Un Chapitre de l’histoire religieuse pendant la Révolution - Le Clergé constitutionnel

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Un Chapitre de l’histoire religieuse pendant la Révolution - Le Clergé constitutionnel
Revue des Deux Mondes6e période, tome 37 (p. 584-621).
UN CHAPITRE DE L’HISTOIRE RELIGIEUSE
PENDANT LA RÉVOLUTION

LE
CLERGÉ CONSTITUTIONNEL

DE LA FAVEUR Á LA DISGRÂCE


I

En volant la Constitution civile du clergé et en obligeant les ministres du culte à y adhérer, l’Assemblée constituante avait, avec une funeste inconscience, allumé la guerre religieuse. Par deux veto successifs, Louis XVI s’était efforcé de prévenir les rigueurs. Mais, après le 10 août, l’Assemblée législative, devenue maîtresse, avait frappé de déportation ceux qu’on appelait les réfractaires. Puis la Convention vint qui compléta la servitude, et, enchérissant sur les décrets antérieurs, enveloppa dans ses sévérités tous les prêtres fidèles à l’Église.

L’un des grands malheurs de l’intolérance, c’est qu’elle s’étend comme par contagion. Quand les Jacobins eurent, avec l’aide du clergé constitutionnel, proscrit le clergé orthodoxe, ils s’avisèrent que le clergé constitutionnel était lui-même inutile et qu’on pourrait très aisément se passer de tous deux.

L’iniquité, quand elle est voulue par un seul, s’appelle tyrannie ; quand elle est votée par un grand nombre, elle s’appelle loi. Il suffirait donc d’ajouter une loi à toutes celles que la peur avait arrachées à la Convention, et, après avoir proclamé que les insermentés étaient des fanatiques, de décréter, avec une justice égale, que les assermentés étaient des fanatiques aussi.

Soit pudeur, soit souvenir d’anciens services, les Conventionnels s’abstinrent de cette condamnation en bloc. Ils ne détruisirent qu’en détail ceux qu’en vertu de l’omnipotence législative, ils auraient eu toute licence pour proscrire d’un seul coup ; ce ne fut que par dégradations successives qu’on vit les prêtres constitutionnels passer du rang de fonctionnaires privilégiés à celui de citoyens dédaignés, puis descendre à la condition de suspects et enfin à celle de victimes.


II

Il faut, par un retour en arrière, marquer le destin de ce clergé, et rappeler sa courte grandeur avant de décrire sa chute.

Au milieu de toutes les pompes officielles, les évêques ont été élus, sacrés, installés. Sous cette histoire très extérieure, il y a une autre histoire très intime celle des âmes. Ceux que le suffrage vient de choisir sont à la fois éblouis et effrayés. Ils retrouvent en leur mémoire les noms illustres de leurs prédécesseurs et se sentent intimidés d’un rang qui n’est pas fait pour eux. Les uns affichent un front dégagé et une allure altière, les autres se confondent en révérences et parlent de leur indignité. Humilité ou hauteur, tout est masque. Plusieurs s’enfuient comme pour échapper au fardeau. Sont-ils de bonne foi ? Je serais tenté de le croire si, avec une prévoyance remarquable, ils ne laissaient en partant leur adresse. Quand la vanité s’apaise dans les cerveaux dégrisés, les nouveaux élus repassent en leur esprit les règles de la discipline ancienne. Evêques ! peuvent-ils l’être légitimement, quand le titulaire n’est pas mort et ne s’est point démis ? Il y a des hésitations, et probablement très sincères à l’heure où elles se produisent : celui-ci verse des larmes ; celui-là est surpris dans sa chambre, à genoux, en une méditation profonde, et invoquant l’Esprit Saint. L’excès des embarras suggère des combinaisons bizarres : l’abbé Châtelain, chanoine de Saint-Gengoult, nommé à l’épiscopat dans la Meurthe, propose d’administrer le diocèse à titre de vicaire général, en attendant qu’un accommodement avec les anciens pasteurs ramène la paix religieuse, L’expédient n’est point agréé et l’élu, homme de scrupules, se dérobe à l’honneur. Il y a en effet des refus. Je compte onze départemens où le scrutin dut être recommencé. Beaucoup tentent de négocier avec leurs prédécesseurs. Prudhomme, évêque de la Sarthe, demande à M. de Jouffroy-Gonssans, — ce sont ses propres expressions, — une « petite conférence. » Perier dans le Puy-de-Dôme, Seguin dans le Doubs, essayent d’entrer en pourparlers avec M. de Bonal, avec M. de Durfort. Diot dans la Marne, Philbert dans les Ardennes tiennent la même conduite vis-à-vis du cardinal de Périgord. Lecoz, évêque d’Ille-et-Villaine, adjure M. de Girac de prêter serment et ajoute qu’il mettra son bonheur à s’effacer devant lui. À ces avances nulle réponse, ou une réponse plus dédaigneuse que le silence. Cependant, les élus sont circonvenus de flatteries et enlacés de sophismes ; ils se décident alors ; mais les meilleurs, les plus scrupuleux empruntent, pour colorer leur acceptation, les mots les plus onctueux que leur suggère leur éducation cléricale : ils déclarent qu’ils ne se soumettent que « pour éviter de plus grands maux, » et presque tous ajoutent, avec un surcroit de piété, « qu’ils s’inclinent devant les décrets de la Providence. »

Même sous l’abri de la Providence, ils ne se sentent pas rassurés. Seraient-ils schismatiques ? Le mot seul leur fait horreur. Mais non, ils ne le sont pas. Et, pour s’en bien convaincre, les voici qui écrivent au Pape pour lui annoncer leur élection. En quels termes ? ils ont assez lu Rousseau pour parler le langage des hommes sensibles et se souviennent assez du séminaire pour n’ignorer aucune formule de vénération. Donc ils sont à la fois tendres et respectueux, se répandent en protestations toutes filiales. Puis ils se relisent, accentuent la fidélité, atténuent les dissentimens ; après quoi, ils ne trouvent rien à reprendre, se jugent décidément très orthodoxes, et à force de désirer l’être, finissent par se persuader qu’ils le sont. — Après la notification au Pape, il y a la notification aux fidèles. Les mandemens sont en général très pieux, bien que doublement gâtés par l’excès des effusions larmoyantes et par l’abondance des déclamations civiques : c’est l’Évangile, mais retouché par le Vicaire savoyard et réformé à l’usage des vainqueurs de la Bastille. Les nouveaux élus, dans leurs lettres pastorales, ne manquent pas d’ailleurs de reprendre les formules anciennes : la plupart se disent évêques « par la miséricorde divine, » et ils ajoutent, comme si rien n’était changé, qu’ils le sont dans la communion de la Sainte Eglise catholique et du Saint-Siège de Rome.

Ces schismatiques bizarres, qui créent le schisme et le répudient, sont arrivés dans leur diocèse le visage souriant et le cœur gonflé de bonnes intentions. Les plus jansénistes ont amolli leur face rigide. Quant aux autres, ils aiment tout le monde, bénissent tout le monde, et vivent dans le rêve attendri de la primitive Eglise restaurée. Ils ont des délicatesses charmantes, et en plusieurs endroits tiennent sur les fonts baptismaux quelques jeunes enfans nés le jour de leur intronisation. Ils sont très pieux : celui-ci, comme Podérous dans l’Hérault, se fait recevoir de la congrégation des Pénitens ; celui-là, comme Sibille dans l’Aube, exhorte ses diocésains à la dévotion envers la Vierge Marie. Ont-ils des adversaires ? Ils veulent l’ignorer et sont prêts à pardonner à tous, même à ceux qu’ils ont dépossédés. Ils ont déchiré l’Eglise, juste assez pour frayer, à travers la déchirure, le chemin à leur ambition. Maintenant ils ne demandent plus qu’à recoudre. Dans cet esprit, beaucoup, en leurs premières instructions, prêchent la conciliation avec les non-conformistes. Lalande dans la Meurthe, Maudru dans les Vosges, recommandent aux curés d’assister à l’autel les prêtres réfractaires qui se présenteront. Pontard, dans la Dordogne, déclare répudier toute pensée de malveillance vis-à-vis des insermentés. En plusieurs endroits les évêques constitutionnels proposent, spécialement pour les cérémonies funèbres, une sorte de modus vivendi entre les jureurs et les non-jureurs ; ceux-ci célébreront dans une chapelle l’office des morts, et les autres accompagneront les convois jusqu’au lieu des sépultures.

Dans le profond désaccord des choses, toute entente est vaine. Les catholiques se révoltent en un formidable élan de réprobation. Ils jugent toute paix dérision, toute douceur hypocrisie, toute transaction mensonge, et s’indignent contre ces novateurs, à la fois timides et effrontés, qui parlent d’accorder le pardon au lieu de le demander. Quand les intrus étendent les mains pour bénir, nul ne s’incline ou ne s’agenouille. Devant eux, le troupeau fidèle s’écarte. Ils prêtent l’oreille : un mot se murmure, celui d’apostat. À ce mot ils tressaillent, avec une colère qui interrompt soudain leurs homélies, peut-être aussi avec un remords qui ne s’avoue pas. Cependant ils se rassurent, veulent se rassurer ; ils se laissent dire, ils se persuadent que la réprobation n’est que celle d’une minorité. En outre, ils se sont promis d’être charitables. Donc ils font effort et refoulent leur ressentiment. Le lendemain, ils entendent de nouveau la même clameur, cette fois plus éclatante et plus nourrie. Voici qu’aux insultes succèdent les brochures. Elles empruntent aux saints livres leurs plus âpres images et dénoncent les « loups ravisseurs, » les « chiens enragés, » les « ouvriers d’iniquité. » Puis, contre les nouveaux venus se déverse le flot des moqueries. Si, comme Rodrigue, évêque de la Vendée, ils ont fait leur entrée en vrais curés de village et montés sur une petite mule, on raille avec mépris leur mesquinerie ; si au contraire ils s’entourent de pompe, comme Sermet à Toulouse, on crie à l’ostentation. S’installent-ils dans le palais épiscopal ? On juge leur personnage bien petit pour passer sous une si haute porte. Descendent-ils modestement au séminaire ? On observe avec un surcroît de malveillance que par cette humilité ils se font justice. Tout passe au crible, la naissance, la doctrine, les mœurs, les goûts, les habitudes, les relations, les amitiés. Rien n’arrête, tout excès semblant vertu puisque la cause est, dit-on, celle de Dieu. Cependant les intrus partent pour visiter leur diocèse, mais déjà avec une patience lassée. Ce qu’ils ont vu au chef-lieu, ils le retrouvent en leurs courses pastorales. Sous les rideaux à demi soulevés, on regarde passer leur cortège, mais sans s’y mêler ; autour des églises, les plus vertueux des prêtres tiennent leurs volets clos ; au fond de leur monastère, les religieuses ont verrouillé leurs portes ; de tous côtés, les plus ardentes des dévotes s’agitent en un zèle qui se croit sanctifié. Ace spectacle les intrus achèvent de comprendre. Les résolutions de charité leur échappent. On ne veut point de leur autorité : ils imposeront leur joug. On a creusé l’abîme : ils l’approfondiront à leur tour. Ils ont pour eux les gendarmes, les gardes nationaux, les acquéreurs de biens d’église, les officiers municipaux, les magistrats. C’est sur eux qu’ils s’appuieront.


III

En s’abritant sous le pouvoir civil, ils s’y incorporent. Là est leur marque distinctive, celle qui s’imprimera sur eux. L’empire spirituel leur échappant, ils ambitionnent la puissance matérielle, d’abord parce qu’ils aiment le pouvoir, puis parce qu’ils se flattent, à force de dominer les corps, de soumettre à la longue les âmes elles-mêmes. En beaucoup de lieux, le prêtre assermenté se dédouble et devient fonctionnaire. De vrai, tout favorise ce cumul. La Constitution civile du clergé est l’envers de la séparation : elle a placé côte à côte les magistrats séculiers et les serviteurs des autels, en sorte qu’ils se touchent et se pénètrent dans tous les actes de leur vie. C’est le même corps électoral qui a élu les ministres du culte et choisi les administrateurs. Dans le découpage symétrique du territoire, les circonscriptions ecclésiastiques ont été modelées sur les circonscriptions civiles. Les membres du nouveau clergé tiennent du fonctionnaire par le salaire. Prêtres et magistrats, au moins dans les villes, appartiennent les uns et les autres à cette classe moyenne où les rois, de temps immémorial, ont recruté leurs commis. Puis, en ce XVIIIe siècle où l’usage de la bonne compagnie est de ne rien approfondir, mais aussi de ne rien ignorer, le prêtre sait un peu les lois, le magistrat un peu la théologie, ce qui permet de toucher à tout avec un certain aspect de compétence. Donc, pour participera’ la puissance séculière, le prêtre devra se dépayser un peu, mais très peu. Et incontinent, il y participe. L’évêque, en son diocèse, est presque toujours membre de l’administration départementale ; souvent même, comme à Bourges, à Besançon, à Clermont, à Auch, il en est le président. En beaucoup d’endroits, les curés sont présidens ou membres du district, officiers municipaux ou procureurs-syndics de leur commune. A côté des autorités constituées, les clubs sont une institution presque officielle : les évêques ne manquent pas qui fréquentent les clubs ; presque tous, au moins au début, les patronnent ou les ménagent. Tenus à une moindre réserve, les vicaires épiscopaux, en maints endroits, président les séances des Amis de la Constitution. Ainsi en est-il à Autun, à Agen, à Tours. En mars 1792, Gobel, évêque métropolitain de Paris, est nommé vice-président du club des Jacobins. Cependant, le scrutin s’est ouvert pour l’Assemblée législative ; or, parmi les élus, on a compté vingt-six membres du clergé.

Mis en goût de se laïciser, tous ces assermentés dévient de plus en plus. Ils vivent dans une sorte d’atmosphère demi-civique, demi-religieuse. Ce ne sont que bénédictions de drapeaux, plantations d’arbres de la liberté, et aussi (car on se pique de demeurer pieux) translations de reliques, transportées des monastères dans les églises, avec accompagnement de clubistes et de musiques militaires. Les messes se succèdent, messes pour l’acceptation de la Constitution, pour les élections, pour l’inauguration des séances des conseils départementaux. Rites anciens, rites nouveaux, tout se mêle. C’est le temps où Lamourette publie ses sermons sous le titre de Prônes civiques ou le Pasteur patriote ; les sujets des homélies sont suggestifs : la Révolution envisagée dans les lumières de la Religion, l’Impôt, l’Égalité des hommes. Tout se monnaie en discours : l’Encyclopédie, l’Emile, le Contrat social, sans compter l’antiquité, la mythologie et aussi l’Evangile. Parmi les précurseurs, un seul, Voltaire, ne trouve pas grâce : Grégoire le déteste, Fauchet l’abomine, Lamourette, qui pourtant aime tout le monde, le réprouve, soit que vraiment le grand destructeur défie toute absolution, soit qu’on sente que cet homme, à la raillerie terrible, eût démoli le nouveau culte avec plus de verve encore que l’ancien.

C’est ainsi que les assermentés, à défaut des joies de l’apostolat, se rassasient de pompes civiques ou se gonflent d’éloquence. Avec une bonté obligeante, ils se plaisent à monnayer leur crédit. Si on consulte aujourd’hui les cartons des archives, on y trouve une foule de lettres où ils recommandent les petits employés, les gendarmes, les commis. Ils ont leur heure de popularité, sinon dans les masses, au moins dans la bourgeoisie : à Bordeaux, les armateurs donnent à l’un de leurs navires le nom de leur évêque, un vieillard inoffensif, charitable et vaniteux qu’on appelle Pacareau ; à Bourges, Torné, évêque du Cher, est élu le premier à l’Assemblée législative. Bien qu’ils se complaisent à parler de la primitive Église, tous ces évêques ne laissent pas que de goûter les avantages de l’église nouvelle. Ils sont, pour le traitement, divisés en classes à la manière des fonctionnaires : 50 000 francs à Paris, 20 000 francs dans les villes de plus de cent mille âmes, 12 000 francs dans les autres. Ces chiffres ne les contentent qu’à demi. Celui-ci réclame pour son mobilier, celui-là pour les frais de son sacre, un troisième pour ses contributions. Les dossiers des Archives sont pleins de ces requêtes. Dans les Bouches-du-Rhône, l’évêque Roux observe que si Aix est une petite ville, Marseille en est une grande, et comme ferait aujourd’hui un préfet ou un procureur général, il réclame le traitement de Marseille. Beaucoup de ces prélats, si on en juge d’après les portraits qui subsistent, ont d’ailleurs fort bon air : un maintien posé ; sur la soutane violette, beaucoup de dentelles ; la croix pectorale largement étalée ; une main très blanche, fuselée, ornée d’un fort bel anneau et faite à point pour bénir. Il y a loin de ces graves et sereines images aux pamphlets presque toujours violens, souvent diffamatoires, propagés par les non-conformistes. On ne dirait point des parvenus, mais des hommes déjà très installés dans les grandeurs. Parfois, sur le fronton du palais épiscopal, ces mots ont été insolemment gravés au départ de l’insermenté : Deposuit potentes de sede : le nouvel arrivant juge l’inscription fort impertinente, la trouve œuvre de malappris, et, en donnant l’ordre de la gratter, se sent devenir presque aristocrate. Dans l’intérieur, l’appellation, en dépit de l’égalité nouvelle, est celle de Monseigneur ; et plusieurs regrettent tout bas le blason aboli.

L’autorité séculière qui paie le clergé se pique en outre de le protéger. Elle fait distribuer par ses agens les mandemens épiscopaux. Il arrive aussi qu’en plusieurs endroits, elle impose, semble imposer la fréquentation de l’église constitutionnelle. Les documens du temps révèlent de petits faits très suggestifs. Dans le Morbihan, un catholique ayant refusé d’offrir le pain bénit à la paroisse constitutionnelle, le club de Vannes vote une délibération pour dénoncer à l’autorité « cet être irréligieux. » A Machecoul, un instituteur néglige de suivre la messe des assermentés : aussitôt le district prend un arrêté où il expose que « la liberté accordée à tout citoyen d’assister ou non aux offices célébrés par les prêtres salariés ne saurait s’étendre aux fonctionnaires publics, puisqu’ils sont eux-mêmes salariés par la nation ; » en conséquence, l’instituteur est mis en demeure de devenir constitutionnel pratiquant ou d’abandonner sa charge. Il serait aisé de multiplier les anecdotes pareilles. La même autorité qui confère les privilèges, impose bien aussi quelques charges. Les légistes, ces apôtres de la Constitution civile, aiment à se mêler des choses ecclésiastiques. Il y a quelque puérilité dans leurs ingérences : et volontiers ils se croient réformateurs, n’étant que sacristains. Ici les administrateurs du département désignent le prédicateur de carême ; là ils interviennent auprès de l’évêque pour que celui-ci modifie ou adoucisse les abstinences accoutumées. Presque partout, ils comptent, recomptent les chantres, les musiciens, les serpens, les suisses, les bedeaux, règlent, et jusqu’à la minutie, la nomination, les devoirs, les salaires de tout ce menu personnel. Il arrive pareillement qu’à certains jours de fête civique l’église se remplit d’une foule inusitée. En se retournant vers le peuple, le célébrant contemple avec stupeur tous ceux que la nef abrite. On dirait que le club en masse a émigré dans le temple. Puis voici qu’à l’offertoire retentissent sous les voûtes des chants qu’aucune liturgie, même très réformée, n’a prévus. L’officiant attend, ahuri, résigné, jusqu’à ce que la fin du tapage lui permette d’entonner la préface. Le lendemain, le journal du lieu raconte l’hommage patriotique que des citoyens libres ont rendu à l’Eternel et qu’ils ont accompagné, dit-il, « d’hymnes analogues aux circonstances. » Cependant l’autorité, de plus en plus mêlée à tout, sait aussi commander la piété. Elle ordonne des prières, des processions, tantôt pour amener la pluie, tantôt pour faire cesser la sécheresse. En ces occasions, elle a le souci, moitié tracassier, moitié dévot, de tout prévoir elle-même et de tout ordonner. Elle prescrit le nombre de prêtres, détermine les heures, énumère les bannières, fixe le parcours du cortège. Elle s’applique même à prévenir les oublis possibles du clergé. Ainsi en est-il à Autun. Là-bas, l’évêque Gouttes, venu récemment du Languedoc et mal au courant des dévotions locales, pourrait omettre quelques détails, par exemple l’ostension des reliques. Aussi lui est-il surtout recommandé, — sans cela tout serait manqué, — d’emporter de la cathédrale et de bien exposer à la vénération du peuple les châsses de saint Lazare et de saint Racho.

Tout ravis d’être protégés, les nouveaux élus, loin de s’offusquer de ces ingérences, ne demandent en général qu’à se donner davantage. Beaucoup de prélats, comme Torné à Bourges, ne choisissent leurs vicaires épiscopaux que sur l’avis de l’autorité civile. A Saint-Dié, Maudru soumet les épreuves de ses mandemens au directoire départemental. A Fréjus, la subordination se déguise si peu que l’évêque Rigouard ne public ses lettres pastorales qu’avec le visa du directoire du Var, et sur les conclusions favorables du procureur-syndic. Il arrive aussi que les mandemens eux-mêmes touchent aux obligations civiques autant qu’aux devoirs religieux. Dans la Saône-et-Loire, Gouttes, avec une insistance louable, mais qui est d’un percepteur plutôt que d’un évêque, multiplie les conseils pour le paiement des impôts. Dans le Gers, l’évêque Barthe adresse une exhortation à ses diocésains, afin de les engager à travailler aux routes nécessaires pour le passage des armées.

Je m’excuse de ces détails ; mais ils me paraissent révélateurs. Faveurs ou servitudes, ces évêques, ces prêtres, n’imaginent pas qu’on puisse se passer des unes ou se dégager des autres. En leur esprit nulle idée de deux domaines séparés ou du moins distincts, celui de la société religieuse, celui de la société laïque. La Révolution a plaqué sur eux ses formules ; mais, tout en clamant l’égalité, ils ne comprennent bien que le privilège, et ils ne rejettent la tradition que pour se traîner dans la routine. Une conception les domine : celle de l’Eglise d’État ; seulement, avec la Constitution civile, cette Eglise se restreint à la proportion d’une Eglise nationale ; ce qui, en supprimant le contrepoids d’une suprême puissance spirituelle, étrangère et indépendante, permet à l’Etat de tout ramener à lui. Ainsi apparaissent les membres du nouveau clergé, vrais fonctionnaires du culte, tout soudés à l’autorité séculière, et à tel point qu’on ne se les représente pas hors du cadre tout artificiel qui les assujettit et les étaie. Naïvement, vaniteusement, ils jouissent des faveurs ; et quant à la sujétion, elle leur semble presque douce, puisqu’elle leur permet de faire peser sur les insermentés une sujétion plus grande. Mais déjà ils touchent au terme de leur courte prospérité. Un seul adversaire leur a paru jusqu’ici à craindre : les non-conformistes. Encore quelques jours et, malgré leur médiocre clairvoyance, ils s’apercevront qu’ils ont à se débattre contre deux ennemis : — eux-mêmes d’abord, — puis le pouvoir civil qui, peu à peu, retirera sa main, en attendant qu’il se retourne contre eux.


IV

Dès 1792, les illusions se dissipent et, pour les membres du clergé constitutionnel, l’ère commence des mécomptes, des perplexités, des angoisses.

Sont-ils parvenus à rassurer leur conscience ? Des rétractations nombreuses marquent la fragilité du schisme. Parmi les rétractans, il n’y a jusqu’ici que des prêtres. Mais, parmi les évêques, ne serait-il pas possible de saisir quelques traces de regrets ? Déjà l’un des prélats les plus considérables, Charrier de la Roche, métropolitain de Rouen, s’est démis de son siège. Si nous en croyons des confidences qui paraissent dignes de foi, Pouchot, évêque de Grenoble, gémit secrètement sur sa résolution. Enfin, au printemps de 1792, en plusieurs entretiens avec le Père Barruel, ancien jésuite et ancien aumônier de la princesse de Conti, Gobel, évêque de Paris, déplore l’état de l’Église, regrette, semble regretter la responsabilité qu’il a encourue : « Si je me suis prêté, dit-il, à la Constitution du clergé, c’est pour empêcher que tout soit perdu. » Et il laisse entendre qu’il s’est trompé. La menace d’une excommunication le plonge en une terreur profonde. Barruel transmet à Rome l’information. Cependant Gobel, de nature faible, d’esprit indécis, d’âme pusillanime, redoute l’éclat de sa conversion, la colère de ses ennemis, les représailles qui suivront. Il promet, semble promettre sa démission, puis il ajourne son dessein ; il l’ajourne si bien que les conférences s’espacent, et bientôt sont abandonnées. Mais ce qui subsiste, c’est le témoignage de ses troubles, et il n’est point douteux que d’autres aient partagé les mêmes inquiétudes : « Si je me décidais à désavouer la Constitution civile, disait l’évêque de Paris à l’abbé Barruel, je serais sûrement imité par plusieurs de mes collègues. »

Ceux mêmes que ne travaille aucun scrupule plient sous les embarras de leur administration pastorale.

En prenant possession de leur charge, les évêques ont visité leur séminaire. Le plus souvent, ils ont trouvé les salles vides : parmi les aspirans au sacerdoce, les meilleurs sont partis. En 1792, il y a encore quarante élèves au séminaire d’Agen, trente à celui de Nancy, trente à celui de Digne : ce sont des exceptions. A Saint-Dié, il y a vingt élèves ; à Rodez, seize ; à Besançon, quinze ; il n’y en a que quelques-uns à Pamiers, à Périgueux, à Auch, à Troyes ; il n’y en a que deux dans les Ardennes ; à Clermont, à Angers, il semble que tout le monde se soit dispersé. Aux rares professeurs qui sont demeurés, il reste des loisirs. Et ils en usent. A Besançon, ils passent leur temps à la Société populaire. A Autun, le président du club est le supérieur du séminaire, et c’est lui qui rédige l’adresse pour la proscription des insermentés.

Dans les rangs éclaircis, les prélats cherchent anxieusement qui pourrait être appelé au sacerdoce. Peu de sujets, et de préparation insuffisante ou de moralité douteuse. Beaucoup d’évêques se refusent d’abord à l’avilissement du ministère sacré. Bientôt la plupart cèdent. Ils choisissent d’abord les médiocres ; puis, les scrupules se taisant et la nécessité faisant loi, ils s’abaissent jusqu’à imposer les mains aux indignes. Dans la Manche, l’évêque Becherel ordonne tant de prêtres et de si étranges que le peuple désigne les nouveaux élus sous le nom de prêtres de la fournée. A Troyes, Sibille, — tant est grande la disette, — songe à conférer les ordres à d’anciens commis des aides qui ont, dit-il, quelque instruction et sont susceptibles de contracter des habitudes de piété. Dans la Charente, deux musiciens de la cathédrale sont ordonnés, l’un de quarante et un ans, l’autre de quarante-huit ans. Dans l’Aisne, Marolles mande un sous-sacristain de l’église Saint-Roch, le fait un mercredi sous-diacre, diacre le vendredi, prêtre le samedi. Et les railleurs de dire : « Le sacristain a manqué de patience ; pendant que Marolles avait les mains chaudes, il l’aurait fait évêque le dimanche ! » Dans les correspondances officielles, la pénurie se constate, en des termes d’un badinage dédaigneux ou cynique. Un jour, les administrateurs de la Dordogne mandent à ceux des Deux-Sèvres qu’ils n’ont pas de prêtres pour les remplacemens : « Si vous êtes, ajoutent-ils, dans une situation meilleure, nous vous prions de nous procurer ce que vous pourriez avoir de reste. » Et les gens des Deux-Sèvres de répondre : « Nous vous ferons passer ce qui restera. » Le 17 février 1792, Lindet, évêque de l’Eure, écrit : « Je vais faire quelques prêtres. Mais ma pépinière est bientôt épuisée. Si nos séminaires ne se remplissent pas, nous serons bientôt forcés d’ordonner de bons pères de famille. » Trois mois plus tard, le même Lindet indique, sur un ton d’agréable persiflage, les limites que sa conscience, même très élargie, ne peut franchir : « MM., du Calvados, écrit-il, m’ont adressé, pour que je l’ordonne, un homme originaire de Perpignan et qui était, il y a trois semaines, comédien à Bayeux. J’ai dit que je croyais qu’un comédien pouvait être actuellement un bon citoyen, mais que je ne jugeais pas qu’il pût être actuellement un bon prêtre, surtout dans le lieu où il a déployé ses talens. »


V

Au milieu de leurs déboires, les évêques essaient pourtant de se consoler. Ne leur reste-t-il pas leur rang officiel, leur participation à la puissance publique ? Mais voici que, les disgrâces s’accumulant, ils se sentent dédaignés comme fonctionnaires aussi bien que discutés comme prêtres et comme pontifes.

Du fond de leurs provinces, pendant tout l’été de 1792, ils épient les nouvelles. Ils apprennent, et avec stupeur, l’attentat du 20 juin. Ils voient se former les bataillons de fédérés. Le mois de juillet ramène l’anniversaire de la Bastille prise ; mais la fête commémorative est sombre, âpre, violente, et semble moins action de grâce pour une victoire que préparation pour un nouveau combat. A travers l’Ouest passent les volontaires du Finistère, et dans les départemens du Sud-Est les Marseillais. Si patriotes qu’ils soient, les évêques, les prêtres ne laissent pas que de s’alarmer. Leurs amis, ce sont les administrateurs, les légistes, tous ceux qui, l’année précédente, ont acclamé la constitution de 1791 et ont cru, ce jour-là, la révolution fixée. Ils vont à eux, cherchent auprès d’eux réconfort, mais les trouvent en un état d’effarement qui accroît leur propre anxiété. Ils rentrent en leur demeure, tremblant pour leur crédit, tremblant aussi pour leur ministère sacré. Devenus presque clairvoyans à force d’avoir peur, il se prennent à douter sérieusement de leur durée et de leur fortune. En général, l’orgueil suspend les aveux. Mais chez ceux que l’âge, la maladie, l’approche du trépas protègent contre les fausses hontes, l’inquiétude revêt des formes poignantes et terrifiées. Vers ce temps-là se mourait à Paris l’un des prêtres les plus respectables du clergé constitutionnel, le Père Poiret, ancien oratorien, curé de Saint-Sulpice. Un témoignage très sûr, très désintéressé aussi, — car c’est celui d’un de ses confrères assermentés — a retracé le récit de ses derniers jours. « La religion, répétait l’abbé Poiret, que va devenir la religion ? » Cette pensée hantait son esprit sans que rien l’en pût détacher. Et s’adressant à l’un de ses vicaires : « Travaillez, mon cher ami, pour la religion, murmurait-il obstinément de sa voix expirante ; oui, travaillez à la sauver. »

Les jours s’écoulent. De proche en proche se répand la nouvelle du 10 août. Dans les départemens éloignés de Paris, le message arrive le jour de l’Assomption, à l’heure où se déroule dans les rues la procession du vœu de Louis XIII. Parmi les bourgeois des villes, beaucoup sont atterrés, quoique silencieux. Chez les prêtres constitutionnels, la même consternation domine. Ministres d’une religion d’Etat, que deviendront-ils dans l’Etat transformé ? Cependant, dans les provinces, les clubistes qui triomphent ne sont pas plus affranchis des formes religieuses que les prêtres ne sont dégagés de la monarchie. En beaucoup de lieux, ils envoient des délégués à l’évêque et demandent qu’un service funèbre soit célébré pour les patriotes tués dans l’attaque des Tuileries. La requête ne laisse pas que d’embarrasser. Il ne s’agit pas de prier pour les morts, mais de se prêter à une glorification, presque à une apothéose. Le plus souvent la peur triomphe des scrupules. Puis il y a les vicaires épiscopaux, en général fort en avant de l’évêque. Ce sont eux qui officieront ; ils font mieux qu’officier : à Autun, à Périgueux, à Pamiers, ailleurs encore, ils prononcent en chaire le panégyrique des insurgés.

Évêques et prêtres assermentés attendent les derniers actes de l’Assemblée législative. Parmi les décrets votés, beaucoup flattent leurs passions. Les religieuses les ont bravés : elles vont être expulsées. Ils ont envié jadis les richesses des moines : ceux-ci vont être chassés de leurs derniers asiles. Ils redoutent les réfractaires : une loi vient de prescrire leur déportation. Cependant ils s’inquiètent plus encore qu’ils ne se réjouissent : car les coups frappent pêle-mêle, et quelques-uns sur eux. Les prélats se sont complus dans les splendeurs de leur palais épiscopal : voici qu’un décret les leur retire et leur accorde en retour, comme aux plus chétifs des commis, une indemnité de logement. Vaniteusement ils ont revêtu leur soutane violette : voici que, le 18 août, l’Assemblée interdit tout costume, tout insigne ecclésiastique, hors de l’enceinte des temples. Ils ont trouvé très équitable la spoliation des abbayes, mais jugent très légitime le patrimoine des paroisses : or, voici que, le 19 août, une décision législative prescrit l’aliénation des biens des fabriques et la simple constitution d’une rente en échange de ces biens. L’Assemblée continue à légiférer. Avec un vandalisme inconscient et tranquille, elle ordonne que tout ce qui est or et argent dans les églises supprimées sera converti en lingots. C’est le mal d’autrui, et les assermentés se taisent. Quelques jours plus tard, l’ardeur de spolier s’étend aux églises conservées. On observe que, même dans les sanctuaires gardés aux fidèles, « les meubles et ustensiles d’or et d’argent sont de pure ostentation. » En conséquence, des commissaires s’introduiront dans les temples consacrés au culte officiel, comme naguère dans les couvens et les abbayes : ils ouvriront les sacristies, scruteront les armoires ; puis ils mettront à part les ostensoirs, les vases sacrés indispensables aux cérémonies liturgiques : le reste sera scellé, chargé sur des chariots et acheminé vers l’Hôtel des monnaies le plus voisin.

En une consternation atterrée, les assermentés mesurent leur chute. Les mêmes feuilles publiques qui, jadis, les ont encensés, commencent à les railler où à les flétrir. Dans les Révolutions de Paris, ils peuvent lire ces lignes : « Partout où se trament des complots contre la patrie ou contre la raison, soyez sûr qu’il y a des prêtres. » S’agit-il seulement des réfractaires ? En un des numéros suivans, le même journal écrit : « Quant aux prêtres constitutionnels, ils ne valent pas mieux que les autres. » Cependant, ceux qui sont déjà prêts pour le rôle de victimes sont encore, en apparence, fonctionnaires officiels. Les électeurs du second degré se réunissent pour choisir les députés à la Convention. En un grand nombre de départemens, le vote est encore précédé de la messe et du Veni Creator. Les opérations électorales commencent. Pour toute la France, dix-sept évêques et trente et un prêtres sont élus, soit comme députés titulaires, soit comme suppléans. Doit-on se réjouir ? Parmi les évêques nommés, beaucoup sont modérés ; parmi les prêtres, le suffrage populaire est allé chercher les plus pervertis d’opinion ou de mœurs, ceux en un mot qu’il faudrait cacher.

En cet automne de 1792, tous les corps administratifs doivent être remplacés. Donc une série de scrutins se succèdent pour renouveler les conseils des communes, des districts, des départemens. Pour les assermentés, le résultat est un autre sujet de trouble. Les anciennes assemblées locales étaient juste à leur niveau. Parmi ceux que le suffrage populaire vient d’élire, se trouvent des hommes inconnus de qui ils n’ont rien à attendre et aussi quelques hommes trop connus de qui ils ont tout à redouter. Ils sentent distendu partout, rompu même en bien des endroits, le lien qui, jusqu’ici, les a associés au pouvoir séculier. Constitution civile du clergé, constitution politique de 1791, étaient comme deux chartes jumelles ; il semble que, l’acte politique ayant été violemment abrogé, l’acte religieux soit du même coup devenu caduc. Les malheureux prêtres se consument en efforts pour se hausser au diapason nouveau. De leurs plaintes, tantôt naïves, tantôt amères, ils assiègent les directoires des départemens, les bureaux des ministres. Dans les cartons des Archives, combien ne retrouverait-on pas de ces doléances ! Tous vantent leurs sentimens civiques, étalent leurs sacrifices, dénoncent l’ingratitude où ils sont enveloppés. Tel est à Lyon, pour ne citer qu’un exemple entre un grand nombre, le curé de Saint-Just. Le pauvre prêtre, en une lettre au ministre de l’Intérieur, constate avec douleur le déclin de sa popularité, de celle de ses confrères. Et pourtant ! que n’a-t-il pas fait ? Il a équipé à ses frais deux volontaires : ceux-ci se sont trouvés à l’affaire du 10 août et s’y sont bien comportés. Il a planté en outre un arbre de la liberté sur la place des Minimes, et cet acte de piété patriotique lui a coûté deux cents francs. Non content de ces soins, il a suspendu au tronc de l’arbre sacré deux médaillons ; sur l’un il a gravé ces mots : Résistance à l’oppression ; sur l’autre il a écrit cet exergue : Le salut du peuple est la suprême loi. En dépit de tous ces gages, on l’insulte, dit-il, quand il passe dans le quartier des Brotteaux ; sur l’un des ponts, un garde national a même dirigé sa baïonnette contre lui. Il a allégué qu’il était, non un curé ordinaire, mais un curé patriote : « Peu importe, lui a-t-on répondu, tu n’es qu’un calotin. » La lettre, qui est du 29 octobre 1792, tombe aux mains d’un commis de Roland. En marge de la pièce originale, on trouve un projet de réponse qui est ainsi conçu : « La double religion que vous professez, celle de patriote et celle de chrétien, inspire au ministre l’intérêt le plus vif… Il faut instruire le peuple, l’accoutumer au respect. Plus vous ferez de sacrifices à la bonne cause, plus vous vous assurerez l’estime des bons appréciateurs de la conduite des hommes. » Le rédacteur de la lettre ajoute en ironiste sérieux et à titre de consolation supplémentaire : « Il doit vous être infiniment doux de méditer toutes ces vérités à l’ombre de l’arbre que vous avez fait planter place des Minimes. »

Dans le déclin de la puissance, le salaire restait. Le garderait-on toujours ? Le 13 novembre 1792, à la Convention, on vit Cambon gravir la tribune. C’était, entre tous les membres de l’Assemblée, l’un des plus compétens en matière financière. « Il est, dit-il, une dépense qui coûte chaque année cent millions à la République, dépense qui ne pourrait être soutenue en 1793 sans être prise sur le sang du peuple, et votre comité n’aura pas l’impudeur de vous la proposer. » Il continua en ces termes : « La question est celle de savoir si tous les croyans ne doivent pas payer leurs prêtres. Votre comité a trouvé la solution dans la déclaration des droits : nul ne peut être payé que par ceux qui l’emploient. » Sur l’heure, la motion rencontra peu de faveur. Héritiers inconsciens de l’ancien régime, les membres de la Convention voyaient dans l’Église une puissance à protéger ou à combattre, non une association de fidèles vivant de leurs propres ressources et s’abritant sous la loi. En outre, ils ne pouvaient avoir oublié les déclarations toutes récentes qui avaient placé le budget des cultes au rang des dettes nationales. Enfin ils jugeaient que, pour quelque temps encore, une religion était nécessaire au peuple. La suggestion de Cambon fut combattue, au club des Jacobins par Basire, à la Convention par Danton. « Voulez-vous, dit Robespierre dans son journal, créer une nouvelle génération de prêtres réfractaires ? » Par deux décrets successifs, l’Assemblée nationale déclara que « jamais elle n’avait eu l’intention d’enlever aux citoyens les ministres du culte établis par la Constitution civile. »

Était-ce un succès ? L’argent était sauf, mais rien de plus. La Convention jetait l’insulte en continuant l’aumône. Un jour, comme Lequinio, député du Morbihan, lui présentait un livre qui, sous ce titre : les Préjugés détruits, combattait jusqu’à la notion de Dieu, elle ne se contenta pas d’accueillir l’ouvrage, mais lui imprima son estampille en lui accordant une mention honorable. Un autre jour, elle toléra qu’un représentant, qu’on appelait Jacob Dupont, confondit dans un même anathème toutes les formes religieuses. « Il est plaisant, dit-il, de voir, en une république, préconiser une religion monarchique. Quoi ! les trônes sont renversés, les sceptres brisés, les rois expirent ; et les autels des dieux sont encore debout ! »

Les curés prêtent l’oreille. Ils ont jadis raillé les insermentés, les jugeant timides, se croyant eux-mêmes novateurs ; et voici que d’autres novateurs, autrement hardis, englobent tous les prêtres, ceux de l’ancienne discipline, ceux de la discipline nouvelle, dans la même proscription. Ils s’agitent en leur presbytère, subissant les mêmes angoisses que ceux que jadis ils ont remplacés. Tristement, avec une sorte de pressentiment du temple bientôt fermé, ils célèbrent les fêtes de l’hiver, la fête de la Toussaint, la fête de Noël, puis cette fête de l’Épiphanie nommée jusque-là fête des Rois. Ils souhaiteraient de se terrer, ils ne le peuvent pas. Chaque dimanche, une requête qu’ils voudraient fuir, qu’ils ne peuvent éviter, les attend. Le procureur-syndic, avant la messe, leur communique les décrets, proclamations, nouvelles, et les invite à les lire au prône. L’invitation est un ordre. Ne sont-ils pas officiers du culte, fonctionnaires salariés, privilégiés à ce titre et, à ce titre aussi, asservis ? Donc ils montent à l’autel, récitent, suivant la liturgie de l’Église, des prières de miséricorde. Ils se dirigent vers le livre des Évangiles ; ils y lisent, le jour de la Toussaint, le sermon des Béatitudes, pendant l’Avent les paroles de Jean le Précurseur, dans la nuit de Noël le mystère de Jésus dans la crèche. Et tandis que leurs lèvres prononcent les saintes paroles, tandis que leur esprit les pèse et les recueille, une terreur les étreint. Devant eux, les actes publics sont étalés ; et voici que, descendant des sommets divins, interrompant leurs méditations et celles du peuple chrétien, ils vont passer du rôle de ministres de Dieu à celui de hérauts de la Convention. Ils ont déjà jeté un coup d’œil sur ces papiers : les uns édictent la mort, les autres la spoliation ; d’autres aggravent le sort de ces prêtres réfractaires, qui étaient hier leurs confrères, qui peut-être le redeviendront demain ; car, dans la grandeur croissante des événemens, les divergences s’atténuent un peu comme ferait une note dissonante dans le mugissement d’une grande tempête. Les malheureux prêtres gravissent la chaire, tout angoissés d’avoir à notifier ces choses, et avec les scrupules de ces demi-coupables qui sont surtout gênés par les vertus qui leur restent. Ils lisent d’une voix blanche ou à demi bredouillante, un peu comme jadis, dans l’anxiété de leur âme craintive, ils ont balbutié leur serment. Cependant, quelques-uns ne se résignent pas ; à la fin de la messe, ils vont aux officiers municipaux et s’excusent de l’omission : il était bien tard, disent-ils ; les décrets étaient bien longs ; le temps bien froid obligeait d’abréger. Ainsi parlent-ils, supplians et humiliés. Puis, pour se dégager, ils insinuent, essayant de se rendre très persuasifs, que la publicité pourrait être suffisante si les actes de l’autorité étaient lus sous le porche de l’église, par le procureur-syndic, à l’issue de la messe. — Cependant, comme l’année s’achève, dans le paquet qui contient les papiers publics, un décret s’est glissé d’une hardiesse terrible, c’est celui qui ordonne le jugement du Roi. Avec les courriers suivans, se découvrent les phases du sombre drame : le rapport ; l’acte énonciatif des crimes, la comparution, l’interrogatoire, la défense, le vote. Enfin, on apprend que le 21 janvier 1793, l’échafaud s’est dressé pour celui qui, dans les appellations officielles, n’est plus que Louis Capet. A la Convention siégeaient, le jour du vote sur le sursis, quinze évêques, non compris Grégoire, alors en mission, et vingt et un prêtres, non compris les suppléans, les malades, les absens : parmi les évêques, quatre ont voté contre le sursis, c’est-à-dire pour la mort ; parmi les prêtres, dix-sept.


VI

Ceux qui fondent uniquement l’histoire sur le témoignage matériel des papiers publics ou privés rendraient mal l’impression produite par la fin tragique de Louis XVI. Peu ou point d’écrits, au moins en France ; nul éclat extérieur, mais partout un silence terrifié plus impressionnant, plus réprobateur qu’aucun tumulte de voix. Chose étrange ! ce silence durera, même lorsque le changement des choses aura rendu toute liberté aux effusions ou aux regrets. J’ai entendu dans mon enfance des vieillards parler de la Révolution : volontiers ils en racontaient les épisodes. Quand ils arrivaient à la mort du Roi, ils s’arrêtaient, comme si les paroles enchaînées jadis sur leurs lèvres s’y fussent immobilisées pour jamais. On aurait dit qu’ils eussent horreur même de se remémorer. Seulement, par intervalles, d’un geste bref, ils montraient des maisons, souvent d’aspect abandonné, où d’autres vieillards s’étaient éteints, solitaires, farouches, silencieux eux aussi. Là avaient habité ceux qu’on appelait les régicides, et telle était la flétrissure qu’elle ne s’effaçait que par degrés sur le front de leurs descendans. Ceux qui, tout en se taisant, se souvenaient avec une mémoire si implacablement fidèle, appréciaient à sa juste proportion le terrible événement. Dans l’histoire révolutionnaire, le procès du Roi marque une date décisive, non seulement par la grandeur de l’immolation, mais parce qu’il classa, pour ainsi dire, en deux partis les Français de ce temps et même des temps qui suivraient. Il y eut ceux qui avaient participé à la sentence et ceux qui avaient reculé devant l’arrêt de mort. Les uns se trouvèrent tellement enfoncés dans la Révolution qu’il ne leur resta le plus souvent qu’à s’y enfoncer davantage. Les autres, quels que fussent leurs actes passés, reprendront peu à peu contact avec les modérés, et peut-être inconsciemment, peut-être même en se retenant sur la pente, finiront par faire cause commune avec eux.

On vit dans la société religieuse quelque chose de pareil. C’est en ce temps-là que le clergé constitutionnel se scinda, lui aussi, en deux partis, les uns achevant de s’enlizer dans la Révolution, les autres retenant ce qui restait de leur sacerdoce et refusant de livrer leur conscience.

Il y a ceux qui se plongent dans leur indignité. Ils sont hideux. Il y a d’abord les quatre évêques régicides : Gay-Vernon, le futur défenseur de Carrier ; Lindet, le récent apologiste des massacres de Septembre ; puis Huguet et Massieu, ces terroristes de demain. Il y a les hommes publiquement débauchés comme Dumouchel à Nimes ; les blasphémateurs extravagans comme Pontard à Périgueux ; les ennemis déclarés de leurs propres diocésains, comme Torné à Bourges, qui se vantera un peu plus tard « d’avoir mis dans le département du Chérie culte en parfait état de réclusion. » Au-dessous, il y a la horde des vicaires épiscopaux ; puis le troupeau des curés qui, déjà, s’effondrent dans la peur ou la luxure, se déshonorent avec rage et proclament leur reniement comme d’autres leur foi.

Tout à l’inverse, on voit les bons remonter vers Dieu.

On pourra bientôt les reconnaître à leurs actes. On peut déjà marquer ceux des évêques qui se distinguent par la régularité de leur vie, leur savoir, leur bienfaisance : tels sont — à Rouen, Gratien, laborieux, instruit et, quoique très engagé dans le gallicanisme, de foi non suspecte ; — à Amiens, Desbois de Rochefort, ancien curé de Saint-André-des-Arcs, fort travaillé de philosophisme, mais renommé entre tous pour sa charité ; — à Sedan, Philbert, ancien lazariste comme Gratien, homme excellent, orateur persuasif qui, dit-on, n’a prêté serment que par considération des maux de l’ancienne Église et dans l’espoir d’y porter remède. Qu’on descende vers l’Est. Dans la Haute-Saône, Flavigny, ancien curé de Vesoul, est irréprochable dans ses mœurs, pieux jusqu’à la dévotion ; riche, il a mis ses richesses au service des pauvres, et ses diocésains ne lui reprochent guère que la Constitution civile acceptée. Dans le Jura, Moïse, ancien professeur au collège de Dôle, janséniste de doctrine, acerbe de tempérament, porte en lui un double orgueil, celui de son humble origine, celui de son rang épiscopal ; et il trouve, dit-on, un plaisir égal à étaler sa croix d’or et à découvrir avec ostentation ses souliers ferrés ; mais nul ne conteste sa science profonde, son intégrité, sa droiture ; et il est aussi digne d’inspirer l’estime qu’inhabile à conquérir les cœurs. Dans le Midi, l’Eglise constitutionnelle ne laisse, pas que d’avoir quelques représentans très autorisés. A Digne, Jean-Baptiste de Villeneuve-Esclapon, ancien curé de Valensole, l’un des rares gentilshommes ralliés au schisme, est zélé, vertueux, instruit, modeste. A Toulouse, Sermet, ancien dominicain, quoiqu’un peu ridicule par son étalage de luxe, quoique entaché de puériles vanités, est orateur disert, théologien solide, prêtre influent et méritant de l’être. Dans les Landes, Saurine donne l’exemple de la sagesse, de la charité, et il a fourni naguère la mesure de sa tolérance en réclamant le maintien des sœurs de charité qui avaient refusé de le reconnaître. Cependant, dans l’Ouest, un homme émerge au-dessus de ses collègues ; c’est Lecoz, évêque métropolitain de Rennes, personnage à qui l’on ne peut guère reprocher que quelques illusions vaniteuses et un excès d’ambition. Il semble qu’il ait adhéré avec une sincérité entière à la Constitution civile. A l’Assemblée législative, il a montré d’abord quelques faiblesses et même quelques intolérances, puis il s’est ravisé ; on l’a vu défendre avec vaillance les congrégations enseignantes et, fièrement, il a gardé jusqu’au bout son costume ecclésiastique. Est-il le plus considérable parmi les évêques constitutionnels ? On pourrait en juger de la sorte, si un autre prélat, Grégoire, évêque de Blois, ne paraissait mériter le premier rang par l’ardeur opiniâtre de sa volonté et surtout par son courage. De Grégoire, on dira peu de chose ici ; car c’est dans les années suivantes que cet homme apparaîtra dans toute l’ampleur de son rôle. A l’époque où nous sommes, un trait le distingue de ses collègues. Tandis que ceux-ci s’affligent secrètement pour la monarchie détruite en même temps qu’ils craignent pour la religion, lui, par un singulier contraste, piétine sur la royauté autant qu’il défend l’autel. Il juge, suivant ses propres expressions, « que l’histoire des rois est le martyrologe des peuples. » « Quand la royauté fut abolie, écrira-t-il plus tard en ses Mémoires, ma joie fut telle que j’en perdis pendant plusieurs jours l’appétit et le sommeil. » Cependant, à l’époque du procès de Louis XVI, il s’est trouvé en mission, et cette absence l’a soustrait à l’embarras de voter. Celui qui, avec véhémence, ne veut plus de roi, travaille avec la même ardeur à la survivance de l’idée religieuse. De l’Eglise constitutionnelle, de celle-là seulement, — car il écarte systématiquement l’autre, — il a fait sa chose ; il en est le croyant, le dévot, l’adorateur obstiné, intraitable, jusqu’à l’intransigeance, et capable peut-être, pour la défense de sa foi, de se hausser jusqu’au martyre.

C’est ainsi que la grandeur des conjonctures précipite chez les uns les chutes, favorise chez les autres les relèvemens. Mais la vérité historique s’accommoderait mal d’un classement trop exclusif. Combien débordent hors du cadre et apparaissent avec une physionomie si changeante qu’on ne sait où les fixer ! Sur toutes ces âmes de prêtres, la philosophie du siècle a déposé une couche d’idées incohérentes, et ils ne savent pas assez ce qu’ils doivent croire pour savoir tout à fait ce qu’ils doivent faire, ni surtout ce qu’ils sont tenus de braver. En beaucoup d’entre eux, il y a quelque chose de léger dans l’esprit, d’emphatique dans le langage, de terne dans la bonté, d’indécis dans la doctrine, de débile dans la croyance ; aussi arrive-t-il que sur le livre de leur vie, ils inscrivent un peu pêle-mêle des actes de lâcheté, des actes de courage. On est réduit à noter les uns et les autres au jour le jour, sans parvenir à reconstituer en ces existences déviées l’unité de la conduite et de la foi. Gouttes, évêque d’Autun, dans le diocèse duquel plusieurs prêtres insermentés ont été massacrés à Couches, ne trouve pas un mot de flétrissure pour l’attentat, pas un mot de pitié pour les victimes : voilà la lâcheté. Cependant ce même Gouttes part, au début de 1793, en tournée pastorale et, chemin faisant, n’hésite pas à flétrir les excès de la Convention : voilà le courage, et le courage méritoire ; car ces paroles, recueillies par un délateur, lui coûteront plus tard la vie. — Lamourette, le plus larmoyant des hommes, en a été aussi le plus cruel : ainsi s’est-il manifesté le jour où il a demandé que la Reine fût séparée du Roi et de ses enfans. Pourtant, ce même Lamourette à Lyon prendra bientôt parti pour les modérés, s’enhardira jusqu’à les louer publiquement, et par cette conduite amassera sur lui des haines qui le conduiront jusqu’à l’échafaud. — Fauchet, évêque du Calvados, a été naguère le dénonciateur énergumène des insermentés ; il est aujourd’hui ardent à défendre ce qui reste de discipline dans la société religieuse. — Barthe, évêque du Gers, Périer, évêque du Puy-de-Dôme sont membres de l’administration départementale. Ils n’ont pas osé se séparer de leurs collègues et se sont associés à leurs adresses, soit pour la suspension du pouvoir royal, soit pour le jugement de Louis XVI : voici qu’ils se ressaisissent, et au point de mériter bientôt la persécution.

On se perdrait à marquer les contradictions, tant les caractères sont, en général, inégaux aux événemens ! Il y a les indécis comme Lalande, évêque de Nancy, qui, en 1790, a quatre fois changé d’avis avant d’accepter l’épiscopat, puis en 1791 s’est démis de sa charge, a retiré on 1792 sa démission elle-même, et bientôt abdiquera décidément ses fonctions. Il y a ceux qui, comme Gobel, sont agités de remords, voudraient être fermes, ne l’osent et portent silencieusement le deuil de leur courage. Il y a les égoïstes qui se terrent et, à force de s’isoler, espèrent qu’on les oublie : tel est Villar, évêque de Laval, sorte de « Berquin mitre, » sentimental et doux qui se réfugie dans les lettres : tel est, dans la Vendée, Rodrigue qui ferme sa porte, se recueille dans son avarice comme Villar en ses beaux livres, et n’est connu, dit-on, que de, l’employé du fisc chargé de lui compter son traitement. Il y a enfin les étranges : ainsi se montre, en sa petite ville de Viviers, Lafont de Savine. Il est un des rares évêques de l’ancien régime qui aient prêté serment. Il est tolérant pour les réfractaires, les protège autant qu’il le peut, et, comme président de l’administration départementale, tente les plus nobles efforts pour les soustraire tous à la déportation. Jusqu’au milieu de la Révolution, il conserve de l’ancien monde auquel il appartient par sa naissance le goût du luxe, des réceptions, des plaisirs. Dans le nivellement général, il garde ses armoiries, avec un cor de chasse et cette devise qu’il s’est forgée lui-même : « J’irai sonner jusque dans les cieux. » A de rares intervalles, il monte jusqu’à la terrasse où se dresse, dominant le Rhône et toute battue par le mistral, sa modeste et pittoresque cathédrale. Là-bas, dans cette petite église qui est bien sa chose, car nulle influence ne contrarie, la sienne, il a organisé une liturgie, toute de sa façon : il a supprimé les vêpres « comme ennuyeuses ; » de la messe, que d’ailleurs il ne dit guère, il a retranché tout ce qui pourrait l’allonger, le Kyrie, le Gloria, les Oraisons, sans compter d’autres menues abréviations. A-t-il gardé la foi chrétienne ? On l’ignore. On sait seulement qu’au sortir de son enfance, sa mère lui a mis en mains les livres de Rousseau comme les premiers à lire. L’empreinte ne s’est point effacée ; et il est de ces esprits imprécis, brillans et dangereux qu’attire l’abîme. On dirait qu’il traverse la vie au milieu d’un rêve incohérent, tantôt généreux, tantôt misérable. La Révolution qui déracine tant d’existences semble respecter longtemps le repos de la sienne. Elle finira pourtant par l’atteindre ; et, pendant plusieurs années, il sera voué aux plus lamentables aventures, errant ou prisonnier tour à tour, indigent, taxé de folie, persécuté, coupable aussi ; car il descendra très bas, quoique protégé contre les chutes les plus abjectes par la générosité de sa nature et les réactions intermittentes de son honneur chrétien ; enfin, un jour il disparaîtra ; l’on apprendra qu’il s’est réuni à quelques pauvres trappistes reconstitués dans les montagnes des Hautes-Alpes ; et c’est là que ses jours s’achèveront dans la pénitence et dans la paix. ;


VII

Dès le début de 1793, plusieurs questions mirent le clergé constitutionnel aux prises avec la société séculière : d’abord celle du divorce, puis celle de l’état civil, enfin celle du mariage des prêtres, la seule dont on veuille s’occuper ici.

L’Église catholique avait, depuis de longs siècles, au moins en Occident, imposé le célibat comme règle aux clercs engagés dans les ordres sacrés. La loi de l’Etat confirmait la loi religieuse ; d’ailleurs, la législation de l’ancien régime ayant laissé aux ministres du culte le soin de recevoir le consentement des futurs époux et d’en dresser acte, l’antique discipline n’eût pu être méconnue que si l’autorité ecclésiastique elle-même se fût prêtée à la violer.

Quand le décret du 13 février 1790 eut aboli les vœux monastiques, les plus hardis des novateurs jugèrent que, si la société civile avait le droit de condamner comme contraires à l’ordre public les engagemens perpétuels, elle avait pareillement le droit de réprouver, comme contraire à la nature, le célibat ecclésiastique. Le 27 septembre 1790, l’abbé Cournand, ancien oratorien, formula, sans succès d’ailleurs, à l’assemblée du district de Saint-Etienne-du-Mont, une proposition en faveur du mariage des prêtres. La question se posa deux mois plus tard aux Jacobins, mais sans qu’on la discutât. Dans l’Aube, le 27 janvier 1791, l’abbé Dubourg, curé de Saint-Benoit-sur-Seine, développa la même thèse à la Société des Amis de la Constitution de Troyes.

Que ferait l’Assemblée constituante ? Dans les papiers de Mirabeau, on a retrouvé les notes d’un discours, préparé sans doute au début de 1791 et dans lequel il réclamait pour les prêtres la liberté de se marier. Ce n’était qu’un canevas rédigé par un secrétaire et qui n’était suivi d’aucun projet de décret. Mirabeau au surplus, en entrant dans cette voie, était-il sincère ? On peut suspecter sa bonne foi ; car, vers la même époque, en un mémoire destiné à la Cour, il conseillait que le gouvernement de Louis XVI travaillât à introduire dans l’ordre du jour de la représentation nationale certains débats irritans qui discréditeraient la Révolution. Or, parmi ces débats, il y avait celui du mariage des prêtres. — Sur cette question, l’Assemblée constituante n’eut à émettre aucun vote ; mais son comité ecclésiastique eut l’occasion de témoigner son sentiment. Le 10 août 1791, il fut consulté en ces termes par le curé constitutionnel de la paroisse Saint-Paul : « Un prêtre, mandait-il, veut se marier et vient de m’apporter ses bans à publier… Le cas est nouveau… Quel parti prendre ? Dois-je publier les bans ? Après la publication, dois-je procéder au mariage ? » Le comité, par l’organe de son président qui était Lanjuinais, répondit aussitôt : « M. le curé de Saint-Paul a le droit et le devoir de refuser son ministère pour le mariage dont il s’agit… La loi qui rend indivisible pour les catholiques le sacrement et le contrat de mariage est incompatible avec le mariage des prêtres et n’est point abolie. »

En dépit des interprétations législatives, plusieurs dans le clergé avaient hâte de secouer le lien importun. Leur plus grand embarras était celui de la procédure à suivre : s’ils se tournaient vers l’autorité ecclésiastique, ils avaient peu de chances de trouver un confrère assez hardi, assez dégagé des règles traditionnelles pour recevoir leur consentement et en dresser l’acte : s’ils s’adressaient à l’autorité séculière, l’obstacle n’était guère moindre ; car aucune loi n’avait encore confié aux magistrats communaux la charge de constater l’état civil des citoyens. Dans ces conjonctures, l’abbé Cournand, en une lettre du 23 septembre 1791, fit appel à M. Cahier de Gerville, substitut du procureur de la commune, qu’on savait fort exempt de préjugés, lui exposa sa perplexité, le supplia de se montrer secourable. Puis, sans attendre sa réponse, il se présenta le lendemain au secrétariat de la municipalité de Paris. Rien n’était fixé sur les formes ; car on escomptait une loi future, encore à l’état d’élaboration. A tout hasard, le postulant s’était muni d’un assez grand nombre de témoins, cinq à ce qu’il parait, l’abondance ne pouvant nuire. Il était accompagné de sa future épouse, de sa future belle-mère, et, d’après ce que nous apprennent des journaux qui semblent bien informés, de ses deux enfans. Le contrat avait été rédigé par avance. Il fut signé par les parties et les témoins ; un huissier que l’on avait amené le notifia à la municipalité, et celle-ci dressa procès-verbal de la déclaration ; puis le petit cortège se retira. La feuille publique à laquelle nous empruntons ces détails ne nous laisse pas ignorer que ce mariage ecclésiastique fut suivi de deux autres. Elle ajoute : « Puissent ces exemples courageux être imités par tous les prêtres qui veulent sincèrement être utiles à la patrie, à la régénération des mœurs, et devenir de bons citoyens ! »

Dans le public ces nouveautés éveillaient plus de railleries que d’approbations. Le peuple, même très émancipé, se figurait mal les curés mariés. Il fallait insinuer l’idée, mais sans paraître l’imposer. L’Almanach du père Gérard, composé par Collot d’Herbois et publié à la fin de 1791 sous les auspices de la Société des Jacobins, est à cet égard fort suggestif. La question du mariage des prêtres y est amorcée avec une artificieuse ingénuité : elle s’engage sous la forme d’un entretien entre un ministre protestant et un curé catholique. Le pasteur présente au prêtre ses enfans : « Si je désirais, lui dit-il, vous inspirer une opinion nouvelle, ce serait seulement pour vous rendre aussi heureux que moi. Voilà ma femme, voilà mes enfans ! quel bonheur, et vous en êtes privé ! » Le curé écoute, tout rêveur, mais désireux de ne pas trop se compromettre. Il se borne à répondre : « Je se suis pas encore assez éclairé là-dessus pour me décider. » La réplique du pasteur est discrète ; point d’insistance importune, mais une simple et brève invitation formulée dans le style de Rousseau : « Ecoutez la nature ; le conseil d’une alliance chaste et vertueuse est le meilleur qu’elle puisse donner à un honnête homme. »

Vers la fin de décembre 1791, un autre prêtre, le curé de Saint-Cyr, se maria. A la même époque, un ecclésiastique de l’île d’Oléron sollicita de l’Assemblée l’autorisation de choisir une épouse. Les Constituans se fussent scandalisés. Leurs successeurs trouvèrent la requête très plaisante ; si nous en croyons le procès-verbal, ils s’amusèrent fort et, après une, longue hilarité, passèrent à l’ordre du jour. Cependant les novateurs s’enhardissaient. Au printemps de 1792, un membre du clergé de Paris, loin de solliciter aucune tolérance, viola les anciennes règles avec ostentation. On l’appelait l’abbé Aubert et il était premier vicaire de Sainte-Marguerite. Il ne se dirigea pas, comme naguère l’abbé Cournand, vers la mairie, mais prit résolument le chemin de l’église. Il y trouva un prêtre-sacristain nommé Claude Bernard, non moins affranchi que lui-même des liens du fanatisme, et qui incontinent lui administra le sacrement. La cérémonie accomplie, l’abbé Aubert, aussi jaloux de bruit que d’autres auraient pu l’être de silence, se rendit à l’Assemblée législative ; il présenta aux députés non seulement son épouse, mais par surcroit quelques parens ou alliés et fut admis, en visiteur de choix, aux honneurs de la séance. Puis, avec un aplomb tranquille, il s’installa avec sa femme au presbytère, tout à côté de son curé, l’abbé Lemaire, que cette invasion plongea dans la stupeur ; car le pauvre prêtre avait rêvé une Eglise réformée, mais pas à ce point.

Il était impossible à l’épiscopat de prétexter l’ignorance. Gobel eût dû parler. Il se tut. En revanche, Fauchet, évêque du. Calvados, se rendit à l’église Sainte-Marguerite et, déclamateur suivant sa coutume, prêcha pour l’ancienne discipline avec autant de fougue que jadis il avait parlé pour les nouveautés. A Rouen, le sage Gratien, en une instruction pastorale, condamna le mariage des prêtres. Mais tous ceux que visait la défense s’emportèrent en une grande rébellion. A Fauchet, l’abbé Aubert répondit en lui reprochant, non sans quelque raison, ses mœurs. En Normandie, l’abbé Lerat, curé de Forges, osa dénonce au ministre de l’Intérieur le mandement de Gratien et, en deux lettres des 18 et 20 août 1792, il demanda « à l’autorité de réprimer d’une manière sévère les fanatiques boutades de cet incivique bigot. »

Pour les prélats constitutionnels, quel ne serait pas le mécompte s’ils rencontraient jusque parmi leurs collègues de violateurs de la discipline ecclésiastique !

Cet excès de déplaisir ne leur fut pas épargné. Le 24 novembre 1792, comme les députés étaient en séance, Manuel gravit la tribune et du ton d’un homme qui apporte une bonne nouvelle : « J’annonce, dit-il, à la Convention dont le devoir et le but sont de former l’esprit public, que Lindet, évêque d’Evreux, vient de contracter mariage. » On connut le lendemain les détails. Le prélat s’était marié à la mairie. Après quoi il s’était transporté à l’église Sainte-Marguerite. Là, le même abbé Claude Bernard, qui avait naguère marié Aubert et s’était depuis marié lui-même, lui avait donné la bénédiction nuptiale. Lindet notifia l’événement, à la municipalité de Bernay par une lettre, à ses diocésains par une manière de mandement. Aux gens de Bernay il disait : « J’ai pratiqué toutes les vertus civiques et religieuses. Il me restait un grand exemple à donner, c’était de m’élever au-dessus des préjugés superstitieux. Je l’ai fait, et j’ai choisi une compagne avec laquelle je donnerai l’exemple des vertus domestiques. » Quant au mandement, l’évêque y invoquait les périls de la religion : « Il faut, ajoutait-il, sauver ce que le vaisseau de l’Eglise contient de plus précieux et jeter le reste à la mer ; il faut dégager la doctrine céleste de Jésus-Christ des opinions théologiques qui ne servent qu’à l’obscurcir. » Contre la nouveauté inouïe Lecoz, Philbert, d’autres encore protestèrent, et avec eux Fauchet, toujours furibond, mais désormais pour l’orthodoxie. Cependant les impies s’égayaient fort, jugeant qu’à travers les scènes sombres de la Révolution le mariage des prêtres fournirait. quelques intermèdes savoureux et piquans : « Les préjugés, disait Manuel dans la Chronique de Paris, tombent comme des capucins de cartes. »

Lindet avait violemment brisé le joug. Quelques mois plus tard, Gobel, évêque de Paris, stupéfia par sa faiblesse autant que l’évêque de l’Eure par son éclatante rupture. Le vicaire de Sainte-Marguerite, Aubert, déjà nommé, fut l’occasion de l’incident. Cet homme était devenu doublement fameux par son mariage et par sa lutte avec son curé. C’était d’ailleurs, à ce qu’on assure, un prêtre de mœurs tarées et d’honneur très entamé. Malgré ces taches, — et peut-être à cause d’elles, tint les scrutins populaires étaient alors viciés ! — il fut, au mois d’avril 1793, élu curé de Saint-Augustin. Dans le clergé de Paris l’émoi fut extrême. Deux des curés de la ville s’adressèrent à Gobel, lui représentèrent le scandale du choix ; le conjurèrent de refuser l’institution à un sujet indigne. Gobel, élevé au siège de Saint-Denis, aimait qu’on l’appelât le premier évêque de France. Mais la peur était la maîtresse de sa vie. Il jugea qu’Aubert ayant été nommé par le corps électoral, il y aurait, à protester, quelque péril. Donc il retint tout blâme sur ses lèvres. Il fit plus et, servile avec luxe, étala sa lâcheté : Le 9 mai, jour de l’Ascension, l’élu devait être proclamé en l’église métropolitaine. Gobel se rendit à Notre-Dame. Il s’y rendit processionnellement, accompagné de son clergé. En sa présence, le procès-verbal de l’élection fut lu. Puis Aubert monta en chaire pour y prononcer son discours d’installation et, dans sa harangue, osa glisser l’éloge de son mariage. Gobel écouta tout. Le nouveau curé, quand il eut fini, se dirigea vers le siège où l’évêque était assis. Celui-ci lui donna l’accolade, en signe de paix, d’acquiescement et d’adoption. Aubert prit place dans une stalle d’honneur. Presque en face de lui, un siège avait été, dit-on, réservé à sa femme, et l’un des vicaires épiscopaux nommé Denoux, la prenant par la main, l’y conduisit. La messe commença. Elle fut célébrée pontificalement, suivant le rite du jour qui était celui de Jésus monté aux cieux. Le prélat se retira ensuite, ayant bu jusqu’à la lie sa honte. En une lettre rendue publique, quatre curés de Paris protestèrent ; ils furent pour ce fait emprisonnés et ne furent libérés qu’au bout de deux mois. Quant à Gobel, son salaire fut un sursis pour sa charge et pour sa vie.

En ce conflit devenu fort aigu, que déciderait la Convention nationale ?

L’équité semblait lui imposer une conduite très simple. Dans les années précédentes, la loi de l’État pour la célébration des mariages n’avait été autre que la loi de l’Eglise elle-même : de là, pour les membres de l’Assemblée constituante et de l’Assemblée législative, l’embarras de séparer deux domaines jusque-là confondus. Mais le décret du 20 septembre 1792, en conférant aux magistrats communaux le soin de dresser les actes relatifs à l’état des personnes, avait permis de marquer avec sûreté ce que les pouvoirs publics devaient régir, ce qu’ils devaient ignorer. L’engagement dans les ordres n’étant plus, au point de vue civil, empêchement pour le mariage, les officiers municipaux pouvaient dresser acte du mariage des prêtres comme de tous les autres citoyens. Là s’arrêtaient les attributions de l’autorité séculière. Une fois mariés ou se croyant tels, les clercs ne relevaient, pour l’exercice futur de leurs fonctions sacrées, que de leurs supérieurs ecclésiastiques. C’était à ceux-ci à leur appliquer, en toute indépendance, les règlemens canoniques, et à les suspendre ou les interdire s’ils le jugeaient bon. Telle était dans sa simplicité la législation nouvelle. Mais les Conventionnels n’étaient point d’humeur à reconnaître un domaine où leur autorité ne se portât point. Peu soucieux de logique ou de justice, ils se firent aveuglément les protecteurs des prêtres mariés, et même ce furent bientôt les seuls qu’il leur plut de supporter.

Toute une législation fut forgée qui s’inspira de ces pensées. Il fallait d’abord réduire au silence les prélats qui avaient osé proclamer les règles anciennes. La 19 juillet 1793, après un court débat, la Convention décida que les évêques qui s’opposeraient au mariage des prêtres seraient déportés et remplacés. Trois semaines plus tard, un nouveau décret fut rendu qui déclarait nulle toute destitution de prêtre pour cause de mariage, et réintégrait dans leur emploi tous ceux qui, pour ce motif, avaient été déplacés. Cependant certaines communes se souciaient peu de curés mariés et leur témoignaient quelque mépris. Après avoir assuré les ministres du culte contre leur évêque, il importait de les assurer contre leurs paroissiens eux-mêmes. La sollicitude du pouvoir législatif ne se démentit pas. Le 17 septembre 1793, on décida que tout prêtre marié qui serait persécuté pour ce sujet par les habitans, pourrait se retirer au lieu où il le jugerait bon. Là il continuerait à être payé, et aux frais de la commune persécutrice. Bientôt la Convention jugea cette protection elle-même insuffisante. Non contente de l’impunité, elle ajouta la récompense. Deux mois plus tard, le 25 brumaire an II, elle décida que tout prêtre qui se marierait, fût-il insermenté, échapperait à la déportation. Une seule chose, une seule, garantissait le pardon de toutes les fautes passées et conférait une sorte d’indulgence plénière très laïque, mais certaine : c’était l’abdication du célibat. Les Jacobins avaient eux aussi leur théologie, et dans cette théologie toute réformée, le mariage avait la vertu du baptême : il remettait tous les péchés.


VIII

Aucune analyse, même poussée très à fond, ne réussirait à décrire le sort du clergé assermenté en cette année 1793. Nul décret n’a aboli l’Église d’État, et cependant cette Église est de tous côtés battue en brèche. Avanies et restes de faveur, tout se mêle. Quand ils descendent en eux-mêmes et s’interrogent sur leur condition, les prêtres constitutionnels demeurent perplexes. Sont-ils des privilégies ? Sont-ils des persécutés ? Ils l’ignorent, et nul autour d’eux ne le sait bien.

La vérité, c’est qu’ils sont à la fois l’un et l’autre ; et la prolongation de cette étrange équivoque souligne la misérable originalité de leur sort.

Qu’on entre dans leur église. Il est visible que déjà elle n’est plus à eux. Souvent, c’est dans l’église que se sont tenues les assemblées électorales pour la Convention. Dans l’église aussi s’est célébrée, en beaucoup de communes, l’apothéose, toute païenne, du conventionnel Lepeletier, immolé par le garde du corps Paris en représailles de la mort du Roi. Au printemps de 1793, commencent à se répandre dans les provinces les Représentans envoyés en mission ; c’est dans l’église et du haut de la chaire qu’ils prêchent aux habitans le dogme républicain. Les clubistes trouvent l’église tout à fait à leur gré, et dans l’un des villages de Normandie, ils prennent possession d’une des chapelles pour y tenir leurs séances, en attendant que, dans la même chapelle, ils déposent un peu plus tard le buste de Marat. — Ainsi expropriés, les curés se lamentent fort. Mais voici, au milieu des disgrâces, l’appui officiel qui reparaît. Ils reçoivent le paquet des papiers publics ; or, ils y lisent un décret daté du 23 mars 1193 et qui est ainsi conçu : « La Convention nationale… décrète que tout citoyen qui se permettra des indécences dans les lieux consacrés à la religion ou sera convaincu de profanation, de quelque nature qu’elle soit, sera dénoncé et livré aux tribunaux pour y être poursuivi suivant l’exigence du cas. »

Près de la cathédrale, il y a le séminaire. Souvent les autorités s’en emparent. A Fréjus, il devient caserne ; à Luçon et à Nantes, hôpital ; à Rodez, lieu de réunion pour le conseil de la commune ; à Saint-Dié, on projette d’en faire un magasin à fourrage. En cette spoliation qui ne verrait le dessein de tarir les sources du recrutement sacerdotal ? — Cependant la même autorité qui confisque, protège. A travers la persécution le privilège repousse, comme refleurit un arbre aux racines mal coupées ; et un décret est publié qui soustrait les jeunes vicaires et curés aux lois sur les levées militaires.

Cruel est le langage des clubs, non moins cruel est celui des feuilles publiques. A Autun, la Société populaire engage les citoyens à surveiller étroitement les assermentés. A Metz, elle exhorte tous les prêtres « à abandonner leur bréviaire menteur. » Comme jadis les non-jureurs, les jureurs sont dénoncés : celui-ci a discrédité par son langage la fête anniversaire du 10 août ; celui-là a recommandé au prône le Pape et l’Église de France. Le mépris se verse à flots : « Les évêques avec leurs mandemens, écrit le Journal de Paris, font comme les rois avec leurs maîtresses ; ils s’achèvent. » Un jour, Suzor, évêque de Tours, se permet de dire : « Avec le mariage des prêtres, toute la religion est changée. — Si elle n’était pas changée, lui répond-on insolemment, vous ne seriez pas évêque métropolitain de Tours. » On dit de Font, évêque de l’Ariège : « Il est attaché comme la glu aux singeries de la religion ; » et de Rodrigue, évêque de la Vendée : « C’est le plus intolérant théologien qu’ait jamais vomi la défunte Sorbonne. » — Telles sont les attaques. Qui croire cependant ? Même sous cette épaisse couche d’injures, la protection perce encore. A la date du 7 juin 1793, nous lisons ce décret volé par la Convention : « La Convention nationale décrète que tout membre qui se permettra dans son sein de demander la déportation des prêtres salariés et soumis à la loi sera renvoyé pour huit jours de l’Abbaye. »

Les gens des Sociétés populaires, les administrateurs jacobins, entreprennent de détailler aux prêtres toutes les choses dont ils peuvent se passer. Ils peuvent très bien se passer de leur costume, à moins qu’ils ne soient au chœur. Même au chœur, il y a des superfluités qui rappellent l’ancien régime ; tels par exemple les serviles encensemens, ou bien encore les ornemens bizarres dont s’affublent les évêques. Bien entendu, plus de publications de mariages à l’église, plus de registres de catholicité. On peut pareillement supprimer les pompes funèbres ou bien encore, comme contraires à l’égalité, les recommandations nominatives des morts. Tous ces fanatiques d’irréligion ne négligent aucun détail ; car beaucoup d’entre eux ont été enfans de chœur ou séminaristes dans leurs jeunes années, et sont experts en impiété, avec des réminiscences de sacristie. — Et pourtant, malgré tout, l’Eglise officielle conserve certains dehors extérieurs qui font illusion. Le dimanche, en certaines communes éloignées, les officiers municipaux assistent encore à la messe, en un banc a part qui ressemble fort à l’ancien banc 3u seigneur. D’anciens règlemens subsistent, et çà et là sont remis en vigueur, selon le caprice ou le hasard : c’est ainsi que, dans un village de la Dordogne, en février 1793, un arrêté défend de donner à boire pendant l’office divin. Dans les campagnes, et même en quelques villes, le saint viatique est porté aux malades avec accompagnement de cierges et au son de la clochette. Plusieurs évêques font encore des tournées de confirmation. A l’approche du carême sont publiés, comme aux temps paisibles, les mandemens. Seules à la première page des brochures épiscopales, quelques mentions détonnent. Marbos, évêque de Valence, date son mandement de l’an IV de la liberté et Ier de l’égalité ; cinq autres le datent de l’an I de la République française ; Rigouard, évêque de Fréjus, inscrit sur le premier feuillet cette devise : Vive la nation ! la liberté, l’égalité ou la mort ! Quant à Gouttes, évêque d’Autun, sa lettre aux fidèles porte sur la couverture ces mots : Imprimé chez Brisson, imprimeur de la Société des Sans-Culottes.

On atteint l’été de 1793. La persécution s’affirme, mais entrecoupée de tolérance, presque de faveurs. Le 30 mai 1793, jour de la Fête-Dieu, la procession, en beaucoup de villes, sort encore ; ainsi en est-il à Amiens, à Nantes, à Moulins. — Cependant, tandis que dans les rues flottent les bannières pieuses, la lutte entre Girondins et Montagnards touche à son dénouement. Le 31 mai, le 2 juin, Montagnards et gens de la Commune l’emportent. Parmi les évêques constitutionnels, beaucoup se sentent atteints : tels Saurine, Roux, Expilly, et plus encore Fauchet. Sous prétexte de fédéralisme, un grand nombre de curés, notamment en Normandie, sont destitués. Ailleurs, d’autres prêtres sont dépouillés de leurs fonctions, les uns comme amis secrets des Vendéens, les autres comme suspects de royalisme ou simplement comme indignes de confiance. Cette fois, il semble bien que c’en soit fait de l’Église d’État. Même en cet écrasement du parti modéré, on voit les Conventionnels appliquer encore cette chose caduque qu’on appelle la Constitution civile du clergé. Comme ils procèdent à l’organisation du département de Vaucluse et du département de la Corse, ils décident que les électeurs, en même temps qu’ils choisiront les administrateurs, éliront un évêque pour chacun des deux départemens. Puis la même main qui s’étend pour frapper s’étend aussi pour payer le salaire. Le 27 juin 1793, la Convention décrète de nouveau, en termes solennels, que « le traitement des ecclésiastiques fait partie de la dette publique. »


IX

Salariés, les prêtres constitutionnels le sont encore, quoique déjà avec de longs retards et de remarquables oublis. Mais pour le reste, tout échappe. Il y a les bons qui se consument en d’impuissantes colères. Il y a les pervers qui de plus en plus s’avilissent. Entre les deux, il y a les faibles. Ceux-ci se dépensent en bassesses pour garder, à force de concessions, quelque reste de faveur. Tantôt par un langage larmoyant, emphatique et servile, ils tentent d’apaiser les autorités locales ; tantôt ils se tournent vers les clubs, essayent de se souder à eux, de les gagner par de menues attentions, d’obtenir de la sorte un sursis : ainsi se montre Gouttes, évêque d’Autun, qui, dans sa ville épiscopale, s’abaisse jusqu’à faire, à titre de secrétaire, la correspondance de la Société des sans-culottes. Mais nulle complaisance désormais ne profite, et les Jacobins de Saône-et-Loire disent dédaigneusement du prélat : « Notre évêque s’agite comme une poule qui a perdu ses poussins. »

En descendant à l’état de persécutés, les prêtres constitutionnels gardent encore, chose étrange ! des aspects de persécuteurs. Tandis que déjà on les menace eux-mêmes, d’autres se rencontrent qu’on menace en leur nom. La nouvelle Église, déjà proscrite, conserve aux yeux des sectaires une dernière utilité : elle sert à molester l’ancienne Église. En fouillant les cartons des Archives, on découvre des documens qui déconcertent. En Alsace, pendant l’automne de 1793, une institutrice et un journalier de Soultz sont arrêtés. Quel est leur crime ? « Ils n’ont, dit la feuille d’arrestation, manifesté aucun attachement aux prêtres assermentés. » Neuf ouvriers de la même commune sont pareillement mis en détention « pour n’avoir pas suivi le culte du curé constitutionnel. » Dans le même temps, quinze habitans d’Oshoffen, deux habitans de Dalhenheim sont détenus pour la même cause. Ainsi l’Église constitutionnelle est à la fois disgraciée et obligatoire, et redevient tout à coup privilégiée pour devenir instrument de persécution.

Je n’ose plus écrire le mot de privilège, tant ce mot contraste avec l’état de servitude où les malheureux prêtres sont réduits ! Dans leur petite ville, dans leur paroisse rurale, ils guettent les nouvelles. Voici, en septembre 1793, la loi des suspects : ne sont-ils pas englobés eux-mêmes dans la vague et terrible menace ? Voici qu’on annonce, quelques jours plus tard, le procès des Girondins. Mais les Girondins, ce sont des modérés comme eux, et parmi ces proscrits pour qui déjà la guillotine s’apprête, il y a l’un des chefs de l’Eglise constitutionnelle, Fauchet, évêque du Calvados. Vers le même temps, ils lisent le rapport de Saint-Just sur le gouvernement révolutionnaire : et cette parole âpre, péremptoire, froidement résolue, les glace d’effroi. Sûrement ils ont salué, embrassé, acclamé la Révolution. Mais jusqu’où faudra-t-il la suivre ? Que sont devenus les premiers patrons de la Constitution civile ? En prison les anciens constituans ! En prison, Bailly, Barnave, Duport-Dutertre ! Parmi les plus âgés, beaucoup remontent à travers le courant de leurs souvenirs ; ils repassent les années de la royauté ; ils se remémorent le rituel auguste et antique qui confondait dans les mêmes prières la religion et la monarchie. Ont-ils gagné ? Ont-ils perdu ? Regrets, craintes, remords, tout, s’agite en leur âme désemparée ; mais ils contiennent leurs paroles, ils surveillent leurs silences mêmes, sentant que l’heure est proche où la délation saura découvrir jusqu’aux pensées.

Sur quelques prélats assermentés les grands coups commencent à frapper. L’un des plus considérables, Lecoz, évêque d’Ille-et-Vilaine est, depuis le 18 septembre, interné dans s& demeure. Son double crime est d’avoir condamné le mariage des prêtres et d’avoir à Rennes osé soutenir sans trembler le regard de Carrier. Il n’obtient de sortir que pour dire sa messe ; comme il veut procéder à une ordination, il est réduit à la faire dans sa chambre, secrètement, à l’exacte imitation des prélats insermentés qui ont jadis imposé les mains à quelques disciples avant de partir pour l’exil. Cependant, le 15 octobre, il est transféré au Mont-Saint-Michel. Il franchit la première étape à pied, attaché par une corde. « Je m’attends à tout, je suis résigné à tout, » écrit-il pieusement. Une seule chose le confond, c’est d’être mêlé sur la route à de jeunes prêtres réfractaires ; se rappelant la faveur d’autrefois, se rappelant surtout les services rendus par l’Eglise constitutionnelle à l’ordre nouveau, il ne se figure pas, il ne peut se figurer cette égalité dans l’infortune : « Nous ressemblons, dit-il tristement, à des oranges qu’on rejette après en avoir pressé le jus. »

Ces disgrâces ne sont encore que celles des grands, et les plus humbles essaient de se rassurer. Or voici qu’en cet automne de 1793, devant le tribunal révolutionnaire de Paris, de simples curés, non réfractaires, mais constitutionnels, sont traduits. Leur histoire est, à tous, à peu près pareille. Ils ont été saisis dans leur presbytère sur la dénonciation de leurs paroissiens ; ils ont été traînés au district, puis, après enquête, transférés à Paris. Maintenant, tout tremblans, tout effarés, ils arrivent de la Conciergerie au Palais de justice, pauvres plébéiens venant répondre de leurs obscurs méfaits comme d’autres de leurs éclatantes conspirations. Le premier est un curé bourguignon du nom de Masson. Il a, dit-on, lu dédaigneusement les mandemens de l’évêque ; il a mal parlé de l’Assemblée, désapprouvé les enrôlemens militaires, refusé, un jour de procession, l’escorte de la garde nationale. C’est assez pour qu’il soit rangé parmi les contre-révolutionnaires ; et le 23 septembre 1793, il passe du tribunal à l’échafaud. — Quelques jours après, le 6 octobre, un autre curé constitutionnel s’assied sur la même sellette des accusés. Il s’appelle Guichard et dessert une petite commune de Seine-et-Oise. ; Il a osé dire que le roi Louis XVI était mort en martyr ; puis il a, le 15 août, célébré la procession dite du vœu de Louis XIII ; et c’est pourquoi il subit le même sort que Masson. — Trois semaines plus tard, le même tribunal qui juge les généraux, les anciens Constituans, les Feuillans de toutes sortes, interrompt ses grandes audiences pour juger, comme par intermède, un troisième curé. Il se nomme Barthélémy et arrive des Vosges. C’est, lui aussi, un constitutionnel, mais un peu irrésolu, car il s’est rétracté quatre fois avant de se fixer parmi les assermentés. Contre lui les accusations se pressent. Il a critiqué la Constitution ; il a mal parlé des Conventionnels ; il a plaint le sort de Louis Capet ; il a blâmé la loi du divorce ; il a accompagné de commentaires improbateurs la lecture des décrets ; enfin il a marqué pour l’ancienne liturgie une fidélité factieuse et, même après l’abolition de la monarchie, a persisté à chanter le Domine salvum fac Regem. Les juges n’en demandent pas tant, estiment qu’il y a lieu d’abréger ; et comme ses deux confrères, le pauvre curé est précipité dans la mort.

Décidément l’impiété triomphante courbait sous le même niveau le vicaire Savoyard et le prêtre fidèle. La disgrâce ne serait point complète si une loi ne faisait descendre officiellement à l’état de suspects ceux que la Révolution avait employés, mais que la Révolution désormais affranchie pouvait impunément répudier. Les Conventionnels n’eurent qu’à reprendre les décrets votés en 1791, en 1792 contre les insermentés et à englober les favoris d’hier dans le cadre élargi de la persécution. A qui disposait de l’omnipotence législative avec plus d’audace qu’aucun roi n’avait jamais disposé du pouvoir absolu, rien n’était plus aisé. Le 21 octobre 1793, la Convention décida que les prêtres, même assermentés, s’ils étaient dénoncés pour incivisme, seraient embarqués sans délai et transférés à la côte de l’Ouest de l’Afrique depuis le vingt-troisième jusqu’au vingt-huitième degré. Par un tragique retour des choses, les mêmes lois que plusieurs des prêtres constitutionnels avaient jadis provoquées, souhaitées, acclamées, se retournaient contre eux pour les frapper.


PIERRE DE LA GORCE