Un Amiral de vingt-quatre ans

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Un Amiral de vingt-quatre ans
Revue des Deux Mondes3e période, tome 72 (p. 514-529).
UN
AMIRAL DE VINGT-QUATRE ANS


I

« Valeureux Othello, nous allons vous employer contre l’ennemi du genre humain : le Turc a préparé une expédition formidable contre Chypre ; il faut que vous partiez cette nuit même. Laissez un officier derrière vous : il vous portera nos ordres. »

C’est ainsi que, quarante ans après le départ de la flotte du sultan Sélim II pour Limasol, Shakspeare faisait parler le sénat de Venise. Depuis près d’un siècle, la république exerçait la souveraineté directe sur l’île conquise en 1191 par Richard Cœur-de-Lion : cette possession était la garantie de son commerce avec le Levant ; si on la lui enlevait, les pavillons chrétiens, cruellement molestés déjà par les Barbaresques, se trouveraient bientôt exclus du bassin oriental de la Méditerranée. Le trouble et l’incertitude règnent dans le conseil. « Il n’y a point, dit le doge, d’accord dans ces nouvelles. — En effet, remarque un sénateur, les chiffres cités dans les diverses dépêches ne sont pas les mêmes : mes lettres parlent de 107 galères. — Les miennes, reprend un autre, en mentionnent 140. — Et moi, interrompt un troisième, on m’écrit 200. » Qu’importent ces divergences ? Tous les rapports confirment l’apparition d’une flotte ottomane dans les parages qui avoisinent le canal de Chypre. En ce moment, arrive un nouveau messager : « L’armement turc, dit-il, se dirige vers Rhodes. » Rien de plus vrai : les Ottomans, en vidant l’Archipel, ont mis le cap sur Rhodes, mais c’était pour y rallier une seconde flotte : — la flotte de Mourad-Reïs, composée de 25 galères ; — maintenant ils font franchement route vers le promontoire Saint-André. Othello n’a pas un instant à perdre : il part dans la nuit même.

Qui ne reconnaîtrait dans la fiction du poète la trace irrécusable de l’émotion qu’une longue période de sécurité relative n’avait pas encore effacée ? « O siècle, vraiment arrivé au comble des malheurs ! s’écriait, de son côté, le saint pontife Pie V. Les Turcs ont déclaré la guerre aux Vénitiens : ils ne songent qu’à détruire la chrétienté pièce à pièce. Considérez les commencemens si humbles et si obscurs de cette nation : elle prend naissance chez les Scythes qui habitent le Caucase des Indes, s’établit d’abord dans la Perse et dans la Médie, y vivant de brigandages, et, pendant bien des années, ne faisant aucun bruit dans le monde : peu à peu ses forces s’accroissent ; elle a l’audace d’envahir en armes des provinces chrétiennes, elle occupe la Cilicie, subjugue les Arméniens, combat les Thraccs d’Asie et les Galiciens de la Cappadoce, se répand comme un torrent jusqu’aux bords de l’Euphrate et du Tigre, soumet les habitans du Mont-Taurus et ceux du Mont-Amanus. Où s’arrêtera la cupidité du Turc ? Ne voyons-nous pas les armes ottomanes se porter au-delà du Tanaïs, du Volga, du Borysthène, de la mer d’Hyrcanie ? Après avoir dévoré presque toute l’Asie, les Turcs s’emparent de Constantinople et se saisissent de la Grèce ; ils renversent de son trône le Soudan du Caire : l’Egypte et la Syrie, deux grandes puissances, tombent entre leurs mains ; Soliman, de nos jours, a réduit en son pouvoir une partie de la Hongrie. Il a pris l’île de Rhodes, assiégé Malte, occupé par fraude l’île de Chio, enlevé Sigeth aux Hongrois. Sélim, aujourd’hui, après avoir violé le droit des gens, violé sa propre foi, avide encore d’étendre sa tyrannie rapace, envoie assaillir le royaume de Chypre. »

Le tableau tracé par le père commun des fidèles n’était que trop exact. La vigueur morale de la Rome antique et la décision inflexible des vieux pères conscrits revivaient heureusement dans Pie V. Quel rude sénateur ce pape du XVIe siècle eût été ! A l’âge de soixante-six ans, avec trois pierres d’une once et demie chacune dans la vessie, le moine austère qu’un suffrage imprévu appela, en l’année 1565, à s’asseoir dans la chaire de Saint-Pierre, étonna le monde par son activité merveilleuse et par sa ferveur juvénile. On le vit, oubliant ses atroces souffrances, porter durant de longs mois ses prières au pied des autels, adresser ses sollicitations ardentes à toutes les cours, invoquer à la fois, avec cette violence impétueuse qui fait la force des saints, le roi du ciel et les princes de la terre, prodiguer en un mot ses démarches, ses émissaires, ses trésors, pour armer contre l’ennemi de la foi chrétienne les fils dégénérés des croisés.

Quand la ligue, après de longs débats et d’interminables hésitations, fut conclue, on offrit le commandement de l’armée au duc d’Anjou. « Le duc s’excusa, dit Brantôme[1], sur les affaires du roi son frère. » A défaut de ce prince français, on voulut un instant avoir pour généralissime le prince de Savoie : « Le prince objecta l’état de sa santé. » Peut-être les alliés se méfièrent-ils aussi, toute réflexion faite, de son ambition. Le nom de don Juan d’Autriche fut enfin prononcé. « Don Juan d’Autriche ne fit pas comme les autres : de grande joie et très volontiers, il accepta ce beau et saint bâton de général. » Il avait alors vingt-quatre ans. « Il était beau, gentil en toutes ses actions, courtois, affable, d’un grand esprit et surtout très brave. » De plus « il croyait le conseil. » — trait de ressemblance que nous lui reconnaissons avec Nelson, — « et lui obéissait pour se faire grand. »

Les princes ont été quelquefois le plus bel ornement d’une république : les monarchies leur ont dû en tout temps la sève et la vigueur. Sans eux, les armées n’auraient trouvé pour les commander que des capitaines au déclin de l’âge. Nous avons vu Doria et Barberousse, sur leurs vieux jours, s’alarmant d’une responsabilité qui, quelques années plus tôt, leur eût paru légère, vouloir, d’un commun accord, écarter l’occasion d’une action décisive[2] : nous verrons, au contraire, à Lépante, un jeune capitaine affranchi tout à coup par la fortune propice des doutes importuns dont de timides conseils ne cessent depuis deux mois d’assiéger son esprit, céder à l’involontaire transport d’une âme que l’approche du combat enivre et témoigner sa guerrière allégresse « en dansant la gaillarde avec deux de ses chevaliers sur la place d’armes de sa galère. » Le vice-roi de Naples, don Garcia de Toledo, a pourtant écrit : « Je sens s’évanouir la tranquillité que j’ai conservée jusqu’à présent : c’est moins l’insuffisance numérique de nos gens que leur qualité qui m’inquiète. Notre flotte part avec des soldats novices qui sauront à peine décharger leurs arquebuses. La flotte turque est dans des conditions tout autres : je n’y vois que des soldats exercés, habitués à tirer bon parti de leurs armes. La perte de la bataille serait plus grave que le succès ne pourrait être avantageux : à moins d’un ordre formel de Sa Majesté, je ne me mettrais point en situation d’être obligé de livrer bataille. Il faut du moins laisser l’ennemi venir nous chercher et ne pas aller nous-mêmes à sa rencontre. Pour l’amour de Dieu, qu’on réfléchisse beaucoup sur une affaire aussi considérable ! Qu’on n’oublie pas les désastreuses conséquences que pourrait amener un revers ! » Le duc d’Albe lui-même n’a pas craint de prêter sa voix autorisée à l’expression de cette inquiétude générale : « Les premiers ennemis que Votre Excellence devra combattre, dira-t-il à don Juan, seront ses propres soldats, qui lui conseilleront de combattre hors de propos. Votre Excellence me parait bien jeune pour résister à des assauts qui nous causent, même à nous vétérans, de si grands embarras. Qu’elle évite cependant cette insigne faiblesse de se laisser vaincre par ses soldats, car le mal ne s’arrêterait pas à cette défaite : on la verrait indubitablement suivie du triomphe de l’ennemi ; maint exemple l’apprendrait au besoin à Votre Excellence. Le succès, en revanche, a toujours été le lot des chefs qui ont su résister à leurs soldats. » On a beau avoir terrassé les insurgés de Grenade : quand on tient dans ses mains la fortune de la chrétienté et qu’on reçoit de pareils avis des plus illustres chefs d’une armée réputée à bon droit la première de l’Europe, il est difficile de ne pas se sentir un peu ému des hasards au-devant desquels on s’est décidé à courir. L’ennemi paraît : tous les scrupules, toutes les appréhensions à l’instant s’évanouissent. La jeunesse seule a de ces superbes confiances : ne la retenez pas ! Sa force est dans son élan et il faut lui laisser, en ce moment suprême, saisir, suivant le mot du poète, « l’honneur noyé par les cheveux. »


II

Don Juan d’Autriche, lorsqu’il livra, le 7 octobre 1571, la plus grande bataille navale des temps modernes, avait l’âge d’Alexandre à Issus, d’Annibal en Espagne, de Condé à Nordlingen, de Napoléon Bonaparte à Toulon. — Charles XII à Narva était moins âgé encore. L’honneur de la victoire de Lépante, malgré la part considérable qu’y prirent les Vénitiens, lui appartient sans conteste, car, sans lui, la campagne de 1571 avortait comme celle de 1570 et le grand combat n’eût jamais été livré.

Les forces coalisées connaissent peu de jours sans nuages. Dès le 25 août, deux jours par conséquent après son arrivée à Messine, don Juan commence à faire part de ses déceptions au vieux général qui, en 1567, présida, par ordre de Philippe II, à ses débuts. Ce général s’est emparé jadis du Peñon de Velez, en Afrique ; il a secouru Malte assiégée par les Turcs : aujourd’hui, le soin de sa santé, usée par tant de campagnes, le retient à Pise. Don Garcia de Toledo, quatrième marquis de Villa-Franca, laissera cette fois un plus heureux que lui, don Juan de Cardona, conduire à l’ennemi les galères de Sicile : par ses vœux, ses conseils, il restera encore aux côtés de son valeureux élève. Il y a vraiment quelque chose de touchant à voir de quelle sollicitude ces guerriers blanchis sous le casque, les Toledo, les ducs d’Albe, entourent le fils du grand empereur dont le culte s’impose toujours à leurs âmes. C’est à Toledo que don Juan s’adresse quand son cœur a besoin de s’épancher. Tous les conseillers officiels qui ont reçu de Philippe II la mission expresse de guider son inexpérience, don Luis de Requesens, le comte de Priego, Stefano Motino, Juan Soto, Pier-Francesco Doria, n’offrent à don Juan que le secours d’avis importuns : les seuls avis dont le prince reconnaissant fasse cas, les seuls qu’il sollicite, ce sont les avis de son premier maître, du valétudinaire de Pise : « Arrivé ici, lui écrit-il, avec 24 galères, j’y ai trouvé Marc-Antoine Colonna et les 12 galères de Sa Sainteté. Ces galères sont en bon ordre. J’y ai trouvé aussi Sébastien Veniero, général de la flotte vénitienne, avec 48 galères, 6 galéasses et 2 nefs. Ces vaisseaux vénitiens ne sont pas en aussi bon ordre qu’il le faudrait vraiment pour le service de Dieu et pour le bien de la chrétienté dans les circonstances présentes. Le général m’assure qu’il attend bientôt de Chypre 60 autres galères qui seront mieux armées. Dans le golfe de Venise, il y a encore 18 galères et 4 galéasses, avec bon nombre de soldats, de l’artillerie, des armes, des munitions, mais on ignore si ces bâtimens pourront nous rejoindre, car la flotte des Turcs est dans le golfe. Les forces qui, pour le compte du roi notre maître, se réuniront ici dans l’espace de sept ou huit jours, comprendront 81 galères, des meilleures qu’on ait jamais vues, 20 nefs, bien pourvues d’artillerie et bien équipées, 20,000 fantassins, savoir : 7,000 Espagnols, 7,000 Allemands, 6,000 Italiens, assez bonne troupe, et, de plus, 2,000 volontaires avec artillerie, munitions et vivres. » L’exposé de la situation est très net ; aucun mécompte de ce côté n’est à craindre : don Juan d’Autriche a, en effet, à peine eu le temps de sceller sa lettre, que l’escadre de don Juan de Cardona est en vue. Cette escadre comprend 10 galères de Sicile et 12 autres galères appartenant à des particuliers. Le roi les a louées à ces armateurs génois qui gardent, dans leur opulence, les traditions des anciens condottieri du XVe siècle. Quatre ont été fournies par Giovanni Am-brogio di Negrone, deux par Nicolo Doria, deux par Stefano dei Mari, chevalier de Calatrava, deux par George Grimaldi, deux par David Impériale.

Un renfort d’un autre ordre vient assister don Juan : le pape a dépêché à Messine Mgr Odescalcho, évêque de Penna ; le prélat, on peut y compter, ne perdra pas un instant pour échauffer de son zèle les cœurs hésitans et les conseillers timides. Don Juan rassemble sur la capitane plus de soixante personnes qu’il appelle, par égard pour leur rang ou pour leurs fonctions, à délibérer : Marc-Antoine Colonna, Sébastien Veniero, don Louis de Requesens, Pompeo Colonna, Onorato Gaetano, Frnncesco-Maria de La Rovère, Alderano Cibo, Alexandre Farnèse, Stefano Motino, Paolo-Giordano Orsino, Ascanio della Corgnia, Gabrio Serbelloni, Milanais, général de l’artillerie, le nonce Mgr Paolo Odescalcho, Michèle Bonelli, neveu du pape et frère du cardinal Alessandrino, jeune homme « que le caprice de la fortune, dit De Thou, a tiré du métier de tailleur, pour l’élever presque à la dignité de général d’armée. » J’omets à dessein plusieurs noms : nous les retrouverons plus tard. C’est le premier conseil, il sera suivi de bien d’autres.

Le nonce Odescalcho a mission expresse du saint-père de décider don Juan à combattre. Pie V, au nom de Dieu, promet à don Juan la victoire : la chose a été révélée à un grand nombre de serviteurs de Dieu, notamment en Espagne, à Venise et aux Camaldules. Le nonce apportait deux prophéties qu’il était impossible de mettre en doute. Le pape lui-même s’en rendait garant. L’une venait de saint Isidore, archevêque de Séville : elle décrivait dans le vainqueur prédit la personne de don Juan de telle façon que les plus incrédules ne sauraient s’y méprendre.

Quelque déférence qu’exigeât le caractère auguste d’un envoyé du saint-père, le roi Philippe II n’avait pourtant point voulu abandonner son jeune frère tout entier à des conseils spirituels dont il était permis de redouter la véhémence. Don Juan consulterait au besoin son confesseur, le frère Juan Machuca franciscain. La sollicitude royale ne s’en était remise qu’à elle-même du choix si important de ce directeur de conscience : le frère Machuca, fidèle à ses instructions, devait rappeler constamment à don Juan les graves intérêts que le généralissime de la ligue tenait dans ses mains. Que pouvait cependant le malheureux moine contre la fougue généreuse qui emportait un cœur de vingt-quatre ans ? Les partisans d’une action immédiate n’avaient-ils pas beau jeu contre sa prudence quand ils proposaient au fils de Charles-Quint l’exemple du jeune duc d’Anjou, — le vainqueur de Jarnac et de Moncontour, le futur Henri III, — « qui ne s’amusait pas, disaient-ils, à languir dans l’oisiveté, qui n’allait point à l’armée pour ne rien faire et pour s’y donner simplement en spectacle, mais qui maniait les armes, qui s’exposait à toutes sortes de périls et qui, presque au sortir de l’enfance, s’était fait un nom célèbre dans tout l’univers. »

« Vous aurez à supporter un grand blâme, faisait dire le pape à don Juan, si vous n’allez pas combattre la flotte ennemie, quand cette flotte s’est, avec tant d’audace, avancée à votre rencontre. Votre père Charles-Quint ne vous a donné que la vie, moi je vous donnerai l’honneur et la grandeur. » Ce n’était pas évidemment avec 106 galères, — 24 amenées par don Juan, 12 par Colonna, 22 par Cardona, 48 par Veniero, qu’il pouvait être question d’engager les opérations, mais le départ des Turcs avait rendu aux provéditeurs Canale et Quirini bloqués dans les ports de l’île de Crête, la liberté de leurs mouvemens ; sur l’ordre formel de Veniero, ces deux amiraux s’étaient mis en route. Le 30 août, don Juan reçoit l’avis que « les 60 galères vénitiennes qui se trouvaient à Candie sont arrivées à Syracuse. » Le 1er septembre, elles entrent dans le port de Messine. Le lendemain Jean-André Doria rallie la flotte avec 11 galères ; le 5 septembre, le marquis de Santa-Cruz en amène 30. La flotte est enfin au complet : elle compte, dès ce moment, 207 galères, sans comprendre 6 galéasses, les brigantins, les frégates et les naves. On peut convoquer de nouveau le grand conseil : il sera en mesure de prendre une décision.

« Avant de traiter les choses en conseil, avait écrit, dans une lettre datée de Bruxelles, le duc d’Albe à don Juan, il sera bon d’en entretenir familièrement chacun de vos conseillers, leur recommandant d’ailleurs le secret. Celui à qui Votre Excellence s’adressera ainsi se tiendra pour très favorisé et ne craindra pas d’exprimer librement sa pensée. Que de fois les soldats ne songent dans un conseil qu’à se grandir aux dépens des autres ! Une fois engagés par une opinion antérieurement émise, vos conseillers ne tomberont pas dans ce fâcheux travers. De plus, Votre Excellence, après avoir recueilli ces avis séparés, aura eu devant elle du temps pour réfléchir : quand le conseil se rassemblera, elle aura déjà pris sa décision. Dans ces réunions que Votre Excellence ne souffre jamais de querelles : son autorité en éprouverait grand dommage. Qu’on débatte à son gré les questions, rien de mieux ; qu’on se provoque, Votre Excellence ne saurait le tolérer. Il ne sera pas mauvais d’appeler quelquefois au conseil des mestres de camp et des colonels, voire quelques capitaines, pour leur donner pâture des choses publiques. Cette distinction les flattera beaucoup. »

L’homme serait-il le roi de la création, s’il n’avait sur tous les autres êtres l’inappréciable avantage de pouvoir profiter de l’expérience acquise par ses devanciers dans la vie ? Quand un personnage de l’importance du duc d’Albe veut bien condescendre à nous révéler ce que je ne craindrai pas d’appeler « les secrets du métier, » je crois que nous avons intérêt à prêter l’oreille : les leçons de l’histoire ne peuvent que gagner à passer par une telle bouche. Don Juan, « qui croyait le conseil » ne manqua pas de tenir grand compte de la recommandation qui lui était faite par ce rude guerrier vieilli dans les camps et dans la politique. Avant d’assembler les chefs de l’armée, « il parla à part, dit Brantôme, à M. de Romegas, qu’il estimait beaucoup. Aussi avait-il raison, car c’était le meilleur homme de mer qui fût là, sans faire tort aux autres, et qui avait plus fait la guerre aux Turcs. Lui ayant donc demandé ce qu’il lui en semblait : « Ce qu’il m’en semble, monsieur ? dit M. de Romegas. Je dis que si l’empereur votre père se fût vu, une fois en sa vie, une telle armée de mer comme cette-cy, il n’eût jamais cessé qu’il ne fût été empereur de Constantinople, et le fût été sans difficulté. — Cela s’appelle, dit don Juan, qu’il faut donc combattre, monsieur de Romegas ? — Oui, monsieur. — Combattons donc[3]. » Il en demanda également l’avis au seigneur Marc-Antoine Colonna, qui était lieutenant de la ligue. Colonna répondit seulement : « Etiamsi oportet me mori, non te negabo : Dussé-je mourir, je ne te renierai pas. » Jean-André Doria ne demanda pas mieux, car il a toujours été courageux, et dit qu’il fallait combattre. Les généraux des Vénitiens, les seigneurs Viniero et Justinian Barbarico, le voulurent aussi et de bon cœur. Le seigneur grand commandeur (don Luis de Zuñiga y Requesens), depuis lieutenant du roi en Flandre, le voulut aussi, mais, à ce que j’ai ouï dire à aucuns, il voulut peser trop toutes choses, à la mode espagnole, et le marquis de Santa-Cruz de même. Tant y a que j’ai ouï raconter que plusieurs voulaient bataille, les autres non, et que si don Juan ne fût été brave et vaillant, l’on n’eût jamais combattu, car c’était lui qui augmentait le courage de tous. »

De Thou ne rend pas aussi franchement justice à la courageuse initiative du généralissime. « Veniero, dit-il, pressait le départ et exhortait les généraux à aller chercher la flotte ottomane ; Jean d’Autriche tirait en longueur, à peu près comme avait fait Doria l’année précédente. » Le reproche n’est pas fondé. De Thou méconnaît ou se fait un jeu d’oublier le plus sérieux embarras de don Juan : son frère Philippe II ne lui a pas livré les forces navales de l’Espagne sans prendre quelques précautions contre l’inexpérience qui les pourrait engager à la légère. Don Juan est entouré de nombreux conseillers, et ces conseillers s’exagéreraient volontiers leurs droits et leurs devoirs : le succès même ne débarrassera pas entièrement le prince victorieux de cette gênante tutelle. Ses rapports avec Requesens sont des plus tendus, et il n’ignore pas l’absolue confiance dont le roi fait profession pour la science nautique de l’amiral génois. Par une cédule royale, en date du 1er mai 1571, Philippe II a déclaré « qu’en l’absence de son frère don Juan d’Autriche ou du lieutenant-général don Luis de Requesens, Jean-André Doria prendra le pas sur les généraux des escadres d’Espagne, de Naples et de Sicile. Il les commandera chaque fois qu’il y aura jonction. » Quel trouble ces dispositions prévoyantes ne devaient-elles pas jeter dans l’esprit du fils de Charles-Quint ! Responsable envers la chrétienté, responsable aussi envers l’Espagne, don Juan se sentait surtout enchaîné par la confiance dont, malgré son jeune âge, le souverain l’avait investi : la reconnaissance, la vénération, aggravaient encore dans son cœur le sentiment du fardeau assumé. L’imprudence, en pareille conjoncture, touchait presque à la trahison. Pesez bien toute la gravité de la résolution à prendre, envisagez sous ses diverses faces la question qui s’agite et demandez-vous si celui que le pape, dans son impétuosité, appelait son « fils chéri, » lui promettant à la fois victoire et couronne, ne devait pas, avant tout, se rappeler qu’il était le frère et le mandataire de Philippe II. Quand on exerce le commandement en chef, les dangers du champ de bataille généralement ne comptent pas : ce qui oppresse la pensée, ce qui ôte le sommeil, c’est le sentiment toujours présent de la responsabilité. Sous plus d’un rapport les insoucians sont heureux.


III

A ses propres inquiétudes don Juan ne pouvait manquer de joindre celles que ses conseillers semblaient prendre plaisir à lui inspirer. Nul contrat n’eût été capable de désarmer les préventions que l’arrogance jalouse des seigneurs espagnols nourrissait contre Venise. L’intrépidité, la résolution, du général Veniero ne les touchaient guère. Ce vieillard presque décrépit, qui ne rêvait qu’assauts, abordages et batailles, qui ne souffrait pas qu’on parlât d’autre chose que d’aller vers l’Orient, de chercher l’ennemi et de combattre sa flotte, leur semblait manquer du sang-froid voulu pour les importantes délibérations auxquelles on le conviait. Il montrait avec orgueil ses nombreux vaisseaux : semblable fierté lui était-elle permise quand on examinait de près ses équipages ? « J’ai commencé à visiter hier les galères vénitiennes, écrivait, le 30 août, don Juan d’Autriche, dans une de ses effusions intimes qu’il réservait pour son vieux maître, don Garcia de Toledo ; je suis allé à bord de leur capitane : vous ne sauriez vous imaginer à quel point les galères de Venise sont mal armées. Elles ont sans doute des armes et de l’artillerie, mais on ne combat pas sans hommes, et il m’est pénible de songer que le monde m’oblige à tenter quelque chose d’important, qu’il compte les galères dont je dispose, sans s’inquiéter de la qualité de ces vaisseaux. Le fâcheux état dans lequel arrivent les Vénitiens ne serait rien encore, si le plus grand désordre ne régnait dans leur flotte : chaque galère tire de son côté à sa guise. Vous voyez la jolie chose qui nous attend quand il nous faudra combattre. »

Les galères de Candie dissipèrent-elles cette fâcheuse impression ? On en peut douter, car ces galères, comme celles de Veniero, manquaient de soldats. C’était toujours la partie faible des armemens de la république. Les Vénitiens prétendaient-ils donc affronter les Turcs avec 80 combattans par galère ? « Nos rameurs, répliquait leur général, sont tous chrétiens et volontaires : au moment de l’action, nous leur distribuerons des armes. Nous aurons ainsi plus de combattans que les autres. » L’argument parut à bon droit peu convaincant. Don Juan insista pour renforcer à l’aide de sa propre infanterie les garnisons des galères vénitiennes prises au dépourvu. A chaque campagne entreprise en commun, en 1570 comme en 1538, la proposition avait été faite : repoussée ou acceptée avec une secrète méfiance, elle révolta toujours l’orgueil des généraux habitués à paraître en maîtres dans l’Adriatique. Le grand conciliateur, Marc-Antoine, intervint, et Veniero céda. Don Juan parait en avoir éprouvé un véritable soulagement : ses appréhensions n’étaient pas feintes et c’était du cœur le plus sincère qu’il pressait ses alliés de ne pas refuser le secours indispensable qu’il leur offrait. Le 9 septembre, il écrit à Toledo : « Messieurs les Vénitiens, — la phrase, on le reconnaîtra, n’a rien de bien cordial ; elle indique à elle seule l’état intérieur de la flotte, — se sont enfin décidés à prendre sur leurs galères 4,000 fantassins de Sa Majesté 1,500 Espagnols et 2,500 Italiens. On est occupé à les leur verser. De plus, ils attendent les gens qui leur viennent de Calabre. » Ces gens, en effet, arrivèrent à Messine, avant le départ, au nombre de 2,000 : ils étaient conduits par Prospero Colonna. 2,000 Calabrais et 25 soldats du roi par galère portèrent à un chiffre très respectable l’infanterie embarquée sur la flotte vénitienne. Seulement, comme le fait observer avec toute raison le père Guglielmotti, « il était dur pour les Vénitiens d’être obligés d’admettre dans le sein de leurs meilleures forteresses une garnison étrangère suspecte et les armes en main[4]. » Quel lien pouvait donc retenir unis ces coalisés que tant de soupçons et de préjugés divisaient ? L’intérêt ne suffisait pas : ni les Espagnols, ni les Vénitiens n’ignoraient que le sultan ferait un pont d’or à celui des alliés qui, le premier, laisserait pressentir quelque inclination à se détacher de la ligue. La foi du chrétien, la haine de l’infidèle, affermirent, en cette occasion, les vues chancelantes de la politique. Pour la dernière fois, peut-être, on vit reparaître la ferveur qui entraîna jadis les peuples de l’Occident en Syrie, tant une conviction profonde a de force quand elle donne en même temps au monde un austère exemple ! Plein de l’esprit divin, Pie V n’hésitait pas à garantir à don Juan le triomphe, à une condition, cependant : il fallait recourir à l’aide de Dieu, invoquer sa miséricorde par des prières et par un changement complet de vie. Le pape avait envoyé à Messine, sous la conduite du nonce, beaucoup de capucins, de jésuites et d’autres religieux : ces ecclésiastiques devaient être répartis, par les soins de don Juan, sur les galères. Le généralissime donnerait les ordres les plus sévères pour qu’on les écoutât dévotement quand ils liraient les saintes Écritures ou quand ils prononceraient des sermons. Les soldats recevraient tous un chapelet bénit, et, du général en chef au dernier homme de l’équipage, chacun sérail muni d’un Agnus Dei de cire consacrée, sauvegarde incomparable dans les grands périls. Le jeu, ce fléau des galères, demeurerait rigoureusement proscrit. Pour prévenir l’oisiveté, source de tous les vices, quoi de plus salutaire que le recours à Dieu ? Office ou chapelet, chacun choisirait, suivant son goût, le mode de prières qui lui agréerait le mieux ; nul, sans s’exposer à être noté d’indignité, ne se montrerait négligent dans ses dévotions. Le moindre blasphème serait puni de la hart. Deux hommes, deux incorrigibles, tombèrent dans ce péché : don Juan les fit pendre sous les yeux mêmes du nonce. L’exécution jeta la terreur dans la flotte. L’habitude du blasphème disparut sur-le-champ, aussi bien que « le jeu des trois dés. »

Tant d’aventuriers, de gens de sac et de corde, réunis sur ces vaisseaux encombrés, où mariniers et soldats trouvaient à peine l’espace nécessaire pour se mouvoir, n’auraient pas vécu un seul jour en paix si un frein respecté ne les eût contenus dans le devoir. La dévotion n’était pas seulement pour eux une contrainte morale ; elle fournissait aussi un aliment indispensable à leur désœuvrement. Le souverain pontife était donc très fondé à la recommander comme la meilleure auxiliaire de la discipline. Les pères capucins sur les galères pontificales, les jésuites sur les navires du roi, les dominicains et les franciscains sur les vaisseaux de Gênes, de Venise, de Savoie, contribuaient de la façon la plus efficace, par leurs exemples, par leurs exhortations, à rendre moins difficile la tâche du comité. Le blasphème, à côté des délits de tout genre que le patron d’une galère a charge de réprimer, nous paraîtra sans doute aujourd’hui une offense bien légère : si vous réfléchissez que cet outrage à la majesté divine est presque toujours un turbulent et grossier défi porté à l’autorité du chef, vous vous étonnerez moins du châtiment rigoureux que la loi pénale du XVe et du XVIe siècles lui infligeait.


IV

« Le 9 ou le 10 septembre, avait écrit don Juan à Toledo, s’il plaît à Dieu, je partirai. » Le 8 septembre eut lieu la revue générale : plus de 300 navires, montés par 80,000 hommes, se trouvaient réunis dans la darse de Messine. Le roi catholique, pour sa part, en avait envoyé 164 : 24 naves, 50 frégates ou brigantins, 90 galères. L’Espagne eût été impuissante à fournir à elle seule un pareil contingent : Naples, la Sicile, Malte, Gênes, la Savoie, sans compter les arméniens particuliers, mettant leurs vaisseaux à la solde de Philippe II, lui étaient venus en aide. L’étendard royal flottait ainsi à bord de 14 galères d’Espagne, de 30 galères de Naples, 10 de Sicile, 3 de Malte, 3 de Gênes, 6 du duc de Savoie ; 11, propriété privée de Jean-André Doria ; 13, appartenant à Pietro-Bautista Lomellino, à Giovanni Ambrogio di Negrone, à Giorgio Grimaldi, à Stefano dei Mari, à Bendinello Sauli. L’escadre pontificale présentait 12 galères et 6 frégates ; l’escadre vénitienne, 106 Galères, 6 galéasses, 2 naves et 20 frégates. L’infanterie embarquée se composait de 30,000 hommes : 20,000 payés par le roi, 5,000 soldés par la république de Venise, 2,000 à la charge du pape et 3,000 volontaires servant à leurs frais. Ce chiffre de 30,000 hommes se trouva, par le fait, réduit à 29,000, car on reconnut, au dernier moment, la nécessité de laisser à Messine un millier de soldats malades, Allemands pour la plupart.

Tout était prêt pour mettre à la voile. Don Juan résolut de tenir un dernier conseil : 70 personnes, dont 30 officiers, y furent admises. Les objections, les avis négatifs, — on devait s’y attendre, — ne faillirent pas à cette nouvelle assemblée. « La saison est bien avancée, disaient les uns. — Nous manquons de soldats et de vivres, ajoutaient les autres. — Ce n’est pas sur mer qu’il faut attaquer les Turcs, prétendaient quelques généraux ; car sur mer, on le sait, les Turcs sont invincibles. Que n’allons-nous plutôt reprendre Tunis ! » Le nonce, par bonheur, avait déjà pris soin de fortifier le parti de l’action par ses discours : le terrain, grâce à lui, était bien préparé. Don Ferrante Carillo, comte de Priego, majordome major de don Juan, comptait au nombre des craintifs et des indécis. Nul n’inclinait avec plus d’obstination du côté de la prudence. Odescalcho lui démontra qu’il était impossible de mettre l’issue du combat en doute : l’armée venait de se purifier par un jeûne de trois jours, chacun s’était réconcilié avec Dieu par le sacrement de la pénitence et par celui de l’eucharistie ; comment supposer que le ciel resterait sourd à tant de supplications, insensible à la conduite exemplaire de soldats qui prenaient les armes pour sa sainte cause ? « Je vous promets la victoire au nom de Dieu, répétait sans cesse le nonce ; je vous la promets, quand bien même vous seriez inférieurs en nombre. » Le 10 septembre, le grand conseil s’assemble. Le nonce, naturellement, y assiste. Marc-Antoine Colonna, Sébastien Veniero, les trois provéditeurs : Barbarigo, Canale, Quirini, le prince de Parme, Gabriel Serbelloni, émettent sans hésiter l’avis qu’il faut combattre : tous les autres soutiennent plus ou moins l’opinion contraire. Le comte de Priego n’a pas encore exprimé son sentiment : « Je n’invoquerai point, dit-il, à l’appui de mon opinion, de raisons militaires. Notre saint-père le pape nous ordonne de livrer bataille ; il faut lui obéir. » Eh quoi ! ce n’est pas un moine, c’est un homme possédant au plus haut degré l’expérience des choses de ce monde qui ose tenir un semblable langage, apporter un pareil argument dans une délibération d’où dépend le sort de l’armée. Les généraux espagnols, tout fervens catholiques qu’ils soient, s’étonnent ou s’indignent ; quelques-uns même ne craignent pas de railler l’obéissance aveugle qui enlève au vieux courtisan l’usage de sa raison. Les Vénitiens, les Romains, de leur côté, applaudissent : ce n’est pas uniquement dans les promesses du pape qu’ils mettent leur confiance ; « c’est aussi, s’écrient-ils, dans le courage bien connu de don Juan. » La partie était gagnée : d’après les conditions auxquelles avait été souscrite la ligue, deux votes, dans le conseil des commandans en chef, auraient suffi pour faire la loi au troisième. Colonna et Veniero, en se mettant d’accord, étaient donc maîtres de la situation. Ils n’eurent pas besoin d’user de cette violence. Don Juan, dès qu’il se sentit soutenu par l’unanimité de ses deux collègues, se précipita tout joyeux en avant. « Séparons-nous, messieurs, dit-il aux officiers qui l’entouraient, et allons nous préparer au départ. »

Il restait un dernier espoir aux partisans opiniâtres des atermoiemens. Gil d’Andrada, officier espagnol, « très adroit et grand marin, » dit de Thou, avait été détaché avec deux galères légères, bien renforcées, pour aller à la découverte. Il devait, assisté par un excellent pilote, Cecco Pisano, se diriger vers l’est et pousser assez avant pour rapporter des nouvelles certaines de la flotte ennemie, du lieu où elle se trouvait, des vaisseaux qui la composaient, de la force et de la qualité des équipages. Si le rapport de Gil d’Andrada venait tout remettre en question ! Le 14 septembre, Gil d’Andrada revient de sa reconnaissance : il n’a pas rencontré l’armée ottomane. Gil d’Andrada est cependant porteur d’une lettre chiffrée de Paolo Orsino, seigneur de la Mentana et gouverneur de Corfou. Le gouverneur raconte les ravages exercés par les Turcs dans son île. Un renégat a été fait prisonnier dans une des sorties de la garnison. Ce renégat déclare que les Ottomans possèdent 150 galères bien armées et prêtes à combattre. Le reste, portant le total de la flotte à 300 voiles, se compose de galères d’un ordre inférieur ; la majeure partie se trouve être « galères du Levant et petites, » en d’autres termes des galiotes. Il y a peu de soldats ; le général se propose de les emprunter à l’armée de terre, si besoin est. Telles sont les informations auxquelles don Juan fait allusion, lorsque, le 16 septembre, il écrit à Toledo : « Le commandant Gil d’Andrada, qui était allé prendre langue au sujet de la flotte du Turc, est de retour. D’après ce qu’il rapporte, la dite flotte, bien que supérieure en nombre à la flotte de la ligue, ne l’est pas, quant à la qualité des vaisseaux et des équipages. Mettant notre confiance en Dieu, dont nous soutenons la cause et qui doit nous assister, nous avons pris la résolution d’aller chercher l’ennemi. J’emmène 208 galères, 6 galéasses, 24 nefs et 26,000 fantassins. — Don Juan évidemment ne compte pas les volontaires. — J’espère que le Seigneur, si nous rencontrons l’ennemi, nous donnera la victoire. »

Souhaitons que cet espoir ne soit pas trompé, car la pensée ose à peine mesurer les conséquences d’une défaite : tout le littoral de la Méditerranée se trouverait à l’instant découvert, et les populations n’auraient plus qu’à le déserter. Quelle responsabilité se prépare à encourir ce jeune capitaine qui voit les vétérans des grandes guerres de Flandre et d’Italie désapprouver hautement son audace, le suivre à regret dans l’aventure qu’il affronte, mornes et résignés pour le moment, mais tout prêts à lui crier, quand il ramènera dans les ports de la Péninsule atterrés les débris de sa flotte : « Nous vous l’avions prédit ! » Les historiens peuvent parler légèrement de ces préoccupations : quiconque les a rencontrées sur le chemin d’une carrière active les appréciera mieux à leur juste valeur.


V

Le sort du monde a dépendu trois fois de l’issue d’une immense mêlée navale : il pourrait, à la direction que prennent nos constructions modernes, en dépendre encore. Je voudrais, après avoir raconté les batailles de Salamine et d’Actium, étudier en homme de mer et non pas seulement en historien, le grand choc qui, le 7 octobre 1571, renversa la suprématie maritime des Ottomans. Je crois néanmoins préférable de réserver pour un plan plus vaste, pour une étude plus approfondie ces détails techniques : ce qu’il importe aujourd’hui de montrer, c’est l’incontestable supériorité de la jeunesse sur l’âge mûr, à plus forte raison sur la vieillesse, dans les occasions où il faut s’étourdir et aller à l’ennemi tête baissée. Amenée par une rencontre fortuite, la bataille de Lépante a mis en présence deux armées, dont les forces à peu près égales réunirent sur l’étroite arène, déjà ensanglantée par Octave et par Antoine, plus récemment encore par Doria et par Barberousse, l’énorme multitude de 172,000 hommes : 84,420 du côté des chrétiens, 88,000 du côté des Turcs. La perte des vainqueurs, la seule qui ait pu être régulièrement constatée, dépassa 15,000 hommes, — 7,650 morts, 7,784 blessés. — Celle des vaincus atteignit au moins le chiffre de 60,000, — 40,000 tués, 8,000 prisonniers, 10,000 esclaves chrétiens délivrés de leurs fers.

« Ce sont des batailles celles-là, s’écrie avec raison Brantôme, non pas les triqueniques des nôtres, où nous ne rendons de combat pour un double ! » Les Turcs ne se sont jamais relevés de ce grand désastre : la bataille de Lépante leur enleva pour toujours l’empire de la mer. « Les chrétiens, disaient-ils, n’ont fait que nous raser la barbe. » Cette barbe, depuis le 7 octobre 1571, n’a pas repoussé. Engagé vers midi, le combat se prolongea jusqu’à la nuit close : le sort de la journée fut résolu en moins d’une heure. La supériorité de l’armement donna la victoire aux chrétiens : si l’action parut un instant indécise, la faute n’en saurait être imputable qu’à Doria, qui se perdit, comme en 1538 son grand-oncle, dans des combinaisons trop subtiles de tactique.

Bien qu’il convienne d’attribuer très peu d’influence, dans les actions de mer, à la disposition adoptée pour mettre ses forces en ligne, surtout quand il s’agit de bâtimens à rames ou de bâtimens à vapeur, on ne saurait néanmoins méconnaître la leçon qui se dégage très clairement de l’étude des diverses phases du combat du 7 octobre 1571. Cette leçon, la voici : il est indispensable de donner au centre une grande solidité et de protéger l’extrémité des ailes. L’armée chrétienne fut pendant un certain temps compromise par l’effort impétueux qui se porta sur ses deux guides de droite et de gauche. Placées en avant de la ligne, les galéasses obligèrent, il est vrai, les Turcs à ouvrir leurs rangs au début de l’action. Je n’en persiste pas moins à penser qu’il eût mieux valu les réserver, contrairement à l’avis de Doria, pour ôter à l’ennemi toute velléité de tourner les extrémités du front de bataille et de prendre ainsi la flotte à revers : Doria n’eût plus en alors de prétexte pour se séparer du corps de bataille, et Barbarigo, à l’autre aile, n’eût pas été écrasé. La force du centre répara tout. Il y a donc ici un double enseignement à retenir. Sans doute les distances ne comptent guère avec la vapeur, et des capitaines de cuirassés ou de torpilleurs, bien résolus à combattre, arriveront toujours assez tôt, quel que soit le développement de la ligue, au secours des points particulièrement menacés. Il ne faut pas oublier cependant que, dans les combats de choc, les résultats ne se font pas aussi longtemps attendre que dans les mêlées, où il fallait forcer le pont de l’ennemi l’épée à la main. Il sera donc prudent de prendre ses précautions à l’avance, si l’on ne veut s’exposer à voir de grandes brèches se produire dans sa ligne dès les premiers coups. Un gros paquet au centre, de forts appuis aux extrémités, une bonne réserve en arrière, telle est l’ordonnance qui me parait s’imposer à toute armée navale développée sur un espace de plusieurs milles d’étendue. Les flottes de 200 torpilleurs ou canonnières ne se rencontreront que dans les conflits des petites nations : les grandes puissances s’attaqueront avec des milliers de bateaux, et il importe que les méditations des tacticiens de l’avenir s’appliquent à chercher des combinaisons qui s’adaptent à ces multitudes. Ce n’est pas seulement à terre que les masses armées dépasseront tout calcul : la mer ne se couvrira pas de moins de bataillons, et la tactique, dont je me permets de contester si souvent les services, pourrait bien, dans une certaine mesure, reprendre ici ses droits. Je l’ai déjà dit dans un autre travail ; je ne crains pas de le répéter, car il y a urgence à envisager une situation toute nouvelle, et, malheureusement, notre tendance a toujours été, — notre métier étant surtout un métier de pratique et d’expérience, — de ne pas sortir volontiers des sentiers battus : le premier qui saura se dégager des liens du passé apparaîtra sur la scène nautique avec tout l’avantage de Bonaparte à Montenotte et à Rivoli. Les vieux capitaines en resteront, comme les vieux généraux autrichiens, ébahis et probablement foudroyés.

Je ne m’excuserai pas de revenir sans cesse sur le même sujet ; hélas ! n’est-ce pas hier que nous entendions cette parole prophétique : « L’histoire des nations, c’est l’histoire de leurs armées ? »


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Œuvres complètes de Pierre de Bourdeille, seigneur de Brantôme, publiées d’après les manuscrits avec variantes et fragmens inédits, par Ludovic Lalanne. Paris, MIDCCCLXVIII.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er septembre, les Vieux Amiraux.
  3. Mathurin d’Aux Lescout de Romegas était lieutenant-général du magistère de Malte. Il existe aux archives nationales une lettre manuscrite de Romegas commençant ainsi : « L’armée turquesque partit de Constantinople le 7 d’avril 1571… » Brantôme parait s’en être inspiré pour son récit de la bataille de Lépante.
  4. Marcantonio Colonna alla battaglia di Lepanto, por il P. Alberto Guglielmotti teologo casanatense e provinciale dei predicatori. Firenze, 1862.