Tout est perdu, Sire, les Polonais sont révoltés, Giron est tué et la mère Ubu est en fuite dans les montagnes.
Oiseau de nuit, bête de malheur, hibou à guêtres ! Où as-tu péché ces sornettes ? En voilà d’une autre ! Et qui a fait ça ? Bougrelas, je parie. D’où viens-tu ?
De Varsovie, noble seigneur.
Garçon de ma merdre, si je t’en croyais je ferais rebrousser chemin à toute l’armée. Mais, seigneur garçon, il y a sur tes épaules plus de plumes que de cervelle et tu as rêvé des sottises. Va aux avant-postes, mon garçon, les Russes ne sont pas loin et nous aurons bientôt à estocader de nos armes, tant à merdre qu’à phynances et à physique.
Père Ubu, ne voyez-vous pas dans la plaine les Russes ?
C’est vrai, les Russes ! Me voilà joli. Si encore il y avait moyen de s’en aller, mais pas du tout, nous sommes sur une hauteur et nous serons en butte à tous les coups.
Les Russes ! L’ennemi !
Allons, messieurs, prenons nos dispositions pour la bataille. Nous allons rester sur la colline et ne commettrons point la sottise de descendre en bas. Je me tiendrai au milieu comme une citadelle vivante et vous autres graviterez autour de moi. J’ai à vous recommander de mettre dans les fusils autant de balles qu’ils en pourront tenir, car 8 balles peuvent tuer 8 Russes et c’est autant que je n’aurai pas sur le dos. Nous mettrons les fantassins à pied au bas de la colline pour recevoir les Russes et les tuer un peu, les cavaliers derrière pour se jeter dans la confusion, et l’artillerie autour du moulin à vent ici présent pour tirer dans le tas. Quant à nous, nous nous tiendrons dans le moulin à vent et tirerons avec le pistolet à phynances par la fenêtre, en travers de la porte nous placerons le bâton à physique, et si quelqu’un essaye d’entrer, gare au croc à merdre ! ! !
Vos ordres, Sire Ubu, seront exécutés.
Eh ! cela va bien, nous serons vainqueurs. Quelle heure est-il ?
Onze heures du matin.
Alors, nous allons dîner, car les Russes n’attaqueront pas avant midi. Dites aux soldats, seigneur Général, de faire leurs besoins et d’entonner la Chanson à Finances.
Vive le Père Ubé, notre grand Financier ! Ting, ting, ting ; ting, ting, ting ; ting, ting, tating !
Ô les braves gens, je les adore. (Un boulet russe arrive et casse l’aile du moulin.) Ah ! j’ai peur, Sire Dieu, je suis mort ! et cependant non, je n’ai rien.
Scène IV
Sire Ubu, les Russes attaquent.
Eh bien, après, que veux-tu que j’y fasse ? ce n’est pas moi qui le leur ai dit. Cependant, Messieurs des Finances, préparons-nous au combat.
Un second boulet.
Ah ! je n’y tiens plus. Ici il pleut du plomb et du fer et nous pourrions endommager notre précieuse personne. Descendons. (Tous descendent au pas de course. La bataille vient de s’engager. Ils disparaissent dans des torrents de fumée au pied de la colline.)
Pour Dieu et le Czar !
Ah ! je suis mort.
En avant ! Ah, toi, Monsieur, que je t’attrape, car tu m’as fait mal, entends-tu ? sac à vin ! avec ton flingot qui ne part pas.
Ah ! voyez-vous ça. (Il lui tire un coup de revolver.)
Ah ! Oh ! Je suis blessé, je suis troué, je suis perforé, je suis administré, je suis enterré. Oh, mais tout de même ! Ah ! je le tiens. (Il le déchire.) Tiens ! recommenceras-tu, maintenant !
En avant, poussons vigoureusement, passons le fossé, la victoire est à nous.
Tu crois ? Jusqu’ici je sens sur mon front plus de bosses que de lauriers.
Hurrah ! Place au Czar !
Ah ! Seigneur ! Sauve qui peut, voilà le Czar !
Ah ! mon Dieu ! il passe le fossé.
Pif ! Paf ! en voilà quatre d’assommés par ce grand bougre de lieutenant.
Ah ! vous n’avez pas fini, vous autres ! Tiens, Jean Sobiesky, voilà ton compte. (Il l’assomme.) À d’autres, maintenant ! (Il fait un massacre de Polonais.)
En avant, mes amis ! Attrapez ce bélître ! En compote les Moscovites ! La victoire est à nous. Vive l’Aigle Rouge !
En avant ! Hurrah ! Jambedieu ! Attrapez le grand bougre.
Par saint Georges, je suis tombé.
Ah ! c’est toi, Bordure ! Ah ! mon ami. Nous sommes bien heureux ainsi que toute la compagnie de te retrouver. Je vais te faire cuire à petit feu. Messieurs des Finances, allumez du feu. Oh ! Ah ! Oh ! Je suis mort. C’est au moins un coup de canon que j’ai reçu. Ah ! mon Dieu, pardonnez-moi mes péchés. Oui, c’est bien un coup de canon.
C’est un coup de pistolet chargé à poudre.
Ah ! tu te moques de moi ! Encore ! À la pôche ! (Il se rue sur lui et le déchire.)
Père Ubu, nous avançons partout.
Je le vois bien, je n’en peux plus, je suis criblé de coups de pied, je voudrais m’asseoir par terre. Oh ! ma bouteille.
Allez prendre celle du Czar, Père Ubu.
Eh ! j’y vais de ce pas. Allons ! sabre à merdre, fais ton office, et toi, croc à finances, ne reste pas en arrière. Que le bâton à physique travaille d’une généreuse émulation et partage avec le petit bout de bois l’honneur de massacrer, creuser et exploiter l’Empereur moscovite. En avant, Monsieur notre cheval à finances ! (Il se rue sur le Czar.)
En garde, Majesté !
Tiens, toi ! Oh ! aïe ! Ah ! mais tout de même. Ah ! monsieur, pardon, laissez-moi tranquille. Oh ! mais, je n’ai pas fait exprès ! (Il se sauve. Le Czar le poursuit.)
Sainte Vierge, cet enragé me poursuit ! Qu’ai-je fait, grand Dieu ! Ah ! bon, il y a encore le fossé à repasser. Ah ! je le sens derrière moi et le fossé devant ! Courage, fermons les yeux. (Il saute le fossé. Le Czar y tombe.)
Bon, je suis dedans.
Hurrah ! le Czar est à bas !
Ah ! j’ose à peine me retourner ! Il est dedans. Ah ! c’est bien fait et on tape dessus. Allons, Polonais, allez-y à tour de bras, il a bon dos le misérable ! Moi je n’ose pas le regarder ! Et cependant notre prédiction s’est complètement réalisée, le bâton à physique a fait merveilles et nul doute que je ne l’eusse complètement tué si une inexplicable terreur n’était venue combattre et annuler en nous les effets de notre courage. Mais nous avons dû soudainement tourner casaque, et nous n’avons dû notre salut qu’à notre habileté comme cavalier ainsi qu’à la solidité des jarrets de notre cheval à finances, dont la rapidité n’a d’égale que la stabilité et dont la légèreté fait la célébrité, ainsi qu’à la profondeur du fossé qui s’est trouvé fort à propos sous les pas de l’ennemi de nous l’ici présent Maître des Phynances. Tout ceci est fort beau, mais personne ne m’écoute. Allons ! bon, ça recommence !
(Les Dragons russes font une charge et délivrent le Czar.)
Cette fois, c’est la débandade.
Ah ! voici l’occasion de se tirer des pieds. Or donc, Messieurs les Polonais, en avant ! ou plutôt, en arrière !
Sauve qui peut !
Allons ! en route. Quel tas de gens, quelle fuite, quelle multitude, comment me tirer de ce gâchis ? (Il est bousculé.) Ah ! mais toi ! fais attention, ou tu vas expérimenter la bouillante valeur du Maître des Finances. Ah ! il est parti, sauvons-nous et vivement pendant que Lascy ne nous voit pas. (Il sort, ensuite on voit passer le Czar et l’Armée russe poursuivant les Polonais.)
Scène V
Ah ! le chien de temps, il gèle à pierre à fendre et la personne du Maître des Finances s’en trouve fort endommagée.
Hon ! Monsieuye Ubu, êtes-vous remis de votre terreur et de votre fuite ?
Oui ! je n’ai plus peur, mais j’ai encore la fuite.
Quel pourceau.
Eh ! sire Cotice, votre oneille, comment va-t-elle ?
Aussi bien, Monsieuye, qu’elle peut aller tout en allant très mal. Par conséiquent de quoye, le plomb la penche vers la terre et je n’ai pu extraire la balle.
Tiens, c’est bien fait ! Toi, aussi, tu voulais toujours taper les autres. Moi j’ai déployé la plus grande valeur, et sans m’exposer j’ai massacré quatre ennemis de ma propre main, sans compter tous ceux qui étaient déjà morts et que nous avons achevés.
Savez-vous, Pile, ce qu’est devenu le petit Rensky ?
Il a reçu une balle dans la tête.
Ainsi que le coquelicot et le pissenlit à la fleur de leur âge sont fauchés par l’impitoyable faux de l’impitoyable faucheur qui fauche impitoyablement leur pitoyable binette, — ainsi le petit Rensky a fait le coquelicot ; il s’est fort bien battu cependant, mais aussi il y avait trop de Russes.
Hon, Monsieuye !
Hhrron !
Qu’est-ce ? Armons-nous de nos lumelles.
Ah, non ! par exemple, encore des Russes, je parie ! J’en ai assez ! et puis c’est bien simple, s’ils m’attrapent ji lon fous à la poche.
Scène VI
Hon, Monsieuye des Finances !
Oh ! tiens, regardez donc le petit toutou. Il est gentil, ma foi.
Prenez garde ! Ah ! quel énorme ours : mes cartouches !
Un ours ! Ah ! l’atroce bête. Oh ! pauvre homme, me voilà mangé. Que Dieu me protège. Et il vient sur moi. Non, c’est Cotice qu’il attrape. Ah ! je respire. (L’Ours se jette sur Cotice. Pile l’attaque à coups de couteau. Ubu se réfugie sur un rocher.)
À moi, Pile ! à moi ! au secours, Monsieuye Ubu !
Bernique ! Débrouille-toi, mon ami ; pour le moment, nous faisons notre Pater Noster. Chacun son tour d’être mangé.
Je l’ai, je le tiens.
Ferme, ami, il commence à me lâcher.
Sanctificetur nomen tuum.
Lâche bougre !
Ah ! il me mord ! Ô Seigneur, sauvez-nous, je suis mort.
Fiat volontas tua.
Ah ! j’ai réussi à le blesser.
Hurrah ! il perd son sang. (Au milieu des cris des Palotins, l’Ours beugle de douleur et Ubu continue à marmotter.)
Tiens-le ferme, que j’attrape mon coup-de-poing explosif.
Panem nostrum quotidianum da nobis hodie.
L’as-tu enfin, je n’en peux plus.
Sicut et nos dimittimus debitoribus nostris.
Ah ! je l’ai. (Une explosion retentit et l’Ours tombe mort.)
Victoire !
Sed libera nos a malo. Amen. Enfin, est-il bien mort ? Puis-je descendre de mon rocher ?
Tant que vous voudrez.
Vous pouvez vous flatter que si vous êtes encore vivants et si vous foulez encore la neige de Lithuanie, vous le devez à la vertu magnanime du Maître des Finances, qui s’est évertué, échiné et égosillé à débiter des patenôtres pour votre salut, et qui a manié avec autant de courage le glaive spirituel de la prière que vous avez manié avec adresse le temporel de l’ici présent Palotin Cotice coup-de-poing explosif. Nous avons même poussé plus loin notre dévouement, car nous n’avons pas hésité à monter sur un rocher fort haut pour que nos prières aient moins loin à arriver au ciel.
Révoltante bourrique.
Voici une grosse bête. Grâce à moi, vous avez de quoi souper. Quel ventre, messieurs ! Les Grecs y auraient été plus à l’aise que dans le cheval de bois, et peu s’en est fallu, chers amis, que nous n’ayons pu aller vérifier de nos propres yeux sa capacité intérieure.
Je meurs de faim. Que manger ?
L’ours !
Eh ! pauvres gens, allez-vous le manger tout cru ? Nous n’avons rien pour faire du feu.
N’avons-nous pas nos pierres à fusil ?
Tiens, c’est vrai. Et puis il me semble que voilà non loin d’ici un petit bois où il doit y avoir des branches sèches. Va en chercher, Sire Cotice. (Cotice s’éloigne à travers la neige.)
Et maintenant, Sire Ubu, allez dépecer l’ours.
Oh non ! Il n’est peut-être pas mort. Tandis que toi, qui es déjà à moitié mangé et mordu de toutes parts, c’est tout à fait dans ton rôle. Je vais allumer du feu en attendant qu’il apporte du bois. (Pile commence à dépecer l’ours.)
Oh, prends garde ! il a bougé.
Mais, Sire Ubu, il est déjà tout froid.
C’est dommage, il aurait mieux valu le manger chaud. Ceci va procurer une indigestion au Maître des Finances.
C’est révoltant. (Haut.) Aidez-nous un peu, Monsieur Ubu, je ne puis faire toute la besogne.
Non, je ne veux rien faire, moi ! Je suis fatigué, bien sûr !
Quelle neige, mes amis, on se dirait en Castille ou au pôle Nord. La nuit commence à tomber. Dans une heure il fera noir. Hâtons-nous pour voir encore clair.
Oui, entends-tu, Pile ? hâte-toi. Hâtez-vous tous les deux ! Embrochez la bête, cuisez la bête, j’ai faim, moi !
Ah, c’est trop fort, à la fin ! Il faudra travailler ou bien tu n’auras rien, entends-tu, goinfre !
Oh ! ça m’est égal, j’aime autant le manger tout cru, c’est vous qui serez bien attrapés. Et puis j’ai sommeil, moi !
Que voulez-vous, Pile ? Faisons le dîner tout seuls. Il n’en aura pas, voilà tout. Ou bien on pourra lui donner les os.
C’est bien. Ah, voilà le feu qui flambe.
Oh ! c’est bon ça, il fait chaud maintenant. Mais je vois des Russes partout. Quelle fuite, grand Dieu ! Ah ! (Il tombe endormi.)
Je voudrais savoir si ce que disait Rensky est vrai, si la Mère Ubu est vraiment détrônée. Ça n’aurait rien d’impossible.
Finissons de faire le souper.
Non, nous avons à parler de choses plus importantes. Je pense qu’il serait bon de nous enquérir de la véracité de ces nouvelles.
C’est vrai, faut-il abandonner le Père Ubu ou rester avec lui ?
La nuit porte conseil. Dormons, nous verrons demain ce qu’il faut faire.
Non, il vaut mieux profiter de la nuit pour nous en aller.
Partons, alors.
Scène VII
Ah ! Sire Dragon russe, faites attention, ne tirez pas par ici, il y a du monde. Ah ! voilà Bordure, qu’il est mauvais, on dirait un ours. Et Bougrelas qui vient sur moi ! L’ours, l’ours ! Ah ! le voilà à bas ! qu’il est dur, grand Dieu ! Je ne veux rien faire, moi ! Va-t’en, Bougrelas ! Entends-tu, drôle ? Voilà Rensky maintenant, et le Czar ! Oh ! ils vont me battre. Et la Rbue. Où as-tu pris tout cet or ? Tu m’as pris mon or, misérable, tu as été farfouiller dans mon tombeau qui est dans la cathédrale de Varsovie, près de la Lune. Je suis mort depuis longtemps, moi, c’est Bougrelas qui m’a tué et je suis enterré à Varsovie près de Vladislas le Grand, et aussi à Cracovie près de Jean Sigismond, et aussi à Thorn dans la casemate avec Bordure ! Le voilà encore. Mais va-t’en, maudit ours. Tu ressembles à Bordure. Entends-tu, bête de Satan ? Non, il n’entend pas, les Salopins lui ont coupé les oneilles. Décervelez, tudez, coupez les oneilles, arrachez la finance et buvez jusqu’à la mort, c’est la vie des Salopins, c’est le bonheur du Maître des Finances. (Il se tait et dort.)
ACTE V
Scène PREMIÈRE
L’obscurité est complète.
Enfin, me voilà à l’abri. Je suis seule ici, ce n’est pas dommage, mais quelle course effrénée : traverser toute la Pologne en quatre jours ! Tous les malheurs m’ont assaillie à la fois. Aussitôt partie cette grosse bourrique, je vais à la crypte m’enrichir. Bientôt après je manque d’être lapidée par ce Bougrelas et ces enragés. Je perds mon cavalier le Palotin Giron qui était si amoureux de mes attraits qu’il se pâmait d’aise en me voyant, et même, m’a-t-on assuré, en ne me voyant pas, ce qui est le comble de la tendresse. Il se serait fait couper en deux pour moi, le pauvre garçon. La preuve, c’est qu’il a été coupé en quatre par Bougrelas. Pif paf pan ! Ah ! je pense mourir. Ensuite donc je prends la fuite poursuivie par la foule en fureur. Je quitte le palais, j’arrive à la Vistule, tous les ponts étaient gardés. Je passe le fleuve à la nage, espérant ainsi lasser mes persécuteurs. De tous côtés la noblesse se rassemble et me poursuit. Je manque mille fois périr, étouffée dans un cercle de Polonais acharnés à me perdre. Enfin je trompai leur fureur, et après quatre jours de courses dans la neige de ce qui fut mon royaume j’arrive me réfugier ici. Je n’ai ni bu ni mangé ces quatre jours, Bougrelas me serrait de près… Enfin me voilà sauvée. Ah ! je suis morte de fatigue et de froid. Mais je voudrais bien savoir ce qu’est devenu mon gros polichinelle, je veux dire mon très respectable époux. Lui en ai-je pris, de la finance. Lui en ai-je volé, des rixdales. Lui en ai-je tiré, des carottes. Et son cheval à finances qui mourait de faim : il ne voyait pas souvent d’avoine, le pauvre diable. Ah ! la bonne histoire. Mais hélas ! j’ai perdu mon trésor ! Il est à Varsovie, ira le chercher qui voudra.
Attrapez la Mère Ubu, coupez les oneilles !
Ah ! Dieu ! Où suis-je ? Je perds la tête. Ah ! non, Seigneur !
Monsieur le Père Ubu qui dort auprès de moi.
Faisons la gentille. Eh bien, mon gros bonhomme, as-tu bien dormi ?
Fort mal ! Il était bien dur cet ours ! Combat des voraces contre les coriaces, mais les voraces ont complètement mangé et dévoré les coriaces, comme vous le verrez quand il fera jour : entendez-vous, nobles Palotins !
Qu’est-ce qu’il bafouille ? Il est encore plus bête que quand il est parti. À qui en a-t-il ?
Cotice, Pile, répondez-moi, sac à merdre ! Où êtes-vous ? Ah ! j’ai peur. Mais enfin on a parlé. Qui a parlé ? Ce n’est pas l’ours, je suppose. Merdre ! Où sont mes allumettes ? Ah ! je les ai perdues à la bataille.
Profitons de la situation et de la nuit, simulons une apparition surnaturelle et faisons-lui promettre de nous pardonner nos larcins.
Mais, par saint Antoine ! on parle. Jambedieu ! Je veux être pendu !
Oui, monsieur Ubu, on parle, en effet, et la trompette de l’archange qui doit tirer les morts de la cendre et de la poussière finale ne parlerait pas autrement ! Écoutez cette voix sévère. C’est celle de saint Gabriel qui ne peut donner que de bons conseils.
Oh ! ça, en effet !
Ne m’interrompez pas ou je me tais et c’en sera fait de votre giborgne !
Ah ! ma gidouille ! Je me tais, je ne dis plus mot. Continuez, madame l’Apparition !
Nous disions, monsieur Ubu, que vous étiez un gros bonhomme !
Très gros, en effet, ceci est juste.
Taisez-vous, de par Dieu !
Oh ! les anges ne jurent pas !
Merdre ! (Continuant.) Vous êtes marié, Monsieur Ubu.
Parfaitement, à la dernière des chipies !
Vous voulez dire que c’est une femme charmante.
Une horreur. Elle a des griffes partout, on ne sait par où la prendre.
Il faut la prendre par la douceur, sire Ubu, et si vous la prenez ainsi vous verrez qu’elle est au moins l’égale de la Vénus de Capoue.
Qui dites-vous qui a des poux ?
Vous n’écoutez pas, monsieur Ubu ; prêtez-nous une oreille plus attentive. (À part.) Mais hâtons-nous, le jour va se lever. — Monsieur Ubu, votre femme est adorable et délicieuse, elle n’a pas un seul défaut.
Vous vous trompez, il n’y a pas un défaut qu’elle ne possède.
Silence donc ! Votre femme ne vous fait pas d’infidélités !
Je voudrais bien voir qui pourrait être amoureux d’elle. C’est une harpie !
Elle ne boit pas !
Depuis que j’ai pris la clé de la cave. Avant, à sept heures du matin elle était ronde et elle se parfumait à l’eau-de-vie. Maintenant qu’elle se parfume à l’héliotrope elle ne sent pas plus mauvais. Ça m’est égal. Mais maintenant il n’y a plus que moi à être rond !
Sot personnage ! — Votre femme ne vous prend pas votre or.
Non, c’est drôle !
Elle ne détourne pas un sou !
Témoin monsieur notre noble et infortuné cheval à Phynances, qui, n’étant pas nourri depuis trois mois, a dû faire la campagne entière traîné par la bride à travers l’Ukraine. Aussi est-il mort à la tâche, la pauvre bête !
Tout ceci sont des mensonges, votre femme est un modèle et vous quel monstre vous faites !
Tout ceci sont des vérités, ma femme est une coquine et vous quelle andouille vous faites !
Prenez garde, Père Ubu.
Ah ! c’est vrai, j’oubliais à qui je parlais. Non, je n’ai pas dit ça !
Vous avez tué Venceslas.
Ce n’est pas ma faute, moi, bien sûr. C’est la Mère Ubu qui a voulu.
Vous avez fait mourir Boleslas et Ladislas.
Tant pis pour eux ! Ils voulaient me taper !
Vous n’avez pas tenu votre promesse envers Bordure et plus tard vous l’avez tué.
J’aime mieux que ce soit moi que lui qui règne en Lithuanie. Pour le moment ça n’est ni l’un ni l’autre. Ainsi vous voyez que ça n’est pas moi.
Vous n’avez qu’une manière de vous faire pardonner tous vos méfaits.
Laquelle ? Je suis tout disposé à devenir un saint homme, je veux être évêque et voir mon nom sur le calendrier.
Il faut pardonner à la Mère Ubu d’avoir détourné un peu d’argent.
Eh bien, voilà ! Je lui pardonnerai quand elle m’aura rendu tout, qu’elle aura été bien rossée, et qu’elle aura ressuscité mon cheval à finances.
Il en est toqué de son cheval ! Ah ! je suis perdue, le jour se lève.
Mais enfin je suis content de savoir maintenant assurément que ma chère épouse me volait. Je le sais maintenant de source sûre. Omnis a Deo scientia, ce qui veut dire : Omnis, toute ; a Deo, science ; scientia, vient de Dieu. Voilà l’explication du phénomène. Mais madame l’Apparition ne dit plus rien. Que ne puis-je lui offrir de quoi se réconforter. Ce qu’elle disait était très amusant. Tiens, mais il fait jour ! Ah ! Seigneur, de par mon cheval à finances, c’est la Mère Ubu !
Ça n’est pas vrai, je vais vous excommunier.
Ah ! charogne !
Quelle impiété.
Ah ! c’est trop fort. Je vois bien que c’est toi, sotte chipie ! Pourquoi diable es-tu ici ?
Giron est mort et les Polonais m’ont chassée.
Et moi, ce sont les Russes qui m’ont chassé : les beaux esprits se rencontrent.
Dis donc qu’un bel esprit a rencontré une bourrique !
Ah ! eh bien, il va rencontrer un palmipède maintenant. (Il lui jette l’ours.)
Ah ! grand Dieu ! Quelle horreur ! Ah ! je meurs ! J’étouffe ! il me mord ! Il m’avale ! il me digère !
Il est mort ! grotesque. Oh ! mais, au fait, peut-être que non ! Ah ! Seigneur ! non, il n’est pas mort, sauvons-nous. (Remontant sur son rocher.) Pater noster qui es…
Tiens ! où est-il ?
Ah ! Seigneur ! la voilà encore ! Sotte créature, il n’y a donc pas moyen de se débarrasser d’elle. Est-il mort, cet ours ?
Eh oui, sotte bourrique, il est déjà tout froid. Comment est-il venu ici ?
Je ne sais pas. Ah ! si, je sais ! Il a voulu manger Pile et Cotice et moi je l’ai tué d’un coup de Pater Noster.
Pile, Cotice, Pater Noster. Qu’est-ce que c’est que ça ? il est fou, ma finance !
C’est très exact ce que je dis ! Et toi tu es idiote, ma giborgne !
Raconte-moi ta campagne, Père Ubu.
Oh ! dame, non ! C’est trop long. Tout ce que je sais, c’est que malgré mon incontestable vaillance tout le monde m’a battu.
Comment, même les Polonais ?
Ils criaient : Vivent Venceslas et Bougrelas. J’ai cru qu’on voulait m’écarteler. Oh ! les enragés ! Et puis ils ont tué Rensky !
Ça m’est bien égal ! Tu sais que Bougrelas a tué le Palotin Giron !
Ça m’est bien égal ! Et puis ils ont tué le pauvre Lascy !
Ça m’est bien égal !
Oh ! mais tout de même, arrive ici, charogne ! Mets-toi à genoux devant ton maître (il l’empoigne et la jette à genoux), tu vas subir le dernier supplice.
Ho, ho, monsieur Ubu !
Oh ! oh ! oh ! après, as-tu fini ? Moi je commence : torsion du nez, arrachement des cheveux, pénétration du petit bout de bois dans les oneilles, extraction de la cervelle par les talons, lacération du postérieur, suppression partielle ou même totale de la moelle épinière (si au moins ça pouvait lui ôter les épines du caractère), sans oublier l’ouverture de la vessie natatoire et finalement la grande décollation renouvelée de saint Jean-Baptiste, le tout tiré des très saintes Écritures, tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, mis en ordre, corrigé et perfectionné par l’ici présent Maître des Finances ! Ça te va-t-il, andouille ?
Grâce, monsieur Ubu !
Scène II
En avant, mes amis ! Vive la Pologne !
Oh ! oh ! attends un peu, monsieur le Polognard. Attends que j’en aie fini avec madame ma moitié !
Tiens, lâche, gueux, sacripant, mécréant, musulman !
Tiens ! Polognard, soûlard, bâtard, hussard, tartare, calard, cafard, mouchard, savoyard, communard !
Tiens, capon, cochon, félon, histrion, fripon, souillon, polochon !
Dieux ! quels renfoncements !
On a des pieds, messieurs les Polonais.
De par ma chandelle verte, ça va-t-il finir, à la fin de la fin ? Encore un ! Ah ! si j’avais ici mon cheval à phynances !
Tapez, tapez toujours.
Vive le Père Ubé, notre grand financier !
Ah ! les voilà. Hurrah ! Voilà les Pères Ubus. En avant, arrivez, on a besoin de vous, messieurs des Finances !
À la porte les Polonais !
Hon ! nous nous revoyons, Monsieuye des Finances. En avant, poussez vigoureusement, gagnez la porte, une fois dehors il n’y aura plus qu’à se sauver.
Oh ! ça, c’est mon plus fort. Ô comme il tape.
Dieu ! je suis blessé.
Ce n’est rien, Sire.
Non, je suis seulement étourdi.
Tapez, tapez toujours, ils gagnent la porte, les gueux.
On approche, suivez le monde. Par conséiquent de quoye, je vois le ciel.
Courage, sire Ubu.
Ah ! j’en fais dans ma culotte. En avant, cornegidouille ! Tudez, saignez, écorchez, massacrez, corne d’Ubu ! Ah ! ça diminue !
Il n’y en a plus que deux à garder la porte.
Et d’un, et de deux ! Ouf ! me voilà dehors ! Sauvons-nous ! suivez, les autres, et vivement !
Scène III
Ah ! je crois qu’ils ont renoncé à nous attraper.
Oui, Bougrelas est allé se faire couronner.
Je ne la lui envie pas, sa couronne.
Tu as bien raison, Père Ubu.
Scène IV
Sur le pont le PÈRE UBU et toute sa bande.
Ah ! quelle belle brise.
Il est de fait que nous filons avec une rapidité qui tient du prodige. Nous devons faire au moins un million de nœuds à l’heure, et ces nœuds ont ceci de bon qu’une fois faits ils ne se défont pas. Il est vrai que nous avons vent arrière.
Quel triste imbécile.
Oh ! Ah ! Dieu ! nous voilà chavirés. Mais il va tout de travers, il va tomber ton bateau.
Tout le monde sous le vent, bordez la misaine !
Ah ! mais non, par exemple ! Ne vous mettez pas tous du même côté ! C’est imprudent ça. Et supposez que le vent vienne à changer de côté : tout le monde irait au fond de l’eau et les poissons nous mangeront.
N’arrivez pas, serrez près et plein !
Si ! Si ! Arrivez. Je suis pressé, moi ! Arrivez, entendez-vous ! C’est ta faute, brute de capitaine, si nous n’arrivons pas. Nous devrions être arrivés. Oh ! oh, mais je vais commander, moi, alors ! Pare à virer ! À Dieu vat. Mouillez, virez vent devant, virez vent arrière. Hissez les voiles, serrez les voiles, la barre dessus, la barre dessous, la barre à côté. Vous voyez, ça va très bien. Venez en travers à la lame et alors ce sera parfait.
Amenez le grand foc, prenez un ris aux huniers !
Ceci n’est pas mal, c’est même bon ! Entendez-vous, monsieur l’Équipage ? amenez le grand coq et allez faire un tour dans les pruniers.
Oh ! quel déluge ! Ceci est un effet des manœuvres que nous avons ordonnées.
Délicieuse chose que la navigation.
Méfiez-vous de Satan et de ses pompes.
Sire garçon, apportez-nous à boire.
Ah ! quel délice de revoir bientôt la douce France, nos vieux amis et notre château de Mondragon !
Eh ! nous y serons bientôt. Nous arrivons à l’instant sous le château d’Elseneur.
Je me sens ragaillardi à l’idée de revoir ma chère Espagne.
Oui, et nous éblouirons nos compatriotes des récits de nos aventures merveilleuses.
Oh ! ça, évidemment ! Et moi je me ferai nommer Maître des Finances à Paris.
C’est cela ! Ah ! quelle secousse !
Ce n’est rien, nous venons de doubler la pointe d’Elseneur.
Et maintenant notre noble navire s’élance à toute vitesse sur les sombres lames de la mer du Nord.
Mer farouche et inhospitalière qui baigne le pays appelé Germanie, ainsi nommé parce que les habitants de ce pays sont tous cousins germains.
Voilà ce que j’appelle de l’érudition. On dit ce pays fort beau.
Ah ! messieurs ! si beau qu’il soit il ne vaut pas la Pologne. S’il n’y avait pas de Pologne il n’y aurait pas de Polonais !
Et maintenant, comme vous avez bien écouté et vous êtes tenus tranquilles, on va vous chanter
Je fus pendant longtemps ouvrier ébéniste,
Dans la ru’ du Champ d’ Mars, d’ la paroiss’ de Toussaints.
Mon épouse exerçait la profession d’ modiste,
Et nous n’avions jamais manqué de rien. —
Quand le dimanch’ s’annonçait sans nuage,
Nous exhibions nos beaux accoutrements
Et nous allions voir le décervelage
Ru’ d’ l’Échaudé, passer un bon moment.
Voyez, voyer la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler ;
(Chœur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !
Nos deux marmots chéris, barbouillés d’ confitures,
Brandissant avec joi’ des poupins en papier,
Avec nous s’installaient sur le haut d’ la voiture
Et nous roulions gaîment vers l’Échaudé. —
On s’ précipite en foule à la barrière,
On s’ fich’ des coups pour être au premier rang ;
Moi je m’ mettais toujours sur un tas d’ pierres
Pour pas salir mes godillots dans l’ sang.
Voyez, voyer la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler ;
(Chœur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !
Bientôt ma femme et moi nous somm’s tout blancs d’ cervelle,
Les marmots en boulott’nt et tous nous trépignons
En voyant l’ Palotin qui brandit sa lumelle,
Et les blessur’s et les numéros d’ plomb. —
Soudain j’perçois dans l’coin, près d’la machine,
La gueul’ d’un bonz’ qui n’ m’revient qu’à moitié.
Mon vieux, que j’ dis, je r’connais ta bobine,
Tu m’as volé, c’est pas moi qui t’ plaindrai.
Voyez, voyer la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler ;
(Chœur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !
Soudain j’ me sens tirer la manch’ par mon épouse :
Espèc’ d’andouill’, qu’ell’ m’ dit, v’là l’ moment d’te montrer :
Flanque-lui par la gueule un bon gros paquet d’bouse,
Vlà l’ Palotin qu’a just’ le dos tourné. —
En entendant ce raisonn’ment superbe,
J’attrap’ sus l’coup mon courage à deux mains :
J’ flanque au Rentier une gigantesque merdre
Qui s’aplatit sur l’ nez du Palotin.
Voyez, voyer la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler ;
(Chœur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !
Aussitôt j’ suis lancé par-dessus la barrière,
Par la foule en fureur je me vois bousculé
Et j’ suis précipité la tête la première
Dans l’grand trou noir d’ous qu’on n’ revient jamais. —
Voilà c’ que c’est qu’ d’aller s’ prom’ ner l’ dimanche
Ru’ d’ l’Échaudé pour voir décerveler,
Marcher l’ Pinc’-Porc ou bien l’ Démanch’-Comanche,
On part vivant et l’on revient tudé.
Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler ;
(Chœur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !