Un été à la campagne/03

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Attribué à Poulet-Malassis. (p. 124-183).
Lettres XX à XXIX.


LETTRE VINGTIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 3 juillet 18…

Tu as raison, ma chère petite, la Nuit orageuse est de beaucoup préférable au Précepteur antique, dont le sujet, outre les difficultés, la servitude de la traduction, n’a rien, selon moi, d’attrayant ni de sympathique.

Je ne sais si c’est esprit de corps ou répulsion naturelle, je ne puis, sans en être révoltée, penser qu’il existe des hommes capables de rechercher ces dégoûtants plaisirs. Pouah !

J’en veux à ton Lucien ! Qu’avait-il besoin d’exhumer de pareils personnages ? Que ne laissait-il ces turpitudes enfouies dans un bouquin ?

Il n’a pas fallu moins, je t’assure, que la gracieuse photographie de mesdames Eulalie et Anaïs pour me réconcilier avec lui.

À la bonne heure, cela se comprend.

Nous autres, filles infortunées, en qui la nature a mis des désirs aussi impétueux que chez les hommes, et qui ne pouvons cependant céder aux douces exigences de notre tempérament, sans voir se dresser à nos côtés la misère et la honte, sans payer par des souffrances inouïes un seul moment d’abandon et de faiblesse, sommes-nous donc si coupables, après tout, quand nous cherchons dans les bras l’une de l’autre un plaisir, imparfait peut-être, mais dégagé du moins d’incessantes terreurs ?

Ouf ! voilà une phrase qui a dû certainement m’être inspirée par quelque philosophe du dix-huitième siècle, sur lequel j’aurai marché ces jours-ci sans m’en apercevoir.

Pardonne-la-moi, et laisse-moi te dire tout simplement que M. Lucien est un vilain indiscret. Ce n’est pas gentil de divulguer ainsi les secrets que l’on surprend à des femmes. Tu le gronderas de ma part, entends-tu, quand tu auras acquis ce droit-là. Sera-ce bientôt ?

Je te quitte, quoique j’aie encore bien des choses à te dire ; les soins de mon pensionnat me réclament. J’y introduis toutes sortes de réformes. Monsieur me laisse maîtresse absolue ; il n’est occupé qu’à me regarder avec ravissement. Je taille en plein drap.

Adieu, chère Adèle ; tâche de m’écrire bientôt.

Albertine.


LETTRE VINGT ET UNIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 5 juillet 18…

Me J… a gagné sa cause, sois satisfaite, chère Albertine ; il est vainqueur sur toute la ligne ; c’est la nuit passée que Rose a succombé, après une héroïque défense… Honneur au courage malheureux !

Bien que je n’aie pas vu l’action dans ses détails intimes, j’en ai cependant assez entendu pour m’en faire l’impartiale historienne.

Ayant tout lieu de penser que la pièce touchait au dénoûment, depuis quelques jours je ne perdais pas un mouvement des acteurs principaux.

Hier matin, à l’heure où Rose fait la chambre de l’avocat, je me mis à mon observatoire de droite, et là, commodément postée, j’attendis.

Je n’étais pas installée depuis cinq minutes, que Me J… arriva, ainsi que je l’avais prévu.

La conversation, que j’avais grand’peine à suivre, car les deux interlocuteurs parlaient à voix basse, s’engagea aussitôt, très-animée.

Le tentateur, déterminé à vaincre à tout prix, prodiguait les promesses les plus séduisantes ; les mots : toilette, appartement, robes, cachemires, etc., arrivant de temps à autre jusqu’à moi, me faisaient l’effet d’autant de projectiles incendiaires auxquels, évidemment, la place ne résisterait pas longtemps.

En effet, la défense mollissait ; la belle fille, les yeux baissés, la voix haletante, combattait seulement pour l’acquit de sa conscience, et lorsque enfin Me J…, ouvrant un joli portefeuille garni de pas mal d’or et de billets de banque, le lui mit entre les mains, toute résistance sérieuse cessa. Rendez-vous fut pris pour le soir même.

À quelle heure ? où ? cela m’échappa.

L’avocat irait-il chez Rose ? Rose viendrait-elle chez l’avocat ? Choisiraient-ils un terrain neutre ? Voilà ce que je ne pus saisir.

Un gros baiser que le petit homme, en se haussant sur ses pointes, cueillit sur les lèvres de Rose, rouge comme une pivoine, servit d’arrhes au marché ; après quoi, plus léger qu’un sylphe, il disparut pour ne pas donner lieu aux soupçons.

La journée se passa sans nouvel incident.

Qu’elle dut être longue, mon Dieu ! pour Me J… Il s’agitait, frétillait, tirait sa montre, s’essuyait le front, s’asseyait, se levait ; certes, Guatimozin, sur son gril, n’était pas plus à plaindre.

L’heure tant souhaitée sonna enfin ; chacun regagna son gîte ; plus attentive que jamais, je me remets aux écoutes.

L’avocat attendait l’heure du berger, se promenant dans sa chambre comme un ours dans sa cage.

Onze heures sonnent, rien ; tous les bruits ne sont pas éteints dans la maison ; la demie, rien encore ; mon voisin se déshabille et se couche. Décidément, le rendez-vous est chez lui.

Minuit ! Il se dresse sur son séant, comme mû par un ressort. C’était l’heure fatale.

Cinq minutes se passent ; silence partout, silence profond ; le vent secoue la cime des grands peupliers, et fait parler les feuilles ; voilà tout.

Rose avait-elle changé de résolution ? Manquait-elle à la parole donnée ? Les perplexités, les angoisses de Me J…, je les ressentais.

Chut !… une porte a craqué sur ses gonds ; un pas un peu lourd, quoique dissimulé avec soin, se fait entendre dans le corridor.

Vite, regardons.

La porte entrebâillée de l’avocat s’ouvre, et Rose, pâle, tremblante, mais charmante dans son déshabillé blanc, qui dissimule à peine la splendeur de ses formes, s’avance en hésitant.

L’heureux avocat l’enlace de ses bras et l’attire à lui ; elle résiste, il la force à s’asseoir sur le lit ; un dernier effort, la voilà à ses côtés… Que va-t-il se passer ?

Toutes mes facultés se sont réfugiées dans mes yeux ; il me semble que mon regard percerait une muraille… Ô malheur ! la bougie est soufflée, tout disparaît dans les ténèbres… Pas même le secours de la lune à espérer ! Que faire ? Écouter, puisque c’est la seule ressource qui me reste.

J’écoute donc.

Rose pleure, se lamente, supplie ; larmes, supplications inutiles. Les mots entrecoupés qu’elle laisse échapper sont-ils l’expression de la souffrance ? Je ne saurais le dire. Toujours est-il que Me J… ne s’en montre guère touché, et poursuit implacablement son œuvre…

Ah ! les gémissements redoublent… Rose pousse un cri aigu, un cri assurément arraché par la douleur.

Plus rien… tout est consommé…

C’est donc un monstre, cet homme-là, qui fait ainsi souffrir les femmes !…

Voyons, ne l’accusons pas ; il embrasse sa victime, il lui prodigue toutes sortes de consolations… Elle s’apaise peu à peu, les larmes se sèchent… Je crois qu’elle vient de rire…

On chuchote, mon oreille ne perçoit aucun son distinct. S’en tiennent-ils là ? Faut-il m’aller coucher ? J’en ai presque envie.

Oh ! oh ! l’avocat redevient agressif ; nouveaux débats ; il y a encore résistance ; cette fois il en triomphe aisément ; plus de cri douloureux comme tout à l’heure, de faibles plaintes perdues dans des embrassements…

On se tait ; silence prolongé…

Je suis brisée de fatigue, je vais me coucher. J’espère m’éveiller au point du jour, et ressaisir la partie du spectacle qui m’a échappé. Bonsoir !

Tu penses bien, chère Albertine, que je ne pus fermer l’œil ; je me retournais incessamment dans mon lit, sans parvenir à trouver le sommeil ; malgré moi, j’avais toujours l’oreille au guet.

N’entendant absolument rien, je m’assoupis pourtant. Je ne sais si je dormais depuis longtemps, lorsque je fus réveillée par le bruit d’une porte ouverte avec précaution…

Je m’élance aussitôt à mon observatoire : l’avocat était seul dans son lit ; Rose regagnait sa chambre. Il était quatre heures du matin ; je m’étais levée trop tard !

Le lendemain, la mine piteuse, les yeux gonflés, le teint pâli, la marche difficile de la pauvre fille formaient le contraste le plus complet avec la figure enluminée et les airs conquérants de Me J…, qui mangea comme un ogre à déjeuner, et but plus qu’un templier.

À bientôt, chère Albertine, car je compte sur une prompte revanche, dussé-je passer une nuit blanche.

À toi.
Adèle.


LETTRE VINGT-DEUXIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 7 juillet 18…

J’ai bien peu de temps à te consacrer, chère Adèle, et pourtant je ne voudrais pas laisser passer ta dernière lettre sans réponse. Reçois donc mes sincères compliments. Tu es une excellente historiographe. Rien d’omis, pas un détail perdu !

J’ai pu suivre pas à pas les hauts faits de ton vilain singe d’avocat. Qu’eût-ce été, bon Dieu ! si la bougie ne se fût pas éteinte !

Ce n’est que partie remise, après tout ; ta vigilance et ton œil de lynx me sont connus ; aussi je compte avant peu sur la savante description de quelques ébats peu gazés, selon l’expression de ton Lucien.

À propos, que devient-il, ton Lucien ? J’espère que le jour de son triomphe approche ; voilà plus d’un grand mois que tu lui refuses impitoyablement ce que tu grilles de lui accorder ; c’est assez, l’honneur est satisfait ! Je demande grâce pour lui ; que dis-je ! je demande grâce pour vous deux. S’il ne manque à l’accomplissement de la cérémonie que mon consentement, je vous l’envoie, accompagné de ma bénédiction ; tâchez de savoir vous en servir.

Il nous est arrivé — je pourrais dire : Il m’est arrivé, puisque c’est moi qui reçois les clients maintenant, — une pensionnaire nouvelle, dont je te dirai l’histoire dans ma prochaine lettre. Qu’il te suffise de savoir en ce moment que c’est une ravissante jeune personne de dix-sept ans ; elle doit passer deux ou trois mois seulement au pensionnat ; elle n’en sortira que pour se marier.

Sur ce, je t’embrasse et te dis adieu. Ne sois pas trop fâchée contre moi si je te quitte déjà ; ma prochaine lettre sera moins écourtée, je te le promets.

Albertine.


LETTRE VINGT-TROISIÈME.


Albertine à Adèle.
B…, 10 juillet 18…

Tu avais raison, chère Albertine, ce n’était que partie remise. Ah ! quelle revanche j’ai prise de la bougie soufflée ! J’ai vu, cette fois, vu tout ce qui se peut voir : plus rien de caché pour moi, le voile est tombé, la lumière s’est faite !

Il me reste à photographier la scène qui s’est déroulée sous mes yeux, et me voilà grandement embarrassée, je t’assure.

Tu me complimentes sur l’exactitude de ma dernière narration ; mon Dieu ! ma tâche était facile, je remplissais l’office de sténographe : j’écoutais et j’écrivais. Aujourd’hui, quelle différence ! Ce que j’ai vu, j’y crois à peine moi-même quand je me le rappelle, et il faut te le faire toucher du doigt !

Enfin, je me recommande à ton indulgence et je compte sur ta perspicacité.

Reprenons l’histoire au point où je l’ai laissée.

Le lendemain de la chaude affaire que tu sais, il y eut relâche à mon théâtre ; cela se comprend : la prima donna, vu les fatigues et l’émotion inséparables d’un premier début, avait bien le droit de s’accorder un congé.

La nuit suivante fut la répétition de ce que j’avais déjà entendu, moins la partie pathétique ; Rose s’aguerrissait. En dépit de mes belles résolutions, je m’éveillai le matin juste assez à temps pour voir Me J…, resté seul, se tourner vers la ruelle.

J’enrageais, et tu conviendras qu’il y avait de quoi ; le soir, en guise de consolation, je pus assister au petit coucher de mon voisin ; cinq minutes après s’être mis au lit, il ronflait à ébranler la maison sur ses fondements. Chez lui, paraît-il, c’est comme à l’Opéra : on joue tous les deux jours.

Hier donc, c’était jour de représentation : j’essuyai le verre de ma lorgnette, et j’attendis.

La salle était éclairée à giorno ; l’avocat, en robe de chambre, restait sur pied, contre l’habitude des jours précédents.

Je supposai quelque chose d’extraordinaire.

À minuit, le sanctuaire s’ouvrit, et la déesse apparut, radieuse ; l’avocat courut à elle, la prit par les mains, l’embrassa, l’attira près du lit, et là, en dépit de ses protestations, usant d’une douce violence, lui enleva l’une après l’autre la camisole et la chemise, seules pièces de sa toilette de nuit, de telle sorte qu’au bout d’un instant, elle s’était vue forcée d’adopter, dans sa rigoureuse simplicité, le costume d’Ève avant le péché.

Sa chevelure blonde, dénouée par hasard et flottant jusqu’à mi-corps, complétait sa ressemblance avec la mère du genre humain.

Quel spectacle s’offre alors à l’émerveillé Me J… !

On croirait voir descendre de son cadre une de ces riches et puissantes natures que se complaisait à reproduire le vigoureux pinceau de Rubens.

Ce n’est assurément ni la finesse d’attaches, ni la délicatesse d’extrémités, ni la rectitude de lignes, ni la pureté de galbe si remarquables chez ma tante ; mais quels contours ! quelles épaules ! quelles hanches. Des cuisses et des jambes taillées en plein marbre, comme les colonnes d’un temple ! Et tout cela ferme, résistant ! C’est à peine si la gorge, malgré son poids énorme, incline sa rose extrémité !

Aussi l’avocat n’était-il plus un homme ; c’était un satyre, moins les pieds de bouc et les cornes. Il rugissait d’admiration ; ses mains erraient çà et là, à tort et à travers ; ses lèvres s’imprimaient sur tout ce qu’avaient touché ses mains ; semblable à l’ogre des contes, il se plongeait dans une gigantesque orgie de chair fraîche !

Bientôt ces préliminaires ne lui suffisent plus : en face d’une Ève si attrayante, il veut user des prérogatives d’Adam, et se débarrassant de sa robe de chambre, il se trouve, lui aussi, dans le costume de notre père commun.

Ah ! ma chère, comment te dire ce que je vis alors ? Je ne trouve pas de termes propres à rendre ma stupéfaction. Je voyais se dresser devant moi la formidable réalité dont le consolateur de ma tante n’était que l’infime reproduction…

Quelle feuille de figuier il eût fallu à Me J… pour se présenter décemment devant le Seigneur irrité !

Je m’expliquais maintenant les gémissements de la pauvre Rose ; vraiment, on se plaindrait à moins !

Tu ris en me lisant, chère Albertine, et tu te représentes Me J… ridiculement laid, grotesque même ? Et bien ! non : sa laideur avait disparu ; ses yeux flamboyants, ses narines dilatées, l’ardente passion qu’exprimait son visage enflammé, l’énergie de son attitude, tout cela l’avait transfiguré. Il était presque beau ainsi. Il m’inspirait deux sentiments assez difficiles à concilier : une sorte de vague désir, mêlé d’effroi.

Je te le confesse, j’en étais venue à jeter un œil d’envie sur sa victime !

Quant à elle, la bonne fille, toujours protestant, toujours contrainte de céder, elle était en ce moment sur le lit, livrant, bien malgré elle, aux regards avides de son persécuteur, tous les secrets de sa luxuriante beauté.

À cet aspect, le délire du petit homme ne connaît plus de bornes ; il s’élance d’un bond, con furia francese, vers l’autel sur lequel il doit sacrifier, et le tient longtemps et étroitement embrassé.

Rose ne songe plus à gémir ni à pleurer : de voluptueux frissons parcourent son beau corps ; toutes les interjections heureuses de la langue française voltigent tour à tour sur ses lèvres entr’ouvertes par le plaisir, et lorsqu’enfin, quittant sa position anormale, le vaillant petit avocat, plus redoutable que jamais, consomme le sacrifice, elle accepte avec résignation, sans rancune, l’instrument de son martyre, et lui fait fête de son mieux.

La pièce terminée, on baissa la rampe.

Les acteurs s’endormirent-ils sur leurs myrtes ? Me J… accomplit-il de nouvelles prouesses ?

Je ne m’en inquiétai point ; je ne me sentais plus l’envie d’écouter. Il me tardait d’étancher, tant bien que mal, la soif de jouissance excitée en moi par ce que j’avais vu. Ce n’était plus du sang, c’était du feu qui coulait dans mes veines !

Ah ! si Lucien avait été là !… Hélas ! il n’y était pas ; il fallut me suffire à moi-même.

Que veux-tu, chère Albertine, le sage doit savoir se contenter de peu.

À toi.
Adèle.


LETTRE VINGT-QUATRIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 14 juillet 18…

Tu peux m’en croire, chère Adèle, j’ai été on ne peut plus sensible aux pénibles privations que tu as endurées à cause de ton isolement.

En effet, se trouver solitaire dans son lit lorsque, de l’autre côté de la cloison, se chante un duo si entraînant, c’est véritablement subir le supplice de Tantale ; aussi je te plains de grand cœur.

Encore si j’avais été là ! je me serais efforcée d’alléger des souffrances qu’après tout, soyons franches, tu t’es attirées, ma chérie.

Écoute donc, c’est ta faute, ta très-grande faute ; au lieu de laisser ce malheureux Lucien sécher sur pied, si tu avais eu quelque pitié de lui, pareille chose ne serait pas arrivée.

D’abord, au lieu d’assister seule au spectacle, petite égoïste, tu aurais eu un cavalier servant, plaisir dont tu as été privée ; et puis, le rideau baissé, Dieu sait comment le duo se serait tout naturellement transformé en quatuor, et combien de reprises il aurait eues ! Puisque tu ne l’as pas voulu, ne t’en prends qu’à toi des ennuis de la solitude et du vide cruel dont tu as eu à te plaindre.

Profite de la leçon, et amende-toi.

Je te l’avouerai, mon Adèle, en toute autre circonstance, ton portrait à la flamande de la superbe Rose aurait soulevé en moi un fanatique enthousiasme.

Comme c’est onctueux ! comme c’est opulent ! L’eau vous en vient à la bouche ; on mordrait dedans !

Par malheur, en ce moment, vois-tu, toutes mes facultés admiratives sont concentrées sur un seul objet ; mes regards, ma pensée tendent vers un but unique : je suis affolée de ma nouvelle pensionnaire, la divine Jeanne de K…

Rose, après tout, c’est le triomphe de la chair ; Jeanne, au contraire, résume en elle toutes les perfections d’un idéal poétique.

De magnifiques cheveux à reflets dorés, formant auréole sur le front et tombant en boucles soyeuses sur un cou adorablement modelé ; des yeux bleus frangés de longs cils bruns, — les yeux rêveurs de la Marguerite de Scheffer ; — une peau si fine et si blanche que la moindre émotion la colore du plus vif incarnat ; une taille svelte, aux souples ondulations ; des mains presque diaphanes, un pied irréductible, et je ne sais quoi d’aérien, d’immatériel, répandu sur sa personne, lui donnent l’apparence vaporeuse d’un être supérieur à notre humanité ; on s’étonne de lui voir fouler la terre, on est tenté de fléchir le genou devant elle.

Eh bien ! oserais-je te l’avouer, chère petite ?… je médite, que dis-je ! j’ai résolu la chute de cet ange !

Oui, je la veux, il me la faut, je l’aurai… Si je ne réussis pas pourtant, car on doit tout prévoir, je puis compromettre, perdre même la position que je convoite ; je le sais, j’en suis convaincue, et cette perspective n’a rien qui m’arrête ; je n’écoute, je ne veux écouter que l’invincible penchant qui me pousse vers Jeanne !

Ah ! bast ! jusqu’à présent j’ai réussi dans mes entreprises amoureuses, pourquoi échouerais-je dans celle-ci ? Et puis je serai si prudente, tu verras !

Veux-tu maintenant quelques détails biographiques ? Je suis en mesure de t’en donner. Mademoiselle de K…, son nom l’indique de reste, est d’une ancienne famille de Bretagne. Elle perdit sa mère toute jeune, et son père, officier de marine, ne pouvant s’occuper d’elle, la confia à une béguine de tante demeurant à Rennes. Jeanne a été élevée chez cette parente, qu’elle n’a jamais quittée, dans toutes les pratiques d’une dévotion étroite, outrée, d’un cagotisme de vieille fille et, qui pis est, de vieille provinciale ! Aussi n’a-t-elle à la bouche que les noms de la sainte Vierge et des saints ; elle s’impute la moindre chose à péché, et s’accuserait volontiers


D’avoir pris une puce en faisant sa prière,
Et de l’avoir tuée avec trop de colère.

Enfin elle est d’une naïveté qui passe toute expression, et, malgré cela, ne manque pas d’un certain esprit naturel, qui se fait jour parfois au moment où l’on y pense le moins.

Voici par quel concours de circonstances nous possédons cette sainte en herbe. La tante est morte dernièrement ; la gouvernante, une Yvonne quelconque, s’est mise en route avec la nièce, et l’a ramenée à M. de K…, vieux loup de mer, qui vit à Paris en garçon ; celui-ci ne sachant que faire, dans sa cabine, de cette jeune fille qui lui tombait ainsi du ciel, s’est empressé de s’en débarrasser en notre faveur.

Outre sa fille, M. de K… est orné d’un neveu, marin comme lui, à qui Jeanne est fiancée depuis l’enfance. On n’attend plus, pour célébrer l’union, que le retour du prétendu, engagé dans une expédition lointaine, et comme on ne compte guère sur lui avant deux ou trois mois, j’espère mettre le temps à profit et l’employer à déniaiser sa charmante future.

Dans l’état d’innocence primitive où elle est à présent, ce serait un véritable meurtre de la jeter en pâture à ce corsaire brutal et malappris, qu’elle a vu à peine trois ou quatre fois, et qui a le double de son âge.

Tu approuveras, je pense, chère petite, le motif qui me fait agir, et tu rendras justice à la pureté de mes intentions.

Tu le sais, à cette heure je suis toute-puissante dans le pensionnat ; monsieur m’ayant remis ses pleins pouvoirs, j’agis absolument en dame et maîtresse du lieu. Dès le lendemain de l’arrivée de Jeanne, sous prétexte que, vu sa position exceptionnelle, elle ne pouvait coucher dans le dortoir commun, j’ai fait disposer à son intention le grand cabinet attenant à ma chambre, et l’y ai installée ; de cette manière, je ne suis séparée d’elle que par une porte vitrée,

Ainsi placée, je suis, comme toi, tantalisée chaque soir, et, comme toi, hélas ! j’en suis réduite à mes seules ressources, en attendant que j’aie échauffé au feu de mes désirs la belle statue qui repose froide, chaste et pure à deux pas de moi.

Je m’empare peu à peu de son esprit ; déjà sa confiance m’est acquise, elle me dit ses petits secrets de jeune fille ; quelques jours encore, et je pourrai hasarder un pas en avant.

Oh ! sois tranquille, je ne le ferai pas sans avoir, auparavant, couvert ma retraite. Cette fois, je le sais, je ne joue pas, comme avec Félicie, la Précaution inutile.

Adieu, chère Adèle.

Albertine.


LETTRE VINGT-CINQUIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 17 juillet 18…

Mes vœux t’accompagnent, chère Albertine, dans ta nouvelle entreprise. À la bonne heure, sainte Jeanne est une conquête digne de toi, et j’approuve entièrement la noble tâche que tu t’es imposée.

C’est une mission toute de dévouement, tu ne dois pas te le dissimuler ; tu auras bien des fatigues à endurer ; les veilles, les travaux exigés par une éducation complète, par une instruction qu’on se propose de rendre aussi solide que variée ; les mêmes leçons répétées cent fois, les mille détails auxquels il faut descendre, tout cela restera ignoré sans doute du futur mari, et le connût-il, sût-il toutes les peines prises par toi dans le but de lui offrir une femme parfaite, que peut-être il ne t’en saurait pas gré, tant l’ingratitude est naturelle à l’homme ! Heureusement, en toi sera ta récompense ; ta conscience te rendra témoignage du devoir accompli ; et d’ailleurs, Jeanne, la séraphique Jeanne ne gardera-t-elle pas une reconnaissance sans bornes à celle qui lui aura fait connaître les mystérieuses délices, avant-goût du bonheur parfait réservé aux élus, vers le séjour desquels l’emportent ses aspirations éthérées !

En fait de nouvelles, je te dirai, ma chère amie, que B… se dépeuple ; notre colonie vient de perdre deux de ses habitants.

Avant-hier, Me J…, après avoir lu et relu une lettre arrivée pendant le déjeuner, annonça à ma tante qu’une affaire urgente l’appelait immédiatement à Paris ; sur quoi il prit congé de nous et partit le jour même.

Hier, Rose, de son côté, reçut une lettre qu’elle s’empressa de montrer à ma tante ; sa mère était à l’agonie, et ne voulait pas mourir sans lui donner sa bénédiction.

Tu comprends, cela ne souffrait aucun retard ; aussi prit-elle sur-le-champ le chemin de fer.

De ce double départ, je conclus tout simplement que le petit avocat emporte sa proie à Paris, où il va la dévorer à loisir dans quelque antre bien sombre de Breda Street, qu’il aura à cet effet meublé, capitonné et doré sur toutes les coutures.

Voilà, par contrecoup, mon théâtre en vacances, juste au moment où les acteurs allaient déployer tous leurs moyens !

Pour me consoler, il est vrai, j’ai celui sur lequel je dois monter ; les menuisiers y mettent la dernière main, car c’est demain, sans aucune remise, qu’a lieu notre représentation. Les invitations sont envoyées ; le public sera composé de nos voisins plus ou moins rapprochés, cinquante ou soixante spectateurs à peu près. Il y aura souper après le spectacle. La fête sera complète.

Je te dirais bien ma toilette de demain, mais le temps me manquerait ; je viens de l’essayer, elle me sied à ravir. Modestie à part, je suis charmante ainsi. Lucien est capable d’en perdre la tête.

Voyons, ne me gronde plus ; je prends son martyre en pitié, et j’ai résolu de l’abréger. Sans s’en douter, il touche au port.

Je te quitte, chère Albertine ; la sonnette du régisseur m’appelle à la répétition générale. Tu comprends, je ne puis me faire attendre ; je serais à l’amende.

À bientôt ; ton

Adèle.


LETTRE VINGT-SIXIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 20 juillet 18…

Il n’y a plus à s’en dédire, chère Albertine : à l’heure qu’il est, Lucien n’a plus rien à désirer.

Ah ! le monstre ! — monstre adorable, s’entend — comme il s’est vengé en une seule nuit des délais apportés à ce qu’il veut bien appeler son bonheur !

Tu m’as demandé, ma bonne chérie, une confession générale ; me voilà toute disposée à te satisfaire, mais je suis encore, je te l’avouerai, sous l’impression des émotions de toute nature qui m’ont assaillie depuis trois jours ; ma tête est un véritable chaos ; je ne sais vraiment par où commencer.

Tant pis ! je commence toujours, la mémoire me reviendra peut-être en route.

Je t’ai quittée l’autre jour, si tu te le rappelles, au moment de la répétition générale. Cette répétition eut lieu en effet, et Lucien, comme s’il eût pressenti la victoire au bout d’un suprême effort, y déploya une ardeur, un brio, — style de journaliste, — qu’on ne lui connaissait pas ; il fut si entraînant, en un mot, qu’oubliant mon double rôle, je me souvins seulement de celui que je devais jouer pour le public ; sans y penser, malgré moi, mes yeux s’allumèrent aux éclairs qui jaillissaient de ses yeux, et mon cœur se mit à battre à l’unisson du sien.

Ainsi montés, nous répétâmes divinement ; aussi fûmes-nous acclamés par les intimes présents ; X…, enthousiasmé, déclara que nous étions plus forts qu’au Gymnase ou à la Comédie-Française.

Lucien était ravi de ce succès inattendu, présage d’un autre sans prix à ses yeux. Moi, presque honteuse de m’être laissé deviner, je me dérobai à tous les compliments sous prétexte de migraine, et, rentrée chez moi, j’évoquai un à un, avec volupté, les bienheureux souvenirs de cette répétition, ce qui ne m’empêcha pas, le soir, de rester insensible aux sollicitations muettes de mon beau poursuivant, et de me rendre complétement inabordable, en m’accrochant sans rémission à la crinoline de ma tante.

Le lendemain, jour mémorable ! fut en grande partie employé en préparatifs sans fin, dont je te fais grâce.

Huit heures sonnent ! notre petite salle, brillamment éclairée, est garnie de spectateurs en grande toilette, derrière lesquels apparaissent, aux portes, dans les corridors, partout où l’on peut se nicher, nos domestiques et ceux des invités ; en tout, près de cent personnes.

Les trois coups sont frappés !

J’avais, figure-toi, une peur horrible ; je me sentais pâlir sous mon rouge. Je ne commençais pas, heureusement. Cette tâche était dévolue à ma tante et à Lucien, qui se tirèrent d’affaire en vrais comédiens. À la sortie de ma tante, j’entendis de nombreux applaudissements ; cela me redonna un peu de courage.

Ah ! ma chère, j’ai parlé trop vite !… Mon tour vient, encore une scène, il me faudra paraître ; les jambes me manquent… Sans X…, placé derrière moi, je crois vraiment que je tombais. J’entends ma réplique ; mon Dieu ! je n’ai plus dans la tête un seul mot de mon rôle… Je me retourne pour fuir, X… me barre le passage et me pousse, pour ainsi dire, sur les planches.

Me voilà devant tout ce monde, et en face de Lucien ; il se fait un murmure dans la salle, il me semble entendre bourdonner à mes oreilles : Dieu ! est-elle gentille ! Ses yeux, à lui, me confirment cette assurance. Mon courage renaît, la mémoire me revient, je parle ; ma voix, basse et tremblante d’abord, s’affermit peu à peu ; un mot, dit avec beaucoup de naturel, m’attire d’unanimes bravos. Ah ! je respire… La montagne qui pesait sur ma poitrine prend des ailes et s’envole. À partir de ce moment, je vais, je viens sans embarras, mon ton est assuré, et lorsqu’arrive ma grande scène avec Lucien, je retrouve, sous la flamme de son regard, mes inspirations de la veille ; les applaudissements éclatent de toutes parts, on nous décerne une véritable ovation.

Je me complais, chère Albertine, à te conter le succès qui a couronné mon essai dramatique, et tu t’impatientes ; tu es plus curieuse, je le gagerais, d’apprendre les détails intimes de l’autre début qui devait s’effectuer à la suite du premier.

Patience, nous y arrivons ; tous les deux se tiennent, ils sont inséparables l’un de l’autre ; tu vas voir.

Voici comment la pièce se termine. Je dois une réponse définitive à mon amant, qui la sollicite avec instance ; je ne puis la lui donner sur l’heure ; au baisser du rideau pourtant, il doit deviner l’amour qu’il m’inspire, et son triomphe prochain à la façon dont j’accentue ces trois mots, les derniers de mon rôle : À ce soir !

Eh bien ! entraînée par la situation, incapable de maîtriser plus longtemps les sentiments que j’éprouvais, dominée par mon amour, je mis une telle intention dans ces trois syllabes, mes yeux parlèrent si éloquemment, que Lucien ne put conserver l’ombre d’un doute sur la récompense que je lui ménageais, la soirée finie. Après m’avoir baisé la main, il se releva radieux, le front illuminé : il venait d’entrevoir la terre promise.

Le souper fut extrêmement gai ; il dura jusqu’à minuit. Alors on songea à se séparer ; on fit atteler, et un quart d’heure après, le roulement de la dernière voiture s’éteignait dans le lointain.

Chose étrange ! à présent que je touchais à l’heure de tenir une promesse librement faite, au moment de me donner à l’homme que j’adorais, j’hésitais, — non, je n’hésitais pas ! — cependant j’aurais voulu, je ne sais pourquoi, retarder l’instant décisif ; j’aurais voulu pouvoir arrêter la pendule, dont l’aiguille me semblait marcher avec une effrayante rapidité.

Ma tante s’étant levée, et ayant ainsi donné le signal de la retraite, je me levai et m’approchai d’elle instinctivement, comme pour me mettre sous sa protection. Un coup d’œil suppliant de Lucien vint me rappeler la parole donnée. Il n’y avait plus à reculer.

Une fois dans ma chambre, après avoir hermétiquement fermé du côté de ma tante, j’eus soin de laisser la porte du corridor entr’ouverte ; puis je me déshabillai, j’éteignis ma bougie, et j’attendis.

L’heure qui fuyait si rapide une minute avant, me parut alors se traîner avec une lenteur incroyable.

Arrange cela, si tu peux : je redoutais la présence de Lucien, et je la souhaitais en même temps ; ce que je voulais surtout, c’était mettre fin aux angoisses qui me brisaient.

J’étais assise, l’oreille tendue, la main sur mon cœur, cherchant à comprimer ses battements : je suis sure qu’à côté de moi on aurait pu les entendre.

Enfin, la porte est poussée lentement… c’est Lucien !

Emportée par un mouvement irrésistible, irréfléchi, je me précipite vers lui, j’entoure son cou de mes bras, je cache ma tête sur sa poitrine ; une ardente étreinte répond à cet élan ; ses lèvres cherchent les miennes ; je me sens soulevée de terre et portée dans mon lit !…

Il est là, près de moi, il me tient embrassée ; je sens partout à la fois sa main qui ne se fixe nulle part ; elle s’arrête pourtant, rencontre une des miennes imitant aussi exactement que possible celle de la Vénus pudique, l’éloigne doucement, et… et je meurs de plaisir !…

Toute médaille a son revers, dit-on ; hélas ! je dus me convaincre de cette incontestable vérité ; une vive douleur me tira brusquement de la voluptueuse torpeur dans laquelle j’étais plongée. Lucien essayait de conquérir la palme réservée aux amants heureux ; et, vois l’injustice ! tandis qu’il cueillait la rose, moi je me piquais aux épines !

Malgré d’héroïques efforts pour les retenir, la souffrance m’arrachait des plaintes que mon amant s’efforçait de calmer par de tendres protestations ; il regrettait de toute son âme les maux qu’il me causait, mais acharné à sa tâche impossible, s’il en fallait juger sur les apparences, il ne me laissait pas un moment de répit ; il aspirait à une victoire complète.

Combien de temps cela dura, ce que je souffris, je ne saurais le dire ; tout à coup, je ressentis une douleur aiguë, profonde, tout sembla se déchirer en moi ; je poussai un cri aussitôt étouffé sous mille baisers, puis je n’eus plus conscience de rien…

Quand je repris mes sens, Lucien, inquiet, désolé, m’appelait des noms les plus doux ; il murmurait à mon oreille ce que l’amour peut inspirer de plus passionné.

Tu crois peut-être, ma chère Albertine, que je vais être fâchée contre lui ; pas du tout, je l’aimais plus encore que tout à l’heure, si c’est possible ; j’étais à lui maintenant, je lui appartenais ; aussi, me jetant dans ses bras, je lui rendis caresse pour caresse, baiser pour baiser.

Je ne te surprendrai sans doute pas si je te dis qu’il eut l’indélicatesse d’abuser de ma grandeur d’âme ; non content de la victoire décisive qu’il venait de remporter, il se couvrit de nouveaux et nombreux lauriers, cueillis bien un peu à mon corps défendant, j’en conviens, car je souffrais toujours cruellement ; mais que veux-tu ? il était si insinuant, si persuasif, il s’y prenait si délicatement, qu’il obtenait tout ce qu’il voulait.

Heureusement, le jour parut, et l’avertit qu’il était temps de se retirer s’il ne voulait pas éveiller les soupçons ; j’obtins ainsi un repos dont j’avais le plus grand besoin.

Il était neuf heures passées quand je me levai ; les premiers pas que je fis dans ma chambre, en réveillant de cuisants souvenirs, et les premiers regards jetés sur ma glace, en me montrant des yeux battus, une figure tirée, me rappelèrent la triste mine, la marche difficile de la pauvre Rose, le lendemain de sa rencontre avec l’avocat ; mais Lucien, loin d’afficher les airs vainqueurs de Me J…, se montra plus affectueux, plus aimable que jamais ; je lisais dans ses yeux tout ce que sa bouche aurait voulu me dire.

Mon excessive fatigue fut tout naturellement mise sur le compte de la représentation, et personne ne soupçonna la vérité ; cependant, chaque coup d’œil dirigé vers moi me faisait monter le rouge au visage, sans que je pusse m’en défendre.

Adieu, chère Albertine ; je t’écris à l’issue du déjeuner ; je pourrais presque dater ma lettre du champ de bataille.

À toi.
Adèle.


LETTRE VINGT-SEPTIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 23 juillet 18…

Le voilà donc connu, ce secret plein d’horreur ! Combien tu as dû souffrir, mon Adèle, et quel barbare que ce Lucien ! Enfin, puisque tu ne lui en veux pas, je ne puis décemment pas lui en vouloir non plus ; et puis, j’en suis certaine, il te ménage une foule de merveilleuses compensations ; il te doit bien cela, du reste.

Par une bizarre coïncidence, la nuit même où tu accomplissais ton double début, Jeanne faisait ses premières armes sous ma direction.

La chère enfant n’a pas eu à subir les cruelles épreuves par lesquelles il t’a fallu passer, mais si le lendemain son charmant visage ne portait pas les traces de fatigue et de souffrance qui se voyaient sur le tien, pauvre chère victime, elle n’était ni moins confuse que toi, ni moins rougissante ; rien de plus amusant que son air embarrassé ; elle n’osait plus lever les yeux : c’était un ange chassé du ciel, dépouillé de ses ailes.

Tu le sais, je cherchais un moyen d’arriver à mon but sans rien risquer ; la chose était difficile, et j’avais déjà imaginé et rejeté bien des projets, lorsque le hasard, plus habile que moi, me servit à souhait.

Pendant que tu te préparais là-bas à faire oublier nos meilleures comédiennes, ce dont je te crois parfaitement capable, nous avions ici une chaleur accablante. Vers dix heures, de fréquents éclairs et le roulement du tonnerre annoncèrent un violent orage ; Jeanne et moi venions de nous coucher ; les lumières étaient éteintes. Elle dormait dans son cabinet, du moins je le pensais ; moi je poursuivais, toujours infructueusement, mon idée fixe, quand un terrible fracas éclata ; aussitôt la porte vitrée s’ouvre ; Jeanne, effarée, en chemise, se précipite vers mon lit, me suppliant de la laisser coucher avec moi, car elle a, me dit-elle, une peur affreuse.

Qu’en dis-tu ? la Providence n’exauçait-elle pas mes vœux ?

Je m’empresse de me reculer, je fais place à ma jolie peureuse, qui se glisse tremblante à mes côtés. Je la rassure d’abord, je l’embrasse. À chaque nouvel éclair, à chaque grondement de la foudre, elle se rapproche davantage et se serre sur moi ; ses frayeurs et mes caresses redoublent.

Je te laisse à penser dans quel état j’étais moi-même, en sentant frémir sur le mien ce corps délicieux, dont je constatais à loisir toutes les perfections. Ce contact seul me met hors de moi ; avant d’avoir rien pu tenter de sérieux, trahie par mes sens, je tombe sans mouvement sur le sein de Jeanne ; elle me croit dominée par l’effroi, et devient presque brave pour m’encourager à son tour.

Un peu remise, et surtout plus calme, cette fois je mets l’orage à profit ; je combine une attaque en règle. Au premier coup de tonnerre, ma main touche le but et s’y maintient, en dépit d’une forte résistance.

— Albertine, que faites-vous ? s’écrie l’infortunée, qui se sent tomber de Charybde en Scylla.

— Quoi donc, chère Jeanne ?

— Votre main…

— Eh bien !…

Ici éclairs et tonnerre ; je me poste de façon à n’être pas délogée.

— Je vous en prie, Albertine…

Un baiser lui ferme la bouche.

— Albertine, c’est bien mal ce que vous faites là !… Je ne veux pas… je…

Le ciel en feu paraît vouloir s’entr’ouvrir ; je ne réponds pas, mais j’enlace si bien la rebelle, que toute défense est paralysée ; ma main ne perd pas son temps.

— Ah ! mon Dieu ! je ne sais ce que j’éprouve… soupire Jeanne, qui commence à perdre la tête. Non, jamais… Je vous prie en grâce, Albertine… finissez !… Je n’ai jamais ressenti… Ah ! quel plaisir !… Sainte Vierge… pardonnez !… Albertine, je… je vais mourir !… Chère Albertine… ah ! ah !… bonheur des anges !… Je… je meurs !…

Les mots expirent sur ses lèvres, sa tête sans force se renverse sur mon épaule ; elle frissonne, palpite, se raidit, puis s’affaisse entre mes bras.

Mes désirs, un instant apaisés, se rallument plus ardents ; je me roule sur le corps inerte de Jeanne en proférant des cris insensés ; ma bouche sur sa bouche, j’aspire son souffle, je bois son haleine ! Bientôt, haletante, pantelante, je me laisse aller, vaincue de nouveau par le plaisir, aux côtés de celle que je venais d’initier à nos grossières jouissances terrestres, en attendant qu’elle en put savourer d’autres plus épurés, plus en harmonie avec sa nature et ses aspirations.

Ce bienheureux anéantissement ne pouvait durer toujours ; peu à peu nous ouvrons les yeux, nous revenons à nous, et voilà Jeanne repentante, tout en larmes, et demandant pardon à Dieu, à la sainte Vierge, du plaisir que je lui ai fait goûter ! L’ingrate essaie de se soustraire à mes baisers, et veut regagner sa chambre pour y implorer à l’aise la rémission de ce qu’elle regarde comme un énorme péché.

L’orage était passé ; plus le moindre éclair, pas le plus mince coup de tonnerre qui me vînt en aide. Je ne savais que faire.

Ma foi, je me mis à pleurer plus fort que ma belle éplorée ; je pris à témoin Dieu, la Vierge et les saints de la pureté de mes intentions, et je parvins ainsi à la calmer un peu. Petit à petit, je regagnai sa confiance. J’employai alors toute ma rhétorique à lui démontrer que nous n’étions coupables ni l’une ni l’autre, que le hasard seul et l’orage avaient fait tout le mal, et que, d’ailleurs,


Il est avec le ciel des accommodements.


Persuadée, sinon par mon éloquence, du moins par les caresses que je ne lui épargnais pas, sollicitée par les désirs qui s’éveillaient en elle, ma timide pécheresse se rendit à mes raisons, et, bon gré, mal gré, succomba une seconde fois. À partir de ce moment, ma tâche devint facile, et, le matin lorsque nous nous séparâmes, la conversion était en bon train.

Eh bien ! chère Adèle, n’avais-je pas raison de te dire que je réussirais ! Reste maintenant à cultiver les excellentes dispositions dont Jeanne est douée, à n’en pas douter. Songe, de ton côté, à bien profiter des leçons de ton professeur, et fais-moi part de ce qu’il t’aura enseigné.

Adieu ; je t’embrasse.

Albertine.


LETTRE VINGT-HUITIÈME.


Adèle à Albertine.
B…, 4 août 18…

Oui, ma bonne Albertine, oui, Lucien me réservait de bien douces compensations, et je me préparais à te décrire toutes les charmantes choses qu’il m’apprend chaque jour, car sa science, comme son amour, paraît inépuisable ; je trempais déjà à cet effet le bout de ma plume dans l’encre lorsqu’un nuage, apparu dans mon beau ciel d’azur, est venu arrêter ma main et paralyser mon esprit.

Il est arrivé hier une lettre d’Algérie ; elle annonce à ma tante le retour de son mari, accompagné d’un de ses jeunes officiers, tout nouvellement nommé capitaine. Ce jeune homme paraît avoir inspiré le plus vif intérêt à mon oncle, qui fait un brillant éloge de son caractère, de sa fortune et de ses avantages physiques.

Il y a assurément là-dessous quelque projet de mariage ; la preuve, c’est que le soir même, au salon, au moment où ma tante terminait une polka, elle a dit gaîment, en me regardant : Messieurs, préparez-vous à danser ; nous aurons, je crois, un bal de noce avant la fin de l’été.

Je ne sais pourquoi, depuis cet instant, je suis triste, inquiète ; Lucien ne m’a pas dit un mot, cette nuit, de cet incident, et pourtant je le trouve tout sombre et tout changé ce matin.

J’étais trop heureuse aussi, cela ne pouvait durer longtemps.

Adieu, ma bonne Albertine. J’ai envie de pleurer sans savoir pourquoi.

À toi, toujours.

Adèle.


LETTRE VINGT-NEUVIÈME.


Albertine à Adèle.
Paris, 7 août 18…

Oh ! la vilaine lettre qui plisse le front si pur de mon Adèle, et qui me prive, moi, par contre-coup, des détails intimes sur lesquels je comptais ; j’aurais tant voulu suivre, de seconde main, le cours de ton très-savant maître !

N’y pensons plus, au moins quant à présent, car, je l’espère, ceci n’est qu’une fausse alerte.

D’ailleurs, ton oncle n’est pas encore de retour ; d’ici là, Lucien n’a qu’à se déclarer, à te demander à ta tante ; il est le premier en date, après tout ; il a des droits incontestables. Ton oncle entendra raison ; il ne peut vouloir, en tout cas, te forcer d’épouser son capitaine, s’il ne te convient pas.

Reprends courage, ma chère petite Adèle, cela finira mieux que tu ne le penses. Et moi qui avais tant de choses à te conter sur ma nouvelle convertie ! Ce sera pour une autre fois, quand tout sujet d’inquiétude aura disparu.

Adieu, chère petite ; espère. Je t’embrasse.


Albertine.