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Un Bourgeois parisien pendant la Révolution

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Louis de Launay
Un Bourgeois parisien pendant la Révolution
Revue des Deux Mondes7e période, tome 64 (p. 895-915).
LES OPINIONS D’UN BOURGEOIS PARISIEN
PENDANT LA RÉVOLUTION

Beaucoup de gens ne considèrent encore la Révolution française que comme une griserie de mots aux conséquences tragiques, suivie d’une immense déception. Ce que fut cette griserie chez les contemporains les plus pacifiques et les moins préparés par leur vie antérieure aux violences de la politique, il n’est peut-être pas inutile de le montrer par un exemple nouveau. On a toujours avantage à comprendre mieux la mentalité des âmes troublées par les illusions révolutionnaires, et cette caricature asiatique de notre Terreur que nous offre, en ce moment même, le bolchevisme russe n’est pas sans apporter à un tel examen quelque intérêt d’actualité.

La famille, dont je voudrais faire connaître les opinions exprimées au jour le jour et parvenues jusqu’à nous par un hasard singulier, n’a tenu qu’une place bien minime et bien momentanée dans notre histoire parisienne ; mais cet anonymat ne me paraît pas diminuer l’intérêt des papiers dans lesquels nous allons puiser. On sait assez ce qu’ont pensé sur la Révolution les grands protagonistes et ceux qui en ont souffert violemment. Ici nous entendrons de simples témoins désintéressés, qui d’abord regardent le spectacle en badauds, sans s’imaginer pouvoir être mis en cause ; après quoi, ils sont amenés à y prendre un rôle, mais un rôle en quelque sorte inconscient et de forme toute bureaucratique en des heures dont, à distance, nous apercevons surtout l’horreur sanglante.

Nos personnages n’ont ni intérêt ni crainte personnels dans le grand changement qui s’opère alors sous leurs yeux attentifs et auquel ils applaudissent avec une foi religieuse. En définitive, ils y ont trouvé la ruine ; mais ils sont toujours restés convaincus qu’ils étaient à la veille d’y réaliser le bonheur ; et, quoique bons royalistes au début, ils avaient personnellement trop pâti du système ancien pour le regretter. Nous avons là, si l’on veut, l’histoire de la Révolution racontée chaque matin par « Monsieur N’importe qui. » De tous les événements il peut dire : « J’y étais ; j’y ai pris part, » mais son seul désir est de fixer le plus exactement possible, sans la moindre intention de publicité, ce qu’il a vu ou cru voir, ce qu’il a éprouvé, entendu et compris. La déformation même qu’ont subie les nouvelles et les opinions en des esprits honnêtes, surexcités par ce qu’on pourrait appeler la fièvre obsidionale, éclaire pour nous la psychologie de ces foules anonymes qui exercent une poussée si irrésistible, si décisive et, en même temps, si irraisonnée dans les périodes de crise : à ces moments où les grands acteurs du drame, en évidence sur le devant de la scène, perdent, sans l’avouer, la direction de ceux qu’ils s’imaginent conduire.

Présentons rapidement nos personnages tels qu’ils nous apparaissent à l’aube de la Révolution, afin d’apprécier à sa juste valeur l’évolution qui, d’un brave bourgeois travailleur, a fait, en 1792, un membre de la Commune, un admirateur de Danton, Robespierre et Marat et l’a conduit un moment à envisager les massacres de septembre comme le salut de son pays. Dans les troupes révolutionnaires, on rencontre, mêlés et confondus, des éléments très divers : des profiteurs et des convaincus, des violents et des peureux, des égoïstes et des patriotes, des optimistes qui pensent contribuer au salut de l’humanité et des nihilistes qui veulent anéantir une civilisation exécrée. Le mouvement le plus désordonné embrigade des hommes réglés, qui ne sauraient se désaccoutumer d’aller chaque matin à leur bureau et qui, pour quelques émoluments ou pour quelque honneur, y maintiennent des principes d’administration empruntés au régime déchu. Notre « communard » de 1792 fut un de ces bureaucrates aisément satisfaits, et nous le verrons, pour le plaisir de signer « officier municipal, » dresser l’inventaire des objets trouvés sur la princesse de Lamballe massacrée, aussi tranquillement qu’il eût enregistré le plus banal acte d’état civil.

Donc il y avait, en 1784, rue Saint-Antoine, près la prison de la Force, un miroitier nommé Toussaint Mareux, qui exerçait paisiblement son commerce et faisait de bonnes affaires, aidé par sa femme, ses deux fils et sa fille. C’était un Picard de cinquante ans, appartenant à une vieille souche de fermiers lentement enrichis par l’épargne. Tout jeune, il était venu à Paris, où trois de ses cousins représentaient déjà la Compagnie Royale de Saint-Gobain ; et il avait pris, comme eux, un dépôt de miroirs dans la Cité. A vingt-cinq ans, il épousa « une confrère, » Geneviève Sallior, plus âgée que lui de quelques années, et il entra ainsi dans une ancienne famille parisienne qui, déjà sous Louis XIV, avait fourni des premiers valets de chambre et femmes de chambre à toute la famille royale, à la Palatine, belle-sœur du Roi ; à sa fille, la princesse de Conti ; à sa petite-fille, la duchesse de Berry et dont plusieurs membres avaient atteint ensuite à la fortune dans le commerce de la tapisserie, puis dans l’architecture.

Le milieu était celui de bourgeois aisés frottés à la Cour. Maisons de ville et de campagne, carrosse, argenterie, bijoux, objets d’art et tableaux, conversations sur les salons annuels, les ventes fameuses, les spectacles ou les livres. Toussaint Mareux était moins riche que les nombreux cousins de sa femme ; mais on n’aperçoit pas qu’il en ait été jaloux. C’était un bon cœur sans aucun mélange de fiel.

Intelligent et actif, il avait, en outre, beaucoup d’imagination : il en avait trop pour la sécurité de ses entreprises ; car cette imagination interposait devant toutes choses un verre rose qui les lui faisait apercevoir en beau. Après avoir gagné quelques dizaines de mille francs dans son commerce de glaces, il se lassa d’opérations rigoureusement limitées par des règlements sévères et des tarifications dont le principe remontait à Colbert et se lança successivement dans une série d’entreprises plus hardies. Au moment où il commence à nous intéresser, il est, à la fois, éditeur de livres, entrepreneur de constructions, directeur d’un théâtre, etc. Son optimisme aperçoit déjà, dans chacune de ces branches, la source de merveilleux bénéfices. Cet optimisme invétéré forme, à vrai dire, le fond de son tempérament et il a certainement contribué à lui faire épouser, avec une confiance inébranlable, le mouvement vite accéléré de la Révolution. Optimiste, idéaliste, confiant et même crédule, ce sont des traits qui apparaissent souvent dans cette petite bourgeoisie parisienne dont l’origine est, dans bien des cas, comme ici, presque immédiatement provinciale. On y prétend tout savoir ; on y croit à tout en voulant paraître sceptique et blasé sur tout ; on y est impulsif et sentimental ; et cette facilité à suivre en prétendant rester indépendant constitue une force fluide particulièrement facile à ébranler, qui, une fois mise en mouvement, se porte en avant de toute sa masse.

Ajoutons encore que Toussaint Mareux avait pu donner une bonne éducation à ses deux fils. L’aîné, Louis, âgé, en 1784, de 23 ans, était un garçon adroit et de bonnes manières, jouant joliment du violon, pinçant de la guitare, graveur de mérite et habile dans ces expériences de physique qui étaient alors le jeu à la mode. Le second, Augustin, âgé de 22 ans, travaillait chez un architecte et peignait d’un pinceau délié d’élégantes aquarelles. La fille, Adélaïde, avait été moins soigneusement instruite, comme cela arrivait souvent alors. « Toujours bonne et douce, » nous dit son père à plusieurs reprises, elle se montre à nous avec la physionomie d’une gentille ouvrière parisienne.

C’est à ce moment que se produisirent, dans cette famille, les deux événements qui devaient, à la fois, déterminer son attitude pendant la Révolution et motiver la volumineuse correspondance où cette Révolution nous a été racontée.

Tout d’abord, Toussaint Mareux imagina de construire, sur les plans de son fils Augustin, de monter et de diriger un « Théâtre de Société, » avec une Ecole de Déclamation, destinés à concurrencer la Comédie-Française et le Conservatoire. On sait combien était alors draconien et exorbitant le privilège des deux théâtres royaux, la Comédie-Française et l’Opéra. Le monopole entraînait, comme toujours, chez les privilégiés, une certaine indolence dont se plaignait le public et, de tous côtés, on tentait des efforts pour fournir aux Parisiens, si friands de théâtre, des spectacles plus variés et plus vivants que ceux des deux scènes officielles. Par exemple, on donnait des représentations privées devant un groupe d’amateurs ou sociétaires payant une cotisation annuelle, des « représentations de cercles ; » et c’est le procédé qu’employa Toussaint Mareux. Les Comédiens français toléraient bon gré mal gré ces agissements, tant que la chose se passait sans bruit, dans un rayon restreint et surtout tant qu’on ne vendait pas de billets à la porte. Toussaint Mareux, en voulant faire trop grand, en ayant d’abord trop de succès, en fondant un théâtre sur lequel vinrent jouer Talma et d’autres acteurs des Français, suscita vite des hostilités trop bien armées qui firent fermer de force son théâtre. Le 11 juillet 1789, trois jours avant la prise de la Bastille, il perdait, contre les Français et l’Opéra, un procès qui était sa ruine. Sa manière d’envisager les abus de l’ancien régime devait nécessairement s’en ressentir.

L’autre événement fut le départ du fils cadet Augustin pour Constantinople. Vers la fin de 1784, au moment où, sur les plans de celui-ci, on achevait de construire le théâtre du père, on vint offrir au fils une occasion merveilleuse de voir du pays et de se perfectionner dans son art. Un certain capitaine de Saint-Rémy, connu de la famille, recrutait, pour le service du Roi, en vue d’une mission secrète dans un pays inconnu (ni plus ni moins que dans Ruy Blas) des jeunes gens sérieux et habiles au dessin. Il s’agissait, en réalité, d’organiser à Constantinople, au bénéfice de la France, la mainmise militaire que les Allemands réalisèrent si complètement, un siècle plus tard, à la veille de 1914. Augustin Mareux se laissa tenter et partit. Peu après, son frère aîné accepta une place à Strasbourg dans l’administration de la loterie. Le père et les deux fils s’aimaient tendrement et aimaient aussi à écrire. Ils étaient tous trois friands de nouvelles. Une conversation s’engagea entre Paris, Strasbourg et Constantinople, qui, parvenue tout entière jusqu’à nous, constitue, pendant une dizaine d’années, un véritable journal presque quotidien.

Dans ce journal, les personnages se peignent avec une netteté et un relief admirables. Le père surtout semble vivant comme une préparation de Latour. Ne l’avons-nous pas rencontré, ce bon Parisien de Picardie à la fois badaud, gobeur et pourtant sachant fort bien voir le dessous des choses dès qu’il n’est pas en cause, satisfait des événements, enthousiaste, convaincu que tout s’arrangera et intéressé à le penser par une certaine paresse d’égoïste ? On croit le voir, avec ses yeux vifs et ses mains grasses, un peu bedonnant, mais pourtant alerte encore, qui flâne sur le devant de sa boutique, dans la pénombre de laquelle brille la miroiterie, qui cause avec les voisins et s’informe, qui donne son opinion renseignée sur les faits du jour, écoute et discute les réponses, puis revient à son bureau écrire longuement, tranquillement ce qu’il a entendu et compris. Les événements l’amusent, quels qu’ils soient, par cela seul que ce sont des événements. Il ne les prend jamais trop au tragique, il est surtout occupé de les observer et de les décrire. Dans la grande détresse personnelle que va provoquer pour lui la Révolution en paralysant son théâtre et restreignant son commerce, il demeure toujours convaincu qu’on est à la veille d’un événement heureux. « Ce qu’il doit en advenir, le temps nous l’apprendra, » telle est sa conclusion favorite. Mais il résout d’avance le problème dans le sens le plus favorable. Toute son attitude, tous ses états d’àme font le contraste le plus plaisant avec le milieu où nous allons le voir fonctionner comme juge d’un tribunal révolutionnaire C’est le type du « bon papa, » qui consulte ses enfants avant d’agir et qui admet leurs remontrances sur ses imprudences spéculatives ou s*ur ses prodigalités ; rien chez lui de commun avec le farouche sectaire que l’on pourrait être tenté d’imaginer d’après la place qu’il a occupée dans le groupe dirigé par Robespierre et Danton, ni même d’après certaines professions de foi momentanées un peu trop jacobines. L’intérêt possible de notre étude va être de montrer comment s’est opéré le glissement progressif entre ces deux mentalités qui, envisagées dans leurs termes extrêmes, apparaissent si dissemblables. Le cas que nous rencontrons là est fréquent, en effet, et, dans les périodes de crise, nombreux sont ceux qui regarderaient avec stupéfaction leur propre figure si, par quelque miroir magique, on pouvait la leur faire voir, à quatre ou cinq ans de distance, avant ou après.


Nous venons d’indiquer le point de départ. Résumons brièvement les étapes successives qui ont préparé les journées critiques d’août à décembre 1792, les seules sur lesquelles ici nous nous proposions d’insister. Nous le ferons, non pour raconter des événements qui sont assez connus par ailleurs, mais pour indiquer la manière dont les ont envisagés, sur le moment, un très grand nombre de Parisiens semblables à notre héros. D’une manière générale, on peut dire que toutes les mesures législatives, quelles qu’elles soient, comblent Toussaint Mareux de joie et que les violences lui paraissent des incidents tout simples, sans importance, applicables à une catégorie de gens très lointaine, à laquelle il ne s’intéresse pas. Contre les aristocrates, les émigrés, etc., le sentiment qui domine du premier au dernier jour est celui de la légitime défense. Ainsi les massacres de septembre seront, pour lui, le salut des Parisiens que les prisonniers se proposaient d’exterminer.

Au début cependant, son premier mouvement presque instinctif est la réprobation pour des émeutes dont il ne prévoit pas encore l’importance politique. Les vauriens qui, les 27 et 28 avril 1789, pillent les magasins de l’industriel Réveillon, sont par lui traités nettement de bandits. Mais il ne se passe pas trois mois avant que les émules de ces bandits soient excusés, puis glorifiés. Chacun se rappelle le rôle joué par la disette dans les débuts de la Révolution. Les Mareux ne sont pas assez du peuple pour manquer de pain, mais ils vivent au milieu de ce peuple, entendent ses plaintes et acceptent, avec la même naïveté que lui, l’explication de ses misères en les attribuant aux « Accapareurs. »

Les Accapareurs et les Agioteurs, ce sont des appellations qui soulèvent toujours mécaniquement une foule et qui la dispensent de tout raisonnement économique. Supposer que les prix du blé ou de la viande montent parce que ces marchandises deviennent rares ou sont plus demandées, parce que les transports se font mal, parce que le papier-monnaie avec lequel on les paye est discrédité, cela constitue des explications trop difficiles à comprendre et à suivre dans leurs applications journalières. N’est-il pas plus simple d’imaginer des spéculations odieuses : ce qui permet de se venger sur quelqu’un et de se soulager la bile ?... Le pain manque, il est de mauvaise qualité. Alors les femmes arrêtent les charrettes de farine et les jettent dans la Seine ; et tous les Mareux d’applaudir. Immédiatement, ils s’imaginent que la disette va disparaitre. Le lendemain, elle ne fait que croître. Comment cela peut-il s’expliquer ? Le peuple souverain n’a-t-il pas témoigné sa volonté formelle que les farines soient abondantes ? Le gouvernement même n’a-t-il pas donné des ordres à ce sujet ? Il y a donc là-dessous un complot manifeste des aristocrates !... « Le monopole, nous dit Mareux, se fait par des gens de la première distinction, qui voulaient réduire le peuple par la famine... » Cependant les États-généraux se réunissent. Mareux est convaincu que tout va « se rétablir dans l’ordre de la justice, après lequel on soupire depuis des siècles. »

C’est le 11 juillet 1789 que notre homme a perdu son procès contre la Comédie-Française. Mais il ne l’annonce à son fils que le 13 juillet et, ce jour-là, il a des nouvelles bien plus intéressantes à lui donner. Deux lignes sur son infortune personnelle. Puis un titre flamboyant qu’il souligne : Révolte Générale et, pendant quatre pages enflammées, il explique à sa manière les événements qui précédèrent la prise de la Bastille (l’affaire du prince de Lambesc, etc.). Il s’est fait faire aussitôt par sa fille une cocarde verte et il a couru signer son engagement dans la garde bourgeoise. Une semaine après, il raconte la suite, émerveillé d’avoir assisté à un événement, « dont il n’y a point d’exemple dans l’histoire universelle et particulière. » Manifestement, cette satisfaction orgueilleuse d’avoir vu s’accomplir un grand événement historique domine chez lui tout autre sentiment. Après huit pages de récit, sa conclusion est : « Ainsi fut prise cette fameuse Bastille, cette citadelle de Paris, l’écueil des plus grands capitaines, des Henri IV, des Turenne, etc., ce séjour de vengeance et de la tyrannie ministérielle. Ne t’étonne point, mon fils, d’un coup aussi hardi et aussi bien réussi. Un peuple destiné depuis longtemps à l’esclavage du despotisme le plus absolu et qui combat pour sa liberté, ne connaît plus de dangers. Il affronte ces dangers, quelque apparents qu’ils soient. La réussite est heureuse, j’en conviens ; mais elle étonnera l’univers, et nos arrière-neveux regarderont même cette action comme fabuleuse... »

Cependant, avec la presque totalité des Français à cette date, il reste bon royaliste et il a, sur Louis XVI, des phrases qui éveillent aujourd’hui le sourire : « ... Sa Majesté, en retournant au château (le 15 juillet), a commencé à jouir du bonheur qui l’attendait. Le peuple de Versailles l’a reconduite aux acclamations de la plus grande joie... ; » puis, lorsque le Roi vient à Paris le 17 juillet et est forcé d’arborer la cocarde nationale : « C’est alors que les acclamations ont commencé. Les pleurs de joie et les larmes d’attendrissement étaient la force de crier : « Vive le Roi ! … » Cette sensibilité et ces pleurs caractérisent les hommes de ce temps, où chacun était plus ou moins façonné à l’image de Rousseau, sinon modelé par Rousseau lui-même. Jamais on ne fut plus « sensible » et on ne pleura davantage par attendrissement, joie ou pitié, que dans ces années où les têtes tenaient si mal sur les épaules et où il paraissait tout simple d’arracher le cœur d’un adversaire pour le promener au bout d’une pique.

Sur la nuit du 4 au 5 août, Mareux n’est pas moins lyrique et marque un crescendo d’admiration qui va continuer longtemps : « Désormais, il n’existe plus que des citoyens libres et tous égaux. Le simple citoyen jouit de toutes les dignités et grandeurs, soit dans l’église, dans les armées, à la cour, dans la robe, etc.. Les vertus et les talents conduiront à tout. Cette journée a été et sera toujours remarquable, et même au-dessus de celle de la prise de la Bastille... » On ne peut vraiment reprocher aux contemporains de la Révolution d’en avoir méconnu la grandeur. Ne serions-nous pas en droit de faire remonter jusqu’à eux cette vaste entreprise de publicité, par laquelle on a si bien réussi à convaincre le peuple français que son histoire a commencé en 1789 et que jamais le soleil n’avait osé briller pour lui auparavant ?

D’ailleurs, il va sans dire que, si les événements ont un contre-coup sur la disette par laquelle ils ont été provoqués, c’est pour la rendre plus complète. Le 21 août, nous lisons : « Les vivres manquent au point que les boulangers sont assaillis. Depuis le matin, ils ont chez eux un peuple immense qui attend que le pain soit cuit... Ce pain est très mauvais depuis quelques jours. Ce sont des farines que les malheureux accapareurs aimaient mieux laisser gâter que de se faire connaître pour des traîtres à la patrie... Dans les provinces, on a eu beaucoup d’erreur par des gens mal intentionnés qui étaient payés pour semer l’alarme... Je suis témoin de l’amitié et de l’amour du peuple pour le Roi et sûrement il est bien aimé et il mérite de l’être... Le commerce est bien languissant. Il faut attendre la fin des troubles et de nouvelles lois ; cela demande encore du temps... »

La journée du 5 octobre, où le Roi fut ramené de force à Paris et devint le prisonnier du peuple, est longuement racontée avec cette conclusion : « Tu peux bien juger que le parti des princes fugitifs et de la Reine n’est pas éteint... Ainsi le dessein de faire partir le Roi pour Metz, un autre d’affamer Paris par les accaparements de grains au milieu de l’abondance étaient réels et l’on découvre depuis jeudi que des enrôlements nocturnes se faisaient de toutes parts, ainsi que des magasins d’habits et ustensiles militaires se préparaient et sont aujourd’hui sans équivoque. Cela prouve que les journées du lundi 5 et du mardi 6 sont de beaucoup au-dessus de celle de la prise de la Bastille !... »

La grande année n’est pas terminée que la note devient déjà plus violente : un peu sans doute parce qu’on ne voit pas apparaître le bien-être général dont on avait trop escompté l’avènement rapide. Le 31 octobre, on nous annonce qu’on commence à faire le procès des « coupables : » c’est-à-dire du prince de Lambesc, « des fugitifs et des prisonniers dont les prisons regorgent... Le peuple murmure des lenteurs que l’on a mises pour faire leurs procès. » Puis, le 12 janvier 1790 : « Ce qui fait une affaire sérieuse, c’est l’absolution que les juges veulent donner au baron de Bézenval, qui s’était chargé de foudroyer Paris au mois de juillet dernier. Le peuple et les bourgeois s’attroupent au Châtelet et veulent avoir ce baron pour l’expédier... » Et, comme refrain, à la date du 19 avril 1790 : « A travers tous ces grands débats, le Roi est toujours chéri et aimé du peuple... »

Le 15 juin, il résume ainsi son opinion : « Nos campagnes jouissent déjà du bien-être de la Révolution.... « Ces campagnes, il ne les habite pas ; mais, à Paris où il vit, il constate que le commerce est absolument mort et ne se relèvera point de sitôt. Lui-même est, selon son expression, dans une « détresse affreuse. » Pourtant, la seule chose intéressante est qu’on prépare la Fête de la Fédération et qu’elle sera splendide.

A partir de ce moment, en effet, il s’accuse un changement dans la correspondance Mareux, comme il s’en produit un au même moment dans les esprits. Le pays était alors las de troubles et aspirait au repos. Tous les gens sensés considéraient que la Révolution avait accompli son œuvre utile et qu’il fallait maintenant stabiliser le nouvel état de choses en remettant de l’ordre. D’où une accalmie momentanée et une ruée vers les fêtes et les plaisirs, telle qu’on la constate toujours après les grandes crises, quand le peuple éprouve le besoin de respirer et de recommencer à vivre. Je me borne à mentionner que Mareux devient, à ce moment, le reporter fidèle de toutes les cérémonies publiques. En bon Parisien et, qui plus est, en Parisien directeur de théâtre, il a l’amour des représentations et des cérémonies chevillé dans l’âme. Rarement on a brûlé autant de lampions et tiré autant de feux d’artifice que pendant cette triste époque. Mareux ne manque pas une illumination ou une pompe funèbre et les décrit à son fils dans tous leurs détails. Il est de ceux qui veulent avoir tout vu et qui ne redoutent pas de rester en station extasiée derrière un mur, au delà duquel il se passe quelque chose. Avoir sa place dans une fête est pour lui une joie. Retenons ce trait qui lui est commun avec beaucoup de nos boutiquiers parisiens. Si, un jour, nous le verrons à l’Hôtel de Ville siégeant nuit et jour avec les organisateurs des massacres de septembre, je ne voudrais pas jurer que le désir très parisien de « visiter les coulisses et de monter sur la scène » n’y ait pas contribué un peu.

Malgré cet apaisement relatif, l’année 1790 voit grandir, chez ce pacifique, un sentiment qui est commun à toutes les périodes troublées et qui conduit fatalement aux violences criminelles : la suspicion des tribunaux réguliers, regardés comme vendus aux contre-révolutionnaires, ou tout au moins comme insuffisants pour enrayer la contre-révolution. Nous n’aurons pas à chercher ailleurs une explication pour les horreurs de 1792 et 1793. Le 4 octobre 1790, Mareux s’indigne déjà contre « les infamies du Châtelet, » qui avait prétendu rechercher les fauteurs du 5 octobre. Le 21 décembre, il témoigne son irritation contre les émigrés, auxquels, commerçant malgré tout, il ne reproche pas seulement d’attirer les étrangers en France, mais aussi d’avoir, par leur départ, ruiné le commerce de luxe parisien... Le marasme croissant de son théâtre et la difficulté de se procurer de l’argent ne s’expliquent pas pour lui par le désordre et les émeutes, mais par des menées hostiles, et c’est avec quelque étonnement qu’il écrit cette phrase, où les principes de l’économie politique n’ont rien à voir : « La rareté du numéraire se fait toujours sentir malgré la liberté. » Comme beaucoup de Français, il était disposé à prendre l’agitation pour un mouvement utile et les réformes édictées sur le papier pour des progrès réalisés.

Je passe sur l’année 1791 et sur la mélodramatique « conjuration des chevaliers du poignard. » Mais, pour l’intelligence de la suite, il est bon de remarquer combien, au début de 1792, la foi révolutionnaire avait tiédi. Voici des passages d’une lettre du 17 janvier 1792 : « ... La ville est remplie d’une très nombreuse compagnie de filous ; l’on vole dans les rues et dans les maisons à chaque heure du jour... Quoi qu’il en soit, le Parisien aime la joie et tout passe comme le temps. Les uns pensent creux et réfléchissent ; les autres ne pensent qu’à se réjouir ; d’autres attendent avec patience pour se décider sur le parti qu’ils prendront ; les autres désirent une affaire sérieuse pour voir terminer les inquiétudes dans lesquelles la majeure partie des honnêtes citoyens se trouvent. Les égoïstes ne pensent qu’à eux, mais ils payent l’or et l’argent bien cher... L’on ne voit pas d’argent... Les terres se vendent à des prix fous... » Quelques jours après, le frère de Strasbourg raconte qu’au théâtre un cri universel de : « Vive le Roi ! » a remplacé celui de : « Vive la Nation !... »

Souvenons-nous comment cette réaction royaliste, dont nous rencontrons ici la trace, contribua à la guerre étrangère, qui, faisant diversion, rassembla la plupart des Français dans un même sentiment de révolte. A tous les vrais patriotes se joignirent alors ceux qui crurent menacés et remis en cause les avantages matériels tirés par eux de la Révolution. La haine engendra la haine ; la crainte de la trahison fît voir des traîtres partout ; on emprisonna les suspects et l’on s’imagina que les prisonniers rassemblés conspiraient ; la justice régulière parut trop lente devant les progrès de l’ennemi et l’on massacra moins par férocité que par instinct de défense. Le jeu sanglant de la Terreur s’engagea comme une partie où l’on jetait bas la tète du voisin pour essayer de sauver la sienne. C’est au début de cette phase nouvelle que notre miroitier directeur de théâtre fut, comme nous allons le voir, improvisé homme politique dans le gouvernement de Marat et de Danton.


Le 14 mai 1792, il se montrait encore bien tiède, étant donné surtout son caractère optimiste : « Nous ne parlerons point des affaires de France ; elles vont leur train, critiquées par les uns, approuvées par les autres ; l’homme sage garde le silence en attendant les événements. La guerre étant déclarée, le sort des armes peut amener bien des changements. » Mais, le 13 juillet, il écrit : « Les têtes paraissent se monter de toutes parts. L’approche des armées étrangères fait lever le caquet à bien du monde qui ne disait mot ci-devant. » Et, un mois après, nous lisons, au lieu de sa tranquille calligraphie habituelle, des pages fébriles de sa fille racontant, à sa place, avec une joie sauvage, avec le soulagement d’une délivrance, la journée sanglante du 10 août, à laquelle il a pris part, l’installation de la Commune révolutionnaire à l’Hôtel de Ville, le conflit de ce gouvernement insurgé avec le pouvoir régulier, le massacre des Suisses et enfin l’élection de son père comme officier municipal.

Cette lettre est particulièrement savoureuse quand on se souvient qu’elle a été écrite par « la bonne et douce Adélaïde » et quand on la lit dans le chaos du manuscrit, racontant pêle-mêle les nouvelles de la bataille, à mesure qu’elles arrivent, en y intercalant les événements de famille qui continuent malgré tout, le mariage d’une cousine, son déjeuner dinatoire auquel on ne sait si l’on sera invité, etc.. Évidemment, le jacobinisme de cette jeune fille est fermement convaincu que « les honnêtes gens » ont échappé à un grand danger, qu’ils allaient être tous massacrés par les royalistes. Cette façon d’envisager les événements est imprévue pour nous ; mais elle éclaire curieusement la psychologie d’une époque que nous sentons aujourd’hui plus que jamais « actuelle. » Il est toujours facile de comprendre comment des incendies, des vols et des assassinats peuvent être commis par des gredins ; il est beaucoup plus instructif de se rendre compte comment l’envolée des fausses nouvelles, la fantaisie habituelle des idées économiques populaires, la disette et la vie chère, enfin la déviation des meilleurs sentiments mêlés aux craintes les plus légitimes peuvent amener de paisibles bourgeois à devenir les complices de bourreaux sanglants. L’expérience prouve assez que les insurrections démagogiques réussissent généralement d’abord parce que des bourgeois y applaudissent et les dirigent.

Je n’ai pas à retracer les événements du 10 août ; j’en rappelle seulement ce qui est nécessaire à la clarté de notre récit. Nous venons de voir comment, en 1792, les royalistes relevaient la tête et comment, dès le début de juillet, les deux partis se préparaient à une lutte suprême. Ce fut cette bataille qui entraîna, par un jeu d’engrenages presque fatal, l’installation de la Commune, son hostilité contre la Convention, les massacres de septembre, la chute des Girondins et la Terreur. Pour les Mareux, il n’y avait pas de doute que l’initiative fût venue du côté des Royalistes et que les Jacobins eussent sauvé Paris d’un massacre prémédité.

C’est le 24 juillet que furent élus, dans les 48 sections de Paris, les premiers éléments de la Commune révolutionnaire. Le lendemain, l’Assemblée nationale, en décrétant la permanence des sections, organisait 48 clubs constamment ouverts aux péroreurs, 48 foyers d’agitation. Dès lors, dans toutes ces sections, la lutte s’engage ; d’abord à coups de langue. Suivant les heures, on y prend des décisions contradictoires, on juge et on se déjuge. Les majorités sont flottantes. Mais, par l’évolution ordinaire aux assemblées populaires que dominent toujours les minorités violentes, un mouvement progressif s’opère dans le sens de ce qu’on appellerait aujourd’hui le bolchévisme.

Particulièrement à la section modérée dont fait partie Mareux, celle du roi de Sicile, dans le calme quartier du Marais, un jour on vote la déchéance du Roi, le lendemain on proteste en sa faveur. Enfin, le soir du 9 août, sur un mot d’ordre jacobin venu du faubourg Saint-Antoine, le mouvement gagne le Marais : partout le tocsin sonne, les rues s’éclairent, les fédérés se rassemblent. Un bruit court que les royalistes se préparent à égorger les patriotes... « Plusieurs jours avant, écrit Adélaïde Mareux encore toute tremblante, nous étions avertis, mais n’étions pas trop effrayés. Le jour indiqué arrive donc et nous fait voir que la réalité du fait n’est que trop confirmée. Le jeudi 9, sur les sept ou huit heures du soir, chacun se disait en silence de veiller la nuit et de ne pas se coucher et de se tenir sur ses gardes ; car tout bon citoyen y était intéressé. Sur les onze heures et demie du soir, jusqu’à minuit, l’alarme s’est répandue par tout Paris, criant de tous côtés, frappant aux portes ; le tocsin mêlé partout. Juge de la situation de tout le monde. Les citoyens sont donc obligés de se lever ; les uns vont à ieur section, les autres suivent le torrent qui les conduit vers le château des Tuileries, et sans commandement... Le bourgeois de la maison [1] va à la section, sur les minuit. N’ayant pas d’armes, impossible pour lui de se mettre en marche. Enfin, pour être utile, on lui offre d’aller à la Ville [2] et d’apporter des nouvelles d’heure en heure à la section. Etant donc arrivé à la Ville, on lui dit que c’est pour être commissaire. N’ayant pas de pouvoir assez fort, il retourne à la section ; alors on lui donne un pouvoir plus fort qui le fait municipal... » Cette improvisation d’un représentant du peuple, qui commence par être un simple commissionnaire et qui se trouve soudain chargé d’administrer Paris, caractérise assez naïvement la façon dont le peuple souverain gouverne par lui-même et choisit ses élus aux heures graves.

Voici, plus exactement, ce qui venait de se passer. Au début de la soirée, le faubourg Saint-Antoine, avec quelques sections plus ardentes, avait donné l’impulsion, fait sonner le tocsin, mis la population en branle. Une trentaine de représentants insurrectionnels s’étaient assemblés à l’Hôtel de Ville « pour aviser aux moyens de sauver la patrie. » Dans les sections relativement modérées, on hésitait, on parlait, on se déclarait « en permanence, » on envoyait quelque Mareux aux nouvelles. Puis, les heures passant, les têtes s’échauffent comme toujours en pareil cas ; les gens paisibles rentrent chez eux et des violents s’introduisent de force. A deux heures du matin, dans la section de Mareux, la minorité bruyante avait pris ainsi assez d’avantages pour que le président Fayel, incapable de lui résister, levât la séance et sortît en emportant le registre des délibérations. C’est alors que Mareux, revenant de « la Ville, » trouve un nouveau président improvisé, dans un groupe tumultueux, où l’on se distribue les pouvoirs. Ce groupe s’associe bien entendu au mouvement insurrectionnel et dépêche, à cet effet, Mareux avec deux autres commissaires à l’Hôtel de Ville. Le bonhomme flatté, satisfait de jouer un rôle, se laisse faire.

Cependant, à l’Hôtel de Ville, les adhésions se multiplient et deux Conseils généraux siègent maintenant côte à côte : le Conseil légal dans sa salle de séances ordinaire, le Conseil « élu révolutionnairement pour sauver la chose publique » dans une salle voisine, où il se fait protéger par des hommes bien armés qu’ont envoyés les Sections. C’est devant cette bande que comparait Mandat, chef de la garde nationale, avant d’être assassiné en sortant. Enfin, vers 6 à 7 heures du matin, « l’Assemblée des commissaires de la majorité des sections réunis avec plein pouvoir de sauver la chose publique » (tel est son titre officiel un peu long) se sent assez forte pour chasser le Conseil légal. Adélaïde Mareux le raconte avec simplicité : « Il s’agit donc de casser la municipalité. C’est ce qu’on a fait au même instant. Ce n’était pas sans murmure ; mais on s’en est moqué. » Le bon Mareux participe alors à un nouveau « serment du Jeu de paume, » où les Commissaires s’embrassent et jurent ensemble, « dans un moment d’enthousiasme et d’inspiration, de se faire hacher plutôt que d’abandonner la cause du peuple. »

A partir de ce moment, c’est la bataille angoissée contre les Tuileries et les Suisses, dont Mareux, siégeant à l’Hôtel de Ville, donnant des ordres et délibérant dans le tumulte, suit avec passion toutes les péripéties. Une bataille que nous sommes plutôt habitués à regarder de l’autre côté de la barricade, mais pour laquelle notre correspondance fait revivre les émotions des « patriotes » défendant, contre la tyrannie despotique, « le Droit et la Liberté. » Un moment, on croit tout perdu ; le peuple reflue en désordre ; le drapeau est rapporté dans une débandade. Les commissaires exaltés jurent alors une seconde fois de périr à leur poste. Mais bientôt des cris de victoire se font entendre ; les dépouilles sanglantes de plusieurs Suisses sont ramenées en triomphe. On s’embrasse. On se félicite. On respire. La bonne cause est sauvée ! ..

Je ne reproduis pas tout le récit. En voici les traits les plus saillants : « ... Les vingt-cinq millions [3] sont donc au château à faire leurs préparatifs. Le soir, sur les onze heures, on criait dans les cours du château : « Aux armes » ... Tout le château est plein des Suisses et des aristocrates déguisés en Suisses. Presque tout l’état-major de la garde parisienne, les juges de paix, des juges de chaque tribunal, les trois bourreaux s’y trouvent ; aussi rien n’y manque. Le tocsin sonnait de tous côtés, car l’heure était indiquée à minuit ; mais quel est le parti qui le faisait sonner, on n’en sait rien... Sur les quatre heures, le Roi passa en revue les Suisses et les gardes-nationaux aristocrates... Le Roi, en passant sa revue, avait un air satisfait ; il allait nager dans le sang de ses sujets, il savait bien ce qu’il allait faire. A huit heures du matin, le faubourg est passé et plusieurs bourgeois se réunirent à eux avec le canon de chaque section. Nous étions donc armés contre ces brigands malintentionnés... » Elle raconte alors la bataille, où, à l’en croire, les faubourgs n’avaient pris que des piques et beaucoup de bourgeois des fusils sans cartouches, « tandis que ces traîtres de Suisses avaient des cartouches par centaines... » « Enfin, dit-elle, on escalade de toutes parts, on saccage tous les aristocrates et les Suisses. Le carnage commence. Chacun rapporte des défroques de tous ces monstres. On met des têtes à bas ; on les promène au bout de piques... Au premier coup de feu, le Roi bravement se rend dans le sein de l’Assemblée avec sa chère famille, étant tous hués de tous côtés. Fort embarrassés de leur présence, on fut obligé de leur pratiquer une chambre séparée de l’Assemblée, qui ne voulait pas être infectée d’un monstre aussi hideux... Depuis, on ne décesse d’arrêter du monde complice. Le peuple demande avec instance leur jugement, ou ils menacent de les exécuter eux-mêmes... Il faut juger au plus vite les criminels de lèse-nation !... »

Et voici la conclusion : « Ma foi, mon ami, il faut que tout le monde soit jacobin ; car, sans eux, on ne faisait qu’une bouchée de nous !... La guillotine va rouler grand train... »

N’est-il pas vrai que, lorsque les jeunes filles douces et sensibles commencent à s’exalter, elles ne le font pas à moitié ? Un post-scriptum ne manque pas non plus de piquant : « On nous apprend que, dans le faubourg Saint-Honoré, une voiture était extrêmement chargée. On voulut voir ce que c’était. On aperçut une guillotine faite supérieurement... Nous le tenons d’une personne très sûre... » Contre cette guillotine royaliste, la guillotine jacobine n’était-elle pas de bonne guerre ?

C’est également pour défendre ces innocents jacobins menacés par une conjuration de prisonniers sanguinaires qu’eurent lieu, — nous ne nous en serions pas doutés, — trois semaines après, les massacres de septembre. Les Mareux habitaient à cent mètres de la prison de la Force et de la rue des Ballets, où eurent lieu les principaux crimes. Notre ami Mareux siégeait à l’Hôtel de Ville, dans ce conseil général de la Commune, d’où partirent les initiatives et où on salaria les égorgeurs. Sa fille nous donne la raison très simple des événements : « Il faut te bien expliquer la chose. Le samedi, il y eut un homme au carcan et cet homme eut la hardiesse d’envoyer la nation au diable. Le lendemain, qui était le dimanche, il fut donc condamné à être guillotiné. Etant sur l’échafaud, cet homme avoua qu’il était payé pour injurier la nation. Il découvrit le complot que toutes les prisons étaient remplies d’aristocrates et de prêtres réfractaires, tous bien armés, et qu’à minuit nous devions tous être égorgés. En effet, il dit la vérité. Il n’en fallait pas plus pour échauffer le peuple. Il se transporta donc à l’Abbaye. Ils furent hachés tous en morceaux : les évêques, les archevêques, enfin ceux du complot de la journée du 10, tous nobles enfin. Sur les onze heures du soir, on s’est transporté à l’Hôtel de la Force, où on a fait la même opération. Mme de Lamballe a été jugée sur-le-champ... Voilà donc un projet de détruit ! Depuis dimanche, onze heures du soir, ce n’est pas encore fini aujourd’hui jeudi 6, et il y a eu au moins 50 voitures de morts. Juge dans toutes les autres prisons... Il faut te faire une remarque que, depuis la journée du 10, il n’y a eu que trois personnes de guillotinées et que cela a révolté le peuple. Enfin, nous sommes vendus de tous côtés... »

Pendant qu’Adélaïde Mareux interprète ainsi les récits de son père, un document historique nous montre « Mareux Lainé, officier municipal, » dressant, avec un de ses collègues, Legray, l’inventaire des objets trouvés dans la poche de Mme de Lamballe, « détenue en la prison de l’Hôtel de la Force, où elle vient d’être fait mourir par le peuple, » et il inventorie, avec un soin de bon employé, un anneau d’or, une inscription dedans et en dehors, un paquet de neuf petites clefs dans un même anneau d’acier, un étui de galuchat contenant une paire de lunettes montées en acier. » La fille avait tout à l’heure de bonnes raisons pour pouvoir nous apprendre que Mme de Lamballe avait été jugée.

Mareux s’est, en effet, installé dans son poste d’officier municipal, où ses collègues, plus ardents, plus occupés de parler au peuple et d’organiser des journées, utilisent son zèle en lui faisant rédiger des actes, étudier des rapports, édicter des mesures de surveillance contre les émigrés et les suspects, etc. bans la salle que décorent le buste de Brutus et l’écharpe de Le Meunier, officier municipal tué en fonctions, dans le désordre des allants et venants, des citoyens venant apporter ou chercher des armes, lui s’applique à rédiger soigneusement en bon style. Plus les jours passent, plus on met à profit sa bonne volonté fidèle. Car il se produit un fait très habituel en ces périodes révolutionnaires. Après l’élan des premières heures, tous ceux qui ne sont pas en contact permanent avec le peuple et occupés à l’exciter pour s’assurer une position lucrative ou glorieuse, tous ceux qui ont pris en mains la conduite plus terre à terre et plus astreignante des affaires économiques commencent à trouver le temps long ; l’un après l’autre ils s’esquivent des séances, où ne restent bientôt plus que quelques convaincus, facilement satisfaits par des honneurs modestes. Mareux, lui, est très fier de sa situation. Ses fils le sont beaucoup moins ; ils le trouvent en danger ; ils regrettent qu’il fasse un métier de dupe en abandonnant ses propres affaires pour celles de la ville et se préoccupent surtout de savoir s’il touche au moins quelques appointements. Ainsi, pendant quatre mois, Mareux reste presque nuit et jour à l’Hôtel de Ville, où l’on trouve son zèle et son assiduité très commodes.

Pendant ce temps, la Commune est en lutte contre l’Assemblée nationale. Deux pouvoirs se disputent Paris et la France. Et, dans la municipalité même de Paris, le Conseil général, qui représente la violence politique, combat le corps municipal, composé d’anciens administrateurs plus modérés : en grande partie, de vieux fonctionnaires habitués au maniement d’affaires difficiles. On marche rapidement vers la Terreur ; mais, contrairement à la première idée qu’on pourrait avoir d’une telle époque, tandis que la guillotine roule, comme le dit aimablement Adélaïde Mareux, tandis que l’ennemi menace nos frontières, une vie presque normale continue dans Paris et le théâtre Mareux joue « il est vrai, sans bénéfices) à côté de la prison de la Force. C’est Adélaïde, notre jacobine, qui dirige les représentations, empruntées au répertoire le plus classique. Son père n’a pas le temps de l’aider. D’abord commissaire de sa section, puis officier municipal, il a franchi, au début de novembre, un échelon nouveau en étant adjoint au tribunal de police ; et, comme il envisage tout cela d’un œil très administratif, il se montre fort occupé d’obtenir sa titularisation définitive dans les bureaux de la ville.

Le 15 novembre, il écrit avec son habituelle confiance dans l’avenir : « Je suis toujours fort occupé de la place que je tiens au Conseil général de la Commune. Je suis aussi membre du tribunal de police municipale. Je remarque n’être point mal vu dans ces deux places. Je suis aussi chargé d’une infinité de rapports : ce qui m’occupe infiniment ; mais sans aucun honoraire, voilà le mal. Cependant, mon bon ami, je ne désespère pas d’obtenir une place dans l’établissement qui va se former à la municipalité pour les baptêmes, mariages, divorces et sépultures... Si, par hasard, je n’obtiens rien, je n’aurai perdu que mon temps et je m’en consolerai... Je siège avec le Conseil municipal sans autre titre que celui de membre du Conseil général et, jusqu’à présent, je suis le seul qui y siège. Ils m’ont annoncé ce soir qu’ils voudraient bien que ma Section me conserve sa confiance pour être réélu ; alors ils pourront me nommer à une place d’administrateur qui me vaudrait 4 000 livres d’appointements. Je n’y puis rien leur assurer, puisque cela dépend du degré de confiance dont ma Section voudra bien m’honorer, et tu sais que les nominations populaires sont comme un lot à la loterie, surtout pour l’homme honnête et paisible qui ne fait aucune cabale pour obtenir les suffrages... N’oublie point, mon bon ami, que je n’ai plus de fortune, mais que je m’efforcerai toujours de mériter l’estime de mes concitoyens, afin que tu n’aies jamais de regret ni à rougir de la vie et des actions de ton père. » Voilà un style que nous n’attendions guère d’un septembriseur et l’on n’est pas non plus habitué à considérer que l’on ait pu occuper des places municipales dans un pareil temps, avec une indifférence aussi placide pour les événements comme on les eût recherchées sous tout autre régime.

Il y a, cependant, dans le passage précédent, une allusion au tribunal de police municipale, qui paraît d’abord un peu inquiétante. Ce tribunal a laissé une mauvaise réputation. Aussitôt après le 10 août, il prit un caractère de police politique, et l’on sait, à cette époque, ce que cela voulait dire. Fréquemment transformé, il joua un rôle sanglant et succomba finalement sous des accusations de vol... Mais Mareux n’y entra qu’en novembre 1792, à un moment où, la Commune de Paris fléchissant sous la réprobation qu’avaient causée les massacres, il se produisait une faible réaction modérée. Pendant le mois où il y siégea, il n’eut à s’occuper que de simple police : maisons de jeu, questions de voirie, troubles à l’ordre public, etc.. D’ailleurs, à ce moment, ses jours de gloire étaient comptés. Le 28 novembre, une nouvelle municipalité était élue, dont il ne faisait plus partie, et il cessa ses fonctions le 2 décembre. On avait considéré comme trop modéré ce brave homme fourvoyé parmi les égorgeurs. »


A partir de ce moment, les événements suivirent la marche que l’on sait, sans que notre homme sortit désormais de son obscurité. Le 5 février 1793, son fils l’architecte revient en France et va passer deux mois à Nantes, en pleine terreur de Carrier. Puis il rentre tout naturellement à Paris le 22 juin 1793, se plaignant seulement un peu d’une légère « crise de transports » . La correspondance se trouve ainsi interrompue au moment de la grande Terreur, où, d’ailleurs, les plus ardents épistoliers perdirent, en général, le goût d’écrire. Nous ne suivrons pas davantage notre Mareux, nous bornant à noter que, le 1er mars 1793, il a encore formé une société théâtrale et que ses représentations ne cessèrent pas, même pendant la période la plus critique. Les annonces de théâtre, qui se faisaient alors sous la forme de calendriers, insistent seulement sur ce que « ses acteurs sont tous animés de l’esprit républicain, qu’ils ont proscrit les pièces anti-républicaines et donnent souvent des représentations où ils ont fait payer le public pour consacrer la recette au profit des indigents ou des parents des volontaires qui sont à l’armée. Ainsi la Patrie sait changer ses jeux mêmes en actes de vertus !... »

Toussaint Mareux mourut le i janvier 1811, « suppléant du juge de paix de Tricot, » (une petite bourgade dans la Somme). C’était un médiocre aboutissement à ses ambitions ; mais, entièrement ruiné par la Révolution, il conserva, jusqu’au dernier jour, l’espoir d’obtenir une situation meilleure et il ne cessa de solliciter auprès de l’Empereur pour devenir juge de paix dans son village. Des révolutionnaires, qui avaient été plus violents et plus compromis, ont obtenu, à cette époque, auprès du restaurateur de l’ordre public, des positions plus lucratives et plus honorifiques.


L. DE LAUNAY.

  1. C’est son père, Toussaint Mareux, qu’elle désigne ainsi.
  2. Hôtel de Ville.
  3. Chiffre de la liste civile.