Poèmes nationaux/Ultima verba

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Les ÉpavesAlphonse Lemerre, éditeurPoésies d’Auguste Lacaussade, tome 1 (p. 279-291).

ULTIMA VERBA


La lyre peut chanter tout ce que l’âme rêve.
SOUMET.


 
O Maître ! longuement j’ai pensé ta pensée,
Et mon cœur a gémi ce qu’a gémi ton cœur ;
Revivant après toi ta souffrance passée,
J’ai de tes jours amers bu l’amère liqueur.

De tes déceptions la moisson m’est connue ;
Le sort ne me fut pas plus qu’à toi léger :
Comme toi j’ai trouvé la vie et lourde et nue ;
Rien de l’homme ici-bas n’est à l’homme étranger.

Des maux par nous subis en nous est la mesure :
Plus l’âme est grande, plus l’âme est apte à souffrir.
Il faut l’horizon vaste à la vaste envergure ;
Étouffé dans son vol, l’aigle aspire à mourir.


Le solitaire ennui fut ta pire souffrance ;
Un idéal trop haut éblouissait tes yeux.
Le réel a tué dans ton cœur l’espérance :
Trahi par ses dieux, l’homme est plus grand que ses dieux !

Le siècle où tu naquis, le monde et la nature,
Ignorant ton désir, ignoraient ton tourment :
L’étroitesse des uns et de tous l’imposture
T’ont fait l’altier martyr de ton isolement.

Être seul, toujours seul, seul avec sa pensée,
Se nourrir de son cœur et de son cœur mourir,
Refouler dans son sein sa tendresse offensée,
O vide ! et que Dieu seul ici-bas peut remplir.

Ce Dieu, tu l’as cherché sous ses milles symboles,
Gravissant pour l’atteindre aux plus ardus sommets ;
Dans ses cultes divers, dogmes et paraboles,
Le percevant toujours, ne l’atteignant jamais !

Maître ! dans le fini l’Infini se limite ;
Il s’y montre et s’affirme, et de son unité
Dévoile à l’âme humaine où son essence habite,
Ce qu’en peut embrasser un esprit limité.

Pressentir l’Absolu, ce n’est point le connaître ;
Mais comment, s’il n’est pas, comment le pressentir ?
Si l’être le conçoit, c’est qu’il est dans cet être ;
Si l’âme aspire à lui, c’est qu’elle en dut sortir.


O poète ! ô penseur ! vers lui tu devais tendre,
Comme l’aimant au pôle, au foyer le banni.
Il suffit de l’aimer, tu voulus le comprendre :
Le fini peut-il donc comprendre l’Infini !

A ton tour tu sondas du mal le noir problème,
Gouffre où l’âme erre et sombre et gémit sans témoins.
De l’abîme muet tu revins morne et blême,
Avec le doute en plus et l’espérance en moins.

Douter ! et notre cœur nous sollicite à croire ;
Croire ! et notre raison ne peut justifier
La foi... Des deux côtés même effort illusoire !
Affirmer n’est pas plus de l’homme que nier.

Ton lot est d’ignorer, ô pauvre intelligence !
Le mot par nous cherché peut-être est-il ailleurs...
Que faire ? — S’avouant son humaine indigence,
Attendre... avec l’espoir d’une aube aux jours meilleurs.

Toi, tu désespéras ! L’insoluble mystère
Du songeur anxieux a fait un révolté.
A voir l’œuvre du Mal dans l’homme et sur la terre,
Tu conclus de la vie à la fatalité.

La vie est-elle un bien à tant de maux en proie ?
La terre enfante autant de monstres que de fleurs.
Au prix de quels chagrins payons-nous une joie ?
Quel bonheur expierait ici-bas nos malheurs !


Produire incessamment pour détruire sans cesse,
Travailler pour la Mort, voilà ton but certain,
O Nature ! Au profit de la noire déesse,
Tu n’es que l’instrument aveugle du Destin.

Charmé dans ses désirs par tes beautés complices,
L’être créé devient à son tour créateur ;
Et, stupide artisan de ses propres supplices,
En transmettant la vie, il transmet la douleur.

O songeur, à tes yeux tel apparut ce monde,
Un monde où les vivants, tristes jouets du sort,
Se dévorent entre eux dans leur lutte inféconde,
Et, du néant sortis, y rentrent par la mort.

La plante, l’animal, l’homme souffre et soupire ;
Dans la création où donc est la bonté ?
Voyant partout le Mal dont tout subit l’empire,
Tu conclus de son règne à la fatalité.

Fatalité, néant, destin, mots creux et vides :
Le mystère y persiste insondable et cruel.
Le problème divin dont nos cœurs sont avides,
Inexpliqué toujours, toujours reste éternel.

Le Destin ! Il énerve en nous les mâles fibres.
Que devient sous son joug l’humaine volonté ?
Non ! le Destin n’est pas le Dieu des âmes libres :
De l’homme contre lui proteste la fierté.


Le néant ! — autre énigme impossible à comprendre.
Certes, j’y voudrais croire et m’y réfugier !
Qui donc ayant vécu ne voudrait y descendre ?...
Oh ! s’éteindre à jamais, à jamais oublier !

Oublier ! ne plus voir les choses qu’on a vues :
Iniquité, mensonge, astuce, trahison !
Fermer son âme aux deuils des tendresses déçues,
Clore au dégoût son cœur et sa lèvre au poison !

S’affranchir de ces soifs que rien ne désaltère :
La justice, le vrai, le beau ! Ne plus mourir
Le rêve d’un bonheur qui n’est pas de la terre !
Ne plus aimer, ne plus haïr, ne plus souffrir !

Échapper à jamais à ses propres bassesses,
Au mépris de soi-même, et peut-être au remords ;
Fuir des vivants menteurs les menteuses promesses ;
Ne plus se souvenir, hélas ! même des morts !

Se reposer enfin des hontes de la vie,
Perdre la conscience, enfin, d’avoir été !
Si tu l’as ce pouvoir qui fait que tout s’oublie,
Reprends-moi dans ton sein, ô Néant ! ô Léthé !

Mais tu n’es, ô Néant ! toi-même qu’un mensonge,
Par la désespérance et le doute inventé.
Un invincible instinct te réprouve et nous ronge :
Tout ce qui vit aspire à l’immortalité.


Que nous veut ce désir inné de se survivre ?
Si la vie est un mal, pourquoi la désirer ?
Hélas ! ce lâche instinct dont rien ne nous délivre,
Ajoute aux autres maux la douleur d’espérer.

Quand le fini s’éteint, l’Infini s’en exhale
Et se rallume ailleurs. — Où ? comment et pourquoi ?
Seul il le sait, Celui dont l’aube virginale,
Succédant à la nuit, nous révèle la loi,

L’inexorable loi qui veut que la lumière
Précède et suive l’ombre, et l’ombre la clarté ;
Qui veut qu’en nous l’esprit s’accouple à la matière,
L’âme au corps, la pensée à l’animalité.

Pour paraître souffrir, souffrir pour disparaître,
Entre ces deux moments penser l’éternité,
Voilà l’homme. — Aspirer est la fin de notre être ;
Se résigner, le but de notre liberté.

Eh bien, résignons-nous ! Il se peut que la vie
Soit d’un monde étoilé la révélation,
L’épreuve méritoire où le ciel nous convie,
Et de l’âme en travail la libre ascension.

Ce but vaut qu’on le tente, ô poète stoïque,
Mâle et sincère esprit, toi le dernier Romain !
Il était d’un cœur tendre et d’une âme héroïque
D’étreindre l’Absolu d’un espoir surhumain.


Cette lutte allait bien à ton altier courage
D’affronter l’aventure au port mystérieux,
De voir si l’espérance en nous n’est qu’un mirage,
Ou l’aube dont le jour doit éblouir nos yeux ;

Si la terre et le ciel, les mondes, la nature,
Les astres et les fleurs, si tout cet univers
N’est rien, rien qu’une immense et splendide imposture,
Ou l’Etre irradiant en ses aspects divers.

Atteindre l’Unité dans son essence même,
Y trouver de la vie et l’excuse et le prix ;
Attendre jusque-là pour nier ; — l’anathème
Doit-il donc devancer l’heure où tous est compris ? —

Et librement vouloir, sous sa clarté sereine,
Ce que veut l’infaillible et fixe Volonté ;
Voilà l’œuvre imposée à la pensée humaine,
Voilà sa fin suprême et sa félicité.

L’attente est longue, et longue à franchir est la route.
Pour distraire et tromper les longueurs du chemin,
L’un a l’ambition, le pouvoir qu’on redoute,
Le sceptre sous lequel paît le bétail humain.

L’autre a la gloire et l’or, l’autre a la poésie :
Le rêve ou l’action nous leurre à notre insu.
Tel s’oublie aux divins mensonges d’Aspasie,
Qui gémit au réveil sur l’idéal déçu.


L’un cherche dans le cloître et l’autre dans l’étude
Ce repos qui du cœur des vivants est banni ;
Mais, volupté, pouvoir, richesse, solitude,
Rien ne peut nous guérir du mal de l’Infini.

Pour l’assoupir en nous la prodigue Nature
De ses multiples dons nous offre le secours.
Selon nos appétits variant la pâture,
Elle occupe et distrait pour nous l’ennui des jours.

Et toi-même, ô poète ! au plus fort de la lutte,
Pour éprouver ces dons vides et mensongers,
N’as tu pas eu ton jour, ton heure, ta minute ?
Ne te plains pas : j’en sais de moins bien partagés.

Ceux-là dans leur obscur et dur pèlerinage,
Sans trouver l’oasis au désert ont erré ;
Ils ont marché sans halte et dès le premier âge :
Rude fut le chemin à leurs pas mesuré.

Ceux-là n’ont rencontré sous l’astre qui flamboie
Ni le puits du pasteur, ni l’ombre du palmier.
Tout leur fut refusé ! — Seule et suprême joie,
Ils sont morts dans leur culte et leur rêve premier.

Toi, du moins, tu connus dans la mêlée austère,
A l’heure noire où tout nous semble sans pitié,
Les deux biens les plus grands qui soient sur cette terre :
La sainte poésie et la sainte amitié !


La première à tes yeux transfigurant les choses,
D’un voile éblouissant t’en cachait la hideur ;
Épousant ta tristesse aux jours les plus moroses,
Entre la vie et toi l’autre avait mis son cœur.

D’un double dévoûment ineffables modèles,
Consolant tour à tour ton cœur et ton esprit,
Toutes deux à l’envi te restèrent fidèles
Jusqu’à l’heure où la Mort dans leurs bras te surprit.

O Poésie ! heureux qui de ton miel s’abreuve.
Et quels que soient ses maux sous un ciel rigoureux,
Celui qui t’a trouvée aux heures de l’épreuve,
Celui-là ne peut pas se dire malheureux.

Il a connu par toi les plus hautes ivresses
Qu’à l’homme il soit donné de connaître ici-bas ;
De terrestres tu fis devines ses tendresses,
Et le monde étoilé s’ouvrit devant ses pas.

Tu consacres l’élu que ta grâce visite.
De céleste origine et fille de l’azur,
Tu n’habitas jamais que les âmes d’élite :
L’esprit sincère et droit, le cœur loyal et pur.

L’impur, le déloyal, le parjure, le fourbe,
Le traître à l’amitié, l’ingrat aux instincts bas,
Rimant leurs lâchetés, peuvent, ignoble tourbe,
Se réclamer de toi, — tu ne les connais pas !


La sphère est idéale où se meuvent tes ailes ;
L’Art seul n’y peut atteindre, et ses rythmes sont vains
A traduire les cœurs où brûlent de saints zèles :
Ils n’ont d’écho vivant qu’en tes verbes divins.

Car tu donnes la vie à tout ce que tu touches,
A tout, même à l’erreur pour sa sincérité ;
Et les doutes amers, les blasphèmes farouches
Ne tiennent que de toi leur immortalité.

Immortels sont les cris où vibre une âme ardente,
Une âme ayant vécu ses cris désespérés !
Immortels, les défis altiers d’un autre Dante !
Absous par toi, ses chants pour nous restent sacrés.

Et toi, noble Amitié, toi la réparatrice
Des misères qu’inflige à l’homme le Destin,
Des muettes douleurs seule consolatrice,
Fidèle au soir brumeux comme au riant matin ;

Tendresse d’énergie et de douceur trempée,
Toi des trésors du cœur, le plus pur diamant,
Franche comme l’acier, sûre comme l’épée,
Virile passion faite de dévoûment ;

Toi que vendit le juif Judas, l’âme de boue ;
Toi, foyer pour le cœur et pour l’esprit flambeau ;
Toi dont le deuil fervent, de longs pleurs sur joie,
Ressuscite Lazare et l’arrache au tombeau ;


Du frère et de la sœur ineffable mélange,
Toi qui domptes la Mort, qui survis à l’adieu ;
Toi le seul bien qui puisse à l’homme envier l’ange ;
Toi que possède seul l’homme béni de Dieu ;

Sois bénie à ton tour, Amitié, sois bénie !
La Poésie et toi, le rêve et la bonté,
Vous avez consolé d’un douloureux génie
Et l’entier désespoir et l’amère fierté !

Émules par le zèle et la solitude,
Adoucissant pour lui les misères du sort,
Vous ne l’avez quitté, sœurs de sa solitude,
Qu’endormi pour toujours sur le sein de la Mort ;

Sur ce sein virginal et muet où sa tête
Voulait tant reposer pour la nuit sans réveil ;
Où tout trouble s’apaise, où l’homme et le poète
A trouvé le repos de l’éternel sommeil !


                        * * *


Maître ! aujourd’hui pour toi les voiles du mystère
Sont tombés, le problème est enfin résolu.
Des entraves du corps, des liens de la terre
Libéré, ton esprit contemple l’Absolu.


Immanente clarté, la suprême Évidence
Te pénètre ; tu sais et tu comprends, — tu vois !
Le dieu hasard a fait place à la Providence :
Les mondes dans leur marche en proclament les lois.

Le mal, l’erreur, l’orgueil, le doute, la souffrance,
Ces hôtes d’ici-bas, sont inconnus ailleurs :
Devant la Vérité fuit avec l’ignorance
Le ténébreux essaim des terrestres douleurs.

Au fini l’Infini se fait intelligible ;
Ce que l’âme a songé peuple les firmaments :
L’esprit plongé dans l’Être, à l’esprit seul visible,
Y voit réalisés tous ses pressentiments.

Ses aspirations n’étaient point mensongères :
Le vrai, le beau, le bien, et par qui l’homme est hanté,
Toutes ces visions, célestes messagères,
Ont leur source et leur fin dans la Divinité.

L’être à la créature a tenu ses promesses :
Tout ce qu’elle a pensé, tout ce qu’elle a rêvé,
Le songe qui charmait et berçait ses tristesses,
Commencé sur la terre, au ciel est achevé.

Tu t’expliques enfin et l’épreuve et la lutte :
Né libre, l’homme atteste ainsi sa liberté.
Arbitre de son sort dans l’audace ou la chute,
Lui-même il fait son mal ou sa félicité.


Tu comprends désormais le but de la souffrance :
De l’Idéal par elle on monte les degrés.
O Poète ! aujourd’hui, tu le vois, l’espérance
N’a point trompé les vœux par la Muse inspirés.

Le désespoir, la haine amère, l’ironie
Désunissent les cœurs que l’amour doit unir.
La voix au timbre d’or n’est donnée au génie
Que pour prier, guider, consoler et bénir.

Sous le dais sidéral des demeures heureuses
Où sont les précurseurs, où sont tes grands aiëux,
Simonide et Virgile aux voix mélodieuses,
Et Dante ont salué ta bienvenue aux cieux.

Ils accueillent chez toi le culte à la Patrie,
Le dévoûment au Vrai, comme à la Liberté ;
Leur âme palpitait dans ton âme meurtrie :
Ta place est auprès d’eux dans la sainte Cité.

Baignant dans lumière auguste et fraternelle
Des yeux que désormais la Mort ne peut fermer,
Ton esprit goûte enfin dans la paix éternelle
Le suprême bonheur de connaître et d’aimer.