Un An de croisière en Extrême-Orient/01

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Un an de croisière en Extrême-Orient
Marsay

Revue des Deux Mondes tome 15, 1903


UN AN DE CROISIÊRE
EN EXTRÊME ORIENT

I
DE PORT-SAÏD A SINGAPORE


À BORD DU YACHT « VICTORIA »[1]


Toulon, 10 octobre 1899. — à y a quelques semaines, rentrant d’un assez long voyage, j’écrivais à un ami retenu sur des rives lointaines et qui escomptait par avance les plaisirs de la rentrée au pays :

« … Je ne sais si tu ne te fais pas des illusions sur la joie du retour. Je crois que, pour jouir de la vie parisienne, il faut en être intoxiqué comme pour goûter le tabac ou l’opium. Sinon tout vous semble mesquin, puéril, idiot : les choses, les idées et les hommes. Tu auras été habitué à tout voir d’un peu loin, d’un peu haut. Ici on regarde tout au microscope ou avec des verres de couleur.

« … Et cette grande liberté de la brousse, comme elle vous manque lorsqu’on Ta une fois connue ! Le douanier te guettera à l’arrivée ; la Santé te fera enrager dans le port ; le cocher du premier fiacre que tu prendras t’insultera. Sur tous les murs tu ne verras que des interdictions : défense de passer, défense de marcher, défense de stationner, défense d’afficher, défense de… etc. Les sergens de ville te bousculeront, les passans te coudoieront, les camelots t’assourdiront et mille imbéciles t’interviewront. Et tu regretteras bientôt les forêts sauvages et les grands espaces, les pays où l’homme est esclave et non citoyen, et jusqu’aux singes assourdissans qui ont du moins le mérite de n’être pas des hommes. »

C’était bien là, sous une forme un peu paradoxale, l’expression de ma pensée et du dégoût que me faisaient éprouver le factice de la vie sociale et mondaine, le convenu des idées ressassées, des convictions toutes faites, des actes monotones, semblables et prévus. Il me semblait qu’après avoir galopé librement par le monde, j’étais redevenu le cheval de cirque condamné à tourner chaque soir dans le même sens, sur la même piste, devant le même public blasé.

Aussi est-ce avec une joie réelle qu’à peine revenu je me vois reparti, voguant de nouveau vers les contrées ensoleillées, en laissant derrière moi Paris dévasté où se prépare, dans l’activité fiévreuse des grèves, la grande foire de demain. Je me réjouis d’échapper à l’Exposition, aux parties fines dans les restaurans baroques, à la cohue de faux exotiques et de vrais rastaquouères qui vont inonder la capitale. Sans doute nous reviendrons à temps pour assister à la fin de cette kermesse internationale. Et nous pouvons espérer, vers l’époque de la clôture, trouver les préparatifs terminés, et voir se dresser sur les rives de la Seine toute une ville en simili-pierre, en simili-bois, en simili-bronze, constituant un simili-art dont nous sommes fiers, je ne sais pourquoi. Il est vrai que pendant ce temps, préoccupés exclusivement du succès de la fête, nous aurons sans doute accepté quelque autre Fachoda. Mais la France ne s’en apercevra pas dans le joyeux étourdissement de ses bouis-bouis et de ses danses du ventre. Et nous qui aurons vu ailleurs la place infime que nous tenons dans le monde, le dédain qu’on professe pour notre puissance nous qui aurons souffert de l’orgueil méprisant des uns, de la pitié dédaigneuse des autres, si nous venons dire que tout va mal, que nous courons à la décadence et à la ruine, on nous rira au nez en nous répondant par le nombre des entrées à l’Exposition universelle.

Ne jouons donc pas le rôle de Cassandre, puisque aussi bien, on ne l’écoute jamais. Contentons-nous de jouir des paysages, du soleil et des fleurs, et quand vient la tristesse, laissons-nous bercer par elle au bruit monotone de la mer.


PORT-SAÏD

En quelques jours nous avons traversé cette Méditerranée qui n’a d’égale dans le monde ni pour l’éclat de son ciel, ni pour la transparence de ses eaux, ni pour ses côtes si diverses, verdoyantes, rocheuses ou arides. Ce furent la Corse à peine aperçue un moment dans les brumes du soir ; la Sardaigne dénudée et rouge dont les rochers aux formes sauvages cachent des canons et des forts ; le Stromboli fumant dans son bonnet de nuages ; la Sicile à qui je jette chaque fois que je passe près d’elle un regard d’amoureux, pour ses ruines et ses paysages, pour ses cathédrales gothiques, pour ses fleurs et pour ses temples. Enfin, ce fut la Crète dont nous longeons toute une journée la côte abrupte et stérile, les hautes montagnes où brillent des neiges. Nous voici à Port-Saïd, ville laide et plate, caravansérail de l’Orient, amalgame monstrueux des peuples les plus divers réunis pour toutes les besognes, tous les commerces, et tous les vices.

Demain nous serons dans la Mer-Rouge, nous sentant enfin hors de chez nous, en route pour les pays lointains, respirant dans le vent chaud du désert comme des émanations étranges des contrées barbares qu’il a traversées. Et nous dirons adieu, adieu pour longtemps, à cette Méditerranée délicieuse que nous quittons comme on quitte un ami.

N’est-elle pas notre vraie patrie intellectuelle ? Ne baigne-t-elle pas du Nord au Sud, du Couchant à l’Orient, tout ce que nous aimons avec nos cœurs, avec nos cerveaux ou avec nos sens ? Patrie liquide et changeante, attrayante et parfois cruelle, qui a servi de lien à tous les peuples dont nous descendons, de centre à toutes les idées qui ont formé les nôtres. C’est sur ces bords qu’ont été conçus, c’est bercés sur ses flots que nous sont venus tous nos arts, toutes nos sciences, toutes nos philosophies, toutes nos religions. Par le lointain et constant échange des idées et des races, par un long atavisme d’admirations, de compréhensions et de naines communes, les hommes d’aujourd’hui sont tributaires de tout ce qui s’est dit, fait, écrit, construit ou pensé sur ses rives.

Adieu pourtant à tout cela, adieu à notre manière de penser, d’admirer, d’aimer. Voguons vers d’autres races, vers des hommes jaunes aux yeux bridés qui ne ressemblent point aux nôtres, qui ont aussi une civilisation, des sciences, des arts, qui nous méprisent, et que nous ne comprendrons jamais.


EN MER

Depuis six jours, nous avons quitté Aden ; dans quarante-huit heures nous arriverons à Colombo. Ces longues traversées sont un peu monotones. Je les aime cependant pour le repos qu’elles apportent, pour la grande barrière qu’elles dressent entre le monde et moi. Qui donc dans les jours de tristesse, de déceptions et de douleurs, quand la vie où on ne découvre plus ni joie ni espérance pèse sur le cœur comme un fardeau trop lourd, qui donc n’a fait le rêve d’être éternellement bercé sur une mer sans limites, à l’abri des peines comme des plaisirs ?

J’aime à me retirer à l’arrière du navire, à l’heure du coucher du soleil, et à laisser mes regards errer sur les flots calmes. Les nuages bizarrement découpés avec des formes de montagnes ou de monstres, se frangent d’or et de pourpre. Le ciel s’embrase du couchant à l’Orient, et la mer a des reflets étranges, tantôt rouge comme du sang, tantôt si pâle et décolorée qu’elle semble faite de nacre blanche ou d’opales mortes. Je m’étends à demi sur une natte, la pipe aux dents, l’œil dans l’espace. J’oublie l’heure et les choses présentes, le bateau qui me porte, les lieux où je cours. Je deviens immatériel et vague, petit et immense, je crois faire partie de la mer et du ciel ; et j’ai la sensation de rentrer pour toujours, de m’anéantir et de me perdre, dans cet infini d’où je suis sorti sans le vouloir et où je retournerai malgré moi.

Puis c’est le soir, très tard, quand les autres passagers sont couchés. La nuit est sombre et pure, sans nuages et sans lune. Des étoiles scintillent dont j’ignore le nom. Le navire glisse sur les flots avec un halètement monotone de grosse bête essoufflée. Sur la moire opaque de la mer le sillage trace une longue frange d’argent. Une brise me frôle, humide et chaude comme la respiration d’un monstre endormi. Et je reste des heures accoudé sur le bastingage, contemplant ce spectacle connu, respirant encore, respirant toujours cet air lourd des nuits tropicales qui donne comme l’opium le sommeil et le rêve.

Ma pensée erre, inconsciente et vague, des pays dorés de l’Orient aux rivages brumeux du Nord. Comme en un mirage, j’entrevois des arbres verts sur un sol rouge, de minces Cinghalais à la démarche féminine, des Chinois le corps demi-nu qui traînent en courant de petites voitures, des sauvages debout, appuyés sur leurs lances, au bord d’un grand fleuve aux eaux calmes. Puis tout se mêle dans mon esprit ; l’agitation bruyante, la lumière crue et chaude des rues de Saigon ou de Singapore font place à la demi-teinte triste et pâle de la France en novembre. C’est le boulevard où les réverbères s’allument, où la foule se presse à la devanture éclairée des boutiques. Des voitures passent au grand trot faisant gicler la boue avec leurs roues de caoutchouc. C’est un profil de femme entrevu derrière la glace d’un coupé, une tête frêle, mince et pâle, avec beaucoup de fourrures qui l’entourent et un grand chapeau fleuri. Au fait là-bas quelle heure est-il ? Je regarde ma montre. Ici minuit et demi. Cela fait en France 8 heures à peu près. Je vois ma mère chérie, solitaire aujourd’hui, assise dans son petit salon où elle fait quelque ouvrage, en s’efforçant d’y appliquer son esprit qui, lui aussi, vole au loin.

Celle-là pense à moi à coup sûr. Je voudrais qu’à travers l’espace, par-dessus ces flots indifférens qui nous séparent, elle sente qu’à cette heure même, le voyageur qu’elle pleure, songe à elle, qu’il la plaint et la bénit.

Une autre figure aussi m’apparaît bien distincte. Je vois une robe élégante, une taille souple, un collier de perles sur des épaules blondes. Il me semble dans le souffle du large respirer un parfum connu… Suis-je donc venu jusqu’ici pour penser à ces choses ? Fuyons la mer, la nuit, les étoiles et la brise, puisque de tout cela surgissent encore ses rêves. Allons dormir et tachons de croire que les Océans noient les souvenirs et que la distance tue l’amour !


CEYLAN

Trois ou quatre heures avant d’arriver à Colombo l’approche de la terre se signale par quelque chose de gris et de vague aperçu très haut au-dessus de l’horizon, au-dessus des nuages, dans le ciel même : c’est le pic d’Adam. Bientôt le rivage se dessine, bas et plat, uniformément garni d’une forêt de cocotiers qui se mirent dans les flots. A perte de vue, aussi loin que peut aller le regard, on voit cette même végétation monotone, d’un vert sombre, qui semble sortir directement de la mer. Et cela, qui n’est pas beau en soi, donne cependant une impression très particulière à ceux qui en ont pour la première fois le spectacle, car cela ne ressemble à aucune de nos côtes d’Europe ou du Nord de l’Afrique, à rien de déjà vu. C’est l’entrée dans le monde tropical ; c’est la révélation de ces terres lointaines avec leur végétation spéciale, leur faune et leur flore étranges, leur exubérante vitalité.

Maintenant qu’il me paraît aussi naturel de me promener dans les rues de Colombo que sur le boulevard de la Madeleine, maintenant que je me sens ici chez moi, que je reconnais les marchands parsis qui m’obsèdent de leurs offres de pierres précieuses, les boys des hôtels, les jardins et les arbres, je suis obligé de me reporter en arrière, de songer à mon premier passage dans cette île pour retrouver l’impression évanouie de dépaysement et d’exotisme.

Je crois bien que la sensation qui vous saisit d’abord est celle de cette atmosphère tropicale, lourde, tiède et humide qu’on a justement comparée à une atmosphère de serre chaude. Mais il y a en plus les mille parfums de cette terre, l’odeur indigène, indéfinissable et obsédante, les relens qui s’exhalent de ce sol toujours mouillé et toujours chaud d’où il monte comme une vapeur, et cet air épais auquel on s’habitue très vite, mais qu’on trouve d’abord irrespirable et inquiétant. Le terrain est rouge, d’un rouge de brique et, les jours de pluie, la boue liquide qui tache les vêtemens blancs y laisse des traces presque sanglantes. Sur ce fond d’une couleur violente les arbres aux grandes feuilles d’un vert sombre se découpent avec dureté, font sous les rayons perpendiculaires du soleil de midi des ombres noires et précises. Et il y a de longues avenues plantées d’arbres géans, de banians et de manguiers, où on a l’impression de pénétrer dans quelque église gothique, tant en plein jour il y fait presque nuit.

Tout cela influe sur l’esprit et sur les sens. On se sent aveuli et lâche, efféminé comme ces minces Cinghalais qui vont par les rues avec leur démarche traînante, leurs grands yeux de gazelles effarouchées. Volontiers on passerait ses jours étendu sur les terrasses du Grand Oriental ou du Galle Face, dans ces confortables fauteuils dont les longs bras servent à étendre les Jambes, buvant dans de grands verres couverts de buée des boissons acides et glacées. Partout des pankas que tire quelque boy où des hélices électriques font passer des courans d’air frais. Le service est fait sans bruit par des gens qui glissent plutôt qu’ils ne marchent, par des boys vêtus de blanc, silencieux et les pieds nus. Et c’est une grande douceur de se laisser vivre sans pensée et sans rêve, comme une plante ou un mollusque, dans ce pays où la vie déborde, où on se sent si peu de chose dans l’activité féconde de la nature, dans la lutte éternelle que l’on comprend mieux qu’ailleurs entre l’amour qui crée aujourd’hui et la mort qui prépare la création de demain.

Colombo est une grande ville construite un peu au hasard et sans plan très déterminé. La partie industrielle et commerciale qui avoisine le port n’offre pas d’intérêt. Mais la ville indigène, coupée d’avenues ombreuses et de lacs bordés d’arbres où des gens se baignent tout le jour, est jolie et a du caractère. Dans le voisinage de Cinamon Garden, des villas luxueuses et coquettes, séparées par des jardins, abritent toute la colonie européenne. Il y a là des nids délicieux, perdus dans la verdure et les fleurs, où l’on rêverait de cacher quelque temps, loin du monde, un bonheur ignoré.

Mais le plus joli site de Ceylan, celui où semble s’être concentrée toute la poésie des tropiques mêlée à de vieux souvenirs, c’est Kandy. En quittant Colombo, la ligne traverse d’abord de grandes plaines cultivées et fertiles. Dans la mer vert pâle des rizières, les bois de cocotiers forment des îles sombres. Puis ce sont des bambous touffus au feuillage clair qui alternent avec des bananiers aux larges feuilles déchiquetées. Bientôt la voie s’élève, commence à gravir les montagnes de l’île. Le paysage est pittoresque. Le train suit des lacets successifs qui modifient à chaque instant l’aspect. Dans la verdure des pentes boisées, des roches dénudées font de larges taches rouges, tandis qu’au fond de précipices que nous dominons de 500 pieds, paraissent, microscopiques et claires, de petites rizières qui s’y sont nichées. Au loin, par-delà les abîmes de lianes et de fougères, par-delà les grands arbres des cimes, surgissent des montagnes plus hautes, toutes bleues dans le ciel d’or du couchant. Et je comprends l’enthousiasme que ce trajet a excité chez presque tous ceux qui ont commencé par-là leurs pérégrinations dans les contrées tropicales. Je ne lui reproche, quant à moi, que d’être ; peut-être trop joli, de sembler un peu soigné et modifié par la-main de l’homme, de manquer de cette poésie intense et grandiose ; qu’ont les vierges forêts avec leurs fourrés inextricables, leurs arbres géans couverts de lianes, les bruits sinistres et étranges dont elles retentissent la nuit. Le sifflet du chemin de fer, les sentiers sous les branches, les cabanes et les rizières enlèvent pour moi à ce pays une partie du charme que j’aimerais à y chercher.


KANDY

Que dire de Kandy, si ce n’est qu’il y a un lac dans un creux de montagnes avec des arbres et des petits temples se mirant dans l’onde transparente, et que cela est délicieux ? Tout le charme de cet endroit est fait d’une poésie intraduisible, du calme, de la tiédeur de l’air, de la forme des montagnes, de la pureté des eaux. Il n’y a pas de grand spectacle qui vous saisisse et vous surprenne, pas de monumens grandioses, pas de ruines. Mais c’est une harmonie intime de la nature et du ciel, une atmosphère de nonchalance, de repos et de rêve qu’on ressent sans se l’expliquer. Et cette vallée de Kandy restera dans ma mémoire comme le lieu de prédilection où se devrait retirer celui que la vie a lassé et blessé pour y attendre la mort sans amertume et sans regret.

Il me souvient d’être sorti un soir pour faire à pied le tour du lac. Il n’y avait pas un souffle dans l’air. L’eau était blanche comme du lait, immobile et sans ride. La lune éclairait le ciel d’une lueur si vive qu’il en était presque blanc et qu’on n’y voyait nulle étoile. Les grands arbres du bord qui trempent leurs racines dans le lac y projetaient une ombre noire, et quand on sortait de sous leur voûte, on était soudain inondé d’une lumière blafarde et intense qui surprenait. Au pied d’un banian sacré, un bonze debout entretenait un grand feu. Immobile il me regarda passer, drapé dans sa longue robe jaune qui semblait rouge sous les reflets du brasier. Non loin de là le petit temple très saint qui contient la dent de Bouddha faisait une tache claire parmi les arbres de la rive. Et je compris pour la première fois, sous cette pâle lumière, auprès de cette eau tranquille, dans ce silence d’une nuit de cet éternel été, la conception religieuse de ce philosophe qui ne vivait qu’en lui-même sans que les événemens extérieurs pussent l’atteindre ou le toucher. Religion sceptique, sans enthousiasme et sans ardeur, qui convient à ce pays où il est si aisé de se laisser vivre, et qui ne saurait suffire à nos contrées du Nord où la lutte est si âpre, où il faut tant travailler pour son bonheur ou son pain.

16 novembre. — Nous avons résolu, deux de mes compagnons et moi, de faire l’ascension du pic d’Adam et de redescendre de là sur Ratnapura. On nous dit que c’est impossible. Nous verrons bien. Munis seulement des bagages strictement nécessaires nous prenons une voiture à Hatton pour nous rendre à un Rest-House qui se trouve au pied du pic. Le trajet est joli, sur une petite route tortueuse, parmi les éternelles plantations de thé. Nos chevaux vont uniformément au galop dans les descentes les plus raides comme dans les côtes les plus dures. Un coureur nous accompagne, accroché à la voiture. Dans les instans difficiles, il se jette à la tête des chevaux et les bouscule de toutes ses forces pour les empêcher de sauter dans le précipice et nous avec eux. C’est une délicate attention dont nous lui sommes reconnaissans.

Nous arrivons pour déjeuner au pied du pic. Le temps est magnifique et la montagne dresse dans le ciel bleu son énorme ; piton conique. La légende bouddhiste ainsi que la légende mahométane veut que Ceylan ait été le paradis terrestre où nos premiers parens, — selon la naïve expression d’une pancarte du Rest-House, — lived and loved, vécurent et aimèrent. Chassé, après la faute, des lieux où il avait été heureux, Adam s’arrêta sur ce sommet pour considérer une dernière fois le paradis perdu. Et sur ce roc abrupt d’où il dominait l’île entière, le pied de notre premier père laissa une trace profonde que les peuples vénèrent aujourd’hui ; puis tristement il gagna l’Inde par la suite d’écueils qu’on appelle le pont d’Adam. « O fugitives joies de l’Eden chèrement payées par tant de malheurs (Milton). »

J’ai vu l’empreinte du pied ancestral. Un petit toit la recouvre et la protège des intempéries. Elle m’a donné une grande idée de ce que devait être la taille de notre aïeul. Je pourrais sans difficulté m’étendre dans son soulier !

A certaines époques de l’année, des milliers de pèlerins, bouddhistes de l’Inde, de la Chine et du Thibet, mahométans malais, arabes ou persans, grimpent sur cette montagne pour y vénérer l’empreinte sacrée. Ils y trouvent, par un heureux système de compensations, avec le souvenir de la faute originelle, la rémission de leurs fautes passées. Je ne sais si cette grâce s’étend aux chrétiens et si nos péchés nous ont été pardonnes, mais nous l’avons bien mérité.

Après avoir passé tout l’après-midi à réunir des coolies, nous nous mettons en route à deux heures du matin. La première partie de la montée se fait par un excellent sentier au milieu des plantations de thé.

Nous avons un clair de lune superbe. Sur les flancs où notre chemin serpente, on voit de-ci de-là les restes énormes de troncs qu’on n’a pu arracher. On les a coupés à quelques mètres du sol. Et ces souvenirs sont lamentables d’un temps où les pentes du pic sacré étaient couvertes d’arbres vénérables presque aussi antiques que lui. Cependant, deux heures avant d’arriver à la cime, les plantations cessent. Le désordre des grandes forêts reparaît et le sentier rétréci n’est plus qu’un chemin de chèvres parmi les rocs entassés. L’ascension alors devient pénible. Mais aussi quelle récompense ! Il est six heures moins un quart quand nous arrivons au sommet. Au-dessous du roc suprême qui porte l’empreinte, se trouve une sorte de plate-forme circulaire de dix mètres carrés environ et une pagode microscopique et pauvre où vit un bonze. Derrière les hautes chaînes de l’intérieur de l’île, le ciel s’éclaire de reflets jaunes et rouges. Bientôt un premier rayon paraît barrant seul l’espace d’un sillon de feu. Un paysage immense surgit peu à peu de la nuit, dédale compliqué de montagnes et de plaines, de gorges et de vallées. Quelques nuages restés au flanc des monts simulent des rivières qui coulent ou des lacs. Et, de cette hauteur, l’île semble entièrement boisée, couverte uniformément d’une immense forêt qui tapisse les pentes, les vallons et les cimes.

Le soleil est déjà tout à fait levé quand, faisant le tour de la plate-forme, nous allons regarder de l’autre côté. Ici, par-dessus quelques contreforts moins hauts qui s’échelonnent à nos pieds, la riche plaine du rivage apparaît avec sa verdure, ses palmiers et ses rizières, et plus loin encore, dans une demi-teinte sombre d’eau et de brume, c’est l’Océan immense qu’on devine plus qu’on ne le voit et dont les limites imprécises se confondent avec le ciel. Je ne crois pas qu’il m’ait été donné de voir un panorama plus splendide. Longtemps, malgré le froid très vif qui nous saisit, nous restons immobiles et muets devant ce spectacle, regardant diminuer et se raccourcir peu à peu l’ombre portée très nette que le pic projette dans la campagne aux premiers rayons du soleil.

Mais nous avons encore un long chemin à parcourir. Nous avalons une tasse de thé préparée par le bonze et nous nous remettons en route.

La descente de ce côté est encore plus raide que la montée ne l’était de l’autre. Des chaînes ont été fixées dans les flancs de la montagne et on s’en sert pour s’accrocher le long de rochers à pic dans lesquels on a taillé des marches minuscules que les pieds des générations ont usées. Puis c’est la grande forêt avec un sentier toujours fait de rocs éboulés et d’énormes racines. Les jarrets sont brisés par le perpétuel effort auquel les condamnent ces gradins branlans faits pour des géans. Notre guide, qui ne dit pas un mot d’anglais, ignore manifestement le chemin. Tout le jour nous continuons cette descente, n’ayant pour étancher notre soif que deux bouteilles de bière et quelques noix de coco trouvées enfin dans un village cinghalais. Nous apprenons tardivement que S… s’est égaré de son côté avec tous les bagages et qu’il est resté coucher dans une hutte indigène. N… et moi arrivons enfin à dix heures du soir à Ratnapura épuisés de fatigue et dévorés par les sangsues qui ont pénétré par tous les interstices de nos vêtemens.


RATNAPURA

20 novembre, — Ratnapura est une jolie petite ville, dans un site pittoresque, au bord d’une rivière. Nous y sommes installés depuis quelques jours, partageant notre temps entre le repos et la chasse. Aujourd’hui nous avons été assez loin, dans des plaines inondées, tuer des bécassines. Nous rentrons à la tombée de la nuit.

Dans des charrettes minuscules que traînent des petits bœufs, nous roulons sur la grande route entre deux fourrés de cocotiers, d’aréquiers et d’arbres en fleurs. Ces petits bœufs sont étranges, aimables et drôles, avec une bosse sur les épaules. Le joug n’est fixé par rien. Il repose sur le cou. C’est la bosse qui pousse dans les montées ; ce sont les cornes qui retiennent dans les descentes. Et on va comme cela au trot, quelquefois au galop, avec des secousses dont toute la charrette tressaille. Le conducteur, assis sur les brancards, excite sa bête en lui donnant d’incessans coups de pied, et en lui chatouillant la croupe avec la main. Les rizières succèdent aux bois, les bois aux rizières. Des cases sont enfouies sous le feuillage. Des enfans tout nus jouent au bord de la route. Des femmes nous regardent passer avec leurs grands yeux effarouchés, ramenant sur leur poitrine le morceau de linge exigé par la pudeur britannique. Il fait délicieusement doux et tiède. L’air est saturé de parfums, tantôt enivrans, tantôt suffocans et bizarres. La nuit tombe, rapide et sombre, rayée d’éclairs silencieux. C’est quelque orage déchaîné là-bas, au loin, dans la montagne.

Maintenant nous roulons, toujours très vite, dans la nuit. De temps en temps, par l’ouverture d’une maison indigène, un filet de lumière jaillit sur la route. On a la vision rapide de gens accroupis, de femmes attisant un feu sur lequel bout quelque chose, d’enfans assis et jouant. Des lucioles innombrables volent dans les arbres, traversent le chemin, viennent se heurter à nous. C’est dans la forêt prochaine l’étincellement d’un million d’étoiles, toujours mobiles, toujours changeantes, s’éteignant sans cesse pour se rallumer encore. Feux follets rasant le sol, se posant sur les branches, rayant en tous sens l’obscurité de l’a nuit. Dans les marais, dans les fossés pleins d’eau, dans l’humidité universelle de cette terre, des animaux chantent, cigales, grenouilles ou cri-cri. Parfois le bruit s’apaise, cesse presque, pour repartir soudain avec une vigueur nouvelle si intense qu’il semble que de chaque feuille, de chaque herbe vient un son. Et l’on cherche quel peut être dans la nature le chef d’orchestre assez habile pour mener, avec un tel ensemble, d’aussi innombrables, d’aussi invisibles musiciens !

Le chemin étant devenu mauvais il nous faut aller au pas. Des coolies rencontrés, portant des fardeaux sur leur tête, se sont mis à nous suivre à la file. Quelques-uns ont des torches qu’ils agitent dans la nuit. Ils vont silencieux, sans échanger de paroles, sans qu’on entende sur le sol le choc de leurs pieds nus. Mais nous repartons au galop et bientôt nous les perdons de vue, entrevoyant seulement, quelques instans encore, à travers les arbres, l’éclat d’une torche qui flambe au vent. De nouveau nous ne sommes plus éclairés que par les lucioles et aussi par les étoiles qui s’allument une à une dans le ciel éclairci.


POINTE DE GALLE

30 novembre. — Hier nous avons jeté l’ancre à Pointe de Galle sous un déluge. Ce matin, au réveil, nous avons retrouvé la même pluie qui tombe encore sans discontinuer avec une violence inconnue à nos pays du Nord. Et c’est dommage, car Galle doit être un endroit ravissant quand il fait beau, quand le grand soleil éclaire les cocotiers de la plage et illumine les montagnes qui enserrent la baie.

Dans l’après-midi cependant, une éclaircie étant survenue, nous nous décidons à aller à terre. Galle est une vieille ville. Ce fut un des premiers points occupés dans l’île de Ceylan par les Portugais d’abord, par les Hollandais ensuite. La domination anglaise ne date que de la fin du XVIIIe siècle. D’antiques remparts dominant la mer, des portes larges et sombres, quelques lourds bâtimens, anciens arsenaux sans doute, aux arcades noires et chancelantes, une église en ruine, tels sont les vestiges qui subsistent encore du passage sur cette terre des compagnons de Camoëns. Un cimetière avec des inscriptions à demi effacées sur les dalles, au milieu de ronces et de fougères, est la seule trace que j’aie pu retrouver de l’occupation hollandaise. Mais les Portugais partagent avec les Espagnols la propriété de laisser une empreinte profonde partout où ils ont séjourné. Les uns comme les autres sèment avec abondance une race de métis qui subsiste pendant des siècles, se rapprochant de plus en plus par l’extérieur de l’indigène pur sang, mais conservant dans son langage, dans sa religion et dans ses mœurs, quelque chose de l’origine primitive. J’ai connu ainsi à Colombo un tailleur, d’ailleurs déplorable, qui ressemblait à un Tamil, mais qui se vantait d’être Portugais et de s’appeler da Silva.

Nous errons par les rues boueuses, nous arrêtant de temps en temps devant un marché ou une échoppe. En somme rien de curieux pour des habitués des pays exotiques. Cependant une maison proprement tenue, entourée de palmiers, attire notre attention. A tout hasard nous entrons et demandons à visiter le jardin. C’est l’habitation d’un riche Cinghalais. Le propriétaire est absent, mais nous sommes reçus par ses filles, ses nièces, toute une maisonnée de jeunes personnes noirâtres, plus ou moins habillées à l’européenne. Tout ce monde parle l’anglais à merveille et même un peu le français. On nous offre du thé et des fruits, on nous joue du piano, on nous chante des chansons tamiles avec une petite voix nasillarde et juste. Finalement nous repartons, emportant dans nos bras des cadeaux bizarres : un petit travail en coquillages, une noix de coco sculptée et des brassées de fleurs rouges.


ÎLES ANDAMAN

14 décembre. — Trois jours d’une navigation cahoteuse et nous voici à Port-Blair. On y parvient par d’étroits bras de mer qui serpentent dans un dédale d1îles entièrement couvertes d’épaisses forêts. Les Anglais sont cantonnés dans un petit îlot, peigné, ratissé, bien tenu, où ils ont des maisons de bois aérées et spacieuses, des tennis et un club. De là ils ne communiquent qu’autant qu’ils le veulent bien avec la grande terre où sont déportés des condamnés indiens et birmans. Les bagnes pour hommes et pour femmes sont proprement et largement installés avec des ateliers de toutes sortes. Les malfaiteurs les plus dangereux ont des chaînes rivées aux pieds et à la ceinture. Ils ont également, accrochée au cou, une plaque de bois où sont gravés des numéros dont le premier indique la nature de leur crime. C’est ainsi que j’ai pu constater, dans une excursion où Mme de B… faisait usage d’un palanquin, qu’elle était portée par quatre assassins.

La grande Andaman, qui se trouve en face de Port-Blair, renferme une baie profonde et sinueuse, pénétrant dans l’intérieur des terres avec des aspects de lac. Ce doit être, en même temps qu’une des moins fréquentées, une des plus belles rades du monde. Le voisinage seul des pénitenciers est défriché. Partout ailleurs c’est la grande forêt vierge où errent des sauvages. Le gouverneur ayant mis aimablement à notre disposition une chaloupe à vapeur et un de ses secrétaires, nous visitons tout en détail avec la plus grande facilité.

Dans un recoin de la baie, un peu de fumée qui monte entre les arbres et quelques pirogues échouées sur le sable nous signalent un campement de naturels. Nous abordons. Ces indigènes sont tout petits et noirs ; ils s’enduisent le corps de couches graisseuses de différentes couleurs. Les femmes n’ont pour costume qu’une ceinture en écorce avec un bouquet de feuilles dans le… dos. Les hommes ont moins encore, c’est-à-dire rien du tout. Nous leur achetons des arcs et des flèches dont ils se servent d’ailleurs avec une extrême adresse. Nous nous procurons aussi quelques costumes complets pour dames. Ce n’est pas encombrant à rapporter. Ces braves gens sont, paraît-il, anthropophages. Les Anglais s’en réjouissent, car lorsqu’un de leurs prisonniers s’échappe, il est certain de tomber dans la marmite d’un sauvage. Aussi les évasions sont-elles excessivement rares. Ces geôliers-là sont vigilans et ne coûtent rien. Quand les indigènes sont en deuil, ils se teignent plus ou moins le corps en blanc selon le degré de parenté. On nous signale une dame complètement peinturlurée comme si elle avait pris un bain de céruse. C’est une veuve qui a perdu son mari l’autre semaine. Le pauvre homme est actuellement suspendu à un arbre du rivage. On attend que les corbeaux et les fourmis aient complètement nettoyé son squelette. Quand l’opération sera parfaite, la femme prendra ses ossemens pour s’en faire des bracelets et portera son crâne en sautoir pour y mettre du tabac. En attendant, remplie de la philosophie des races primitives, elle fume sa pipe avec tranquillité.

Le gouverneur a organisé en notre honneur une « large party » à laquelle sont conviés les officiers, les fonctionnaires et leurs femmes, toute une petite colonie peu habituée à recevoir des visites dans leur vie de Robinsons. Nous nous embarquons dans des chaloupes et des canots avec une escorte de cipayes. D’abord on remonte des cours d’eau ombreux où de grands oiseaux s’envolent à notre approche ; puis, par des sentiers de montagne, au milieu de la belle végétation tropicale, nous arrivons à un site sauvage où un lunch est préparé. Et Ton sable gaîment le Champagne, devant la nature vierge, à l’ombre des grands arbres, pendant que les éléphans porteurs, maintenant au repos, dodelinent de la trompe, et nous considèrent avec curiosité de leurs petits yeux clignotans.


BIRMANIE

Rangoon est situé à une trentaine de milles de la mer sur une rivière qui communique avec une des bouches de l’Irawady. C’est une situation analogue à celle de Saigon. Analogue aussi est le pays, formé d’alluvions du grand fleuve, plat et monotone, couvert de rizières, avec des palétuviers le long des cours d’eau. Parfois dans cette plaine rase un monticule s’élève, reste d’un îlot jadis battu par les flots. Au milieu des arbres qui le couvrent une pagode se dresse avec son dôme en forme de cloche et ses hampes dorées où se balancent de longues bandes d’étoffes qui portent des invocations à Bouddha. Le vent les agite et fait monter ainsi, au dire des bonzes, d’incessantes prières vers le créateur.

Dès qu’on aborde dans ce pays, un trait caractéristique vous frappe tout d’abord : c’est le nombre incroyable de pagodes qui couvrent son sol, répandues dans les villes et les campagnes, couronnant les mamelons, jalonnant le sommet des montagnes, surgissant, comme poussées par une force naturelle, dans les forêts et au bord des fleuves.

Quoique différant à l’infini par la nature des matériaux dont ils sont construits, par les ornemens qui les couvrent, par leur position et leur grandeur, tous ces temples ont une disposition commune qui consiste dans un monument central très élevé, en forme de cloche, terminé par un piton ouvragé. Le tout est généralement doré ou blanchi à la chaux. Cela s’appelle une dagoba et est censé renfermer des reliques insignes de Bouddha, ou de quelque grand saint. Autour de la masse centrale se trouve une large promenade circulaire entourée d’une foule de petites chapelles, en bois ou en pierre, dorées ou peintes, où des Bouddhas de différentes sortes attendent les cliens. Ces derniers sont nombreux. Les yeux fixés sur l’idole, ils prient avec les marques de la dévotion la plus profonde ; des hommes sont penchés, le front sur les dalles, et des femmes, assises sur leurs talons, élèvent vers le ciel, dans une attitude charmante, leurs mains jointes qui portent des branches de mimosa.

On reste confondu devant ces marques de piété et de foi, les mêmes en somme chez tous les croyans, qu’ils soient dévoués à Bouddha, à Mahomet ou à Jésus. On se demande si Dieu ne voit point du même regard de favorable pitié tous ces fronts inclinés vers la même poussière, tous ces cœurs qui souffrent des mêmes tristesses, gémissent des mêmes maux, aspirent aux mêmes joies, toutes ces bouches qui l’implorent sous des noms différens dans toutes les langues de la terre. On sent que la seule grande erreur, c’est l’orgueil humain, appuyant ses négations sur sa médiocre science, sa lamentable philosophie, sa chancelante raison, et que la grande vérité universelle est dans l’humilité des âmes confessant leur faiblesse, demandant au Dieu qu’elles ignorent de les prendre en pitié. Pour moi, je ne puis douter que l’Etre suprême voie avec indulgence cette religion si douce, toute de philosophie et de rêve, dont les prescriptions ne sont que des conseils, et dont l’idéal est le repos. Religion vieille et un peu sceptique de peuples qui, à force de vivre, ont perdu beaucoup d’illusions et beaucoup d’espoirs, et qui, à contempler les douleurs d’ici-bas, se sont mis à douter du bonheur éternel ! Et regardant passer près de moi un vieux bonze vêtu de jaune dont le crâne rasé reluit au soleil, je me prends à souhaiter qu’il me pût communiquer une part de sa paisible foi satisfaite de si peu de chose dans l’avenir comme dans le présent.

Rangoon est une grande cité moderne. Les rues, larges et alignées au cordeau, ont une régularité toute britannique. Mais quelque anglaise que soit la ville, elle n’en possède pas moins un cachet original qui lui vient de cette foule birmane, toujours grouillante et toujours gaie, où les hommes sont vêtus de couleurs claires, d’écharpes de soie rose, jaune ou bleue, où les femmes se promènent gravement, la figure maquillée, les sourcils marqués au pinceau, les cheveux relevés à la chinoise, en fumant avec gourmandise d’énormes cigarettes enveloppées de feuilles vertes. Tous ces gens ont pris l’habitude des choses d’Occident qui leur paraissent confortables. Les riches marchands birmans ont leur coupé traîné de deux poneys avec un domestique debout par derrière. Le peuple circule en fiacre ou en tramway, ôtant respectueusement ses babouches pour monter en voiture. L’aspect général est poli et aimable. Les femmes sont souvent jolies et paraissent coquettes. Elles quêtent les regards des hommes et portent dans leur belle chevelure notre des grappes de fleurs qui pendent de côté au-dessus de l’oreille.

Les Birmans aiment beaucoup le théâtre. Il y en a plusieurs à Rangoon, qui donnent chaque nuit d’interminables représentations. Le spectacle consiste en longs discours et en danses qui nous ont paru assez dénuées de grâce. Quant à démêler, le fil de la pièce, il n’y faut point songer. Le public, assis par terre, apporte tout ce qui lui est nécessaire pour manger et même pour dormir. C’est à cette dernière solution que je me serais immanquablement rallié si notre présence au théâtre s’était un tant soit peu prolongée.

L’inspection des monumens se réduit tout naturellement en Birmanie à la visite des pagodes. La plus belle pagode de Rangoon est bâtie sur une montagne, aux portes de la ville, au-dessus de deux petits lacs qui lui font une jolie perspective de jardins anglais bien tenus. C’est un monument vénéré, remontant, dit-on, à la plus haute antiquité, quelque chose comme quinze siècles avant Jésus-Christ. Mais les perturbations de toutes sortes, les révolutions et les guerres, l’ont plus d’une fois détruit. Tel qu’il est, ce temple date seulement de quatre cents ans. La dagoba centrale, entièrement dorée, est surmontée d’un clocheton d’or massif qui étincelle à plus de 100 mètres de hauteur. Tout autour est une immense esplanade, encombrée de petites chapelles et de petits temples, de maisons en bois sculpté pour les prêtres, d’abris protecteurs pour les énormes cloches sacrées. Des arbres séculaires poussent entre les dalles qu’ils disjoignent et versent sur les fidèles leur ombre bienfaisante. On fait de tout dans ce sanctuaire : on prie, on dort, on mange et on joue au ballon. On y parvient par un long escalier couvert, aux marches glissantes et vermoulues, qui contient de chaque côté d’innombrables échoppes où se vendent des objets de piété, des cierges, des fleurs sacrées, des bâtonnets d’encens et aussi des gongs, des joujoux grossiers, des soies birmanes et des serviettes anglaises. Nous y rencontrons de longues files de pèlerins, des petites femmes qui fument et qui sourient, et de nombreux mendians qui nous poursuivent de leurs demandes et de leurs plaintes.


MANDALAY

Il faut dix-neuf heures de chemin de fer pour se rendre de Rangoon à Mandalay. Heureusement on passe la majeure partie de ce temps à dormir dans des wagons confortables et bien aménagés pour la nuit. Le trajet en lui-même, dans une vallée éternellement plate, est peu intéressant. Il n’en est pas de même de Mandalay, capitale des souverains birmans, où le dernier d’entre eux régnait encore, il y a vingt ans. Au centre, se trouve une immense enceinte entourée d’un mur crénelé et de fossés pleins d’eau larges de 60 mètres. C’était la cité royale où le monarque avait ses palais, ses temples, ses courtisans et ses soldats. Tout autour se trouve la ville proprement dite, faite de grandes avenues plantées d’arbres, se coupant à angles droits, et allant, pour ainsi dire, indéfiniment dans la campagne. Cette grande agglomération de 200 000 habitans n’a pour ainsi dire pas l’air d’une ville. Les maisons y sont cachées sous les arbres. On dirait des routes dans une forêt. L’ancienne citadelle royale est maintenant occupée par la population anglaise. Le gouverneur est logé dans une partie du palais, le télégraphe est dans la salle du trône et le club dans les appartemens de la reine.

Mandalay n’est pas une très ancienne cité. Il y a un peu plus d’un siècle la capitale s’appelait Amarapura et était située à quelques kilomètres au sud de la ville actuelle. C’est maintenant un immense amas de ruines bordant le grand fleuve dans la jungle et dans la forêt. On s’y sent ému par cette sorte d’attrait qu’excite toujours l’évocation d’un mystérieux passé. Cela est loin cependant des splendeurs d’Angkor. Ces monumens birmans de brique et de plâtre ne sont point bâtis pour l’éternité. Mais on n’en a pas moins l’esprit saisi par la vue de ces ruines innombrables, poussant — si je peux m’exprimer ainsi — à même la brousse, par ces débris enfouis sous les grands arbres, par ces statues de marbre toutes blanches encore sous les lianes qui les recouvrent. Dieux anciens, dieux endormis, offrant un étrange symbole de la doctrine du Nirvana éternel, et devant qui on trouve parfois quelques fleurs fanées, quelques bâtons d’encens à demi consumés, offrande pieuse que fit en passant un adorateur inconnu.

Il y a cent cinquante ans Amarapura était dans toute sa splendeur ; le roi y avait sa cour, riche alors et fastueuse ; des bonzes emplissaient ses temples ; des éléphans caparaçonnés d’or, des bayadères aux somptueux costumes, des marchands venus avec leurs caravanes du Thibet ou de la Chine, parcouraient ses rues, ses places et ses bazars. Puis un jour, un caprice du souverain décréta l’abandon de la ville. Et le peuple docile, abandonnant son foyer et ses dieux, alla un peu plus loin planter ses pénates, construire de nouvelles maisons, de nouveaux palais et de nouveaux temples. Coutume bizarre dont on trouve de nombreuses traces sur tout le territoire birman et qui devait avoir son origine dans quelque superstition. Je me souviens d’avoir constaté des faits analogues, sur une plus petite échelle, chez les sauvages du Laos. Une épidémie se déclare-t-elle dans une tribu, une guerre a-t-elle une issue malheureuse, une récolte est-elle dévastée par la pluie ou emportée par l’ouragan, le village est aussitôt abandonné et reconstruit ailleurs, fortifié de nouvelles palissades, entouré de nouveaux champs. Et on rencontre ainsi, dans toute la chaîne qui sépare le Laos de l’Annam, des quantités de villages abandonnés et déserts où il m’est arrivé parfois de chercher un abri.

Plus encore que Rangoon, Mandalay est la ville des pagodes. Il y en a des centaines, peut-être des milliers. L’une d’elles, qui occupe un énorme espace, comprend, outre la dagoba centrale, quatre cent cinquante chapelles séparées, toutes semblables, symétriquement rangées autour d’elle. Et on dirait, quand on les contemple de haut, une forêt de pierre s’étendant au loin. Mais parmi tous les sanctuaires que j’ai visités à Mandalay et qui sont, pour la plupart, intéressans à différens titres, il en est un qui est une merveille : c’est la pagode de la Reine. Les voyageurs qui la voudront voir devront se hâter. Elle est fragile et s’effrite déjà sous la pluie et le vent. On dirait que la souveraine qui l’a édifiée avait le sentiment de sa déchéance prochaine. A quoi bon bâtir pour l’avenir, quand soi-même on va périr, quand il ne restera rien de votre puissance, de votre dynastie, de vos croyances, de tout ce que vous avez aimé ?

Aussi hâtivement se fit-elle faire un bijou en bois sculpté, chef-d’œuvre de délicatesse et de grâce, trace passagère de son règne, dernier hochet de sa royauté. cette pagode est si légère qu’il semble qu’elle sera emportée au premier orage. A la partie centrale, neuf toits de moins en moins larges se surmontent les uns les autres pour finir à une grande hauteur par une pointe effilée. Deux édifices analogues et moins élevés forment les parties latérales. Une galerie circulaire avec un balcon sculpté fait le tour du monument qui est supporté par de minces colonnes, simples troncs d’arbres plantés en terre. Pas un pouce de ce bois qui ne soit ajouré comme une dentelle, ciselé comme un bijou. Les colonnes sont peintes en rouge ; les bois différens donnent des teintes différentes et les toits sont en or, Tout cela est aérien et léger. L’air y circule, le soleil s’y joue, produit des effets d’ombre qui contrastent avec des éclats aveuglans. Et vraiment cette pagode doit être une gageure ou un rêve. Le rêve d’une jolie femme qui a voulu laisser pour quelque temps après elle, dans un monument périssable, un reflet de sa grâce et de sa beauté.


Après quinze jours de vie errante sur le haut Irawady, nous voici derechef à Rangoon, retrouvant comme toujours après une absence assez longue notre « chez nous » avec plaisir. Tandis que nous reprenons la mer, je me prélasse dans ma cabine qui commence à prendre son cachet personnel, grâce à quelques achats et à quelques larcins dans les ruines. J’aime à y passer une partie du jour tant que je n’en suis pas chassé par l’obligation de chercher sur le pont, à défaut de fraîcheur, un peu d’air renouvelé et de vent qui passe. Les murs de mon home sont tapissés de choses diverses et bizarres. Des flacons de toilette pendent dans des enveloppes de toile. Une étagère porto des livres où Musset coudoie Lamartine, Balzac, Chateaubriand, Baudelaire ; Joseph de Maistre y fraye avec Renan. Des armes sont accrochées de tous côtés, fusils de chasse et revolvers d’ordonnance, sabres shans, flèches sauvages, kriss malais, arcs et lances. Des pipes chinoises s’y dissimulent derrière des soies birmanes, non loin d’un parapluie acheté aux Trois-Quartiers. Dans un coin, un bouddha de marbre songe au Nirvana éternel, et un petit bonze en bois sculpté, assis sur une boîte de cigares, regarde pieusement le ciel.


MAULMEIN

14 janvier 1900. — A 2 heures de l’après-midi nous arrivons à Maulmein. La ville est située sur la Salwein, à peu près à la même distance de la mer que Rangoon. Mais la rivière, encombrée d’îles couvertes de forêts, avec des rives ombreuses et des montagnes qui ferment l’horizon, est bien plus pittoresque que le bas Irawady.

Maulmein s’étend au bord de la Salwein, jusqu’à son confluent avec le Galeï. Comme d’ordinaire, cette grande ville de 40 000 habitans est à peine visible, perdue qu’elle est dans la végétation et les jardins. Une ligne de collines élevées, parallèle au fleuve, la divise en deux parties. Sur les deux sommets principaux, de grandes pagodes s’élèvent, dressant dans le ciel leurs dômes d’or. On a, de ces points dominans, une vue étendue et superbe sur la nappe étincelante du fleuve dont le cours sinueux est difficile à démêler au milieu des îles verdoyantes dont il est semé. En face, c’est la vieille ville de Martaban, antique cité aujourd’hui déchue, mais que jalonnent, au-dessus du feuillage, les flèches dorées de ses temples.

Tandis que nous errons dans les bazars et les échoppes, des musiques, des tam-tams, des clameurs, nous attirent vers une bonzerie. Dans un grand enclos planté d’arbres, une foule se presse, présentant cet admirable effet de couleur des foules de ce pays, ce merveilleux enchevêtrement des turbans et des jupes. des soies qui flottent en draperies ou en écharpes, avec leurs tons clairs, roses, vert pâle, oranges, jaunes, saumons. Cette foule est en liesse. Aux sons d’une musique bizarre des danseuses s’agitent, vêtues d’oripeaux éclatans. Des bonzes circulent paisibles, habillés de jaune, la tête rasée. Quelques-uns d’entre eux, derrière une ficelle, barrière morale, gardent les offrandes qu’on leur a faites, paquets de fruits et de victuailles, légumes frais, boîtes de conserves, bouteilles de vin, bidons de pétrole. Au milieu du jardin s’élève un édifice provisoire en bambou revêtu de papiers peints qui représentent des mystères bouddhistes. Au moyen de toute une machinerie de cordes, un grand char attelé de quatre chevaux de bois peut, à travers les airs, parvenir au sommet de cet étrange monument.

Nous nous avançons vers un coin où la foule est plus pressée et plus bruyante : une douzaine d’hommes portant sur leurs épaules une grande boîte d’argent, dansent une danse bizarre, semblent surtout obéir à la préoccupation de secouer le plus possible la boîte et son contenu. Mais une horde de femmes se précipite. Un combat s’engage au milieu des cris et des éclats de rire. Force reste au beau sexe. Et les voilà parties à travers les jardins, gambadant et chantant, et toujours secouant sur leurs épaules la lourde caisse qu’elles ont enlevée. Nous demandons ce que peut contenir ce reliquaire et d’où vient toute cette joie. Oh, mon Dieu ! c’est bien simple. Le chef des bonzes est mort ces jours-ci. Ce soir on va placer son corps sur le sommet de l’édifice en bambou, et on brûlera le tout. Et ce que l’on secoue dans cette boîte, ce qui fait, au milieu de la foule, des processions bruyantes, ce qu’on agite sans cesse sur les épaules d’hommes qui dansent ou de femmes qui rient, c’est le corps de celui dont l’âme est partie retrouver Bouddha. Pauvre vieux bonze qui avait mené sans doute une existence de privations et de prières, vivant d’aumônes, loin des femmes dont l’écartait la chasteté sacerdotale, il aura eu, du moins, des obsèques animées et une carburation pleine de gaîté.

Près de Maulmein, dans des rochers abrupts qui dominent la plaine, se trouvent, en divers endroits, des grottes naturelles, temples des anciens jours encore en vénération aujourd’hui. De vieux Bouddhas de pierre ou de brique, quelques bas-reliefs naïfs taillés à même le roc, et beaucoup de chauves-souris, voilà à peu près tout ce que le visiteur peut admirer maintenant dans ces saints lieux.

16 janvier. — Ce matin nous sommes passés près de l’île de Tavoï, dans le détroit qui la sépare de la côte. C’est une terre montagneuse aux cimes élevées qui se perdent dans les nuages. Des forêts magnifiques couvrent les pentes, viennent baigner jusque dans la mer. Un enchevêtrement de gorges et de crêtes, de baies et de caps, donne à cette terre un cachet pittoresque. Une infinité de petits îlots, rochers verdoyans tombés dans l’Océan, lui font une ceinture attrayante de montagnes en miniature et de détroits ombreux.

A deux heures nous mouillons devant Mergui. Une heure et demie de steam-launch nous est nécessaire pour atteindre le petit port dont nous sommes distans de six milles et repoussés par un fort courant. Mergui est une ville de 15 000 habitans bâtie tout le long de la mer. Les maisons construites sur pilotis semblent flotter à marée haute. La population est un mélange de Birmans, de Malais et de Chinois. Les pagodes birmanes occupent, comme toujours, les hauteurs, tandis que les temples chinois, aux idoles monstrueuses et grimaçantes, sont réunis au bord des flots. Il n’y a guère d’Européens à Mergui, et aucun grand bateau ne s’y arrête. Le gouverneur anglais, complètement ahuri de notre visite, ne sait auquel entendre. Il se demande s’il doit nous rendre des honneurs ou nous confier à la police. Nous lui évitons la peine de prendre une décision en nous rembarquant.

18 janvier. — Aujourd’hui nous naviguons parmi les îles innombrables de l’Archipel Mergui comme dans une succession de lacs dont on ne quitte l’un que pour pénétrer dans un autre. La mer n’a pas une ride. Elle est déserte aussi. On n’y voit ni un navire ni une barque. Les grands bois qui couvrent toutes ces côtes restent silencieux. Des sauvages y habitent cependant. Ils vivent de pêche et sont fort craintifs. Nous en avons vu à Mergui quelques spécimens un peu frottés de civilisation. Quant à ceux de la région que nous parcourons, ils se sauvent sans doute bien vite et se cachent dès qu’ils aperçoivent ce grand navire inconnu, dont les intentions doivent leur sembler suspectes. Nous mouillons le soir aux îles Christmas.

19 janvier. — Toujours même navigation. Vers quatre heures l’ancre est jetée dans une petite crique de l’île Sullivan. Vite un canot à la mer. Puis, descendant tous à terre avec des fusils et des haches pour frayer notre passage dans la forêt, nous débarquons sur le sable à l’embouchure d’un petit cours d’eau. La grande forêt inviolée, avec ses arbres aux troncs blancs et lisses, ses fougères et ses lianes, vient plonger ses dernières racines dans les flots. Nous remontons la rivière, sautant de roche en roche, brisant à coups de hache les lianes qui barrent le chemin. Il règne un silence imposant. Seule, de temps en temps, une bande de singes, que notre présence gêne sans les effrayer, pousse de grands cris dans les arbres. Nous méprisons leurs clameurs et ne voulons pas, en leur envoyant des balles, leur donner mauvaise opinion des hommes. Un coup de fusil retentit cependant. C’est N… qui s’est trouvé nez à nez avec un cobra sur lequel il a failli marcher. Comme la mauvaise bête se dressait en sifflant, il l’a tuée à bout portant. Voilà un meurtre que les habitans de l’île Sullivan — si jamais il y en a — ne nous reprocheront pas.

Mais il se fait tard, et la nuit, dans ces climats, tombe avec une effrayante rapidité. C’est presque à tâtons que nous rejoignons notre barque. Mme de B… et Mme C…, moins bien garanties que nous sans doute, sont mordues par plusieurs sangsues. Ces animaux leur font horreur. Pour les calmer, je leur raconte que, plusieurs fois dans ma vie, j’en ai été littéralement couvert ; mais cela leur semble, je crois, une bien faible consolation.

Et cependant, malgré les sangsues et les serpens, nous nous sentons tous saisis par le charme sauvage de ces îles désertes, par leur grand silence et leur paix. Tout homme a dans le cœur un Robinson qui sommeille. Tandis que nous regagnons lentement notre navire, bercés par la mer calme sous les cieux étoiles, nous rêvons de nous établir, quelque jour, sur une de ces grèves, d’y vivre indépendans et solitaires, oublieux et oubliés. Oh ! ne plus mener cette vie factice de nos villes, ne plus se laisser emporter dans un tourbillon que nul ne guide, ne plus mentir, ne plus aimer, ne plus souffrir, sans doute ce n’est pas le bonheur ! Mais c’est peut-être la manière la plus sensée de concevoir l’existence pour quiconque connaît l’écœurement des passions, l’inanité des désirs, pour quiconque sait que toutes les joies se paient de tristesses amères et que les songes même ont leur réveil.

Pendant quatre jours, nous voguons au milieu de ces îles sur une mer idéalement pure et calme. Nous naviguons tant qu’il fait clair, puis, un peu avant le coucher du soleil, nous mouillons dans quelque baie, nous descendons à terre en canot, nous faisons dans les belles forêts sombres des voyages d’exploration. Malgré les nombreuses traces de gibier rencontrées, nous ne sommes pas favorisés comme chasse. Les fourrés sont trop épais pour qu’il soit facile d’y découvrir les bêtes sauvages qui y dorment. Du reste, nous ne nous y attachons guère. On dirait que nous avons quelque scrupule à troubler ces solitudes, à effrayer ces animaux qui ont le bonheur de vivre loin des hommes.

Enfin, nous reprenons le contact du monde civilisé en venant jeter l’ancre dans la rade de George’s Town à Poulo-Penang. Plus nous redescendons vers l’équateur, plus la température devient molle et chaude. Dans le journée, le ciel est souvent chargé de gros nuages noirs ; l’air est épais et humide ; mais les nuits sont délicieuses et relativement fraîches.

Nous contemplons, le soir de notre arrivée à Penang, un des plus beaux phénomènes de phosphorescence que j’ai vus de ma vie. La mer était comme embrasée. De véritables vagues lumineuses venaient heurter le navire et jaillissaient en mille étincelles. Des barques nombreuses accourues autour du yacht pour vendre des fruits ou des vivres, agitaient ces flots d’or, faisaient flamber devant leur étrave ou au remous de leurs rames, de longues flammes vertes. Et nul feu d’artifice, nul feu de Bengale, produits de l’industrie des hommes, ne peuvent donner l’impression féerique de cette rade immense sillonnée d’éclairs, illuminée intérieurement par les milliards de polypes suspendus dans ses eaux.

George’s Town est une grande ville chinoise et malaise s’étendant au bord de la mer et dominée par de hautes montagnes couvertes de forêts. Par une route bien entretenue, on arrive à un jardin botanique situé dans un site pittoresque et que surplombe un rocher d’où tombe une cascade. Non loin de là, l’eau est recueillie dans un bassin naturel où l’on prend des bains d’une délicieuse fraîcheur. Un sentier très bien entretenu monte dans la forêt, au milieu d’arbres couverts d’orchidées, jusqu’à un sommet où se trouve un petit hôtel qui sert de sanatorium. On y a une vue merveilleuse sur toute l’île de Penang, sur le détroit qui la sépare de la presqu’île et, plus loin, sur le Maidland et les hautes montagnes qui barrent l’horizon du côté de l’Orient. A vos pieds, les arbres qui couvrent les pentes ont, par la diversité de leurs essences, les teintes variées de nos bois en automne. De-ci de-là, au milieu de l’Océan de verdure, un flamboyant fait une large tache rouge comme une tache de sang.

Georges Town est le premier type que nous rencontrons dans ce voyage, de la grande colonie chinoise établie sous la loi et la domination d’un autre peuple. Singapore, Cholen près de Saigon, Manille et Batavia, pour ne citer que quelques noms, sont des exemples plus connus qui appartiennent à la même catégorie. Une fois dépaysé, le Chinois conserve toutes ses qualités natives d’ordre, d’économie, de travail, d’audace, mais il les développe au centuple quand il est débarrassé des préjugés et de la mauvaise administration de son pays. Il s’implante là où il est venu aborder et s’empare peu à peu de tout le commerce et de toute l’industrie. Les Chinois établis en attirent d’autres. Bientôt se fonde toute une colonie, humble d’abord, modeste et pauvre, apportant de ses lointaines provinces la forme de ses maisons, ses sociétés coopératives, sa coi dure et son costume, ses temples et ses dieux. Mais bientôt la richesse habilement drainée afflue dans les taudis. Des palais remplacent les masures. La foule, en augmentant de nombre et de force, devient exigeante et turbulente. Les chefs de congrégations, gros seigneurs puissamment riches qu’on rencontre conduisant leur phaéton avec deux valets de pied par derrière et qui donnent des dîners où on ne boit que du vin de Champagne, deviennent des autorités reconnues avec lesquelles les gouverneurs doivent compter. Et tous ces pays d’Extrême-Orient sont acculés à ce dilemme : ou de végéter sans progrès, ou de se développer rapidement par les Chinois, mais aussi pour eux. Ainsi il paraît que le rôle des Européens soit destiné peu à peu à se réduire à celui d’administrateurs consciencieux et zélés d’une fortune qui ne leur appartiendra plus.


MALACCA

26 janvier. — Nous nous arrêtons quelques heures à Malacca, jolie petite ville que dominent, sur une colline, les ruines d’une vieille église. Une inscription ancienne y constate que c’est là que fut enterré saint François Xavier avant le transport de son corps à Goa. Nous faisons une promenade en pousse-pousse dans la ville et les environs. La campagne, couverte de cocotiers et d’aréquiers, sous lesquels des cases s’abritent, a beaucoup de rapports avec le voisinage de Colombo. La ville est une ville chinoise sans caractère, rappelant, en plus petit, Penang ou Singapore.


SINGAPORE

Quand, sortant du dédale d’îles verdoyantes qui parsèment le canal de Malacca, on pénètre dans l’immense rade de Singapore, on est saisi, si le vent vient de terre, par une odeur écœurante et bizarre que l’on respire avec cette force pour la première fois. C’est un mélange de musc, d’opium, d’encens, de saleté et de sueur, c’est l’odeur chinoise, en un mot, qui semble monter de cette grande ville, de cette agglomération de 200 000 Célestes et se répand dans l’air, dans la campagne et sur la mer. Et cela est, en quelque sorte, le symbole de l’omnipotence chinoise sur cette terre anglaise où les Européens, cantonnés dans une petite ville spéciale, sont entourés de tous côtés par la cité jaune qui les surveille et les étreint. Quand on a quelque peu causé avec des gens informés, on apprend que cette puissance des Chinois n’est pas seulement une apparence, mais que le commerce, l’industrie, les capitaux sont entre leurs mains. Et ils ont conscience de ce qu’ils sont et de ce qu’ils peuvent. Les coolies des pousse-pousse, les boys des hôtels, les bateliers du port sont insolens et querelleurs, toujours prêts à se réclamer contre vous de vos propres lois. Singapore, comme Hong-Kong et Shangaï, est une des grandes écoles où nous dressons la race jaune et lui forgeons les armes dont elle se servira quelque jour contre nous.

En attendant, c’est une colonie prospère et un des ports libres les plus importans de l’Extrême-Orient.

Dès qu’on sort de la ville, soit pour se rendre au jardin botanique, soit pour errer sur les routes bien entretenues de l’île, on rencontre la végétation tropicale dans toute sa splendeur et sa vitalité. Situé presque sous l’équateur, Singapore n’a pas les saisons tranchées qui caractérisent les contrées plus au Nord ou plus au Sud. La température y est uniformément chaude et lourde ; les pluies y tombent avec abondance toute l’année. Et l’on voit presque toujours dans l’air de gros orages qui se forment, d’épais nuages noirs qui s’amoncellent et finissent par se résoudre en torrens d’eau. Ce doit être, à la longue, un des climats les plus pénibles et les plus anémians du monde. Mais les arbres, les herbes, les lianes et les fougères s’en trouvent bien. Tout cela pousse pêle-mêle avec une vigueur folle, recouvrant ce qui n’est pas cultivé, et pour ainsi dire défendu chaque jour, d’un impénétrable manteau.

Dans la ville chinoise aux maisons peintes en bleu, règne une grande activité. Tous les métiers se donnent rendez-vous dans les échoppes et sous les arcades. D’innombrables fils du Ciel traînent, en courant, de petites voitures. Ils sont vêtus d’un mauvais caleçon de toile, ont les jambes et le torse nus ; leur peau brune ruisselante de sueur étincelle au soleil. De tout cela monte, avec une particulière intensité, cette odeur spéciale qui nous accueillit à l’arrivée, et dont les relens fades viennent, la nuit même, par les hublots ouverts, troubler notre sommeil. Il faut s’y faire : nous aurons plus tard, dans les rues de Canton ou de Fou-Tcheou, l’occasion d’aspirer des parfums plus violens encore.

Singapore est vraiment, comme on l’a dit, la porte de l’Extrême-Orient. C’est un avant-goût de Hong-Kong et de Shangaï ; c’est le trait d’union entre l’Inde et la Chine. Toutes les races semblent s’y donner rendez-vous. Le marchand parsi est encore installé dans le hall des hôtels ; de grands et maigres hindous, drapés d’étoffes claires, errent sur les quais du port, et dans certaines rues de la ville, le Japon fait son apparition sous forme de mousmés grasses qui, du pas de leur porte, lancent des œillades aux passans.


MARSAY.


  1. Le Victoria est un yacht à vapeur de 1 900 tonneaux, marchant à une vitesse moyenne de 11 à 12 nœuds et calant 5m, 80. Son personnel comprend environ 60 hommes d’équipage, 4 officiers, un officier mécanicien, un médecin. Loué en Angleterre par le prince et la princesse de B., il portait en outre comme passagers : le prince R. de B. la comtesse C. de B., le baron de N., MM. G. et S. et le comte de M. — Parti de Toulon le 10 octobre 1899, le Victoria rentra à Marseille le 8 octobre 1900 après avoir visité successivement Aden, Ceylan, les îles Andaman, la Birmanie, l’archipel Mergui, la presqu’île de Malacca, Bornéo, les îles Sulu, les Philippines, Hong-Kong, Fou-Tcheou, le Japon, Vladivostok, la Corée, Port-Arthur Takou, Shanghaï, le Tonkin, l’Annam, la Cochinchine, Java, l’île Garcia et les Seychelles.