Un Clan breton/1

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Éric le MendiantUn Clan bretonHippolyte Boisgard, Éditeur (p. 99-109).
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LA CHASSE.


Non loin de Kerhaès, aujourd’hui Carhaix, s’élevait, vers le viie siècle, au milieu des sauvages solitudes des montagnes d’Arrès, une de ces habitations où les seigneurs se retiraient après les jours agités des grandes guerres, pour se livrer aux plaisirs de la table, de la chasse ou de la rapine. À vrai dire, la rapine était chose rare dans les montagnes d’Arrès, et le butin que l’on pouvait enlever au voyageur isolé était peu considérable ; la principale occupation à laquelle s’adonnaient les hôtes de l’habitation dont nous parlons, était plutôt la chasse pendant le jour, l’orgie pendant la nuit : la chasse sanglante, terrible, impitoyable ; l’orgie ardente, passionnée et se prolongeant jusqu’au jour !…

La demeure de Kerlô était une vaste ferme, composée de bâtiments figurant une sorte de carré oblong, et construit, en bois, sculpté avec assez de goût pour le temps. Le principal corps de logis était habité par le chef celte et ses principaux officiers ; les côtés par les écuries et les étables, et les bâtiments composant la partie antérieure de la ferme par les vassaux qui vivaient dans la dépendance du seigneur. Une vaste forêt enserrant le tout, semblait la cacher aux regards comme un repaire de bêtes fauves.

Le comte Érech avait cependant de grands et vastes domaines où il aurait pu vivre entouré d’une splendeur toute royale !… Le temps n’était pas encore bien loin où il avait vaillamment défendu l’indépendance des Bretons armoricains, où, plus d’une fois, il lui était arrivé de faire reculer et de rejeter au loin les hordes des Francs envahisseurs ; mais l’âge était venu, et, avec l’âge, l’impuissance.

Le vieux comte Érech avait bien près de quatre-vingts ans, et malgré ses traits vigoureusement accusés, sa haute stature de géant et sa longue barbe blanche, qui descendait gravement sur sa poitrine, comme un signe éclatant de force et d’autorité, il sentait son bras trop faible pour soutenir la longue épée dont il s’était servi jadis, et son corps, trop débile pour supporter de nouvelles fatigues ou tenter de nouvelles luttes. Aussi, retiré dans la pittoresque ferme de Kerlô, il se laissait patiemment endormir par le bruit calme et pacifique qui s’élevait autour de cette pure et fraîche oasis, et ne s’inquiétait ni des éclats de joie qu’il entendait la nuit, ni des cris des faucons et des meutes qu’il entendait le jour.

Trois personnes, parmi les habitants de Kerlô, venaient seules le visiter.

C’étaient son fils, Alain, une jeune fille du nom de Pialla, sa nièce, et le musicien de la cour… Ce dernier, par devoir, car il lui devait ses chants, selon la loi celtique ; la première par amitié et par dévouement.

Le vieux comte Érech aimait à les avoir auprès de lui, l’un et l’autre, à écouter la voix douce et frêle de Pialla, et celle plus grave et plus sonore du barde armoricain. Souvent il lui faisait répéter le chant héroïque de la Nationalité bretonne, vieux guerr à l’allure large et audacieuse, qui plaisait encore à son oreille, et lui rappelait les anciens jours ; puis, quand les chants lui jetant de singulières pensées, l’avaient rendu triste et taciturne, quand, après s’être reporté silencieusement au souvenir de ce qu’il avait été, il rouvrait les yeux à la lumière et à la réalité, c’était pour lui une joie caressante, expansive, joie de vieillard, que de retrouver la belle enfant de son frère, assise à ses pieds, et reposant sa gracieuse tête blonde sur ses deux genoux courbés. Il y a des liens sympathiques qui attachent les jeunes aux vieux, et Pialla rendait bien au bon vieillard toute l’amitié que ce dernier éprouvait pour elle.

Quant au fils du comte Érech, c’était le seul que l’on vît à Kerlô, le seul qui fût véritablement le maître du palais — prœfectus palatio. — Charge importante et que nul autre que le fils du chef ou son proche fût digne d’occuper. La vie qu’il menait, quoiqu’il s’y adonnât avec une grande ardeur, n’était cependant pas tout à fait conforme à ses goûts. Il eût mieux aimé, sans aucun doute, battre la campagne, dévaliser les voyageurs, attaquer ses voisins, ou même, tentant la fortune de plus grandes luttes, défendre, dans les combats, le territoire breton ; mais, pour le moment, les voyageurs étaient rares, les voisins redoutables, et les Armoricains et les Francs avaient remis l’épée au fourreau. Telle était la position que les temps lui avaient faite, qu’il ne lui restait plus d’autre occupation que celles de la table et de la chasse. À défaut d’autres, il prenait celles-ci.

Du reste, ces occupations convenaient encore à son caractère grossier et presque barbare.

La fauconnerie de la ferme était l’objet d’un soin particulier. L’homme auquel cette charge était échue en partage recevait par jour, outre son salaire annuel de cent vingt-six vaches, une coupe de cervoise aromatisée ; ce qui l’entretenait dans un état de gaieté passé en proverbe parmi les serfs de l’habitation. Guenhael avait place à la table du maître et, quelquefois, il prenait sa part des mets que l’on servait à celui-ci. Tous ces honneurs prodigués au fauconnier témoignent suffisamment du cas que l’on faisait des fonctions dont il était revêtu.

Pour charmer les ennuis de leur sauvage oisiveté, les hommes de ces époques primitives recherchaient avec passion tout ce qui pouvait leur rappeler, par un côté quelconque, les luttes sanglantes de la guerre. La chasse était dès lors devenue un besoin, et par la suite, la fauconnerie un art véritable.

Guenhael était donc l’homme le plus heureux de la ferme, et il ne s’en plaignait pas.

Les autres personnages qui entouraient le fils du vieux comte, étaient le chapelain, l’économe, le juge aulique et quelques autres officiers subalternes dont il est inutile de parler. Nous préférons entrer de suite dans notre récit.

Un matin de confuses rumeurs s’entendirent dans la ferme ; la grande cour se trouvait pleine de valets en habit de chasse, et bien que le soleil fût à peine à l’horizon, on entendait déjà les cors éclater en joyeuses fanfares, que se renvoyaient mille fois les échos de la forêt ; les chevaux, malgré les exhortations du chef des écuries, hennissaient bruyamment et frappaient le sol d’un pied impatient. Tous ces préparatifs voulaient dire qu’une grande chasse allait avoir lieu, et l’on n’attendait plus que le fils du comte Érech pour donner le signal du départ.

Guenhael était assis gravement dans un coin de la cour, distribuant ses ordres de l’air le plus digne et caressant avec un amour presque paternel le faucon chaperonné qui se tenait roide et la tête haute sur son poing.

À en juger par les paroles qu’il échangeait avec les hommes de la cour, on aurait pu croire qu’il avait déjà absorbé la coupe de cervoise aromatisée qu’il tenait de la munificence d’Alain. Il n’en était rien cependant, car si ce dernier lui octroyait volontiers cette faveur, il lui enjoignait en même temps, par une précaution bien entendue, de ne point boire au delà de sa soif, et surtout de ne tremper ses lèvres à la coupe susdite qu’après avoir accompli les devoirs sérieux que lui imposait sa charge. Il faut dire, à la louange de Guenhael, qu’il s’estimait trop et portait trop haut l’amour de son art pour s’exposer à se compromettre dans l’exercice de ses fonctions, en se livrant prématurément à des libations périlleuses. Il plaisantait rarement avec les personnes placées sous ses ordres, et ne condescendait jamais à expliquer le mécanisme de l’art aux serfs qui lui servaient d’aides. Pour achever ce portrait, nous devons ajouter qu’il portait une tunique à plis larges, serrée à la taille, des braies descendant jusqu’aux genoux, et un bonnet fourré ou filenne, qu’aux jours de fête il remplaçait par une toque plus élégante, surmontée de plumes de milan.

De mémoire de fauconnier, jamais peut être l’affluence des veneurs n’avait été aussi grande à la ferme de Kerlô, et en regardant passer cette foule bruyante, qui allait et venait au milieu de la vaste enceinte, on pouvait, à la variété des costumes, ou à la diversité des dialectes, deviner à quel clan appartenait chaque veneur.

C’est qu’en effet, de toutes les trêves de l’Armor, les guerriers étaient accourus à l’appel d’Alain.

Guenhael était donc assis dans un coin de la cour, regardant de toutes parts les nouveaux arrivants, donnant ses ordres pour les préparatifs de la chasse, et conversant amicalement avec son faucon, lorsque Pialla parut, suivie peu après par Alain, le fils du comte Érech.

Alain était revêtu du costume complet de cette époque ; tunique grise ornée de fourrures, des braies de toile et des bottines de cuir ; une ceinture de même étoffe que la tunique lui ceignait les reins ; un collier, riche métal, entourait son col, et un manteau de peaux d’hermines flottait sur ses larges et robustes épaules.

Quant à Pialla, elle était vêtue avec une simplicité qui ajoutait peut-être encore à sa beauté. Elle portait une longue robe d’amazone, dont les plis flottants laissaient voir de temps à autre son pied chaussé d’une petite bottine fourrée. Sa main tenait avec une fermeté pleine de grâce les guides de son cheval, et les beaux cheveux qui pendaient le long de ses joues animées donnaient à sa physionomie un air de vivacité charmante.

Tous les regards s’étaient tournés vers elle, et chacun enviait le sort d’Alain, qui marchait fier et hautain à ses côtés.

Cependant on avait donné le signal du départ, et toute la troupe s’élança vers la forêt.

Et en vérité, c’était quelque chose de curieux à voir que cette bande de veneurs passionnés et avides, passant sans ordre au milieu des sites âpres et incultes des montagnes ; c’était quelque chose de surnaturel à entendre que ce bruit confus mêlé de cris, de hurlements et de sons du cor.

Parfois ce bruit se taisait tout à coup, et alors on n’entendait plus que les signaux poussés à intervalles réguliers par les piqueurs postés sur la lisière du bois.

La chasse avait été admirablement disposée. On s’arrêta dans un rond-point formé par la nature capricieuse au milieu de la forêt, et l’on y convint en conseil du poste que chacun devait occuper. Avant que l’on se séparât, cependant, Guenhael voulut ouvrir la journée en essayant son faucon favori : il le remit, en conséquence, avec les cérémonies d’usage à son seigneur et maître, et, sur un signal convenu, l’oiseau partit, et on ne l’aperçut plus bientôt que comme un petit point noir… Deux minutes après il tombait aux pieds d’Alain, entraînant dans sa chute un milan de taille royale.

Cet épisode terminé, la chasse commença.

On avait assigné à Pialla une place d’où elle pouvait suivre les péripéties du drame sans courir de danger, du moins d’après les éventualités présumables. Alain devait d’ailleurs veiller sur elle et ne point la perdre de vue. Posté à peu de distance, dans un endroit où l’on supposait que le cerf devait venir se faire tuer, il laissa les guerriers se disperser au loin, et attendit le moment favorable. Pialla se tenait à une portée de flèche au milieu de serfs et de gens dévoués, ayant devant elle une échappée ravissante, et derrière et à côté, le bois épais et fourré. Elle s’assit nonchalamment sur le gazon, que l’on avait eu soin de recouvrir d’un riche tapis brodé d’or, et, comme Alain, elle attendit l’issue de la chasse.

Pialla était une jeune fille belle, svelte, élancée, bien prise dans sa taille de reine, et exerçant à tout instant, sur les yeux dont elle était entourée, une sorte d’influence magnétique. À ces époques de passion brutale et d’instinct grossier, où l’amour de la matière et de la forme était porté à un haut degré, c’étaient deux grandes puissances que la force et la beauté. Pialla l’avaient bien compris, mais quoiqu’elle fût pénétrée de cette vérité, elle n’avait éprouvé jusqu’alors ni le besoin, ni le désir de faire usage de sa puissance.

Convertie depuis peu de temps au christianisme, elle avait appris qu’il existe une autre force, une autre puissance que celle de la matière, et que derrière ce monde réel, les âmes épurées par le sentiment chrétien peuvent trouver un monde idéal plein d’enchantements. Pialla était une enfant égarée dans cette société barbare du viie siècle, une âme échappée des mains de Dieu, et qui accomplissait sur ce coin de terre sa mystérieuse destinée. M. Alfred de Vigny raconte qu’un ange s’étant échappé du ciel vint s’asseoir, tout rêveur et plein d’amour, sur le bord des abîmes éternels. Pialla ressemblait à cet ange.

Elle se plaça donc sur le gazon, et, s’enveloppant frileusement dans le manteau qu’une de ses femmes avait jeté sur ses épaules pour la garantir du froid, elle abandonna son âme aux plus douces rêveries. Le bruit de la chasse l’inquiétait peu : le cœur d’une jeune fille est une source intarissable d’où coulent incessamment les rêves enchantés d’un autre monde. Elle repassa dans sa mémoire toute sa vie jour par jour, avec ses joies d’enfant, ses aspirations indéfinissables de femme ; puis, comme elle se sentait pleine de bonté et d’amour, elle chercha instinctivement si dans sa vie d’enfant ou de femme, aucun être ne marchait à ses côtés, et se demanda quelles destinées lui étaient réservées dans l’avenir que son regard entr’ouvrait. Alors elle s’aperçut qu’elle n’avait pour la protéger que le vieux comte Érech qui chaque jour, s’inclinait davantage vers la tombe. Elle vint à penser que, lui mort, elle se trouverait seule parmi ces hommes dont la vie semée d’aventures et de combats effrayait son cœur craintif, et elle eut peur.

Le temps se passa ainsi sans qu’elle songeât à rien autre chose qu’aux frayeurs prophétiques qui l’envahissaient de toutes parts. Ses femmes rangées à quelques pas, s’occupaient de travaux de ménage ; les unes brodant de riches tuniques pour leur seigneur les autres préparant la laine et le lin.

Bien que nous ayons affaire à un siècle primitif, il ne faut pas croire, en effet, que les arts et l’industrie y fussent complètement ignorés. La loi kymerique, que les Bretons venus de l’île avaient importée dans l’Armor, entre à ce sujet dans des détails fort curieux que nous regrettons de ne pouvoir placer ici. Cette loi assignait certaines époques pour ensemencer les champs ; elle disait les espèces de graminées qu’il faut jeter à la terre ; elle ordonnait de fermer les prairies des calendes d’avril aux calendes de novembre, et interdisait les forêts aux porcs depuis la Saint-Michel jusqu’à l’Épiphanie. On croirait à peine toute la sollicitude que l’on témoignait à l’agriculture. Le législateur pensait sans doute, avec raison, que le meilleur moyen d’attacher les hommes à la terre, c’est de témoigner à celle-ci de hautes marques d’intérêt.

En ce moment, on entendit s’élever au loin une immense clameur qui fit retentir les séculaires échos de la forêt. Pialla tressaillit, et son cœur s’emplit d’épouvante : toutes les femmes, abandonnant subitement leur ouvrage, vinrent se réfugier autour d’elle, et les serfs accoururent également à ses côtés, la plupart pressentant un danger probable, quelques-uns devinant un danger certain. Il y eut, du reste, quelque chose de surnaturel dans cet élan spontané qui rallia en un instant autour de Pialla tous ses serviteurs épars, et Pialla elle-même, joignant ses mains tremblantes par un mouvement plein de piété et de foi, se laissa tomber à genoux, priant Dieu d’éloigner le danger dont cette clameur semblait être le présage. À peine eut-elle achevé sa prière qu’un énorme sanglier, faisant une trouée dans la petite troupe des valets de la ferme, vint, après l’avoir renversée, se placer à deux pas d’elle, en poussant des cris féroces. C’en était fait sans doute de Pialla ; aucun des hommes qui se trouvaient là n’osait, pour la sauver, s’exposer à une mort certaine, et chaque minute qui s’écoulait rendait le danger plus imminent.

Tout à coup une flèche, habilement dirigée, vint, en sifflant, frapper l’animal furieux au-dessous de l’oreille, et avant que l’on eût eu le temps de chercher quelle main l’avait lancée, un homme inconnu au pays, et portant le costume franc, se précipitait vers le sanglier, qui s’apprêtait à fondre sur Pialla. Alors une lutte affreuse s’engagea entre l’homme et l’animal, lutte sanglante, où l’un et l’autre se défendirent avec un égal courage et un égal emploi de forces extraordinaires.


Alors une affreuse lutte s’engage entre l’homme et l’animal.

Cependant le sanglier avait été profondément blessé ; il perdait déjà beaucoup de sang ; un dernier coup de couteau que lui appliqua son adversaire l’étendit bientôt sans vie sur le riche tapis qu’occupait un instant auparavant la rêveuse jeune fille.

Alain et sa suite, accourus mais trop tard, assistèrent au dénoûment de la lutte, et virent le Gaulois, fier de sa victoire, retirer avec orgueil le couteau sanglant des entrailles de la victime. Tous ces spectateurs barbares restèrent ébahis devant tant d’audace et de courage, et Alain ne put s’empêcher d’aller à l’étranger et de lui tendre la main.

— Qui que vous soyez, lui dit-il, voilà une action qui vous assure notre admiration et notre reconnaissance, et je serai fier de devenir votre hôte, si vous voulez bien accepter l’hospitalité que je vous offre.

L’étranger serra la main qu’on lui tendait, et accepta l’hospitalité du chef breton.

Après cet incident, on se remit en marche, et l’on gagna la ferme.