La Pipe de cidre (recueil)/Un gendarme
Un gendarme
J’ai été élevé dans le respect du gendarme et, je puis le dire, le gendarme fut ma première conception de la société. Simple d’ailleurs, comme toutes les belles choses, cette conception gendarmesque et sociale. D’un côté, le voleur ; de l’autre côté, le gendarme, le gendarme héroïque et paternel, abritant sous son grand manteau tous les braves gens du bon Dieu, et les défendant de son grand sabre : car tout était grand dans le gendarme, l’arme, l’homme et le rôle. Je n’imaginais rien au-delà. Né dans un petit village inconnu des Guignols, je n’avais pas été perverti par les dialogues démoralisants, par les conseils de révolte que soufflent aux enfants de Paris les marionnettes dominicales. Si, plus tard, au collège, sollicité par les hautes pensées qu’inculque aux jeunes cerveaux le commerce assidu du latin, j’avais eu à allégoriser la société, en une composition synthétique, à la mine de plomb, je ne l’eusse point représentée autrement que par un temple grec, ayant un gendarme à sa base, un gendarme à son faîte. Peut-être même, il m’eût paru grandiose d’y ajouter, au-dessus d’un paysage symbolique, dans le ciel clair, le chapeau légendaire irradiant sur le monde, comme un soleil. Hélas ! où sont les virginités des impressions de l’enfance ?… Je gardai cette généreuse illusion jusqu’à l’âge de quatorze ans, et ce fut un gendarme lui-même qui se chargea de me l’enlever. Il s’appelait Barjeot.
Barjeot était un énorme gaillard, dont la trogne reluisait splendidement, comme si, tous les matins, il eût pris le soin de l’astiquer en même temps que sa giberne. Et, de fait, il ne manquait point de l’astiquer, cette trogne éclatante, richement ornée de bubelettes vives, décorée d’un entrelacs de veines bleues, jaunes, violettes, écarlates ; mais ce n’était point avec du tripoli ni du blanc d’Espagne qu’il l’astiquait. Bon compagnon, farceur, toujours prêt à boire un verre de trois-six et à caresser le menton d’une fille, il avait conquis, dans le pays, une véritable popularité. Cette popularité venait surtout de ce que Barjeot se grisait régulièrement ; et, quand il était gris, jamais il ne querellait ni ne bataillait, ainsi que font tant d’ivrognes qui ne savent pas vivre. Bien au contraire, il n’y avait pas, dans le monde, de drôleries qu’il ne débitât, de sottises amusantes et spirituelles qu’il ne fût capable d’exécuter. Les gamins, les petits maraudeurs qui s’en vont, la nuit, voler des poires dans les vergers, et que la vue d’un tricorne met ordinairement en fuite, suivaient le gendarme dans les rues, glapissant et battant des mains :
— Hé ! Barjeot !… C’est Barjeot… V’là Barjeot !…
Quelquefois même, ils accrochaient à sa tunique, par derrière, une longue corde, au bout de laquelle ils avaient attaché un chat crevé ou quelque autre objet bizarre et malpropre.
— Hé ! Barjeot !
Les gens se mettaient sur le pas des portes, riaient, applaudissaient, criaient aussi :
— Hé, Barjeot !
Le prestige de la gendarmerie se trouvait bien un peu diminué par toutes les frasques de Barjeot, mais il était si bon enfant, si peu gendarme, « ce sacré lascar de Barjeot », qu’on n’y faisait point attention.
— Hé ! Barjeot !
La gendarmerie était située à l’extrémité du bourg, au fond d’un vaste jardin, en pleine campagne ; une belle maison carrée, en brique, avec un toit très haut et moussu. Au milieu de la façade, emmanché d’une hampe fine, flottait le drapeau tricolore, un drapeau de fer-blanc, délavé par la pluie, qui rendait des sons aigres et grinçants de girouette chaque fois que passait un coup de vent. Le jardin se divisait en cinq carrés, affectés chacun à chacun des cinq gendarmes. Naturellement, le brigadier, M. Luton, s’était réservé pour lui le plus grand et le meilleur, par droit de supériorité, et Barjeot, qui se moquait bien des légumes, lui avait, par surcroît, cédé le sien. D’où il résultait que Barjeot était notoirement protégé par Luton, et que Luton, outre sa consommation personnelle, trouvait encore le moyen de faire vendre par sa femme des choux, des salades et des carottes, le lundi, au marché.
Toute la journée, après le pansage des chevaux, les gendarmes, coiffés de leur képi bleu et vêtus de tricots de laine rouge, sarclaient, binaient, plantaient, arrosaient, taillaient leurs arbres. Souvent l’été, vers le soir, avant le coucher du soleil, M. Luton se reposait sous une tonnelle de vigne vierge et d’aristoloches qu’il avait édifiée dans un coin du jardin, et là, débraillé, soufflant, les mains terreuses, il cultivait son esprit en lisant des romans-feuilletons, des histoires de crimes tragiques que lui prêtait l’instituteur, lequel les tenait de la buraliste, qui les tenait du percepteur, lequel était un homme très au courant de la littérature de son temps. Les semaines, les mois, les années se passaient toujours de la même façon, hormis, toutefois, les jours « de correspondance » où il fallait bien monter à cheval et exécuter un semblant de service. Pendant ce temps, les braconniers fusillaient cerfs et chevreuils dans les bois, lièvres et perdreaux dans la plaine ; ils ne se cachaient plus, tiraient, colletaient, panneautaient, à la barbe des gendarmes qui avaient définitivement abandonné le bancal pour le sécateur, et la carabine pour la pomme d’arrosoir. Quant aux maraudeurs nocturnes, pourvu qu’ils ne vinssent point piller les laitues et les fruits du brigadier, tout leur était permis. Aussi s’en donnaient-ils à cœur-joie, les bons maraudeurs.
Barjeot, lui, ne jardinait pas. Semer des pommes de terre et lier des chicorées, « ça n’était pas son affaire ». Il avait d’autres occupations, comme on a vu plus haut. Régulièrement, avec une ponctualité militaire, il se rendait au bourg, sur la place, devant le café Bodin, où quelques soiffards d’importance avaient accoutumé de se réunir. Du plus loin qu’apparaissait sa trogne excitée et flambante, on levait les bras, on riait.
— Ah ! c’est Barjeot !… Eh ben, sacré Barjeot, on va prendre un verre, hein ?
— Tout d’ même !
Et l’on s’attablait. Le vin blanc d’abord, puis le mêlé-cassis, le trois-six, parfois quelques absinthes. Vers dix heures, Barjeot, très éméché, redescendait la Grande-Rue en zigzaguant, et rentrait à la Gendarmerie pour déjeuner.
Le brigadier, qui ramait des petits pois, sa femme, qui étendait du linge, les trois gendarmes : l’un bêchant, l’autre taillant la haie d’épines, celui-là arrachant des scorsonères, s’écriaient en chœur, la face réjouie :
— Hé ! Barjeot… as-tu ton plumet ? Sacré farceur de Barjeot !
Or voici ce qu’un jour il arriva.
À quelques kilomètres du bourg, dans une maison isolée, près du bois de Daguenette, habitait un braconnier très connu des revendeurs et des coquetiers, très redouté des honnêtes gens. On racontait de lui de sinistres histoires, des assassinats de gardes, des coups d’audace stupéfiante. Il se nommait Boulet-Milord. Pourquoi Milord ? Personne ne connut jamais la raison de ce sobriquet. Aussi l’appelait-on Milord, de préférence à Boulet. Barjeot entretenait avec Milord, paraît-il, des relations clandestines et cordiales. Assez souvent, il partait, le soir, sous prétexte de tournée, pour le bois de Daguenette, et passait des nuits en compagnie de Milord, à boire, à faire le diable sait quoi, car on prétendait que la maison du braconnier était hantée par les beautés forestières d’alentour. Ce qu’il y a de certain, c’est que Barjeot rapporta plusieurs fois un lièvre, un faisan, de ces visites nocturnes, et toute la gendarmerie s’en régala.
Une nuit, Milord dit à Barjeot :
— Pourquoi qu’ tu ne viendrais pas à l’affût avec moi ?
Et Barjeot répondit :
— À l’affût !… mais j’ suis gendarme !
— Gendarme, t’éi ! siffla Milord… Imbécile, si tu étais gendarme, est-ce que tu serais icite ? Allons, viens-tu ?…
Barjeot hocha la tête, se gratta le nez :
— À l’affût !… à l’affût !… Tout d’ même !
— Ah ! sacré Barjeot, va !
Ils partirent. La nuit était claire ; la lune brillait, très haut, dans le ciel.
Milord et Barjeot s’engagèrent dans le bois, traversèrent un taillis, puis une courte futaie. Milord huma le vent, comme un chien de chasse. Une belle clairière s’étendait devant eux et l’ombre des troncs d’arbres s’allongeait sur la clairière.
— C’est ben, dit Milord à voix basse… Arrêtons-nous.
S’adressant à Barjeot, il commanda :
— Té, allonge-té d’rière c’te âbre… Écarquille les yeux et tâche moyen de ne pas éternuer.
Barjeot ne répondit pas. Il se coucha sur la bruyère humide, mal à l’aise, inquiet du frémissement du bois. Au loin, un renard qui chassait aboya.
Il y avait un quart d’heure qu’ils attendaient, l’un près de l’autre, le fusil au poing. Deux lapins traversèrent lentement la clairière.
— Ne tire pas, dit Milord… Ren que des chevreuils ou ben des biches !
Et tout à coup, sur le sol, une ombre remua, rampa, puis un homme se dressa, tout droit, devant eux, immense dans la clarté lunaire.
— Ah ! j’ vous y prends, c’ coup-ci ! cria l’homme ; canaille !
Une arme reluisait dans ses mains, une plaque brillait sur sa poitrine.
Affolé, Barjeot s’était levé, fuyait, courbant le dos, essayant de se garer derrière les troncs d’arbres.
— Ne fiche pas le camp ! menaça l’homme, ou je tire.
Barjeot fuyait toujours… Une détonation retentit, et le gendarme sentit comme un coup de fouet lui casser le bras gauche, qui retomba inerte au long de la cuisse.
Mais il réfléchit et se fit ce raisonnement rapide :
— Cet homme m’a reconnu, bien sûr… S’il ne me tue pas de son second coup, il me dénoncera… Le conseil de guerre… Je suis perdu.
Il s’arrêta.
— C’est bon, dit-il… Ne tire pas… Je me rends.
Et, s’approchant de l’homme, Barjeot lui déchargea son fusil en pleine poitrine. L’homme tourna sur lui-même, étendit les bras, et s’abattit comme une masse sur la bruyère.
Milord s’était blotti au pied d’une touffe de houx, épaisse comme une muraille… Lentement il avança la tête et, d’une voix qui tremblait :
— C’est l’ garde d’ Blandé, tu sais ben… Est-y ben mô, au moins ?
— Vas-y voir, toi.
— Mé ?
— Oui, toi… Je n’ose pas… et puis je suis blessé : il m’a cassé le bras, cet animal-là.
À quatre pattes, comme un loup, Milord se dirigea vers le cadavre, se pencha sur lui…
— Il est ben mô… dit-il. Quoi qu’ j’allons en faire ?… Sacré Barjeot, va !
Et, par un instinct de voleur, l’ayant palpé, il fouilla dans les poches du garde…
Barjeot regardait Milord, perplexe, la main droite sur la crosse de son revolver.
Au petit jour, une charrette descendait la Grande-Rue, conduite par un paysan. Barjeot marchait derrière, l’uniforme taché de sang poisseux, sur lequel des feuilles mortes s’étaient collées ; le bras soutenu, au milieu de la poitrine, par un mouchoir à carreaux. Au fond de la charrette, sous une bâche de toile tannée, on distinguait la forme rigide de deux cadavres. Les portes s’ouvraient : les gens, à peine réveillés, sortaient de chez eux, et les hommes mi-vêtus, les femmes en camisole, les chiens rôdeurs, se mirent à suivre la funèbre voiture, silencieux, terrifiés…
Je venais de relever des lignes de fond, quand, près de la gendarmerie, j’aperçus une grande foule… Je m’approchai…
— … Alors, disait Barjeot, voilà que j’accours dans la direction du coup de feu… bon… Et qu’est-ce que je vois ?… Milord qui était sur un homme mort et qui le fouillait !… Rends-toi ! que je lui crie… Mais v’là Milord qui prend le fusil du garde, qui m’ajuste… Je fonce sur lui… Il tire, m’attrape le bras gauche… bon… Rends-toi, que je lui crie… Mais, voilà qu’il m’ajuste encore… bon… Alors, je fais ni une ni deux… Je prends mon revolver, pan !… Et v’là Milord qui toupine, les quatre fers en l’air… Alors, v’là que je vais auprès du garde… Il était tout chaud… Mais, bernique !… tué raide, le pauv’ diable… Le coup dans la poitrine, en plein mitan… Moi, j’ai l’bras cassé… C’est rien, ça !… Alors, j’ai été d’mander un coup d’ main à maitr’ Drouet.
— Sacré Barjeot ! murmura quelqu’un, dans la foule.
Mais ce n’était plus le « sacré Barjeot ! » goguenard, poussé par les gamins s’amusant du « soûlard », c’était un « sacré Barjeot » grave, recueilli, profond, le cri d’admiration exaltant le héros.
Trois mois après, Barjeot obtenait sa mise à la retraite… On le décora.