Un Centenaire romantique - Ondine Valmore

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Un Centenaire romantique - Ondine Valmore
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 202-216).
UN CENTENAIRE ROMANTIQUE

ONDINE VALMORE


I

C’est à Lyon, que la fille de Marceline Desbordes et du comédien Valmore naquit, il y a cent ans aujourd’hui, le 2 novembre 1821. A vrai dire, les prénoms que reçut la première des filles du poète des Pleurs étaient ceux de Marceline-Junie-Hyacinthe. Le prénom d’Ondine ne lui fut accordé que par surcroît, mais on peut dire que c’était bien le plus touchant et le plus poétique qu’on pût donner alors à la fille de deux êtres qui, par leur vocation, n’avaient vécu jusque là que dans le monde chimérique du théâtre et du rêve.

En un temps où le petit roman légendaire de La Motte-Fouqué, précisément appelé Ondine, avait encore toute la faveur du public, l’idée avait paru heureuse de donner, à l’enfant du meilleur des hommes et de la plus sensible des femmes, ce nom frais et jaseur de la fille des eaux. « Lisez Ondine, avait conseillé une fois Gœthe à Eckermann ; c’est vraiment délicieux ! » Gœthe parlait du conte aimable et touchant de La Motte ; nous, nous voulons parler de la fille aînée du poète de l’amour et de l’enfance, cette Ondine, a dit sa mère,


Mobile comme l’eau qui lui donna son nom,


et qui, comme la belle du lac fiancée au seigneur de Ringstetten, ne devait vivre qu’enveloppée de ce voile ténu, de ce pénétrant et fin brouillard de mélancolie que Marceline avait respiré à Douai, sa patrie d’enfance et qu’au moment même de la naissance d’Ondine, elle venait de retrouver sur les coteaux du Lyonnais, en vue de Fourvières.

Au milieu du pauvre roman comique de comédiens de province qu’étaient ses parents, il est à supposer qu’Ondine, tout comme son frère Hippolyte ou sa sœur cadette Inès, connut d’abord une enfance résignée, de longs jours sombres, mais, en même temps, dès les premiers pas, éprouva cette douceur, ressentit les effets de cette tendresse dont on peut dire que Mme Valmore portait avec elle partout le rayonnement.

Ciel, où prend donc sa voix une mère qui chante
Pour aider le sommeil à descendre au berceau ?

avait demandé une fois l’auteur de tant de généreux et ardents poèmes. Mais cette voix, la mère vibrante qu’était Marceline savait bien que c’était dans son cœur qu’en naissaient les accents.

Au rythme de cette cadence, au murmure de ces chansons grandit la fillette délicate. Toute petite, Ondine Valmore, par sa constitution frêle, sa rêveuse nature ne laissa pas de donner bien des tourments à sa mère attentive. Et cette même crainte, cette même angoisse qu’une autre Muse maternelle, Anaïs Ségalas, devait exprimer un jour dans des vers anxieux :

O mères ! que d’amour pour un trésor si frêle !
Vous appuyez vos cœurs sur l’enfant qui chancelle ;
Un souffle, en l’effleurant, le brise en son berceau…

il semble bien que Marceline en ait plus d’une fois, au chevet de son enfant, connu elle-même les alarmes. Aussi bien, elle qui ne vit que pour se dévouer et pour aimer, elle que tous les coups de la passion, les revers de la vie ont faite chancelante, elle trouve encore assez de force pour dire à sa fille fragile de s’appuyer sur elle :

Dieu fit tes charmes ;
Dieu veut ton cœur,
Tes jours sans larmes,
Tes nuits sans peur :
Mon jeune lierre
Monte après moi !

Ainsi soutenue à cet arbre flexible, mais fort de l’amour maternel, Ondine s’appuya dès les premiers pas. « O ma douce lettrée ! » s’écriera un jour, en s’adressant à sa fille aînée, dans sa poésie d’Ondine à l’école, Mme Desbordes-Valmore. Une douce lettrée, une aimable studieuse, penchée sur les cahiers et sur les livres, veillant sur les leçons premières, voilà ce que ne tarda pas en effet à devenir avec les années l’enfant de Marceline.

Prise de la passion de l’enseignement, de la fièvre pédagogique, Ondine s’abandonna bientôt au travail avec cette même fureur que sa mère apportait dans la charité et dans l’amour. Et c’est alors que cette mère si bonne, se détournant de Paris et de Lyon ces grandes villes, pour procurer un refuge à l’enfant laborieuse qui était née d’elle, se souvint de sa cité du Nord, sa cité flamande penchée sur la Scarpe.

En pensant à son vieux Douai de beffrois, de jardinets pleins de tulipes et de logis Claès où, durant ses jeunes ans, celle qui allait être un si émouvant poète de l’intimité avait tant de fois aimé cueillir « des clochettes, des fleurs de carême, » Marceline avait écrit : « Je n’ose pas trop appuyer mon cœur sur notre pauvre ville natale. » Pourtant, dans ce même Douai d’apaisement et de silence, Ondine, à son tour avenante, sérieuse, assez jolie, grande et déjà demoiselle, viendra chercher le repos et le réconfort. Ce sera, selon l’expression de sa mère, vers le temps surtout où la jeune fille se sera « bien brûlé le sang et le cerveau par excès d’étude. » Alors comme Mme Desbordes elle-même, Ondine, à l’ombre protectrice de Notre-Dame de Douai, se laissera gagner par le calme de couvent, la douceur de béguinage de ces vieilles demeures tranquilles et vétustés, ornées çà et là d’ex-voto de faïence, de luisants boutons de cuivre et que Balzac, comme s’il se fût souvenu de Vermeer et de Peter de Hooch, a représentées, tout entourées, dans ce temps-là, de beaux petits carrés à dessins piqués de fleurs, partagés d’allées nettes et rectilignes.

Dans ce Douai natal, dans ce Douai d’enfance, Marceline, il y a quelques années, était visible encore. C’était sous la forme de cette statue en bronze que les Allemands ont enlevée pendant la guerre et dans laquelle, selon l’heureuse expression de M. Anatole France, le poète était représenté « la tête inclinée à gauche comme pour écouter son cœur. » Ce que cette femme Géniale, dans ce cœur débordant, dans ce cœur pathétique écoutait si bien, nous savons aujourd’hui que c’étaient les voix de tous les chers êtres que l’amour, et plus particulièrement l’amour maternel, avait rassemblés autour d’elle : son fils Hippolyte, « sobre, intègre, soumis, » tout le portrait de son père ; et ses filles, ses « deux petites saintes, » comme elle-même, dès 1837, disait dans une lettre à son ami Gergerès : Inès charmante, mais différente d’Ondine, Ondine plus appliquée, plus studieuse qu’Inès ; toutes deux que leur mère a peintes, « fleurissant dans la prière et l’amour, » mais qu’un mal fatal, insoupçonné encore, sur leurs brillantes tiges, inclinait déjà.


II

Je pense qu’Ondine, lorsqu’elle eut atteint dix-huit ans, devait ressembler beaucoup, par la douceur des traits, la souplesse allongée de la taille, la candeur de ses grands yeux bleus baignés de rêve, à cette Modeste Mignon que Balzac, qui en a décrit la beauté, a rangée au nombre des blondes célestes.

Blonde, Ondine l’était par ses fins cheveux légers, sa carnation transparente, ces chastes rougeurs venues de ce que Sainte-Beuve appelle « les réserves d’une jeune sagesse ; » enfin céleste, Ondine l’était par ce regard d’une claire limpidité, ces manières d’une décence exquise, jusqu’à ces préoccupations toutes métaphysiques qui faisaient que cette jeune fille, qui se plaisait à la poésie trempée de rosée de l’Anglais Cowper, aimait en même temps à rechercher, comme un aliment de l’âme, les Pensées de Pascal ou les Hymnes de Racine.

« Un caractère sérieux et ferme, une sensibilité pure et élevée, » enfin dans l’extérieur « quelque chose d’angélique et de puritain » (Sainte-Beuve), qui faisait contraste avec l’exubérance plus expansive de sa mère, voilà ce qui donnait, à cette personne délicate, à côté d’une grâce tout immatérielle, une beauté morale d’une grande élévation. Au temps où elle était encore enfant et habitait Lyon avec sa famille, la future institutrice qu’Ondine devait devenir un jour avait posé devant le peintre Berjon, élève d’Augustin-Berjon, qui en était encore à pratiquer un art enrubanné à la façon de l’autre siècle, excellait de préférence dans la peinture des motifs décoratifs formés de fleurs champêtres et, plus particulièrement, de coquelicots, de cloches blanches des haies et de roses de Hollande. Aussi est-ce à lui qu’on doit ce portrait de la jeune Valmore au regard grave, aux traits adoucis mi-voilés, plus sylphide qu’ondine et dans lequel la fillette est représentée avec deux ailes d’ange la soutenant dans l’espace.

N’oublions pas que, vers ce temps-là ou à peine plus tard, à son frère Hippolyte alors en pension à Grenoble, Ondine écrivait gentiment qu’à l’occasion d’une fête enfantine, dans une petite pièce intitulée l’Ange exilé, elle tenait justement le rôle de l’ange. « Je serai toute habillée en blanc, mes cheveux seront tout bouclés ! » avait-elle dit ; et c’est ainsi que nous aimons à nous représenter cette jeune fille à la vie brève, aux chants épars et dont la nature, qui n’a plus rien de mortel, semble, — tant elle tient à peine à la terre, — appartenir déjà au monde de Dieu.

Après avoir quitté Lyon « avec toute sa famille, sans savoir où elle va emporter leur existence et la sienne, » Mme Desbordes décida, en 1836, de venir à Paris. À ce moment, Ondine avait quinze ans, Inès en avait onze. Toutes deux étaient de charmantes enfants un peu languissantes, douces beautés de keepsake, frileuses et délicates, mais toutes deux différentes : « Inès, — disait sa mère, — l’enfant de ce monde qui a le plus besoin de caresses, » Ondine, au contraire, grande fille volontaire sous son aspect fragile, « un ange de fer, » proclamait, non sans surprise et admiration, Mme Valmore.

A peine cet ange eut-il fait à Paris son apparition que, devant tant de sensibilité mêlée à tant de grâce touchante, le monde s’émut. Tous ceux, poètes, écrivains, artistes qui approchaient Mme Desbordes-Valmore se déclarent séduits par tant de gentillesse et de précocité. Bientôt les plus illustres amis du poète le deviennent aussi de cette enfant. De Lausanne, dès 1838, Sainte-Beuve cérémonieux achève une lettre à la mère en parlant des deux filles : « Je baise le front de votre chère petite (Inès) et la main de mademoiselle Ondine, » dit-il. Balzac, de son côté, écrit : « Adieu donc, baisez Ondine au front pour moi… » Jules de Rességuier en hommage envoie des vers pleins de souvenirs et d’un écho tel qu’il ne faudrait pas, fait savoir la mère pleine d’appréhension à l’auteur d’Almaria, « l’éveiller souvent chez la pauvre Ondine. » Enfin, celui qu’Ulric Guttinguer avait nommé le Loup de la vallée, l’amer et ingrat Latouche, le même pour qui Marceline avait jadis poussé tant de plaintes, versé tant de larmes, s’était montrée agitée de tant de remords, Latouche on personne réapparaissait sous ce toit de passage et devant ce visage angélique, — non sans convoitise a-t-on dit, — demeurait confondu.

Cependant le grand triomphe, triomphe rare et envié, que remportait Ondine, le premier pas heureux qu’elle fit dans le monde si brillant d’alors, ce fut quand avec sa mère, toujours en 1836, elle franchit le seuil du célèbre salon que Mme Récamier occupait à l’Abbaye-au-Bois. Ah ! ce soir-là comme Ondine « charmante nymphe de l’onde aux yeux bleus et aux blonds cheveux, » ainsi que la nommait son aimable amie Marie de R… dut causer de surprise agréable quand, au bras de Marceline, elle pénétra dans cette fameuse chambre de Juliette que Chateaubriand a décrite, enfin quand elle vit cette femme, qui avait été d’une beauté surprenante, venir à elle avec tant de douceur, de bonne grâce et d’affabilité, sans façon se saisir de ses mains et l’embrasser au front.

« Ah ! le beau soir ! écrit Ondine à son père, à la suite de cette visite "en battant des mains. J’ai vu, dit-elle, Mme Récamier très bonne. Nous avons passé la soirée chez elle avec M. de Ballanche, MM. Ampère, de Sabran… » Qu’eût-elle dit, Ondine, si celui qui était l’hôte ordinaire de cette maison, le plus grand, le plus illustre, si René lui-même eût pénétré, tandis qu’elle était là, et de cette démarche solennelle, avec cette fière aisance qui faisait bien voir qu’il était dans ce salon comme chez lui, se fût approché d’elle et lui eût parlé ?

Ces succès modestes, ces discrets triomphes des à sa jeunesse, à son intelligence et à son cœur ne pouvaient faire qu’Ondine, en ce temps-là, fût malgré tout parfaitement heureuse. En 1839, alors qu’elle atteignait dix-huit ans, n’avait-elle pas manifesté déjà un peu de cette « disposition à la rêverie triste » dont sa mère s’aperçut assez pour s’en ouvrir bientôt, dans une lettre, à Valmore ? Enfin deux ans passèrent. La grande joie d’avoir vingt ans éclate alors, comme une fanfare d’orgueil, chez cet être fragile, dans cette âme ailée :

Vingt ans ! Quoi, j’ai vingt ans, ma mère, et les journées
Ont apporté cette heure en jouant avec moi…

Mais la pauvre mère, la mère avertie, la mère anxieuse, elle savait bien ce qu’il en était de ces fausses joies, de cet espoir vain et trompeur. L’année précédente, déjà, pour ce même anniversaire de sa fille Ondine, se trouvant en Belgique, elle avait eu l’idée, d’instinct, « au milieu de toutes les cloches battantes de Bruxelles, » d’entrer dans une église et de faire brûler un cierge pour sa fille. « Je n’ai pas besoin de dire à Line (Ondine), écrivait-elle alors, qu’en allant aux Madones, j’ai bien pensé à son anniversaire de naissance. » Hélas ! l’anniversaire d’Ondine tombait le 2 novembre, et le 2 novembre, c’est le jour des Morts.


III

Avant d’en arriver à parler de cette toute pudique liaison, aujourd’hui connue, d’Ondine et de l’auteur de Volupté, liaison que M. André Hallays appelle fort joliment « le plus aimable chapitre de l’histoire sentimentale de Sainte-Beuve, » il nous faut rapporter une anecdote qui marque bien le degré d’intimité et d’affection qui existait entre l’illustre critique et la famille de l’auteur des Pleurs.

Ceci se passait le 27 février 1845. L’après-midi de ce jour-là, Victor Hugo, dans une des séances les plus solennelles qu’on ait vues encore sous la Coupole, allait recevoir Sainte-Beuve à l’Académie. Et voici qu’au moment même où ce dernier allait se rendre au palais Mazarin, un présent bien inattendu lui fut remis au nom de Mme Valmore. Il s’agissait d’une petite croix d’or à la Jeannette, d’une humble croix de communiante que le poète, de la part de sa fille Inès, grande admiratrice de Maria, le charmant portrait en vers tracé par Sainte-Beuve et réuni depuis aux Portraits de femmes, faisait, — en ce jour mémorable, — pour lui porter bonheur, parvenir à son grand ami. Très touché de cette démarche d’une enfant, le nouvel académicien, avant de se rendre à la séance où Victor Hugo l’attendait, fit savoir à Mme Valmore qu’il acceptait l’hommage pour Maria et consentait à porter la petite croix.

Avec la plus grande effusion, très touchée par cette condescendance dans son cœur de mère, Marceline répondit à Sainte-Beuve pour le remercier à son tour : « Inès, Ondine et tout ce que j’aime vous aime I » ajoutait-elle, non sans transport. Ainsi, avec Mme Desbordes-Valmore, le mot amour (qu’il s’agisse d’amour tout court ou de cet amour maternel qui cause souvent, disait-elle, « le même mal que l’autre ! ») ce mot-là ne brille pas seulement dans de beaux vers d’extase ou d’adoration ; on le surprend encore dans toutes les lettres, dans le moindre des billets que le poète adresse avec ses tendresses et avec ses larmes. Ainsi, de même que le besoin de s’épanouir et de parfumer est dans les fleurs, le besoin de chanter dans les oiseaux, le besoin d’aimer est dans Mme Valmore.

Que cette atmosphère, le nimbe, ou si l’on veut l’aura d’amour et d’effusion que le poète des Pleurs répandait partout autour d’elle ait eu jusqu’à un certain point son influence sur un homme tel que Sainte-Beuve, sorti meurtri de bien des aventures, il n’y a rien là de surprenant. « Depuis 1837, écrit M. André Hallays dans la même étude citée plus haut, tout était fini entre Sainte-Beuve et Mme Victor Hugo. » Entre Sainte-Beuve alors quadragénaire et la fille du général Pelletier, que le grand critique avait songé un instant à épouser, puis qui le repoussa par la suite, toute espérance était devenue également vaine. Mais de certains cœurs il est ainsi que des roses remontantes, de ces roses qui semblent avoir un nouveau printemps à leur automne, et de ceux-là sans doute était le poète qui avait écrit dans Christel : « Ne dites pas qu’il (l’amour) ne naît qu’une seule fois pour un même objet dans un même cœur, car j’en sais qui se renflamment comme de leurs cendres et qui ont deux saisons. » Il faut croire que cette seconde saison du cœur date, pour Sainte-Beuve, du moment où le chantre des Pensées d’août, qui fréquentait chez les Valmore, commença bientôt de regarder la fille aînée de Marceline avec des yeux moins indifférents que surpris et admiratifs.

Certes, cette sérieuse Ondine qu’il a nommée plus tard, en la pleurant, une « personne d’un rare mérite, d’une sensibilité exquise jointe à une raison parfaite, » elle était bien encore l’enfant au bord de la source, Ondine Ondinette, comme disait gracieusement Marie de R… Peu faite pour les grands coups de passion, Ondine n’avait, en elle, rien de romanesque et de byronien. Son biographe, M. Jacques Boulenger, nous la représente plutôt comme une créature de raison et de modération, atteinte seulement de la passion de l’étude et du devoir. « Elle était, dit-il, née pour apprendre, pour écrire et pour enseigner ; elle avait l’intelligence, le sang-froid et les grâces un peu pédantes d’une jeune institutrice. » Nous ne croyons pas que cela fût pour déplaire à Sainte-Beuve. Si l’on remarque avec quelle complaisance il a parlé, non seulement des femmes qui furent belles, mais aussi des femmes qui furent lettrées et savantes : une Mme de La Fayette, une Mme de Duras, une Mme de Charrière, par exemple, on conçoit très bien que Sainte-Beuve se soit laissé aller à ce doux penchant.

Cependant Ondine Valmore, que son inclination vers la carrière de l’enseignement dominait toujours, ne tardait pas à entrer au pensionnat que tenait Mme Bascans à Chaillot. Cela, loin de nuire aux rapports de l’écrivain et de la jeune fille, ne fit au contraire que les rendre plus rapprochés et plus fréquents. Mme Bascans, dont l’institution était connue, aimait en effet à donner de petites soirées littéraires où elle considérait comme un honneur rare de recevoir, à côté d’Armand Marrast et de plusieurs autres auteurs et journalistes amis de son mari, un écrivain aussi notoire que « Monsieur Sainte-Beuve. »

Ces petites réunions familiales se donnaient sans apparat dans « un charmant boudoir tout neuf » qu’Ondine a décrit, mais à la vérité meublé seulement « d’un poêle de faïence et de quatre chaises de paille. » C’est là, durant que Mme Bascans offrait le chocolat à ses hôtes et a plusieurs de ses élèves préférées, notamment Solange, la fille de George Sand, que le singulier Sainte-Beuve, comme un beau fruit tentateur, avec de grandes recommandations « de ne pas le lire tout entier, » apportait son roman de Volupté. Et c’était là aussi que, retirés dans un coin du salon, comme deux enfants sages, Ondine et lui traduisaient Horace et Cowper.

« Nous prônions quelque livre latin, rapporta Sainte-Beuve plus tard en se souvenant de ces heureux moments, et elle arrivait comme l’abeille à saisir aussitôt le miel dans le buisson. Elle me rendait cela par quelque poésie anglaise, par quelque pièce légèrement puritaine de William Cowper qu’elle me traduisait ou mieux par quelque pièce d’elle-même ou de son pieux album qu’elle me permettait de lire[1] » On sait que, plus tard, quand Ondine fut morte ; Sainte-Beuve, que les circonstances avaient éloigné d’elle, aimait non sans une douceur triste à se rappeler les beaux voyages de Chaillot. « C’étaient, écrit-il à la mère de douleur, à la pauvre Marceline désespérée de la mort de son enfant, c’étaient mes bonnes journées que celles où je m’acheminais vers Chaillot à trois heures, et où je la trouvais souriante, studieuse, prudente et gracieusement confiante… » Et, pour les balbutiements de cette jeune muse, pour ces « traces de poésie » qu’il appelait encore des « gouttes de parfum, » on sait de quel cœur, avec quelle vénération l’écrivain aimait à les conserver et à les relire. Quelques-unes des poésies d’Ondine, — et les plus rares, les plus belles, celles où cette jeune fille discrète a le plus mis d’elle-même ! — ont été retrouvées par la suite dans les papiers de Sainte-Beuve, annotées pour la plupart de mots émus et admiratifs. « Quelle jolie pièce I Quelle touchante inspiration ! C’est de l’André Chénier moral ! C’est comme les Hymnes du Bréviaire traduits par Racine ! »

Oui vraiment, c’était cela ! Mais encore c’était mieux. C’étaient comme les aveux d’un cœur à un autre Toutefois, ces aveux voilés, ces aveux virginaux, l’auteur de Christel en prit-il ombrage ? En eut-il peur ? trouva-t-il que la jeune flamme n’en convenait pas à son automne ? Il faut bien le croire, puisqu’après avoir fait certaines allusions et quelque avance, brusquement, en 1848, il quitta Paris et gagna Liège. Trois années après, le 16 janvier 1851, Ondine, que le temps et la distance avaient éloignée de Sainte-Beuve, épousa Jacques Langlais, avocat et député de Mamers. Mais hélas ! ce mariage ne la sauva pas[2].


IV

Ces filles plaintives du romantisme, toutes immatérielles, alanguies, rêveuses, perdues au fond de grands châles à fleurs, le visage encadré d’anglaises et qui, comme Ophélie couronnée de glaïeuls, sourient le regard absent au bord de la source, elles ont passé dans nos lettres semblables à ces figures vaporeuses que le peintre Prud’hon, sur un fond argenté funèbre, esquissait à traits psychéens. Pareilles à des lis dans la vallée, à ces sensitives dont le poète Shelley a dit la vie et la mort rapides, elles n’ont fait qu’apparaître pour disparaître presque aussitôt dans cette vie où elles posent à peine.

La plupart, comme Élisa Mercœur, comme la Jeune fille mourante qu’Anaïs Ségalas a chantée, s’en vont de la poitrine :

Et, si je fais un bruit léger, si je respire,
Des larmes dans les yeux on essaie un sourire ;
On se rend bien joyeux, mais j’entends soupirer ;
Sur les fronts tout riants passe une idée amère ;
Et ma petite sœur, qui voit pleurer ma mère,
Près du lit vient pleurer[3].

Hélas ! la « petite sœur, » la plus jeune, la « jalouse adorée » comme l’écrivait Mme Desbordes, celle qui ressemblait tant à la Maria de Sainte-Beuve,

Sur un front de quinze ans la chevelure est belle…

la petite Inès impulsive, aimante et silencieuse, c’est elle qui montra la voie a sa sœur Ondine, elle, dans cette famille d’élégie qui, — la première, — ferma les yeux au spectacle de la nature vivante.

Ondine, certes, n’avait pas besoin de l’exemple fatal donné par Inès. Depuis bien longtemps elle avait, pour sa part, éprouvé ce sentiment amer de la fuite des heures de la brièveté des saisons. Dans plusieurs de ses touchantes poésies, les plus empreintes de mélancolie et d’abandon, elle avait, comme par pressentiment, chanté le déclin trop précoce d’une fleur délicate :

Hélas ! avant le soir se fanait sa beauté !

ou bien, dans un accent déjà voilé de l’âme, elle avait dit !

Moi, je veux, mes amis, cette larme secrète,
S’il m’arrive aussi de mourir…

La vérité c’est qu’Ondine, d’une constitution chancelante et qui ne se soutenait que par un effort de volonté au-dessus de ses forces, s’était beaucoup trop dépensée en veilles, en études arides et en examens. Sa mère, un peu plus tard, lors du séjour de sa fille à Londres auprès du docteur Curie, spécialiste des maladies de poitrine, dans l’une de ses lettres pathétiques l’avait fait remarquer : Ondine « a beaucoup trop travaillé non seulement de l’esprit, mais de l’âme. » Ainsi la frôle organisation de la jeune fille donnait, dès ce moment, à Mme Valmore, déjà si cruellement éprouvée par la mort d’Inès, un affreux tourment, et comme elle-même l’avoue, une « tendre inquiétude. » Cela est si vrai que, le 12 janvier 1848, à son frère Félix Desbordes demeuré à Douai, Marceline, que l’appréhension des jours difficiles va gagnant toujours, écrit toute en pleurs : « Ondine est toujours esclave dans un pensionnat. Quand je veux l’embrasser, il faut que j’y aille. C’est un rude métier que le sien… mais, mon bon Félix, nous n’avons pas de dot pour nos anges ! »

Certes, malgré le défaut de dot, il y eut, pour Ondine, le mariage avec Jacques Langlais, les vacances reposantes à Saint-Denis d’Anjou, le pays de son époux, où, dit-elle, à travers les réminiscences exquises de cette « douceur » vantée par du Bellay > « il y a des fleurs, des herbes, des senteurs de vie qui vous inondent malgré vous-même ; » où il fait bon, où il fait beau ; où il est délicieux de s’en aller promener à âne au milieu d’une campagne si belle et que couronne un riche automne. Mais ce mot même d’automne n’a-t-il pas quelque chose d’amer ? Est-ce qu’il n’apporte pas, à cette nature souffrante, les premiers frissons ?

Autant que sa fille, et comme si ce mal sourd et indéfini l’attaquait elle-même, il semble que Mme Desbordes ressente, à dater du moment de ces symptômes, cette même fièvre lente, que cette même toux la secoue aussi bien que son enfant. Harpe sensible, harpe sonore, Mme Desbordes vibrait de tout, ressentait et devinait tout. Et quand c’étaient ses« anges, » c’est-à-dire ses enfants, sur qui pesait la menace ou le danger, il semblait que cette « puissance d’orage » dont Michelet a parlé et qui était en elle, revêtit une intensité de vibration vraiment tragique.

La mère, n’est-ce pas un long baiser de l’âme,
Un baiser qui jamais ne dit non ni demain ?…

avait écrit une fois le poète dans un fougueux élan passionné. Et cet élan, cette passion, il avait appartenu à une autre mère française d’en exprimer déjà l’intensité et la puissance. Nous voulons parler de celle dont la statue est à Vitré en Bretagne, statue sur laquelle sont gravés ces mots : Vous ne comprenez pas encore trop bien l’amour maternel. Tant mieux, il est violent !

Où cette violence dans l’amour, cette fureur dans l’affection atteignirent, chez Mme Desbordes, à un degré vraiment sublime, c’est au moment où se produisit la séparation motivée par le départ d’Ondine, emmenée, pour être soignée à Londres, par la fille de Mme Branchu. Alors, ce ne sont plus des plaintes ni des gémissements, ce sont des cris que pousse réellement cette mère qui souffre dans sa fille. À Sainte-Beuve, qui a bien mesuré toute la hauteur de cette passion,

Je vous aide à m’aimer autant que je vous aime…

elle vient, au moment où sa fille prend place sur le vaisseau anglais, faire la confidence de son sacrifice : « Ma fille loin, écrit-elle le 4 septembre 1841, je suis frappée d’étouffement. » Et au même, quelques jours plus tard, le 21 septembre : « Qui, demande-t-elle, me rendra les jours que ma fille passe sous les brouillards loin des battements de mon cœur ? » Enfin, dans un mouvement presque farouche, vers cette fille absente et qui tient à elle par tant de fibres secrètes et multiples : « Ah ! s’écrie-t-elle, je t’aime toi, je te presse sur mon cœur qui n’est complet qu’avec le tien ! »

Cependant le temps passe. Ondine ne revient pas. Alors c’en est trop. Tous ces atermoiements, tous ces détails torturent Marceline. « Si cette ange (cette ange, c’est encore sa fille) ne revient pas à Paris, c’est moi qui irai à Londres. J’irai parce que j’étouffe ! » (à Sainte-Beuve, le 3 avril 1843). Mais, sur ces entrefaites, Caroline, la fille de Mme Branchu, qui revient d’Angleterre, annonce qu’elle a vu Ondine, qu’elle va en porter des nouvelles à Mme Valmore. Il faut entendre, à cette nouvelle, cette mère heureuse de la visite annoncée, écrire à son enfant, en parlant de la petite Branchu : « Je chercherai si bien, dans ses mains, dans ses yeux et dans son cœur que j’y trouverai quelque chose de toi, ma fille ! »

Il faut croire que, malgré tant d’espérance, le traitement du médecin anglais n’apporta à Ondine qu’un mieux-être passager. À peine de retour en France et jusqu’à son mariage projeté avec Jacques Langlais, il fallut que la jeune fille retournât une seconde, puis une troisième fois à Londres. Ces arrachements, chaque fois, brisaient Mme Valmore. À Frédéric Lepeytre, l’un de ses correspondants, la mère de douleur, comme si l’irréparable eût passé sur elle, écrivit dans ces circonstances : « On m’aurait marché sur le cœur qu’il ne serait pas plus meurtri ! »

Devenue, avant son mariage même et grâce à l’appui d’Armand Marrast ami de Mme Bascans, « dame inspectrice des institutions de demoiselles dans le département de la Seine, » Ondine put espérer un moment rencontrer, dans ces fonctions faciles pour elle, un adoucissement à sa situation maladive. Cependant, dès le commencement de l’année 1853, l’hiver amena une rechute chez la jeune femme souffrant encore des suites d’une maternité laborieuse. Il fallut, en raison de la saison déjà froide et faute de campagne, accepter de la ramener rue de la Pompe, à Passy, chez Mme Bascans. C’est ici, une fois de plus, de même que pour sa fille Inès, que Marceline Desbordes gravit les degrés du Calvaire ! Et c’est Arthur Pougin qui a dit comment, « quelque temps qu’il fit en ce cœur de l’hiver, » la pauvre mère quittait chaque jour la rue Feydeau où elle habitait pour « s’en aller là-bas soigner son enfant ! »

Mais les soins, même les plus assidus, les plus dévoués, ne pouvaient plus rien pour arracher à la mort la phtisique condamnée. Le 12 février 1853, Ondine mourut. Alors « tout ce qui se passe dans les cœurs poignardés et brûlants, » dans les cœurs suppliciés, cette mère le connut. « Ivre de mort et d’amour, » comme Michelet a dit en la nommant, Mme Valmore, d’abord comme assommée sous le coup funeste, se raidit autant qu’elle put. « « Vous savez, écrivit-elle à ce moment à quelqu’un, ce que je peux renfermer sans crier ! » À la pauvre Mme Bascans, chez qui Ondine était allée mourir, deux années après l’événement, en 1853, avec le même accent elle fera savoir, toujours sous le coup de la douleur : « La vie ne m’est pas restée entière ! » Ou bien, dans un mot admirable, qui la peint si bien et que M. Lucien Descaves a rapporté : « Nous sortons de ce monde par lambeaux… »

Ces lambeaux, ces parties d’elle-même toutes saignantes, elle les offrait à Dieu. Du moins, en 1854, après tant d’écrasement, tant de deuils et de souffrances indicibles, à Pauline Duchambye, la musicienne, la plaintive, celle qui, — comme elle, — était « née peuplier, » elle le donnait à entendre : « Ecoute, disait-elle, je suis allée à l’église où j’ai fait allumer huit cierges humbles comme moi. C’étaient huit âmes de mon âme : père, mère, frère, sœur, enfants ! Je les ai regardés brûler et j’ai cru mourir ! » Cela, elle l’écrivait en 1854. En 1853, à peine le coup ressenti, elle n’avait pas eu même cette force de se traîner devant Dieu et près des autels. Et il faut lire la lettre, qu’au lendemain du drame de la mort d’Ondine, elle écrivit à Raspail, alors détenu politique dans la forteresse de Doullens, cette lettre où elle dit au prisonnier qu’elle lui « jette son cœur sanglant ! »

Pour retrouver de pareils accents de l’âme, et, chez des poètes, pareils mots déchirants, il faut penser à Lamartine faisant savoir en 1832, à son ami de Virieu, après la mort de sa fille Julia survenue en Palestine, à quel point son âme « est frappée à mort. » Il faut entendre la plainte suprême poussée par Victor Hugo après la mort tragique de sa fille Léopoldine :

Je viens à vous, Seigneur, père auquel il faut croire,
Je vous porte apaisé
Les morceaux de ce cœur tout plein de votre gloire
Que vous avez brisé…

Les cris pleins de sanglots, les appels désespérés proférés par Mme Valmore après la mort de sa fille Ondine, sont de l’ordre de ces beaux cris. Ils font que, de cette mère de douleur, nous ne pouvons désormais séparer dans le souvenir cette fille au regard de source et au nom charmant que fut la frêle enfant du poète.


EDMOND PILON.

  1. Lettre de Sainte-Beuve, citée par Arthur Pougin, écrite à Mme Valmore, le 19 février 1853, une semaine après la mort d’Ondine. M. Jacques Boulenger, dans son livre sur Ondine Valmore (Paris, 1909), signale que nombre des poésies de la fille se sont trouvées reproduites par la suite dans les albums de la mère conservés à la Bibliothèque de Douai. À la suite du poème d’Ondine intitulé Anniversaire, Marceline, toujours fidèle aux souvenirs, « a collé une fleurette desséchée ; en regard, sur le verso du feuillet précédent, une mèche de cheveux d’un blond très pâle, nouée d’un cordonnet bleu. » En ce qui concerne l’importance accordée par Ondine au poète anglais Cowper, il serait curieux de rechercher si Sainte-Beuve ne fut pas amené, sous l’influence de la jeune fille et en mémoire d’elle, à publier, les lundi 20, 27 novembre, et 4 décembre 1854, les trois beaux articles intitulés : William Cowper ou de la poésie domestique.
  2. Voir la lettre de Marceline Desbordes-Valmore datée du 14 janvier 1851 : « Ondine se marie… Elle sera Madame avant peu de jours. Tout est sérieux, tendre et honorable dans le choix réciproque. Son mari est avocat à la Cour d’appel et représentant de la Sarthe. C’est le jour de Noël que cet événement a éclaté. » La destinée de Jacques Langlais ne fut pas heureuse. Devenu veuf, il fut appelé plus tard, lors de la campagne de 1866, à participer à l’administration du Mexique. Ministre des finances du nouvel empereur Maximilien, il mourut subitement, le 23 février de la même année, à Mexico même.
  3. Anaïs Ségalas, Enfantines, poésies à ma fille.