Un An de politique pontificale - Consalvi au congrès de Vienne

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Un An de politique pontificale - Consalvi au congrès de Vienne
Revue des Deux Mondes5e période, tome 35 (p. 135-163).
UN AN DE POLITIQUE PONTIFICALE

CONSALVI AU CONGRÈS DE VIENNE

C’est toujours sans ennui qu’on pénètre dans les coulisses d’un congrès ; elles offrent beaucoup de charmes, et d’ordre très divers. Les visages s’y détendent, et les sourires s’y débrident ; les demi-mots y deviennent bavards, et les secrets y succombent, à proximité d’une bonne espionne qui a nom l’histoire. Mais pour ceux-là mêmes qu’intéressent médiocrement les grands ou petits soucis des négociateurs, il est assez piquant, là où l’on croyait trouver des diplomates, de rencontrer des hommes, d’autant plus alertes, d’autant plus vrais, d’autant plus hommes, qu’ils ont à se reposer des longues heures durant lesquelles ils furent diplomates. Dans la pénombre des coulisses, les majestés d’emprunt se font plus familières ; l’on dirait qu’elles s’oublient, et que, s’oubliant, elles se trahissent. Les surhommes en perruque qui, s’alignant autour d’un tapis vert, avaient tout à l’heure pleins pouvoirs sur l’humanité, se laissent aller, de bonne ou de mauvaise grâce, à retomber dans cette humanité ; et durant ces entr’actes où la vie reprend ses droits sur la pose, ils s’amusent quelquefois et nous amusent toujours. Les souvenirs de M. de la Garde Chambonas sur le Congrès de Vienne, publiés en ces dernières années par le comte Fleury[1], réservaient au lecteur ce genre d’attrait ; ils nous installaient aux alentours du Congrès, trop loin pour nous admettre à écouter, assez près pour nous inviter à regarder, et les meilleurs postes d’observation — demandez-le plutôt à Saint-Simon — ne sont pas toujours ceux où l’oreille peut guetter, mais ceux, bien plutôt, d’où le regard peut fouiller. Grâce à M. de la Garde Chambonas, nous possédions enfin l’histoire anecdotique du Congrès de Vienne, et tout semblait dit, à l’avenir, sur cette auguste, prétentieuse et décevante assemblée, lorsque aux archives du Vatican certains cartons s’ouvrirent et permirent à un Jésuite, le Père Hilario Rinieri, de la mieux connaître encore et de nous la mieux faire connaître.

L’ouvrage entrepris par le P. Rinieri sur la diplomatie pontificale au XIXe siècle, ne comprend pas aujourd’hui moins de sept tomes en cinq volumes. D’inestimables « documens » y foisonnent ; le cardinal Mathieu dans son livre sur le Concordat, M. Louis Madelin dans sa Rome de Napoléon, furent à maintes reprises les tributaires du P. Rinieri. Les quatrième et cinquième volumes de la série sont consacrés à la publication de la correspondance entre les cardinaux Consalvi et Pacca durant les années 1814 et 1815, et à une étude d’ensemble sur le Congrès de Vienne et le Saint-Siège[2]. D’entendre le diplomate qu’était Consalvi nous raconter au jour le jour, par le menu, les jeux des autres diplomates, c’est une bonne fortune pour laquelle, déjà, le P. Rinieri mériterait d’être remercié. Mais Consalvi nous intéresse plus encore lorsque, dans ces pages, il se révèle lui-même, lorsqu’il parle en congressiste et non point seulement en spectateur, en joueur et non point seulement en témoin.

L’État pontifical s’était, au cours des siècles, formé morceau par morceau ; en 1814, il n’existait plus. C’est une rare jouissance de voir avec quel art tenace et soutenu la dialectique de Consalvi recommence et restaure l’œuvre des siècles, et comment derechef, morceau par morceau, il fait restituer au Pape l’intégralité de ses États. La joute entre Consalvi et Napoléon, à l’heure de la conclusion du Concordat, est familière à toutes les mémoires ; pour la première fois, dans les précieux volumes du P. Rinieri, nous assistons à la joute que le cardinal, douze ans plus tard, engagea contre l’Europe. L’histoire diplomatique et l’histoire religieuse peuvent également trouver leur profit dans ce spectacle ; l’intérêt qu’on y trouve et la gratitude qu’on en garde au P. Rinieri nous font espérer qu’il poursuivra sans relâche son œuvre immense, qui justifie avec éclat l’ouverture des archives du Vatican par le pape Léon XIII.


I

Lorsque, le 10 mars 1814, un des derniers ukases signés « Napoléon » ordonna le l’établissement du Pape dans ses États, le territoire pontifical n’était plus à Napoléon. Les soldats de l’Autriche s’installaient dans les Légations ; ceux de Murat caracolaient dans Rome et rançonnaient les Marches. Disposer de ce qu’il ne possédait plus, c’était pour l’Empereur une dernière façon d’être le maître ; il avait une largeur de gestes qui grandissait et bravait la défaite. « Sa Majesté, avait-il fait écrire au Pape dès le 18 janvier, juge conforme à la véritable politique de son Empire et aux intérêts du peuple de Rome, de remettre les États romains à Sa Sainteté[3]. » Pie VII avait refusé cette remise, cette sorte de réinvestiture ; il avait, même, décliné tout colloque, jugeant que pour causer avec un Napoléon, un Pape doit être à Rome. Vaincu par la passivité pontificale, Napoléon, deux mois après, faisait reconduire son captif aux avant-postes autrichiens, afin qu’ensuite, étape par étape, on le menât du Pô jusqu’au Tibre, jusqu’à son évêché des Sept collines. Mais l’heure était passée, pour Pie VII, de causer avec Napoléon. Si proche que la mer soit du ciel, le vicaire de Dieu prendra ses mesures, quelques années après, pour qu’à Sainte-Hélène un prêtre assiste Napoléon à l’heure du suprême passage ; mais le souverain des États romains, oubliant l’Empereur comme pour lui mieux pardonner, ne connaissait plus que l’Europe, cette Europe à laquelle il s’était adressé du fond même de sa prison, pour redevenir roi, pleinement roi.

Il avait en 1813, à la nouvelle du Congrès de Prague, obsédé d’un premier appel l’empereur François Ier. « Nous sommes dépouillé, écrivait-il, pour avoir refusé de prendre aucune part aux guerres qui avaient surgi ou qui viendraient à éclater dans la suite, et pour avoir voulu observer la neutralité qu’exigeaient de Nous et Notre qualité de père commun et les intérêts de la religion professée dans les divers États de tant de souverains. » Et Pie VII, interpellant en ces termes les congressistes de Prague, leur avait réclamé la souveraineté territoriale en vue du « libre et impartial exercice du pouvoir spirituel dans toutes les parties du monde catholique[4]. » Les congressistes étaient demeurés assez inattentifs. Même en contestant l’authenticité d’un certain traité de Prague, par lequel, à la date du 27 juillet 1813, ils auraient, au détriment des États pontificaux, garanti la suprématie de l’Autriche en Italie[5], on ne saurait méconnaître que jusqu’au début de 1814 la situation du Pape captif préoccupa médiocrement les grandes puissances.

Neuf mois après les pourparlers de Prague, ce fut chez nous, à Châtillon, en mars 1814, que l’Europe eut un nouvel échange de vues ; on l’entendit demander, au nom de la religion, au nom de la justice et de l’équité, au nom de l’humanité, que le Pape fût « réintégré dans Rome, mis en état de pourvoir, en jouissant d’une entière indépendance, aux besoins de l’Église catholique[6] ; » mais il ne s’ensuivait nullement que les signataires de ces nobles phrases fussent disposés à restituer à Pie VII tout ce que Napoléon lui avait dérobé. A vrai dire, François Ier, voyant à Lucerne, le 13 avril 1814, le nonce Testa Ferrata, protestait auprès de lui que le Pape devait être souverain, qu’il rentrerait en possession de tous ses États, et que même, quelque temps durant, des troupes autrichiennes pourraient lui être prêtées, afin de lui épargner les frais d’entretien d’une armée ; et un second interlocuteur, qui n’était autre que lord Castlereagh, premier ministre du roi d’Angleterre, affirmait à son tour au nonce : « La volonté de mon gouvernement est de restituer au Pape ses États, et en cela toute l’Angleterre a des sentimens catholiques[7]. » Mais Pie VII, quelque agrément qu’il trouvât à connaître ces divers propos, redoutait avec quelque raison que ces bonnes volontés, autour du tapis vert d’un congrès, ne perdissent un peu de leur pureté et beaucoup de leur empressement. Il préférait les écrits aux paroles, et sa douleur fut grande, — plus que sa surprise, — lorsqu’il apprit qu’au début de février 1814 le même empereur François Ier avait donné au roi Murat un papier dûment libellé, et que ce papier secret, annihilant à l’avance les pieuses intentions de l’Autriche, autorisait Sa Majesté Napolitaine à prélever un lot de quatre cent mille âmes sur les anciens États romains[8]. Pie VII, pour s’éclairer, adressait à Sa Majesté Apostolique lettres sur lettres ; l’Empereur alors répondait par cette courtoise équivoque : « Rien n’a été et rien ne sera omis par moi pour concilier les intérêts généraux avec ceux du Saint-Siège. » — « Mais jamais, protestait Pie VII, ni dans le passé ni dans le présent, les intérêts du Saint-Siège n’ont fait tort à d’autres intérêts[9], » Et François Ier, cette fois, ne répondait plus du tout. Le Pape et l’Empereur, prudemment, coupaient court à des explications qui ne faisaient qu’accentuer le désaccord.

Les dispositions des autres puissances européennes à l’endroit de Pie VII étaient analogues à celles de François Ier. Très sincèrement des esprits comme Humboldt, comme lord Castlereagh, comme le futur George IV, vénéraient Pie VII à cause de ses malheurs : « On ne peut voir pape plus saint, héros plus grand, homme plus courageux, » disait à Consalvi le prince régent d’Angleterre[10]. Très sincèrement, ils comptaient trouver un vrai plaisir à lui plaire, si la politique le permettait. Mais que pesait pour chacun d’eux la destinée des États de l’Église en face de la raison d’Etat ? Et la raison d’Etat remontrait à toutes les puissances de l’Europe que la solution de la question pontificale devait être ajournée jusqu’après le règlement des grandes difficultés européennes. Ou bien ces difficultés entraîneraient de nouveaux conflits, ou bien un pacifique congrès les aplanirait : dans un cas comme dans l’autre, il semblait être sage de faire attendre au Pape la restitution complète de ses États.

Supposez en effet qu’une conflagration générale se fût déchaînée, telle qu’à certaines heures Gentz la crut prochaine, alors l’amitié du roi Murat, maître encore d’un bon tiers de l’Italie, aurait été disputée, comme un précieux renfort, entre les divers belligérans. Pouvait-on demander à l’Autriche, à la Prusse, à la Russie, de s’aliéner à l’avance ce concours éventuel, en insistant auprès de Murat pour qu’il évacuât, d’urgence et par contrainte, les terres pontificales qu’il détenait ? Malheur aux rois qui prendraient trop généreusement le parti du Saint-Père ; leur cousin Joachim, en cas de bagarre européenne, enrôlerait sa vaillance et ses troupes au service de leurs ennemis. Il serait vaincu peut-être, mais un Murai accepte-t-il jamais d’être vaincu ? Il rebondirait, plus dangereux encore, s’ingénierait à soulever l’Italie tout entière, à unifier sous sa royauté ce pays dont on lui chicanerait une parcelle, et dérouterait pour longtemps les cabinets de l’Europe dans leurs savans desseins de reconstruction. En 1814 on n’avait pas encore inventé, pour évincer Murat de la place trop grande qu’il tenait en ce monde, l’idée du guet-apens qui le conduisit au Pizzo.

Que l’Europe, au contraire, se réorganisât sans faire couler de sang, — d’autre sang que celui de Murat ; que les peuples étonnés n’eussent point à s’entre-tuer pour ménager entre les rois le baiser Lamourette qui sanctionnerait l’équilibre du monde : alors, dans cette riante hypothèse, la paix européenne résulterait d’une ingénieuse politique de compensations qui jetterait sur le marché diplomatique un certain nombre de lots de terre, et qui, les distribuant à bon escient, apaiserait les convoitises ou rassérénerait les jalousies des divers souverains. Raison décisive, si jamais il en fut, pour laisser en déshérence, provisoirement, quelques-unes des anciennes provinces pontificales ! On pourrait en avoir besoin au dernier moment, comme d’une poire pour la soif, et contenter ainsi les appétits mal satisfaits. Si d’ailleurs on pouvait s’en passer, et qu’elles ne tentassent aucun larron, s’il n’était pas nécessaire à la paix européenne que le vicaire du Dieu de paix se laissât dépouiller, alors, tout à la fin, on lui rendrait son bien, sans lui demander rien de plus qu’une bénédiction pour l’honnête et loyale Europe.

Ainsi raisonnaient entre eux les rois et leurs ministres ; car des peuples, il n’en était nullement question. Deux Bolonais de bonne race et d’esprit féal, ayant eu l’idée de recueillir des signatures dans les Légations pour attester l’attachement du peuple à la souveraineté du Saint-Siège, furent tout de suite suspects à la police autrichienne et passèrent deux mois à Gratz avant d’être autorisés à porter jusqu’à Vienne leurs liasses de paraphes[11]. De quoi se mêlaient, en vérité, ces gens des Légations, de vouloir être quelque chose de plus qu’un pion sur l’échiquier des rois, et de prétendre intervenir dans ces « distributions d’hommes et de pays qui, suivant l’expression de Talleyrand, dégradaient l’humanité ? »

L’argent, l’argent tout seul, avait le droit de s’immiscer en ces affaires sans jamais risquer de paraître importun. Lorsqu’en 1802 il s’était agi de répartir les innombrables terres enlevées à l’Église d’Allemagne, la complaisance de certains diplomates s’était mise à très haut prix : dans la liquidation du butin fait sur Dieu, Mammon avait joué son rôle et dit son mot. Mammon continuait en 1814 de gouverner les diplomates, de les apaiser (placare), comme on disait alors par un amusant euphémisme. Mais le pape Pie VII était un pauvre, qui ne savait même comment subvenir à l’entretien des couvens dont il avait la charge[12] ; pauvre sans honte, il faisait dire au tsar que, faute d’argent, l’hospitalité du Vatican serait bien frugale et bien indigne[13] ; il en venait à se demander, parfois, avec quelles ressources il administrerait ses États le jour où il en serait redevenu le maître. Qu’importait aux diplomates de se ménager la gratitude d’un pareil postulant, gratitude indigente, insolvable ! Lors même que le Pape eût voulu faire marché avec eux, les moyens lui en auraient manqué.

D’aucuns peut-être, parmi les souverains d’alors, se fussent laissé gagner par l’idée d’un autre marché et n’eussent pas hésité à faire espérer au Pape certains avantages temporels, en reconnaissance des concessions d’ordre spirituel qu’il leur aurait accordées. Entre Pie VII et les souverains impatiens, surgissaient des questions ecclésiastiques passablement litigieuses ; en Autriche, celle du patriarcat de Venise ; en Russie, celle de l’évêché de Mohilew. Pourvu que la houlette du chef de l’Église universelle consentît à devenir plus discrète, le joséphisme et le tsarisme auraient volontiers pris en pitié le sceptre chancelant du souverain des États romains. Mais Pie VII n’admettait pas que les questions fussent confondues. « Sa Sainteté peut-elle assister indolente à de pareils attentats ? écrivait Pacca à Consalvi au lendemain de certaines ingérences de l’Autriche dans l’administration patriarcale de Venise. Le Pape ne se soucie pas de réacquérir son bien, il est content de perdre derechef le peu qu’il a recouvré, mais de ne pas se taire en présence d’une telle impiété, si l’on ne la répare vite[14]. » Et un autre jour, parlant du comte de Nesselrode, Pacca déclarait au même Consalvi : « Le comte manque d’équité, ou bien connaît peu nos principes, lorsqu’il a cru que le Pape est capable d’acheter des succès temporels par des concessions dans les choses de conscience et de religion. Plût à Dieu qu’on pût adhérer sans scrupule et sans remords à tout ce que souhaite la Russie, mais presque toutes les demandes sont inadmissibles[15]. » Ces phrases fermes et tranquilles, qu’aucun geste ne souligne, n’étaient point destinées à donner le change à l’opinion du monde et à la convaincre que le Pape mettait au-dessus des ambitions terrestres la dignité de son Église. Elles sont extraites d’instructions secrètes et formelles, données par le Saint-Siège à sa diplomatie. En l’une des heures les plus tragiques qu’ait connues l’État pontifical, elles définissent l’esprit véritable et les vraies maximes du Saint-Siège, et font d’autant plus d’honneur au Pape qui les inspira qu’il ne songeait aucunement à s’en draper. Au moment d’entrer en tête à tête avec une Europe passablement vénale, qui allait, au Congrès de Vienne, ériger en règle quotidienne la maxime du Do ut des, le pape Pie VII, lui, consolé de l’épuisement de son trésor par l’intégrité de sa conscience, n’avait rien à donner. Mais confiant dans ce que ses souffrances lui avaient rapporté de gloire auprès des hommes et de mérites auprès de Dieu, il expédiait Hercule Consalvi, mains vides et tête haute, pour qu’il se mesurât, à Vienne, avec les roueries combinées de l’Europe de l’ancien régime et de l’Europe de la Révolution.


II

C’étaient bien en effet deux Europes qui allaient essayer, en se combinant, de refaire et de rasseoir « l’Europe, » et si le représentant du roi Louis XVIII eut, à certaines heures, l’inappréciable chance de pouvoir parler presque en vainqueur au nom d’une nation vaincue, c’est parce que Charles-Maurice de Talleyrand, créature du vieux monde par sa naissance et du monde nouveau par sa destinée, voisinait sans malaise avec les survivances de l’ancien régime, parmi lesquelles il défendait la légitimité tout en incarnant la Révolution. Entre ces deux mondes qui se rendaient visite et dont la visite risquait de dégénérer en collision, il importait de régler, sans retard, ces futiles questions de préséance auxquelles l’expérience des diplomates donnait une importance quasi symbolique, et de codifier à l’usage de tous les membres du corps européen des lois nouvelles de civilité.

C’est au comte de la Tour du Pin, l’un des quatre commissaires français au Congrès, que fut confiée la rédaction d’un projet susceptible de flatter ou d’assoupir toutes les vanités européennes. Il adopta ce principe, de ne point tenir compte des préséances séculaires. Même en matière de politesse internationale, la Révolution était un fait acquis, et les grandes puissances, spontanément, sacrifiaient leurs prérogatives traditionnelles. Entre les souverains quels qu’ils fussent, empereurs, rois et roitelets, l’égalité devait désormais régner : la préséance entre leurs représentans serait déterminée, désormais, par l’ancienneté des lettres de créance. La Tour du Pin prévint Consalvi que le Pape serait classé parmi ces souverains, et que les nonces auraient à l’avenir, dans le corps diplomatique, le rang auquel leur donnerait droit la date de leur nomination à leur poste. Cette communication, que dictait une courtoise déférence, mit Consalvi dans un grand embarras. Le Pape devait-il se montrer plus susceptible que l’empereur d’Autriche et que le tsar, que le roi de France et que le roi d’Espagne, qui acceptaient qu’à l’avenir leurs diplomates pussent fermer les cortèges et occuper le bout de la table lorsqu’ils seraient, dans un poste, les plus récemment accrédités ? Consalvi redoutait qu’ « avec l’esprit du temps, on ne vît avec quelque défaveur qu’un prêtre voulût primer lorsque les empereurs eux-mêmes y renonçaient. » Alléguer la tradition, il n’y pouvait songer, puisque les autres souverains avaient cessé d’en invoquer le bénéfice ; et lorsqu’il mit en avant la dignité religieuse du Pape, La Tour du Pin lui fit observer que, sur les huit puissances qui avaient à cet égard voix délibérative, quatre étaient protestantes ou schismatiques. Raison de plus pour elles, riposta Consalvi, d’user de délicatesse à l’endroit du Pape, et de se rendre agréables, du même coup, à leurs sujets catholiques et aux États catholiques. Consalvi d’ailleurs se souvint à propos que la Russie donnait aux nonces la préséance ; il se montra si renseigné, si pressant, si incisif, que La Tour du Pin promit d’en référer à Talleyrand. Vingt-quatre heures après, Talleyrand avait décidé de soumettre au comité des huit puissances la formule suivante : « Par égard aux principes religieux et aux puissances catholiques, les plénipotentiaires consentent à ce qu’il ne soit rien innové quant au Pape ; » et Metternich promettait à Consalvi d’opiner dans le même sens que Talleyrand. À la date du 21 décembre, le cardinal donnait bon espoir à Pacca, dans une allègre dépêche.

Mais l’allégresse fut brève. Au comité, l’Angleterre s’insurgea : elle voulait bien, par courtoisie, accorder aux nonces une préséance, mais elle se refusait à en admettre le principe. La Suède parla comme l’Angleterre. Le représentant du tsar et celui du roi de Prusse, qui n’avaient pas voulu, tout d’abord, avoir moins d’égards pour le Pape que l’ancien évêque d’Autun, retirèrent leur assentiment ; et le comité des Huit, finalement, supprima toute distinction, en fait de préséance, entre le Pape et le commun des rois. La décision, telle quelle, devait être transmise aux vingt ministres des huit puissances, réunis en session générale : ce n’était d’ailleurs qu’une simple formalité ; naturellement ils diraient Amen, et c’en serait fait de l’antique marque d’honneur dont jouissaient les représentans du Saint-Siège.

Cette « douleur imprévue, » — ce sont ses propres termes, — secoua fortement Consalvi, mais il ne s’en laissa pas opprimer. Des Huit, il résolut d’en appeler aux Vingt et d’invoquer l’attention de l’Europe en faveur des graves réserves que devait émettre le Saint-Siège. Il vit Humboldt, qu’il trouva conciliant ; La Tour du Pin, toujours dévoué ; lord Castlereagh, poli mais tenace. L’Angleterre comprenait d’autant moins la préoccupation de faire proclamer le droit des nonces, qu’elle admettait leur privilège comme un fait usuel. Une formule était à trouver, qui ménageât, tout à la fois, les prérogatives du Saint-Siège elles résistances anglaises. Consalvi, d’accord avec Humboldt, la proposa. Il s’agissait d’indiquer, dans un post-scriptum, que les articles votés par le comité des Huit au sujet des préséances ne déterminaient rien en ce qui regardait les représentans du Pape. Ainsi, implicitement et sans que le Congrès en fît formellement l’aveu, la prérogative historique des nonces serait maintenue, leur rang demeurerait ce qu’il était dans le passé, c’est-à-dire le premier. Consalvi, le 4 janvier 1815, prévint Pacca de la suprême combinaison qu’il tentait, et sa lettre marque assez peu de confiance dans l’issue de la querelle.

Mais un message nouveau, le 9 février, constatait avec joie la plénitude du succès ; dans le comité des Vingt, lord Castlereagh lui-même avait fini par adhérer à la formule proposée par Consalvi. La tradition qui concédait aux nonces une préséance survivait intacte aux délibérations du Congrès.


Je me réjouis grandement, écrivait Consalvi, que le Saint-Père n’ait pas eu à subir le douloureux mécontentement d’assister sous son pontificat à un pareil changement, et qu’au contraire, il ait eu la satisfaction de voir les préséances, sous son pontificat, fixées d’une manière aussi honorable par la réunion de l’Europe tout entière[16].


Consalvi pouvait être heureux, il avait obtenu beaucoup plus et beaucoup mieux qu’une satisfaction d’étiquette. Le Congrès assemblé pour donner au vieux monde une assiette nouvelle, — le Congrès qui, s’occupant même du Nouveau Monde, allait abroger, par la suppression de la Traite, l’ancien absolutisme du blanc sur le noir, — stipulait solennellement qu’à l’égard du Pape il n’y avait rien de nouveau. La Révolution par ses principes, l’Empire par ses armées, avaient amené des bouleversemens durables, dont les plénipotentiaires les plus conservateurs se bornaient à prendre acte ; mais la papauté spoliée par la Révolution, emprisonnée par l’Empire, reprenait, en fait, sa place d’élite, en tête de la foule des autres souverainetés. Cette préséance était un fait : l’Europe s’était refusée à envisager à nouveau la question de droit. Et l’Europe, peut-être, sans le savoir, avait ainsi servi la papauté. La préséance qu’on lui laissait n’était point issue du droit humain, toujours muable, mais d’une accoutumance historique apparemment immortelle, puisque la Révolution, ennemie de toutes les accoutumances, n’avait point prévalu contre celle-là. L’Europe n’était plus l’Europe, l’axe de l’équilibre s’était déplacé, les fondemens mêmes du pouvoir étaient changés ; mais, « quant au Pape, on ne ferait aucune innovation relativement à ses représentans. » Le droit international modifiait la situation sociale des rois, le droit civil, celle des sujets : seule, la situation prééminente du Pape dans le cercle de ses collègues en souveraineté continuait d’être consacrée par une intransigeante étiquette. Tous les rangs étaient troublés, sauf celui des nonces, comme si depuis 1789 la terre, en ses étranges vertiges, eût tourné pour tout le monde, mais non point pour eux, et comme s’ils eussent eu le droit de dire à la Révolution qui continuait : E pur non si muove.


III

Mais Consalvi n’était pas homme à s’arroger un pareil droit ; il avait un sens aigu des nouveautés politiques et sociales, une intelligence très sûre des changemens de l’esprit public ; il savait comprendre et faire comprendre à Rome que la terre avait tourné. Il y a une politique qui défie l’histoire, qui se met elle-même au ban des réalités, qui galvanise à peine ce qu’elle s’essaie à ressusciter, qui proteste contre la mort et ne parvient pas à créer la vie ; elle se croit victorieuse lorsqu’elle a souffleté ce qui la gêne, et elle ne soupçonne pas, elle n’entend pas murmurer, elle ne voit pas grossir, incoercible, la poussée des forces inconscientes, insaisissables mais actives, auxquelles appartient l’orientation du monde ; elle dédaigne deux grands facteurs de l’histoire, dont l’un s’appelle le mystère et l’autre le peuple, et s’imagine qu’en les dédaignant elle les supprime. Cette politique sera celle de la Sainte-Alliance ; elle sera celle de la bureaucratie autrichienne, beaucoup plus, quoi qu’on en ait dit, que celle de Metternich ; mais ce qui ressort avec une évidence aveuglante des publications récentes, c’est qu’elle ne fut jamais celle de Consalvi. Nous en avons pour preuve, avant toute autre, les vœux pressans que, de Vienne, il adressait à Pacca au sujet de l’administration des provinces pontificales, des réformes susceptibles d’y être introduites, et de l’indulgence, surtout, qui convenait au gouvernement restauré[17]. La maçonnerie italienne avait en Europe des émissaires, qui imputaient au gouvernement pontifical d’odieuses représailles[18]. L’écho de ces rumeurs inquiétait Consalvi. Rencontrant en 1814 l’ancien procureur général de Rome, Le Gonidec, il lui disait en ôtant sa calotte rouge : « Sous cette calotte, il y a des idées libérales[19] ; » et sans cesse en effet, il prêchait la modération, au risque d’agacer Pacca, qui sans cesse le rassurait. Il est à croire que, si la mansuétude de Pie VII enraya tout de suite les aspirations réactionnaires de certains prélats et réduisit au silence leurs rancunes et leurs désirs de vengeance[20], les lointaines instances de Consalvi dictèrent en quelque mesure cette charitable conduite.

Le même esprit d’à-propos et d’opportunité dont il souhaitait que l’administration pontificale s’inspirât, conseillait et dirigeait, à Vienne, sa propre attitude et ses propres démarches. « Les pensers et les maximes des temps présens sont changés, écrivait-il à Pacca dès le 16 novembre 1814, et dans certaines affaires (je ne parle pas de celles qui touchent immédiatement la religion) on ne saurait sans un grand préjudice parler et agir comme on l’eût fait avant un tel changement. J’aurais voulu, au sujet de la restitution des biens appartenant à l’Église germanique, faire, dans ma note, une demande plus modeste, mais je n’y étais pas autorisé. J’ai donc serré les dents, et j’ai fait la demande dans toute son extension ; mais je confesse que, dans la certitude de l’impossibilité de la réussite et du mauvais effet qui en peut résulter, j’ai fait cette demande à contre-cœur, me souvenant du fameux adage : Frustra niti, neque aliud sese fatigando nisi odium quærere, extremæ dementiæ est. »

Une autre fois, le 4 mars 1815, il disait encore : « Contre de pareilles sécularisations, l’on a protesté dans les temps antiques ; mais entre les temps présens et les temps antiques, il y a plus de différence qu’entre l’époque qui suivit le déluge et l’âge antédiluvien ; et non seulement, en protestant, nous tomberons dans le plus grand ridicule, mais, ce qui est pis, nous indisposerons hautement, pour des choses impossibles et qui ne donnent lieu à aucun espoir, tous les princes que les intérêts de la religion nous invitent impérieusement à gagner à notre cause. »

On aime ici la franchise de la pensée, la courageuse fermeté de ces leçons de souplesse, l’exactitude avec laquelle Consalvi savait mettre sa montre à l’heure universelle, le tact éclairé qui lui faisait sentir que la justice, pour avoir raison, a besoin d’une certaine justesse d’accent, la perspicacité politique qui lui faisait comprendre que les meilleurs avocats des causes les plus saintes sont ceux qui savent graduer et nuancer leurs protestations, et parfois même les assourdir. Si rigoureusement immuables que soient les thèses, l’usage constant de la grosse voix dans les concerts diplomatiques deviendrait aussi fastidieux que le serait, en musique, l’ébranlement perpétuel de la pédale. Consalvi voulait que la papauté ne grossît la voix qu’à bon escient.

Sincère avec lui-même, avec autrui et avec l’histoire, il était naturel que, dans les débats épineux auxquels allait donner lieu, à Vienne, la destinée des provinces pontificales, les mots qu’il dirait, plus ou moins fermes, d’une voix plus ou moins haute, fussent recueillis, étudiés et appréciés.


IV

Pas une seule minute, les destinées d’Avignon et de Carpentras ne furent remises en litige : le roi de France, à Paris ; même, avait laissé comprendre au cardinal que son peuple, pour l’instant, n’accepterait pas la rétrocession de ces deux villes. En félicitant Consalvi de savoir manier le coloris de Raphaël, Pacca, dès le 13 octobre 1814, lui donnait à entendre avec quelle douceur de teintes, avec quel art des pénombres, pouvaient être dessinées les phrases de réserve auxquelles devait donner lieu l’occupation d’Avignon[21]. De même que la France tenait à garder Avignon, ainsi l’Autriche, au nom de certaines susceptibilités stratégiques, voulait être maîtresse de la parcelle des Légations s’étendant sur la rive gauche du Pô : ce fut sans grande ténacité que Consalvi combattit ce désir. Satisfait à l’avance si l’Autriche, à la fin du Congrès, lui permettait de protester contre cette spoliation, il en obtint la permission, et, platoniquement, il en profita. L’affectation des Marches, celle des Légations, celle de Bénévent, étaient singulièrement plus ardues.

Au regard du Saint-Siège, un principe d’équité suffisait à en décider : il fallait rendre au vicaire de Dieu ce qui était au vicaire de Dieu. Mais la diplomatie européenne détestait ces conclusions trop simples : elle considérait l’affaire des Marches comme une question napolitaine, l’affaire des Légations comme une question européenne, et l’affaire de Bénévent comme intéressant M. de Talleyrand, qui avait, ou peu s’en fallait, l’importance d’un souverain.

On avait décidé, entre diplomates, que, pour l’attribution des territoires, on distinguerait entre ceux qui avaient été dûment conquis par Napoléon et ceux qui avaient été incorporés via facti : les premiers seraient à la libre disposition de la diplomatie, qui les attribuerait au mieux des intérêts de l’Europe ; les seconds devaient retourner, de droit, à leurs anciens possesseurs[22]. Ce dernier cas était celui des Marches ; des troupes étrangères les occupaient, mais le Pape n’en avait fait abandon par aucun traité. Le principe même qui servait d’assise aux délibérations de Vienne exigeait, sans plus longs débats, que Pie VII les recouvrât sur l’heure. Mais le roi Murat les détenait ; le droit du Pape, reconnu par Metternich et ses collègues, se heurtait à ce fait ; et la discussion qui s’engageait entre eux et Consalvi portait, en définitive, sur le moyen le plus sûr et le plus prompt d’en finir, dans les Marches, avec un fait contraire au droit. L’Europe entière était lasse de Murat ; Metternich tout le premier, malgré le traité qui liait l’Autriche à Murat, ou plutôt, peut-être, à cause de ce traité, inclinait à trouver qu’en Europe il n’y avait plus de place pour cette créature de Napoléon. Mais toucher à Murat, personne ne l’osait ; c’est pourquoi Consalvi, dès le début du Congrès, croyait devoir conseiller au Saint-Siège de négocier spontanément avec ce prince l’évacuation des Marches. La négociation marcha très mal : Murat voulait que le Saint-Siège le reconnût, et le Saint-Siège, estimant que c’était déjà très beau de consentir à le connaître, finit au contraire par accroître ses exigences et par lui redemander Bénévent en même temps que les Marches ; sur ce, tous pourparlers furent rompus.

Rome ne comptait plus que sur l’Europe pour obtenir justice dans les Marches, et l’Europe, qui reprochait surtout à Murat la peur qu’elle avait de lui, était à son endroit de plus en plus haineuse, mais tout ensemble de plus en plus inactive. Un jour vint, même, où cette craintive Europe fit mine de se fâcher parce que le Pape ne la débarrassait pas de Murat. Pie VII n’avait pas d’armée, c’est vrai, ni de canons, ni de trésor de guerre, mais il avait des anathèmes... Et l’on vit, en février 1815, un diplomate infliger une scène à Consalvi, parce que les armes spirituelles dont Sa Sainteté disposait n’avaient pas encore foudroyé Murat. Ce diplomate était un ancien évêque, il s’appelait Talleyrand. Le prêtre jureur qui avait essayé de sacrer la Révolution faisait grief au Pape de l’inertie dans laquelle restaient ses foudres.


Il me soutint, raconte Consalvi, que le Pape parce que pape, et comme défenseur, par essence, du juste, du vrai, et de la légitimité des principes, devait lever l’étendard, qu’aucune considération, aucun égard, aucun respect humain, ne devait le retenir ; qu’en levant l’étendard, le Pape rendrait un service immense à la France, et même à l’Europe entière ; que ne pas reconnaître Murat ne suffit point, parce que le Pape, en le reconnaissant, aurait commis une infamie si peu supposable, qu’il n’a eu aucun mérite à ne le reconnaître point ; que le public doit savoir quelle est l’opinion du Pape sur le compte de cet usurpateur ; que même en ne considérant que l’affaire des Marches, le Pape avait une raison pour appliquer à Murat les mesures que prend l’Église en pareil cas ; qu’on avait eu le courage d’agir ainsi avec Napoléon, et qu’on ne savait pas avoir ce courage avec Murat ; que l’inaction du Pape contre l’illégitimité de Murat faisait à la bonne cause un incalculable dommage[23].


Talleyrand parlait avec une « véhémence incroyable ; » et Français, Siciliens, un ministre russe aussi, « plus Français que les Français eux-mêmes, » opinaient comme lui. Cinq cents ans après Boniface VIII, et trois cents ans après la Réforme, l’un des maîtres du chœur de la diplomatie européenne prétendait exiger du pape Pie VII qu’il devînt, tout comme un Grégoire VII, tout comme un Innocent III, juge de la légitimité des trônes ; et si Pie VII se fût laissé faire, s’il eût, à la voix de Talleyrand, restauré l’appareil théocratique d’autrefois, cet appareil aurait servi d’instrument pour les calculs de l’Europe.

Consalvi raconte que cette interpellation le mit à la « torture ; » gardant néanmoins quelque modération, il répondit que, depuis huit mois, le Pape, s’il avait voulu reconnaître Murat, aurait pu recouvrer les Marches et même Bénévent, c’est-à-dire 800 000 sujets ; que les égards dus aux habitans du Latium ne permettaient pas de les exposer au péril qui résulterait, pour eux, d’un acte d’hostilité décisive contre le roi de Naples ; et que le reproche de n’avoir rien tenté contre l’usurpateur était singulier sur les lèvres de Talleyrand, dont certaines démarches étaient connues. Consalvi, en termes très voilés, faisait allusion à l’initiative à peine oubliée qu’avait prise Talleyrand d’envoyer à Fontainebleau, près du Pape captif, la marquise de Brignole pour ménager un accord entre Pie VII et un autre « usurpateur, » Napoléon.

Cependant, le pape Pie VII, n’ayant consenti ni à reconnaître Murat comme souverain, ni à le rayer du nombre des fils de l’Église, continua d’attendre la restitution des Marches, et Consalvi, à certaines heures, commença d’en désespérer.


V

Les Légations avaient été données à la France par le traité de Tolentino : elles rentraient dans la catégorie des pays conquis ; elles étaient sol français au moment où les armées autrichiennes, profitant de nos désastres, les avaient occupées ; et l’Europe, qui admettait que le Pape devait naturellement rentrer en possession des Marches, professait au contraire que c’était son affaire, à elle, de disposer des Légations. La question qui s’agitait entre Consalvi et les plénipotentiaires de Vienne pouvait se formuler ainsi : Oui ou non, Pie VI avait-il, à Tolentino, perdu les Légations ? — Oui, répondait l’Europe, le traité garde sa valeur, et les Légations, données à la France par l’acte de Tolentino, enlevées à la France par la récente guerre, ne sont qu’une sorte de res nullius, provisoirement déposée entre les mains de l’Autriche, et que l’Europe attribuera. — Non, ripostait le Saint-Siège, l’acte de Tolentino fut nul et demeure nul ; de droit, les Légations appartiennent au Pape ; de droit, elles doivent lui être rendues.

Dès le 20 mai 1814, Pie VII écrivait à l’empereur François Ier pour lui remontrer que ce traité, vicié dès le début parce qu’il avait été extorqué au Pape par la violence, avait en outre été abrogé par le fait même des nouveaux actes d’hostilité de la France napoléonienne contre le reste des États pontificaux[24]. Ainsi, à l’origine, la cession des Légations avait été nulle ; et si même on soutenait le contraire, la France, en se déclarant, dans la suite, l’ennemie du Pape, avait d’elle-même rompu le traité et annulé cette cession : telle était la thèse pontificale. Consalvi la soutint avec une inlassable bonne volonté, et non sans pressentir, ce semble, la gravité des objections qu’on y pouvait faire. Il adressait une lettre particulière à Pacca, pour lui faire observer que, dans toute paix, la partie qui fait des sacrifices est en quelque mesure contrainte par la force, et qu’aucun décret formel de la France n’avait déclaré nul l’acte de Tolentino[25]. « Ce traité, disait-il un autre jour, est la tête de Méduse, qu’à tout moment on vous présente pour vous pétrifier[26]. »

« Les Légations sont à donner, non à rendre : » telle était au contraire la thèse de l’Europe, soutenue par Metternich aussi bien que par Talleyrand. Metternich, d’ailleurs, promit à Consalvi, dès l’origine, qu’elles seraient données au Pape ; mais à peu près au même moment, François Ier ne cachait pas son idée d’y installer Marie-Louise ; et cette contradiction entre l’Empereur et le ministre n’avait rien de rassurant pour Pie VII. Nombreux étaient les mendians et mendiantes, de race royale ou princière, qui avaient besoin d’un peu de terre italienne pour se refaire un train de vie. Il y avait Marie-Louise, fille de François Ier, et que l’on commençait à traiter en veuve, puisque l’on cherchait pour son impérial mari un coin de terre qui appartînt à peine à la terre ! Il y avait une autre Marie-Louise, fille de Charles IV d’Espagne, ancienne reine d’Etrurie. Il y avait Eugène de Beauharnais, le moins exigeant parmi ces faméliques couronnés. Il y avait un enfant qui n’était pas encore en âge de réclamer, et qui, roi de Rome la veille, avait même cessé d’avoir un nom ; on l’appelait, lorsqu’on parlait de lui, le Napoleonido, le ragazzo[27], et le pharisaïsme de la réaction européenne ne pouvait pardonner à l’infortuné bambin d’être fils d’un adultère — de l’adultère entre les Habsbourg et la Révolution ; mais de temps à autre, la romanesque générosité du tsar sollicitait un tout petit nid pour l’aiglon. A côté des mendians qui veillaient sur l’Italie comme sur une proie, d’autres quémandeurs plus opulens se tenaient aux aguets. Si le tsar s’agrandissait en Pologne, si la Prusse s’agrandissait en Saxe, l’Autriche voulait s’agrandir en Italie : ce serait tant pis pour le Pape, si les rois en exil que les circonstances avaient faits pauvres, si les rois en place qui ne voulaient point laisser le voisin s’enrichir sans devenir plus riches eux-mêmes, avaient besoin de Bologne et des Légations pour remettre l’Europe sur ses bases.

« Je crains, écrivait le 28 décembre 1814 M. de Saint-Marsan, plénipotentiaire du roi de Sardaigne, que la discussion sur les deux Marie-Louise ne finisse par ramener un projet de dépouiller le Pape[28]. » Et, le 31 décembre, une lettre du cardinal Fesch, adressée de Rome au général Bertrand, avisait la petite cour de l’île d’Elbe que les Légations reviendraient probablement à l’ancienne impératrice Marie-Louise[29] : le gouvernement pontifical, qui fit saisir la lettre, fut médiocrement rassuré ; c’était une terrible étrenne qu’un pareil pronostic. Gentz, familier à tous les arcanes du Congrès, n’était pas beaucoup plus optimiste, le 12 février 1815, lorsqu’il écrivait à l’hospodar de Valachie : « Les limites du territoire du Pape sont sujettes encore à plusieurs chances incertaines[30]. »

C’est dans la semaine même où Gentz éprouvait cette impression, que s’engagea par surprise entre Consalvi et Talleyrand un dialogue des plus animés[31]. M. de Labrador, représentant de l’Espagne, avait reçu ses collègues à dîner. On sortait de table ; M. de Noailles[32], qui faisait partie de l’ambassade française, se mit à dire en riant : « Voilà notre cardinal qui veut avoir encore Bénévent et Ponte Corvo ; il voudra aussi avoir Avignon et Carpentras ; il est insatiable, mais il ne les aura pas. Il aura bien ses trois Légations, et il nous fera quittance pour le reste. »

Consalvi feignit de n’entendre point, M. de Noailles insistait ; le cardinal, alors, de répondre : « Je recevrai avec reconnaissance ce que vous me donnerez, mais je ne vous ferai pas quittance pour le reste. »

Que le Pape se refusât, quoi qu’il advînt, à donner quittance pour Bénévent et Ponte Corvo, cela ne faisait pas l’affaire de M. de Talleyrand ; et, sur un signe de M. de Noailles, M. de Talleyrand intervint.


Il entra dans notre cercle, raconte Consalvi, et commença avec un rire sardonique à parler des Légations, disant : « Voilà le cardinal qui aura fait une belle affaire au Congrès. Les Légations lui seront données : je dis données, et non pas rendues. Il y a une différence de grande conséquence dans cela. » Comprenant que le propos tendait à nous contester tout droit, et qu’on visait à pouvoir nous dire : « Remerciez-nous de ce cadeau-ci, et puis de celui-là et n’en cherchez pas d’autre, car en somme rien ne vous revient ; » je déclinai, tant que je pus, d’entrer en discussion publique, et je répondis toujours que nous recevrions les Légations avec reconnaissance. Lui, insistant d’autant plus, redisait : « Nous déclarerons expressément que nous les donnerons, et non pas que nous les rendrons. » Je répondis : « Vous direz ce que vous voudrez. » Mais, répliqua-t-il, vous les recevrez comme données et non pas comme rendues. » Je répondis simplement : « Nous les recevrons. » Et il reprenait : « Mais vous les considérerez comme données. »

Pour tâcher de détourner le discours, je dis : « Oh bien ! ce serait une tyrannie de nouvelle espèce que de vouloir forcer nos pensées. » Tous se mirent à rire. M. de Talleyrand continua et me dit : « Vous aurez les Légations et vous signerez le traité de Paris. »

Ne pouvant, en ne répondant point, lui faire croire que je l’aurais signé, je répondis : « Est-ce que nous sommes en guerre avec la France ? Si nous sommes en guerre, faisons notre traité de paix, comme il a été fait avec tous les autres. Si nous ne sommes pas en guerre, nous n’avons pas de traité à signer. » Contraint par l’argument, il riposta : « Eh bien, ne signez pas le traité de Paris, mais alors le traité de Tolentino restera dans toute sa validité, et ce ne sera plus le seul Avignon que vous n’aurez pas, car le traité de Tolentino vous ôte aussi les trois Légations[33]. »


Séance tenante, Consalvi développa la thèse pontificale au sujet de la nullité du traité de Tolentino : il sentit ses argumens sans prise, et finit par dire à Talleyrand qu’il ne comprenait pas comment on pouvait invoquer un traité conclu avec une autorité que le roi de France considérait comme illégitime. Louis XVIII, en effet, comptait l’année 1814 comme la vingtième de son règne : pourquoi la France prenait-elle au sérieux le traité de Tolentino, signé par un intrus en l’absence de son roi ? C’était une jolie façon défaire dévier l’entretien : on était tout oreilles dans le salon : que pensait M. de Talleyrand de la légitimité de la Révolution, de celle de Napoléon ? Les témoins s’apprêtaient à être des rieurs, et Consalvi les aurait peut-être pour lui. Mais l’expert interlocuteur éluda l’obstacle.


M. de Talleyrand, allant de l’avant, me dit brusquement, d’un verbe haut : « On prendra bien des précautions pour s’assurer de la chose. La question d’Avignon et de Carpentras est enclose dans celle des trois Légations. Vous « aurez jamais ces deux, pays-là ; et si vous ne signez pas le traité de Paris, ou si vous ne faites dans quelque autre manière ce que vous devez faire à cet égard, vous n’aurez pas les trois Légations. » Je me faisais la plus grande violence pour ne pas répondre tout ce que comportait une sommation pareille, et je répliquai froidement : « Ce sera comme vous voudrez, vous êtes les plus forts. Je suis venu ici nu, et je m’en retournerai à Rome nu, c’est-à-dire sans les Légations. Mais je ne signerai pas ; nous ne porterons pas d’atteinte à nos principes. » — « Vous n’aurez donc pas les Légations, » répéta-t-il plusieurs fois... Et je répétai toujours très froidement : « On fera ce qu’on voudra, mais je ne signerai point... » M. de Talleyrand, quand il en eut assez, se mit tout d’un coup, avec son astuce ordinaire, à prendre la chose en plaisantant ; il dit en riant : « Lorsque le cardinal se fâche, il est encore plus aimable, » et faisant un tour de pirouette, il s’éloigna[34].


On était au sixième mois du Congrès ; et sur la question capitale dont s’occupait Consalvi, la discussion n’aboutissait qu’à une pirouette de M. de Talleyrand.


VI

« Les grandes phrases de reconstruction de l’ordre social, de régénération du système politique de l’Europe, de paix durable fondée sur une juste répartition de forces, écrivait Gentz à cette époque, se débitaient pour tranquilliser les peuples, et pour donner à cette réunion solennelle un air de dignité et de grandeur ; mais le véritable but du Congrès était le partage entre les vainqueurs des dépouilles enlevées au vaincu[35]. » Le Congrès de Vienne n’avait rien d’un tribunal international : si l’on y parlait de droit, c’était pour la façade. Le Congrès de Vienne était une Bourse, où des quittances s’échangeaient. On continuait d’y trafiquer des lots de terre, avec pompe et désinvolture, lorsqu’une subite nouvelle vint troubler le marché : l’île d’Elbe n’était qu’une geôlière infidèle, l’île d’Elbe avait trahi l’Europe. Il faut lire les rares dépêches écrites par Consalvi dans les semaines qui suivirent : on y perçoit les chuchotemens alarmés de l’Europe, on la voit tendre l’oreille vers le point du monde où elle croit saisir Napoléon. Où courait-il, sur mer ou sur terre ? On l’ignorait encore. « Savez-vous où va Napoléon ? » demandait Talleyrand à Metternich. — « Le rapport n’en dit rien, « répondait le chancelier. — « Il débarquera sur quelque côte d’Italie et se jettera en Suisse, » reprenait Talleyrand. — « Il ira droit à Paris, » ripostait Metternich[36]. Napoléon par son audace, la France par son accueil, justifiaient Metternich.

Lorsqu’on sut à Vienne qu’il marchait sur Paris, qu’il y rentrait comme chez lui, on regarda la France comme perdue pour les Bourbons ; M. de Talleyrand, qu’on observait beaucoup, semblait plus froid pour eux... Consalvi se demandait si tout cela ne finirait point par le règne du roi de Rome... On installerait le fils sur les ruines du père ; quant au père, même au risque d’une guerre universelle, on ne voulait plus qu’il régnât. Il semblait même que le Congrès consacrât à sa façon la déchéance du revenant de l’île d’Elbe, en jetant le duché de Parme à sa femme, à la fin de mars ; on pourvoyait également la reine d’Etrurie ; les Légations restaient vacantes pour le Pape. Mais voici qu’au moment où, du côté de Bologne, Consalvi trouvait le ciel plus serein, le courrier de Pacca lui apportait la nouvelle de l’invasion des États romains par Murat. Il s’agissait bien, désormais, de la reddition des Marches ! Murat, de nouveau, s’approchait de Rome ; et le 24 mars au soir, Pie VII alarmé s’enfuyait vers le Nord. Après tant de protocoles succédant à tant de batailles, ii semblait qu’il en fût des destinées de l’Europe comme de la tapisserie de Pénélope : de nouveau, comme treize mois auparavant, Rome était veuve de son pape et Paris possédait son Napoléon.

Seul à peu près dans cette bagarre d’anxiétés, M. de Talleyrand restait calme : le 12 avril, on avisait Consalvi qu’il venait de se faire octroyer Bénévent[37]. Pour le Pape, rien encore n’était fait ; mais M. de Talleyrand était pourvu. Metternich insinuait à Consalvi que le Pape devrait, coûte que coûte, renoncer à parler de son droit, accepter avec soumission le point de vue qu’avait adopté le Congrès, et saisir avec gratitude, bien vite, les cadeaux de terres qui lui seraient proposés.


J’ai toujours prévu, écrivait le cardinal, qu’un jour ou l’autre viendrait le moment où je me romprais le cou : mais testis est mihi Deus, peu m’importe, pourvu que j’accomplisse mon devoir et que le Saint-Père soit servi. Il faut encore remarquer qu’il est encore impossible de savoir comment finiront les choses, et il se pourrait que les alliés nous donnassent ce qu’ils n’ont pas, ou ce qu’ils n’auront pas longtemps, et que nous ayons affaire avec d’autres détenteurs ; aussi céder sans protester ni réclamer pourrait nous être très nuisible. Et maintenant, si l’on ne veut rien nous donner parce que nous ne voulons pas faire de cessions, je n’ai rien à dire sinon que Dieu nous viendra en aide, et, s’il lui plaît, nous pourrons reprendre ce qui nous appartient[38].


VII

C’est à la clarté même de son devoir que le cardinal Consalvi perçait l’obscurité des faits, et voyait scintiller, au travers, je ne sais quels espoirs imprévus. Talleyrand était nanti, mais Talleyrand ne consentirait-il pas un échange ? Qu’était-ce que Bénévent, sinon un gage susceptible d’être négocié ? L’Europe, de son côté, ne tenait pas à ce que le Pape se fâchât ; on prit le parti, au début de mai, de considérer Bénévent comme une enclave du royaume de Naples, et de décider qu’à ce titre, Bénévent serait donné au roi Ferdinand de Bourbon, rétabli dans ses États. Si le roi de Naples en voulait faire présent à Talleyrand, c’était affaire à lui, et cela ne regardait plus le Congrès. Consalvi devina l’intrigue : « J’ai la certitude, disait-il à Pacca le 9 mai, que depuis le commencement du Congrès il a été convenu que Bénévent serait l’Haceldama hoc est ager sanguinis du vicaire de Jésus-Christ, pour prix des services rendus par M. de Talleyrand au roi Ferdinand[39]. » Mais tandis que, dans l’affaire des Marches et dans l’affaire des Légations, Consalvi avait toujours conseillé au Saint-Siège la patience, il estimait au contraire que, pour cette question de Bénévent, le Pape devait parler haut ; il alla jusqu’à dire à Metternich que si Ferdinand violait les droits du Pape sur Bénévent, les propres droits de Ferdinand sur Naples pourraient être frappés de caducité par le Saint-Siège. Les excommunications pontificales, on l’avait vu quelques semaines plus tôt, n’étaient pas au service de l’Europe, mais l’Europe, peut-être, allait brusquement en percevoir l’écho.

Consalvi croyait l’heure venue d’élever la voix. Murat n’était plus qu’un vaincu ; pourquoi faisait-on attendre au Vatican la restitution des Marches ? L’Autriche percevait à son propre profit les impôts dans les Légations ; pourquoi prolonger la fiction en vertu de laquelle les Légations n’étaient encore à personne ? M. de Talleyrand avait droit à la gratitude du Bourbon de Naples, mais pourquoi le Bourbon de Naples acquitterait-il cette gratitude aux dépens du Pape ? Consalvi craignait encore, le 15 mai, que les diplomates ne s’éloignassent de Vienne sans avoir dit leur mot sur ces diverses questions, et qu’en Europe la situation de tous ne fût réglée, sauf celle du Pape.

Il s’en fut voir Metternich, à plusieurs reprises, et parla ferme. Un des entretiens dura deux heures, et lui occasionna « une sueur de sang ; » mais chaque visite de Consalvi à Metternich gagnait au Pape un peu de terrain. « Nîsi Deus adjuverit, écrivait-il à Pacca, le 9 mai, Votre Eminence peut être assurée que je donnerai un coup d’épée dans l’eau[40]. » Mais le pessimisme de Consalvi laissait son courage intact, et les coups d’épée qu’il donnait déchiraient sans pitié la trame d’argumens dilatoires qu’on s’essayait à lui opposer. Pour laisser au Pape, à des titres divers, les Marches et les Légations, Metternich n’avait qu’à demeurer fidèle à ses promesses de naguère ; il était trop soucieux d’une exacte harmonie, en Italie, entre l’Autriche et le Saint-Siège, pour que cette fidélité lui coûtât beaucoup. En ce qui concernait Bénévent, c’est Consalvi lui-même qui donna l’idée d’une combinaison. « J’ai proposé un accommodement, raconte-t-il : le Roi donnerait en argent à M. de Talleyrand l’équivalent de Bénévent, qui serait rendu au Pape, ou à tout le moins trouverait-on pour le Pape, sur la frontière, une compensation équivalente… Le grand tapage que j’ai fait et que je continue à faire sans respect humain et avec les expressions de la réprobation la plus grande, ne sera pas, je l’espère, sans utilité[41]. «  Peu de jours après, Metternich expliquait à Consalvi : « M. de Talleyrand réclamait six millions pour Bénévent, mais nous les réduirons à deux, le roi de Naples ne peut assumer la charge de toute cette somme, et nous ne pouvons pas la lui imposer, car pour donner au Pape Ponte Corvo, il nous a fallu amener la Russie, qui voulait à tout prix attribuer ce territoire au prince Eugène, à se contenter qu’on donnât de l’argent à celui-ci, et cet argent, nous le mettons à la charge du roi Ferdinand. Le Roi, donc, veut être soulagé d’une partie de cette somme de deux millions, qu’il devra payer à M. de Talleyrand, et il a été convenu que le Roi donnerait un million et demi, et le Pape cinq cent mille francs[42]. » Ainsi fut dénoué l’incident qui avait failli mettre aux prises le Pape et le Bourbon de Naples : Consalvi consentit à ce sacrifice pécuniaire, et un article secret stipulait que le Pape se prêterait à l’échange de Bénévent contre un morceau de terre limitrophe des États romains, si le Bourbon de Naples le désirait.

Le 12 juin 1815, Consalvi pouvait écrire à Pacca : « Le Seigneur a enfin couronné d’un heureux succès les efforts du Saint-Père. Huit provinces et une principauté reviennent sous le domaine du Saint-Siège. Le pontificat de Pie VII comptera parmi ses gloires celle d’avoir recouvré ces provinces en un temps où tout semblait rendre la chose impossible[43]. »

Les historiens, jusqu’ici, imputaient au bon vouloir de la Russie et de la Prusse le l’établissement du pape Pie VII dans ses États[44]. La publication du P. Rinieri témoigne, d’une façon décisive, qu’en dépit des bourrasques qui parfois s’élevèrent entre Metternich et Consalvi, le meilleur auxiliaire du cardinal dans son difficile labeur fut le chancelier d’Autriche[45]. Il y eut des heures où Consalvi et Pacca se défièrent de Metternich : leurs défiances furent toujours d’assez brève durée. Mais quelque gratitude qu’il ressentît pour l’aide de Metternich, Consalvi s’attachait toujours, dans ses lettres, à ne jamais exagérer la portée du lien qui devait unir l’Autriche et le Saint-Siège ; et l’on admire avec quel tact avisé le pouvoir pontifical, même favorisé des bienfaits de l’Autriche, préserva son autonomie contre les indiscrètes tentatives dont la Monarchie apostolique, tout près de nous encore, a paru garder l’habitude. Dans quelle mesure le Saint-Siège devait-il adhérer à la Ligue italique que projetait Metternich dès le début du Congrès de Vienne ? Dans quelle mesure devait-il accepter, dans quelle mesure décliner, cette sorte de connubio politique auquel Metternich invitait Consalvi lorsqu’il lui disait en riant : « Nous sommes mari et femme[46] ? » Les dépêches où Consalvi et Pacca discutent ces questions sont un témoignage instructif de l’indépendance et de la dignité du Saint-Siège ; les deux cardinaux sont d’accord que le Pape, qui se laissa traîner en prison plutôt qu’englober dans le système napoléonien, ne doit accepter l’enrôlement dans aucun autre système politique. La correspondance entre Metternich et Consalvi, publiée il y a quelques années par le P. Van Duerm, atteste que ces principes, énoncés par le cardinal dès l’aurore de la Sainte Alliance, inspirèrent constamment la politique de Consalvi : qu’on en juge, par exemple, par certaine lettre de 1820 dans laquelle Consalvi refusa d’aider l’Autriche contre la révolution de Naples.


Si Votre Altesse, disait-il à Metternich, veut bien fixer son attention sur la double qualité du Saint-Père comme chef de l’Église et comme souverain d’un État qui, en même temps qu’il se trouve par une ligne très étendue au contact du royaume de Naples, est aussi entièrement dépourvu de tout moyen de défense, Elle sentira sans doute la nécessité indéclinable où est le Saint-Père de garder de certaines mesures dans l’activité de son union avec Sa Majesté Impériale et Royale, s’il s’agissait de prendre une attitude ennemie vis-à-vis du gouvernement de Naples.

Pour ce qui regarde sa qualité de chef de l’Église, Votre Altesse connaît déjà trop bien que si le Saint-Père n’a pu, même au prix de sauver son existence politique, agir en ennemi contre les nations non catholiques pour ne pas nuire à ses rapports religieux avec leurs sujets catholiques, il le peut beaucoup moins envers un État tout entier catholique et beaucoup moins encore au détriment le plus sûr de l’exécution d’un concordat tout récent et qui est d’une si haute importance pour la religion.


Et après avoir dit que Pie VII continuerait de combattre les sectes, Consalvi poursuivait :


Les rapports religieux que le Saint-Siège doit conserver avec tous les gouvernemens, rapports dont la conservation est intimement liée avec la nature et les devoirs du Saint-Siège, lui défendent de prendre vis-à-vis d’un gouvernement quelconque une attitude hostile et lui prescrivent d’en éviter jusqu’à la moindre apparence. Ces considérations se rattachent si strictement à la nature du gouvernement pontifical, que le Pape, dans les relations mêmes où il peut se trouver comme prince souverain, ne peut jamais les oublier ni leur préférer un avantage temporel quelconque[47].

Cette lettre, qui marquait à Metternich une fin de non recevoir, emporta pourtant l’adhésion du chancelier. « J’ai retrouvé et reconnu, répondit-il, la touche de Votre Eminence dans la réplique pleine de dignité et de correction que sa Cour vient de faire à notre mémoire[48]. »

Et Metternich, sans doute, aurait moins estimé Consalvi si Consalvi avait autorisé Metternich, parce qu’à certaines heures le cabinet de Vienne avait servi la Curie, à se servir d’elle à son tour et à mettre la diplomatie pontificale à la remorque de la diplomatie apostolique.


VII

À l’issue du Congrès de Vienne, le Pape était redevenu roi et le Pape restait libre ; et si Consalvi n’avait préféré en reporter l’honneur à l’admiration qu’avait le monde pour la personnalité de Pie VII, il aurait pu, personnellement, en tirer quelque orgueil. Il avait trouvé le moyen de traiter avec grandeur des affaires dont l’apparente petitesse était parfois gênante ; entouré de diplomates dont beaucoup ressemblaient à des commerçans, ce prêtre avait maintenu dans toute sa pureté l’honneur diplomatique. Mais on mesurerait mal l’élévation de son rôle, si l’on taisait les heures fécondes durant lesquelles il débattait avec quelques-uns de ses collègues certaines questions d’ordre purement religieux. L’histoire dira, désormais, grâce aux découvertes du P. Rinieri, que le voyage de Consalvi à Londres dans l’été de 1814 et son long séjour au Congrès de Vienne, profitèrent singulièrement à l’émancipation des catholiques d’Angleterre ; que le cardinal avait vu clair dans les luttes qui divisaient les catholiques de Grande-Bretagne ; qu’il avait témoigné aux intransigeans d’Irlande une froideur avisée, et fait acte perspicace en essayant d’attirer le Saint-Siège, comme lord Castlereagh le désirait, sur le terrain des concessions ; et que, l’opinion de Consalvi ayant tardé à prévaloir, il fallut moins de cinq ans pour que Rome eût à prendre des mesures contre le vicaire Milner, chef de ces intransigeans qu’un instant elle avait paru encourager[49]. Lorsque Consalvi souhaitait pour l’Église britannique le triomphe de certaines solutions modérées, ce n’était point le politique, mais bien plutôt le prêtre, qui parlait (et qui insistait « Il est des gens en Irlande, écrivait-il, qui, d’une façon médiocrement innocente, se servent du prétexte de la religion pour leurs desseins et pour leurs fins politiques... Les Irlandais sont naturellement très ennemis de l’Angleterre, et quelques-uns, même sans le vouloir, voient en noir tout ce qui vient de l’Angleterre. »

L’œil aiguisé de Consalvi discernait le point précis où finissait la vraie sollicitude pour les intérêts religieux et où commençait, au contraire, l’exploitation politique de ces intérêts ; et sa conscience d’homme d’Église avait l’inflexibilité nécessaire pour dissiper toute confusion, dire halte à toute ingérence, et dégager l’Église de toute compromission. L’ère du parlementarisme commençait ; les formes nouvelles de la vie civique dans les divers pays exposaient l’Église à certains périls en même temps qu’elles lui ménageaient certains avantages ; la politique suivie par Consalvi à l’endroit de l’Angleterre montra qu’il pressentait, avec une admirable équité d’intelligence, et ces périls et ces avantages. Il entrait dans l’esprit de cette politique que l’Église ne fût liée à aucun parti non plus qu’à aucune combinaison d’intérêts internationaux. Pie VII avait mieux aimé subir l’infortune que d’adhérer aux décisions commerciales auxquelles Napoléon soumettait l’Europe ; la fin de son pontificat fut à l’avenant du début ; et le secrétaire d’Etat Consalvi fut aussi libre à l’endroit des vainqueurs de Napoléon qu’il l’avait été à l’endroit de Napoléon.

L’avènement du cardinal della Genga, devenu Pape sous le nom de Léon XII, renvoya Consalvi à l’horticulture qu’il aimait. Une lettre de Louis-Philippe existe, dans laquelle le futur roi des Français dit au cardinal : « Le prince de Talleyrand, qui garde de vous le plus tendre souvenir, me disait dernièrement que votre seul plaisir était la culture des fleurs[50]. » Un jour il fut tiré de ce plaisir par un appel du pontife nouveau qui le conviait à venir causer ; Consalvi, malade, se fit porter auprès du Pape. C’est un vaste sujet de causerie que l’Univers : Consalvi se complut à parler des germes qu’il avait semés en vue du rapprochement de l’Angleterre avec le Saint-Siège. On vendait toujours, dans Rome, la gravure sur laquelle Pie VII, entouré de la Force, de la Mansuétude et de la Gloire, se faisait présenter par Consalvi quatre belles effigies de femmes agenouillées, qui représentaient Rome, Ravenne, Bologne et Ferrare ; mais la pensée de Consalvi, toujours portée vers l’avenir, aspirait à d’autres conquêtes. Les efforts qu’il avait faits à Vienne pour mettre d’accord le Saint-Siège et lord Castlereagh n’avaient pas été des victoires, et pourtant on eût dit qu’entre tous les souvenirs que gardait Consalvi du Congrès de Vienne, celui-là lui était le plus précieux. Il souhaita à Léon XII de moissonner, en Angleterre, ce que lui-même avait semé, Léon XII écoutait ; il regretta peut-être que Consalvi, à qui ses forces interdisaient d’accepter la préfecture de la Propagande, ne fût plus qu’horticulteur, et Consalvi s’en retourna vers ses fleurs, destinées à lui survivre... Bientôt après, Consalvi n’était plus : les dernières paroles qu’avait prononcées ce grand homme faisaient augurer le réveil du catholicisme anglais ; et le chroniqueur qui en prit note et qui pour toujours en fixa l’expression était dès lors en passe de devenir célèbre : il devait être le cardinal Wiseman.


GEORGES GOYAU.

  1. Paris, Vivien.
  2. Bella diplomazia pontificîa nel secolo XIX. Volume IV : Il congresio di Vienna e la Saiita Sede (1813-1815). Rome, Civittà Caltolica. — Volume V : Corrispondenza inedita dei cardinali Consalvi e Pucca nel tempo del Congresso di Vienna. Turin, Unione tipografico editrice.
  3. D’Haussonville, l’Église romaine et le Premier Empire, V, p. 313 et 554 et suiv.
  4. Van Duerm, Correspondance du cardinal Hercule Consalvi avec le prince Clément de Metternich, 1815-1823, p. V et suiv. (Louvain, Polleunis, 1899).
  5. Sur les questions que soulève l’existence de ce traité, voyez Rinieri, op. cit., IV, p. 40 et suiv.
  6. Rinieri, IV, p. 11 , n. 1.
  7. Ibid., p. 26-29.
  8. Rinieri, IV, p. 55-57.
  9. Van Duerm, op. cit., p. XLII-XLV.
  10. Rinieri, IV, p. 136 .
  11. Rinieri, IV, p. 314 et suiv.
  12. Rinieri, V, p. 498.
  13. Ibid., V, p. 69.
  14. Rinieri, V, p. 28.
  15. Ibid., V, p. 180.
  16. Rinieri, V, p. 260.
  17. Rinieri, IV, p. 262-295.
  18. Ibid., IV, p. 256-261.
  19. Le mot est cité par M. Madelin, la Rome de Napoléon, p. 681, et c’est le cas de redire ici quel prix s’attache à son beau livre, où l’érudite accumulation des trouvailles d’archives n’alourdit jamais le captivant entrain du récit, et où se prolonge avec tant d’art la sensation constante de l’absence de Napoléon dans la Rome de Napoléon.
  20. Sur le l’établissement de la domination pontificale à Rome et sur la grande modération dont fit preuve le gouvernement restauré, voyez Madelin, La Rome de Napoléon, p. 676-681.
  21. Rinieri, V, p. 33.
  22. Rinieri. IV, p. 38-39.
  23. Rinieri. V, p. 284 et suiv.
  24. Van Duerm, op. cit., p. XXXIV-XXXVI.
  25. Rinieri, V, p. 360-371.
  26. Ibid., V, p. 692.
  27. Ibid., p. 143.
  28. Van Duerm, op. cit., p. L.
  29. Rinieri, V, p. 217.
  30. Metternich, Mémoires, II, p. 499.
  31. Rinieri, V, p. 276 et suiv.
  32. Le comte Alexis de Noailles était le même qui, en 1809, avait répandu dans tout l’empire la bulle d’excommunication contre Napoléon.
  33. Rinieri, V, p. 276.
  34. Rinieri, V, p. 281-282.
  35. Metternich, Mémoires, II, p. 474.
  36. Metternich, Mémoires, 1, p. 206.
  37. Rinieri, V, p. 473.
  38. Rinieri, V, p. 483.
  39. Ibid., V, p. 574.
  40. Rinieri, V, p. 575.
  41. Ibid., p. 609.
  42. Ibid., p. 716.
  43. Rinieri, V, p. 704-705.
  44. Ibid., V, p. XLVI.
  45. Dans le volume où il a commenté cette passionnante correspondance des deux princes de l’Église, le P. Rinieri nous semble avoir pour l’Autriche, même lorsque d’aventure il est contraint de lui donner tort, des trésors d’indulgence. Lorsque Consalvi, constatant en Autriche la survivance des vexations joséphistes contre l’Église, écrit à Rome : « Les choses ici sont cent mille fois pires que dans les plus mauvais temps en France ; » lorsque Severoli, lorsque Pacca, blâment dans leurs lettres l’Autriche pour telles démarches de politique religieuse « dont on ne vit pas même l’analogue sous le règne de Napoléon, « le P. Rinieri semble gêné : « Il faut naturellement admettre, dit-il en note, que dans toutes ces lamentations, il y a quelque exagération ; le fond cependant était incontesté (IV, p. 349). » L’historiographie ecclésiastique doit compter, plus que toute autre, avec les critiques malveillans ; et certes, il s’en trouverait, si cette tendance s’accentuait, pour dire que le souvenir des services temporels rendus par l’Autriche au Saint-Siège est comme un voile dont on se plairait à couvrir les ridicules et les méfaits de l’esprit joséphiste, et les ruines qu’un tel esprit entraîna pour l’Église. En quoi ces critiques se tromperaient ; car, à notre sens, l’attitude du P. Rinieri s’explique beaucoup plus simplement par un instinct naturel de réaction contre les habitudes de certains historiens italiens dont l’équité envers l’Autriche est en général le moindre souci. Mais pourquoi le P. Rinieri, si expert souvent à plaider les circonstances atténuantes pour l’Autriche, n’en fait-il jamais bénéficier la France de la Révolution, de l’Empire et même de la Restauration !
  46. Rinieri. V, p. 223.
  47. Van Duerm, op. cit., p. 264.
  48. Ibid., p. 274.
  49. L’ouvrage capital sur la question est celui du P. Amherst, S. J. : The History of Catholic emancipation and the progress of the catholic Church in the British Isles from 1771 to 1820, II, p. 141 et suiv. (Londres, Hegan, 1886) : il a désormais besoin d’être complété à l’aide des documens que publie le P. Rinieri.
  50. Crétineau-Joly, Mémoires du cardinal Consalvi, I, p. 137.