Un Ambassadeur anglais en Orient

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Un Ambassadeur anglais en Orient
Revue des Deux Mondes4e période, tome 128 (p. 5-54).
UN AMBASSADEUR ANGLAIS
EN ORIENT

J’ai la mémoire chargée de souvenirs qui, recueillis, peuvent être utilisés par les futurs historiens de notre temps. Je voudrais les réunir ou du moins fixer ceux qui me semblent dignes d’être retenus. Je n’ai pas le dessein de présenter un récit bien ordonné des faits dont j’ai été le témoin ou auxquels j’ai plus ou moins participé. J’entends me borner à évoquer des incidens qui, par leur nature ou leur importance, ont offert un véritable intérêt ou passionné l’opinion en Europe ; je m’en tiendrai aux premières années de ma vie publique. Nos facultés sont ainsi faites que les impressions qu’elles reçoivent y restent d’autant mieux gravées qu’elles sont plus anciennes ; j’en fais moi-même l’expérience ; j’ai bien plus présentes à l’esprit les circonstances qui m’ont frappé à l’origine de ma carrière que celles de la période postérieure.

J’ai souvenance notamment d’un diplomate de grande valeur, qui, à un certain moment, a rempli l’Orient de son nom et tenu, dans sa main, l’Empire ottoman, méconnaissant l’autorité du souverain auprès duquel il était accrédité, et quelquefois celle de son propre gouvernement.

Lord Stratford de Redcliffe possédait toutes les belles qualités de la race anglo-saxonne ; il en avait aussi les défauts ou les faiblesses : un profond sentiment, de la grandeur de son pays et un désir indomptable de le bien servir, — un immense orgueil, qui, en troublant sa conscience, a quelquefois égaré son esprit. De précieuses aptitudes, une constante application, unies à une longue expérience, l’avaient doté d’une puissance de pénétration remarquable ; et si la nature lui eût donné un autre caractère, il eût été un ambassadeur accompli. Il en avait d’ailleurs la prestance, et sans le connaître on devinait, en le voyant, un homme investi de hautes fonctions. De formes distinguées, de taille élevée, sec, rectiligne, dirait un membre de l’Académie des sciences qui m’honore de son amitié, il commandait la considération, sinon le respect. C’était en outre un lettré, un profond helléniste : il n’en tirait pas vanité ; sa conversation ne le révélait pas toujours, car il aimait à s’entretenir uniquement de sujets faits pour mettre en relief ses facultés professionnelles, n’ayant jamais en vue que d’affirmer et de faire sentir l’autorité qu’il avait acquise et dont il revendiquait hautement les privilèges. Doctrinaire et hautain, il acceptait la discussion sans jamais consentir à faire le sacrifice de son opinion. Tel était son sentiment à cet égard que tout lui paraissait bon pour l’imposer à son interlocuteur, ne se montrant pas toujours suffisamment scrupuleux sur les moyens, et s’il se trouvait en dissentiment avec l’un de ses collègues devant la Porte, il rudoyait les ministres du sultan pour les contraindre à se ranger à son avis.

Voilà l’homme que je voudrais montrer tel que je l’ai connu dans son rôle d’ambassadeur accrédité auprès du sultan. C’est en effet à Constantinople, sur le théâtre même de ses exploits les plus retentissans, que je l’ai rencontré et vu à l’œuvre. Comment me suis-je trouvé moi-même sur ce terrain où la diplomatie s’est, de tout temps, livrée à des luttes ardentes ? On me permettra de le dire, et l’on verra ainsi comment j’ai été initié aux circonstances dont il me faut présenter un rapide récit pour mieux m’acquitter de la tâche que j’entreprends.

J’ai été attaché au ministère des affaires étrangères en 1840, et j’avais à peine taillé mes plumes d’expéditionnaire que je recevais l’ordre de me rendre en Égypte pour participer, suivant la formule officielle, aux travaux de notre consulat général. Je débarquai à Alexandrie le 15 août, et j’arrivai pour assister à la défaite de notre politique. Ces événemens me troublèrent profondément ; ils étaient pourtant de nature à mûrir un esprit jeune et inexpérimenté : je les ai racontés ici même[1] et je n’ai pas à y revenir. En 1831, le marquis de La Valette, qui avait agréé ma collaboration pendant son séjour en Égypte, ayant été appelé à l’ambassade de Constantinople, obtint que je fusse adjoint au personnel désigné pour le suivre dans ce nouveau poste. Je dus ainsi à sa constante amitié, qui m’a suivi dans toute ma carrière, de passer des rives du Nil sur celles du Bosphore ; j’y arrivai avec lui le 1er mars. Sa mission ayant donné à lord Stratford une nouvelle occasion de se révéler, il importe que je m’y arrête. Quel en était le principal objet ? La solution d’une question délicate qui se trouvait mal engagée. Son prédécesseur, le général Aupick, se conformant à ses instructions, avait ouvert une négociation scabreuse et dont on n’avait pesé, à Paris, ni les difficultés ni les périls. Il avait été chargé de mettre la Porte en demeure de restituer aux Pores latins de Jérusalem les Lieux saints, dont ils avaient été successivement expulsés, contrairement aux stipulations du traité de 1740 qui leur en garantissait la possession. Nos religieux avaient été dépouillés au profit du clergé grec, patronné par la Russie.

Esprit judicieux et clairvoyant, le général Aupick ne se fit aucune illusion sur la nature des obstacles qu’il ne pouvait manquer de rencontrer. Il se persuada, avec raison, que les longues négociations en aggraveraient le caractère et le conduiraient à un échec inévitable. En sa qualité de militaire doublant le diplomate, il jugea donc que, pour arracher à la Porte un assentiment rapide, il fallait lui porter, ce qu’il a sans doute appelé lui-même, un coup droit en pleine lumière. Il résolut de présenter sa demande au grand vizir, uni au ministre des affaires étrangères, dans une audience solennelle, afin de les convaincre, par cet éclat prémédité, de la ferme volonté du gouvernement français de poursuivre énergiquement une revendication justifiée par un acte international, sachant bien d’ailleurs qu’il ne pouvait compter sur la discrétion des ministres ottomans, que la réserve ici n’était pas de mise. Désireux d’autre part de bien affirmer son attitude, il donna officiellement, à tous ses collègues à Constantinople, connaissance de la communication qu’il avait laissée entre les mains des conseillers du Sultan. C’était mettre la diplomatie au courant de nos intentions et négocier sur la place publique ; mais ce procédé nouveau offrait un avantage ; il pouvait aider à brusquer une solution, et pour les gens familiers avec les défaillances de la Porte, avec les misères de sa situation internationale, il n’existait peut-être pas une autre voie à prendre. Quoi qu’il en soit, les Grecs, par l’organe de leur Patriarcat, par l’organe des plus notables d’entre eux, surgirent aussitôt sur le terrain de la lutte, invoquant l’appui de la puissance qui les avait aidés à envahir les Lieux saints au détriment des catholiques. La Russie fit entendre sa puissante voix, et la Porte, acculée dans une situation inextricable, rusa avec tous les compétiteurs à la fois, ne refusant rien à la France, rassurant d’autre part le Patriarcat grec et le cabinet de Saint-Pétersbourg. Elle réussit ainsi à égarer la négociation dans des pourparlers dilatoires. Tel était l’état de la question au moment où M. de La Valette rejoignit son poste. Que lui recommandaient ses instructions ? Après avoir développé le point du débat, elles ajoutaient : « C’est une affaire très difficile, très délicate et que cependant il n’est pas possible d’abandonner à moins de renoncer à cette protection des couvens latins dans l’Orient que nous assurent les anciens traités, et que certains gouvernemens nous envient d’autant plus qu’en fait elle était interprétée comme le protectorat du catholicisme. »

En se renfermant dans la plus étroite réserve, M. de La Valette employa ses premiers soins à se rendre compte d’une situation si compliquée, à l’éclairer par tous les moyens d’information qu’il put réunir afin de bien envisager les conséquences des démarches qui lui étaient imposées. Cette étude terminée, il en présenta les résultats aux méditations de son gouvernement, dans un rapport développé. « Après un mûr examen de cette grave et épineuse affaire, écrivait-il le 20 mai, j’ai dû me demander en présence de quelles éventualités nous nous trouvons placés… Les usurpations du clergé grec sont un témoignage de notre insuffisance à protéger le culte catholique dans le Levant, et notre silence ou notre abstention équivaudrait à une consécration des faits accomplis… après la publicité donnée à notre réclamation. Nous sommes donc tenus de persister à solliciter de la Porte la reconnaissance nette et précise des capitulations de 1740. Mais il ne faut pas nous dissimuler la vive répugnance de la Porte à nous donner satisfaction… étant convaincue que notre demande la place dans l’alternative de la repousser, quoique parfaitement légitime, ou de porter atteinte, en l’accueillant, à ses relations avec la Russie.

« On avait pensé, au début de cette négociation, que la Russie ne possédant aucun titre pour intervenir officiellement, se bornerait à des démarches officieuses. L’événement a complètement trompé ces prévisions… Contre notre attente, elle est intervenue officiellement. La communication qui vous a été faite à Paris, en dernier lieu, par M. de Kisseleff, ne laisse aucun doute sur les déterminations du cabinet de Saint-Pétersbourg, et on a soin de ne pas les laisser ignorer à Constantinople… » Notre ambassadeur terminait on sollicitant de nouveaux ordres. Ces ordres vinrent et ils ne différaient pas de ceux qu’il avait reçus avant de quitter Paris ; il se mit donc à l’œuvre et entra en communication avec la Porte.

Pour conjurer un conflit aigu et dégager son gouvernement du mieux possible de ces difficultés, l’ambassadeur imagina de faire deux parts de la négociation ouverte par son prédécesseur. Il proposa, en premier lieu, à la Porte, de bien fixer la valeur des stipulations sur lesquelles nous fondions nos prétentions, c’est-à-dire du traité de 1740, sans exiger aucun autre engagement ; il lui offrit, d’autre part, de soumettre ensuite ces mêmes prétentions à un examen contradictoire, ce qui, selon lui, comporterait des tempéramens, des transactions qui permettraient de combiner paisiblement une solution satisfaisante pour tous les intéressés. Ce soin serait confié à une commission composée de quatre membres, dont deux seraient désignés par le gouvernement ottoman et les deux autres par l’ambassade. Dans la pensée de témoigner de ses dispositions conciliantes, de son respect pour tous les droits, y compris ceux de la possession, en vue aussi d’entraîner les Grecs dans un arrangement et de désarmer la Russie, il suggéra lui-même à la Porte de se faire représenter dans la commission, par un sujet chrétien notoirement connu par son dévouement et ses attaches à l’Église orthodoxe. Séduit par les avantages de cette combinaison, le gouvernement du sultan y accéda et il fit choix, pour ses délégués, du secrétaire général du ministère des affaires étrangères et de M. Aristarchi, logothète[2] du Patriarcat grec de Constantinople. Les négociations s’ouvrirent aussitôt et suivirent un cours régulier.

Instruit de ces arrangemens préliminaires, notre gouvernement ne s’en montra pas absolument satisfait. La nomination de M. Aristarchi lui causa quelque surprise et le rendit défiant. « Il me semble, disait le ministre des affaires étrangères dans une dépêche du 18 juillet, que dans sa position, quels que puissent être son esprit d’équité et ses lumières, il est le représentant forcé de nos adversaires, et qu’alors même qu’il trouverait nos répétitions parfaitement fondées, il n’aurait pas la possibilité de les admettre. » Ne pouvant méconnaître, cependant, que nous étions placés, dans cette question, entre un échec retentissant et les plus graves complications, le ministre ajoutait : « Au surplus, l’ensemble de cette affaire présente trop de difficultés pour qu’il y ait lieu de s’étonner que vous ayez eu à racheter, par une pareille concession, l’avantage de la faire avancer d’un pas. »

Je n’ai pas entrepris d’écrire l’histoire de la question des lieux saints, j’ai seulement voulu indiquer comment elle fut engagée et je me bornerai à ajouter comment elle fut résolue, sous mes yeux, au milieu des plus anxieuses émotions. La négociation, semée d’aspérités de toute sorte, née de l’esprit religieux, traversa les phases les plus diverses, tantôt à la veille d’aboutir, tantôt à la veille de créer un redoutable conflit. M. de La Valette était pénétré du sentiment que tout lui commandait d’employer ses soins à sortir honorablement de ces difficultés sans susciter de légitimes récriminations. Dans cette conviction, il transigea successivement sur la plupart des points mis en délibération, et il en vint à se contenter de concessions qui, sans être absolument vaines, ne portaient aucune atteinte à l’exercice du culte orthodoxe en Palestine. La Porte s’obligeait à rétablir, à Bethléem, une étoile de fabrication italienne, portant des inscriptions latines, qu’on avait nuitamment soustraite ; — les catholiques étaient autorisés à célébrer leurs offices, alternativement avec les Grecs, dans un sanctuaire dont ceux-ci s’étaient indûment emparés et qu’ils avaient fermé à nos coreligionnaires ; — nos religieux obtenaient quelques autres avantages de moindre importance, ayant surtout pour objet de prévenir de nouvelles usurpations. Le Patriarcat de Constantinople et tous ses adhérens, redoutant que ce mince résultat nous encourageât à en exiger de plus notables, proclamaient hautement que l’Église orthodoxe avait été, en cette circonstance, outrageusement sacrifiée, et ces lamentations, retentissant dans tout le Levant, donnèrent à l’issue de nos démarches tous les caractères d’un véritable succès.

Employant toutes les ressources de son esprit toujours éveillé, toujours ingénieux, l’ambassadeur de France, grâce à son infatigable activité, n’avait pas moins atteint l’unique objet proposé à ses soins. Il avait dégagé son gouvernement en faisant acte de protection efficace pour les religieux latins, sans laisser le champ ouvert aux plaintes de nos adversaires ni à l’intervention de leurs protecteurs.

Mais nous avions été les initiateurs de ce débat qui, touchant aux consciences, avait profondément agité les esprits, aussi bien en Orient qu’en Russie, et, à ce titre, les grands cabinets de l’Europe rendaient la France responsable de ce trouble qui menaçait de dégénérer en de graves événemens. A Vienne comme à Pétersbourg, surtout à Londres où la presse et les échos parlementaires nous mettaient particulièrement en cause, on regrettait hautement notre intervention en cette affaire. Ne pouvant s’en prendre directement au gouvernement français lui-même qui avait usé d’un droit incontestable, on accusait son ambassadeur d’avoir déployé un zèle inconsidéré et mis en péril la paix de l’Orient qu’on avait naguère si péniblement restaurée. Or, on a vu que cet ambassadeur a trouvé la négociation ouverte et solennellement engagée ; qu’il a sagement averti son gouvernement, dès la première heure, des éventualités redoutables qui pouvaient surgir de la tâche qu’on lui avait confiée, et que, tenu de l’entreprendre malgré ses observations, il n’a cessé de rechercher, en réduisant successivement nos répétitions, les moyens de tout résoudre pacifiquement sans nuire, sur un point quelconque, à la possession acquise au clergé grec. Nous avions demandé, à l’origine, par l’organe du général Aupick, la restitution totale de sept sanctuaires, et, à tout prendre, l’unique avantage que nous avions obtenu consistait à rentrer dans l’un d’entre eux, sans en exclure les orthodoxes. Mais cet avantage, si modeste qu’il fût, nous donnait les apparences de la victoire ; l’honneur était sauf, et notre représentant ne fit aucune difficulté de s’en contenter. Il n’avait pas poursuivi un autre objet. On ne persista pas moins, cependant, à faire porter uniquement sur lui le poids des préoccupations que la question des Lieux saints avait fait surgir, tant en Orient qu’en Europe. Ainsi s’établissent des légendes qui égarent l’opinion publique et lui suggèrent des jugemens erronés. J’en ai connu, depuis, de plus cruelles, dont j’ai eu personnellement à souffrir, et il a fallu, pour les détruire, un quart de siècle et la puissante intervention de celui qui les avait édifiées à l’aide de moyens dont il a eu l’audace de revendiquer la paternité.

Des causes accidentelles, je pourrais dire latérales, expliquent l’inique position faite, alors, à notre représentant en Turquie. La négociation qu’il avait suivie, en ménageant fort habilement tous les amours-propres et tous les intérêts, s’était prolongée pendant près de deux ans. Dans le cours de cette longue période, et surtout dans les derniers temps, la Russie avait tenu un langage, pris une attitude qui alarmait l’Angleterre, puissance protestante pour laquelle la question des Lieux saints était d’une futile importance. Son ambassadeur à Constantinople, lord Stratford de Redcliffe, y avait conquis une influence prépondérante, dont il était particulièrement jaloux ; prévoyant qu’elle pourrait se trouver amoindrie si on jugeait opportun, à Pétersbourg, de profiter de cette occasion pour tenter de ressaisir la position qu’on avait perdue en Turquie à la suite des événemens de 1840, il blâmait ouvertement les négociations que nous avions ouvertes, fort inconsidérément, disait-il. Il dénonçait donc à son gouvernement, comme intempestive et funeste, la mission que nous nous étions imposée ; il en signalait les dangers à sa cour en les exagérant. D’un autre côté, la France impériale, que la Russie n’avait pas accueillie avec les égards dus au nouveau gouvernement que le pays s’était donné, tentait de se rapprocher de l’Angleterre, et s’abstint de couvrir, comme c’eût été son devoir, M. de La Valette, dans la crainte de faire naître des difficultés propres à entraver sa politique. On loua officiellement et cordialement l’ambassadeur du résultat qu’il avait obtenu grâce à un labeur persistant et courageux ; mais ces félicitations, si chaudes qu’elles fussent, ne furent connues que du diplomate qui en était l’objet, et l’opinion publique resta mal renseignée. Ainsi le voulut une nécessité d’Etat.


I

Lord Stratford, il faut le reconnaître, ne s’était pas totalement mépris sur les intentions et les calculs du cabinet de Pétersbourg, et il en redoutait les entreprises pour sa position diplomatique, autant que pour les intérêts de son pays. L’intervention de l’Angleterre en 1840, la part active, considérable, qu’elle avait prise aux mesures dirigées contre Mehemet-Ali avec un plein succès, avaient assuré à sa représentation à Constantinople une influence exceptionnelle : lord Stratford la recueillit, et elle ne périclita pas entre ses mains ; au contraire, elle devint tyrannique. Il entendait la maintenir et la défendre surtout contre la puissance qui l’avait exercée avant l’Angleterre ; c’est pourquoi toute complication pouvant fournir à la Russie un prétexte de la revendiquer blessait son amour-propre et son patriotisme. C’est de ce point de vue qu’il n’a cessé d’envisager la négociation que nous avions ouverte au sujet des Lieux saints, et on ne saurait être surpris qu’il blâmât hautement l’initiative que nous avions prise en cette circonstance.

Lord Stratford s’était donné pour tâche, en outre, de relever l’empire ottoman à l’aide de réformes empruntées à l’ordre parlementaire. Il avait rêvé d’importer en Turquie une sorte de gouvernement représentatif, et il élaborait sans cesse des projets de constitution qu’il croyait pouvoir s’adapter à l’empire des sultans. C’est une faiblesse commune à tous les Anglais de croire que leur régime national peut pousser des racines en tout lieu sans une longue préparation. Lord Stratford usait activement de son crédit pour imposer ses doctrines, employant tantôt la persuasion, tantôt les invectives. Dans un banquet qui lui fut offert en 1852, par ses nationaux, la veille de son départ en congé, il termina sa harangue par cette déclaration : « Pendant toute la durée de ma mission à Constantinople, j’ai toujours eu pour but de protéger efficacement le commerce anglais, et en même temps de guider et de soutenir le gouvernement ottoman dans l’accomplissement de l’œuvre difficile qu’il poursuit depuis de longues années. A une autre époque, j’ai, un instant, espéré le succès ; mais aujourd’hui je me vois à même de déclarer que, malgré les bonnes intentions du souverain, malgré le talent d’un petit nombre d’hommes dévoués à leur pays, le succès est impossible : la masse de la nation est essentiellement corrompue ; le gaspillage, le vol, la vénalité sont partout, l’affaissement se trahit de tous côtés, et à mes yeux le mal est désormais sans remède. » Ce langage, tenu devant une nombreuse assemblée, et bientôt connu du public, surprit vivement ceux qui l’avaient entendu. Au palais, à la Porte, l’irritation fut extrême. Ceux des ministres que l’ambassadeur avait menacés, Rechid-Pacha, le premier dont le nom reviendra souvent dans cette étude, sentirent eux-mêmes le besoin de protester hautement contre les paroles de lord Stratford.

Quelle était l’attitude de cet ambassadeur avec les représentans des autres puissances et quels rapports a-t-il entretenus avec eux ? Ses collègues étaient ses ennemis. Il ne souffrait pas qu’aucun d’entre eux pût le joindre à la hauteur où il s’était placé. Il s’appliquait, au besoin, à leur infliger, avec le concours des ministres turcs, dociles à son influence, des mécomptes, sinon des humiliations. Dans les relations qu’il était tenu d’avoir avec eux, il s’ingéniait à sortir du rang, si je puis m’exprimer ainsi. Il ne tolérait pas qu’on le fit attendre ; il n’arrivait lui-même que fort tardivement aux conférences ou aux dîners qu’il avait acceptés. Il crut pouvoir se permettre cette incartade avec le général Baraguey d’Hilliers, appelé en 1853, à l’ambassade de Constantinople, et que nous retrouverons plus loin. Peu endurant de sa nature, le général ne la souffrit pus. On était à table quand on l’annonça. « Monsieur l’ambassadeur, lui dit le général devant toute l’assemblée, je vous sais homme de trop bonne compagnie pour ne pas être convaincu que vous me saurez gré de ne pas avoir fait attendre plus longtemps ces dames et ces messieurs. » Lord Stratford se confondit en excuses, mais nous verrons qu’il a gardé un durable souvenir d’une si virulente leçon. Pour donner un caractère de véracité indiscutable au portrait que je viens de tracer, j’invoquerai le témoignage du général Baraguey d’Hilliers et de M. Sabatier, qui a géré l’ambassade intérimairement en 1852 : « Lord Stratford de Redcliffe, partant en congé, a écrit ce dernier le 25 juin, s’est embarqué le 11 de ce mois… Ce déparla été le grand événement de la semaine… Je crois pouvoir affirmer que, même parmi les personnes qui lui ont fait cortège, il n’en est pas une seule qui fasse des vœux pour son retour… Personne plus que nous ne doit se féliciter de son départ. Systématiquement hostile à la France, il a toujours été notre adversaire dans toutes les questions où nous n’avons pas voulu nous laisser traîner à sa remorque ou subir son jaloux et hautain patronage… » Deux ans plus tard, en juin 1854, quittant Constantinople pour aller prendre un commandement dans la Baltique, le général Baraguey d’Hilliers, sortant d’un conflit où il avait été engagé par la faiblesse de Rechid-Pacha, mandait de son côté : « La question des Grecs catholiques (incident sur lequel je m’arrêterai plus loin)… m’a mis dans la situation, non de compromettre le drapeau que je représentans dans ces délicates circonstances, mais de le tenir bien haut en face d’une nation rivale, notre alliée aujourd’hui, représentée à Constantinople par un ambassadeur qui, non content d’avilir la cour auprès de laquelle il est accrédité, veut encore que les représentans des autres puissances se rangent sous sa loi et suivent son impulsion, n’aient pas de politique propre et se soumettent, sans murmurer, à l’abaissement auquel il a réduit les ministres ottomans. Il n’entrait ni dans mon caractère ni dans ma dignité de représentant de la France d’accepter une pareille tutelle. Je souhaite que la nouvelle victoire qu’il remporte sur nous aujourd’hui et qui le dédommage de sa récente défaite n’augmente pas les difficultés de mon successeur. »

Pour ne rien omettre sur un sujet si délicat, j’ajouterai que les propres collaborateurs de lord Stratford de Redcliffe n’ont pas été, de sa part, l’objet de plus de courtoisie. Lord Cowley, depuis ambassadeur à Paris, le colonel Rose, depuis général commandant en chef l’armée des Indes, membre de la Chambre haute sous le titre de lord Strattsnairn, ayant rempli successivement les fonctions de premier secrétaire à Constantinople, et désignés pour remplacer l’ambassadeur eu son absence, n’ont été initiés par lui à aucun de ses actes ; ils ont été, au contraire, systématiquement tenus à l’écart de toutes ses négociations, si bien qu’ils se sont trouvés fort dépourvus, quand ils ont été appelés à prendre la direction du service. Ce trait peint l’homme et dispense de tout commentaire.


II

L’ambassadeur d’Angleterre, ai-je dit, prévoyait que la Russie ne laisserait pas enterrer la question des Lieux saints et qu’elle en prendrait prétexte pour en tirer un avantage notable ; que le débat n’était pas clos par la solution qu’elle avait reçue ; et qu’il fallait s’attendre à de plus sérieux incidens diplomatiques. Bientôt on apprit en effet que le prince Menschikoff, l’un des hommes les plus considérables de la cour impériale, était désigné pour remplir une mission extraordinaire à Constantinople. L’envoyé du tsar était à peine annoncé que déjà on le savait en route, suivi d’un nombreux état-major. M. de La Valette était rentré en France après m’avoir accrédité en qualité de chargé d’affaires, et j’eus l’honneur, pour mes débuts, de me trouver en face d’une crise redoutable. Lord Stratford avait lui-même quitté son poste qui était géré par le colonel Rose. En arrivant dans le Bosphore, le prince Menschikoff n’eut devant lui, pour représenter la France et l’Angleterre, et soutenir le gouvernement ottoman en cette grave conjoncture, que deux intérimaires dépourvus d’instructions, mais qui, ayant le sentiment de leurs devoirs et de leur responsabilité, s’entr’aidèrent avec une parfaite et constante loyauté.

Je sortirais du cadre que je me suis imposé si je voulais exposer ici, dans tous ses détails, la mission de l’envoyé extraordinaire de la cour de Russie, mais je puis en rappeler certains incidens qui n’ont pas perdu tout intérêt. Entrée de grand matin dans le Bosphore, la frégate à vapeur qui avait amené le prince Menschikoff le débarqua, selon son désir, à Buyuk-Déré, à la résidence d’été de l’ambassade impériale. Bientôt on annonçait qu’il viendrait au mouillage de Constantinople à trois heures de l’après-midi. On nommait les officiers de tout rang qui l’accompagnaient, notamment le vice-amiral Korniloff, aide de camp de l’empereur, chef d’état-major de la marine russe dans la Mer-Noire, — le général-major Neposkotchinski, chef de l’état-major du 5e corps d’armée, et huit autres officiers appartenant à toutes les armes ; — on n’oubliait pas le jeune comte de Nesselrode, qui empruntait à son père une notoriété significative. Le rendez-vous donné dans le port fut accepté par une foule nombreuse, et le prince Menschikoff, en mettant pied à terre, put gagner, entouré d’un concours considérable, l’hôtel de l’ambassade à Pera où se pressaient, au milieu d’autres coreligionnaires, un grand nombre de prêtres grecs.

Sa première démarche fut un éclat. Il exprima le désir de présenter ses devoirs à la Porte. Avec un empressement cordial, on lui fit savoir qu’il y serait reçu le lendemain avec le cérémonial usité pour les ambassadeurs extraordinaires. Il était encore de règle à cette époque qu’à leur arrivée, les représentans des puissances se missent en rapports avec les conseillers du sultan en se rendant au siège du gouvernement en uniforme et en faisant aux principaux d’entre eux une visite officielle. Cette visite était due surtout au grand vizir et au ministre des affaires étrangères. Fuad-Effendi était, à ce moment, titulaire du second de ces deux postes. Il se trouvait à la Porte, revêtu de ses insignes, dans les appartemens qu’il y occupait et y attendait le prince Menschikoff quand on lui annonça qu’en sortant du salon du grand-vizir, l’ambassadeur avait repris le chemin de Pera. Cette manifestation inattendue et significative excita la plus vive surprise parmi les fonctionnaires ottomans de tout ordre qui se pressaient dans les couloirs. Fuad-Effendi résolut aussitôt d’offrir sa démission au sultan. Malgré les instances de ses collègues, il persista dans sa détermination. Dans les communications, leur dit-il, que lui avait faites la veille le premier drogman russe, rien ne lui avait laissé pressentir l’acte désobligeant dont il venait d’être personnellement l’objet : on l’avait donc prémédité, et il ne pouvait garder plus longtemps les fonctions qu’il tenait de la confiance de son souverain. Fuad-Effendi, s’il avait consulté sa conscience, aurait reconnu que l’envoyé du tsar n’avait pas, sans motifs, manqué aux lois de la courtoisie. Il avait, en effet, trempé dans des supercheries diplomatiques imaginées pour mettre tout le monde d’accord dans l’a flaire des Lieux saints, mais qui n’avaient pas moins, si parfaites que fussent les intentions, surpris également la bonne foi de l’ambassade de France et celle de l’ambassade de Russie. Les faibles procèdent ainsi sans prévoir qu’ils sont toujours les seules et dernières victimes de pareils expédiens.

Mais est-ce bien la question de Jérusalem qui a amené le prince Menschikoff à Constantinople ? Je ne l’ai jamais pensé. Quel dommage en avait souffert l’Eglise d’Orient ? de quel sanctuaire l’avions-nous exclue et qu’avait-on à lui restituer ? Aucun et rien. La Russie pouvait-elle décemment exiger qu’on privât les catholiques de la simple participation, dans l’église de la Vierge ? de la faculté d’y célébrer leurs offices alternativement avec les Grecs, l’unique avantage qui leur eût été réellement concédé ? et pour un aussi mince résultat eût-on mis en mouvement un envoyé extraordinaire, avec un retentissement d’un éclat solennel ? C’était au moins invraisemblable. Ces considérations et des incidens d’une autre nature autorisaient donc à croire qu’on avait d’autres desseins, et me persuadèrent, en me rassurant, que les réclamations que nous avions portées à Constantinople n’avaient exercé qu’une action occasionnelle sur les déterminations de la Russie. La mission du prince Menschikoff avait un objet bien différent. Dès le 4 mars, cinq jours après l’arrivée du nouvel envoyé, j’écrivais en effet : « Si je dois en croire des bruits recueillis à des sources dignes de foi, l’ambassadeur de Russie devait obtenir de la Porte la reconnaissance de la souveraineté du prince de Monténégro et son indépendance ; — des garanties pour tous les chrétiens de l’Église d’Orient avec la faculté, pour le gouvernement russe, de protéger leurs droits religieux ; — l’établissement de rapports directs et obligatoires entre le synode de Constantinople et celui de Pétersbourg ; — un règlement définitif des questions relatives aux Provinces danubiennes ; — une nouvelle délimitation de frontières en Asie. » Ce que l’on se proposait c’était donc d’asseoir, sur des bases nouvelles et solides, l’influence du gouvernement russe en Turquie. Comment, cette influence, l’avait-on compromise ou aliénée ?

J’ai dit ici même que la Russie s’était engagée, en 1840, dans une politique qui a tourné à l’avantage exclusif de l’Angleterre. Tout-puissant sur les rives du Bosphore, depuis la conclusion du traité d’Unkiar-Skelessi en 1833, le cabinet de Pétersbourg avait abdiqué, en quelque sorte, entre les mains de celui de Londres ; et on a vu avec quel soin jaloux Stratford défendait la position conquise. Il s’agissait, pour la Russie, de recouvrer le terrain perdu. Le rôle effacé qui lui était échu après le règlement de la question d’Orient en 1841, celui dont l’Angleterre s’était emparée, lui créaient doublement le devoir de se ressaisir, de s’affirmer de nouveau, de reprendre et de continuer la politique traditionnelle qui lui avait assuré le premier rang sur les rives du Bosphore. — Or l’affaire des Lieux saints était à peine mal liquidée pour tous les intérêts, mais sans grave dommage pour aucun, quand la Porte, devant d’incessantes provocations, décida d’envahir et d’occuper le Monténégro. C’était mettre imprudemment la main sur un point sensible dans tout l’empire des tsars. On sait le dévouement de ce petit État pour la cour de Pétersbourg et l’intérêt que, de son côté, elle a toujours porté à cet unique et fidèle ami. Cette fois on n’avait plus un prétexte, on possédait un motif plausible de faire acte de ferme autorité. Le pays tout entier y aurait applaudi avec passion. L’occasion était offerte, cette fois, par la Turquie elle-même, de reprendre l’œuvre interrompue de protection que la Russie a toujours ambitionné d’exercer sur ses coreligionnaires de l’empire ottoman, jusqu’à des temps récens où une plus sage prévoyance a dirigé la politique russe dans d’autres voies. J’ai toujours été tenté de penser — et mes entretiens avec le prince Menschikoff m’ont confirmé dans cette conviction — que sa mission fut décidée, non après ou à cause de la solution de l’affaire de Jérusalem, mais dès qu’on apprit la marche d’Omer-Pacha sur Cettigné.

Mais l’Autriche veillait de son côté. Puissance limitrophe du Monténégro et de la Turquie, elle fut instruite des intentions agressives de la Porte avant même qu’elles eussent reçu un commencement d’exécution. Prévoyant l’intervention de la Russie, elle envoya, en toute hâte, le comte de Leiningen à Constantinople, en le chargeant de faire à la Porte les plus vives représentations et de tenir, au besoin, un langage comminatoire. M. de La Valette était encore à son poste, et, bien qu’à la veille de son départ, il seconda de tous ses efforts les démarches de l’envoyé autrichien. Il vint, de Vienne à Paris, des témoignages non équivoques de gratitude pour ce concours à la fois cordial et efficace, la correspondance officielle en fait foi. Mieux éclairée, la Porte renonça à son projet, et l’ordre avait été donné au commandant des troupes turques de rentrer en Albanie quand le prince Menschikoff arriva à Constantinople. Le Monténégro lui échappant, il dut se borner à mettre en avant, dans ses premiers entretiens avec les ministres turcs, la nécessité et l’urgence de garantir désormais les grecs contre toute nouvelle revendication des catholiques. Il laissa pressentir toutefois, sans plus tarder, qu’il convenait, si on voulait rassurer les consciences et mettre les bonnes relations internationales à l’abri de tout nouveau trouble, de prendre d’autres arrangemens. De quelle nature devait être ce nouvel accord ? Il désira s’expliquer à cet égard avec le Sultan lui-même dans une audience sans témoins. Il eut, avec ce souverain, un premier entretien ; il en eut un second ; il dut en venir cependant à conférer avec les ministres turcs du véritable objet de sa mission. Quel était cet objet ? La conclusion, entre les deux empires, d’un traité autorisant la Russie à veiller sur le sort des chrétiens en Turquie, si le Sultan n’aimait mieux leur assurer les garanties qui leur étaient dues à l’aide d’actes émanant de sa volonté, rendus publics, et notifiés par la voie officielle à l’empereur Nicolas. Grâce à certaines doctrines qui ont prévalu de notre temps, le résultat eût été le même dans l’un et l’autre cas.

Que faut-il conclure de ces divers incidens ? J’oserai dire que la Russie, dans ces circonstances, n’eut nullement l’intention de s’en prendre à la France, ni à son crédit bien diminué dans le Levant : elle visait un autre adversaire plus redoutable, celui qui l’avait dépossédée de sa prépondérance. Et n’est-il pas permis, dès lors, de croire que, si elle eût eu la pensée d’entrer en communication avec le cabinet de Paris, de se concerter avec lui, elle aurait trouvé l’occasion de relever son prestige sans courir une formidable aventure, sans nous contraindre à nous allier à l’Angleterre, sans provoquer la guerre d’Orient, qui lui a été funeste ? Qui peut affirmer qu’à cette époque, comme de nos jours, un rapprochement n’eût été plus profitable à l’une et l’autre puissance que la politique qu’elles ont pratiquée chacune de son côté ? Pas plus qu’aujourd’hui, nul obstacle, nul intérêt ne s’y opposait. Encore une fois, la question des Lieux saints n’a imposé au cabinet de Pétersbourg ni ses déterminations, ni ses armemens dans la Russie méridionale, et le langage que me tenait l’envoyé du tsar m’a, chaque jour, confirmé dans cette persuasion. Lui-même la connaissait mal ; ce qu’il en disait dans nos entretiens prouvait clairement qu’il ne s’en était pas préoccupé sérieusement, qu’il l’avait imparfaitement étudiée, que pour lui elle était d’un intérêt secondaire, pouvant seulement servir, au besoin, d’entrée en matière ou de prétexte à des ouvertures d’une autre amplitude. Aussi, le 5 avril, un long mois après son arrivée, pouvais-je écrire : « Ce qui décidément paraît former le principal objet de sa mission, ainsi que je vous l’ai annoncé dès les premiers jours, c’est la conclusion d’un traité d’alliance qui renouerait les liens rompus par la convention signée à Londres en 1841… Ce qui est certain, c’est qu’on a tout mis en mouvement pour renouveler le traité d’Unkiar-Skelessi ; on fait à cet égard les tentatives les plus pressantes ; et le grand vizir m’assurait lui-même, avant-hier, que pour prix de cette concession l’ambassadeur de Russie serait disposé à abandonner toutes les réclamations qu’il est chargé de soutenir. »

La Russie, à vrai dire, obéissait à des traditions séculaires et nationales. Elle reprenait, pour la continuer, une œuvre avouable, l’émancipation des chrétiens ses coreligionnaires, dans la pensée, bien entendu, de fonder son crédit en Orient sur la reconnaissance des populations affranchies, — pensée vaine et décevante en tout temps et en tout pays, l’événement ne l’a que trop démontré ! C’est l’armée russe qui, arrivant, victorieuse, sous les murs de Constantinople, a arraché à la Porte la délivrance des nouveaux États récemment formés sur les deux rives du Danube. La Serbie et la Moldo-Valachie ont été érigées en royaume ; la Bulgarie a été constituée en province autonome et indépendante ; et pour prix du sang versé, des sacrifices qu’elle s’est imposés, la Russie n’a recueilli que l’ingratitude des peuples qu’elle a délivrés du joug ottoman. Jamais son influence dans ces contrées n’a été plus outrageusement méconnue et son amour-propre n’a été mis à de plus rudes épreuves. Il est vrai que l’exemple et les encouragemens sont venus d’en haut. C’est au Congrès de Berlin, en 1878, que la prépondérance du gouvernement moscovite en Orient a été, en quelque sorte, garrottée par les efforts réunis de l’Angleterre et de l’Allemagne : celle-ci cependant devait à la bienveillante neutralité de la Russie d’avoir été trois fois victorieuse. L’expérience, cette fois, était concluante ; les illusions n’étaient plus permises, et le nouveau tsar rompit résolument des relations dont on avait abusé avec la plus noire perfidie. Il a noué de nouveaux liens, qui ont eu pour premier effet de mettre un frein à une ambition devenue un danger permanent pour la paix de l’Europe. Nul ne s’est trompé sur la sagesse et la valeur de ses déterminations. Les deux peuples qu’il a rapprochés l’ont acclamé de son vivant, et unanimement regretté depuis sa mort par des témoignages éclatans de sympathie et de vénération. Sans les dissiper absolument, cette politique nouvelle a singulièrement atténué les alarmes du monde civilisé. Confiant dans la droiture des sentimens qui unissent désormais la France et la Russie, l’opinion publique en a ressenti un soulagement réconfortant. Les manifestations de Paris et de Toulon, après colles de Pétersbourg, justifient et consolident l’évolution dont l’empereur Alexandre III a pris l’initiative et qui lui garantissent une place glorieuse dans l’histoire de notre temps.

Je reviens au prince Menschikoff, dont la mission prouve bien que les temps étaient changés, qu’il convenait de choisir un nouveau terrain et d’autres alliés. Pendant qu’il poursuivait ses négociations, se heurtant à des assurances dilatoires, la France et l’Angleterre s’étaient rapprochées et prenaient deux résolutions qui apprenaient à l’Europe qu’elles s’étaient entendues pour réunir leurs efforts et protéger la Turquie. Elles décidaient d’une part de hâter le retour de leurs ambassadeurs à Constantinople et de donner l’ordre à leurs escadres de se rapprocher des Dardanelles. Lord Stratford de Redcliffe vint, peu de jours après, reprendre possession de son poste, et le nouveau titulaire de notre ambassade, M. de Lacour, ne tarda pas à le rejoindre. Cette double manifestation rendit son courage à la Porte : soutenue par la présence des représentans des deux puissances occidentales, elle se montra résolue à ne faire aucune concession compromettante. L’envoyé de Russie persista néanmoins dans ses démarches ; elles furent courtoisement déclinées. Mis en demeure de faire connaître clairement ses intentions, le gouvernement ottoman ne dissimula plus sa détermination de n’entrer en aucun arrangement particulier avec la Russie ; le prince Menschikoff rompit aussitôt les relations officielles de sa cour avec la Porte ; il quitta Constantinople avec tout son personnel et se retira à Odessa. Malgré de vaines tentatives pour renouer les fils rompus, une armée russe envahit et occupa les Provinces danubiennes ; elle eût franchi le Danube sans la vigoureuse résistance qu’elle rencontra devant la place de Silistrie. La guerre, dès lors, n’était pas seulement inévitable, elle était déclarée ; elle éclata avec les alliés du Sultan après la destruction d’une division de la flotte turque dans le port de Sinope où elle fut surprise par une division de la flotte russe.


III

Je ne suivrai pas notre armée en Crimée. Son héroïsme, son endurance, ses qualités chevaleresques, ont séduit une plume digne d’elle. Ce que je puis dire, c’est que je l’ai servie pendant toute la durée de la campagne, en secondant, de tous mes efforts, les fonctionnaires administratifs de la guerre et de la marine dans les soins qui leur étaient dévolus pour assurer tous les services, notamment le service hospitalier qui a exigé l’établissement de vingt-deux mille lits pour nos blessés et nos malades. La tâche était ardue dans un pays dépourvu d’industrie ; elle nous mettait en compétition avec nos alliés. Les bons Turcs nous abandonnaient, sans résistance, tous les bâtimens construits en pierre, écoles, quartiers, casernes, susceptibles d’être convertis en hôpitaux et en magasins, ne pouvant abriter nos approvisionnemens sous des constructions en bois. À ces nécessités venaient s’ajouter pour nous les difficultés que nous créait l’impérieux représentant de l’Angleterre ; il exigeait la grosse part, bien que l’armée britannique, moins nombreuse que la nôtre, n’eût pas une somme égale de besoins. Il surgit ainsi, entre les deux ambassades, comme au sujet de certaines questions politiques, des dissentimens regrettables ; il me faut, avant d’en définir le caractère et l’importance, reprendre les choses au point où je les ai laissées lors de la retraite du prince Menschikoff.

M. de Lacour n’eut à soutenir que les premières escarmouches. Sa santé gravement atteinte ne lui permettant pas de déployer toute l’activité que comportaient les circonstances, il fit un court séjour à Constantinople ; il céda son poste au général Baraguey d’Hilliers en novembre 1853. L’imminence de la guerre porta le gouvernement français à faire choix d’un militaire haut placé, pouvant d’avance étudier le terrain de la prochaine lutte et en calculer les exigences. Caractère altier et ferme, cassant au besoin, on le disait du moins dans l’armée, le général avait le sentiment des devoirs que lui imposait la dignité des fonctions qui lui étaient confiées ; il affirma hautement, dès le début, sa résolution de ne subir ni contrainte, ni mauvais procédés, d’occuper son rang à côté de celui de son collègue anglais. La lutte, entre les deux représentans, se trouva bientôt engagée. J’ai rappelé comment elle s’est terminée ; mais il ne saurait être sans intérêt, pour les esprits curieux, de revenir sur l’incident final dont j’ai déjà entretenu le lecteur et d’en fixer rapidement les détails.

Entraînés par la grande idée, si peu favorisée qu’elle fut par la Russie, tous les partis en Grèce s’imaginèrent, dès que la guerre put être prévue, que le moment approchait d’étendre les frontières du royaume. Sous l’empire de cette conviction, des bandes armées pénétrèrent en Epire et en Thessalie avec le dessein avoué de s’emparer de ces provinces. Loin d’y mettre obstacle, le gouvernement hellénique, par son abstention, encourageait cette agression que rien n’avait provoquée. Après de vaines représentations la Porte dut rompre ses relations avec la Grèce Cette détermination comportait l’éloignement immédiat de tous les Hellènes qui résidaient dans l’empire ottoman. Parmi eux, quelques-uns appartenaient au culte catholique. Sollicité par les lazaristes dont les écoles étaient fréquentées par les enfans de nos coreligionnaires grecs, le général Baraguey d’Hilliers, suggéra aux conseillers du sultan de les exempter de cette mesure d’expulsion. Rechid-Pacha occupait alors le poste de ministre des affaires étrangères. Il agréa avec un tel empressement le désir qui lui était exprimé, que l’ambassadeur crut pouvoir en instruire les intéressés. A la Porte comme à l’ambassade de France, on avait compté sans le représentant de la Grande-Bretagne. Lord Stratford mit son veto à cette concession. Le nombre des grecs appelés à en bénéficier était bien minime, mais il ne lui convenait pas que son collègue pût se prévaloir, sans sa participation, d’une mesure gracieuse qu’il avait provoquée. Esprit faible et ambitieux, entouré d’adversaires qui lui disputaient la confiance du sultan, Rechid-Pacha subissait la domination de l’ambassadeur d’Angleterre dont l’appui lui était nécessaire. Il revint sur sa détermination. Dès qu’il en fut instruit, le général Baraguey d’Hilliers maintint que l’agrément donné à son ouverture lui était acquis, que sa dignité personnelle se trouvait engagée, nul n’ignorant plus à Constantinople sa démarche et l’accueil qu’elle avait rencontré, nul ne pouvant se dissimuler que l’évolution de la Porte était due à la pression exercée par le représentant d’une autre puissance. Il exigea que l’engagement pris avec lui lût exécuté, annonçant hautement son intention de recourir, au besoin, à des résolutions extrêmes. Cette attitude ne modifiant pas celle de l’ambassadeur d’Angleterre, la Porte ou plutôt Rechid-Pacha déclina définitivement la suggestion qu’il avait si favorablement accueillie. Devant ce procédé si blessant, le général décida de suspendre les relations de l’ambassade avec le ministère ottoman, sans déguiser son intention de quitter Constantinople. Il réunit son personnel dans son cabinet, lui fit part de sa détermination, et chacun reçut l’ordre de le suivre, les affaires courantes devant rester confiées aux soins du chancelier de l’ambassade.

Cette complication survenait dans un moment fort inopportun. Déjà nos troupes débarquaient à Gallipoli ; nous savions le maréchal de Saint-Arnaud en route pour les rejoindre. Je demandai à l’ambassadeur l’autorisation d’aller prendre congé de Rechid-Pacha, ma démarche devant le convaincre de l’imminence de la rupture et pouvant le déterminer à revenir à des sentimens plus concilians. Avec l’assentiment du général, je me rendis donc au palais du ministre des affaires étrangères qui, fort alarmé de l’objet de ma visite, me demanda de rechercher avec lui un expédient propre à mettre fin à ce regrettable conflit. Après un rapide examen il fut convenu que le général et Rechid-Pacha échangeraient deux lettres aux termes desquelles l’ambassadeur présenterait une liste nominative des personnes qu’il désirait soustraire à l’expulsion et qu’il en serait tenu compte. Il n’était mis intentionnellement aucune limite à cette liste, de façon qu’elle pouvait comprendre tous les grecs catholiques résidant à Constantinople, Les projets furent rédigés incontinent et je retournai à Pera pour en soumettre le texte à l’assentiment de l’ambassadeur qui l’approuva. Muni de cet accord, agréé de part et d’autre, je me rendis à la Porte où je devais rejoindre Rechid-Pacha. Je le trouvai en conférence avec un secrétaire de l’ambassade anglaise qui se retira à mon entrée. A mon extrême surprise, le ministre m’annonça que, après avoir conféré avec les autres membres du cabinet, il lui était impossible de donner suite à l’arrangement que nous avions élaboré ensemble dans la matinée. J’insistai vainement, la discussion se prolongea jusqu’à la nuit sans qu’il me fut donné de convertir mon interlocuteur. Qu’était-il donc survenu ? Le courrier de France, ai-je appris plus tard, arrivé dans la journée, avait apporté à lord Stratford une lettre particulière de lord Cowley, ambassadeur à Paris, lui annonçant que le général Baraguey d’Hilliers recevrait des instructions l’invitant à retirer sa demande. Le secrétaire anglais qui m’avait précédé chez Rechid-Pacha lui avait donné communication de ce message. On a vu plus haut que le gouvernement français munit en outre le général d’un commandement en l’invitant à rentrer en France pour l’exercer sans retard.

Il me sera permis d’ajouter que cet incident faillit se terminer pour moi d’une façon qui ne m’aurait pas laissé le loisir de le raconter. J’ai dit que la nuit était venue quand je quittai Rechid-Pacha à la Porte. Au moment où j’arrivais à l’entrée du pont jeté sur le port, qu’il me fallait franchir pour rentrer à l’ambassade, on venait de l’ouvrir pour donner passage aux navires entrant et sortant. Je dus, à cette heure sombre, prendre passage sur un léger caïque, après un violent démêlé avec des agens de police qui, ignorant ma qualité, voulaient me conduire à la place. Je ne pus me débarrasser de ces importuns que grâce à l’assurance avec laquelle je leur promis un sévère châtiment s’ils persistaient dans leur prétention. Je partis donc, mais le courant de la Mer-Noire, si rapide dans le port de Constantinople, nous jeta entre deux bâtimens ; ma frêle embarcation s’y trouva étroitement engagée ; et, sans les cris désespérés de mon unique batelier qui voyait mieux que moi le danger qui nous menaçait, elle eût été broyée,.le ne pouvais voir la mort de plus près, et, si elle m’avait cueilli, j’eusse été la victime d’un conflit diplomatique dû à de mesquines rivalités. La Providence en décida autrement, et loin d’en souffrir il me valut d’être accréditer à Constantinople en qualité de chargé d’affaires pendant toute la durée de la guerre. On jugea, à Paris, qu’un intérimaire tournerait plus aisément, s’il ne pouvait les prévenir, des difficultés qui procédaient bien plus du caractère des participans que de la nature des choses. La conjecture était au moins téméraire, et si je n’ai pas plus sombré sur terre que sur mer, je dois en rendre grâce à la vigilance avec laquelle le ministère des affaires étrangères m’a guidé et défendu. Je l’ai dû particulièrement à M. Thouvenel, alors directeur des affaires politiques, qui m’a invariablement aidé de ses conseils et soutenu de sa sympathie. C’était un homme d’une parfaite rectitude de sentiment, d’un esprit supérieur, d’un noble caractère, se défiant trop, par cet excès de modestie qui sied si bien au talent, de sa valeur personnelle. Il était, en outre, un écrivain de haute distinction, possédant toutes les ressources, toutes les finesses de la langue ; aussi les nombreuses dépêches qu’il a rédigées sont-elles restées comme des modèles de clarté, de précision, d’élégance, d’argumentation solide et élevée. C’était un travailleur infatigable. Sa santé en a souffert, et sa vie a été courte quoique bien remplie. Quand je lui ai succédé à la direction politique, j’ai trouvé, lui parti, un vide absolu. Laborieux par goût et par tempérament, il avait empiété sur la tâche de ses collaborateurs et fini par la réunir à la sienne. Il a fallu, après lui, remettre les choses au point et les personnes à leur place. Ma gratitude devait cet hommage à sa mémoire, restée vivante et chère à tous ceux qui l’ont vu à l’œuvre.

Le départ du général Baraguey d’Hilliers suivit de près l’arrivée du maréchal Saint-Arnaud. Ces deux vaillans soldats ne se seraient pas longtemps accordés s’ils avaient participé à la même entreprise, sans lien hiérarchique, l’un comme commandant de notre année, l’autre en qualité d’ambassadeur. Dignes et fiers, ils avaient tous deux le sentiment de leurs devoirs, mais l’un n’était pas plus endurant que l’autre. Le général était doté d’un caractère défiant et susceptible ; l’ambassadeur d’Angleterre l’avait rendu irascible. Le maréchal était jovial, expansif, mais jaloux au plus haut point de son autorité. Un conflit eût été bientôt inévitable entre ces deux hommes.

Le maréchal de Saint-Arnaud se mit à l’œuvre le jour même de son arrivée. Dirigeant lui-même tous les services, il tenait son état-major constamment en haleine, lui donnant l’exemple de ce que peut une volonté robuste et prévoyante, bien que sa santé fût déjà bien ébranlée. Un matin j’arrivai chez lui pour lui communiquer des dépêches devant l’intéresser. Un drogman que j’avais attaché à sa personne, m’apprit qu’il avait passé la nuit dans des souffrances d’une excessive acuité, se roulant sur les nattes de son salon, et que le jour s’annonçait déjà quand on put le transporter dans sa chambre On crut devoir cependant l’instruire de ma présence ; il me fit demander de l’attendre. Peu d’instans après il vint me rejoindre, alerte et plein de vie, aiguisant sa moustache, ajustant bien à sa taille son spencer, sorte de tunique que tous les officiers, les jeunes surtout, portaient à cette époque, si bien que je n’osai lui demander des nouvelles de sa santé, et j’eus avec lui un long entretien qu’il prolongea lui-même et qu’il soutint avec un tel entrain et une humeur si joyeuse qu’il m’eût été impossible de soupçonner, si je n’en avais été averti, dans quelles douloureuses conditions il avait passé la nuit.

Le maréchal surprenait surtout les conseillers du sultan, peu habitués à se trouver en contact avec une activité qui ne se lassait jamais. Il les surprenait à la Porte, pendant qu’ils se hâtaient lentement, tâchant de leur communiquer son ardeur, affable mais pressant, revenant sans cesse sur les mesures qui auraient dû être prises la veille et qu’ils remettaient au lendemain. Il en obtint des prodiges. Ne demeurant jamais inactif, se déplaçant sans cesse entre Gallipoli, Constantinople et Varna, veillant aux mouvemens de ses troupes, à leurs approvisionnemens, à leur bien-être, il entraînait après lui les Turcs étonnés. Dès le lendemain de son arrivée, il avait été reçu par le Sultan. Dans un langage respectueux, il ne lui avait déguisé aucune des difficultés de la tache entreprise par les alliés, le dévouement et les sacrifices qu’elle exigeait. Nature délicate et bienveillante, Abdul-Medjid l’accueillit avec sa grâce souveraine, mais avec un sentiment d’inquiétude. Cet homme de guerre, se révélant à lui avec toutes ses aspirations belliqueuses, avec cet ardent souci des prochaines batailles, lui laissa une impression à la fois douce et troublante. De son côté, le maréchal fut étonné de ne trouver dans ce descendant de Mahomet et de Soliman, qu’un prince digne de régner sur un peuple paisible dans un temps pacifique. La surprise de chacun des deux interlocuteurs égala celle de l’autre. Ce fut un spectacle saisissant auquel il me semble que j’assistais hier. L’effet que le maréchal avait cherché ne se fit pas attendre. Le Sultan convoqua le conseil des ministres et leur recommanda impérieusement de le seconder de tous leurs efforts. Cette disposition du souverain fut assez profonde pour être durable, et je pus utilement y recourir moi-même toutes les fois qu’on fléchissait à la Porte sous le poids des nécessités pressantes.

Après avoir envahi les Principautés, les Russes tentèrent de franchir le Danube. Ils ne pouvaient occuper la Bulgarie sans se rendre maîtres de la place forte de Silistrie. Ils en entreprirent le siège. La garnison leur opposa une résistance héroïque. Dix fois ils montèrent bravement à l’assaut, dix fois ils furent repoussés avec des pertes considérables. Le prince Orlof, longtemps ambassadeur à Paris, était l’un de ces glorieux combattans et avait reçu plusieurs blessures dont il portait la trace. Il importait de sauver ce boulevard de la défense de l’empire ottoman. Si l’armée russe s’en était emparée, la guerre se serait développée sur le territoire turc pendant que les alliés se proposaient de la porter dans les provinces méridionales de la Russie. En parfait accord, le maréchal Saint-Arnaud et lord Raglan, commandant en chef de l’armée anglaise, résolurent de concentrer les forces alliées autour de Varna. De ce point, on pouvait, à la fois, les diriger sur la rive droite du Danube et délivrer Silistrie ou les transporter en Crimée. Cette opération fut rapidement exécutée. Dès qu’ils en furent instruits, les Russes, après un dernier effort tenté sans résultat, levèrent le siège, et bientôt on apprit qu’après avoir évacué la Valachie, ils s’étaient mis en pleine retraite pour rentrer en Bessarabie. N’ayant plus à redouter que l’ennemi, maître de la Bulgarie et franchissant les Balkans, pût menacer Constantinople, les alliés arrêtèrent leur plan de campagne ayant la Crimée pour objectif.

Pendant que les armées se mettaient ainsi en mouvement de part et d’autre, on négociait à Vienne. Une conférence y avait été réunie, et on échangeait des notes sans résultat. L’Autriche cependant s’était rapprochée de la France et de l’Angleterre, et il fut convenu qu’une armée autrichienne occuperait les Principautés évacuées par les troupes russes. Cette combinaison avait pour objet de mettre obstacle à toute nouvelle tentative de la Russie pour reparaître sur le Danube, et de permettre ainsi aux alliés de disposer, en toute sécurité, des forces qu’ils avaient réunies dans la Mer-Noire. À cet effet, la Porte fui invitée à conclure une convention avec le cabinet, autrichien. Comme s’ils avaient eu la claire vision de temps plus récens, les Turcs se montrèrent défians, sinon réfractaires. Ils redoutaient, pour les Principautés, le sort qui a été fait, depuis, à la Bosnie et à l’Herzégovine. Ils s’imaginaient que, mise en possession de la Valachie et de la Moldavie, l’Autriche tenterait de se les assimiler en attendant que les circonstances lui permissent de les annexer à son empire. Agissant en parfait accord, nous dûmes, lord Stratford et moi, user de nos moyens réunis pour déterminer la Porte à entrer dans les vues de nos gouvernemens. Il fallut négocier, remanier, sur un point, le texte de la proposition, et ce ne fut qu’à ce prix qu’on obtint l’agrément des conseillers du Sultan. L’acte fut signé le 4 juin, laissant pourtant dans une demi-obscurité des détails qui devinrent, plus tard, la source de nombreux dissentimens.

Continuant leur retraite, les Russes étaient rentrés dans les lignes de leurs possessions et s’y étaient solidement cantonnés. De leur côté, les armées alliées avaient quitté Varna le 6 septembre ; le 16 elles avaient débarqué en Crimée, et elles remportaient, le 20, une première et brillante victoire sur les rives de l’Alma. Anglais et Français, généraux et soldats, chacun avait fait tout son devoir. J’en recueillis les détails de la bouche de l’intendant de la division du prince Napoléon. Cet officier, grièvement blessé, avait été évacué sur Constantinople. Il me raconta la vaillance de nos troupes, l’activité vigilante et le calme des officiers, la précision et la netteté des ordres donnés par les commandans des deux armées. Il se trouvait, au moment où il fut atteint par un boulet, à côté du prince conduisant sa troupe et lui donnant, sous le feu plongeant des Russes, l’exemple de la bravoure.

Ce souvenir en évoque un autre qui offre un intérêt particulier. Le prince Napoléon était, depuis deux mois, devant Sébastopol, quand sa santé se trouva gravement atteinte. Conformément à l’avis des médecins, il rentra à Constantinople. On sait avec quelle franchise il avait l’habitude de s’exprimer, avec quelle sagacité il jugeait les hommes et les choses, sans rien cacher de sa pensée. Il parlait avec enthousiasme de la conduite de nos soldats, du talent, de l’habileté des officiers qui les commandaient, mais il considérait qu’on se repaissait d’une funeste illusion en se persuadant qu’on réduirait Sébastopol avant longtemps sans autres moyens que ceux dont les alliés disposaient en ce moment. « Ce n’est pas un siège, disait-il, que nous poursuivons en Crimée ; un siège suppose un total investissement de la place ; c’est ainsi que ville assiégée est ville prise, suivant un vieux mot, parce que, si elle n’est pas vaincue par le canon, elle l’est par la famine. Sébastopol n’est ni ne peut être, avec nos ressources, investie, assiégée dans ces conditions. Nous l’avons attaquée et nous nous en approchons par son développement méridional, mais rien ne l’empêche de recevoir, par la partie du nord, défendue par un fort solidement armé, des secours et des renforts de tout genre. C’est donc non un siège, mais un duel qui se continue entre nos batteries et celles de l’ennemi ; celles-là construites en pleine campagne, servies par des hommes vivant sous la tente ou dans la tranchée ; celles-ci couvertes par le feu de la place où les servans trouvent, après la corvée, des abris réconfortans. Il en sera ainsi jusqu’au moment où les ressources et les moyens de l’un des combattans seront notablement supérieurs à ceux de l’autre. Pour triompher de la résistance que nous rencontrons, il nous faut donc une armée plus nombreuse et une plus puissante artillerie. Or nous touchons à l’hiver qui entravera nos opérations en neutralisant notamment nos moyens de transport. C’est donc une campagne à recommencer au printemps, et nous pourrons l’achever seulement au cours de l’été prochain. » Ce langage, le prince Napoléon le tenait à la fin de novembre 1854 et nous ne nous sommes emparés de la place qu’en septembre de l’année suivante, après avoir doublé, triplé nos effectifs et les avoir munis d’un parc de siège auquel il a fallu ajouter les canons de nos vaisseaux servis à terre par des officiers de marine. Les prévisions du prince n’étaient donc que trop fondées comme le jugement qu’il portait de l’étal réel des choses sur le plateau de la Chersonèse.

La bataille de l’Aima fut un jour de gloire et de deuil à la fois. Le maréchal de Saint-Arnaud fut ressaisi, dès le lendemain, en plein succès, par la maladie qui le guettait, et terrassé avant d’arriver devant Sébastopol. On l’embarqua en toute hâte et il succomba, le 20, durant la traversée de la Mer-Noire. J’eus le devoir de recueillir sa dépouille et de la déposer dans la chapelle de l’ambassade à Therapia. ; elle reposait, dans le cadre où il était mort, recouvert du drapeau national. Je fis célébrer, le lendemain, un service funèbre auquel, selon le vœu de la maréchale de Saint-Arnaud, qui avait suivi son mari en Orient, ne furent conviés que les officiers attachés à la personne du maréchal, les chefs de service, et tout le personnel de l’ambassade. L’ambassadeur d’Angleterre, suivi de ses secrétaires et de ses attachés, voulut s’unir à nous et assista à la cérémonie. Je rendis les restes mortels du maréchal au Berthollet, à bord duquel il était mort et qui reçut la mission de les ramener en France. Voulant donner un témoignage public de ses regrets, le Sultan ordonna à ses ministres de la guerre et de, la marine d’escorter, sur deux bâtimens de guerre ottomans, couverts de leurs pavois en deuil, le Berthollet, jusque dans la mer de Marmara. Au passage du convoi toutes les batteries le saluèrent de leur artillerie. Plein de confiance dans la valeur de ses troupes et convaincu qu’il les conduirait à la victoire, le maréchal avait remonté le Bosphore, le cœur rempli des plus nobles espérances ; peu de semaines après il le descendait au bruit du canon qui retentissait pour rendre hommage à sa mémoire.

Si l’armée rencontrait, devant Sébastopol, des obstacles malaisés à vaincre, la diplomatie, de son côté, se heurtait à de graves dissentimens à Constantinople. Les troupes autrichiennes étaient entrées dans les Principautés. Quelle était leur tâche ? De s’opposer à une nouvelle irruption des Russes dans ces provinces. Mais rien, dans la convention qui avait stipulé cet accord, ne les autorisait à les occuper à l’exclusion des belligérans. Omer-Pacha, commandant en chef de l’armée turque en Bulgarie, fit donc franchir le Danube à un premier corps qui poussa ses avant-postes jusqu’à Bucharest. Aussitôt surgirent les plus regrettables conflits. Omer-Pacha cependant obéissait à. une entente concertée avec les commandans des armées alliées. Il avait été, en effet, décidé à Varna, avec le maréchal de Saint-Arnaud et lord Raglan, que les Turcs suivraient les Russes dans leur retraite jusqu’aux frontières de la Bessarabie, menaçant d’envahir cette province si l’ennemi s’en éloignait pour passer en Crimée. Les alliés avaient un intérêt de premier ordre à empêcher les troupes qui avaient assailli Silistrie d’aller grossir les forces placées sous les ordres du prince Menschikoff à Sébastopol, et à les retenir sur le Pruth. C’est pour seconder ces vues que Omer-Pacha avait dessiné son mouvement pendant que l’armée anglo-française opérait en Crimée. Le baron de Hess, commandant l’armée autrichienne, s’y opposa : sous prétexte que la Russie et l’Autriche n’étaient pas en état de guerre, il estimait qu’il était de son devoir de prévenir une rencontre qui, disait-il, deviendrait inévitable dans les provinces confiées à sa garde, du moment où les Turcs s’approcheraient de la Bessarabie, leur présence sur cette frontière devant nécessairement provoquer un retour offensif de l’armée russe. Il exigea donc que Omer-Pacha repassât le Danube pour maintenir ses forces en Bulgarie.

Informée de ces divers incidens, la Porte s’en alarma ; elle s’en expliqua avec les représentons de la France et de l’Angleterre, également surpris d’une prétention qui entravait les mouvemens de l’armée d’Omer-Pacha, prévus et concertés dans une intention stratégique. On eut recours au ministre d’Autriche à Constantinople, le baron de Bruck. Loin de désapprouver les exigences du général de Hess, le représentant de la cour de Vienne les défendit obstinément. On en référa à Paris et à Londres. Les deux puissances occidentales se mirent, à ce sujet, en communication avec le cabinet autrichien pour lui signaler le grave et fâcheux résultat qu’aurait, pour nos armées en Crimée, l’attitude prise par le général de Hess. Le comte de Buol, premier ministre de l’empereur François-Joseph, le reconnut et il admit que les armées, engagées dans la guerre, devaient pouvoir, en toute liberté, combiner leurs efforts même dans les Principautés.

On crut toutes les difficultés levées ; il n’en était rien. Le général de Hess maintint ses résolutions avec une persévérance égale à celle que M. de Bruck mettait à les défendre à Constantinople ; et on eut cet étrange spectacle d’agens militaires et diplomatiques ne cessant de reproduire et d’affirmer des prétentions que leur gouvernement ne cessait de désavouer. L’occupation exclusive des Principautés par les troupes autrichiennes constituait cependant un acte indirect d’hostilité contre les alliés combattant en Crimée, en permettant à la Russie de retirer ses troupes réunies en Bessarabie pour les diriger sur Sébastopol sans exposer à un péril quelconque la province qu’elles abandonnaient. « Mais, rassurez-vous, disait M. de Bruck, l’entrée de nos troupes dans les Principautés est le prélude du rôle prochain que l’Autriche assumera dans cette guerre ; la position qu’elle a acceptée la conduira à prendre rang parmi les alliés ; le ressentiment de la Russie lui en fera un impérieux devoir. » On l’espérait à Paris et à Londres, et les deux cabinets pressaient celui de Vienne d’intervenir activement dans la guerre. Dans l’attente qu’il s’engagerait à son tour, on usa, avec lui, de toute sorte de ménagemens dans le conflit soulevé par le général de Hess. On négociait donc à Vienne. Mais l’Autriche ne se déterminant pas à secouer des hésitations qui l’ont souvent égarée, on conclut un arrangement qui la compromettait sans la contraindre immédiatement à participer à la guerre. Le 2 décembre 1854, elle signait, avec la France et l’Angleterre, une convention par laquelle elle s’engageait « à défendre les frontières des Principautés contre tout retour offensif des troupes russes. » Elle reconnaissait, d’autre part, que la présence de ses troupes « ne saurait porter préjudice au libre mouvement des forces anglo-françaises et ottomanes dans ces provinces ou contre le territoire russe. » Les trois puissances se promettaient, en outre, si les hostilités venaient à éclater entre l’Autriche et la Russie, « leur alliance offensive et défensive dans la guerre actuelle. » Elles se promettaient enfin « de n’accueillir, de la part de la cour de Russie, sans s’en être entendues entre elles, aucune ouverture ou aucune proposition tendant à la cessation des hostilités. »

De pareilles stipulations ne sont généralement usitées que dans les cas où les contractans s’engagent à prendre une part égale dans une lutte engagée ou prochaine. L’Autriche néanmoins conserva la position intermédiaire qu’elle avait choisie. On aurait été fondé à s’en offenser à Pétersbourg ; les engagemens qu’elle avait contractés avaient en effet un caractère d’hostilité indéniable, mais le cabinet russe s’abstint de toute démonstration qui l’aurait conduite à aller jusqu’au bout de son rôle ; il évita de la contraindre à entrer en ligne à côté des alliés. L’Autriche put ainsi garder, jusqu’à la conclusion de la paix, une attitude de belligérant sans en assumer les charges, contrairement aux prévisions de son représentant à Constantinople. Cette conduite lui a-t-elle été profitable ? Elle a laissé, dans l’âme du peuple russe et de son gouvernement, le germe d’un profond ressentiment dont la Prusse a su tirer un si merveilleux parti en 1866. Si elle avait pris résolument les armes dès le mois de décembre 1854, son intervention aurait mis fin à la guerre deux ans plus tôt et lui aurait acquis des droits dont la France et l’Angleterre lui auraient peut-être tenu compte quand elle a été l’objet d’une injuste agression.

Quoi qu’il en soit, la convention du 2 décembre ne permettait plus, au général de Hess, de conserver, dans les Principautés, la position exclusive qu’il n’avait cessé de revendiquer. Stimulée par les représentans de la France et de l’Angleterre, la Porte donna l’ordre à Omer-Pacha de se porter en avant ; mais pendant qu’on lui adressait ces instructions, le général ottoman rappelait ses troupes pour les réunir sur la rive droite du Danube. La saison, écrivait-il, était trop avancée pour marcher sur le Pruth, et dès lors il jugeait opportun de renoncer à une opération désormais tardive dans une contrée où l’ennemi pouvait tirer avantage des positions solides qu’il y occupait, pendant que l’armée turque y rencontrerait des obstacles que les rigueurs de l’hiver rendaient insurmontables. Autour du général de Hess, on prétendit que Omer-Pacha n’avait jamais eu le dessein de s’engager sérieusement à la poursuite des Russes sans être assuré de la coopération de l’armée autrichienne. Je ne sais si cette allégation a été fondée à un moment quelconque. Ce qui est certain, c’est que du jour où il se heurta aux prétentions du commandant des troupes impériales, le général ottoman se renferma dans une abstention personnelle qui autorisait toutes les conjectures. J’ai eu, sous les yeux, sa correspondance ; elle ne témoignait ni d’un désir bien ardent de se mesurer avec les Russes, ni d’un ressentiment bien vif contre ceux qui y mettaient obstacle. En réalité les Autrichiens, malgré leurs protestations réitérées de prêter, aux alliés, un concours actif et prochain, se cantonnèrent dans les Principautés et ne prirent aucune part à la guerre. Omer-Pacha, de son côté, se réserva, et il put bientôt rejoindre l’armée anglo-française devant Sébastopol. Si tel a été son désir, il l’a réalisé, mais sans grand bénéfice pour sa renommée de généralissime.

Sur ces entrefaites, Rechid-Pacha fut appelé au grand vizirat. Le ministre qui avait occupé ce poste jusque-là ne possédait ni l’autorité ni les aptitudes nécessaires pour le remplir. Il y avait été porté par le désir du sultan d’obvier à certaines compétitions, et il n’avait cessé d’être une véritable fiction. On jugea que le moment était venu de mettre fin à une combinaison que ne comportait plus la gravité des événemens.


IV

Les défiances et les dissentimens qui se manifestaient un peu partout se répercutaient à Constantinople avec une extrême intensité ; ils y étaient entretenus et aggravés par des exigences et des rivalités qui rendaient, chaque jour, plus ardue la tâche de la diplomatie. Par leurs antécédens et leur haute position, lord Stratford et Rechid-Pacha tenaient une place considérable. Tous deux obéissaient à des passions tenaces, d’une opiniâtreté que rien ne corrigeait. Le premier, avant d’occuper l’ambassade de Constantinople, avait été désigné pour représenter l’Angleterre en Russie. Dès qu’il en fut instruit, l’empereur Nicolas, ayant eu occasion d’apprécier le caractère du candidat, lit exprimer à Londres le désir que le cabinet anglais fît un autre choix, et il y fut déféré. Lord Stratford en garda un amer souvenir. Pendant les négociations qui ont précédé la guerre d’Orient, il a soutenu le courage des Turcs souvent prêts à défaillir, et il a ainsi fortement contribué, quelquefois contre le gré de son gouvernement, au conflit armé qui a eu la Crimée pour théâtre.

Il n’envisageait pas d’un œil plus indulgent les tergiversations de l’Autriche. Il avait pour cela deux raisons : le cabinet de Vienne avait employé toutes ses ressources à rechercher, avant l’ouverture des hostilités, les moyens de les prévenir : quand elles eurent éclaté, il se constitua le messager de la paix, offrant, à Paris et à Londres comme à Saint-Pétersbourg, les combinaisons qu’il jugeait propres à la rétablir avant même que les premiers résultats de la guerre l’eussent rendue acceptable de part et d’autre. Grâce à ces efforts, grâce surtout à la coopération éventuelle qu’elle promettait aux puissances occidentales, l’Autriche avait réussi à établir, à Vienne, le siège des négociations. C’est ce que lord Stratford ne lui pardonnait pas, car elle l’avait ainsi dépossédé du rôle prépondérant que les circonstances lui avaient attribué à l’origine, pendant que le débat, purement diplomatique, se trouvait exclusivement engagé entre la Porte et la Russie, rôle qu’il entendait conserver jusqu’à la fin du conflit et qu’il eût gardé si les négociations, après l’ouverture de la guerre, s’étaient poursuivies à Constantinople. On comprend que dans cette disposition d’esprit, que dans cet état d’âme, pour employer une expression plus moderne, les prétentions des Autrichiens, à leur entrée dans les Principautés, l’aient vivement irrité et qu’il ait mis une ardeur particulière à les combattre. Si l’on s’en était tenu à ses avis, on n’en aurait fait, aucun cas, au risque de provoquer un éclat entre les troupes turques et celles du général de Hess.

Deux incidens notamment le portèrent à témoigner de son mécontentement. A l’arrivée de ses avant-postes à Bucharest, Omer-Pacha avait confié les fonctions de commandant de la place à un officier anglais au service de la Turquie. Survinrent les Autrichiens, qui exigèrent son éloignement. D’autre part, le cabinet de Vienne, s’appuyant sur la convention conclue avec la Porte, stipulant le rétablissement de l’état légal dans les Principautés, entendait que le prince Stirbey, hospodar de Valachie, qui s’était retiré en Autriche lors de l’invasion des Russes, fût sans retard appelé à reprendre le pouvoir dans cette province. Or ce prince avait, en plusieurs occasions, donné des preuves d’un entier dévouement à la cour de Saint-Pétersbourg. L’ambassadeur d’Angleterre combattit cette prétention de l’Autriche avec sa véhémence habituelle. Je l’appuyai de mon mieux, et je m’unis à lui surtout pour lever les obstacles que les Autrichiens mettaient à la marche de l’armée ottomane. Mais je ne perdais pas de vue que le gouvernement dont j’étais le représentant à Constantinople poursuivait, à Vienne, d’accord avec le cabinet de Londres, des négociations pour la guerre ; et pour la paix dont ils espéraient les plus heureux résultats ; qu’il ne m’appartenait pas de les entraver ; et qu’il était, au contraire, de mon devoir le plus évident de les seconder activement. Cette manière de voir n’était pas partagée par l’ambassadeur d’Angleterre, et mon entente avec lui eut à en souffrir plus d’une fois. Je retrouvai, dans ces occasions, le diplomate audacieux qui s’inspirait de ses propres vues plus encore que de celles de sa cour, et à mon tour je vis se dresser devant moi cette hostilité incurable dont il s’armait pour assurer le triomphe de ses opinions personnelles. Je dirai plus loin une des phases les plus aiguës de l’histoire de mes rapports avec lui.

Pendant qu’on se querellait à Constantinople sur des faits d’ordre secondaire, les puissances se concertaient pour en venir à poser les bases de la paix future, et, en février 1855, on tomba d’accord pour convoquer de nouveau, à Vienne, la conférence qu’on avait vainement réunie l’année précédente. Lord Stratford le regrettait sans dissimuler son sentiment qui n’était pas celui de son gouvernement. Voici comment il le manifesta : la Porte avait déféré aux instances de ses alliés en signant avec l’Autriche la convention qui ouvrait les Principautés aux troupes impériales, mais elle était restée, je l’ai dit, inquiète et soupçonneuse, comme l’ambassadeur d’Angleterre lui-même. L’attitude du général de Hess contribua à tenir sa défiance en éveil. Son intérêt lui commandait, d’autant plus, de se faire représenter à Vienne, dans de si graves circonstances, par un agent d’un ordre supérieur, en mesure d’y défendre ses revendications. Or elle y entretenait, depuis l’origine de ces complications, un diplomate d’un rang secondaire, Aarif-Effendi, ne possédant la connaissance d’aucune langue étrangère et ne pouvant communiquer soit avec ses collègues, soit avec les ministres du gouvernement auprès duquel il était accrédité, sans le concours d’un interprète. La Porte cependant le maintint à Vienne malgré les impérieuses nécessités du moment dans la pensée, chère à l’ambassadeur d’Angleterre, que les résolutions finales seraient portées et conclues à Constantinople.

En décidant de réunir, une seconde fois, la conférence à Vienne, le cabinet de Paris et celui de Londres furent d’avis que la Turquie devait y participer par un représentant d’une compétence notoire, pouvant débattre, avec l’autorité nécessaire, les questions mises en délibération et non se borner, comme Aarif-Effendi, à prendre uniquement ad referendum les communications qui lui seraient faites. Je reçus donc des instructions qui m’ordonnaient de presser instamment la Porte de faire choix, sans plus tarder, d’un plénipotentiaire digne de ce nom. J’avais lieu de penser que l’entente, intervenue à ce sujet entre Paris et Londres, pourrait être continuée à Constantinople et que l’ambassadeur d’Angleterre unirait ses démarches aux miennes. Il n’en fut rien. Prétextant qu’il ne lui était parvenu aucune instruction dans ce sens, lord Stratford jugea convenable de s’abstenir. Espérait-il, en gagnant du temps, modifier les résolutions de son gouvernement et le décider à changer de voie ? J’eus lieu de le présumer, mais je ne dus pas moins agir sans son concours, et j’en fus réduit à représenter aux conseillers du Sultan que les puissances négocieraient sans la participation de la Turquie, la présence de Aarif-Effendi devant nécessairement rester fictive, s’ils n’accédaient pas au désir que j’étais chargé de leur exprimer. La conférence ayant tenu une première réunion et l’ambassadeur d’Angleterre ne rompant pas le silence dans lequel il s’était obstinément renfermé, la Porte comprit que mes prévisions n’étaient pas dénuées de fondement, et elle désigna, pour la représenter à Vienne, Aali-Pacha, ministre des affaires étrangères. Ce choix répondait pleinement au vœu de ses alliés. D’une intégrité qui ne s’est jamais démentie, Aali-Pacha réunissait, à une instruction professionnelle acquise dans les différentes missions qu’il avait déjà remplies, des notions variées dues à l’étude et à la méditation. De tous les hommes d’Etat que la Turquie comptait à cette époque, nul n’était, mieux que lui, en position de s’acquitter de la tâche qui lui était confiée.

On sait que les plénipotentiaires ne parvinrent pas à s’entendre, malgré la présence de lord John Russell et de M. Drouyn de Lhuys, accourus de Londres et de Paris pour hâter une solution pacifique. La Russie refusa d’accéder à la troisième hase stipulant la neutralisation de la Mer-Noire, et les négociations furent de nouveau rompues. L’Autriche, avant la clôture de la conférence, mit en avant une nouvelle proposition qui pouvait être agréée à Saint-Pétersbourg, mais que les représentans des puissances occidentales durent décliner. Cette dernière tentative du cabinet de Vienne, faite dans l’intérêt de la Russie, mil en grande joie lord Stratford. « Vous le voyez, me dit-il, mes prévisions se réalisent, l’Autriche va à l’ennemi. »

Mais comment jugeait-on à Londres sa propre conduite, son attitude réfractaire ? Ma correspondance était communiquée à notre ambassadeur en Angleterre, le comte Walewski, qui eut ainsi l’occasion de s’entretenir plusieurs fois, en parfaite connaissance de cause, avec lord Clarendon, principal secrétaire d’Etat pour les affaires étrangères, des incidens qui surgissaient à tout propos à Constantinople. Déjà, dès le 3 janvier, M. Thouvenel me faisait part de l’extrait suivant d’une lettre du comte Walewski : « Lord Clarendon s’est laissé aller aujourd’hui avec moi sur le compte de son ambassadeur à Constantinople. Il m’a dit que tout le monde en avait par-dessus la tête et que rien ne leur serait plus agréable que de rappeler ce vieux fou. Mais le Parlement, mais l’opinion publique, mais l’influence qu’il passe pour exercer sur le Divan, enfin bien des mais… Toutefois, tenez pour certain que lord Stratford est ébranlé, et qu’il y a toute chance pour qu’une attaque à fond mette le susdit personnage à bas. » M. Thouvenel ajoutait :

Comme avec irrévérence
Parlent du Dieu ces marauds.

Six semaines après, je recevais une nouvelle communication de la correspondance du comte Walewski : « Presque tous les membres du cabinet anglais, disait notre ambassadeur à Londres, à commencer par le premier ministre, sont convaincus de la nécessité de mettre un terme à la mission de lord Stratford de Redcliffe à Constantinople, et il est probable que, d’une manière ou d’une autre, on y arrivera prochainement. » Cette conclusion, me mandait M. Thouvenel, est précédée de la tirade suivante que je livre à vos méditations : « Lord Clarendon a déploré comme moi la conduite de l’ambassadeur de Sa Majesté britannique à Constantinople, mais il a ajouté, et cela pour la première fois, que la faute n’était pas entièrement de son côté, et que M. Benedetti faisait du sien tout ce qu’il pouvait pour aigrir les relations entre les deux ambassades. »

Ainsi lord Stratford dénonçait, à sa cour les procédés dont j’usais avec lui, si courtois qu’ils fussent ; je ne l’ai pas regretté. Ses imputations prouvaient, du moins, que je ne m’étais pas jeté dans ses bras, que je remplissais mon devoir sans me demander si je lui déplaisais, si dissemblables que fussent nos positions respectives, si grands que fussent les avantages qu’il avait sur moi qui n’exerçais que des fonctions intérimaires pendant qu’il occupait, depuis longtemps déjà, le poste éminent d’ambassadeur. Ses travers faisaient sa force : en raffermissant son influence à Constantinople, ils le grandissaient en Angleterre. C’est, en effet, grâce à l’audace de ses exigences, grâce à la rudesse de son tempérament qu’il avait conquis, sur les bords du Bosphore, une prépondérance qui lui était personnelle. On a vu des fonctionnaires disgraciés solliciter ostensiblement son intervention ; j’ai vu un ministre de la police révoqué, Khaïreddin-Pacha, se présenter, avec sa femme et sa fille, à l’ambassade d’Angleterre avec la confiance que le noble lord daignerait exiger de la Porte qu’il fût rétabli dans ses fonctions. Ces manifestations, comme tous les incidens que provoquait l’irascible ambassadeur, étaient publiées et commentées à sa louange par les journaux de Londres ; l’orgueil national en était flatté, et le sentiment public y applaudissait. Il s’imposait ainsi à son propre gouvernement, qui, le sachant défendu par la presse et soutenu dans le Parlement, n’osait le réduire à l’obéissance ou se passer de ses services.

Cet ambassadeur tout-puissant n’était pas plus indulgent pour les volontés qu’il avait domptées que pour celles qui revendiquaient leur part d’influence et d’initiative. On a vu avec quelle rigueur méprisante il avait, dans un banquet, apprécié publiquement la moralité des fonctionnaires ottomans. Dans une conférence avec les principaux membres du cabinet turc, que nous avions provoquée en vue de hâter l’expédition des affaires, constamment entravées par des usages surannés, par la double obligation de tout délibérer en conseil, de tout soumettre à la sanction du Sultan, il s’anima si fort, il fut tellement agressif pour tous nos interlocuteurs, sans en excepter le grand-vizir, qu’il autorisa les plus violentes protestations ; on échangea des paroles amures, et je dus intervenir pour apaiser l’irritation qui éclatait de part et d’autre, Je cite cet incident, qui n’offre qu’un médiocre intérêt, pour ajouter que lord Stratford, quand il s’oubliait, surtout quand il s’avouait qu’il avait dépassé son but, s’empressait de faire amende honorable. En cette occasion, il eut soin, dès le lendemain, d’écrire une lettre confidentielle à Rechid-Pacha pour lui exprimer son regret d’avoir donné à son langage une forme trop rigoureuse. Le grand-vizir m’en fit lui-même la confidence comme d’un succès qu’il remportait sur son terrible dominateur. Je pourrais citer d’autres écarts désobligeans pour les collègues de lord Stratford, et toujours atténués par ce même expédient. Seulement, l’offense avait été plus ou moins publique, et la réparation restait confidentielle. Le bénéfice, devant l’opinion publique, en demeurait tout entier acquis à l’auteur du conflit.

Ai-je, dans mes appréciations, cédé à un sentiment réprouvé par l’impartialité historique ? Ai-je employé, en peignant lord Stratford, des couleurs qui en altèrent les traits ? J’ai dit ce qu’en pensaient le général Baraguey d’Hilliers et M. Sabatier ; je puis invoquer un autre témoignage dont l’autorité ne saurait être contestée, et qui, on le verra, me relève, de tout reproche. Les conseillers du Sultan étaient tellement excédés des procédés devenus habituels à l’ambassadeur d’Angleterre qu’ils conçurent la pensée, qu’ils eurent l’audace d’en appeler au gouvernement britannique lui-même. Aali-Pacha fut chargé, en sa qualité de ministre des affaires étrangères, Rechid-Pacha étant encore grand-vizir, et par conséquent avec son assentiment, d’inviter le représentant de la Porte à Londres à saisir les occasions qui lui paraîtraient favorables pour obtenir le rappel de lord Stratford. Nature droite, caractère timide, Aali-Pacha s’acquitta de ce soin avec la franchise et les faiblesses de son tempérament. Il me donna, en cette occasion, une marque de confiance qui atteste la cordialité des relations que j’entretenais avec lui : il me permit de prendre copie de la lettre qu’il adressait à l’ambassadeur de Turquie en Angleterre. Cette époque appartient à une période historique désormais fermée ; je me persuade donc que je ne commets aucune indiscrétion en publiant ce document, qui met en pleine lumière, mieux que je n’ai su le faire, une situation diplomatique bien singulière. Le voici :

Constantinople. le 12 février 1855


Mon cher ami,

Votre dépêche télégraphique nous a appris la chute du ministère anglais. A l’heure où je vous écris ces lignes, nous ne savons pas encore les hommes qui auront succédé au cabinet démissionnaire. Plusieurs versions différentes circulent. Les unes disent que c’est lord Derby qui aura reçu de la reine la mission de former le nouveau ministère ; les autres prétendent que ce sont les lords Palmerston et Russell qui l’auront composé. On parle aussi du prochain départ de lord Stratford de Redcliffe. Dans tous les cas, nous faisons des vœux pour que lord Clarendon puisse conserver le ministère qu’il a si dignement occupé jusqu’ici.

Le bruit du retour de lord Stratford m’amène, naturellement, à vous entretenir un peu de la manière la plus confidentielle, de ce célèbre diplomate et de sa conduite en Turquie. Vous savez que ce personnage, doué de qualités très honorables et animé des meilleurs sentimens pour ce pays, a été, cependant, la cause de beaucoup de maux et de beaucoup de malheurs dans cet empire. Son caractère passionné et impérieux, son amour ardent de dominer en tout et partout, l’ont conduit à s’ériger en maître et à substituer des conseils aux gouverneurs des provinces, comme il s’est substitué lui-même, et presque ostensiblement, au gouvernement central. Cet état de choses fait perdre journellement, à la Porte et à son autorité, le prestige sans lequel il est impossible de gouverner un pays vaste et si difficile à administrer, à cause des différentes nationalités dont il est habité. La teneur de la dernière circulaire de l’ambassadeur britannique aux consuls, sa publication semi-officielle dans le journal de Smyrne, a dû vous donner quelque idée de cette intolérable situation. Vous pouvez vous imaginer facilement comment ces agens subalternes s’acquittent de la mission de surveillance dont ils sont chargés. Celui des sujets du Sultan qui a un procès illégal ou qui est menacé d’une punition légitime, est sûr de trouver, auprès des consuls ou de l’ambassade, un appui officiel. Un gouverneur de province qui a le malheur de déplaire à ces messieurs en remplissant ses devoirs est perdu pour jamais. Les ministres, qui composent le gouvernement, ne sont pas mieux traités. Ce n’est plus le souverain qui fait et défait ses ministres. Quand il s’agit de remplir une place vide dans le cabinet, c’est une négociation aussi difficile que celles de Vienne qu’il faut entreprendre, et si vous osez ne pas respecter l’exclusion dont lord Stratford frappe la majeure partie des serviteurs du pays, vous êtes un homme corrompu et vénal. Nos relations extérieures éprouvent les mêmes entraves. Il suffit qu’un des représentans des autres puissances dise noir pour que lord Stratford dise blanc. Enfin, que vous dirai-je, mon cher ami, affaires extérieures, administration intérieure, patriarcat, tout est assujetti au contrôle de cet homme. Ses exigences, de plus en plus croissantes, frappent les fondemens de cette indépendance pour laquelle l’Angleterre a entrepris une guerre gigantesque. Et pour comble de malheur, tout le monde s’irrite contre le cabinet ottoman en nous voyant tolérer cette attitude. On croit que notre tolérance provient de quelque intérêt personnel, tandis qu’elle n’est que le résultat de notre désir de ne rien faire de désagréable au gouvernement de la Heine. Les choses en sont venues cependant à un point que nous serions effectivement coupables envers notre pays, notre souverain, notre nation, si nous ne cherchions d’en sortir le plus tôt possible.

Je sais que l’ambassadeur cherche à justifier son incroyable conduite en alléguant que, sans son intervention, aucune réforme ne s’opérerait en Turquie, que les sujets du Sultan gémiraient toujours sous le joug de la tyrannie musulmane, etc. — Je répondrai à cela, et ceux qui connaissent le pays ne manqueront pas de confirmer mon assertion, qu’il est d’une impossibilité absolue que la Turquie puisse faire des progrès en présence d’un élément qui la dégrade continuellement. Les alliés de la Turquie posent pour condition de la paix avec la Russie, la clause de laisser, à l’initiative du Sultan, le développement de l’état social de ses sujets, tandis que lord Stratford suit le chemin le plus opposé. On fait tout au monde pour faire croire aux populations que tout ce qui se fait, tout leur bien-être présent et futur n’est que l’œuvre particulière de mylord, et arraché de vive force à l’intolérance et au fanatisme des Turcs. Je vous demande à présent si un gouvernement qui se trouve réduit à lutter continuellement contre de pareils obstacles peut faire quelque chose de bon, et s’il peut conserver une position indépendante et digne aux yeux des étrangers aussi bien que vis-à-vis de ses sujets. Entouré de gens intéressés ou ignorans, lord Stratford ne voit en Turquie et chez les Turcs que fanatisme, corruption, incurie et incapacité. Je n’ai pas la prétention de dire que mon pays est un modèle de bien-être, que son administration ne laisse rien à désirer ; au contraire, je suis toujours d’avis qu’il y a encore beaucoup à faire ; mais ce que je ne puis pas admettre, c’est la mauvaise opinion que lord Stratford professe à l’égard de cette nation, ce sont les moyens destructifs qu’il voudrait nous faire adopter pour la régénération de l’empire ottoman.

Notez bien que nous ne contestons point à l’Angleterre, qui a tant de titres à notre reconnaissance, le droit d’éclairer la Porte de ses conseils amicaux ; nous les croyons même utiles et salutaires ; ce dont nous nous plaignons, c’est l’abus criant qu’on en fait ici, c’est qu’on use de ce droit au profit des haines et des passions personnelles, et au détriment de l’indépendance et de la dignité du pays, et c’est ce qui fait dire enfin aux adversaires de l’alliance anglaise que Menschikoff n’aurait pas été plus exigeant s’il avait même obtenu tout ce qu’il avait demandé.

Vous comprendrez que le sujet que je traite ici est on ne peut plus délicat. Si celui qui en est l’objet on apprend quelque chose, c’en est fait.

Vous garderez donc ces détails pour vous et vous tâcherez d’arriver au but en saisissant les occasions favorables pour glisser des insinuations compatibles avec les circonstances.

Je finis en vous priant de ne pas considérer cette lettre, toute particulière, comme une mission. Elle n’est que l’exposé de la situation actuelle destiné pour vous et seulement pour vous.

Signé : AALI.


Aali-Pacha ouvrait son cœur à M. Musurus et lui en révélait toutes les amertumes : la constante ingérence de lord Stratford dans les questions de tout ordre, les humiliations dont il abreuvait les ministres ottomans, la déconsidération qui en rejaillissait sur tous les membres du cabinet, son ardeur à entraver la légitime action des représentans des autres puissances, son impérieuse exigence enfin de tout dominer, hommes et choses. Ce tableau tracé par le ministre des affaires étrangères du Sultan excède certainement mes propres appréciations : je n’ai donc rien à en retrancher.

A la date de la lettre d’Aali-Pacha, j’avais encore pourtant la satisfaction, contre toute attente, d’entretenir avec l’ambassadeur d’Angleterre des relations que rien ne semblait avoir troublées, quoi qu’il en ait écrit à son gouvernement. Il avait surgi, entre les deux ambassades, des compétitions, mais aucun démêlé public ou seulement apparent. Obligés de seconder les chefs des services administratifs de nos armées, de les aider à se pourvoir de locaux et de terrains, nous en avions souvent, l’un et l’autre, sollicité simultanément la cession de la Porte. J’étais entouré d’un personnel jeune, actif, intelligent, à l’aide duquel j’ai souvent réussi à obtenir des avantages que l’ambassade d’Angleterre revendiquait de son côté. Si Rechid-Pacha obéissait trop aveuglément aux injonctions du représentant du cabinet de Londres, nous trouvions, de notre côté, auprès du ministre de la guerre, le seraskier Hiza-Pacha, un appui qui nous faisait rarement défaut ; ses attributions spéciales lui permettaient de nous accorder des faveurs qui nous étaient précieuses. C’est sans doute à cette occasion que lord Stratford a prétendu que je faisais tout de mon côté pour aigrir les relations entre les deux ambassades. Quoi qu’il en soit, il devint, à dater de ce moment, violemment hostile à Riza-Pacha, et il le lui témoigna sans détours dans la conférence que j’ai rappelée plus haut, lui reprochant de ne pourvoir que très insuffisamment les armées du Sultan en Asie et en Europe. Il tenta plusieurs fois de provoquer sa destitution, de concert avec Rechid-Pacha. Mais le commandant de notre armée, le général Canrobert d’abord, le général Pélissier ensuite, m’ayant, plusieurs fois, adressé des communications dans lesquelles ils rendaient pleine justice au concours que leur prêtait le seraskier, j’avais soin de les faire placer directement sous les yeux du Sultan, qui ne pouvait, y répondre en révoquant son ministre de la guerre.

Je ne pouvais cependant négliger les soins que je devais à notre armée, et mes rapports avec lord Stratford commençaient ainsi à s’altérer visiblement quand il soumit à la Porte, sans m’en instruire, un projet de convention, par laquelle la Turquie devait mettre à la disposition de l’Angleterre un corps de vingt mille hommes que le gouvernement de la reine prendrait à sa solde, dont il aurait la libre disposition et qui serait instruit et commandé par des officiers anglais. Je m’abstins de toute représentation et l’arrangement fut rapidement conclu. Mais je dus faire mes réserves pour le cas où mon gouvernement jugerait convenable d’acquérir le même avantage. Je fus placé dans l’obligation de les accentuer sur l’invitation de notre général en chef quand l’ambassadeur d’Angleterre émit la prétention de distraire, pour la formation de ce nouveau contingent, une partie du corps d’armée turc qui combattait en Crimée sous les ordres d’Omer-Pacha. La Porte en effet, dont toutes les troupes étaient réunies soit en Asie soit devant Sébastopol, rencontrait les plus grandes difficultés pour remplir les engagemens qui lui avaient été imposés, à moins d’affaiblir ses armées en campagne. Omer-Pacha lui-même protesta contre la dernière prétention de lord Stratford qui se trouva ainsi dans l’impossibilité de doter l’Angleterre de nouvelles forces qu’il avait cru pouvoir, en quelque sorte, improviser grâce à l’autorité qu’il exerçait sur la plupart des ministres ottomans et particulièrement sur le chef du cabinet. Son orgueil en fut offensé, et il ne déguisa pas son mécontentement surtout au ministre de la guerre.


V

Les choses en étaient à ce point quand M. de Lesseps dont la mort m’est annoncée au moment où j’écris ces lignes, — et auquel la France rendra certainement l’hommage dû à son génie et à son patriotisme, — arriva à Constantinople pour solliciter l’assentiment du sultan à la concession qu’il avait obtenue du vice-roi d’Egypte. Je le mis en rapport avec le cabinet ottoman, et il eut l’honneur d’être reçu incontinent par le souverain ; je le présentai à lord Stratford lui-même, et partout il rencontra ou il crut rencontrer un accueil l’autorisant à penser que sa démarche serait couronnée d’un prochain succès. On sait que les dispositions des gouvernemens n’ont pas plus ébranlé sa confiance que les difficultés matérielles ou financières de l’entreprise. Il avait, avec la foi, la persévérance qui a été le puissant élément de son triomphe. Il partit donc pour Alexandrie, l’âme vigoureusement trempée du sentiment qui faisait sa force. Il croyait à la sincérité du langage qu’on lui avait tenu, et se rendait auprès de Saïd-Pacha pour l’aider à fournir les éclaircissemens que, disait-on, on lui demandait. L’œuvre géniale de l’ouverture d’un canal flallait le légitime orgueil du sultan et de la plupart de ses conseillers. Pour moi, nous restions en présence d’un obstacle qu’il serait malaisé de surmonter. Sans s’opposer ostensiblement à l’acquiescement du Divan, l’ambassadeur d’Angleterre demandait qu’on sursît à toute décision en attendant que son gouvernement, principal intéressé, disait-il, eu cette affaire, pût l’examiner et faire connaître son avis. Je pressentis ou un ajournement indéfini ou une résolution négative.

La parole de l’Angleterre ne pouvait en effet manquer d’être d’un grand poids en cette question, et la presse de Londres insinuait déjà que le gouvernement de la reine devait refuser son acquiescement. On s’en alarma à Constantinople ou plutôt dans l’entourage du grand-vizir, prévoyant que son embarras serait grand et irréductible entre des avis contradictoires venant de Paris et de Londres. On songea aussitôt à trouver un moyen propre à le tirer de ce mauvais pas, et on eut recours à un expédient que le lecteur va pouvoir apprécier. Je n’ai jamais su si Rechid-Pacha en a pris l’initiative ou s’il lui a été suggéré ; ce qui est certain, c’est qu’il y prêta la main avec un coupable empressement.

Rechid-Pacha cependant était doué de certaines qualités de l’homme d’Etat ; il avait l’esprit large et la résolution prompte. De tous les conseillers du sultan, il fut le premier à reconnaître que le moment était venu de tirer la Turquie de ses langes, de passer le niveau sur les races jusque-là superposées de l’empire ottoman, seul moyen désormais de le mettre en posture de prendre rang dans le concert européen et de le relever de la déchéance où il tombait chaque jour davantage. Il eut le courage de professer hautement et de soutenir cette opinion nouvelle et inattendue dès son arrivée au pouvoir. Il groupa, autour de lui, des hommes jeunes et éclairés comme Aali et Fuad-Pacha, qui, avec beaucoup d’autres, partagèrent et défendirent ses vues, envisagées, au contraire, comme des hérésies par la plupart des vieux serviteurs du Sultan et par la classe improprement appelée des lettrés. Sans craindre l’opposition qu’il soulevait, fort redoutable en ce moment, il sut les présenter au sultan Mahmoud sous une forme et dans des conditions qui lui valurent son adhésion et ses encouragemens. Rien cependant, ni dans l’éducation, ni dans le passé de ce souverain ne l’avait préparé à des résolutions que, suivant le plus grand nombre, répudiaient également la religion et toutes les traditions nationales. Pour triompher de ces obstacles, il avait fallu, à Rechid-Pacha, une grande puissance de persuasion et une robuste volonté. Il avait fait ses premiers pas dans la voie des réformes en 1840. Il siégeait alors, pour la première fois, dans le cabinet turc en qualité de ministre des affaires étrangères. L’Angleterre ayant pris en main la politique qui fut, à cette époque, inaugurée contre Mehemet-Ali, c’est sur l’Angleterre qu’il s’appuya, et il entra, avec l’ambassade de la reine, dans des relations devenues à la longue tellement étroites qu’il dut leur sacrifier sa liberté d’action et son indépendance.

Plus que chez tout autre, l’homme d’Etat, chez Rechid-Pacha, était doublé de l’homme privé. Il en avait les faiblesses et les passions. Il était incessamment aux prises avec des rivalités qui pouvaient balancer son influence, et il leur opposait une fermeté d’autant plus énergique qu’il sentait lui-même qu’il avait à racheter soit auprès du sultan, soit auprès de l’opinion publique, la situation regrettable que lui infligeaient ses rapports avec l’ambassade anglaise, situation qui, si elle faisait sa force, le rendait vulnérable, et qu’on lui reprochait de toutes parts. Ce mélange de soumission et d’autorité nuisait à sa considération et troublait cet esprit pourtant fort sagace. Il se défendait au besoin en provoquant des mesures de rigueur, convaincu que l’appui de lord Stratford le mettait à l’abri des menées de ses adversaires. Il avait, pour le poste de grand-vizir, un compétiteur redoutable, Mehemet-Ali-Pacha, beau-frère du Sultan, qui avait déjà exercé ces hautes fonctions. A la suite d’un entretien que Rechid-Pacha eut avec le sultan, Mehemet-Ali fut mandé au palais, dans la nuit, embarqué sur un bateau à vapeur et exilé en Asie. Le Sultan regretta bientôt cet acte de sévérité ou plutôt de faiblesse ; il rappela son beau-frère et garda, de cet incident, un pénible souvenir.

Rechid-Pacha ne se montrait ni moins exigeant, ni moins absolu dans ses relations privées. Voulant pourvoir à l’avenir de ses enfans, il désirait appeler son fils aîné à l’ambassade de Turquie à Paris. Ce poste était alors occupé par Vely-Pacha, fils de l’ancien gouverneur de Candie, Mustapha-Pacha. Ce diplomate avait su mériter la bienveillance de l’empereur et conquérir de nombreuses sympathies. Je fus chargé d’exprimer le vœu qu’on lui conservât les fonctions qu’il remplissait à l’entière satisfaction de son gouvernement et de celui auprès duquel il était accrédité. Rechid-Pacha n’en tint aucun compte, et s’imaginant à tort que Mustapha-Pacha n’était pas étranger à ma démarche, il ne déguisa pas, en frappant le fils, le dessein de sévir contre le père. Mustapha-Pacha fut menacé de l’exil. De sommaires observations, dont je pris l’initiative, le couvrirent contre ce péril. Ne parvenant pas à maîtriser son ressentiment, Rechid-Pacha lui fît un procès, à propos d’un terrain d’une futile importance dont il revendiquait la propriété. Il en dessaisit les tribunaux compétens pour le porter devant le grand conseil de justice, constitué pour connaître les questions contentieuses intéressant l’Etat. Ce conseil dut, à cette occasion et pour une si mince affaire, se réunir à celui du tanzimat, chargé de préparer les réformes sociales et économiques. Ce fut un spectacle lamentable que celui qui fut donné par cette double convocation pour délibérer sur une question de nu-propriété, d’un caractère absolument privé. Rien ne put déterminer le grand-vizir à entrer, avec son compétiteur, dans la voie de la conciliation et de l’arbitrage. Je fis, auprès de lui, des démarches officieuses ; je ne réussis pas à ébranler son obstination.

Ces dispositions intransigeantes me portèrent à penser que Rechid-Pacha ne se montrerait pas plus accommodant dans l’affaire de Suez et je dus redoubler de vigilance, employer tous mes soins à pénétrer ses véritables intentions. Les fonctions de premier drogman de l’ambassade étaient alors confiées à M. Schefer, orientaliste du plus grand mérite, aujourd’hui membre de l’Institut. Ses aptitudes professionnelles, sa profonde connaissance de toutes les littératures orientales, le charme de sa conversation, lui avaient acquis, à Constantinople, une situation éminente et permis de nouer de précieuses relations. Grâce à ces avantages, et sans qu’il eût à recourir à des moyens dont on ne faisait nul usage à l’ambassade de France, il apprit que l’on avait résolu de déterminer le vice-roi d’Egypte à rapporter lui-même la concession qu’il avait faite à M. de Lesseps, et il parvint à avoir connaissance du stratagème employé pour atteindre ce résultat.

J’ai dit qu’on avait institué une commission en lui confiant le soin d’étudier la question sous tous ses aspects. Ce n’était là qu’un expédient imaginé pour donner le change à l’ambassade et s’assurer le temps nécessaire pour convertir Saïd-Pacha. Que fit-on en effet ? En recommandant la plus absolue discrétion, ou chargea Kiamil-Pacha, beau-frère du vice-roi et membre du cabinet ottoman, de lui adresser, à l’insu du Sultan, une lettre confidentielle pour le conjurer de revenir sur sa détermination. Le moyen n’était pas digne d’un gouvernement ayant le sentiment de ses devoirs et de sa responsabilité, mais il eût été excusable si on se fût borné, en exposant à Saïd-Pacha l’embarras dans lequel il avait mis la Porte, à solliciter son concours pour y mettre fin lui-même. Ce n’est pas ainsi qu’on procéda. A l’aide d’un rapprochement comparatif entre les gouvernemens d’Angleterre et de France, Kiamil-Pacha, dans sa lettre, s’appliqua à démontrer la supériorité de l’un sur l’autre. Il représentait à son beau-frère que le ressentiment de l’Angleterre était implacable, tandis que celui de la France n’était pas plus durable, que la stabilité de ses gouvernemens[3]. M. Schefer avait tenu entre ses mains la rédaction de Kiamil-Pacha ; elle contenait des corrections de la main du grand-vizir. Je ne pouvais donc pas douter de l’exactitude des renseignemens qu’il me communiquait. Je résolus de m’en expliquer avec Rechid-Pacha, et je me rendis auprès de lui, accompagné du premier drogman de l’ambassade auquel je confiai le soin de dresser un compte rendu parfaitement exact de l’entretien que j’allais avoir avec le premier ministre du sultan. Ce document ne peut manquer d’intéresser le lecteur et je le reproduis textuellement en omettant la partie concernant le mauvais accueil fait à mes démarches en faveur de Vely-Pacha et de son père.

Le chargé d’affaires : — Il est des situations qui, en se prolongeant, amènent fatalement les plus graves complications. Pour les prévenir, je ne connais qu’un moyen, c’est de s’expliquer nettement en temps opportun, et c’est ce qui me conduit aujourd’hui auprès de Votre Altesse.

Le grand-vizir : — Que s’est-il donc passé ?

Le chargé d’affaires : — J’ai d’abord une question à poser à Votre Altesse. N’ai-je pas constamment employé tous mes soins à écarter les difficultés qui ont pu surgir depuis plus d’un an que j’ai l’honneur de gérer l’ambassade, à préserver de toute atteinte les rapports qu’elle est tenue d’entretenir avec la Porte ?

Le grand-vizir : — Certainement, je me plais à le reconnaître.

Le chargé d’affaires : — J’ai le regret de ne pouvoir émettre la même opinion sur la conduite de quelques ministres du Sultan. J’avais remarqué que, dans plusieurs circonstances, l’ambassade n’avait pas été l’objet de certains égards qui lui étaient dus ; j’ai cru pouvoir en attribuer la cause à des exigences dont on avait peut-être raison de tenir compte.

Le grand-vizir : — Mais les affaires qui concernent la France n’ont-elles pas été expédiées par moi selon vos désirs ?

Le chargé d’affaires : — Je reconnais avec empressement que plusieurs réclamations de l’ambassade ont été favorablement accueillies. Il s’est produit cependant plusieurs incidens qui m’autorisaient à penser que la balance n’était pas toujours tenue d’une manière égale. (Ici le chargé d’affaires cite quelques faits qui ne sont pas contestés par Rechid-Pacha.) Je me suis abstenu, dans un esprit de conciliation, de les signaler. J’espérais que le temps et une plus saine appréciation des relations actuelles de la France avec la Turquie modifieraient des dispositions qui ne m’avaient pas échappé. Malheureusement il n’en a pas été ainsi — Ici le chargé d’affaires développe ses observations relatives au démêlé du grand-vizir avec Mustapha-Pacha, auxquelles Rechid-Pacha a répondu en s’animant :

Le grand-vizir : — Mustapha-Pacha est un menteur ; vous n’écoutez que lui ; c’est un homme grossier, un Albanais. Il a insulté le président du conseil ; il ne peut pas manquer impunément à la considération due à un fonctionnaire aussi élevé.

Le chargé d’affaires :… — Mais il a surgi une autre affaire qui m’impose le devoir de présenter à Votre Altesse les plus sérieuses observations et je me hâte d’y arriver. Vous vous rappelez que je vous ai dit et répété que le gouvernement de l’empereur considérait l’ouverture du canal de Suez comme une entreprise utile à la prospérité de la Turquie, non moins utile au monde entier, que cette œuvre avait toutes ses sympathies, mais que je devais m’abstenir de m’en entretenir autrement avec les membres du Divan.

Le grand-vizir : — C’est parfaitement exact.

Le chargé d’affaires : — Quand le vice-roi d’Égypte vous a fait parvenir sa demande tendant à obtenir la sanction du Sultan, Votre Altesse en a saisi le conseil ; il fut décidé que de nouveaux éclaircissemens seraient demandés à Saïd-Pacha. Je n’avais aucune objection à faire, je n’en ai fait aucune. Mais en même temps on adressait au vice-roi une lettre confidentielle.

Le grand-vizir : — Je l’ignore.

Le chargé d’affaires continuant : — Dans laquelle on l’engageait vivement à renoncer à un projet auquel l’ambassadeur d’Angleterre était personnellement opposé ; on lui disait que les agens anglais sont toujours appuyés et soutenus par leur gouvernement, tandis que le gouvernement français, au contraire, n’ayant aucune stabilité, était dans l’habitude de désavouer les siens ; qu’il fallait, à tout prix, éviter d’éveiller la rancune de l’ambassadeur de la reine, rancune redoutée avec raison par tout le monde à Constantinople ; que, s’il voulait jouir paisiblement du gouvernement de l’Egypte, il ne devait pas s’exposer à appeler, devant Alexandrie, les flottes de l’Angleterre ; que, s’il persistait dans son dessein, il perdrait les bonnes grâces du Sultan. Votre Altesse connaît cette lettre ; elle a été signée par un membre du cabinet, le président du grand conseil : Kiamil-Pacha.

Le grand-vizir : — Je n’en ai eu connaissance qu’après son envoi. Je ne saurais d’ailleurs être responsable des fautes des autres. Si on veut m’en faire porter la responsabilité, c’est autre chose. La Porte du reste s’est trouvée dans une position bien difficile ; la France n’a pas voulu paraître pour ne pas donner de l’ombrage à l’Angleterre ; l’Angleterre, de son côté, s’est abstenue pour ménager la France ; que pouvions-nous faire ? Je ne me rappelle pas bien les termes de la lettre dont vous me parlez et je ne crois pas que les expressions que vous avez citées soient exactes. Kiamil-Pacha est beau-frère du vice-roi ; il lui a écrit comme membre de sa famille ; je n’ai rien à y voir.

Le chargé d’affaires : — Kiamil-Pacha est, avant tout, pour moi, un ministre ottoman, membre d’un gouvernement lié à la France par les liens de la reconnaissance. Peu importent les termes de la lettre ; le sens est bien celui que je lui attribue ; Votre Altesse ne le conteste pas, Votre Altesse nie toute participation à la rédaction de la lettre ; je pourrais présumer le contraire ; les explications que vous venez de me donner m’y autorisent ; on n’en pense pas autrement en Égypte. J’accepte néanmoins la version de Votre Altesse. Qu’a fait Kiamil-Pacha ? il s’est livré à des appréciations de la plus haute inconvenance sur la situation, les habitudes du gouvernement de l’empereur ; il a abaissé la Porte à un rôle que je ne veux pas qualifier ; il a osé faire intervenir le Sultan et parler, en quelque sorte, en son nom. Quel était le premier et l’unique devoir du grand-vizir quand il a eu connaissance d’un pareil oubli de toutes les convenances commis par un de ses collègues ? Il devait le signaler à son souverain. Sa Majesté, j’en suis convaincu, aurait pris immédiatement une mesure qui aurait attesté sa désapprobation et son mécontentement. Ce devoir, le grand-vizir ne l’a pas rempli ; il a toléré, au contraire, qu’un membre du cabinet pût impunément penser, dire et faire croire que le gouvernement de l’empereur ne possède pas, au même degré que les autres alliés de la Porte, le sentiment de sa dignité, dans un moment où la France lutte, avec le plus noble désintéressement pour le salut de la Turquie.

Le grand-vizir : — Je vois que je suis un obstacle aux bons rapports de mon pays avec la France ; je me retirerai.

Le chargé d’affaires : — Votre Altesse m’a exprimé ce désir à plusieurs reprises et dans des circonstances bien graves ; je l’ai toujours combattu ; vous ne pouvez l’avoir oublié. A mon sens vous étiez l’homme de la situation et nul autre ne me semblait pouvoir justifier, avec un égal succès, la confiance du Sultan, comme celle des alliés de la Turquie. J’avoue que des dispositions, que j’avais mises en doute jusqu’à présent, ont modifié mon sentiment personnel… Je ne suis pas seul à penser ainsi ; ceux de vos amis qui vivent, pour ainsi dire, de votre propre vie, redoutent la solidarité de certains actes et saisissent toutes les occasions qui se présentent pour s’éloigner de Constantinople et aller remplir de nouvelles fonctions dans les provinces ; ils se séparent de Votre Altesse. Je croyais qu’ils s’exagéraient le danger de certaines situations ; je suis obligé de reconnaître aujourd’hui qu’ils ont raison et que j’avais tort. Le grand-vizir : — S’ils veulent partir, qu’ils s’en aillent.

Le chargé d’affaires : — En faisant part à Votre Altesse des renseignemens qui sont venus jusqu’à moi et des observations que je ne pouvais m’empêcher de vous soumettre, je n’ai d’ailleurs d’autre objet, pour le moment, que de définir, d’une manière exacte et avec cette même franchise dont je vous ai donné des preuves réitérées, une situation que je n’ai pas faite et que je déplore. J’ai appris ce qu’on peut penser, à la Porte, des égards qu’on doit à la France sans que Votre Altesse ait jugé utile ou convenable de désavouer celui de ses collègues qui s’est permis de parler, en quelque sorte, au nom du cabinet tout entier. Dans ces circonstances, mon premier soin, mon premier devoir devait être de dire à Votre Altesse que j’étais parfaitement renseigné, et c’est ce que j’ai voulu l’aire aujourd’hui.

Le grand-vizir : — Je suis désolé de tout ce que vous me dites. J’aviserai.


On remarquera que Rechid-Pacha a affirmé tout d’abord qu’il ignorait l’existence de la lettre de Kiamil-Pacha. Convaincu, sans doute, que je ne possédais que de vagues informations, il a pensé certainement que la dénégation pure et simple suffirait à détourner l’orage auquel il se sentait exposé. En lui rappelant les pressantes instances adressées à Saïd-Pacha et les commentaires à l’aide desquels on entendait les justifier, je lui démontrai que j’étais plus complètement renseigné qu’il ne le supposait. Dès ce moment il changea de système ; il discuta les termes de la lettre incriminée pour en atténuer la portée. C’était avouer, contre sa première affirmation, qu’il n’y était pas resté étranger, et que sa responsabilité n’était pas moins engagée que celle de l’auteur. Ses réponses devinrent brèves et son langage contradictoire, après avoir été hautain et absolu, pendant que je l’entretenais du mauvais vouloir que, contre mon gré et mes avis, il avait témoigné à Vely-Pacha et à son père.

Ce que le compte rendu de M. Schefer ne dit pas et qu’il ne pouvait reproduire, c’est l’agitation du grand-vizir qui nous était révélée par son attitude inquiète et troublée. Son émotion, fort vive déjà quand je lui signalai, sans détours, la coupable inconvenance dont mon gouvernement était l’objet, devint de l’anxiété quand je lui demandai si le premier ministre du Sultan en cette occasion avait rempli le devoir que lui imposait sa charge. On a lu son dernier mot : « Je suis désolé de tout ce que vous venez de me dire. » Sa désolation se trahissait en effet par l’angoisse qui l’oppressait plus encore que par son langage. Je le quittai le laissant dans un état de véritable prostration.

« J’aviserai, » avait-il ajouté. Dans quel mode et pour quel objet ? Je dus me le demander. Redoutant une nouvelle perfidie, je pris le parti d’aviser de mon côté. Il m’importait que la religion du Sultan ne fût ni surprise ni égarée. Je chargeai M. Schefer de présenter, dès le lendemain, au grand-vizir, le procès-verbal de notre entretien en lui déclarant qu’il y serait fait tous les amendemens, toutes les additions que lui suggérerait sa mémoire, afin qu’il fût fidèlement conforme pour lui comme pour moi. Après en avoir pris connaissance : « Je n’ai, lui répondit-il, rien à y ajouter, rien non plus à y retrancher. » M. Schefer reproduisit textuellement, à la suite de son compte rendu, la question qu’il avait faite et la déclaration qu’il avait reçue. En regard du texte français, ainsi complété, je fis ajouter la traduction en turc et je me hâtai de faire parvenir le document au Sultan. Je rendis compte de l’incident à Paris et j’attendis.

Quelques jours après j’écrivais à M. Thouvenel : « Ne pouvant plus dissimuler ses torts, Rechid-Pacha a communiqué hier à ses principaux collègues la lettre qui a été écrite au vice-roi d’Egypte, avouant lui-même que la faute était immense et peut-être irréparable. Ceux-ci ne lui ont caché ni leur surprise, ni leurs regrets, ni leur mécontentement. La destitution de Kiamil-Pacha a été jugée indispensable et urgente. On s’estimerait heureux si je voulais m’en contenter. On m’a fait interroger ; j’ai répondu que, n’ayant pu m’abstenir de saisir de cette affaire le gouvernement de l’empereur, je devais attendre ses ordres. Rechid-Pacha est évidemment incorrigible à notre égard. Les bons procédés n’ont pas modifié ses dispositions. J’ai été, pendant un an, modéré, conciliant, plein de déférence et de longanimité ; je l’ai attendu ; il s’est livré ; nous le tenons. Si on le veut à Paris, il sera obligé de donner sa démission… » Par le courrier suivant, je mandais encore : « Savfet-Effendi, chargé par intérim du ministère des affaires étrangères, sort de chez moi. Sa visite, qui s’est prolongée pendant deux heures, m’oblige de vous écrire à la course. Il m’a été évidemment envoyé par Rechid-Pacha. Sans rien formuler, il m’a longuement entretenu du désir de tout le monde de réparer ce qu’il a appelé un malentendu, des coïncidences fâcheuses que le grand-vizir regrette, disait-il, plus que personne. Il m’a donné à entendre qu’il me serait donné toute satisfaction… J’ai répondu que je n’avais rien à demander, rien à désirer, rien à faire. Je ne retire pas un mot de ce que je vous ai écrit dans ma dernière lettre. Avec Rechid-Pacha nous aurons éternellement ici la position qu’il a contribué à nous faire. Je le répète, tous les torts sont de son côté, et toutes les marques de bienveillance ou d’intérêt que nous lui avons données n’ont eu d’autre résultat que celui de nous diminuer dans son esprit. Puisqu’il le faut, frappons ; l’occasion est excellente ; personne ne peut le trouver mauvais ni nous faire la moindre observation. »

Avant de recevoir les instructions que j’avais sollicitées, Rechid-Pacha avait cessé d’être grand-vizir. Le Sultan, de son propre mouvement, l’avait révoqué, ainsi que Kiamil-Pacha, et lui avait donné pour successeur Aali-Pacha, en ce moment aux conférences de Vienne. Les travaux du canal furent plus tard entrepris sans qu’on ait eu à s’enquérir davantage de la sanction de la Porte. On considéra que la chute des ministres disgraciés pouvait en tenir lieu.

Mais, se demandera-t-on, quelle fut, en cette occasion, l’attitude de l’ambassadeur d’Angleterre, et comment accueillit-il l’éloignement de Rechid-Pacha ? J’ai toujours ignoré les avis qu’il a pu lui donner soit avant, soit après cette étrange aventure. Il a dû certainement lui reprocher d’avoir manqué d’habileté et de discrétion. Il était trop avisé pour aller plus loin et s’engager personnellement dans une affaire compromettante ou perdue. Dans tous les cas, je n’ai eu connaissance d’aucune démarche faite au palais pour conjurer une disgrâce qu’il jugeait peut-être lui-même inévitable. Par une étrange coïncidence, la veille du jour où la décision du Sultan fut notifiée à la Porte, lord Stratford était parti pour la Crimée, et à son retour, il demeura convaincu qu’on avait abusé de son absence pour précipiter Rechid-Pacha du pouvoir. Cet événement le touchait dans son prestige et dans ses moyens d’action. Il perdait en effet le principal instrument de son influence, qu’il avait toujours défendu énergiquement contre toute agression.

Mes relations avec lui, devenues très rares, se maintenaient cependant sur un pied convenable, quand, peu de semaines après, il trouva l’occasion de me faire sentir son irritation. Nous fûmes tous deux convoqués chez le nouveau grand-vizir, qui était assisté du ministre des affaires étrangères, pour la signature d’un traité relatif à un emprunt que la Porte devait conclure et auquel la France et l’Angleterre accordaient leur garantie. Selon son habitude, il arriva tardivement. Il affecta d’échanger de chaleureuses poignées de main avec les ministres turcs et, se tournant ensuite vers moi, il se borna à me dire : « Monsieur le chargé d’affaires, j’ai l’honneur de vous saluer. » Cette marque de froide politesse était significative. Je ne crus pas devoir la relever, bien qu’il la renouvelât à son départ. J’eus bientôt le moyen de lui faire comprendre que je n’y étais pas resté insensible. Nous dûmes nous réunir de nouveau pour échanger les ratifications du traité. Le grand-vizir nous offrit, voulant faire acte de courtoisie, de remplir cette formalité à l’une des deux ambassades. Dans je ne sais quelle intention, lord Stratford me proposa, par correspondance, de nous assembler au palais de France. Sur mon insistance on décida de se rencontrer au palais d’Angleterre. Cette fois, je m’arrangeai de façon à arriver le dernier, à mon tour. Lui empruntant son expédient, je lui rendis son compliment sans rien y changer, et je tendis les deux mains aux ministres du Sultan. J’avais ainsi rétabli l’équilibre dans les procédés en présence des mêmes témoins.

Je n’eus plus à me rencontrer avec le noble lord. A la suite d’un dissentiment avec M. Drouyn de Lhuys, M. Thouvenel avait donné sa démission de directeur des affaires politiques, et rien n’avait pu le faire revenir sur sa détermination. Ne voulant pas se priver de ses services, l’empereur décida qu’il serait pourvu d’une ambassade. Celle de Constantinople étant vacante lui fut offerte, et il l’accepta. Il vint l’occuper au mois de juillet, et je pris congé de lord Stratford en déposant une carte à l’ambassade d’Angleterre avec le traditionnel P. P. C, pour aller à Paris recueillir la succession du nouvel ambassadeur.


VI

En arrêtant ici ces récits qui n’ont désormais qu’un intérêt bien lointain et fort effacé, je voudrais en dégager la moralité au point de vue de notre représentation diplomatique. Quoiqu’on en ait dit, la diplomatie n’est pas une science, comme la politique ; c’est un art. La politique a ses initiateurs ; elle a ses doctrines ; elle poursuit un but : le meilleur gouvernement des peuples. Elle s’avance dans une voie tracée par des esprits éminens ; chacun de ses progrès marque une étape nouvelle. La diplomatie au contraire ne vise que des faits contemporains, les intérêts particuliers à chaque nation ; ses succès dépendent de l’habileté de ses représentans. L’œuvre vaut ce que vaut l’ouvrier, et souvent elle n’est pas plus durable. Elle a des modèles, des exemples ; elle n’a pas d’institutions propres. Dans les circonstances solennelles, elle est à la merci des faits de guerre ; elle succombe ou triomphe avec les armées. Aussi exige-t-on, ajuste titre, de ceux qu’elle emploie des aptitudes personnelles, une préparation qui les rende propres à acquérir solidement la connaissance des hommes et des choses. Il est des esprits privilégiés que la nature a doués de qualités spéciales et qui laissent, après eux, la trace de leur passage ; la plupart les obtiennent par l’expérience, par l’observation, par une longue résidence. Une erreur funeste de notre ministère des affaires étrangères, et qui remonte bien loin, c’est de penser que tous les agens conviennent à tous les postes et de les déplacer constamment. Qui de nous n’a vu tel diplomate ou tel consul transféré, pour des raisons de simple convenance, souvent personnelles, du nord au sud, d’Europe en Amérique, pour recommencer, sur nouveaux frais, son travail d’observation et d’étude. C’est là une coutume qu’il est urgent d’abandonner. J’ai résidé quinze ans dans le Levant et la première notion, bien exacte, que j’en ai conçue, c’est que je l’ignorais absolument. Ce ne fut qu’à la longue que j’appris à démêler les intérêts de race et de religion qui séparaient si profondément les populations au milieu desquelles je vivais. Il serait puéril de prétendre qu’un agent doit débuter et vieillir dans le même poste. Un pareil système serait incompatible avec le cours naturel des choses ; les déplacemens s’imposent, mais il convient de les limiter aux besoins réels et aux circonstances impérieuses.

Lord Stratford de Redcliffe devait, pour une bonne part, son immense influence au long séjour qu’il avait fait en Orient, qui lui permettait de maîtriser les hommes à Constantinople, au besoin de méconnaître les ordres qui lui venaient de Londres. Il avait acquis lentement une parfaite connaissance, du théâtre où il évoluait. Il savait les bonnes avenues qui conduisaient au palais, celles qu’il fallait prendre pour triompher, à la Porte, des résistances qu’il était exposé à y rencontrer. Il avait vu à l’œuvre tous les conseillers du sultan, les vieux et les jeunes ; il avait pu apprécier leur valeur respective, leur caractère, leurs faiblesses. L’expérience lui avait ainsi donné une notable supériorité sur ses propres collègues qui défilaient devant lui en se succédant, pendant qu’il était immuable, comme un roc, devant tous ces passans. Comment son gouvernement pouvait-il manquer d’être exactement renseigné par un représentant si bien informé lui-même ? Comment les ministres et les ministrables à Constantinople n’auraient-ils pas compté avec un diplomate qu’ils retrouvaient toujours à son poste[4] ? Comment lui-même aurait-il pu s’empêcher de concevoir une haute idée de sa position personnelle et de son autorité ? J’insiste parce que l’exemple est précieux et qu’il convient de l’observer quand on envisage les conditions dans lesquelles il importe de conduire et de distribuer un personnel diplomatique.

Reste la question de recrutement, après celle de la résidence. Pas plus que dans aucun autre service, on ne saurait évidemment admettre tout venant dans la diplomatie sans en exiger certaines garanties. Mais, d’autre part, nul ne peut être désigné pour résider auprès d’un ambassadeur s’il n’est, matériellement, en situation d’y occuper un rang digne de ses fonctions. Or, le partage de la fortune familiale se renouvelant à chaque génération en France, les mieux munis ne sont pas tous en mesure de s’imposer les sacrifices que comportent le séjour dans une capitale et le milieu où se réunissent les diplomates. J’ai vécu dans un temps où l’on n’exigeait, des jeunes candidats, aucune preuve de capacité personnelle. C’élait un grave inconvénient et même un danger ; on voyait, en effet, affluer, aux affaires étrangères, les déshérités intellectuels qui n’avaient même pas osé frapper aux portes des écoles de l’Etat. On a voulu y remédier, et on a élaboré des programmes, institué des concours qui rendent l’accès du ministère d’une difficulté extrême. Qu’est-il arrivé ? qu’une jeunesse laborieuse et instruite, le plus souvent sans fortune, a fatalement encombré les premiers rangs de la carrière ; seulement, quand on a voulu employer cette jeunesse à l’étranger, on s’est heurté à l’insuffisance de la rémunération qu’on pouvait lui attribuer. On a élevé le traitement des grades inférieurs ; mais cet expédient n’a pu être porté au niveau des nécessités auxquelles il fallait pourvoir. On est sorti d’un excès pour tomber dans l’excès contraire, de l’admission sans nulle entrave à l’admission accessible seulement à quelques rares esprits privilégiés par la nature.

En présence de ces mécomptes, les esprits compétens en sont venus à penser unanimement, je crois, qu’on ne saurait assurément se dispenser d’imposer aux candidats de sérieuses épreuves ou d’exiger qu’ils soient munis d’attestations universitaires comme le diplôme de licencié et même celui de docteur en droit, ou d’autres documens, comme le diplôme délivré, après examens, par l’école des sciences politiques, institution précieuse qui a comblé une lacune béante dans notre enseignement supérieur, devenue, à juste titre, la pépinière des candidats sérieux à toutes les carrières administratives. Ces garanties, avec la connaissance de langues étrangères, ont paru suffisantes, et, pour ma part, je me persuade qu’elles peuvent suppléer, dans une juste mesure, à la vaste érudition sur des matières très variées exigée par les programmes imposés, depuis quelques années, aux aspirans diplomatiques. Cette érudition n’est certes pas une superfétation, mais est-elle indispensable ? et en diplomatie, certaines qualités morales et intellectuelles, le tact, le jugement, la circonspection, le sens de la pénétration, celui de la prévoyance, les résolutions fermes ou prudentes selon les circonstances, n’ont-elles pas leur prix, et ne rendent-elles pas les agens aptes à s’acquitter de leurs devoirs aussi bien que des connaissances étendues en toute chose ? Comment concilier ces diverses nécessités ? En laissant, croyons-nous, au ministre des affaires étrangères une plus large latitude que celle qui lui est réservée chez nous, soit pour le recrutement de son personnel, soit pour l’emploi qu’il doit en faire. C’est ce qui est pratiqué généralement à l’étranger. La solution est là ; elle n’est pas dans les programmes surchargés ni dans les concours. A mon humble avis, l’expérience est faite à cet égard.

Le vice de notre organisation diplomatique ne date ni de l’empire ni de la république ; il remonte à une époque plus éloignée, et je suis loin de penser que nos représentans actuels, comme ceux qui les ont précédés, ne sont ou n’étaient pas à la hauteur de leur tâche ; le mal dont nous souffrons ne leur est nullement imputable ; il tient à des causes générales qui ne peuvent être corrigées que par une direction intelligente, ferme et persévérante. Cette direction doit rester entre les mains du ministre ; lui seul peut et doit conduire son personnel, le dresser, le rendre propre aux services qu’il en attend, soit en choisissant, dans les rangs de la jeunesse offrant des gages sérieux, de bonnes recrues, soit en éliminant les agens devenus des inutilités, en mettant en outre chacun à sa place selon ses aptitudes et en l’y maintenant aussi longtemps que l’intérêt du service lui paraîtra l’exiger. Si ces saines traditions étaient bien établies, si elles étaient la règle de la maison, les fréquentes mutations de ministre n’auraient pas tous les inconvéniens qu’on peut en redouter. Ce qui y met obstacle, depuis longues années, ce sont des exigences qui s’imposent impérieusement. Ces exigences ne tiennent compte ni du bien de l’Etat, ni des droits acquis, ni de la responsabilité ministérielle. Comment réagir contre elles ? Je sortirais de mon cadre en abordant cette question ; je n’y suis d’ailleurs préparé ni par mes études, ni par la nature des fonctions que j’ai exercées, et j’en laisse le soin à de plus compétens que moi.


Comte BENEDETTI.

  1. Voir la Question d’Égypte dans la Revue des Deux Mondes, du 1er et du 15 novembre 1891.
  2. Chancelier ou fondé de pouvoirs.
  3. « En France, avait-on écrit dans une première rédaction, tout est à la merci de la balle d’un assassin. » Piunori venait d’attenter, si je ne me trompe, aux jours de l’empereur dans les Champs-Elysées. Cette phrase ne fut pas maintenue dans l’expédition finale.
  4. Pendant les quatre années que j’ai passées à Constantinople, j’ai servi sous trois chefs et j’ai géré moi-même l’ambassade durant quinze mois. Pendant presque toute la durée de l’empire, l’Angleterre a été représentée à Paris par lord Cowley qui, ayant pris sa retraite peu avant 1870, fut remplacé par lord Lyons, lequel a occupé le poste de Paris pendant dix-huit ans. Combien de titulaires a vus défiler notre ambassade à Londres pendant cette période qui a été remplie par deux ambassadeurs anglais à Paris ? En ne consultant que ma mémoire, j’en compte quatorze.