Un Chapitre de l'histoire des atrocités allemandes - Le départ des baigneurs russes (aout 1914)

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Un Chapitre de l'histoire des atrocités allemandes - Le départ des baigneurs russes (aout 1914)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 526-549).
UN CHAPITRE
DE
L’HISTOIRE DES « ATROCITÉS » ALLEMANDES[1]

LE DÉPART DES BAIGNEURS RUSSES
(AOÛT 1914)


Tout au long de leur histoire, les Allemands se sont acquis la réputation d’être plutôt trop humains. (Gazette de Cologne, 14 juin 1915.)


Dès le lendemain du jour où l’Allemagne nous a déclaré la guerre, des bruits inquiétans ont commencé à pénétrer chez nous sur les souffrances de toute espèce infligées à ceux de nos compatriotes russes que l’annonce de cette déclaration avait surpris en territoire allemand, et dont les uns, le plus grand nombre, se trouvaient alors en train de faire leur cure annuelle dans les diverses villes d’eaux allemandes, tandis que d’autres avaient à traverser l’Allemagne en revenant d’Autriche, de Suisse, ou de France. Puis, bientôt, ces premiers bruits se sont changés en des renseignemens beaucoup plus détaillés sur la conduite brutale, absolument inhumaine, aussi bien des populations que des autorités allemandes à l’égard de tous les Russes surpris en Allemagne, sans en excepter même les femmes et les enfans.

Il est vrai que, d’abord, l’opinion russe ne pouvait manquer de se montrer quelque peu sceptique vis-à-vis de semblables nouvelles. Elle était tentée de les attribuer, pour une part, à la généralisation de certains faits accidentels, et, pour une autre part, à des exagérations amplement justifiées, d’ailleurs, par l’inévitable désarroi nerveux de personnes qui, du fait de la déclaration de guerre, s’étaient vues exposées à une situation forcément très pénible, sans que, cependant, la responsabilité de celle-ci pût être expressément imputée aux représentans du pouvoir. Mais voici que, de jour en jour, les sujets russes qui avaient réussi à s’échapper d’Allemagne non seulement se sont accordés sans exception à confirmer tous les témoignages antérieurs sur l’attitude barbare de la population et des autorités allemandes envers des voyageurs inoffensifs et hors d’état de se défendre, mais voici qu’en outre ces nouveaux arrivans ont révélé d’autres détails, plus effroyables encore, concernant la manière dont le public, les soldats, et jusqu’aux plus hautes autorités officielles de l’empire germanique ne cessaient pas de traiter nos compatriotes !

Cela étant, le ministère des Affaires étrangères a jugé indispensable d’instituer une enquête qui lui permit de se rendre un compte bien exact de la situation. Et c’est ainsi qu’il lui a été donné d’établir avec certitude une abondante série de faits, qui contrastent aussi profondément que possible avec l’image conventionnelle d’une nation allemande digne de figurer parmi les plus cultivées des nations européennes.


Les lignes qu’on vient de lire formaient le préambule d’une longue relation, publiée, le 24 août/5 septembre dernier, dans le Journal officiel de Petrograd. Après quoi venait l’exposé sommaire de l’ « abondante série de faits établis avec certitude » par l’enquête du ministère des Affaires étrangères. Les auteurs de la relation nous décrivaient tour à tour la « conduite de la population et des autorités allemandes » à l’égard des membres du corps diplomatique russe, des membres de la délégation russe à l’Exposition internationale de Leipzig, et de plusieurs catégories de baigneurs ou de touristes russes « surpris par la guerre en territoire allemand. » À cette émouvante série d’ « atrocités » allemandes le document opposait ensuite, en quelques mots, la manière toute modérée et « humaine » dont avaient été traités, dans le même temps, les sujets allemands surpris par la guerre en territoire russe : tout au plus y avait-il eu, à Petrograd, dans la première semaine d’août, un timide essai de soulèvement populaire, aussitôt arrêté par la police. Et enfin les auteurs de la relation mettaient en relief la responsabilité, absolument incontestable, des « représentans du pouvoir allemand » à tous ses degrés dans un état de choses que ces « représentans, » — bien loin de tâcher, eux aussi, à l’arrêter, — avaient au contraire provoqué, entretenu, et stimulé par tous les moyens.

La relation s’appuyait, comme on l’a vu, sur plusieurs centaines de témoignages dûment contrôlés et qui, provenant de sources très diverses, se trouvaient en effet concorder entre soi si parfaitement que cela seul aurait déjà suffi pour en garantir la sincérité. De ces témoignages, les uns avaient paru dans les journaux russes ; d’autres, en grand nombre, encore inédits, étaient conservés dans les archives des différens ministères de Petrograd. Et c’est encore sous l’inspiration immédiate du gouvernement russe qu’un rédacteur du Novoïé ! Vrémia, M. Rezanof, a reproduit, — dans un volume déjà plusieurs fois réimprimé avec des appendices tout remplis de détails nouveaux, — les plus significatifs des témoignages ainsi recueillis, de façon à nous offrir, en quelque sorte, la justification « documentaire » de chacun des articles de la relation officielle dont je viens de parler. Impossible d’imaginer un réquisitoire plus véridique, tout ensemble, et plus décisif contre la scandaleuse « barbarie » allemande. Je ne crains pas de l’affirmer : ni l’inoubliable article de M. Pierre Nothomb sur la Belgique martyre, ni rien autre de ce que l’on nous a rapporté jusqu’ici touchant l’attitude des soldats allemands à l’endroit des paisibles populations civiles du « front occidental » n’a de quoi « contraster aussi fortement avec l’image conventionnelle d’une nation allemande digne de figurer parmi les plus cultivées des nations européennes. »


I

Le jour même où s’est répandue la nouvelle de la déclaration de guerre, un changement soudain et radical a eu lieu, d’un bout à l’autre de l’empire allemand, dans les sentimens et la manière d’agir des « indigènes » vis-à-vis des Russes. C’était comme si, brusquement, une poche remplie de venin, et toujours étroitement fermée jusque-là, se fût ouverte au fond de toute âme allemande. Que l’on en juge, notamment, par l’aventure de deux officiers de la marine marchande russe, MM. Nossof et Andréïef, qui, depuis le mois de mai 1914, avaient coutume de voyager à bord d’un bateau à vapeur allemand, l’Oscar, où ils surveillaient le transport d’abondans convois de céréales mandés de Novorossysk à Hambourg ! Jamais, jusqu’aux derniers jours de juillet, l’équipage allemand de l’Oscar n’avait manqué à traiter les deux officiers russes avec toute la courtoisie désirable. Mais à peine, le soir du 1er août, un autre bateau allemand rencontré dans la Mer du Nord a-t-il informé cet équipage du récent décret de mobilisation, qu’aussitôt M. Nossof a vu le maître-pilote de l’Oscar s’élancer furieusement sur M. Andreief, l’assaillir par derrière, et le rouer de coups. Et comme l’ingénieur russe s’empressait d’accourir à l’aide de son camarade, d’autres membres de l’équipage allemand l’ont attaqué à son tour, avec une violence telle que le malheureux a presque aussitôt perdu connaissance. Lorsqu’il s’est réveillé de son évanouissement, il a constaté qu’on l’avait enfermé dans les water-closets, où l’on avait ignoblement souillé son visage et ses mains. Puis les hôtes de l’Oscar ont été lancés par-dessus bord, « leur qualité de Russes les exposant à avoir grand besoin d’un sérieux nettoyage. » Et leur martyre s’est poursuivi même après leur arrivée à Hambourg, avec des détails d’une cruauté trop répugnante pour que je puisse songer à les reproduire. Enfin M. Nossof est parvenu à s’évader et à regagner la Russie, grâce à sa connaissance familière de la langue allemande ; on ignore ce qu’est devenu M. Andreief, à demi assommé dès le premier soir par ses collègues de l’Oscar, et mis par eux tout à fait hors d’état de bouger.

Dans toutes les villes d’eaux, dans les nombreux sanatoria peuplés de malades russes, le même changement s’est fait sentir avec la même soudaineté presque inexplicable. Ou plutôt, cette soudaineté s’explique, au moins en partie, s’il est vrai que, pendant toute la semaine qui a précédé le 1er août, directeurs d’hôtels, d’établissemens balnéaires, et de sanatoria, médecins, autorités locales, ont expressément reçu consigne de rassurer les baigneurs russes, désireux de rentrer au plus vite chez soi, et les ont retenus quasiment de force en leur garantissant l’entière inanité de leurs craintes de guerre. Après quoi se sont produites, un peu partout, des scènes pareilles à celle que nous raconte un groupe de Russes qui se trouvaient alors pensionnaires du sanatorium dirigé par le docteur Lippell, à Friedrichsrod, en Thuringe :


Le jour de la déclaration de guerre, tous les malades russes ont été effrontément dépouillés par le directeur du sanatorium. Profitant du moment où ses pensionnaires étaient allés prendre leur bain de vapeur, le Dr Lippelt a fait fouiller leurs vêtemens et s’est approprié tout ce qu’ils avaient d’un peu précieux, montres, bagues, etc., sous prétexte de se payer ainsi de ses soins, l’argent russe ayant cessé d’avoir cours. Puis il a renvoyé tous ces malades, dont plusieurs, incapables de marcher, auraient risqué de mourir sur le pavé si d’autres baigneurs russes, logés en ville, ne les avaient point recueillis.


A Kissingen, à Nauheim, à Wiesbaden, des médecins, dont on nous cite pareillement les noms, se sont fait donner par leurs cliens russes, — toujours sous ce même prétexte de la déchéance du rouble, — des objets d’un prix bien supérieur au montant normal de leurs honoraires. Des bourgeois notables de ces villes d’eaux, chez qui de riches baigneurs russes demeuraient, chaque été, depuis des années, et qui toujours jusque-là leur avaient prodigué des marques de respectueuse sympathie en échange de leur traditionnelle libéralité « nationale, » se sont mis tout d’un coup à les traiter comme des malfaiteurs, les contraignant à quitter aussitôt leurs maisons, et mêlant leurs outrages à ceux d’une foule de badauds qui, dans les rues et sur le quai des gares, ne cessaient point de leur jeter des ordures ou des pierres, parmi des cris incessans de : « Mort aux espions russes ! »


II

« Mort aux espions russes ! » ou bien encore : « Mort à ces barbares russes qui nous ont contraints à la guerre ! » Car tels étaient les deux cris qui, d’un bout à l’autre de l’Allemagne, surgissaient de toutes parts au passage des voyageurs russes ; et le plus curieux était que ces deux cris, « soufflés » simultanément à la nation allemande tout entière par un même « chef de claque » invisible, se trouvaient, en outre, avoir pour elle une signification à peu près identique. Du jour au lendemain, par reflet de l’une de ces singulières « contagions » spirituelles qui courent et se propagent en un clin d’œil à travers tout l’empire, l’Allemagne s’était pénétrée d’une double conviction qu’elle ne peut manquer de garder aujourd’hui encore, — puisque l’on sait qu’il en est de ces convictions habilement « suggérées » à l’opinion nationale allemande tout à fait comme des véritables « suggestions » hypnotiques, contre lesquelles on tenterait en vain d’opposer les ressources les plus solides du raisonnement-ou de l’expérience. Du jour au lendemain, l’opinion allemande s’est mise à croire d’abord unanimement, sans l’ombre d’un doute, que c’était la Russie qui avait voulu, prémédité, et déclaré la guerre : sauf pour elle à devoir admettre avec une certitude égale, quelques jours plus tard, que la Russie elle-même n’avait été, au fond, qu’un instrument inconscient et docile entre les mains diaboliques de la « perfide Albion. » Et pareillement aussi, dès le premier instant, à cette image d’une Russie déchaînant sur l’innocente et pacifique Allemagne les horreurs de la guerre s’est venue joindre, dans toute cervelle allemande, une autre image qui représentait tout Russe comme étant un « espion. » Quelques heures avaient suffi pour rendre dorénavant synonymes, aux yeux de l’Allemagne, les mots de « baigneur russe » et le mot d’ « espion. » Ayant lu dans les journaux que la Russie avait eu, de tout temps, l’habitude d’employer à son service une foule d’agens secrets exceptionnellement pervers et redoutables, les Allemands s’étaient hâtés d’en conclure que ces mystérieux « agens » devaient être les baigneurs (et baigneuses) qu’ils voyaient dépenser si follement leurs roubles dans les boutiques et les restaurans de leurs villes d’eaux. Tous les témoignages cités par M. Rezanof concordent sur ce point ; et nous y découvrons même que souvent, pour le bourgeois allemand le plus « positif, » l’ « espion » imaginaire se double encore de l’un de ces fantastiques conspirateurs « nihilistes » dont la figure a occupé infatigablement, depuis un demi-siècle, l’invention des auteurs de romans-feuilletons. Non seulement les femmes des voyageurs russes, les jeunes filles, les enfans sont soumis, plusieurs fois par jour, à des fouilles d’une indiscrétion et d’une grossièreté monstrueuses ; mais c’est assez, par exemple, qu’un vieillard épuisé jette à terre sa valise, pendant une de ces marches de quinze ou vingt kilomètres que l’on inflige inutilement à des centaines d’infortunés baigneurs, entre deux prisons, pour qu’aussitôt le soupçon d’un « attentat » vaille à cet « espion »-là d’être fusillé.

Les deux convictions que j’ai dites nous expliquent, au moins en partie, l’attitude du public et des autorités d’outre-Rhin envers les nombreux milliers de Russes surpris par la déclaration de guerre en territoire allemand. A côté des « agens provocateurs » et des « pêcheurs en eau trouble » professionnels que l’on nous fait voir s’acharnant contre ces Russes dans chacune des villes où les promène le caprice malveillant de leurs geôliers, un nombre infiniment plus grand de « persécuteurs » agissent sans aucune idée d’intérêt égoïste : simplement, ils ne peuvent s’empêcher de considérer les étrangers qui leur sont « tombés sous la main » comme autant d’ « espions » ou de « lanceurs de bombes » acharnés à leur perte ; et pas un moment, non plus, ils ne peuvent oublier que ces étrangers appartiennent à la race détestable qui, malgré tous les pathétiques efforts de l’empereur Guillaume en faveur du maintien de la paix, vient d’obliger méchamment l’Allemagne à tirer son épée. De telle sorte qu’ils haïraient les Russes et tâcheraient en toute manière à les « châtier, » si même ils les tenaient pour des êtres doués de « culture, » pour des échantillons de l’ « humanité » authentique à laquelle appartiennent incontestablement suivant eux, en dehors de leur propre race, des ennemis tels que les Français, les Anglais, ou les Belges. Mais qui donc parmi eux, quel Allemand digne de ce nom manquerait à partager le mépris séculaire de toute âme germanique vis-à-vis du « Slave ? » Est-ce que déjà leurs pères ne les ont pas instruits à confondre les deux notions de « Slave » et de « barbare ? » Ou plutôt, est-ce que tout Allemand n’a point coutume d’exclure absolument ces « barbares slaves » de sa conception de l’ « humanité ? » Jamais un Polonais ou un Russe n’a été, pour les Allemands, autre chose qu’une « bête » plus ou moins déguisée sous des apparences humaines. Si bien que maintenant, lorsque l’on a persuadé aux Allemands que la patrie de ces créatures inférieures s’est rendue coupable d’une lâche agression à leur endroit, et qu’en outre ils ont cru reconnaître, dans chacune de ses créatures, une source possible de dangers pour leur sécurité nationale, nous comprenons sans peine qu’ils ne se soient pas embarrassés de scrupules pour procéder de leur mieux à l’ « extermination » de leurs hôtes russes, exactement comme s’il s’était agi pour eux d’exterminer une troupe malfaisante de rats, de vipères, ou de chiens enragés.

Mais encore sied-il d’ajouter qu’excitations et encouragemens leur sont venus en foule dès le premier jour, descendant sur eux des sources les plus hautes, à commencer par un certain balcon du vieux Palais Royal de Berlin.


Le discours prononcé par l’empereur Guillaume, du haut d’un balcon de son palais, à propos de la déclaration de guerre, contenait des passages d’une incorrection si manifeste que l’on n’a pas jugé possible d’en divulguer le texte authentique et complet. Ce texte, au dire du député russe Maklakof, qui s’était trouvé à même de l’entendre, « a été étrangement abrégé et modifié dans la rédaction officielle, » telle que l’ont imprimée les journaux du lendemain ; et pareillement M. Maklakof s’accorde avec tous nos autres compatriotes qui ont eu comme lui l’occasion d’entendre la fiévreuse improvisation du Kaiser, pour déclarer que, aussi bien par la signification générale de celle-ci que par un bon nombre de ses phrases en particulier, le souverain exaspéré provoquait ses sujets à l’extermination de tous les Russes, toujours et partout. Sans aucun doute possible, l’empereur d’Allemagne a chargé sa conscience non seulement du mensonge public consistant à rejeter sur la Russie la responsabilité de la guerre, mais aussi de toutes les « atrocités » commises par ses sujets : car c’est bien lui qui s’est montré le premier instigateur des violences exercées depuis ce jour à l’encontre des Russes en territoire allemand et, plus tard, en Pologne.


III

Après ces explications préliminaires, qui m’ont semblé utiles pour l’intelligence des causes, du caractère, et de la portée véritables des faits brièvement dénoncés dans la susdite relation officielle du ministère des Affaires étrangères de Pétrograd, il est temps que j’arrive à ces faits eux-mêmes. Et, d’abord, voici de quelle façon les auteurs de la relation nous exposent la conduite de « la population et des autorités allemandes » à l’égard des représentans attitrés du gouvernement russe auprès des différentes cours d’Allemagne :


A Berlin et dans chacune des capitales allemandes, le départ des membres du corps diplomatique russe, — départ dont l’heure et le lieu avaient été scandaleusement divulgués par la police locale, — a fait naître non seulement de bruyantes démonstrations d’hostilité de la part du public, mais aussi des attentats d’une violence extrême contre les voitures contenant le personnel de nos légations. Il n’y a presque pas une seule de ces voitures dont tous les occupans n’aient eu à recevoir des contusions plus ou moins graves sur la tête, le dos, ou les épaules. Qu’il nous suffise de citer, parmi les personnes les plus éprouvées : le ministre russe à Carlsruhe, comte Brevern de la Gardie, et sa femme ; la femme du ministre russe à Stuttgart, Mme Lennontof, sur le dos de laquelle un vieux monsieur à la barbe grise a cassé son parasol ; les deux sœurs de la femme du ministre résident à Darmsladt ; les secrétaires de légation Dmitrof et Koutepof, etc. D’autres, comme par exemple la femme de notre attaché naval à Berlin, Mme Behrens, et le secrétaire d’ambassade Jonof, ont été blessés au visage par des cailloux que leur lançait la foule. Le diacre de l’église de l’ambassade de Berlin, M. Lopatka, a été frappé sur la tête d’un coup de gourdin qui aurait pu avoir les suites les plus funestes sans l’opportune résistance d’une casquette très dure, entièrement écrasée. Moins heureux, le secrétaire d’ambassade Chrapovitzky a emporté de Berlin une plaie profonde dans la région frontale, suivie d’une abondante effusion de sang, et qui lui a imposé l’obligation de s’arrêter à Copenhague, pour se confier aux soins d’un médecin.


Quant aux consuls russes dans les grandes cités d’Allemagne, ceux-là, presque partout, ont été simplement traités comme autant d’« espions » quasi « professionnels. » Une demi-douzaine au moins d’entre eux, dont la relation officielle nous fait connaître les noms, doivent probablement avoir été fusillés, car aucune trace de leur existence n’est parvenue aux autorités russes, depuis le jour de la déclaration de la guerre. Pour d’autres, on a su récemment, par l’entremise de diplomates américains, qu’ils étaient vivans et seraient retenus en prison jusqu’à la conclusion de la paix.

Vient ensuite, dans la relation officielle, un récit abrégé des mésaventures du sénateur et chambellan russe M. de Bellegarde, qui avait été délégué par son gouvernement à Leipzig, en qualité de commissaire de la section russe d’une Exposition Internationale. Chaque détail du passage consacré à ces mésaventures nous est, en outre, expressément confirmé par un long et émouvant témoignage de M. de Bellegarde lui-même, au cours d’un entretien de celui-ci avec M. Rezanof. Nous y lisons, notamment, de quelle façon le commissaire russe, qui toujours jusque-là n’avait eu qu’à se louer de l’attitude parfaitement courtoise et déférente des autorités de Leipzig, a été brutalement arrêté, le jour même de la déclaration de guerre, en compagnie de ses collaborateurs. Relâché le lendemain avec des excuses, M. de Bellegarde a été bientôt emprisonné de nouveau. « Cette fois, l’administration l’a traité comme un criminel de droit commun. Après lui avoir enlevé son argent et tout le contenu de ses poches, on l’a enfermé dans une cellule de sept pas de long sur quatre pas de large ; et à peine M. de Bellegarde y était-il entré qu’on lui a ordonné de se mettre à nu, et puis de marcher de long en large, les bras levés au-dessus de la tête. » La nuit suivante et toute la journée du lendemain, le commissaire officiel du gouvernement russe à l’Exposition de Leipzig a été laissé dans cette « cage, » absolument sans aucune nourriture. Dans la soirée du lendemain, cependant, on a bien voulu le remettre en liberté, moyennant sa promesse de partir aussitôt pour Berlin. Là, pendant qu’il s’entretenait avec un employé de la légation de Saxe, le ministre de Saxe en personne s’est approché, et, du ton le plus grossier, lui a demandé ce qu’il désirait. Et comme le sénateur russe répondait qu’on lui avait promis, à Leipzig, l’appui de la légation saxonne à Berlin pour lui procurer le moyen de sortir d’Allemagne :

— Comment ? — s’est écrié le diplomate allemand, — vous, notre ennemi, vous osez demander que je fasse quelque chose pour vous ? Après la trahison commise par la Russie en nous déclarant la guerre, je vous trouve bien impudent d’oser venir solliciter mon appui !

Il n’a pas fallu moins qu’un miracle de bonne chance pour permettre enfin à M. de Bellegarde d’atteindre Copenhague. A la gare de Berlin par laquelle il s’en est allé, tous les wagons portaient des inscriptions telles que : « Mort au Russes ! » ou bien : « Tous les Russes sont des espions ! »


IV

Écoutons maintenant le récit de quelques-uns de ces baigneurs russes dont la relation officielle nous dit justement qu’il serait impossible de « faire le compte de toutes les violences et cruautés qu’ils ont eu à subir, sans distinction de rang social, ni d’âge, ni de sexe ! » Par une coïncidence qui n’a d’ailleurs rien d’étonnant, si l’on songe à l’énorme quantité de ces victimes russes de la barbarie allemande, il se trouve que le volume de M. Rezanof nous offre plusieurs descriptions « parallèles » des souffrances d’une seule et même « fournée » de baigneurs s’efforçant de sortir d’Allemagne. C’est ainsi que, par exemple, un professeur de la Faculté de Médecine de Petrograd, M. Souslof, et la femme d’un propriétaire campagnard, Mme Danilof, ont raconté presque simultanément les principales étapes du long chemin qu’ils ont fait ensemble, peut-être dans les mêmes wagons, — mais à leur insu et sans se connaître l’un l’autre, — entre deux frontières de l’empire allemand. Leurs deux narrations concordent de tous points, et nous sont encore confirmées par d’autres témoignages de compatriotes qui ont ou à partager avec eux telle ou telle des diverses étapes de la même « odyssée. » Si bien qu’avant de résumer ici la narration de Mme Danilof, plus détaillée que celle du professeur Sousiof et d’une couleur plus vivante, je puis garantir au lecteur français qu’il n’y a pas dans cette narration un seul trait quelque peu caractéristique dont je n’aie découvert une autre mention, plus ou moins explicite, à d’autres pages du livre de M. Rezanof.

Tout de même que le professeur Sousiof, Mme Danilof séjournait en Suisse au moment de la déclaration de guerre, et a eu la malheureuse idée de se fier à des avis officiels allemands qui promettaient aux touristes russes un libre et commode passage à travers l’Allemagne. Dès le premier soir, nos deux narrateurs et une centaine d’autres compatriotes qui se rendaient avec eux de Bâle à Berlin ont été forcés de descendre de leurs wagons à la station de Ludwigshafen, et d’aller à pied jusqu’à celle de Mannheim. Le bruit avait couru que des « espions » russes se proposaient de faire sauter le pont de Mannheim : d’où ces quelques kilomètres de marche imposés aux voyageurs russes, pour les empêcher de passer sur le pont. Telle fut, du moins, l’explication brutalement grommelée à Mme Danilof par les soldats préposés à la surveillance de l’étrange cortège. « Les supplications des femmes fatiguées ou malades, demandant que l’on ralentit le pas, ne servaient de rien. Toute personne qui s’écartait un peu de l’alignement recevait aussitôt un vigoureux coup de crosse. Et sans cesse nous rencontrions des groupes enragés, qui nous couvraient d’injures et menaçaient de se jeter sur nous. »

A Berlin, la gare de Friedrichstrasse et toutes les rues voisines retentissaient des cris de : « Mort aux Russes ! » Mme Danilof, — dont j’ai oublié d’ajouter qu’elle voyageait avec un petit garçon de quatre ans, — a vainement essayé d’acheter quelques provisions de route. « Nous n’avons rien ici pour les Russes ! » lui répondaient, — stoïquement, — les boutiquiers berlinois. Les heures d’attente sur le quai de la gare, avant la formation du train pour Alexandrowo, sont restées dans le souvenir de tous les voyageurs comme un cauchemar à peine croyable : d’une minute à l’autre, chacun de ces milliers d’infortunés avait la perspective d’être livré en pâture à la foule immense qui se démenait et hurlait autour d’eux. Nul moyen de faire inscrire ses bagages : personne, depuis même la veille de la déclaration de guerre, n’a pu emporter d’Allemagne autre chose que de petits colis tenus à la main. Et, avec cela, dans toutes les gares de la capitale prussienne, des affiches assurant aux Russes que, jusqu’au 4 août, pleine faculté leur serait laissée de rentrer tranquillement dans leur pays !

Enfin le train est prêt ; les Russes s’y engouffrent par centaines ; et les voici arrivés à la gare de Thorn, l’une des dernières avant la douane d’Alexandrowo. Là, tout le monde reçoit l’ordre de descendre : les autorités déclarent que la frontière russe est fermée, et qu’elles ne sauraient prendre sur soi le risque de laisser continuer le voyage, même à pied. Je reviendrai tout à l’heure sur ce mensonge, inventé à plaisir par les Allemands, et renouvelé par eux, durant les premiers jours de la guerre, aussi bien à Thorn que dans d’autres gares voisines de la frontière. Dans le cas particulier de Mme Danilof et du professeur Souslof, les officiers prussiens se sont en outre avisés d’un autre mode de « représailles, » à l’égard des centaines d’ « espions » tombés sous leurs mains. Après une longue attente sur le quai de la gare de Thorn, les voyageurs ont été autorisés à remonter dans un train qui, leur disait-on, les conduirait à Alexandrowo « sous la protection d’un drapeau blanc. » Et puis le train s’est mis à rouler, pendant des heures, et force a bien été aux Russes de comprendre qu’on ne les menait pas à la douane voisine. « Notre état de tension nerveuse et d’angoisse devenait intolérable. On n’entendait que des pleurs, des cris affolés. » Vers minuit, le train s’est arrêté dans une grande gare : c’était Stettin, où l’on a signifié aux touristes russes qu’on avait résolu de les y garder jusqu’à la conclusion de la paix !

Le professeur Souslof et Mme Danilof s’accordent à nous décrire l’horreur tragique de la nuit passée par eux dans les corridors empestés des abattoirs de Stettin. En vain ils demandaient à leurs geôliers combien de temps ils auraient à demeurer dans ce lieu d’épouvante, en compagnie d’un troupeau de porcs qui ronflaient çà et là. « Peut-être une semaine, peut-être un mois, ou peut-être une année ! leur répondait-on. N’êtes-vous pas nos prisonniers de guerre ? » Mais la ville de Stettin avait besoin de ses abattoirs ; et, dès le lendemain, le lamentable convoi des baigneurs russes a été envoyé dans l’île de Rugen. Le train qui devait les y conduire ne comportait qu’un petit nombre de wagons ; et, naturellement, personne ne se souciait de rester à Stettin. Dans des compartimens de six places, on entassait jusqu’à 25 voyageurs. C’est là que Mme Danilof a vu se produire la première « catastrophe » de son mémorable voyage. Dans la hâte fiévreuse du départ, une femme russe et son enfant ont été foulés aux pieds : tous deux avaient cessé de vivre, lorsqu’on a essayé de les relever.

De Rugen, après deux autres jours de détresse affamée, — car les « prisonniers » avaient à se nourrir de leurs propres moyens, et toujours encore la population allemande refusait d’échanger leurs roubles, — nos deux narrateurs et maints autres des témoins cités par M. Rezanof ont été transportés dans l’île de Sassnitz.


Pendant la marche interminable du train qui nous promenait à l’intérieur de l’Ile, — raconte Mme Danilof, — soudain les soldats qui nous gardaient se lèvent, nous fixent d’un regard terrible, et arment leurs fusils. Un silence funèbre se répand parmi nous ; puis ce sont des cris désespérés de femmes, des pleurs bruyans d’enfans. Un homme âgé assis près de moi, un médecin russe, me dit d’une voix tremblante : « Vous savez ce qui nous attend ? Fusillés…, fusillés…, fusillés ! » Il répète ce mot indéfiniment, comme un insensé. Le fait est que, cette fois, nous ne doutons plus de la mort imminente. Mais voici que les soldats, avec un gros rire, abaissent leurs armes ! Toute la scène n’était qu’une plaisanterie !


Il y avait cinq jours que les baigneurs russes étaient partis de Berlin, et s’accoutumaient toujours plus profondément à l’idée de mourir de privations ou de peur en territoire allemand, lorsque, tout d’un coup, un officier est entré dans leur prison de Sassnitz et leur a signifié qu’un bateau à vapeur allait être chargé de les conduire en Suède. C’était, providentiellement, la fin de leurs épreuves. Mais il était réservé à Mme Danilof d’être encore témoin de deux « catastrophes » résultant des émotions de ces cinq terribles journées que l’on venait de vivre. Sur le bateau, tout de suite au départ de Sassnitz, une jeune femme, devenue folle, s’est jetée à l’eau. Et semblablement, le même jour, dans le train qui se rendait de Malmoe à Stockholm, un jeune homme de mise élégante a manifesté des signes de folie. « Je l’ai vu depuis lors, des journées entières, errer hâtivement d’un wagon à l’autre, en quête d’une valise jaune qu’il avait perdue dans une gare allemande. »


Pendant les deux premières journées qui ont suivi la déclaration de guerre, d’innombrables Russes ont eu à subir une « mystification » équivalente à celle qu’ont infligée à Mme Danilof les autorités de la gare de Thorn : après les avoir conduits à quelques kilomètres de la frontière russe, l’administration allemande les a fait descendre de leurs wagons, en leur déclarant que les douaniers russes refuseraient de les laisser passer, et puis les a transportés à Stettin, à Kœnigsberg, ou bien encore les a simplement ramenés à Berlin. Or, comme je l’ai dit, la prétendue clôture de la frontière par les Russes était un mensonge, — ainsi que l’ont pu constater tous les voyageurs qui ont eu la chance de parvenir jusqu’à cette frontière. Ou plutôt, il s’en faut que tous ceux qui ont pu approcher de la frontière de leur pays aient dès lors réussi à la traverser : car souvent l’administration prussienne, afin de « corser » la mystification, annonçait à ses victimes qu’elle voulait bien leur permettre de faire à pied, sous escorte, la distance qui les séparait de telle ou telle douane ; mais ensuite, lorsque déjà les malheureux se croyaient sur le point de pénétrer en Russie, l’officier commandant l’escorte leur affirmait que, décidément, le passage de la frontière leur était impossible, et leur enjoignait de s’en retourner à la gare d’où ils venaient. Fort peu nombreux étaient les privilégiés qui, — comme le substitut du procureur impérial de Moscou, M. Volynski, — finissaient par arracher à la pitié de Allemands la permission de franchir cette dernière centaine de pas derrière laquelle s’ouvrait à eux le sol de la patrie. Ou bien encore, c’était un hasard inespéré qui triomphait, au dernier moment, de la mauvaise foi des autorités allemandes. Le journal Rietch nous offre, par exemple, le témoignage émouvant d’un voyageur que l’on avait ainsi amené, avec un groupe de ses compatriotes, en vue de la douane d’Alexandrowo. L’officier prussien avait fait demander aux douaniers russes s’ils pourraient laisser entrer le groupe qu’il conduisait : mais sans doute il avait compté sur un refus, car lorsque son messager était revenu avec une réponse affirmative, ce type parfait de la loyauté germanique avait déclaré que lui-même, de son côté, ne se croyait pas en droit de prendre sur soi la responsabilité d’une résolution aussi importante. En conséquence de quoi il devait, avant tout, solliciter l’avis de ses chefs.


Je ne sais pas ce que nous serions devenus, si une circonstance toute fortuite ne nous avait sauvés. Pendant que nous nous épuisions en de vaines supplications, voici que, de l’autre côté de la frontière, s’est montré soudain un détachement de Cosaques ! L’apparition de ces cavaliers a rempli d’un tel effroi les gardes-frontières allemands qu’aussitôt, oubliant tous leur consigne, ils se sont enfuis. Et nous, inutile de dire qu’aussitôt nous nous sommes enfuis dans le sens opposé, si bien que, dès l’instant d’après, nous avions déjà pénétré en territoire russe. Mais, hélas ! nous laissions derrière nous un groupe de voyageurs qui, se trouvant plus éloignés de la frontière, n’avaient pas pu songer à nous imiter. Ceux-là ne sont pas encore rentrés en Russie, et personne ne sait ce qu’a été leur sort.


V

Encore tout ce que l’on vient de lire ne saurait-il donner qu’une bien faible idée des souffrances endurées par les « touristes » russes en territoire allemand.


Il résulte des témoignages, rigoureusement contrôlés, d’une foule de nos compatriotes revenus d’Allemagne, — nous dit à ce propos la relation officielle du ministère des Affaires étrangères, — que ces compatriotes eux-mêmes et des milliers de leurs pareils ont eu à subir les traitemens les plus monstrueux. Pendant de longues journées, ils ont été transportés d’un coin à l’autre de l’Allemagne dans des wagons destinés au transport du fumier, et dont quelques-uns n’étaient pas encore entièrement débarrassés de leur contenu ordinaire. Un convoi formé de soixante Russes, — dont vingt-cinq femmes, — a été traîné d’affilée durant soixante-dix heures dans des wagons de cette espèce : pendant leur trajet, les voyageurs n’ont obtenu qu’une seule fois de sortir pour quelques instans, et pas une seule fois ils n’ont pu obtenir la moindre nourriture, ni même la permission de boire un verre d’eau.

Dans les villes où les Russes étaient détenus, ils avaient pour logement des écuries, des étables à porcs, des abattoirs. Entourés de soldats, ces milliers de compatriotes, dont un bon nombre étaient des femmes et des enfans, et dont beaucoup aussi se trouvaient gravement malades, ont été contraints à marcher par les villes ou à travers champs d’un pas si rapide, — et parfois même avec obligation de tenir les bras levés, comme à Kœnigsberg, — que sans cesse des femmes perdaient connaissance (notamment à Neu-Strelitz, à Stettin, à Rostock, à Breslau). A toutes les étapes (Allenstein, Rostork. etc.), lors de la mise en wagons, les soldats poussaient femmes et enfans à coups de poing ou même à coups de crosse ; on séparait les divers membres d’une famille ; et il y a eu des cas nombreux où des enfans ont ainsi disparu irrémédiablement. Tout cela accompagné de continuelles injures, de railleries grossières, de menaces de mort, dont l’effet ne pouvait manquer d’être désastreux sur la santé et la vie de malheureuses créatures déjà épuisées par la fatigue et les privations.


Des centaines de témoignages évoquent devant nous, en particulier, les affres du séjour de ces « malheureuses créatures » dans les wagons où l’on se plaisait à les enfermer pour les transporter d’une prison à l’autre. Que l’on imagine ces convois de malades, de femmes, d’enfans, condamnés à se tenir debout, pendant une journée entière, ou bien entassés sur les bancs de bois de wagons de quatrième classe ! Défense absolue d’ouvrir les fenêtres, dans les compartimens qui en possédaient, et nul moyen de se procurer à manger ni à boire, — car partout les employés des buffets signifiaient qu’ils « n’avaient rien à l’usage des espions russes. » Une jeune mère, — dont l’histoire nous est attestée, avec maintes autres du même genre, dans un rapport signé de noms connus, — avait vu tarir son lait, à force de frayeur. « En vain elle se traînait aux pieds des soldats chargés de la surveillance de notre wagon, les conjurant de vouloir bien, du moins, faire donner à son enfant quelques gouttes d’eau. Ces brutes l’insultaient et se moquaient d’elle. » Une autre mère a pu, un instant, se croire plus de chance. Elle emmenait de Berlin son enfant malade, tandis que son mari avait été retenu comme « prisonnier de guerre. »


Pendant un long arrêt dans une certaine gare, — nous racontent des témoins oculaires de la scène, — la jeune femme aperçut, en face de son wagon, un groupe d’officiers allemands attablés sur le quai à vider de grands verres de bière. La jeune femme, s’adressant à eux, leur fit voir son enfant, qui pleurait de soif, et les supplia de vouloir bien lui donner le fond d’un de leurs verres. Et bientôt, en effet, l’un des officiers se leva, parmi les rires de ses compagnons, pénétra dans le wagon, et tendit à l’enfant un verre qu’il venait de faire remplir. L’enfant se mit à boire avec une hâte passionnée, mais, tout de suite, il cracha ce qu’il avait dans la bouche. L’officier avait jeté dans la bière une poignée de sel !


J’hésite à faire mention d’un sujet scabreux, mais qui tient une place considérable dans les témoignages des voyageurs russes. Qu’il me suffise de citer ce passage de la relation d’un médecin de Pctrograd :


Impossible de rien imaginer de plus navrant que ces journées de route pendant lesquelles nous manquions tout à fait de nourriture, de boisson, de sommeil, et, en outre, de toute faculté de satisfaire nos besoins naturels. Je me souviens du supplice d’un vieillard atteint d’une maladie de la vessie. A toutes ses prières, pour obtenir la permission de sortir du wagon, soldats et employés ne répondaient que par des moqueries… et il nous est arrivé d’avoir à voyager d’un seul trait, dans ces conditions, pendant plus de vingt-quatre heures !

De la même façon encore on entend bien que la pudeur naturelle des femmes russes n’avait guère de quoi émouvoir une population accoutumée, de tout temps, à considérer la race entière des Slaves comme une portion inférieure de l’humanité. Le martyrologe des baigneurs russes « surpris par la guerre en territoire allemand, » est tout semé d’épisodes tels que le suivant, — dont la parfaite authenticité nous est confirmée, dans le livre de M. Rezanof par une demi-douzaine de témoins dignes de foi :


Un matin, la charmante jeune fille d’un banquier de Petrograd, M. P…, qui voyageait en compagnie de son père, avait quitté momentanément celui-ci pour aller se recoiffer dans un lavabo formant une petite cabine close, à l’une des extrémités du wagon. Elle commençait à peine sa toilette, lorsque deux officiers allemands, ayant enfoncé la porte du lavabo et s’étant approchés d’elle le revolver au poing, se sont mis à lui prodiguer leurs ignobles caresses. Les cris épouvantés de la pauvre enfant ont fait accourir son père : mais en vain M. P… a imploré la pitié des agresseurs de sa fille. Et bientôt, — la porte du lavabo étant restée ouverte, — tout le wagon a su que des officiers étaient en train d’outrager une faible jeune fille sous les yeux de son père, également sans défense. Deux de nos compatriotes qui, malgré toute la rigueur des fouilles déjà subies, étaient parvenus à conserver des couteaux de poche, se sont élancés vers l’endroit d’où ils entendaient sortir des appels au secours. Mais le passage leur a été barré par des femmes russes qui, à genoux devant eux, les suppliaient de ne pas exposer le convoi tout entier à une mort trop certaine, en provoquant les officiers avec leurs couteaux : car maints exemples précédens leur avaient enseigné de quel prix les Allemands étaient résolus à leur faire payer la moindre tentative d’insubordination. Depuis ce jour, Mlle P… est devenue folle. Son père, qui est encore dans toute la force de l’âge, a vu ses cheveux blanchir subitement, sous l’effet de cette demi-heure d’angoisse tragique.


Quelques jours après la rédaction du témoignage que je viens de citer, un médecin aliéniste racontait à l’éminent écrivain russe M. Nemirovitch-Danchenko qu’il avait reçu la visite d’un banquier dont la fille avait perdu la raison, et qui risquait bien de la perdre à son tour. « Le malheureux a eu l’atroce douleur de devoir assister à la manière dont deux officiers allemands avaient profané l’innocence de son enfant, âgée de quinze ans. » D’autre part, sept voyageurs russes, dans une « lettre ouverte » adressée à l’ambassadeur de Suède à Petrograd, affirment avoir été témoins d’une tragédie plus « atroce » encore. « Dans une station voisine de Dantzig, le 3 août, un lieutenant ivre a fait sortir du wagon une fillette russe de quinze ou seize ans, et en a fait présent à des soldats qui se trouvaient sur le quai. En un moment, sous les yeux des témoins soussignés, l’enfant a été dépouillée de tous ses vêtemens et entraînée, absolument nue, jusqu’à un corps de garde voisin. »

A Stettin, c’est une mère qui se voit enlever sa fille : des soldats ivres l’emmènent dans leur caserne, après avoir roué de coups la pauvre mère, qui, ensuite, a dû attendre toute la nuit, jusqu’au lendemain matin, le retour de son enfant. Des voyageurs russes enfermés dans la prison publique de la ville prussienne d’Ostrow rapportent au Matin de Petrograd que, vers minuit, une troupe de soldats préposés à leur garde sont venus choisir parmi eux cinq jeunes femmes, au nombre desquelles se trouvait, notamment, la femme d’un médecin polonais. cette fois, les compatriotes de ces cinq victimes, plus courageux que les compagnes de route du banquier P… ont tâché de leur mieux à empêcher l’horrible attentat qu’ils prévoyaient : mais les soldats allemands les ont à demi assommés, avec les crosses de leurs fusils, si bien qu’ils ont dû se résigner enfin à laisser enlever les cinq jeunes femmes. « C’est seulement à l’aube, tandis que nous gisions presque sans connaissance, que la porte de notre salle s’est entr’ouverte, pour livrer passage à cinq misérables créatures irréparablement souillées… Personne de nous n’osait tourner les yeux vers le coin de la salle d’où nous entendions monter, sans arrêt, de sourds gemissemens. Le cœur nous battait dans la poitrine avec une violence précipitée… » Et quand, plus tard, le lugubre convoi de prisonniers a quitté Ostrow, la même impression douloureuse continuait d’accabler tous les cœurs, à l’exception de ceux des gardiens du convoi, qui, « instruits de ce qui venait d’avoir lieu la nuit précédente, ne se lassaient pas de dévisager cyniquement les cinq pauvres femmes, avec toute sorte de sarcasmes et de réflexions humiliantes. »


Officiers et soldats allemands avaient, d’ailleurs, inventé un moyen presque « légal » d’outrager la pudeur des jeunes femmes russes. Plusieurs fois par jour, sous prétexte de rechercher les « documens secrets » que pouvaient emporter ces dangereuses « espionnes, » ils les obligeaient à se défaire de tous leurs vêtemens. Sur ce point encore, les témoignages sont si nombreux que M. Rezanof a dû se borner à n’en signaler qu’une faible partie. Dans la gare de Neu-Strelitz, par exemple, tous les voyageurs d’un train sont forcés de descendre, pour être conduits à pied vers une caserne de dragons, à deux kilomètres de là. On leur a déclaré qu’on allait procéder sur eux à de nouvelles fouilles. « En réalité, cependant, l’on n’a fouillé que les femmes, et surtout les plus jeunes. L’opération était exécutée par trois lieutenans, au milieu des rires bruyans de leurs collègues et d’un groupe de soldats. Les cris des victimes ont fait venir le colonel du régiment ; mais ce personnage s’est abstenu de toute marque de désapprobation ; et comme des murmures indignés s’élevaient de la bouche des pères ou maris des femmes ainsi traitées, le colonel leur a enjoint de se taire, en les menaçant de les fusiller. » La femme d’un magistrat raconte que, au sortir de l’une de ces explorations, sa jeune voisine de wagon ne cessait point de pleurer en répétant : « Comment oserai-je désormais affronter le regard de mon mari ? »


Deux jeunes filles dont le porc occupe un emploi à Ekaterinoslav, — et dont l’une était une institutrice, — ont été déshabillées par ordre des gendarmes, sous les yeux de leur mère ; après quoi celle-ci, s’étant permis de protester, a dû se dévêtir elle-même. Les gendarmes prussiens ont fait emporter hors de la salle les vêtemens et le linge des trois femmes, « afin de pouvoir les examiner plus à fond. » Pendant plus d’une heure, les trois infortunées créatures ont eu à rester complètement nues dans la chambre, en notre présence ; et à tout instant, par la porte ouverte, soldats et gardiens de la prison venaient s’offrir le spectacle de leur honte. En arrivant à Copenhague, Mme B…, la mère des jeunes filles, a rédigé une plainte qu’elle a déposée à l’ambassade d’Allemagne.


VI

Trop heureuse encore cette mère, dont les « protestations » lui ont valu seulement de partager la « honte » de ses filles ! Dans la susdite « lettre ouverte » de sept voyageurs russes à l’ambassadeur de Suède, les signataires attestent que, « à Sassnitz, sous les yeux de la foule des prisonniers russes, deux d’entre ceux-ci ont été fusillés parce qu’ils avaient blâmé trop haut l’attitude scandaleuse des officiers allemands à l’égard de leurs femmes. » Dans la caserne de dragons de Neu-Strelitz, — où l’on avait pris l’habitude d’emmener, pour les fouiller, tous les voyageurs que leur mauvaise chance faisait passer par là, — le père de l’une des jeunes filles que l’on « examinait, » n’ayant pu se retenir de frapper au visage l’un des lieutenans, a été fusillé devant tout le monde, par ordre du colonel.

Car il va de soi que la vie du « bétail russe » ne comptait guère plus que la pudeur des femmes, pour ces représentans d’une race et d’une « culture » infiniment supérieures. Un cri d’indignation ou de colère, un geste pouvant être interprété comme une menace, parfois même un simple haussement d’épaules : c’était assez pour mériter, au paisible baigneur de la veille, d’être passé par les armes, sous les yeux de tous ses compagnons. Mais ni le triste sort de ces auteurs de prétendus « essais d’insubordination, » ni la façon toute rapide et sommaire avec laquelle des tribunaux improvisés « expédiaient, » chaque jour, l’interrogatoire et la condamnation d’autres voyageurs soupçonnés d’espionnage, rien de tout cela ne nous touche aussi profondément que le récit des « représailles » exercées par la population et les autorités allemandes sur la personne d’une foule de malades de tout âge et de toute condition, brusquement arrachés à leur « cure » de Wiesbade ou de Kissingen pour être soumis à l’implacable régime des « prisonniers de guerre. » Voici, par exemple, un sanatorium de la banlieue de Francfort qui, le 1er août, signifie à tous ses pensionnaires qu’ils aient à « décamper » dans les vingt-quatre heures ! Une jeune femme souffrante, et qui vient d’accoucher, arrive à Berne, le lendemain, avec un enfant mort dans ses bras. A une distance d’environ douze kilomètres de la gare de Thorn, tous les voyageurs d’un train sont jetés hors des wagons, et obligés de faire la route à pied. « On nous fait marcher d’un pas si rapide que, presque tout de suite, nous entendons s’élever des cris et des pleurs. Une femme en état de grossesse avancée implore les soldats de lui accorder du moins quelques minutes de repos, pour reprendre haleine : mais les soldats refusent brutalement ; et lorsque enfin nous arrivons à la gare de Thorn, la pauvre femme tombe sur le quai, sans connaissance. » Un groupe de baigneurs russes, parmi lesquels se trouvent un bon nombre de malades, est contraint à séjourner pendant plus de vingt-quatre heures dans un petit préau de la prison d’Allenstein, en plein air, sans autre siège et sans autre matelas que le dur pavé du préau. Il y a là une jeune femme qui vient de subir une opération : son mari demande en vain que l’on daigne l’autoriser à se coucher dans une des cellules. Lorsque le convoi se remet en marche, la jeune femme est hors d’état de l’accompagner. « J’ignore ce qu’elle est devenue, — nous dit un médecin qui faisait partie du convoi, — mais je crains bien qu’il ne lui ait pas été donné de revoir la Russie ! »

Cette faveur a été accordée, il est vrai, à une autre malade récemment opérée, Mme Tougane, femme d’un chambellan du Tsar : mais l’infortunée n’a guère eu le temps de s’en réjouir. Dans la prison de Breslau où on l’a gardée pendant trois jours, ses geôliers ont eu la cruauté, à peine croyable, de lui enlever les bandages qui recouvraient la plaie béante de l’opération. Après quoi on l’a mise dans un wagon de bestiaux qui l’a conduite jusqu’à la frontière : mais là, comme la pauvre femme s’était évanouie en chemin, on l’a simplement jetée au bas d’un talus, où des douaniers russes l’ont retrouvée, quelques heures plus tard. Mme Tougane est morte à Petrograd, dès le lendemain de son arrivée : sa plaie s’était envenimée, et avait amené une fièvre putride. Toutes les circonstances de son « martyre » ont pu être reconstituées par le gouvernement russe avec une parfaite exactitude documentaire.

Quant aux cas de folie résultant, chez d’inoffensifs touristes, d’un excès de fatigues, ou de souffrances, ou d’effroi, ceux-là sont proprement innombrables ; et il n’y a guère en Russie d’asile d’aliénés un peu considérable qui, pendant les mois d’août et de septembre, n’ait eu à recueillir un ou plusieurs de ces martyrs de la « culture » allemande. Voici notamment, parmi ceux que nous présente M. Rezanof, un petit garçon de douze ans, Kurt Simon, enfermé depuis le mois d’août dans l’asile des Saints Pierre et Paul, à Petrograd. Cet enfant, dont tout le corps était déchiré, ne cesse point de crier pitoyablement : « Assez ! Ne me battez plus ! Est-ce que l’on va encore me battre ? » Et le plus curieux est que le petit Simon, fils d’un professeur de Riga, et de religion luthérienne, clame ces phrases affolées en langue allemande. Mais ni son origine, ni son âge ne l’ont empêché de servir d’objet aux « représailles » patriotiques des gendarmes prussiens de Kœnigsberg. Un ouvrier, qui s’est chargé paternellement de le ramener en Russie, nous apprend de quelle façon il l’a rencontré :


On m’avait mis moi-même, avec d’autres Russes, dans la prison de Kœnigsberg ; et, dès mon arrivée, les gendarmes m’ont roué de coups, avec tant d’entrain qu’ils ont fini par me crever un œil. La nuit, voilà que j’entends un horrible cri d’enfant, qui venait du corridor, tout près de la fenêtre de notre salle ! Sans aucun doute, c’était encore quelqu’un que l’on battait à mort. Puis je vois quelque chose qui tombe sur nous, par la fenêtre ouverte. Je reconnais un petit garçon tout baigné de sang, et qui, au premier abord, me parait avoir cessé de vivre. C’est seulement après plusieurs heures d’inconscience que l’enfant a commencé à murmurer quelques mots, pour demander grâce à des gendarmes qu’il croyait toujours occupés à le battre.


À Berlin, une femme qui tenait dans ses bras un enfant de dix mois a eu le malheur de heurter, au passage, un soldat prussien. Le soldat, furieux, a empoigné l’enfant et l’a jeté à terre, si violemment que, sans doute, il lui aura brisé la colonne vertébrale. Toujours est-il que l’enfant est mort, et que la mère, en arrivant à Copenhague, a dû être internée dans une maison de santé…Pareillement, à Sassnitz, une mère est devenue folle et s’est jetée à l’eau, après avoir vu mourir son enfant. L’un des principaux médecins de Petrograd, dont la « fournée » a été retenue et torturée en Allemagne, pendant onze jours, atteste que cinq jeunes femmes, — dont trois avaient été contraintes de se prêter à la passion bestiale d’officiers allemands, — ont perdu la raison au lendemain de leur délivrance. Une autre des compagnes d’épreuves de ce médecin est atteinte de troubles nerveux probablement incurables. La pauvre femme s’est trouvée séparée soudain de son mari, à Berlin, lorsque déjà elle avait pénétré dans un wagon : le train est parti avant qu’elle pût descendre, et jamais depuis lors elle n’a su ce qu’était devenu son mari.

Dans un autre convoi, dont faisait partie un professeur d’université, il y eut jusqu’à six femmes atteintes de folie. L’une d’elles ne cessait pas de vouloir se tuer, de telle sorte qu’un collègue du témoin a dû, pendant une journée entière, aider celui-ci à la tenir par les mains. Enfin, — pour me borner à ces quelques exemples, — le peintre Grégoire Gay nous raconte que, pendant qu’il était emprisonné à Breslau, il a vu un vieux couple russe saisi subitement d’aliénation mentale ; et un professeur de langue allemande au gymnase de Wilna, M. Volkmann, nous décrit de quelle manière, à Kœnigsberg, une amie de sa femme, âgée de cinquante ans, s’est pendue sous leurs yeux dans la prison où on les avait enfermés.


La plupart des « atrocités » que j’ai mentionnées d’après le livre de M. Rezanof ont eu pour auteurs des officiers, des gendarmes, en un mot des représentans de la force publique. Mais que l’on ne croie pas que la population « civile » allemande se soit privée d’exercer « directement » d’activés « représailles » contre les baigneurs russes tombés en son pouvoir ! Sans cesse, au contraire, M. Rezanof nous fait assister à des scènes comme celle dont je vais encore reproduire le récit, — extrait du long et émouvant témoignage d’un magistrat, M. Havando, qui a été arrêté en compagnie de sa femme dans la gare de Bamberg, et conduit aussitôt vers la prison de l’endroit :


Je marchais en avant, avec un sergent de ville, et ma femme nous suivait. Soudain, dans une rue, la foule qui nous escortait s’est mise à battre ma femme. M’étant retourné à ses cris, j’ai vu qu’une dizaine de personnes la frappaient sur la tête, et que déjà son sang commençait à couler. Rendu presque fou par ce spectacle, je me suis élancé au secours de la malheureuse : mais aussitôt mon gardien m’a asséné un coup de crosse, par derrière, sur la nuque ; et comme ensuite j’ai voulu me protéger la tête avec les mains, c’est sur mes mains que se sont abattus les coups. Quelques minutes plus tard, ma femme et moi gisions sur le pavé ; et, pendant tout ce temps, la foule continuait à nous frapper, surtout à coups de poings. Sûrement nous serions morts tous les deux, si une troupe de gendarmes, venus de la prison voisine, ne nous avaient pas transportés, dans leurs bras, jusqu’à cette prison, où longtemps nous sommes restés évanouis, malgré les compresses froides que l’on nous appliquait. Nos vêtemens, déchirés et froissés, étaient trempés de sang. Le médecin a constaté chez moi trois plaies superficielles à la tête et de nombreuses contusions aux mains, tandis que ma femme avait reçu deux entailles très profondes, qui exigent aujourd’hui encore des soins assidus.


VII

Voilà donc, d’après des témoignages « rigoureusement contrôlés, » de quelle façon « la population et les autorités allemandes » ont traité des milliers d’inoffensifs baigneurs russes, surpris par la déclaration de guerre en territoire allemand ! Pour quelques-uns de ces malheureux, — les privilégiés, tels que Mme Danilof ou M. de Bellegarde, — la durée totale de l’épreuve n’a été que de quatre ou cinq jours ; mais il y en a eu maints autres qui ont été torturés ainsi pendant des semaines, avant de pouvoir enfin s’embarquer à destination de Stockholm ou de Copenhague.) Que l’on imagine ces terribles semaines, avec tout ce qu’elles comportaient non seulement de privations et de souffrances matérielles, mais encore de craintes, d’humiliations, et d’angoisses morales !

Et nul moyen, cette fois, pour les bourreaux allemands, d’alléguer de prétendus attentats commis ou projetés par leurs pitoyables victimes. Celles-là, sans l’ombre d’un doute, ne pouvaient pas être accusées d’avoir « tiré sur les Allemands, » ni même de leur avoir témoigné la moindre hostilité personnelle. Au contraire, la plupart étaient de riches et généreux baigneurs qui, d’année en année, avaient fait la fortune des villes d’eaux de la Hesse ou de la Franconie, du grand-duché de Bade ou du royaume de Saxe. De telle sorte qu’en les frappant et en les outrageant avec une férocité implacable, les Allemands ne manquaient pas seulement à tous les devoirs de la reconnaissance, mais allaient encore jusqu’à sacrifier tout souci de leurs propres intérêts futurs : car, pour extrême que fût leur mépris de l’intelligence des Russes, je ne suppose pas qu’ils aient cru ceux-ci capables de pousser la sottise jusqu’à vouloir revenir, après la guerre, dépenser leur argent dans un pays dont la population tout entière s’était trouvée d’accord à les persécuter. Unanimement, d’un bout à l’autre de l’immense empire, la haine séculaire du Slave s’est soudain déchaînée dans l’âme allemande ; et il n’en a pas fallu davantage pour que, — par-dessous le vernis tout superficiel d’une « culture » qui d’ailleurs, elle-même, tendait de plus en plus à s’éloigner de notre idéal « latin » de civilisation et d’humanité, — apparût ce fonds naturel de « barbarie » qui, toujours, depuis Goethe jusqu’à Schopenhauer et à Nietzsche, avait rempli d’un secret effroi les plus clairvoyans d’entre les observateurs allemands du cœur et de l’esprit éternels de leur race !


T. DE WYZEWA

  1. Nemetzkie Zvierstva (Les Atrocités allemandes), par A.-S. Rezanof. 1 vol. in-8o. Petrograd, librairie du Novoïe Vrémia, 1915. — J’ai cru pouvoir me dispenser, dans le résumé qu’on va lire, de reproduire les noms des nombreux témoins russes dont les signatures nous garantissent l’entière exactitude des faits racontés par M. Rezanof. Qu’il me suffise d’affirmer que ces noms se trouvent cités à chaque page du livre de l’écrivain russe, et qu’il n’y a pas dans ce livre un seul trait de « barbarie » allemande dont la relation ne s’accompagne d’un imposant appareil de « références » justificatives.