Un Bourg de France - Brantôme

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Un Bourg de France - Brantôme
Revue des Deux Mondes4e période, tome 156 (p. 620-637).
UN BOURG DE FRANCE


I

L’ignorance où les Français sont de la France est une des choses les mieux établies du monde. Nous sommes, pour tout ce qui concerne la vie intime et locale de notre pays, comme ces Parisiens qui ne connaissent de Paris que le boulevard et les théâtres, les quartiers où l’on habite, et les restaurans où l’on va. Même de Notre-Dame et du Louvre, ils n’ont, au fond, que la plus vague idée, et n’en sauraient peut-être même rien sans les étrangers ou les provinciaux qui leur en parlent. Nous ne connaissons ainsi, de la France, qu’une certaine France superficielle et convenue, très vague et très limitée, très incomplète et très fausse, et nous ignorons tout, ou presque tout, de la France réelle et vraie, de ses particularités populaires, professionnelles, historiques, pittoresques, économiques. Que de surprises, et quelquefois que de stupéfactions, dans les déplacemens les plus simples ! C’est tantôt le site ou le paysage qui mériteraient « d’être dans les Guides, » et que personne, pourtant, n’a jamais signalés, et tantôt les souvenirs, les légendes, l’histoire ou la vie même du pays, dont on s’étonne, comme pour le paysage, non seulement qu’on ne sache rien, mais qu’il ne se fasse rien pour qu’on en sache quelque chose. Et, le plus singulier, dans cette méconnaissance, chez nous, de tout ce qui est nous-mêmes, c’est que toutes ces choses françaises, presque toujours, ont, sur le lieu même où elles se trouvent, un amateur passionné, un dévot de leur beauté ou de leur antiquité, qui s’y voue et qui s’y consacre. C’est quelquefois le curé, d’autres fois le notaire, ou quelque petit rentier, ou quelque petit fonctionnaire. Ils savent, eux, pieusement, toute l’historiographie, toutes les ressources, tous les charmes, toutes les curiosités de leur pays, mais tout ce qu’ils pourraient nous en apprendre reste enfoui dans leurs brochures, et les académies de leurs chefs-lieux. N’est-ce pas encore là un des résultats de cette langueur nationale produite par le régime de centralisation excessive où le pays s’atrophie depuis la Révolution ? En réduisant la France à ne plus rien être en dehors d’une certaine France officielle, en faisant d’elle, non plus une nation vivante, mais une mécanique, un automate remonté avec une clé, une sorte de France de Vaucanson, ne l’a-t-on pas comme annulée jusque dans sa vraie histoire et sa vraie géographie ? Ne la détruit-on pas jusque dans le souvenir de ce qu’elle fut, et le tableau de ce qu’elle est encore ? Ne serait-ce pas contribuer, dès lors, à lui redonner l’envie de vivre, que de lui remontrer tout ce qu’elle eut autrefois de vivant, tout ce qu’elle aurait encore de cadres tout construits pour une résurrection provinciale ?


II

Vous ne voyagerez guère en France sans y rencontrer ainsi un peu partout l’occasion de ces réflexions, mais vous ne verrez pas beaucoup d’endroits où l’on en soit aussi hanté qu’à Brantôme, dans le coin du Périgord où sont encore les restes de l’ancienne seigneurie de Pierre de Bourdeilles. Souvenirs, maisons, ruines, paysage, curieuse existence actuelle, tout se multiplie là pour vous intéresser, et je ne connais pas, d’abord, d’impression plus particulière que l’apparition même du bourg, subitement aperçu au milieu des collines, de la route qui vous y mène. Une lointaine vision de grandes façades blanches, en même temps que de lanternes et de petits dômes, comme accrochés autour d’un lourd clocher, une sorte de vague ville-fantôme à reflets d’ardoise bleuissans, s’ébauche tout à coup au fond d’une vallée boisée, derrière de grands peupliers qui s’effilent dans l’atmosphère comme dans le tremblement d’une eau. On dirait la ville engloutie de la légende bretonne, l’imaginaire ville d’Ys ensevelie dans la mer, et la sensation, un peu plus tard, en est encore plus marquée, lorsque vous retrouvez, en arrivant, votre apparition de lanternes, de peupliers et de clochetons la tête en bas, dans l’éparpillement de biefs, d’écluses et d’eaux dormantes, dont l’entoure, comme d’une ceinture de morceaux de miroirs cassés, la rivière qui l’enferme dans sa boucle.

Vous voilà donc dans la ville, vous dépassez l’ancienne porte crénelée, la Porte des Réformés, et votre impression première, alors, s’accentue encore. C’est bien toujours le bourg fantomatique, mais le fantôme s’ébauche maintenant dans l’histoire. Ce quai, ces ponts, ces petites rues, ces petits jardins sur l’eau, ces grottes, ce reste d’abbaye, tout cela s’estompe, et s’embrume de tant de souvenirs, et si vieux, qu’il vous semble également les voir au fond d’on ne sait quelle féerie. Ce sont les moines légendaires, ces moines de Saint-Benoît qui, il y a plus de mille ans, habitaient ces cavernes, où sont encore les traces de leurs cellules souterraines… C’est le vieux clocher, déjà bâti par eux, quand Charlemagne vint leur apporter les ossemens du petit saint Sicaire, l’un des saints innocens massacrés par Hérode, et dont les reliques enfantines ne durent pas demander bien grande châsse… C’est la vieille porte crénelée, cette Porte des Réformés, à l’instant franchie par vous, et qui a si bien gardé sa figure de vieille poterne de guerre, quoiqu’un tramway à vapeur passe maintenant dessous en cornant… C’est enfin ce nom même de Brantôme qui donne à tout ce qu’on voit, même au linge qui sèche sur les murs, aux oies qui barbotent dans la rivière, aux tonneaux qui gonflent dans l’eau, on ne sait quoi d’archaïquement pittoresque, on ne sait quel reflet de conte lointain.

Et qui ne retrouve même pas au fond de sa mémoire, pour peu qu’il n’ait pas trop oublié ses classiques, le souvenir de certain procès étrange soutenu par d’Aguesseau, au nom de la Couronne, contre certaines reliques auxquelles s’attachaient des droits féodaux ? Cherchez, et vous vous rappellerez que c’étaient les reliques mêmes de saint Sicaire, celles que vous retrouvez encore là. Expulsés de leurs cellules par une de ces bandes de paysans dont fut infesté tout le moyen âge, les moines avaient au moins voulu sauver leur saint, et demandé asile pour lui au château de Bourdeilles. Saint Sicaire dans son château ! Le seigneur de Bourdeilles en était tombé à genoux de joie et de reconnaissance, avait rendu hommage de vassal à l’ombre du petit martyr, et cela s’était trouvé suffisant pour que, six siècles plus tard, en vertu des surprises de la jurisprudence, les reliques du saint innocent aient dû un jour se défendre, du fond de leur châsse, contre la concurrence légale du roi de France et la dialectique de d’Aguesseau… Et c’est tout ce passé vague qui semble s’exhaler des ruelles et des pierres, qui plane sur les maisons, qui flotte et miroite sur l’eau, à travers les balustrades, les terrasses, les campaniles, comme on ne sait quoi d’englouti dont on se figure encore voir la forme. Vous êtes comme dans un bourg inventé par les poètes, comme dans un de ces pays de fantaisie qu’imaginent Boccace et Shakspeare, et ce nom même de Brantôme inscrit sur la station du tramway vous paraît aussi étrange que le serait une étiquette de chemin de fer sur un tombeau d’église déménagé de sa chapelle, et mis aux bagages comme un colis.


III

Ce qui vous frappe d’abord, à Brantôme, c’est le contraste entre le côté où fut l’abbaye, où s’en trouvent encore les restes, et celui où est la ville elle-même. Toute la distance du noble au vilain, du seigneur au bourgeois, y survit toujours. Dans la ville proprement dite, resserrée dans la petite île, c’est le gros bourg banal, mais en face, de l’autre côté du pont, vous pouvez vous croire sur la promenade d’une belle et vieille préfecture. Un large quai, bordé d’une longue balustrade ; la grande et blanche façade de l’ancienne abbaye ; des profils d’édifices, de longues et ombreuses rangées de platanes antiques : vous êtes là sur la rive qu’habitait l’abbé, et que domine le vieux clocher carré, trapu, chenu, haut dressé contre la colline à pic, avec sa galerie de petits cintres et de colonnettes, sous les pointes de pierre de ses quatre pans en mitres. Au-dessous, suivant l’alignement du quai, l’église nouvellement restaurée ; ensuite, un assez beau cloître gothique ; puis, l’abbaye, reconstruite au siècle dernier, où sont maintenant les services de la mairie ; enfin, dans une sorte de chœur rustique formé de roches et d’ouvertures de grottes, un bassin du XVIIIe siècle qui vous rappelle, comme en miniature, la Fontaine de Médicis ; c’est le même repos de sanctuaire frais, mais avec un mystère plus familier, et de profondes eaux d’émeraude, d’une limpidité fantastique. Au-delà, c’est la promenade de platanes, et plus loin encore, fermant la ville, un joli pavillon Renaissance, posé en tête d’un pont coudé. La toiture en est trouée, les colonnettes en sont brisées, les frises effacées, et tel qu’il est, cependant, dans les joncs et l’eau où il se reflète, avec son air de ruine, sa délicatesse délabrée, et ses murs crevés de lézardes, presque aussi chancelans eux-mêmes que leur reflet, il est encore délicieux.

C’est là l’ancien côté des moines, le côté du « seigneur, » mais retournez vers l’église, repassez le pont, rentrez dans l’île, et vous n’y retrouverez plus que le chef-lieu de canton vulgaire, avec ses ruelles dormantes, sa petite vie, ses petits commerces : des échoppes de bourreliers et de sabotiers, le barbier qui s’annonce par le plat à barbe de sa porte, le charcutier par la tranche de lard de la sienne, et l’aubergiste dont la branche de genêt a l’air de bénir la rue ; voilà le bureau de poste, l’épicier, le bureau de tabac, la boutique du pharmacien, le magasin, et peut-être un second pharmacien, peut-être aussi un second magasin, un pour chaque parti politique. Cette maison bourgeoise, avec son marteau de porte et sa plaque de cuivre, c’est la maison du médecin ; cette autre, avec son balcon de fer et ses panonceaux, c’est la maison du notaire. Et, dans tout cela, de vagues résidus d’architectures, des fragmens d’ogive, des parties de rosaces, restés ou rapportés dans les murailles comme les empreintes d’animaux et de coquillages dans les montagnes. Comment ce morceau de façade à arcades gothiques existe-t-il encore dans cette ruelle dont on touche les deux murs quand on y passe ? On ne sait pas ! Comment, au-dessus de ce papetier qui vend des photographies de la ville et tient le dépôt du Petit Journal, aperçoit-on cette cheminée ouvrée et sculptée comme un bijou ? A la suite de quel bouleversement local s’est-elle trouvée transportée là, au-dessus de ce coin de masures sales ?

Quelque chose de noble et de « seigneurial » d’un côté, de « vilain » de l’autre, et d’effacé, d’aboli, de spectral et de mort dans l’ensemble, tel est donc d’abord Brantôme, dans le cadre de sa campagne tout particulièrement pittoresque, et qui vous ramène, à certains endroits, jusqu’aux temps préhistoriques. Regardez vers les champs du côté du nord, et vous y apercevrez le profil d’un dolmen. Allez faire un tour de promenade dans la direction opposée, dépassez le pavillon du pont coudé, et vous aurez devant vous, à l’entrée de la ville, comme une vision de l’homme des cavernes. Tout un faubourg en guenilles, à cet endroit, vit et végète dans le rocher. Toute une population pauvre habite là, tout le long de la route, des grottes bizarrement murées, dans des excavations maçonnées, aux lucarnes desquelles sèchent des loques accrochées, à côté de pois de fleurs boiteux et de petits tuyaux qui fument.


IV

L’étranger qui vient à Brantôme a trois choses à voir : l’abbaye, l’église, et la grande grotte.

De l’abbaye, il ne reste plus grand’chose. Constamment détruite et rebâtie, elle n’est plus aujourd’hui qu’une haute construction blanche, au cachet du XVIIIe siècle, formée d’un corps de logis entre deux pavillons. L’un est surmonté d’un dôme, l’autre d’une lanterne, et une statue des Droits de l’Homme, posée en guise de Madone, couronne étrangement le fronton central. Un monumental escalier tournant, dans le goût de la Renaissance, occupe le pavillon droit, et vous pouvez encore avoir là, si vous le voulez, l’illusion de vous retrouver dans les souvenirs légendaires, malgré la blancheur choquante du badigeon général et la note fortement criarde des portraits aperçus dans la coupole. L’escalier, ensuite, vous mène aux bureaux de la mairie, où vous retombez dans l’actualité municipale, avec le buste de la République, des photographies de Présidens, et des tentures de papier à fleurs. Vous ne revenez plus au passé que dans les greniers, sous les milliers de nervures du toit, légères jet hardies comme les ramures d’une forêt, et vous vous y sentez "peut-être encore davantage dans l’ancien escalier des moines. Un placard mystérieux s’ouvre là perdu dans le mur, vous y entrevoyez comme un puits où voltigent des chauves-souris, et un employé de la mairie, il y a quelques années, vous disait, d’un ton entendu, en vous montrant ce coin funèbre :

— Ce sont les oubliettes… C’était là que vous mettaient les moines, quand on n’était pas de leur avis

L’église a été restaurée depuis peu, et n’est plus guère maintenant, sauf dans quelques détails, qu’une église neuve assez banale, mais devait encore vous saisir, il y a peu d’années, d’après les descriptions qui en sont restées, par une physionomie étrangement archaïque et mutilée. On n’y était pas seulement frappé par le dépareillement des styles, mais par toutes sortes de lacunes et de vestiges qui ne s’expliquaient plus. Le curé actuel, M. l’abbé Pradier, auteur d’un excellent Guide de la ville, cite, à ce propos, les explications d’archéologues distingués, mais leurs explications obscurcissent encore l’énigme que présente cet édifice plutôt qu’elles ne l’éclairent. Les anciennes voûtes gothiques auraient eu une quinzaine de siècles de moins que leurs colonnes, s’y étaient trouvées précédées par des coupoles, et ces coupoles avaient déjà succédé elles-mêmes à d’autres voûtes. Quant aux colonnes, plus anciennes encore que l’abbaye, elles auraient appartenu, avant elle, à un monument du Bas-Empire. De quelles ruines problématiques ces colonnes provenaient-elles donc ? Les archéologues ne nous le disent plus, mais nous les signalent encore, dans ce dernier millier d’années, comme ayant été trois ou quatre fois renversées et relevées, par de continuelles destructions ou reconstructions. Et toute l’église n’était plus elle-même ainsi qu’une relique. Que faisait là ce pendentif solitaire et inutile ? Que signifiaient ces cavités sans destination ? Sur quoi ouvraient ces arcades murées ? Où conduisaient ces portes, qui ne conduisaient plus à rien ? Dieu le savait ! C’était l’énigme du vieux livre incendié dont les phrases ne peuvent plus avoir de sens, si pieusement qu’on en ait recollé les mots ; et le seul fil conducteur auquel on se rattachât, dans tous ces mystères et toutes ces solutions de continuité, était le culte ininterrompu du petit saint Sicaire, qui survit toujours, et donne encore son accent à l’église actuelle. Un bas-relief en bois, à droite du chœur, représente l’extermination des Innocens ; un autre bas-relief, à gauche, nous montre Charlemagne apportant à l’abbaye les restes du petit martyr, et la légende du petit saint reparaît encore, à l’entrée de l’église, dans un diptyque de pierre, de l’époque primitive : Hérode, d’un côté, préside au massacre sur son trône, avec un diablotin près de l’oreille, et des anges, de l’autre côté, emportent vers le trône de Dieu les Innocens martyrisés.

Au sortir de l’église, le touriste n’a plus que la grotte à visiter, et c’est bien là, d’ailleurs, ce qu’un curieux, dans le pays, peut voir de plus violemment singulier. Sur la paroi d’une grande caverne, où subsistent encore les traces d’anciens escaliers intérieurs montant à d’autres grottes inconnues, un colossal bas-relief, sculpté à même le roc, se dresse devant vous comme une apparition. Une haute et vague figure le domine, entre des formes agenouillées. Au-dessous, d’autres figures semblent souffler dans des trompettes, autour d’un spectre central qui paraît brandir une massue. Puis, au-dessous encore, une tête couronnée de plumes, et rappelant une tête de sauvage, surmonte deux rangées d’autres têtes, lugubrement alignées… Quelle est cette scène, et que dit-elle ?… Ce qui vous frappe le plus, dans toutes ces figures, c’est ce qu’elles ont de fruste et de caricatural dans le sinistre. On dirait des pétrifications de cadavres retrouvés là après des siècles, avec leurs contorsions grimaçantes, ou de ces simulacres étranges comme il en roule dans les nuages. Et puis, en approchant, on finit, à la longue, par distinguer comme un Père Éternel dans la figure dominante, un squelette dans celle qui brandit la massue, une tête de femme dans la tête de sauvage, une couronne d’ossemens dans la couronne de plumes, et des bonnets du moyen âge dans les figures inférieures… Qu’était donc cette composition ? Qu’était aussi cette caverne ?… C’est ce que les archéologues voudraient toujours expliquer, mais tout ce qu’on en sait de plus certain, c’est que la mairie, à présent, y remise le matériel de la fête nationale, et donne là, tous les ans, pour le comice, des banquets où l’on boit au Gouvernement.


V

Quel peut bien être, maintenant, sous ce Brantôme ancien, le Brantôme intime et moderne ? Quelle est la vie locale, industrielle, commerciale, sociale, économique, populaire, dans ce coin de France tombé à l’état de limbe cantonal ?

Plus particulièrement encore que dans d’autres localités, d’importance administrative analogue dans la mécanique centralisatrice, la vie, à Brantôme, n’est plus qu’un vivotement. A vingt ou vingt-cinq kilomètres de tout chemin de fer, et privée forcément d’une circulation commerciale active, la ville a quelque chose d’éteint, et comme d’arrêté. Elle fait penser à ces vieilles horloges qui ne sont plus là que pour l’ornement, et le petit tramway à vapeur a lui-même l’air d’un bibelot. La population est d’environ quinze cents âmes, et végète sans bruit, sur le seuil de ses petites maisons, dans ses petites rues tournantes, où les passans, qui ont un fond d’accent gascon, se connaissent à peu près tous. Les cadres sociaux, à Brantôme, ou ce qu’on pourrait appeler de ce nom, sont ceux du chef-lieu de canton ordinaire, et se composent, ou à peu près, du maire, du curé, du juge de paix, du percepteur, d’un receveur des domaines, d’un agent voyer. Le maire, par sa particule, et la sonorité méridionale de son nom, paraît appartenir, et appartient, je crois bien, à une vieille famille de petite noblesse locale, mais n’en a pas moins les opinions républicaines à la mode. Le curé, en dehors de son ministère, s’occupe d’archéologie locale, et consacre à des recherches sur la ville, ou même à des essais de restauration assez heureusement tentés, le temps que lui laisse la paroisse. Les relations, d’ailleurs, entre la mairie et la cure, sont aigres-douces, et l’anticléricalisme, on s’en doute, s’est infiltré à Brantôme comme partout. Néanmoins, et des deux côtés, l’esprit du pays n’est pas violent. L’administration communale n’accepte pas l’école des Sœurs de bon gré, mais l’accepte. Des chansons et des poésies assez vives circulent aussi parfois contre le maire, mais les choses ne vont jamais loin, et les rapports restent polis. Le curé, homme fort respectable, tient beaucoup à ne pas manquer de correction, et l’autorité municipale lui en sait gré, en laissant chaque dimanche l’institutrice « laïque » assister à la messe avec ses élèves. Quant aux autres autorités, juge de paix, receveur, percepteur, agent voyer, chacun s’acquitte, dans sa sphère, de sa mission ou de sa besogne, avec la familiarité, les loisirs et la petite politique des petits endroits. Enfin, et comme autres cadres sociaux moins définis, quoique d’une importance égale, il faut aussi compter deux ou trois vieilles familles d’ancienne bourgeoisie brantômaise restées debout dans la population comme les deux ou trois beaux morceaux d’architecture bien conservés du pays le sont restés dans la ville, deux ou trois autres familles également bourgeoises mais brantômaises d’accession, et les quelques professions libérales, ou quasi libérales, de la localité, c’est-à-dire trois médecins, un notaire, un huissier, et deux pharmaciens.

Viennent, après cela, les petits bourgeois, les boutiquiers, et quelques ouvriers à moitié paysans. Parmi les commerçans, deux seulement « font des affaires, » et sont deux marchands-drapiers dont les deux magasins tranchent, par leurs beaux étalages, sur les petites boutiques d’à côté. Les sabotiers sont une des spécialités de l’endroit, et l’on n’y fait guère cent pas sans y rencontrer, sur une échoppe, la guirlande de sabots qui désigne une saboterie. De même aussi les ébénistes. Vous remarquez, au-dessus d’une porte, un bouquet desséché auprès d’un écriteau où se lit une dédicace à sainte Anne. C’est la porte d’un ébéniste, et vous apercevez un certain nombre de ces portes-là. Les autres ouvriers travaillent aux carrières en exploitation dans les grottes, ou à la carderie établie sur la rivière, près du pavillon Renaissance, dans le bâtiment d’un ancien moulin. Enfin, ajoutez encore des journaliers, des petits métayers pauvres qui cultivent la terre « au tiers, » et vous aurez le sommaire à peu près complet de la population brantômaise, en y comptant aussi quelques petits métiers spéciaux, comme les « truffiers. » Ah ! le « truffier ! » Il possède une truie dressée à prouver les truffes, loue aux propriétaires le droit de les chercher « sur eux, » et il faut le voir fonctionner. Dès les premières gelées, il se met on campagne avec sa truie, une petite baguette de fer et deux poches sous sa blouse, l’une garnie de maïs, et l’autre vide. Puis, il va battre les terres maigres, les landes, les coteaux caillouteux, là où le sol pelé, dartreux, annonce les truffières. Alors, à chaque truffe qu’elle flaire, la truie fouille la terre de son groin, mais le truffier, à l’instant même, lui applique un coup de sa tringle sur le nez, lui tend une poignée de maïs, la lui donne à manger, et met, pendant ce temps-là, la truffe dans sa poche. Et jamais une seule fois, de mémoire de truffier, la truie, à ce coup de baguette, n’a ainsi manqué de se jeter sur le maïs, pendant qu’on lui prenait la truffe !


VI

Bien que le pays ne soit pas pauvre, la richesse, ou tout au moins une certaine richesse, n’est pas, et ne peut pas être, le fait d’une localité comme Brantôme. Les environs, dans leur décor de collines, de roches, de prairies, de tournans de rivière et de moulins, sont pleins de pâturages plantureux, de bonnes terres, de jolies métairies. La vigne est magnifique, la volaille excellente, le bétail superbe, et les bœufs de Brantôme sont renommés. Enfin, outre les neuf foires de l’année, foires de porcs, de bœufs gras, de bœufs de travail, un marché a lieu chaque semaine, où le blé, les fruits, les légumes sont en abondance ; les noix se récoltent à profusion. Sur tout cela, seulement, on trafique en petit, par de petits moyens, avec de petites ressources. Les transports se font en carriole, à mule, à âne, par bœufs, par le tramway, et l’un des caractères de la vie brantômaise est la petitesse des opérations et des budgets. Une fois par an, à la foire Sainte-Catherine, il se vend une moyenne de cent paires de bœufs gras, représentant cent vingt à cent cinquante mille francs, mais la Sainte-Catherine est une foire unique. Les deux marchands drapiers, d’autre part, font aussi quelques « affaires, » mais le chiffre de leurs affaires, malgré tout, ne monte guère, pour chacun, qu’à deux cent mille francs, et ce sont là encore des exceptions, des cas uniques, presque des énormités pour l’endroit !

J’ai voulu savoir au juste pour combien pouvait vendre de meubles, en une année, un de ces petits ébénistes, à la porte desquels pourrissent des bouquets auprès d’invocations à sainte Anne :

— Et d’abord, lui ai-je demandé, pourquoi, dans le pays, êtes-vous autant d’ébénistes ?

— À cause des noyers, m’a-t-il répondu. Il y en a beaucoup, et qui donnent de très bon bois.

— Et pour qui faites-vous tous ces lits et toutes ces armoires ? À qui les vendez-vous ? Où tout cela s’en va-t-il ?

— Comme vous le voyez, me dit-il encore, nous ne faisons que le meuble commun, et nous le vendons pour la campagne. Quelques-uns, cependant, travaillent aussi pour Limoges.

— Et combien occupez-vous d’ouvriers ?

— Ça dépend… Trois ou quatre… Cinq ou six…

— Et vous les payez ?

— Aux pièces. Le bon ouvrier gagne ses trois francs par jour.

— Mais c’est relativement plus qu’à Paris !

— Ah ! s’écrie alors l’ébéniste, c’est beaucoup plus. Je connais un peu Paris, j’y ai travaillé, et vous n’y vivez pas pour dix francs comme vous vivez ici pour trois.

— Et pour combien, en somme, vendez-vous de meubles par an ?

— Oh ! pas pour beaucoup… Pour trois mille francs,.. quatre mille francs,.. cinq mille francs.

J’interroge ensuite un sabotier, et le sabotier, lui aussi, me laisse tout de suite entrevoir des chiffres mélancoliques.

— Ah ! me dit-il, les sabots de Brantôme étaient une vieille renommée, mais c’est une renommée qui a bien passé. Autrefois, à la campagne, tout le monde portait des sabots, et on ne portait même guère que ça. Quand il y avait une fête, une noce, un extra, on achetait des sabots neufs. À présent, on met des souliers, on n’a plus de sabots que pour les champs, le sabot s’en va…

Et il m’expliquait les particularités du métier. Une paire de sabots vaut 1 fr. 50, et un sabotier, bon an mal an, en vend douze ou quinze cents paires. Cela représente, en chiffres ronds, deux mille francs d’affaires par an. Là-dessus, il faut acheter le bois, les clous, le cuir, payer un ouvrier, et le gain est d’environ 50 pour 100, soit un millier de francs, qui représentent le rapport d’une saboterie. En tout, ils sont ainsi en ville huit ou dix patrons, autant d’ouvriers, et Brantôme, chaque année, vend de la sorte, dans la région, pour seize ou vingt mille francs de sabots, sur le gain desquels vivent vingt familles.

Mêmes chiffres à la carderie, installée dans l’ancien moulin. Là, le paysan apporte sa laine pour qu’on lui en fasse de l’étoffe, comme il apporte son blé à la boulangerie pour que le boulanger lui en fasse du pain, et l’étoffe, ainsi faite, lui revient à dix-sept sous le mètre. Or, une livre de laine donne à peu près un mètre d’étoffe, et deux mille paysans, environ, viennent apporter chacun, tous les ans, cinq ou six livres de laine. A dix-sept sous la livre, la carderie encaisse donc dans les dix mille francs, sur lesquels, tous frais prélevés, elle fait vivre quinze ouvrières, tout en recueillant elle-même un bénéfice de trois à quatre mille francs. C’est, ici, presque une bonne « affaire, » et même presque une « grosse affaire. »

Quant au chiffre moyen des actes et des contrats chez le notaire, il n’arrive guère à mille francs, et la moyenne des cotes établies par le percepteur se tient entre cinq et dix francs. L’argent, dans le pays, est comme une curiosité. Le plus petit « écu » y conserve encore tout son prestige. On distribue, au comice agricole, du haut d’une estrade, en présence des autorités, des députés, des sénateurs, des prix de 8 francs pour « soins aux bœufs, » de 3 francs « pour les oies, » d’autant « pour les dindons, » et le dernier mot de cette petite vie, intéressante à force d’être petite, se trouve dans le budget de l’hospice. Fondé par une très vieille donation, dans l’ancienne maison-mère des Dames de la Foi, il est tenu par cinq religieuses, et contient une vingtaine de vieillards et de malades. Tout y est fort simple et fort rustique, mais aussi très ordonné, irréprochablement net et propre. Et savez-vous combien ont là pour vivre les cinq religieuses et leur vingt hospitalisés ? 4 500 francs par an ! Chaque religieuse, sur cette somme, figure pour un entretien personnel de 100 francs, et le reste, 4 000, soit 200 francs par tête, suffit à abriter, nourrir, soigner, blanchir, entretenir, médicamenter, la vingtaine de pensionnaires que peut recevoir la maison.

On se figure, à ces chiffres, à quels frais on « tient un rang » à Brantôme, et le gros bourgeois, effectivement, y fait très bonne figure pour très peu. Il ne demeure pas dans une belle rue, aucune rue de Brantôme n’étant belle, mais n’en habite pas moins une maison très honorable, qui est le bel hôtel du lieu, et le bel hôtel du lieu, bien en état, vaut de quinze à dix-huit mille francs. Là, le haut bourgeois de Brantôme à cheval et voiture, servante, cuisinière, cocher, jardinier. Vienne le mariage d’une fille, ou quelque autre solennité unique, et il hébergera trente personnes pendant huit jours. Toute une semaine, matin et soir, ce seront, dans sa maison, des banquets et des danses, et, s’il ne vous loge pas toujours, parce qu’il n’a pas, malgré tout, vingt-cinq chambres à donner, vos quartiers vous attendent chez ses voisins. Ce n’est pas là, sans doute, une grande vie, mais n’est-ce pas une jolie vie, aisée et même large dans son aisance ? Et que représente-t-elle ? Une fortune de cent vingt mille francs ! Quatre ou cinq mille livres de revenu ! Un dernier type brantômais, enfin, est le petit retraité, et vous pouvez le voir sur la promenade, au café, chez le perruquier. Il est libre, n’a rien à faire, et pourrait, s’il le voulait, passer sa vie sous les platanes, au bord de la rivière, sur le quai, le long de la vieille balustrade, à regarder onduler les herbes sous l’eau. Et sa retraite n’atteint pas trois cents écus ! Peut-être possède-t-il aussi deux ou trois « obligations, » la petite maison dont il n’occupe que le haut, afin de pouvoir en louer le bas, et une petite terre, toute petite, qu’un homme du pays lui cultive « au tiers. » Mais tout cela, totalisé, ne dépasse pas douze cents francs, et il a, pour ces douze cents francs, tous les prestiges d’un « monsieur. » Il figure sur l’estrade, dans les comices, parmi les notabilités.

J’ai rendu visite à une vieille demoiselle, une toute petite rentière, très vieille et très aimable, et j’ai été frappé du confort relatif, de l’honorabilité proprette, presque coquette, de son logis. De quoi pourtant vit-elle ? De rien ! Mais elle fait presque encore figure. Elle a son petit salon, une servante aux gages de cinq francs par mois, et se plaint seulement du Brantôme actuel, qui lui semble trop moderne.

— Ah ! monsieur, me disait-elle en soupirant, si vous aviez pu voir le Brantôme de ma jeunesse ! C’était si gai, si joli, et les gens étaient si polis ! On fêtait alors sérieusement les deux Saint-Sicaire, la grande et la petite, celle d’automne et celle de printemps, et ce n’était pas seulement des foires ! Les pèlerins y venaient de partout, pieds nus, avec leur suaire sur la tête. Il en arrivait de plus de vingt lieues, on ne voyait plus qu’eux sur les routes, avec des ânes, des infirmes, et tous allaient à la fontaine !… L’un y trempait son bras, l’autre sa jambe, l’autre son enfant malade !… Et le soir, à l’Abbaye, le couvent donnait un bal. Ah ! les bals du couvent ! Les bals de la Saint-Sicaire ! C’est là qu’il se faisait des mariages ! Les Brantômaises ne passaient pas pour trop laides, et les jeunes gens ne manquaient guère… Il en arrivait même de Bordeaux… Ah ! monsieur, si on dansait ! On venait aussi de loin pour ça !… Aujourd’hui, monsieur, on ne danse plus, on ne s’amuse plus, il n’y a plus rien, et les gens ne sont même plus polis !


VII

Il s’est passé à Brantôme, voilà une année ou deux, une bizarre histoire de diablerie… Tous les soirs, à l’école des Sœurs, des pierres étaient jetées dans la classe à une heure fixe, sans qu’on pût savoir d’où elles tombaient. On avait beau fermer les fenêtres, surveiller les élèves et les maîtresses, s’assurer qu’aucun projectile ne pouvait se lancer de nulle part, les pierres tombaient quand même. On vérifia le plafond, le grenier, mais on ne découvrit rien, ni fente, ni trou, ni cachette. On observa de plus près les jeunes filles et les religieuses, mais aucune d’elles ne prêtait aux soupçons. On se demanda si l’on n’était pas, par hasard, victime d’une suggestion, d’une hallucination collectives, mais on n’eût pas, en ce cas, retrouvé les pierres, et on les retrouvait… Tous les soirs, à la même heure, elles retombaient du plafond, et roulaient sur les pupitres.

On n’imagine pas la surexcitation causée par cette histoire de pierres, non seulement dans l’école, mais dans le pays tout entier. Les uns y dénonçaient une machination de l’école « laïque, » d’autres déclaraient les religieuses folles, et d’autres parlaient d’esprits, de revenans, de possession, de maison hantée, de phénomènes diaboliques. Les religieuses, affolées, finirent, de guerre lasse, par ne plus vouloir s’en rapporter à elles-mêmes, allèrent chercher des témoins, et tout un tribunal de notabilités se réunit un soir dans la chambre ensorcelée, pour constater le sortilège. Au fond, on s’attendait à ne rien voir, et chacun se préparait à rire des pauvres Sœurs, mais les pierres, effectivement, commençaient à tomber à l’heure fixée, on ne savait d’où, et roulant partout sur les bancs… Ce fut alors, dans la ville, une véritable révolution, une émeute. On voulait assiéger le couvent, en faire le sac, jeter les religieuses dans la rivière. On n’en fit rien, heureusement, mais toutes ces sorcelleries, ou pseudo-sorcelleries, n’en finirent pas moins par l’interdiction de l’école. L’autorité municipale la ferma, les parens retirèrent leurs enfans, et les infortunées Sœurs, obligées de quitter le pays, durent se sauver dans leur communauté. C’était peut-être tout ce qu’on cherchait.

Depuis, elles ont rouvert l’établissement, et les pierres n’ont plus reparu, mais personne n’a jamais pu dire comment elles étaient tombées. C’était, évidemment, par une de ces supercheries fort simples ; et qu’on ne découvre pas, précisément parce qu’elles sont simples, mais ces hypothèses-là sont les dernières auxquelles, généralement, on pense dans les petits pays. On y a toujours une extraordinaire vivacité de vision, d’où sont toujours venues beaucoup de légendes, et c’est encore là, d’ailleurs, un effet de cette petite vie où l’imagination elle-même se contente d’un petit budget. C’est aussi un peu le phénomène de la mystérieuse sonorité des églises, où le plus léger froissement se répercute, dans le silence, en gémissemens prodigieux.


VIII

L’un des caractères de Brantôme est dans la grande quantité de grottes et de cavernes qui l’encadrent. Les unes contiennent des carrières, d’autres sont plantées en décor d’opéra, et d’autres sont habitées. Celles-là, nous l’avons dit, forment tout un faubourg, et la visite aux habitans de ce quartier n’est pas la moins curieuse qu’on ait à faire dans la ville.

L’un de ces logis pratiqués sous la roche, et que ses habitans me laissent voir sans difficulté, se compose de deux pièces superposées, un grand bûcher en bas et un grand taudis au-dessus. En bas, dans le bûcher, on aperçoit des fagots, des chiffons, des tas de ferraille, des scies à pierre ; en haut, dans le taudis, quatre grabats défaits, ignobles, défoncés, sous un plancher bas et noir auquel pendent des faucilles, des lignes de fond, des collets, du lard et une paire de bottes. Ils couchent huit dans ce grand galetas, le père, la mère, trois filles, deux fils, et un enfant trouvé de Périgueux, mis en pension là par l’Administration. Le père est croque-mort, la mère « fait des journées, » l’un des fils travaille la terre « au tiers, » l’une des filles « se loue, » et le reste va mendier aux enterremens et aux noces. Comptez cependant encore, dans les revenus de la maison, six francs que l’Assistance publique donne chaque mois pour l’enfant trouvé, et trois oies, qu’on engraisse d’orties et d’épluchures cuites, pour les revendre à la saison !

Tout autre, d’ailleurs, est le ménage installé dans la grotte à côté. Là, les habitans sont propriétaires de leur creux de rocher, et leur logis, leur jardinet, toute leur propriété, comme capital, vaut dans les quatre cent cinquante francs. Ils sont deux, l’homme et la femme, et tout chez eux annonce l’ordre, l’économie, et même les économies. En bas, une petite cuisine, une table, trois chaises, un buffet et une horloge. A côté, et communiquant, un cellier à compartimens, où chaque objet a sa place. Là, le bois ; là, le tas de pommes de terre ; là, le petit tonneau de piquette, et là, derrière une planche, entre la barrique et le bois, quelque chose qui remue, qui broute et qui bêle : deux agneaux qu’on élève, et qu’on revendra gras à la foire. Montez, maintenant, par le petit escalier raide, et vous voilà dans une chambre aussi nette, aussi propre, aussi bien rangée que le bas : une table, deux bancs autour, une armoire et trois lits sous leurs courtines. Ces braves gens ont un fils soldat, et le père de l’homme, en outre, passe tous les ans trois mois chez ses enfans. De là, ce troisième lit, qui est tantôt pour le père, tantôt pour le soldat. Et les ressources du ménage ? Le mari est tailleur de pierre, la femme fait des lessives, et ils travaillent « au tiers » un bien voisin. Eux-mêmes, enfin, possèdent un petit terrain d’où ils tirent un demi-sac de blé, vendent leurs deux moutons, profitent de la laine, et doivent encore ajouter, à tous ces petits profits, un peu de pêche et de braconnage, car on remarque, dans un coin, un épervier accroché à un clou, et un fusil pend à une poutre, à côté de la planche à pain. Avec tout cela, ils joignent les deux bouts, et trouvent même moyen, une ou deux fois dans l’année, d’envoyer un mandat-poste au troupier. Ils servent même encore au père, tous les mois, une rente de deux francs cinquante.

L’ordre et la propreté, toutefois, ne sont pas la règle de ce quartier, et, ce qu’on y voit, c’est la misère. On m’y a montré une petite vieille bizarre. Elle était en train de filer, accroupie devant sa caverne, avec des débris de laine dans sa tignasse, et vit là d’un enfant et d’un vieillard. L’enfant, placé chez elle par l’Assistance publique, lui rapporte, chaque mois, les six francs réglementaires, et le vieillard, légendaire dans la région, est un mendiant nommé Bimbit. Pas beaucoup plus grand qu’un nain, avec une tête grosse comme le poing, deux dents de rat qui ricanent, et deux petits yeux qui saignent, sous un éternel bonnet de coton, Bimbit parcourt la ville, sinistre et sautillant. Il se met en route dès le matin, suit les voitures, fait le fou, taquine les filles, ramasse du crottin, demande l’aumône à l’entrée de l’église, à la porte de laquelle il se plante douloureusement, et rentre avec ses sous chez la vieille, qui le couche au fond du rocher. Une inspectrice de l’Assistance vint un jour voir l’enfant de l’Administration, et Bimbit, en la voyant, tombait à genoux, frappé d’éblouissement, en ôtant son bonnet de coton… Elle lui faisait l’effet d’une grande dame, et il l’avait prise pour la mère, car Bimbit croit très naïvement que tous les petits bâtards placés dans les campagnes sont des enfans de marquises, de duchesses et de princesses du sang…

On retrouve en petit, dans ce petit faubourg, toutes les tares, toutes les vagues industries, tous les vagabondages qui égaient ou déshonorent les bas-fonds des villes. Je passe, en revenant, devant une vieille tourelle lézardée, une sorte d’ancien pigeonnier en ruine, et je lis sur la porte, inscrit à la craie, — Auberge du Pou Volant— ! C’est le refuge de nuit du bourg. Je vais ensuite à une grotte voisine, où retombent des lierres et des liserons, et me voilà dans une guinguette souterraine… J’entre, et je ne vois d’abord personne. Mais j’avance de quelques pas, et j’aperçois alors tout au fond, autour d’une bougie plantée dans une bouteille, une ombre d’homme et une ombre de femme attablés à un tonneau. Ils boivent tranquillement là au irais, dans le petit bruit doux des suintemens qui dégouttent, sous les circuits des chauves-souris, et ils ont l’air, autour de leur bougie, de boire autour d’une étoile.


IX

Brantôme vous laisse comme un souvenir d’eau-forte. Souvenirs du paysage, qui ne ressemble à aucun autre, et qui est cette chose si rare, un paysage original ! Vous pourrez voyager beaucoup, vous ne verrez pas souvent ailleurs ces prairies accidentées, cette rivière qui coule et dort, et toutes ces petites cascades d’argent, ces moulins qui chantent, et ces grandes roches de légende dans cet encadrement de pastorale ! Souvenirs du bourg lui-même, et de ses restes, encore jolis, de la Renaissance, de la Ligue et même de beaucoup plus loin ! Souvenirs, enfin, de la petite vie qu’on y mène, où l’on fait tant avec si peu, où l’on vit si bien sans rien, et qui a je ne sais quoi de si pâle, de si ancien, de si vieillot, de si doucement spectral ! Impression mélancolique de pays mort ou léthargique, mais enseveli dans le plus vert et le plus frais linceul où puisse dormir un pays, et si avenant, si pittoresque, si aimable dans la mort !

J’ai souvent visité Brantôme, et je m’y vois encore, un jour de comice, à la fin d’une de ces journées de septembre qui ressemblent à des journées de juillet. C’était le dimanche, on avait distribué les prix dans l’après-midi, des primes de cent sous et d’un écu, que de vieux et jeunes paysans étaient venus recevoir avec éblouissement, et les gens de la localité, môles à ceux de la campagne, couvraient la promenade du quai, où jouait l’orgue des chevaux de bois, quand je voyais venir tout à coup, dans la poussière et le soleil, un extraordinaire cavalier. C’était un vieillard rasé, coiffé d’un tricorne, habillé d’une robe retroussée sur ses genoux, avec de longues jambes qui pendaient dans un pantalon, et monté sur une bête qui semblait moitié cheval et moitié mulet. On avait, d’ailleurs, vite reconnu un prêtre, et c’était, en effet, le curé d’une paroisse voisine. A quatre ou cinq lieues de là, il avait une petite campagne, et s’en allait ainsi, tous les dimanches, une fois les offices finis, faire une visite à son domaine. Personne, bien entendu, ne songea, dans la foule, à s’étonner de ce cavalier. Il était trop du pays pour y surprendre, mais trop aussi pour ne pas m’en sembler comme le résumé vivant, et tout Brantôme est toujours resté pour moi dans ce vieux curé à cheval, son vieux tricorne poudreux, sa vieille soutane poussiéreuse, et son prodigieux bidet.


MAURICE TALMEYR.