Un épisode du blocus continental

La bibliothèque libre.

UN ÉPISODE
DU
BLOCUS CONTINENTAL.

Ceux qui visitent aujourd’hui nos villes maritimes et qui s’étonnent à bon droit de la vie qui s’y déploie, peuvent s’imaginer, par comparaison, de quel lugubre silence elles étaient frappées pendant nos guerres navales avec l’Angleterre. À peine quelques rares vaisseaux marchands, à l’aspect moitié pacifique, moitié armé, comme ces timides bourgeois qui se disposent à traverser un bois infesté de voleurs, attestaient que l’activité n’était pas éteinte dans le bassin de nos ports. Le reste se composait d’un long rideau de bâtimens, qu’une prudente station avait depuis bien long-temps rendus inhabiles à tenir la mer ; chaque jour leur enlevait un bordage et leur rouillait un clou. Fendus par le soleil et verts comme de l’herbe, ils ne devaient plus s’élancer sur les vagues et se pencher au vent.

On n’entendait le matin, ni les joies du départ, ni dans la journée les chants du retour, ni crier les poulies et les matelots. Sur les quais déserts, on ne respirait plus cette bonne odeur du goudron, mêlée au parfum des Antilles ; on ne vivait plus dans cette atmosphère où se dégagent ces mille odeurs locales qui vous transportent avec la cire à Mogador, avec la cannelle à Java, avec le poivre à Calcutta, avec le coton à New-York. L’œil cherchait en vain ces cargaisons de café vidées en pyramide, ou ces pipes de rhum, qui grisaient rien qu’à les flairer en passant. Quelques vieux marins, mutilés comme leurs vaisseaux, remplissaient seuls cette scène de désolation. Nous devions cette situation au blocus continental.

Le blocus continental ! un de ces mots formidables que Napoléon coulait dans sa tête de bronze quand elle était en fusion, et lorsqu’il en sortait une colonne, une armée, une proclamation.

Le blocus continental ! idée qu’on a dans un rêve, ou à l’agonie ; qu’on prend sur les bords d’un autre monde ; qu’on vole à Dieu.

Le blocus continental ! projet qu’on exécute avec les bras d’un peuple entier ; journée de travail d’une génération.

On le sait : Napoléon n’était pas monté au trône par le chemin tracé de la naissance ; sa dynastie avait commencé à tel jour, à telle heure. Le canon lui avait troué un passage au milieu des royautés européennes. Il s’était fait empereur, comme on se fait homme, c’est-à-dire seul, avec la seule énergie de sa volonté ; mais parvenu à cette hauteur, il fallait s’y maintenir : c’est plus difficile que de monter. Il mit son épée devant lui, en tourna la pointe contre qui en approcherait : tous se jetèrent sur cet aimant qui avait attiré les peuples. Il avait vaincu l’Autriche deux fois, toujours, il en était fatigué ; l’Italie, la Hollande, le Danemarck, l’Espagne, le monde entier : mais battue cent et cent fois, l’Angleterre résistait ; l’aigle s’empêtrait dans le léopard, et l’Angleterre était le plus à craindre. Pour que Napoléon ne pérît point, l’Angleterre devait périr. Invulnérable dans son île, il fallait l’attaquer ailleurs que chez elle ; et comme elle était partout, partout on l’atteindrait. Le génie de Napoléon avait deviné le moyen sûr, infaillible, s’il était secondé, d’abattre l’Angleterre, c’était de lui ôter la vie, en empêchant qu’elle ne la renouvelât par ses points de contact avec les autres peuples. Il fallait que le continent tout entier repoussât, comme un vaisseau pestiféré, la flottante Angleterre ; que contre elle chaque côte devint une batterie, chaque rocher un Gibraltar, chaque ville une forteresse, chaque port un abîme, chaque homme un ennemi. Condamnée à l’immobilité de la pierre, elle devait être comme une île inconnue, ou abîmée, une espèce d’Atlantide noyée, que les matelots cherchent au fond de la mer par un temps pur ; que son commerce fut anéanti par une banqueroute européenne : il fallait que ses Indes, ses Amériques, son Asie, restassent sans nouvelles de cette orgueilleuse métropole, qu’ils disent d’elle : Elle est morte en route ; elle a sombré.

Et pour cela tout le secondait, le grand empereur. Nous nous rappelions notre drapeau blanc traîné dans les eaux d’Asie comme un balai, nous nous rappelions des affronts à faire rougir des enfans au berceau. Tout le secondait, les empereurs du nord, les successeurs de Charles-Quint et de Charlemagne, les rois du midi, les successeurs de Philippe ii et de Sébastien, s’étaient résignés à être les garde-côtes de l’Europe : la carabine à la main, ils veillaient à leur croisée ; les rois semés par lui, Napoléon, devaient être fidèles à cette douane continentale. C’étaient ses frères. Ainsi, empereurs, rois, peuples, femmes, enfans, repoussaient assis sur le rivage, avec le sceptre et le bâton, l’Anglais, l’infâme Anglais.

Qui a pu donc empêcher cette grande idée d’éclore et d’éclater, conçue par Napoléon ?

Un seul homme : Napoléon.

Il avait créé le blocus continental, il fit la contrebande continentale.

Lisez l’histoire.

Poursuivons la nôtre.

Au milieu de l’un de nos ports de la Manche, frappés comme les autres de cette torpeur commerciale, s’élevait, sans agrès, sans mâts, ras comme après une affaire, et c’était une affaire qui l’avait rendu ainsi, un vaisseau pris sur les Anglais ; si l’on peut appeler vaisseau une masse de bois, absolument défigurée, immobile comme une maison, dans son eau verte et croupissante ; déshonorée par des pots de fleurs qui rejetaient leur tige verte au-dessus et au-dessous des plats-bords. On n’aurait jamais dit que c’était là ce fameux vaisseau, ce terrible Alcyon qui avait tant fait de mal à notre commerce, donné de si mauvaises nuits aux assureurs. On élevait jusqu’à trois cents le nombre de vaisseaux sortis du port dont il est ici question, pris ou brûlés par l’Alcyon. Les marins n’osaient se dissimuler la terreur que sa rencontre inspirait. Il n’y eut qu’un vieux corsaire, nommé Scipion, qui en purgea les parages. Dans un moment de colère contre tant d’audace et de bonheur, il avait juré que non-seulement il prendrait ce fougueux voilier qui paraissait à l’horizon et en disparaissait comme l’oiseau dont il avait le nom, mais qu’il le remorquerait au port, qu’il scierait ses mâts, qu’il l’avilirait enfin par le plus honteux des châtimens dans l’idée d’un marin, c’est-à-dire qu’il en ferait une maison. Le mépris allait loin : son audace ne resta pas au-dessous de son mépris. Il se battit avec l’Alcyon, le prit, le traîna à la remorque, en abattit la mâture, en élargit les croisées, le badigeonna, en équarrit si bien les formes, que sans convenir absolument avec Scipion que sa conquête était une maison, il était difficile de dire ce qu’elle était. Par cette mutilation, l’Alcyon avait acquis un tel caractère, qu’il y avait dans sa contexture, du radeau, du navire, du coche, de la maison et du jardin. Il ne l’appelait du reste que sa maison.

Jamais la haine contre l’Angleterre, cette bonne haine qui fait vivre, qui fait serrer les dents et comprimer le cœur, ne s’était rencontrée plus amère que dans l’âme de Scipion. Je l’ai connu. — Fils d’un père tué par les Anglais, privé d’un frère tué par les Anglais, lui-même long-temps prisonnier à Portsmouth, et blessé à la main gauche d’un éclat de bois, il était beau de colère lorsqu’il racontait les carnages que lui et les siens avaient exercés contre les marins anglais ; il avait alors du sang jusqu’aux lèvres. On l’écoutait avec d’autant plus d’attention qu’il ne mettait jamais en ligne de compte ses calamités personnelles dans les calculs de son indignation ; elle prenait sa source dans cette nationalité sublime qui conserve les peuples. Malheur ! — c’était sa pensée et c’est aussi la mienne, — quand on se regarde comme frères et amis à des distances ennemies. Il y a imbécillité ou trahison. Cette philanthropie de tête est l’abâtardissement le plus complet des peuples. Nous ne pouvons pas aimer les Anglais ; non : ni les Hollandais, ni les Russes ; pourquoi ? Parce qu’ils boivent de la bière et que nous buvons du vin ; parce qu’ils sont blonds et que nous sommes bruns ; parce qu’ils vivent dans la fumée et le froid et que nous existons sous un beau ciel ; parce qu’ils hennissent et que nous parlons. Ces raisons vous semblent-elles frivoles ? Donnez-m’en de meilleures. Et si nous devons être amis, selon vous, avec les Russes ou les Anglais, apprenez-moi pourquoi nous ne l’avons jamais été.

Scipion avait cette haine ; il haïssait l’Anglais comme on hait une tache noire sur du blanc ; par instinct. Haine qu’on boit avec le lait et qu’on rend avec son âme. Tout ce qui lui paraissait mauvais, il le qualifiait d’anglais.

Lui, et une vingtaine de vieux invalides et damnés corsaires comme lui, s’étaient réfugiés à bord de l’Alcyon ; du quai et des deux rives, on les voyait tout le jour, se promenant la pipe à la bouche, sur le pont de ce qu’ils appelaient leur maison, ou braquant la lunette d’approche sur tous les points de l’horizon, afin d’être les premiers à signaler quelque corsaire ramenant au port une bonne capture sur les Anglais.

— Conçoit-on, disait le vieux Scipion à ses compagnons, que la ville soit pourvue en tabac, en sucre, en café, en toiles, en indiennes, absolument comme en pleine paix, quand il y a déjà bien des semaines que pas une ancre amie n’a remué le fond du bassin ?

On lui répondait :

— C’est que nous sommes trahis, c’est que nous sommes vendus. Apprenez, maître Scipion, si vous ne le savez mieux que nous, que chaque nuit, et à notre barbe, on débarque sur la grève des cargaisons entières, malgré les sabres de la douane, malgré les fusils des garde-côtes.

— Vrai ! mes amis : le blocus n’est pas respecté, ajoutait un troisième : il n’y a plus de patriotisme. — Ces gueux d’épiciers ne demandent pas mieux que de remplir leurs tonneaux de sucre de la Jamaïque et de café Bourbon ; nos marchands de toile livreraient les clefs de l’arsenal pour une aune de mousseline anglaise ; la contrebande nous ronge ; tout cela fait que nous ne viendrons jamais à bout de l’Anglais.

— Eh bien, disait Scipion, quoique nous ayons le malheur de ne manquer de rien, grâce aux Anglais, restons fidèles à notre serment. On nous vend à moitié prix du tabac anglais, excellent, contre du tabac français qui emporte la gueule et qui vaut le double. — Fumons du tabac français !

Et tous : — Point de tabac anglais !

Le sucre vaut dix francs la livre ; on l’offre à trois francs de contrebande.

— Point de sucre !

— Et par conséquent : point de café !

— Point de café : vive le blocus ! — L’Anglais périra par le blocus !

— Et nos femmes se vêtiront comme elles l’entendront ; mais point de toile de Hollande apportée par les Anglais, point de mousseline anglaise, rien d’anglais ! nos femmes se tisseront des chemises d’étoupe ; elles iront nues, sacrebleu ! plutôt que de favoriser le commerce anglais.

— C’est entendu !

— Si tous les Français prenaient aussi énergiquement parti que nous pour le blocus, les Anglais seraient bientôt coulés.

Et ces braves marins, qui partageaient avec l’aveuglement du fanatisme une idée très fausse en économie politique, mais qui leur était venue de Napoléon, se privaient de tout plutôt que de devoir la moindre commodité de la vie à la contrebande anglaise. De fait, rien n’était original comme le contraste d’une place de commerce, qui manquant, la veille, de denrées coloniales ou de produits étrangers, s’en trouvait encombrée le lendemain, sans qu’un navire français fût entré dans le port. — Les lois avaient cependant attaché une peine assez forte au délit de la contrebande : la mort, rien que cela, rien que la mort pour ceux qui la faisaient ; la mort pour ceux qui y coopéraient.

— Malédiction ! continua maître Scipion, que fait donc notre commissaire de marine, qui n’envoie pas tous les bateaux armés de la douane contre cet infernal navire, qui paraît le soir, débarque ses marchandises la nuit, lorsque le vent ou l’occasion est favorable, et qui, au jour, se déploie à l’horizon et hors de toute portée des forts ?

— Oui ! c’est juste. Mais avez-vous remarqué, maître Scipion, qu’il ne descend précisément que lorsque les bateaux-armés sont en course ailleurs.

— Je l’ai déjà remarqué. — Il viendra donc toujours racler nos forts de son beaupré, et remplir nos magasins de sa contrebande ? Il y a long-temps, trop long-temps que cela dure. Qu’il file vite, j’en conviens ; mais les boulets vont vite aussi. L’Alcyon n’allait pas mal, qu’en dites-vous ? c’est qu’il y a du mystère là-dessous. Que je voudrais savoir qui lui apprend si bien le moment favorable où il faut débarquer !… et celui dont les signaux… mais ne voyez-vous rien là-bas, dans l’ouest, à l’horizon dans cette ligne d’eau bleue, légèrement mousseuse ?… Passez-moi la lunette. Si c’était ce damné de contrebandier !

Et maître Scipion, debout, le regard attaché sans préoccupation vers le point d’eau et de ciel qu’il avait désigné, allongeait avec précision, mais machinalement, les divisions de la lunette, tout en promenant la manche de sa veste sur le grand verre. Cette opération achevée, il plia la jambe droite avec précaution, en même temps qu’il laissait couler la gauche sous lui ; se rapetissa graduellement dans la génuflexion du chasseur qui va décharger son arme, et de cran en cran, étant arrivé à la prostration parallèle à l’horizon, la lunette tomba au point d’appui, son œil toucha le verre ; on l’eût dit en prière. Toute l’énergie du vieux Scipion était passée dans son œil qui se balançait à cinq lieues de là, à l’extrémité d’un rayon.

— Que vient chercher, s’écria-t-il tout en mesurant la hauteur de l’horizon, chaque jour, à cette heure, sur le rivage, cette jeune fille, en belle robe bleue, que je viens de voir passer dans le champ de ma lunette, à deux lieues de la ville et au bord de la mer ? il paraît qu’elle a pour amant quelque bel aspirant, qui lui apprend à nager, ou quelque officier du fort. — Et maître Scipion n’insista pas davantage.

Ses camarades, qui connaissaient toute la rectitude de son regard, lui dirent, après une pose qu’un homme de terre aurait certainement eu l’indiscrétion de troubler plus tôt :

— Et bien, Scipion ? —

Il ne répondit pas.

— Et bien, Scipion ?

Scipion se leva, ferma gravement sa lunette, et après avoir passé sa main sur l’œil droit pour l’éclaircir, il répondit sèchement : C’est lui ! c’est le contrebandier ! — Demain, le sucre vaudra dix sous de moins la livre ; le café aussi, et nos dames auront de la mousseline claire pour la Fête-Dieu. — Mort de mon âme ! j’incendie le port si le commissaire me refuse une lettre de marque ! J’y vais de ce pas. Je sais qu’il n’y a qu’une mauvaise goëlette dans le port, n’importe ; j’y vais, je ne demande que cette barque. Suffit. — Et voyez si nous ne sommes pas trahis ; précisément au moment où toutes les chaloupes canonnières sont dehors, le contrebandier anglais se présente ; il arrive ! — Et dites encore après cela qu’il n’y a pas de connivence entre lui et les gens de la ville. Il y a des signaux convenus. Allez les chercher ces signaux sur ces mille toits de maison !

Maître Scipion descendit le port, et s’achemina vers l’hôtel du commissaire de la marine.

Pendant ce temps le vaisseau grandissait graduellement, mais toujours hors de la portée des forts. À ses allures, tantôt vives comme la curiosité, tantôt subitement réprimées comme par la peur, on comprenait qu’il n’approchait que pour savoir avec certitude s’il devait décidément s’éloigner, ou hasarder plus tard une descente sur la côte. Il attendait — un signal.

Les canonniers du fort étaient à leur pièce. Mais l’éloignement du contrebandier rendait encore leur service inutile.

Scipion arriva chez le commissaire de la marine. Avant de parvenir à la pièce voisine de celle où ce grand fonctionnaire dînait ce jour-là en famille, il fut questionné, malmené, poussé, retenu par vingt domestiques.

Il étouffa autant de jurons que de pensées devant le luxe des appartemens. Jamais les services administratifs n’ont été bien appréciés par les marins ; Scipion n’était pas une exception. Après avoir compté tous les carreaux de l’appartement et les clous des fauteuils, il se leva, agita la sonnette qui était sur la console.

Un domestique parut.

— Dites à M. le commissaire que je veux lui parler.

— On ne parle pas à M. le commissaire après cinq heures ; il est cinq heures et un quart.

— Je vous dis que je veux lui parler, sinon j’entrerai dans le salon, où je l’entends dîner, sans me faire annoncer.

— Qu’êtes-vous ?

— Marin. Annoncez un marin.

— Votre grade ?

— Aurons-nous bientôt fini. — Corsaire.

Scipion poussa le domestique par les épaules dans le salon, où l’on entendit, quelques minutes après, une légère rumeur.

— Monsieur, dit en revenant le domestique, M. le commissaire donne audience de dix à onze heures, le mardi de chaque semaine, à ceux qui réclament des renseignemens ; de onze à midi, le mercredi, à ceux qui demandent du service ; et le jeudi, de deux à quatre, à ceux qui sollicitent leur retraite. Ainsi vous avez trois jours dans la semaine. Voyez dans quelle catégorie vous vous trouvez. — J’ai l’honneur de vous saluer. —

— Tonnerre ! s’écria Scipion ! c’est aujourd’hui vendredi ? j’attendrai donc quatre jours pour révéler au commissaire la présence du contrebandier dans la rade !

Il reprit la sonnette, et l’agita violemment.

Le domestique reparut.

— Voulez-vous bien retourner à votre maître et lui dire, puisqu’il ne veut pas me donner une audience, que le contrebandier anglais est en vue, que dans une heure il sera nuit, et que dans quatre la cargaison sera débarquée, s’il n’y met empêchement.

Le domestique obéit. Il se rappelait le geste volontaire de Scipion.

Il revint très poliment dire que M. le commissaire le remerciait beaucoup de son avis, quoiqu’il ne l’eût pas attendu pour avoir connaissance de la présence du contrebandier ; qu’après le dîner, on donnerait des ordres en conséquence.

— Retournez encore, cria le vieux Scipion, et dites que je ne suis pas venu donner un avis, mais chercher une lettre de marque ; que je veux sur-le-champ une lettre de marque, entendez-vous ?

Scipion fut prié d’attendre.

— À la bonne heure : il s’assit.

Une demi-heure se passa ; le domestique ne venait pas le délivrer ; il rongeait le frein.

— En ce moment, pensait-il, le contrebandier double la pointe du fort : avec le vent qui règne, deux bordées suffiraient pour lui couper la retraite. Mais il faut se hâter !

On passa le rôti.

C’était le second service : il dura une demi-heure.

— La nuit se fait, ajouta Scipion, le vent va tomber ; il serait surpris par le calme, on le prendrait avec la main. Dans une heure, il sera trop tard : il profitera de l’obscurité pour jeter sa contrebande à terre ou pour s’évader. Vent et marée ! Ils m’ont encloué ici comme une vieille pièce de rebut ! — Aurez-vous bientôt fini là-bas ? —

Il vit circuler le dessert.

Alors il n’y tint plus de rage. Certainement, on aurait entendu ses exclamations de la pièce voisine, si on avait pu entendre quelque chose. Le bruit des verres, des rires et de la conversation étouffait tout.

— Aimez votre pays, jurait-il, lorsque des beaux messieurs sont à manger et à boire, tandis que l’Anglais viole le blocus. Mais la nuit va se faire, et ils boivent encore. — Je n’ai pas mangé, moi, pourtant, depuis que j’ai vu ce chien de contrebandier. Je n’ai qu’un cigarre sur le cœur.

Il tournait déjà la clef dans la serrure pour forcer l’entrée du salon.

Les domestiques passèrent le café et la liqueur sur des plateaux.

D’autres suivaient avec des bougies.

Il entendit ou crut entendre un coup de canon dans le lointain.

On se bat ! s’écria-t-il, et il renversa deux domestiques et tout le café, et toute la liqueur.

— Sacredieu, monsieur le commissaire, voilà deux heures que je suis en panne dans votre antichambre, et depuis deux heures, vous êtes averti que le contrebandier anglais croise devant la ville, et que je vous demande une lettre de marque.

Tous les convives furent interdits.

Gravement et en filtrant un verre de champagne, le commissaire lui dit : — Personne n’a besoin de me prescrire mon devoir. — Sortez !

— Oui, je sortirai, mais je vous aurai dit votre fait. Est-ce en mangeant des poulets et en buvant du rhum, que vous donnerez chasse aux contrebandiers ? — Je dirai à toute la ville, à tous les gens du port, que vous m’avez refusé un mauvais chiffon de papier, qui me donnât droit de battre les ennemis de mon pays. Il y a quelqu’un ici qui trahit le gouvernement, et ce n’est pas moi ! — Il y a quelqu’un ici qui connaît le rocher où l’on descend à minuit la contrebande !…

— Assez !

Le regard sauvage et accusateur du corsaire qui frappait au hasard et partout, tomba sur la jeune fille du commissaire de la marine : il s’amortit. Il s’y fixa avec un étrange étonnement et qui suspendit sa colère : il se calma. On eût dit un tison qui tombe dans l’eau.

— À la santé de mon empereur, s’écria-t-il en saisissant un verre à portée, et à la gloire du blocus continental !

La singulière diversion que la vue de cette jeune personne avait opérée sur Scipion, permit à un jeune aspirant de se lever, et d’engager Scipion à se retirer avec décence.

— C’est vous, monsieur Auguste, lui dit-il ; c’est vous ?

— Oui, mon vieux Scipion.

— Ah ! monsieur Auguste, si vous m’avez quelque reconnaissance pour vous avoir appris à faire de la tresse et à prendre un ris, obtenez-moi une barque, une chaloupe, un radeau.

et que j’aille me patiner avec ces contrebandiers, qui viendront bientôt, si on les laisse faire, dormir dans nos hamacs.

— On ne s’y prend pas ainsi, Scipion, un jour de fiançailles.

— Fiançailles !

— Et oui ! la fille du commissaire de la marine se marie dans huit jours.

— Avec quelque contrebandier anglais, je gage !

— Non, Scipion, avec moi. Mon épouse sera celle que tu as si étrangement regardée.

— Vous épousez cette demoiselle ?

— Pourquoi cet air d’étonnement, Scipion, ce ton qui semble douter d’une chose pourtant si naturelle ?

— En ce cas vous ferez bien d’avoir une maison au bord de la mer. Votre femme aimera beaucoup la mer.

— Je ne te comprends pas.

— Je vous répète que votre femme aimera beaucoup la mer, si elle conserve ses goûts de demoiselle.

— Ah ! çà, explique-toi.

— Tout est expliqué. Depuis six mois, je vois venir votre fiancée se promener sur la jetée qui borde le fort, je la vois gravir les rochers les plus élevés, qu’il y ait du vent ou de l’orage. Peut-être est-ce là que vous lui assignez vos rendez-vous ?

— Des rendez-vous ! le bord de la mer ! ma fiancée toute seule ! Cécile ! tu me promets la preuve de ce que tu avances, Scipion !

— Ce m’est aussi facile que de prendre ce chien de contrebandier. Venez demain à bord de ma maison. Ma lunette vous montrera votre fiancée comme je vous vois, bien qu’il y ait deux lieues de distance.

— Et avec un homme ! s’écria le fougueux aspirant ?

— Je ne dis pas cela. Vous chercherez l’homme ; c’est votre affaire ; moi, j’ai vu la femme !

— À demain, Scipion !

— À demain, monsieur Auguste.

Il était nuit. Au matin on sut que le contrebandier avait effectué son débarquement.

Évidemment Scipion se trompait sur la conduite du commissaire de la marine : jamais rien de suspect n’avait plané sur sa vaste administration. Choisi dans les rangs des vieux capitaines de vaisseaux qui avaient fait la campagne de l’Inde sous le bailli de Suffren, sa vie passée rendait sa réputation inabordable au soupçon. Il est vrai que son département n’était pas le plus heureux à sévir contre la fraude. Mais le hasard explique ces malheurs. De grands généraux n’ont jamais gagné de batailles.

Cécile est née dans l’Inde où son père avait été gouverneur. Fleur éclatante et parfumée sous un autre ciel, elle se décolore sous le nôtre ; elle a froid à notre soleil. Son teint brun pâlit ; sa taille flexible penche. Son énergie parfois soudaine, sa mollesse habituelle, sont un contresens perpétuel avec notre civilisation calme et mesurée. Bien qu’elle ait caché l’ardeur de son âme sous nos formes, sous notre costume, sous notre éducation, cette âme voluptueuse de créole brise à chaque instant l’enveloppe qui l’étouffe. On sent bondir la nudité hardie de l’Indienne sous le voile européen ; elle a beau baisser les yeux, elle aime ; être chaste, c’est un mensonge.

Aussi cette contrainte la tue. Elle mourra comme la fleur transplantée, peut-être en regardant le soleil. Oh ! il faut l’entendre parler avec sa voix de femme créole qui vaut toutes les grâces de nos françaises, et qui supplée, à tant d’égards, l’éducation et l’usage. La voix d’une créole est une musique que Dieu a mise dans la bouche des femmes des pays chauds, parce qu’il a privé de chant les oiseaux de ces climats. Le chant des oiseaux est passé dans la voix des créoles. On dirait qu’il y a de l’amour dans leurs expressions les plus simples ; oh ! qu’elles sont plus meurtrières avec leurs baisers et leur voix que la fièvre et la chaleur. Aimer une créole et mourir, c’est le commencement et la fin d’une passion. Il n’y a pas d’infidélité possible sous l’équateur : on aime, on est aimé, l’on meurt. La vie et les fleurs viennent si vite !

Il y avait erreur grossière de la part de Scipion. À deux lieues de distance, la fille d’un pêcheur peut ressembler à la fille d’un commissaire de la marine. — Quel moyen de croire qu’une enfant sortie à peine de la tutelle du pensionnat, élevée avec toute la sollicitude paternelle (sa mère était morte), aimée d’un jeune et brave officier de marine, entourée de la surveillance délicate, mais attentive de vingt domestiques (la supposition est trop insensée), compromît son nom, sa vie, son avenir, par un amour caché, par un amour écouté avec complaisance au bord de la mer, à deux lieues de la ville ? et d’ailleurs Cécile est une enfant, toute d’imagination et de repos, qui aime son sopha de velours, son oiseau qui chante pour l’amuser quand elle ne chante pas pour amuser son oiseau ; qui se penche sur sa harpe, comme pour regarder l’harmonie qui découle de ses doigts ; qui lit, une cassolette à la main, et des fleurs dans les cheveux, la belle et souffrante poésie de Millevoye ; et qui joue avec les aiguillettes d’or, avec le poignard de son fiancé. Voilà sa vie. Cécile est riche, elle est belle, elle aime, elle est aimée. À quel autre sentiment voulez-vous qu’elle demande sa poésie ?

Scipion ! Scipon ! l’erreur t’aveugle. Tu n’as vu au bord de la mer que l’écume qui couvre le rocher.

Il est inutile de dire qu’Auguste ne manqua pas de se rendre le lendemain, à l’heure convenue, à bord de l’Alcyon, et qu’il y apporta l’anxiété d’une nuit passée sans sommeil, et la promesse de la vengeance la plus prompte.

Le ciel, qui est si rarement d’accord avec nos projets, fut ce jour-là d’une sérénité admirable. On eût pu voir à dix lieues de distance : ils ne virent rien. Il fallut l’obscurité de la nuit pour convaincre le vieux corsaire et le jeune officier, que la demoiselle à la robe bleue ne viendrait pas au rendez-vous. Ils se quittèrent avec des sentimens différens. L’un croyait compromis l’amour-propre de son entêtement, l’autre avait la joie du doute. Au lendemain fut remise la seconde épreuve.

Auguste de Bussy retourna passer la soirée auprès de Cécile. Il déposa à ses pieds tout ce qu’il lui restait de vague jalousie, de ressentiment de la nuit et de la journée. Après une infidélité apparente et qu’on a soi-même démentie, on trouve plus douce l’haleine de celle qu’on aime, plus enivrante la pression de sa main. Vingt fois sur le ton de la plaisanterie moqueuse dont il se sentait inspiré, il fut sur le point de raconter sa fatale croyance aux propos de Scipion, les propos de Scipion, la lunette d’approche : et de réclamer son pardon, par un baiser. En amour une faute est précieuse ; c’est un grand avantage qu’il ne faut pas négliger, celui d’avoir tort quelquefois.

Elle et lui parlaient encore de leur prochain mariage. On obtiendrait peut-être un grade, quoique cela fût assez difficile dans ces temps ; et si Auguste, à sa première croisière, allait être pris par les Anglais, conduit dans les pontons : idée affreuse !

Et cela arrivait facilement alors dans les ports de la Manche, où une demi-heure après l’appareillage, le combat : deux heures après le combat, les pontons.

Et ces deux enfans pâlissaient.

Tandis qu’ils riaient et pleuraient, parlaient de gloire et de mort, familiarités sublimes que l’empire avait introduites dans nos mœurs, Auguste se prit à baiser le mouchoir de Cécile où quelques pleurs avaient été répandus.

— Elégante ! s’écria Auguste, élégante ! que dirait l’empereur ? que dirait le blocus ? vous pleurez dans de la batiste anglaise ?

— Oh ! dieu, dit-elle, les monstres ! — Je n’en veux pas, — moi, — de la batiste anglaise ! — Comment ai-je pu ?… mais c’est mon père qui m’a donné ce mouchoir.

Elle pétrit ce mouchoir dans sa jolie main, et l’approcha de la flamme de la bougie.

— Que faites-vous là, Cécile ? dit le père en entrant.

— Papa ! je remplis ton office ; je te supplée : tu brûles sur la grande place les cargaisons anglaises, moi je brûle mon mouchoir de batiste à la flamme de cette bougie. Je dois faire respecter le blocus : ne suis-je pas ta fille ?

Auguste ne se possédait pas de joie.

Le commissaire embrassa froidement sa fille : un nuage passa sur son front : il se hâta de dire : — Les nouvelles des croisières ne sont pas heureuses.

Cécile chancela.

— Auguste ! vous partirez dans huit jours pour croiser dans la Manche. C’est au tour de votre frégate, après nous penserons à votre mariage.

Auguste aurait cru injurieux pour sa fiancée de retourner huit jours de suite au rendez-vous de Scipion. Il lui écrivit, en lui envoyant dix livres de tabac de France, qu’il le remerciait beaucoup de son prudent avertissement, mais qu’il ne jugeait pas à propos d’en profiter davantage.

Rien ne détourna le vieux marin de ses investigations, et l’obstination s’en étant mêlée, il cherchait la jeune fille au bout de sa lunette, avec autant de ténacité qu’il guettait auparavant le contrebandier.

Huit jours s’écoulèrent : ni contrebandier à l’horizon, ni jeune fille sur les rochers.

Auguste de Bussy partit en croisière.

Le soir du neuvième jour, Scipion, dont la seule distraction était de promener, à l’aide de sa lunette, son regard à l’horizon qu’il appelait son jardin, vit passer, et un cri lui échappa aussitôt, la jeune fille dans le grand verre de la lunette.

— Faut-il être damné. — Précisément au moment où M. Auguste a quitté le pays, voilà que je revois cette jeune fille : — que n’est-il ici pour nier encore ! — Eh bien ! est-il si fou le vieux corsaire, qui verrait une huître à la distance où l’on a nié qu’il ait distingué une jeune fille ! — C’est bien elle : la même robe bleue, le mouchoir à la main ; — c’est cela, — de rocher en rocher. — Oh ! monsieur Auguste, mon joli aspirant, mariez-vous ! mariez-vous ! Y a-t-il possibilité de se tromper ? Sa figure ? — Je la vois comme si elle était à deux pas…, sa bouche…, ses yeux… où, démon ! va-t-elle ? — Car il vente la peau du diable, et sa robe porte comme un perroquet de fougue.

— En voici bien d’un autre, à présent…, le contrebandier sous ses basses voiles qui arrive ! Ah ! le chien ; il sait donc déjà que la frégate est partie.

Et Scipion attacha son attention sur le contrebandier, dont il épia la manœuvre avec toute l’exaltation d’intelligence d’un lévrier en arrêt.

— Toujours toi, vieux coquin, que la mer te serve de tasse !

Puis il fit tourner le tube de la lunette sur son axe ; car il voulait avoir aussi le cœur net de ses soupçons sur la jeune fille à la robe bleue. — L’occasion pouvait ne plus se montrer, — et ce manége d’aller du vaisseau à la femme, de la femme au vaisseau, lui révéla, avec une soudaineté d’esprit que les gens enthousiastes qualifieraient d’inspiration, et que la raison explique très bien, la pensée coupable, que ces deux apparitions n’étaient pas étrangères l’une à l’autre. Il trouvait un motif au retour du contrebandier dans le départ de la frégate ; il expliqua naturellement la présence de la jeune fille sur le rivage par le retour du contrebandier. Une fois ce soupçon établi, l’Amérique était découverte. Il raffermit ses doutes sur la correspondance intime entre l’arrivée du vaisseau et la promenade de Cécile par les exemples du passé : chaque fois qu’il avait aperçu le contrebandier, il s’en souvint, il avait vu Cécile.

Il ferma sa lunette, descendit au port, monta chez le comissaire de la marine, et avec l’accent arrêté et triomphant d’un homme qui est sûr d’être obéi.

— Vous allez, monsieur le commissaire, me délivrer sur-le-champ une lettre de marque, entendez-vous ?

Et prévenant tout refus dont l’explication eût été un retard, il se pencha à l’oreille du commissaire, et lui dit : — Le contrebandier rentrera cette nuit : la fille à la robe bleue et blanche se promène en ce moment sur les rochers qui bordent le fort.

— Silence ! silence ! passez dans mon cabinet.

— Asseyez-vous.

— Hâtons-nous, monsieur.

— De grand cœur : vous n’avez pas d’habits ? Dix pièces de drap, prises sur cette cargaison, pour vous.

Vous n’avez pas de pantalon, cinquante pièces de nankin pour vous ;

Vous n’avez pas de chemises, cinquante pièces de toile de Frise, pour vous ;

Vous fumez : deux boucauts de tabac Virginie.

Votre misère vous défend le café et le sucre ; dix barriques de sucre, dix de café pour vous !

Votre femme dort sur la paille, vos enfans à terre : de l’édredon pour elle, pour vous, pour vos enfans.

Et puis votre cave pleine de rhum, de vins, de liqueurs, vos armoires de linge, entendez-vous, Scipion ?

— Monsieur le commissaire, une lettre de marque ! une lettre de marque !

— Malheureux, tu n’as pas d’argent : tes poches en seront gorgées, tes tables, tes tiroirs.

— Une lettre de marque ! une lettre de marque ! par le Christ, car il se fait tard.

— Tes fils exempts de tout service de terre et de mer ! Scipion !

— Une lettre de marque !

— Scipion, la croix-d’honneur à ta boutonnière goudronnée.

— Désolation ! il est nuit ! une lettre de marque, monsieur le commissaire, ou je ne me connais plus !

— Mais si je te la donne ! — Je te connais, tu prends le contrebandier ; le contrebandier pris, on brûle la cargaison. Et que t’en reviendra-t-il ? rien, de la cendre.

— De la cendre ! Ainsi soit l’Angleterre. De la cendre, et que j’en frotte mes mains ! que j’en remplisse ma bouche ! De la cendre, de la cendre ! voilà ce qui m’en reviendra. Vous appelez cela : rien ! !

— Et si je ne te donne pas cette lettre de marque, que feras-tu ?

— Je vous dénoncerai.

— À qui ?

— À l’empereur et roi.

— Et de quoi m’accuseras-tu !

— De n’être qu’un contrebandier, un ami des Anglais, un traître au blocus continental.

— On ne te croira pas.

— Et votre enfant, votre fille ?

— En quoi ma fille me compromettrait-elle ?

— Ses signaux aux bords de la mer, sa robe bleue, lorsque le contrebandier peut entrer sans danger, sa robe blanche, lorsqu’il doit fuir.

— Vous vous trompez, Scipion, ma fille ne sort jamais de son appartement : elle l’a gardé aujourd’hui.

— Et pourquoi me proposiez-vous de l’or ?

— Insensé ! insensé ! je ne t’ai offert de l’or que pour t’engager à courir plus vite à ton but. Juge des occasions où il est nécessaire de risquer le courage, je t’ai refusé une première fois : maintenant je t’accorde ce que tu désires ; tu vas avoir à l’instant même ta lettre de marque.

Durant ce dialogue, la nuit était venue : nuit d’hiver couverte d’épais brouillards.

— Je te disais, Scipion, que tu avais pris une récompense offerte pour une séduction, un piège. Mais ton irréflexion résulte de la vivacité de ton patriotisme. Je t’excuse.

Et beaucoup d’autres belles paroles qui firent oublier à Scipion que la nuit était déjà si sombre et si avancée, que l’ange des ténèbres même ne trouverait jamais le contrebandier.

Mais il était demeuré muet d’étonnement. La colère était restée pétrifiée sur tous ses traits.

Le commissaire sonna.

Cécile en costume du soir, visiblement trop fraîche et trop parée pour supposer qu’elle revenait du bord de la mer, parut et apporta une lettre de marque à son père.

Le vieux corsaire ne comprit rien à cette métamorphose. Il se crut fou.

Il sortit : la nuit noire était arrivée. Le contrebandier était déjà dans un port d’Angleterre.

Scipion froissa avec rage dans ses mains la lettre de marque.

La frégate sur laquelle Auguste était parti depuis deux jours rentra dans la nuit au port avec une prise de quatre vaisseaux anglais de la compagnie. Dans l’affaire où ces quatre vaisseaux étaient restés la conquête des Français, Auguste avait montré beaucoup de courage, et ce qui est plus rare, beaucoup de sang-froid. Le rapport de la journée le citait parmi les officiers dignes, par leur bravoure, d’être recommandés à la bienveillance des ministres de sa majesté.

Qu’elle fut heureuse Cécile, lorsque Auguste près de sa joue, si près que ses boucles brunes en étaient agitées, lui raconta les boulets passant sur sa jeune tête, la mitraille se croisant avec le commandement des chefs, enfin cette émotion d’une première affaire vive comme l’amour. Elle séparait ses cheveux blonds pour voir s’il disait vrai, s’il n’était pas blessé, elle prenait ses mains dans ses mains : elle était si heureuse !

Tout-à-coup le canon annonça aux gens de l’équipage qu’il fallait sur-le-champ se rendre à bord.

Et comme Auguste retournait précipitamment, il fut fort étonné de rencontrer Scipion sur le pont du vaisseau.

— Que voulez-vous, monsieur Auguste ? j’aime mieux servir comme matelot ou cannonier à bord de cette frégate, que de voir chaque jour, les bras croisés, des choses qui soulèvent le cœur.

La conversation entre le corsaire et l’aspirant en resta là. Chacun regagna son poste : on appareilla.

Chargé de pluie et de grêle, le temps était horrible : la frégate louvoya tout le reste de la nuit.

Au jour, les habitans que quelques sourdes volées de canon avaient éveillés furent témoins d’un beau spectacle.

C’était la frégate qui serrait étroitement entre elle et la terre le contrebandier si connu, si redouté. Malgré toutes ses voiles et sa marche supérieure, l’interlope était obligé de raccourcir chaque fois ses bordées, sous peine de se rencontrer proue à proue avec la frégate, ou, en continuant cette manœuvre, de tomber sous le canon des forts ou de dériver sur les rochers. Pourtant il restait encore une voie de salut au contrebandier ; c’était de passer entre un gros rocher à deux longueurs de vaisseau du rivage, et la terre, passage infranchissable pour la frégate. Le contrebandier connaissait-il ce passage désespéré ? l’ignorait-il ? c’est ce qui faisait battre le cœur de tous les habitans rangés sur les hauteurs qui dominaient la rade. Il fallait se hâler : il n’y avait plus qu’une bordée de salut pour le contrebandier.

Il virait de bord pour la courir, quand la frégate, sans quitter sa proie, détacha une embarcation montée de douze soldats de marine, d’un timonier, et d’un aspirant pour les commander.

L’embarcation se dirigea vers la terre.

La mer était haute, fatiguée encore par l’orage. On entendait se heurter les carabines des soldats ; on voyait debout l’officier, sans chapeau, le visage blême, la trompette marine à la main.

Ils approchaient du rivage.

Sur le rivage il n’y avait qu’une jeune fille en robe blanche, venue là, sans doute, pour suivre du regard, son amant, dans le combat qui se préparait, ou pour respirer l’air robuste et sain de l’Océan.

Ceci n’intéressait personne :

Le vent était fort, ses longs cheveux flottaient, sa robe blanche et pure s’attachait à ses jambes, comme un voile à une statue antique, ses beaux pieds évitaient avec soin l’écume blanche qui s’étendait en nappes autour d’elle.

La barque approchait toujours.

Et alors on distingua Scipion qui était au gouvernail, Auguste qui commandait debout à l’arrière.

Ils étaient déjà sur les brisans.

Au loin le contrebandier achevait sa dernière et fatale bordée ; il n’avait plus que celle-là à fournir, si un signal ne l’avertissait tout-à-coup, rapide comme un cri, comme un geste, de se jeter dans la passe.

Ce signal allait être donné peut-être.

La population entière ne respirait plus.

— En joue ! cria Auguste !

La trompette marine lui tomba des mains.

— Feu ! cria Scipion !

Une main blanche, comme celle d’un ange, qui écarte un rayon de soleil ou un nuage, s’était levée enveloppée d’un mouchoir blanc.

Il tomba un monceau de chair, de sang et de linge sur le rocher.

Douze coups de fusil avaient porté. Douze balles avaient renversé la jeune fille à la robe blanche, qui était venue, par ordre de son père, respirer l’air marin qui rend la santé.

Le contrebandier amena son pavillon sans résistance. Il fut remorqué au port.

On cria : Vive l’empereur ! à bord de la frégate.

On répondit : Vive l’empereur ! de la terre et de la ville.

Vive le blocus !

Le soir de cette grande journée, une harpe eut ses cordes brisées, un oiseau s’envola, un livre resta ouvert qu’on ne ferma plus.

Entendez-vous ces cloches joyeuses, ce canon qui tonne, ce peuple qui se rend sur la grande place ? Décimé par la famine, par la guerre et par Napoléon, il crie vive la guerre et Napoléon ; ruiné par le blocus continental, il hurle vive le blocus continental ! Il vient là nu-pieds, nu-tête, quoiqu’il gèle, les lèvres gercées, les mains violettes, l’estomac rentré par la faim.

D’abord, dans l’ordre du désordre, Scipion conduit un peloton de vieux corsaires ; il a les honneurs du pas.

Tout ce qui abhorre les Anglais et l’Angleterre est invité à coups de canon à la fête. Toute la ville y sera, toute la ville y est.

Ce n’est ni du pain, ni du vin, ni du tabac, ni du sel, ni de l’or qu’on va distribuer au peuple, c’est de la vengeance contre l’Angleterre, de la vengeance argent comptant : chacun en prendra à pleines mains. Les vieillards, les jeunes hommes, les enfans, les femmes, en auront leur part. Les femmes surtout, voyez comme elles sont belles de fureur ! Chacune d’elles va se payer d’un fils mort, d’un frère prisonnier, d’un époux noyé. C’est le jour du rachat ! Vous savez si une mère est terrible quand on tue son fils ! Il y a là des mères qui ont huit fils tués par Nelson ; huit vengeances à des femmes à qui une suffit !

Voyez maintenant la grande place autour de laquelle rode et hurle ce peuple, qui sort la langue, qui aiguise ses ongles ; voyez-la encombrée de marchandises de tous les pays, car les contrebandiers anglais s’étaient faits les courtiers de toutes les fraudes. Voyez les trésors de deux hémisphères, jetés à brassées sur la terre. Il y a là dix millions de marchandises rares ou utiles. Oh ! que cette laine filée par l’industrie servirait bien à couvrir la nudité de ce peuple dont les os percent la chair ! cette toile à vêtir ces pauvres mères ! Oh ! qu’avec l’or de ces marchandises on indemniserait de maux et de malheurs ! Le pêcheur aurait un bateau, le laboureur une charrue, tous du pain ; car le pain de l’empire est dur, le pain de l’empire est rare. Peuples, voulez-vous du drap, de la laine, du pain ?

— Nous voulons de la vengeance, nous voulons du feu.

— Vive l’empereur et roi ! vive le blocus continental ! mort aux Anglais !

— Voici le commissaire de la marine ! Place au cortège ! place aux torches !

Et l’air rayonnant de patriotisme, M. le commissaire de la marine, en écharpe tricolore, une torche à la main, s’ouvrit un passage à travers la foule. Il était suivi de l’équipage de la frégate. Auguste, pâle et un flambeau à la main, marchait à côté du commissaire de la marine.

— Vive l’empereur !

Le commissaire s’arrêta au milieu de la place, devant un bûcher immense.

— Vive le blocus continental !

— Mort aux Anglais !

Et le commissaire de la marine, en agitant la torche enflammée au-dessus de sa tête, s’écria : vive l’empereur et roi ! — Vive le blocus continental ! — Mort aux Anglais !

Puis monté sur un ballot de laine, par un geste, il réclama le silence.

Il l’obtint.

Et lut : Décret de l’empire.

Article unique :


« Toutes les marchandises anglaises saisies sur les vaisseaux anglais et autres seront brûlées immédiatement.

Signé l’empereur. »


— Vive l’empereur !

Et il prit, pour donner l’exemple de son obéissance aux lois une poignée de soie écrue, et la jeta dans le foyer.

Alors Scipion et ses corsaires défoncèrent à coups de hache des barriques de tabac ; et après en avoir respiré la saveur âcre et si douce aux organes du marin, les barriques roulèrent dans la flamme !

Une fumée noire et semée d’étincelles monta en longs ruisseaux vers le ciel.

Et le peuple :

— C’est du bon, celui-là : la cendre est blanche ; c’est du pur Virginie.

— Nous n’en aurons jamais de pareil. Raison de plus, au feu ! au feu !

— Au feu, ces pipes de rhum ! Gervais !

— Laisse m’en prendre un petit verre.

— Tu le boiras en punch.

— Va pour le punch ! Alors roule ces tonneaux de sucre, cette barrique de noix muscades et ces caisses de thé. Est-ce fait ?

— Allume !

Et le bon mot circulait ; la plaisanterie faisait la ronde. Allume le punch ! — Le bon Dieu va boire du punch ! — C’est juste, il a fumé.

Une nuée plus épaisse, massive, pourpre ; enfin la flamme d’un punch de douze tonneaux de sucre et d’autant de pipes de rhum, grondait sur leurs têtes. Elle jaspait l’air.

— Dis donc, Jeanne, toi qui as la jambe fine et la cheville à l’avenant, ces bas de soie t’iraient-ils ? Vois comme ils sont tendres, brodés, fins, doux à la chair.

Et qui pourrait exprimer ce qu’il y avait d’amour et de vanité de femme dans le désir de posséder ces beaux bas d’Angleterre, à ravir une duchesse ? Mais l’opinion était là, et le feu flambait.

Après avoir passé une fine jambe dans le bas, le bas était retiré, plié avec toute la délicatesse de jeune fille soigneuse, un regard l’accompagnait, et adieu, il tombait dans le feu ! Il en tombait une douzaine, cent douzaines, deux cents douzaines.

— Ceci semble fait tout exprès pour toi, Marie. — Un service complet de linge de table damassé ; douze douzaines de serviettes, douze douzaines de nappes.

Et tous :

— Voyons si elles seront de bon usage.

Le linge damassé s’abîmait dans la flamme : les regards envieux suivaient quelque temps les caprices du dessin dans le passage de la combustion à la cendre.

— Voudrais-tu bien, toi, là-bas, de cette toile de Frise pour te faire des chemises ? Touche comme elle est ample : elle remplit la main.

— Non ! cela m’écorcherait le dos ; depuis long-temps j’ai renoncé au coton et à la toile. Je ne porte que de la batiste.

— Que ne parlais-tu plus tôt ? En voilà six ballots complets. Tu as de quoi habiller tes domestiques.

Les malheureuses ne possédaient seulement pas un mouchoir. Les ballots de baptiste roulaient dans le feu.

— Si j’ai accepté ta batiste, fais-moi l’amitié d’accepter cette caisse de foulards des Indes. Tu es brune, les foulards te siéront. Viens donc, que je te coiffe.

Et toutes se coiffaient avec des foulards : jeunes et jolies, laides et vieilles, grimaçaient les minauderies des grandes dames, et se dépouillaient ensuite de leur parure en passant devant le feu.

— Qui est fille ici ? qui est à marier ? J’ai de la dentelle, voilà du point d’Angleterre. Approchez, mes amours !

Et avec des épingles on couvrait de la tête aux pieds des filles de pêcheurs de beaux voiles noirs d’Angleterre, la blonde était nouée en ceinture, la malines fixée au bas des haillons ; et quand la plaisanterie avait assez duré, on arrachait par lambeaux ces merveilles de Bruxelles et de Ganf, et la flamme en les dévorant répétait pendant quelques minutes, dans le travail de la combustion, ces prodiges de l’industrie.

— Maintenant que nous avons ménage complet de linge et de provisions, il nous faut du luxe : nous aimons le luxe, nous autres.

Et des femmes ouvraient avec brutalité des paniers remplis de porcelaine chinoise et japonaise, merveilles fragiles qui sont les véritables dieux de nos tables. Les théières brodées d’ornemens, les tasses si légères qu’on y boirait de l’air, les cuvettes soutenues par des péris, les pots-à-eau, se heurtaient, se brisaient dans les mains rudes qui les saisissaient. Des coupes si élégantes et si pures, où l’on n’aurait voulu verser que des perles, étaient exposées à la souillure de la fumée, à la seule fin de savoir si elles iraient au feu.

Ce qui ne se rend pas, c’est cette ivresse à jeun d’hommes et de femmes qui avaient de la fumée dans la bouche, qui portaient écrit sur le front ce combat entre l’amour d’avoir et l’amour de détruire, mais qui détruisaient sans pitié, en disant : C’est anglais ! c’est anglais ! mot terrible qui n’admettait pas d’indécision.

Singulière raillerie ! quelques-uns s’établissaient marchands sur le lieu même de l’incendie : ils vendaient pour rire ; le marché était une comédie. On achetait pour revendre au feu, le feu était le dernier acquéreur.

Raillerie plus singulière encore ! de véritables marchands avaient dressé leurs tréteaux auprès du feu : ils vendaient pour deux sous d’eau-de-vie à ceux qui avaient brûlé une cargaison de rhum ; on leur achetait deux mauvais cigarres en présence de la cendre de trente boucauds de tabac de Virginie.

Enfin tout y passa.

Dix millions de marchandises furent réduits en cendre et en fumée. Jusqu’à l’entière destruction, le commissaire de la marine, et l’état-major de la frégate, dont Auguste faisait partie, ne quittèrent pas leurs places d’honneur.

Quand tout fut achevé, que l’ivresse, la rage, les cris eurent couché, dans cette cendre qui resta tiède trois jours, ces démons, ces éternels ennemis de l’Angleterre, le cortége défila aux cris de vive l’empereur, mort aux Anglais !

Scipion se jeta sur les pas du commissaire et lui dit : Morte !

— Morte ! répéta le commissaire !

— Morte ! répéta Auguste.

— Silence ! ajouta Scipion.

Et il se perdit dans la foule, en criant : Vive l’empereur !

Au bout de trois jours, Auguste fut nommé enseigne. — Il reçut la croix d’honneur des mains du commissaire de la marine.

Le commissaire de la marine reçut aussi, de la part de l’empereur, une médaille qui valait bien 40 francs.


léon gozlan.