Un Coin de France pendant la guerre - Le Plessis-de-Roye/02

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Un Coin de France pendant la guerre - Le Plessis-de-Roye
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 325-351).
UN COIN DE FRANCE PENDANT LA GUERRE

LE PLESSIS-DE-ROYE [1]

II[2]
L’attaque générale et le combat du 30 mars 1918


VII. — LA RUÉE ENNEMIE (21-29 MARS)

Elle arrive à temps, la 77e division, pour tenir le front du Plessis-de-Roye devant Lassigny, et défendre le massif de la Petite Suisse, dernier rempart de l’Ile-de-France, devant les forêts. Car la vague des divisions allemandes ne cesse pas de déferler, cherchant à s’ouvrir un passage qu’elle croira trouver successivement à Noyon, à Lassigny, puis à Montdidier. Paris, la capitale, est-elle leur but, ou Amiens, clé des communications franco-anglaises ? Le but est de finir la guerre par un grand coup à l’Occident, puisque l’Orient maintenant s’écroule, se désagrège, fond comme un bloc de glace au soleil.

Sous l’effroyable choc du torrent déchainé, le barrage anglais de la droite a sauté. Dès le 23 mars au soir, l’ennemi était maitre de la ligne de défense naturelle formée en avant de Noyon par le canal Crozat et par le canal de la Somme à Ham. Il précipite ses divisions les unes après les autres, celles de seconde ligne passant en première quand celles de tête sont fatiguées, puis celles-ci, à leur tour, reprenant leur place. Le 22, il en comptait six, rien que de Tergnier à Saint-Simon. Le 23, il en a dix. Et pour leur faire face, le général Pelle ne dispose encore que des 9e (Gamelin) et 10e (Valdant) divisions et de la 1re division de cavaliers à pied. Cependant les camions automobiles roulent la nuit et le jour sur les bonnes routes de France, amenant les renforts. La carte de la bataille en mouvement se dresse avec les points de débarquement, les centres de ralliement, les lignes successives, les liaisons. Foch est déjà, de fait, le chef des Alliés. De Champagne, de Lorraine, d’Alsace, des Flandres même, vingt divisions accourent au combat. Comme à Verdun, le général Pétain les assemble aux lieux menacés, chargeant Humbert de contenir le premier choc, pressant Dubency qui doit le prolongera l’Ouest et au Nord, se remettant à Fayolle du soin de coordonner les efforts de nos IIIe et Ire armées.

Le 24, Noyon est menacé à la fois par l’Est et par le Nord, par la vallée de l’Oise et par la route de Ham à Guiscard : c’est le mouvement débordant sur les ailes qui contourne le massif boisé de la Cave et de Beaugies, selon l’habituelle tactique ennemie qui, depuis Verdun, redoute les attaques frontales. Si cette manœuvre réussit, c’en est fait de Noyon. Après, la même manœuvre s’exécutera par Noyon et par Lassigny pour faire tomber à son tour le massif de la Petite Suisse. Après ? Mais c’est le chemin de Compiègne, de Sentis et de Chantilly, c’est le retour aux jours exaltants de ce début de septembre 1914 où l’Allemand se croyait déjà maître de Paris et de la France. Et cette fois il n’y aura plus, n’est-ce pas ? à craindre une Marne nouvelle : où les Français prendraient-ils leurs réserves ? La Marne n’est-elle pas demeurée inexplicable, incroyable, mystérieuse, miraculeuse ? Après l’avoir escamotée dans ses communiqués, l’ennemi l’a supprimée de son souvenir.

Le temps est pour lui : ce brouillard très dense qui favorise ses infiltrations, ses pénétrations savantes, ses surprises, ses mouvements de troupes, et ce clair de lune qui lui facilitera les marches de nuit. Nos troupes, lancées en hâte, sans artillerie, souvent sans autres munitions que la réserve de chaque homme, le contiennent, le ralentissent, ne sont pas encore assez en forces pour le clouer sur place Nesle au Nord est perdu le 25 vers onze heures et l’armée britannique, appuyant sur Herly, nous découvre fatalement à gauche. Nos 22e et 62e divisions doivent se replier au-dessous du bois de l’Hôpital, et la 10e sur Porquericourt. Déjà Noyon est en flammes, Noyon que la 9e division a si bien défendu au Nord-Est. Il faut donner l’ordre de l’évacuer. Les derniers éléments du 57e régiment ne le quilleront que le 26 à une heure du malin, à la lueur dos incendies, tandis que le 144e régiment gardera le canal en construction le long de la ligne Beaurains-Sermaize et que le 123e tiendra le couloir entre la montagne de Porquericourt et le canal.

Cette magnifique défense de Noyon a permis le repli en bon ordre et le rétablissement au Sud de l’Oise sur la ligne (de l’Ouest à l’Est) : Roye-Avricourt-Candor-Lagny-Germaine-montagne de Porquericourt-Mont Renaud-Pont-l’Evêque-lisières Nord du bois de Carlepont-Pontoise-Varesnes. Et nos troupes, mélangées d’opiniâtres unités anglaises qui, depuis le 21 mars, n’ont pas cessé de combattre, vont recevoir de l’aide. La 77e division débarque, dès le 26 au matin, et s’organise sur le front Ribécourt-Loermont-le-Piémont-Canny-sur-Matz en utilisant d’anciens travaux de défense. La résistance épuisante qu’a rencontrée l’ennemi de ce côté a-t-elle rejeté son effort plus à l’Ouest ? Il échoue, le 26, dans son attaque sur le mont Renaud et la montagne de Porquericourt, mais au Nord-Ouest il encercle, il presse Roye qui brûle, et à midi, le 26, il en débouche, bousculant nos 22e et 62e divisions qui se replient, l’une sur Popincourt-Beuvraignes, l’autre sur Fresnières et la ferme de la Malmaison. Divisions surmenées qui ont à défendre un champ trop étendu et ne peuvent que reculer en ordre pour ne pas être coupées. La 62e a reçu le secours d’une brigade de cavalerie britannique, 500 chevaux aux ordres du général Pilman : ces cavaliers superbes attaquent et reprennent le bois des Essarts et la côte 160. Le terrain très vallonné permet les résistances heureuses, mais les manœuvres du nombre les tournent. On se bat sur la hauteur du Moulin Ruiné qui domine Lagny : le 46e régiment s’y maintient jusqu’au soir et son chef, le lieutenant-colonel Peyrotte, un fusil en main, donne l’exemple. Mais le soir, c’est encore le repli, que protègent les cavaliers britanniques, sur Lassigny que le 31e régiment trouve déjà occupé par l’ennemi, sur la Divette et Cuy où le 144e et le 46e arrivent exténués. Mais ces visages harassés se détendent, ces bouches sèches se retiennent de crier de joie, ces yeux brûlés rayonnent, car les fantassins tout dispos de la 77e division les reçoivent : ils tiennent le Plessis-de-Roye et le Piémont, ils tiennent la Divette. Plus de retraite cette fois : les Boches vont trouver du monde, et du monde à qui parler, et du monde bien campé sur nos anciennes positions ou sur les leurs.

Il était temps et plus que temps. Un jour de retard et l’ennemi, s’avançant par le massif de la Petite Suisse sans défense, marchait sur Ribécourt et Compiègne, faisait tomber notre ligne de l’Oise et du mont Renaud. Mais ce n’est pas seulement la 77e division qui arrive pour seconder, conforter, relever nos premières troupes et les troupes anglaises, épuisées par cinq jours de luttes ; voici, par Ribécourt, la 53e, par Estées-Saint-Denis et Orvillers la célèbre 38e (zouaves, marsouins et tirailleurs), et plus à l’Ouest la 36e, la 70e. Les casques bleus ont poussé comme les bleuets dans les champs. L’ennemi s’en doute, l’ennemi se hâte, il multiplie ses sondages et ses brusques attaques. La barrière mouvante de poitrines qui s’est dressée devant lui prend peu à peu la fixité, la dureté d’un mur. Il va tenter de le contourner encore par l’Ouest, avant de le heurter de front le 30 mars dans un assaut gigantesque pour forcer définitivement l’entrée de l’Ile-de-France par l’Oise, par le Matz, par les plateaux de l’Avre. Il nous tâte, le 27, au mont Renaud, dans la région de Lassigny qu’il a réoccupée, de Conchy-les-Pots, de Boulogne-la-Grasse, où s’est porté un bataillon du 4e zouaves. Il prend Conchy-les-Pots, mais se heurte à nos tirailleurs à Roye-sur-Matz. Partout, il découvre une solide résistance et n’insiste pas. Il flaire le vide plus à l’Ouest, car ses troupes qui ont débouché de Roye ne trouvent rien devant elles sur la route de Montdidier.

Cependant la nuit du 26 au 27 mars avait été calme étonnamment. Ceux qui ont vécu Verdun ou la Somme, aux nuits retentissantes et déchirées par l’éclair des batteries et la lueur des fusées, sont surpris et presque angoissés de cette bataille silencieuse, plus perfide que les précédentes. Les canons ne sont pas encore en nombre : les Allemands ont avancé trop vite et nos transports ont été trop rapides. De ce calme inattendu, le général Humbert a profilé pour remettre de l’ordre dans le commandement et les unités et pour achever de construire sa digue humaine. Le soir du 27, il a sa ligne quasi régulière et continue : à sa droite, de l’Oise à Canny-sur-Matz, le corps Pelle avec les 9e, 35e, 1re, 53e et 77e divisions, plus un régiment de la 38e, le régiment colonial du Maroc ; au centre, le corps Robillot, de Canny-sur-Matz au Rollot, avec les 38e (moins un régiment), 62e et 22e, plus la 1re division de cavalerie qui, plus mobile, bouchera les voies d’eau ; à sa gauche, du Rollot au Monchel, sous Montdidier, le 35e corps avec les 70e et 36e divisions. Un cœur unique bat dans cet être collectif qu’est une armée commandée. Celle-ci ne manœuvrera plus en retraite, car cette fois, elle est en place. « Il y va, lui a dit son chef, du salut de la France. L’honneur de tous, chefs et soldats, est engagé. »

L’ennemi a donc flairé le vide plus à l’Ouest. Le retrait des Anglais en Santerre, du côté d’Amiens, a laissé un trou entre leur armée et la nôtre. La nôtre, c’est l’armée Debency qui se constitue, car l’armée Humbert ne peut indéfiniment étirer sa gauche. Le général est arrivé, le premier, de Lorraine, sans troupes. Mais les 50e (Demetz) et 133e (Valentin) divisions ont débarqué le 26. Divisions qui vont s’illustrer à jamais en se jetant au-devant de l’ennemi qui, déjà, est prêt à s’engouffrer dans le passage libre, — un couloir de 15 kilomètres. Le voici qui dépasse Fescamps et Piermes, le voici qui assiège Montdidier. Montdidier est perdu le 27 à sept heures du soir. Mais la 50e, enragée, en défend les abords, tient le Monchel, trouve sa liaison avec la gauche de l’armée Humbert. Le 27 au soir, le cordon est noué, la ligne rétablie.

Et dès le 28 au matin, le général Humbert ordonne d’attaquer : on ne se défend bien qu’en attaquant. À peine a-t-il assuré ses positions, qu’il entend déloger l’ennemi des siennes.. Il prescrit cette offensive la gauche à l’avant, le 35e corps pivotant sur Rollot, en direction de Faverolles et le corps Robillot pareillement, la gauche en avant. Il sait que les Anglais, plus au Nord, ont fait un retour offensif dans la zone de Rosières-en-Santerre, couvrant Villers-Bretonneux devant Amiens. Il sait aussi que l’armée Debeney en est encore à rassembler tous ses éléments en marche et qu’il faut retenir, attirer l’ennemi sur la gauche de sa propre armée, maintenant en équilibre, pour détourner l’orage du voisin. Cette offensive nous donne Conchy-les-Pots, Boulogne-la-Grasse, Assonvillers. Au Monchel, sous Montdidier, les troupes d’Humbert trouvent l’héroïque 56e division. Les contre-attaques répétées de l’ennemi nous rejettent de la plus grande partie de Boulogne-la-Grasse, de Conchy-les-Pots et, plus à l’Est, prennent pied dans Canny-sur-Matz. À Plessis-de-Roye, où le 97e régiment a relevé le 338e, au Piémont où le 159e s’est installé, nous nous organisons.

Offensive plus heureuse encore dans son initiative que dans ses résultats, difficiles à atteindre. Etonné de son audace, de son insolence, l’ennemi va manquer l’occasion unique qu’avec plus de clairvoyance, qu’avec du génie, il n’eût pas laissé échapper. Le grand art de la guerre est de mettre les circonstances à profit : elles s’offrent un jour, quelques heures, puis il est trop tard et le destin a tourné. Sans doute, l’ennemi a pressenti la rupture du front entre l’armée anglaise retirée à l’Est d’Amiens et l’armée française étirée vers Montdidier. Qu’y a-t-il dans ce trou ? Il soupçonne l’entrée en ligne de la 1re armée, venue de Lorraine, dont il a surpris un ordre sur le corps du commandant de Banville, tué en reconnaissance à Davenesourt. Il veut la devancer ou la bousculer. Il ramène plus au Sud sept de ses divisions qu’il orientait sur Amiens et, les joignant aux treize qui sont assemblées dans la région de Montdidier, il fonce le 28 dans cette direction, pour s’ouvrir ou s’élargir la voie qui va couper en deux le front de France et séparer les Alliés. Le 28, c’est l’assaut sur les plateaux de l’Avre, la bataille au Sud et à l’Ouest de Montdidier, mais c’est aussi notre assaut inattendu à l’Est de Montdidier. Sur les plateaux de l’Avre, le général Debeney va résister avec la 56e division martyre qui ne s’est pas laissé enfoncer, avec la 133e, avec la 4e division de cavalerie, cependant que la 127e débarque vers Breteuil, et que les 29e, 163e et 127e sont en route pour leur venir en aide. Et du Matz au Monchel, le général Humbert va attaquer. Il reprend même le 29 son offensive sur Conchy-les-Pots et Boulogne-la-Grasse.

Devant des adversaires si résolus, l’ennemi se décide à livrer la bataille sur toute la ligne, de l’Oise à la Somme, au lieu de se rassembler et se précipiter au point faible. La faute à commettre, il la commettra, soit qu’il n’ait pas à sa disposition, devant Montdidier, une concentration de forces suffisante, soit qu’il redoute d’être pris en flanc par l’agressive armée Humbert. Au lieu de s’engouffrer dans le couloir ouvert, entre les forces britanniques et françaises, mal bouché encore par une armée en formation, il cherchera la rupture du front entier, et ce sera la journée terrible et fameuse du 30 mars. Puis il reviendra. mais trop tard, à la bataille restreinte et massive entre l’Avre et la Noye, et ce sera son échec du 4 avril.

Le 29 mars, il place ses divisions, règle son offensive générale, donne ses ordres. Voilà donc, retracé à grands traits, le commencement de la bataille de France, au cours de cette tragique semaine sainte, avant d’en détacher l’épisode du Plessis-de Roye, entre la défense du Piémont à droite et le combat d’Orvillers-Boulogne-la-Grasse à gauche. Un épisode qui ne serait pas relié à l’ensemble perdrait tout son sens.


VIII. — LES JOYEUK FELDGRAUEN DEVATIT LE PLESSIS-DE-ROYE
(29 MARS 1918)

Le 29 mars, dans le secteur de la Divette, face au Piémont et au Plessis-de-Roye, l’ennemi a relevé doux divisions fal ignées : la 36e est remplacée par la 103e (devant le Piémont) et la 1re division bavaroise par la 7e division de réserve (à la lisière du Plessis-de-Roye, devant Lassigny). Cette 7e division de réserve, recrutement de Magdebourg, est composée de bonnes troupes et classée par le commandement parmi les divisions d’assaut (Sturm-division). Quel est le moral des troupes allemandes, et en particulier de cette division, à la veille de l’assaut général du 30 mars ? C’est l’heure du fantassin. L’artillerie n’est encore qu’au second plan : on marche, on manœuvre, on attaque par bataillon, par compagnie. L’infanterie, disait Napoléon, c’est la nation. Quel est alors le moral de la nation allemande ? Sans doute mal alimentée et déçue par la longueur de la guerre qui est presque un attentat contre la Force, dieu des Germains, la nation allemande croit enfin son heure venue. La Russie est à bas, la Roumanie traite, et les armées de Ludendorff s’avancent triomphalement en France depuis le 21 mars. Ludendorff a préparé son offensive de longue main, avec un art et une science qui n’ont rien négligé. Il faut mesurer tous les témoignages que plus tard nous ont fournis les interrogatoires de prisonniers, les carnets de route, les lettres, pour comprendre ce que fut la bataille de France.

Cette 7e division de réserve avait tenu le secteur de Champagne devant le Moronvilliers pendant l’automne et l’hiver précédents. Vers la mi-janvier, elle est retirée du front et mise à l’instruction à Saulces-Monclin, dans la région de Réthel. On l’entraîne au service en campagne : avance par vagues, enfoncement de positions, enlèvement de nids de mitrailleuses.

Le 14 mars, la division est acheminée par marche de nuit vers Saint-Quentin. Le jour, elle bivouaque dans les bois ou se terre dans les villages pour se dérober aux vues aériennes. Si des avions français ou britanniques survolent la nuit les colonnes et lancent des fusées, ces colonnes s’arrêtent, se couchent, font halte jusqu’à ce que le danger soit passé.


— Des que nous eûmes dépassé Saint-Quentin, — se souvient avec satisfaction un soldat du 36e régiment, 8e compagnie, — le pillage commença. On fouilla les maisons abandonnées. Tous les approvisionnements en vivres furent enlevés : pain, pommes de terre, beurre, graisse, confitures, haricots, vins, etc. En maints endroits, des vieillards des deux sexes étaient restés. Ils pleuraient et priaient les soldats de leur laisser quelque chose à manger pour les empêcher de mourir de faim. Les soldats repoussaient ces gens sans pitié et emportaient tout, jusqu’aux couteaux, cuillers, fourchettes, assiettes, effets d’habillement de toute espèce. Ils brisaient et détruisaient ce qu’ils ne pouvaient emporter. Les vêtements étaient arrachés des armoires, jetés à terre et foulés aux pieds. Tables et armoires étaient mises en pièces. Tableaux et glaces étaient arrachés des murs et mis en miettes. Dans les caves, on laissait les robinets des tonneaux ouverts, afin que le vin qu’on ne pouvait boire ou emporter fût perdu. Le commandant du IIe bataillon (capitaine Dettener) donna l’ordre à quelques soldats de se rendre à Noyon avec des voitures, pour piller. Ces hommes revinrent au bout de quelques heures, avec un gros butin. Ils avaient, par exemple, plusieurs milliers de cigarettes, cigares, de la marmelade de pommes, des confitures, du vin, du chocolat, beurre, graisse, haricots, pommes de terre, des cartes, tables, nappes, mouchoirs, linge de corps, savon, et beaucoup d’autres choses. Chaque soldat reçut 20 cigarettes anglaises, de 300 à 400 grammes de savon, 3 à 4 boîtes de marmelade par escouade, ainsi que 3 à 4 boites de lait. Les Feldwebel en reçurent beaucoup plus. Les haricots et les pommes de terre furent versés aux cuisines du bataillon pour être apprêtés et distribués aux compagnies. Les officiers gardèrent pour eux les bonnes choses et les objets de valeur. Dans les autres bataillons, les hommes furent autorisés à se rendre isolément à Noyon pour piller à leur aise tant qu’ils voulaient.


Cette déposition, faite avec complaisance, n’émane pas d’un bon soldat. Celui-ci, au Plessis, s’est mal défendu. Mais il se précipitait en France avec convoitise, avide de recueillir un sérieux butin. Beaucoup de ses camarades étaient pareillement excités. D’autres interrogatoires, officiers, sous-officiers, pionniers, simples fantassins, attestent une confiance aveugle dans le commandement et dans l’issue des opérations avant l’aventure qui les a fait réfléchir. Dans son carnet de route, le lieutenant de réserve W…, adjoint au chef de bataillon commandant le 9e bataillon du 66e régiment, note ses impressions de marche jusqu’au 30 mars. Son bataillon fait partie du groupe Kintzel. Le 22 mars, il arrive à Saint Quentin :


Saint-Quentin, autrefois une ville très animée. Maintenant, à part les colonnes et les troupes qui traversent, une désolation : maisons dévastées, gare en ruines, poutres, pierres, poutrelles de fer pêle-mêle. Au milieu de tout cela, des colonnes arrêtées, de la cavalerie, de l’infanterie en marche, obligées de se faufiler au milieu des démolitions, des voitures, des chevaux. — Des chevaux hennissent, un fracas enragé de voitures. Des prisonniers anglais, des blessés allemands. Au loin, très loin, le bruit du combat d’artillerie, de plus en plus sourd. Avançons-nous si vite ? Et au-dessus de tout cela, nos avions par le clair après-midi ensoleillé…


Le lieutenant W…. fait volontiers des descriptions pittoresques. Dans la suite de son journal, il en abusera même, jusqu’au dernier croquis qu’il a omis de peindre dans le parc du Plessis-de-Roye. Du 22 au 28 mars, la 7e division est en réserve de la XVIIIe armée (von Hutier) : elle suit la progression générale par Haucourt, Essigny, Grand-Sérancourt, Saint-Simon, Golancourt, Mirancourt, Candor. À partir du 24, elle est assez rapprochée des troupes combattantes pour avoir une vision du champ de bataille : « 21 mars (Rameaux). — Soleil radieux de printemps. Près de notre bivouac, il y a une position de batterie ennemie de quatre canons parfaitement enterrée. Je vais la visiter, je la cherche et ne vois rien — et pourtant je suis sur elle. Quelques douilles gisent éparses, des ceinturons, des fusils, un casque, témoins de la retraite précipitée des Anglais… » Cette retraite n’a pas été sans gloire pourtant, si l’on en croit le même carnet : on y voit un peu plus loin, à Cugny, des cadavres anglais dans le fossé, le visage encore recouvert du masque, et le 5e grenadiers que notre lieutenant interroge, avoue avoir perdu 26 officiers. Quant au village de Cugny, c’est le même tableau de pillage, linge, marmites, Bouteilles. Cependant les bonnes nouvelles affluent : Nesle, Chauny, Guiscard sont occupés.

Le 25 mars, notre homme est à Golancourt, près de Guiscard. il est chargé du cantonnement. Après avoir dormi, il va en visiter les abords, et voici ce qu’il voit : « Dans le jardin, le capitaine creuse la terre pour voir si l’on n’a pas caché des choses précieuses. Finger avise avec le T. C. et apporte à manger. Dans le jardin, il y a un paysan mort, le lacet au cou, une blessure à la tête, sa pipe à côté de lui. Mystère ! A-t-il tiré sur nos troupes ? Les Anglais l’ont-ils pendu pour espionnage ?… »

Le lieutenant W… est décidément un bon peintre : on voit très bien ce capitaine allemand fouillant le jardin, à l’ombre du pendu, pour y voler un trésor afin de ne pas rentrer de France les mains vides. Et comme la mauvaise foi boche s’étale avec impudeur dans la réflexion qui de l’ignoble meurtre du paysan veut faire un acte de justice, à moins d’en passer aux Anglais la responsabilité ! Il faut peu de mots au lieutenant W… pour montrer sa race. Et voici qu’il éclate d’orgueil aux nouvelles victoires, comme la chair d’un fruit craque au soleil :


Le ciel est couvert. Un ballon monte en l’air. Très loin gronde le canon. En avant marchent et se battent glorieusement les divisions de première ligne. Nous sommes en réserve d’armée et suivons. C’est dommage ! — On raconte que nos premières lignes sont à six kilomètres au sud de Noyon. Cela va comme le vent. J’ai l’impression que ce ne sont là que des combats d’arrière-garde. Les Français et les Anglais sont chassés par nous. — Hier nous avons vu passer des prisonniers français dans des babils impeccables et dignes d’envie. Ils déclarent qu’ils ont été transportés en camions-autos, de Guiscard sur le champ de bataille. Le matin du 25, ils ont été attaqués par nos troupes et maintenant ils sont pris. De l’autre côté on ne sait où donner de la tête.


Ah ! vraiment, de l’autre côté on ne sait où donner de la tête ! Le jeune lieutenant W… en recevra bientôt la preuve. Le 27 mars, il se plaint de nos avions qui dérangent ses nuits : « Le clair de lune permet à ces coquins de se diriger. » Le vendredi saint 29, il ne dissimule pas sa satisfaction d’avoir bien dormi et bien mangé, — bien mangé, grâce au sac de Noyon, et même il nous donne son menu : soupe aux tomates avec œufs, bœuf aux pommes de terre. Un bon menu pour un vendredi saint. Puis le colonel, les officiers-adjoints et les commandants de compagnie sont appelés au quartier général de la division. Les ordres sont remis. La division va attaquer le lendemain 30, à sept heures du matin, sur le Plessis-de-Roye. Le lieutenant W… va enfin connaître la bataille de France.

Après le soldat pillard et l’officier fanfaron, il convient de montrer un autre spécimen de l’armée allemande, de l’âme allemande au printemps de 1918. Le carnet d’un sous-officier du 36e régiment (7e division de réserve), lui aussi désigné pour l’attaque du 30 mars sur le Plessis-de-Roye, nous révèle un compatriote de Werther, sentimental, se guidant aux étoiles et prêt à murmurer en s’orientant sur elles : « O Klopstock ! » philosophique et amoureux, s’attendrissant sur la mort d’une grenouille plus que sur les cadavres ennemis, prompt aux considérations générales et vagues, mais n’oubliant point la nourriture et ne tarissant pas de louanges sur les pommes de terre frites et la marmelade, confiant dans une Allemagne messianique et chargée de donner la paix au monde, au demeurant puisant la force de son cœur naturellement pacifique dans sa foi religieuse. Son état civil n’a pu être établi : on devine en lui un élève de l’Université de Bonn ou d’Iéna, il s’élève naturellement aux plus hauts concepts, il est porté à la rêverie et à la musique comme un Allemand de brasserie, mais son style n’est pas sans agrément ni son esprit sans élévation ; Donc sa division a été retirée du secteur de Champagne et mise à l’instruction à Saulces-Monclin. Là il est logé aux Tuileries.

Le 13 mars, commence le branle-bas général des armées allemandes : « Puisqu’il nous faut boire l’amer calice jusqu’à la lie, écrit-il sans enthousiasme, mieux vaut aujourd’hui que demain, car ainsi, plus tôt s’achèvera notre tâche… » Ses camarades montrent plus d’exubérance et se mettent à danser sur une musique de foire : « Malgré la longue durée de la guerre, la gaîté, comme je puis m’en rendre compte, reste la fidèle compagne de nos Feldgrauen, même dans les jours comme ceux-ci, où presque tous ont la mélancolie au cœur. »

Puis c’est le départ (14 mars), la nuit, pour l’offensive suprême. Perspective exaltante : « Chez nous le moral est plus qu’à l’enthousiasme. Pendant la marche, le soldat chante, mais, cette fois, quelque chose de tout particulier. On ne dirait pas qu’on va à la plus cruelle bataille que le monde ait jamais vue, mais, — et chacun le sent au fond du cœur, — qu’on va vers la paix. » La 7e division de réserve ne sera engagée qu’en 4e ou 5e échelon. Et déjà les faux bruits circulent : les armées du prince de Bavière auraient percé, près d’Arras, sur un front de 80 kilomètres et une profondeur de 20. Avant qu’on se soit battu, on se croit vainqueur ! C’est au cours d’une de ces marches de nuit que notre sentimental sous-officier consulte les étoiles et par le chemin des airs rend visite à sa fiancée : « La nuit était étoilée et une brise fraiche soufflait. Il faisait bon marcher, bien que dans l’ombre on se tordit parfois les pieds sur les chemins défoncés. À la longue, le sac pesait lourd aux épaules. Ln peu avant Corny, nous avons fait la pause. Je me suis étalé tout de mon long dans la prairie, à côté de la route, et j’ai cherché à l’horizon la Grande Ourse. En prolongeant sept fois les roues arrière, je trouve l’Etoile Polaire. C’est là le Nord. Maintenant un quart à droite, et c’est l’Est. Je trace une ligne droite entre ces points et me voilà en pensée là-bas, chez nous, auprès de mon aimée. Elle ne songe pas que nous sommes maintenant en route pour la dernière bataille… J’en suis d’ailleurs très heureux. Catherine, tu peux reposer en paix, je veille et je combats pour toi, et aussi pour que, plus tard, nos enfants n’aient pas à vivre les temps pénibles que nous traversons… »

Toutes les marches se font de nuit. Par mesure de précaution, les pattes d’épaules mêmes sont roulées afin que les numéros demeurent cachés. Notre jeune Werther songe plus à sa fiancée qu’à la guerre.

La sombre poésie de la mort, mêlée au charme de la nature printanière et aux souvenirs d’amour, l’environne, le presse, le caresse, pendant ces marches nocturnes ou dans les cantonnements au repos. Un jour, sa compagnie cantonne dans une scierie : « Le murmure de la rivière semble, dit-il, nous chanter de vieux airs du pays. De notre fenêtre, nous avons une vue superbe sur les prés et, par-delà, sur les hauteurs. Entre les pâturages serpente un ruisseau bordé de grands arbres. Le soir, il faisait clair de lune : je suis sorti et j’ai été si bouleversé que j’ai entonne à voix basse notre vieux chant du Weser. À la fin, mon chant remplissait de ses accents mélancoliques le calme de cette soirée. Adieu, temps de félicité ! adieu, rêves d’amour !… « Il relit les lettres de sa fiancée, il s’attendrit sur leur séparation. Et songeant à sa mort possible, il lui recommande le calme et la confiance.

Ainsi, déj<à, se détache-t-il de sa propre vie, à mesure qu’il se rapproche du front. Le cœur à vif, il ressent la moindre émotion : une grenouille qu’une bonne femme apprête pour la manger suffit à lui ôter l’appétit. Le 20 mars, l’impatience gagne les troupes qu’un pressentiment collectif avertit de la gravité de l’heure : « Personne ne sait ce qui se passe, mais nous avons l’intuition que demain est le jour décisif, le jour qui décidera de la paix prochaine ou de la continuation de la guerre… » Le lendemain, 21, comme le régiment est mis en marche de très bonne heure sur Saint Quentin, un grondement sourd et continu, venant du front, annonce enfin l’offensive. Le soir :


…le moral de tous est plein de confiance, on n’entend que plaisanteries sur plaisanteries. Nos officiers, eux-mêmes, rient beaucoup. Bientôt, nous nous mêlions en mouvement. Nous allons à Homblières par Origny. La roule est très animée. À Origny, il y a des officiers, des hommes, des habitants sur leurs portes. Tout le monde attend anxieusement des nouvelles du front. On nous fait des signes d’amitié et on nous photographie plusieurs fois. Certains habitants nous regardent d’un air malveillant, d’autres ont les larmes aux yeux. C’est le même spectacle qu’en juin 1915, à Chauny. Sur la route, vont et viennent des camions et des autos de tourisme. Beaucoup de colonnes de munitions et autres attelages. C’est le tumulte des jours de fête. Mais, peu après Origny, arrivent les premiers blessés légers. Cette vue nous rappelle que la guerre est chose très grave, mais ces gens qui, pour la plupart, ne sont pas blessés sérieusement, juste de quoi faire un tour au pays, sont heureux d’avoir échappé à la guerre. Un camarade nous a dit en passant : « C’est fini pour nous ! » À Homblières, tout est encore bondé. Nous allons cantonner dans un vieux château, très endommagé. Malgré tout, nous sommes heureux d’avoir au moins un toit sur notre tête. Tout près, il y a une batterie de canons longs de 15 centimètres. À chaque coup, nous sautons car ces pièces-là ont un effroyable souffle.

On nous dit que Reims serait pris et qu’on y aurait fait 30 000 prisonniers. Nous aurions également percé dans les Vosges. Dans l’offensive, en face de nous, on aurait déjà avancé de 15 kilomètres. Tout est à l’espoir, aux plus grands espoirs, car nous pensons que, peut-être dans quatre semaines, ce sera l’armistice.


Tel est, à l’armée de réserve, le bilan du premier jour de bataille : une énorme espérance et de fausses nouvelles. Saint-Quentin anéanti provoque cette réflexion : « Si c’était Brèmel Quel bonheur que nous n’ayons pas la guerre chez nous ! Tout de même, quel apaisement pour moi ! » Des officiers d’artillerie autrichiens rencontrés montrent moins d’optimisme : l’avance serait faible, et l’on se plaint des ravitaillements. Le 24, départ de Saint-Quentin embouteillé pour Essigny-le-Grand. Sur les routes, des chevaux morts, des équipements anglais, des cadavres. On s’est battu là et l’ennemi a dû être surpris. Le 25, marche sur Jussy par Montescourt : le kronprinz passe en automobile et les troupes l’acclament. Sur le bord de la route, le général de division salue lui-même ses régiments et donne les nouvelles : trente mille prisonniers et 600 canons. « Cela rend la marche facile malgré l’ardeur du soleil. » L’après-midi, à Bronchy, « notre commandant de compagnie vient nous dire que des canons à longue portée ont bombardé Paris et, peu après, il nous lit le communiqué officiel : nous progressons sur tout le front d’attaque, Bapaume et Nesle sont pris, Français et Anglais refluent. Un frisson de joie court parmi les rangs et, clamé comme par une seule bouche, un Bravo retentit. C’est peu militaire, mais cela sort du plus profond du cœur. Sur tout le front, sus à l’ennemi ! Et maintenant, remercions tous Dieu qui nous a donné la victoire. Il n’y en a plus pour longtemps et ce sera la paix. C’est à peine si on ose creuser cette pensée. On éprouve un indescriptible sentiment de bonheur. »

Mais, deux jours après, ce bel échauffement victorieux se montre un peu refroidi par le manque de nourriture. Notre Werther a beau s’écrier : « L’important, à l’heure actuelle, ce sont les munitions » : il tient un compte rigoureux des insuffisantes denrées qu’il touche, et félicite avec émotion le vire-feldwebel Schutz qui a mis la main sur une bonbonne d’huile d’olive laissée par les habitants, ce qui a permis la composition d’un plat fin : une bonne portion de pommes de terre frites bien arrosées, tandis que des camarades moins favorisés se jetaient sur des chevaux morts. La division traverse Guiscard, cantonne à Rimbercourt le 28. Elle ne tardera pas à être engagée. Le 28, qui est le Jeudi Saint, notre sous-officier mêle dans un élan lyrique sa fiancée et le gâteau que sa sœur lui envoie :


Nous sommes encore ici (Rimbercourt, au Nord de Noyon), à L’arrière. Il a encore fait très froid. Il gèle pendant la nuit, et nous gelons aussi. Aujourd’hui j’ai reçu, pour la première fois, des lettres de ma Catherine et des miens, joie énorme pour moi. Ils vont très bien. Mais toutes leurs lettres laissent percer une grosse inquiétude. Ah ! si je pouvais retrouver ces êtres aimés ! J’écris chaque jour alternativement aux miens et à ma Catherine. J’espère que mes lettres arrivent toujours très rapidement. La nourriture devient chaque jour de plus en plus mauvaise. Aujourd’hui, nous ne touchons plus que 300 grammes de pain tout sec. Hier et aujourd’hui, j’ai dû manger beaucoup de pain sec. Et le gâteau que ma sœur aimée m’a envoyé et qui vient de m’arriver n’en a été que plus joyeusement accueilli. J’espère que mes autres paquets me parviendront aussi et bientôt : je les attends avec impatience. Depuis trois jours, notre repas de midi n’arrive plus. Une fois, nous avons eu du singe, et deux fois une soupe claire faite avec des haricots blancs trouvés ici.


Dernières réflexions avant le combat. Le lendemain 29, la division est rapprochée : dans la nuit, elle relève à Lassigny la première division bavaroise fatiguée. Les ordres pour l’attaque sont transmis. Ce sera pour le 30, à sept heures du matin.

Avec ce chœur à trois voix inégales, on croit entendre la 7e division de réserve, et même les divisions voisines, la 5e division de la Garde qui, de Conchy-les-Pots, attaquera sur Biermont et Orvillers, la 103e chargée de prendre le Piémont, et même toute l’armée allemande en marche vers l’Ile-de-France. Le pillard de Noyon, dont les récits se retrouvent dans un grand nombre d’autres interrogatoires, fait le fond de chaque compagnie que la perspective du butin exalte : les convoitises sont allumées, les mains se tendent, les estomacs et les gosiers réclament, la France est le pays qui satisfait tous les appétits. L’orgueilleux lieutenant, plein de superbe et de confiance dans le commandement de Hindenburg et de Ludendorff, est l’image de la plupart des officiers qui croient encore au bon droit allemand, à la mission allemande, au génie allemand et à la victoire allemande, et leur conviction brutale s’est communiquée à leurs sous-officiers et soldats. Quant au sentimental et sympathique étudiant en philosophie, si l’on prend soin de lire avec attention son minutieux et émouvant carnet, on y découvre une lassitude profonde de la guerre à travers les rêves d’espérance et de triomphe. La foi religieuse le soutient : ceux de ses camarades qu’elle ne réconforte pas à ce degré, chez qui ne se retrouve pas la même élévation intérieure, sont à la merci du premier échue ou d’un jeûne trop persistant ; alors ils ne songeront plus qu’à leurs amours, à leur terre natale, à leur misère, et ils s’attendriront sur eux-mêmes avec une délectation qui augmentera leur faiblesse. Lui-même saura bien mourir : on ne discerne pas en lui la volonté de vaincre. Type exceptionnel et intéressant d’une jeunesse cultivée, mais aussi d’une Allemagne toujours prête aux développements poétiques et qui se serait si bien accommodée, tout en se pâmant sur les beautés de la nature et la douceur des foyers, de dévaster nos campagnes et d’emmener nos filles et nos fils en captivité.

« La 7e division de réserve, disent les ordres signés du général comte von Schwerin, attaquera l’ennemi le 30 mars, de part et d’autre de Lassigny et le rejettera au delà du chemin de fer Compiègne-Roye. L’attaque sera poussée si possible au delà de cet objectif. Les 66e et 72e régiments attaqueront en première ligne sous le commandement de la lie brigade d’infanterie de réserve. » Pousser en avant, sans arrêt, « durchbrechen so weit es kann » : telle est la mission donnée. Il s’agit de rompre le front français.

Les trois régiments se sont abrités dans les anciennes tranchées allemandes d’avant le retrait de mars 1917. Ils sont, selon les ordres, ainsi disposés, face au Plessis-de-Roye et aux pentes Nord-Ouest du Piémont : deux régiments en première ligue, le 66e à l’Ouest et le 72e à l’Est, un régiment en soutien, le 306e ; dans chaque régiment, deux bataillons en première ligne, un bataillon en réserve. À la droite de la 7e division, doit attaquer la 5e division d’infanterie de la Garde, sur les hauteurs de Biermont et d’Orvillers, son aile gauche s’avançant le long de la route Roye-sur Matz-la-Berlière Ricquebourg. Un certain intervalle séparera donc les deux régiments voisins (le 66e de la 7e division, et le régiment Elisabeth. 3e régiment de grenadiers de la Garde, de la 5e division de la Garde) dans leur marche d’assaut : ils ne se rejoindront qu’à Bayencourt, au delà de Gury. Cet intervalle sera tenu constamment sous le feu, de l’artillerie. Le 66e régiment devra donc, au cours de l’attaque, tendre vers la droite pour y chercher et trouver sa liaison ; le point le plus important de son secteur d’assaut sera la cote 143, près de Gury ; que doit battre l’artillerie lourde. À la gauche du 72e régiment, attaquera sur le Piémont la 103e division. Tel est le dispositif.

La préparation d’artillerie sur les premières lignes françaises commencera à sept heures du matin et durera jusqu’à sept heures trente. Le barrage roulant consécutif avancera de 200 mètres toutes les quatre minutes et cessera progressivement sur la ligne Moulin détruit-Gury. L’heure fixée est sept heures trente. L’attaque s’effectuera par vagues successives de deux compagnies accolées. Le front d’une compagnie occupera 200 mètres ; une distance de 100 mètres séparera les vagues. Le bataillon de réserve suivra à 500 mètres la progression des deux premiers. Les mitrailleuses légères marcheront avec leurs compagnies respectives, les mitrailleuses lourdes derrière le bataillon. Enfin, les liaisons seront assurées uniquement par coureurs et signaux, les téléphonistes ne reliant que les bataillons au régiment.

Pendant la nuit du 29 au 30, les vivres sont distribués. Les hommes, fatigués par les marches antérieures, mal ou peu ravitaillés depuis le matin, les consomment immédiatement. Le ventre plein, ils attendent en meilleur état le moment du grand départ, La division n’a pas encore été engagée depuis le début de l’offensive : les succès proclamés avec fracas, la perspective d’une avance en pays riche, la promesse de la paix prochaine ont exalté son moral. On verra ce qu’elle peut donner à son tour. Le commandement allemand compte sur elle, comme sur ses voisines : il est certain de la victoire. Les Français ne tiendront pas ; ils ne résisteront pas à cet assaut général, brutalement et violemment préparé, ordonné et mené selon toutes les règles. Et l’on ira droit devant soi, tant que l’on pourra


IX. — L’ENNEMI DANS LE PARC

L’attaque générale que lance l’ennemi le 30 mars entre l’Oise et la Somme, du Mont-Renaud devant Noyon à Moreuil sur l’Avre, a sur le front de Lassigny une importance exceptionnelle, et c’est pourquoi il y a massé une division d’élite, la 5e division de la Garde et deux divisions fraîches, la 7e de réserve et la 103e. Tandis qu’il heurtera de face le Piémont, bastion avancé du massif de la petite Suisse qui protège l’Ile-de-France, il poussera ses vagues d’assaut d’une part sur le Plessis de-Roye en direction de Gury, de l’autre sur Orvillers-Sorel, pour tenir des deux côtés le vallon de la Matz qui lui assure le chemin de Ribécourt et, partant, de Compiègne, en contournant les hauteurs dont la défense, devenue inutile par cette manœuvre, tombera d’elle-même. Les pentes du Piémont sont assez fortes, mais portent des couverts boisés qui permettent l’infiltration. Le village, le château et le parc du Plessis-de-Roye sont en contre-bas et, si le parc se relève en direction du bois de la Réserve, il offre, clos de murs, avec ses taillis. et ses futaies un point d’appui redoutable pour, repartir, de là, sur Gury et sur Ressons. Enfin, Conchy-les-Pots domine Orvillers-Sorel dont il doit favoriser la conquête.

Nos divisions mises en place aussitôt débarquées, le commandement, pour la répartition des unités, a tenu compte du terrain avant toutes choses. Ainsi plusieurs de ces unités ont-elles passé d’une division à l’autre. À droite, le général Guillemin (53e division) dont le poste de commandement est à Chevincourt et qui appuie sa propre droite à la 35e division à qui est confié le Mont-Renaud en face de Noyon, tient le secteur compris entre le Loermont et le Piémont, avec le 159e régiment (colonel Rat) et les 56e, 61e et 60e bataillons de chasseurs (14e groupe, sous le gouvernement provisoire du commandant Sée c’ le 60e b. c. p.), qui font organiquement partie de la 77e division, et le 6e bataillon du 205e régiment (commandant Guichert). Le général d’Ambly (77e division, P. C. à Elincourt-Sainte-Marguerite) a sous ses ordres, du Piémont à Roye-sur-Matz, le 97e qui tient le Plessis-de-Roye, le régiment colonial du Maroc qui occupe l’espace compris entre la cote 98 et Roye-sur-Matz et le 236e en réserve. Le 236e (lieutenant-colonel Geslin) appartient à la division Guillemin et les Marsouins du régiment colonial du Maroc font partie de la fameuse division Guyot-de-Salins (38e). Celle-ci qui a prêté une partie de ses forces aux divisions voisines, est en ligne devant Orvillers-Sorel sous les feux de Conchy-les-Pots dont l’ennemi s’est emparé, mais dont elle occupe les abords. Le 4e zouaves (lieutenant-colonel Besson) et le 8e tirailleurs (lieutenant-colonel Dufoulon), tant.de fois illustrés, à Douaumont, à Hurtebise, à la Malmaison, vont célébrer là de sanglantes Pâques. Comme elle a donné ses Marsouins au général d’Ambly, la 38e division a donné son 4e régiment mixte (zouaves et tirailleurs), à sa droite, à la 62e division (colonel Serrigny) qui, après une dure retraite, a repris confiance et qui tient le terrain à l’Ouest de Roye-sur-Matz, entre le régiment colonial du Maroc à sa droite et le 4e zouaves à sa gauche.

La 77e division est encore sans équipages : elle a été amenée si vite ! Mais le groupe Givord, section automobile 434 T. M., sous les ordres du maréchal des logis Gassier (conducteurs : Potard, Bigot, Moussy, Turpin, Jaloux, Got, Queuille, Lamure), a été détaché en plein combat pour la ravitailler. Pendant dix-huit heures il roulera sans arrêt, portant ses ravitaillements jusqu’à proximité immédiate de l’ennemi, afin d’exécuter intégralement sa mission. — Chics types ! diront les fantassins. Et chacun sait que le fantassin n’admire pas volontiers les automobilistes. Mais dans cette bataille, il louera jusqu’aux aviateurs, il est vrai que, riche de ses propres exploits, il pourra se montrer prodigue.

Aux groupes du 6e régiment d’artillerie de campagne dont il dispose, le général d’Ambly a pu ajouter les batteries de la 173e brigade d’artillerie britannique dont le colonel Simpson qui les commande lui a offert les services : « Officier magnifique de sang-froid et d’énergie, dira la citation de celui-ci. A dirigé lui-même le tir de ses batteries sans un instant de répit pendant les durs combats des 27, 28 et 30 mars 1918. Sans cesse à l’affût des objectifs, déclenchait sur eux, avec une rapidité foudroyante, le feu de ses canons dès que l’ennemi lui finit signalé. A contribué ainsi pour une large part, à arrêter les nombreuses attaques que les Allemands lançaient sur nos lignes, rendant des services éminents aux troupes d’infanterie de la division française avec laquelle il collaborait. »

Cette artillerie franco-britannique, qui réalise immédiatement sur le terrain le problème politique de l’unité de commandement, fera de bonne besogne sur des objectifs subitement rapprochés. Les meilleurs observatoires sont au Piémont, mais au-dessus du parc, sur les pentes du Bois de la Réserve, et autour de Gury on peut découvrir des champs assez vastes. Tel chêne ou tel fayard, roi des forêts d’alentour, servira de piédestal à nos artilleurs. Du haut de l’un doux, le capitaine Pouzin (2e batterie du 6e régiment d’artillerie de campagne ; Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 49.djvu/348 suivra la bataille avant d’y prendre une part directe. Cependant il a plu dans la nuit du 29 au 30, et le 30 au matin le temps est couvert, peu favorable aux réglages. Il pleuvra dans la journée : une pluie fine et intermittente. Le parc devient marécage, et les anciennes tranchées se remplissent de boue et d’eau. Les compagnies du 4e régiment du génie ont réparé hâtivement nos défenses, avant de se mettre spontanément à la disposition de l’infanterie au moment de l’assaut et de combattre avec elle jusqu’à l’épuisement de leurs munitions et au corps à corps.

À partir de six heures du matin, le tir ennemi, très ralenti au cours de la nuit, commence à prendre plus d’intensité. À sept heures, sa puissance fait pressentir l’attaque. Il vise principalement la hauteur du Piémont, le village, le parc et le château du Plessis-de-Roye, Gury et les arrières, Orvillers-Sorel, les châteaux et les bois de Sorel et de Séchelles. Sous le ciel gris et bas, le château du Plessis à la robuste maçonnerie semble se rassembler, se resserrer pour mieux subir l’avalanche : il en a déjà tant subi et il tient toujours, et, malgré ses blessures mortelles, il garde encore un aspect architectural. Le village s’écroule un peu plus, ajoutant les poutres des baraques aux pierres des maisons. Dans le parc, les obus s’enfoncent avec un bruit mou.

À sept heures et demie enfin, les 66e et 72e régiments de la 7e division allemande de réserve, le 66e à la droite, plus directement sur le Plessis, le 72e à la gauche, en partie face au Piémont, et en liaison avec la 103e division, quittent les vieilles tranchées où ils se sont abrités et s’avancent par le bois des Lavandières, entre la route de Lassigny à Compiègne et la route de Lassigny au Plessis, entre celle-ci et la route de Gury. Le barrage roulant qui les précède n’est pas très dense. Nos observateurs, du bois de la Réserve et du Piémont, distinguent nettement la marche en avant ; les appels de notre 97e ont été entendus. Les batteries anglaises et françaises écrasent l’assaillant. Ses vagues successives, par deux compagnies accolées, offrent des buts faciles aux canons et aux mitrailleuses. Prises sous notre feu, les premières de ces vagues ont éprouvé de lourdes perles dès le début de la progression. Celles-ci se couchent et s’arrêtent. Beaucoup d’officiers sont tombés. Les commandants de 1er et 2e bataillons du 66e ont été blessés : deux sous-lieutenants de réserve ont pris leur commandement, car les compagnies de tête, toutes à effectifs pleins (150 hommes), ont pour la plupart perdu leurs officiers. Cependant, les bataillons de réserve des deux régiments engagés se rapprochent, serrent les intervalles. Et le 36e régiment qui est derrière se prépare à engager sans retard ses trois bataillons. La progression se poursuit, confuse, puis mieux réglée. « De petites colonnes souples oscillent et se déplacent des zones battues aux zones privées de feux et derrière ces petites colonnes des lignes de section par quatre[3]. » Artilleurs et mitrailleurs ont beau se multiplier sur de telles cibles, le champ est trop étendu pour battre tout le terrain. Et la manœuvre allemande se développe avec agilité. « Les fantassins allemands, convaincus de n’avoir devant eux que des troupes désorganisées, poussent de l’avant avec orgueil, avec courage. Dos groupes discernent les cheminements mal battus, s’infiltrent par les boyaux à l’Ouest du village, par le vallon marécageux de la Liquette, se rassemblent dans les angles morts, ruissellent à la jonction des deux bataillons (du 97e dont ils tuent le poste mixte, se répandent par l’Est dans le village[4]. » L’insolent ennemi, malgré ses pertes, a passé, et il est soutenu par ses forces en réserve.

C’est notre 97e régiment, mûri, trempé, bronzé par Arras et Verdun, qui tient le secteur du Plessis-de-Roye. Comme en octobre 1914, à Arras, il est jeté devant l’invasion. Les combats de Picardie lui ont valu sa glorieuse citation, si lente à venir, du 25 octobre 1915 :

« Régiment alpin qui, sous le commandement du lieutenant-colonel de Combarieu, a fait continuellement preuve d’une solidité et d’un dévouement à toute épreuve. S’est dépensé sans compter, soit dans les débuts de la campagne, soit dans les attaques du mai, du 16 juin, du 25 septembre et jours suivants, pour faire brèche dans les lignes ennemies ; y a réussi pleinement, en s’emparant de plusieurs tranchées puissamment défendues, et en progressant sur un terrain difficile et minutieusement défendu par l’ennemi. » Cette fois, il est préposé à la garde de l’Ile-de-France. Un peu à l’Est de la Porte Rouge, sur la route de Lassigny à Compiègne, il se relie au 159e régiment chargé de la défense du Piémont. Sa ligne suit les lisières Nord du village, puis rejoint à l’Ouest le ruisseau du pré de Vienne et s’accroche ensuite à la route de Canny-sur-Matz, où il trouve » à la cote 98, le régiment colonial du Maroc, chargé de le prolonger. Le colonel Tissier qui le commande, a installé son poste de commandement dans le parc, partie Sud-Ouest, au milieu des taillis qui le gêneront poursuivre une action aussi précipitée.

Il a deux bataillons en ligne : à sa droite, le 2e (commandant Delmas) qui, des pentes du Piémont, va, gardien du Plessis, village et château, jusqu’au ru minuscule de la Liquette, en prolongation du mur qui enclôt le parc ; à sa gauche, le 3e (capitaine Ravaux), qui traverse le ruisseau du pré de Vienne et rejoint, sur la route de Canny, le régiment du Maroc, en terrain découvert et montant. Le commandant Delmas a son poste de commandement en bordure du mur Nord-Est du parc entaillé à cet endroit : le parc s’ouvre devant lui en vastes pelouses qui s’étendent jusqu’à la cour d’honneur, devant le château, ce qui lui donne des vues et lui évitera des surprises. Le capitaine Ravaux s’est installé tant bien que mal à la tête du ruisseau de Vienne, en lisière d’un petit bois. Chacun des bataillons a deux compagnies engagées (les 7e et 6e pour le 2e, et les 9e et 10e pour le 3e, de la droite à la gauche) et une compagnie de soutien dans le voisinage des postes de commandement. Le 1er bataillon est en réserve, une compagnie derrière le bataillon Delmas, une derrière le bataillon Ravaux, la 3e à l’Est de Gury. Enfin, le 236e régiment (lieutenant-colonel Geslin) qui est en réserve de division est ainsi disposé : un bataillon (le 5e’) dans le bois de la Réserve qui semble continuer, au delà de ses murs, les taillis du parc du Plessis, tout en le dominant de ses pentes ; un autre (le 6e ) à l’Ouest, dans les anciennes organisations existantes entre la Berlière et Gury ; le dernier (le 5e), à la disposition immédiate de son colonel, articulé aux abords de Gury. Le commandement français a deviné que les hauteurs boisées de Gury sont la clé de la position visée par l’ennemi, car elles dominent et protègent le vallon de la Matz dont les cheminements permettaient de tourner tout le massif de la Petite Suisse. Et le parc du Plessis, avec ses couverts et ses murs, est la première halte dans l’assaut qui doit permettre aux assaillants de repartir sur Gury.

L’ennemi a donc pu, malgré nos barrages, s’approcher par d’anciens boyaux ou des plis de terrain. Sans doute ses unités se confondent, et les bataillons du 36e régiment n’ont pas tardé à rejoindre les bataillons engagés du 66e et à se mêler à eux. Mais c’est une masse résolue et puissante qui bat les défenses du village. À la droite, vers la Porte Rouge, le capitaine des Rieux, à la tête de la 7e compagnie de notre 97e tient jusqu’à l’épuisement de ses munitions. En vain en réclame-t-il au commandant Delmas par coureurs : celui-ci n’a plus rien à lui envoyer. Il est débordé de toutes parts, il tient encore. Avec les quelques hommes qui lui restent, blessés ou épuisés, il est cerné. Ancien sous-officier de cavalerie passé dans l’infanterie sur sa demande, petit, sec, nerveux, « extrêmement énergique, parfaitement brave, un officier, quoi, » dira de lui un de ses camarades. Il a tenu deux heures et demie, et même sans munitions, attendant d’être secouru, repoussant à l’arme blanche un ennemi qui, l’ayant dépassé, revient sur lui. La résistance de la Porte Rouge durera jusqu’à près de dix heures, quand, dès longtemps, ailleurs elle aura cessé. Sa première lettre, venue de captivité, rappellera gravement, stoïquement, l’épisode : « Il n’y a rien à regretter de ce qui est arrivé : la gloire ayant largement couvert le tout. Ceux qui, autour de moi, ont lutté jusqu’au sacrifice absolu, n’ont pas à être pleures ou pris en pitié… Ce qui d’ailleurs allégera toujours ma captivité sera la grande satisfaction morale et militaire que j’ai éprouvée le 30 mars et que je continuerai d’éprouver par le souvenir… »

Tandis qu’on lui résiste à la Porte Rouge, l’ennemi a progressé au centre et à gauche, sur le village et à l’entrée N.-O. du parc. Les démolitions lui ont permis de se dissimuler, puis de se rassembler. Les douves du château l’ont abrité : escaladant le mur ébréché, il a pénétré dans la cour, il a couru au château, il y a précédé la 6e compagnie du 97e qui, après avoir épuisé elle aussi ses munitions, battait en retraite. Le commandant Ravaux (3e bataillon), dont la droite en liaison avec le 2e bataillon a été submergée, essaie de faire barrage à l’Ouest du parc en y lançant un peloton de la compagnie de réserve, sous les ordres du sous-lieutenant Roux. Celui-ci, utilisant d’anciens boyaux, ralentit par des combats à la grenade la marche de l’ennemi, réussit à le rejeter vers le parc ; il est blessé, mais garde son commandement. Les quatre compagnies du 97e qui tenaient un front de deux kilomètres contre une attaque de plus de deux régiments, ont pu prolonger leur résistance aux ailes, mais le centre est enfoncé. L’assaillant a perdu beaucoup de monde, certes, mais il foisonne dans le parc dont les taillis le protègent contre les mitrailleuses.

Quelle résistance y rencontre-t-il ? Le colonel Tissier qui a son poste de commandement dans les bois est dès lors en péril. Il s’est déjà démuni d’une compagnie de réserve, la 1re, qu’il a jetée au combat dès qu’il s’est aperçu d’un fléchissement au centre et qui a fondu comme une cire. Deux sections du génie (de la compagnie 14/63), énergiquement conduites par le lieutenant Lardy et l’adjudant Rousie, déposent en hâte leurs pelles et leurs pioches, et s’élancent fusil en main. Elles s’infiltrent dans les taillis, s’y battent corps à corps, disparaissent. Le colonel Tissier a fait appel à la 2e compagnie en réserve près de Gury : elle arrivera trop tard. Il prescrit une contre-attaque avec la 5e compagnie qui partirait du mur Sud-Est du parc et prendrait l’ennemi en travers. Le commandant Delmas lui rend compte que la contre-attaque se prépare. Le téléphone fonctionne encore, le commandant appelle : l’appareil, brusquement, se tait. Plus rien : le colonel a été tué à son poste. Il est près de dix heures du matin.

Cependant la contre-attaque de la 5e compagnie est partie : elle longe le mur Sud-Est du parc, puis se redresse face au château, mais dès qu’elle apparaît en terrain découvert, la compagnie est prise sous le feu des mitrailleuses ennemies, déjà installées au château et dans le village. Le capitaine Cocusse qui la commandait et qui encourageait ses hommes du geste et de la voix sous une grêle de balles, tombe mortellement frappé. Les deux autres officiers sont l’un tué, l’autre blessé : la petite troupe se disloque. À la même heure, la résistance de la Porte Rouge a cessé : le commandant Delmas n’a plus de bataillon.

« L’ennemi est maître du parc, dit l’émouvant rapport de la 77e division. Mais il est désorganisé, épuisé ; il a perdu ses chefs de bataillon, un de ses colonels ; il a éprouvé des pertes considérables ; les 66e et 12e régiments sont mélangés ; le 36e régiment a été engagé à son tour Le 97e leur a bien fait payer leur avance. Pèle-mêle, évitant le terrain libre où ils ont laissé tant de monde et que flanquent les mitrailleuses, les unités allemandes s’amassent dans le couvert du bois. Des groupes parviennent à la porte Sud-Ouest du parc, sur le chemin de Gury. Le capitaine Pouzin, commandant la 2e batterie du 6e R. A. C., est à une centaine de mètres de là, sur l’arbre qui lui sert d’observatoire. Il aperçoit les guerriers gris. Il prend un fusil mitrailleur et disperse les groupes. Mais une mitrailleuse est mise en batterie à la corne du pare et sur les pentes de la Réserve. Le capitaine Pouzin continue à tirer. Un canon de 37 du 236e est amené à son tour, il ne peut lutter longtemps, à cause de la flamme qui le décèle. Noilon avec ses mitrailleuses, la 17e compagnie du 236e, la 2e compagnie du 97e forment bientôt un barrage solide qui, maintient le Boche derrière ces murs. L’ennemi est en cage… »

L’ennemi est en cage dans le pare, c’est bien cela. Mais, le parc, avec ses taillis et ses murs, lui offrait une première étape, d’où il repartirait sur Gury. Déjà il se réorganise et partout tente des sorties, spécialement au Sud dans le bois de la Réserve où il cherche les abris et les travaux de la carrière Madame : de là, s’il y pouvait parvenir, il se rabattrait à l’Ouest sur Gury et, si la division de la Garde s’empare d’Orvillers. Sorel, c’est le vallon de la Matz qui est perdu, c’est la route ouverte en arrière de la Petite Suisse. Mais notre commandement veille à le maintenir en. cage. N’ayant pu arrêter en première ligne la progression, il entend la limiter d’abord, puis manœuvrer pour la réduire. Le général d’Ambly et le colonel Fournier qui commande l’infanterie divisionnaire, ont tout de suite aperçu la manœuvre à monter. Avec les réserves du 236e régiment, ils vont garder aux abords du parc les pentes du bois de la Réserve et la carrière Madame. Et le régiment colonial du Maroc, à la gauche du 3e bataillon du 97e qui a pu se maintenir en arrière du carrefour 78 (avec l’aide de la 18e compagnie du 236e) est, sinon intact, — car il s’est battu les deux jours précédents, — tout frémissant d’ardeur.

La bataille se rompt en petits combats indécis. L’attaque allemande, vers midi, semble contenue. Parmi ces héros du 97e qui par leur résistance ont empêché la percée, il faut citer encore le sous-lieutenant Rivoire qui, blessé, réussit par son exemple et son mépris du danger, à rallier ses hommes et les entraîna en avant ; les sergents Bonnet et Prestoz, chefs de section de mitrailleuses, qui se défendirent sur leur position jusqu’à la dernière cartouche, et, avant de se retirer devant un ennemi trop nombreux qui les débordait, mirent hors de service tout leur matériel ; le soldat Collave, fusilier d’élite, qui resta à son poste sous un ouragan de feu, tirant tout seul, sans rompre d’une semelle ; le caporal Faure, chef de pièce, qui, ne pouvant plus alimenter sa mitrailleuse, organisa la résistance au mousqueton sur la position envahie ; le soldat Peyronnet qui ne se contenta pas de ses périlleuses missions de coureur, mais se porta à découvert au secours d’un camarade blessé, le pansa sous le feu et le ramena dans nos lignes ; le sergent Moine qui pendant trois heures maintint en place sa demi-section et se fit tuer plutôt que de reculer ; et le soldat Perretti, et Vedoni, et le sergent Laverrière, et tous les morts et tous les vivants dont la gloire anonyme.se donne au régiment…

L’ennemi gardera-t-il sa conquête, ce château, ce parc, ce village qui, si longtemps, furent la frontière de l’Ile-de-France, le promontoire contre lequel les vagues ennemies se brisaient ? L’ancienne demeure des Condé, à demi fracassée mais toujours debout, va-t-elle connaître la honte de servir de poste à quelque officier allemand ? Mais pour contre-attaquer et manœuvrer, pouvons-nous, à l’Est, nous appuyer au Piémont ?


HENRY BORDEAUX.

  1. Copyright by Henry Bordeaux, 1919.
  2. Voyez la Revue du 1er janvier.
  3. Rapport de la 77e division.
  4. Id.