Un Coin de France pendant la guerre - Le Plessis-de-Roye/03

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Un Coin de France pendant la guerre - Le Plessis-de-Roye
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 612-646).
UN COIN DE FRANCE PENDANT LA GUERRE

LE PLESSIS-DE-ROYE [1]


III [2]


X. — LA DEFENSE DU PLEMONT

La division Guillemin (53e) est chargée de la défense de ces hauteurs qui, du Plémont au Loermont, forment le massif de Thiescourt, cette Petite Suisse vallonnée, boisée, escarpée, aux retraites charmantes, aux collines tourmentées, à la fois gracieuse et sauvage, qui est maintenant une forteresse à l’entrée de l’Ile-de-France. En bas de leurs pentes, coule, de Lassigny vers l’Oise, la Divette que rejoint la Dive courant du Sud au Nord. Sur la rive Nord de la Divette, commence le massif de Porquéricourt dont l’ennemi s’est emparé et qui lui donne la clé de Noyon. La route de Lassigny à Compiègne suit une vallée qui tourne le Plémont et longe le bois de Thiescourt. De ce côté (Est), les pentes du Plémont sont plus molles. Celles qui descendent sur la Divette sont assez escarpées et très boisées. La vue du sommet domine Lassigny, embrasse la plaine de Roye, s’oppose aux vues de Porquericourt. A mi-côte est la ferme de la Papotière ; au bas, le chemin de Lassigny au village de Thiescourt qui traverse le hameau de Plémont. En deçà et au-delà une série de bois et de boqueteaux qu’un ornithologue amoureux a dû baptiser : de l’Est à l’Ouest bois des Pigeons, bois du Pinson, bois du Perroquet, plus loin bois de la Pie, du Paon, du Pivert, du Loriot, de la Linotte. Le Plémont, c’est le bastion principal, la tour maîtresse du château fort naturel qui protège le cœur de la France.

Sur le vaste front qu’il doit couvrir, le général Guillemin a disposé à sa droite, devant Thiescourt, un bataillon du 205e régiment, ayant en soutien le 60e bataillon de chasseurs, en arrière et en réserve le 56e bataillon de chasseurs ; à sa gauche, les 2e et 3e bataillons du 159e régiment, ayant en réserve le 1er. C’est le 2e bataillon qui a la charge du Plémont. Le Plémont est en bonnes mains. Car le 159e régiment est l’ancien régiment de Barbot : il a gardé sa tradition et la tenace, âpre et résistante volonté des montagnards dauphinois et savoyards qui le composaient exclusivement au début et qui ont tant laissé des leurs devant Arras et devant le fort de Vaux. « Régiment alpin, dit sa citation du 18 janvier 1916, qui a fait preuve des plus solides qualités tant au début de la campagne qu’au cours des combats livrés autour d’Arras en octobre 1914 et pendant les mois de mai et juin suivants. S’est de nouveau distingué sous les ordres du lieutenant-colonel Roussel, le 14 juillet 1915, où, malgré le mauvais temps et de réelles difficultés, il a repris une ligne de tranchées précédemment perdue et le 25 septembre et jours suivants où il s’est emparé d’un point d’appui puissamment défendu au delà duquel il a continué sa progression avec une ténacité remarquable. » Enfin le 2e bataillon est commandé par le commandant de Surian.

Quand on a beaucoup roulé dans les armées depuis le 2 août 1914, quand on a vécu dix mois le drame de Verdun où tant de divisions tinrent la scène, les unités et les noms, peu à peu, vous deviennent familiers. On sait bien que le 159e régiment qui était en avril (1916) au bois de Vaux-Chapitre n’est pas un régiment quelconque, et ces deux syllabes : Surian, vous disent quelque chose. Surian, attendez donc : eh ! parbleu, l’homme du Mort-Homme, le jeune capitaine de cavalerie, passé sur sa demande dans l’infanterie, qui commandait le 8e bataillon de chasseurs à pied le 9 avril (1916) lorsque l’ennemi déclencha sur les deux rives de la Meuse l’une des plus formidables attaques que Verdun ait subies, celle qui inspira à Pétain le fameux ordre du jour : Courage, on les aura ! La 8e bataillon de chasseurs est glorieux entre tous, puisqu’il est le bataillon de Sidi-Brahim, celui qui, le 22 septembre 1845, réduit à 450 hommes et commandé par le colonel Montagnac, attiré dans un guet-apens et entouré p.ir 5 000 Arabes, refusa de se rendre et préféra mourir. Mourir : un régiment, un bataillon ne meurent pas. Leur drapeau, leur âme, demeure pour animer leur nouveau corps à mille têtes. Il y a même dans l’histoire des renouvellements qui semblent stylisés pour devenir des motifs décoratifs : le 8e bataillon de chasseurs, dans la grande guerre, recommence, et deux fois, l’exploit de Sidi-Brahim, mais avec plus de chance. Dans l’Argonne, le 30 juin 1915, il est cité à l’ordre du jour : « entouré, presque encerclé, dit la citation, il a montré que ses officiers et ses chasseurs étaient toujours dignes du bataillon de Sidi Brahim. » A Verdun, le 9 avril 19I6, l’attaque allemande déborde le bataillon sur les deux ailes et s’infiltre dans les tranchées. Dans cet extrême péril, menacé d’être tourné et le sol qu’il défend déjà imbibé d’ennemis comme une éponge qui prend l’eau, le capitaine de Surian ne veut rien céder du terrain qu’il occupe. Je me trouvais au Bois Bourru ce jour-là et j’ai pu noter à la Division le rapport qu’il rédigea le soir dans la tempête, et qu’il envoya par un courrier : « On a fait son possible pour tenir, écrit-il. Le moral des hommes qui sentent pourtant toute la gravité de la situation, reste bon. Ils sont résolus à tenir jusqu’à la mort. » L’écriture était ferme, tranquille, presque appliquée, ne portait aucune trace de hâte ni de fièvre. Et voulant laisser un témoignage, un testament, pour le cas où il ne reviendrait pas, le chef ajoutait : « Je puis assurer que tout le monde a fait entièrement son devoir. » La nuit vint sans que le bataillon eût reculé. Il put être ravitaillé en munitions. Le lendemain matin, le capitaine de Surian, pour se dégager et se donner de l’air, ordonna d’attaquer et fit reculer l’ennemi. Il eut l’honneur de maintenir sa ligne intacte : blessé gravement, à quelques mètres de l’ennemi, ses hommes l’emportèrent sous le feu pour le mettre en sûreté. Tel est le revenant qui, le 30 mars, est le gouverneur du Plémont.

Il s’y est installé dès le 26 mars au soir, en débarquant des camions automobiles. Ce soir-là et le lendemain, il a vu refluer des éléments du 46e et du 31e régiment qui sortaient tout meurtris de la bataille et qui allaient se reformer en arrière, lui laissant la montagne en toute propriété. « Cette propriété, constate son rapport, constituait une lourde charge. La défense du front, déjà très étendu, qui m’était confié était rendue plus difficile encore par les ravins nombreux qui descendent de la cime du massif vers le Nord-Est et l’Est, par les nombreux boyaux venant de l’ennemi et qu’il fallait surveiller, et par toutes les pointes boisées poussées vers la plaine, pointes qui rendraient les flanquements très difficiles à réaliser. Trois cent cinquante hommes pour défendre ce massif, si désirable à l’ennemi, c’est peu. Aussi tout le monde, pendant les trois jours et les quatre nuits de répit que nous laissèrent les Allemands, comprenant l’importance de la position, et décidé à exécuter l’ordre de la tenir jusqu’au dernier, se mit-il résolument à la besogne. On creusa, on plaça le peu de réseau Brun qu’on put réunir, on étudia dans le plus petit détail chaque flanquement. » Pour rendre la défense plus dense, le commandant se décide à mettre en ligne ses trois compagnies et à pousser cette ligne jusqu’au bas des pentes, afin d’engager le combat aussi loin que possible des observatoires que le commandement voulait à tout prix conserver. Des deux observatoires, l’un, face à Lassigny, donnait des vues très étendues ; l’autre, au champ plus restreint, regardait le massif de Porquericourt. « < Mais sur ce vaste champ de bataille (près de 1 800 mètres de front) confus et tourmenté, continue, dans son exposé, le commandant de Surian, mes groupes de combat et sections de mitrailleuses étaient de véritables enfants perdus. Et une autre chose m’inquiétait, c’est qu’une attaque par vagues nombreuses parvint à s’infiltrer entre les éléments de la défense et à les prendre à revers. C’est pour parer à ce danger, dans la mesure du possible, que je maintenais à mes mitrailleuses l’ordre d’être toutes en première ligne. Mais que d’inquiétudes, que de soucis jusqu’au matin du 30 mars ! que de fatigues aussi pour tous, car il n’était pas question du sommeil ! Je puis dire néanmoins que le vendredi soir, 29 mars, j’avais à peu près réalisé la première ébauche de mon installation sur le Plémont. Mes trois compagnies étaient en ligne, ayant chacune deux sections en 1re ligne, une section en soutien près du P. C. du commandant de compagnie et une section en réserve, à ma disposition près de mon P. C., sauf celle de la 6e compagnie que j’avais placée immédiatement derrière le P. C. de cette compagnie à cause de son éloignement. Tout le monde connaissait ses emplacements de combat. Les sections de réserve avaient reconnu leurs itinéraires pour tous les modes d’emploi qui pouvaient se présenter : attaque à gauche, attaque au centre, attaque à droite, attaque générale. Nous avions constitué un stock de cartouches insuffisant, mais qui permettait néanmoins de se battre quelques heures. Nous avions quelques grenades, pas beaucoup. Les flanquements de mitrailleuses étaient dictés par une étude approfondie de trois jours et semblaient excellents. Ils l’étaient moins que le moral des hommes qui, comprenant l’importance de la position et la nécessité de ne pas la perdre, étaient résolus à recevoir les Boches de main de maître... »

Rien n’est plus indispensable que d’insister sur ces détails de la préparation. La bataille ne fait que réaliser les dispositions prises à l’avance : il faut un prodigieux hasard pour que ses résultats échappent à la simple logique. Or, la préparation est plus difficile dans la défense où l’initiative est laissée à l’adversaire, où se doivent multiplier les prévisions. Le 30 mars au matin, le 2e bataillon du 159e se relie donc à sa gauche à la 6e compagnie du 97e qui tient la Porte Rouge, et à sa droite, vers le chemin creux du bois du Pinson, au 3e bataillon du 159e qui s’étend jusqu’à Thiescourt où il trouve le 205e. Les trois compagnies sont, de la gauche à la droite, dans cet ordre : 5e, 7e et 6e. Le poste de commandement du commandant est presque au sommet de la montagne, vers le coude du chemin creux de Belval. Quand l’attaque se produisit à 7 h. 30, « il n’y eut pas d’ordres à donner : » depuis trois jours, on l’attendait.

Les observateurs signalent les vagues sortant de Lassigny, marchant sur le Plessis-de-Roye, puis d’autres vagues sortant des lisières Sud-Est de Lassigny pour se diriger sur la face Nord du Plémont. Les fusées de barrage sont aussitôt lancées, mais les liaisons avec l’artillerie sont encore mal assurées et ne fonctionneront bien que plus tard dans la matinée. Le commandant de Surian voit très nettement que le danger sera à sa gauche, et il met immédiatement à la disposition du capitaine Thuveny qui commande la 5e compagnie, en liaison avec la 7e du 97e, sa section de réserve. De ce côté, en effet, trois vagues ennemies se succèdent, suivies de nombreuses colonnes d’escouades par un et de lignes de colonnes par quatre : le commandant y envoie encore la section de réserve de la 7e compagnie qui est près de son P. C. Car il vient d’être renseigné par ses coureurs sur ce qui se passe plus à droite : il est huit heures du matin. Le lieutenant Richoux qui commande au centre la 1er compagnie assaillie, elle aussi, par des forces considérables cheminant par les ravins de la Lisette et de la Perche, a porté sa section de soutien dans une tranchée de verrou creusée par précaution les jours précédents au rebord du plateau, à cheval sur le chemin creux de la Papotière qu’elle coupe à angle droit : l’affaire est chaude, mais on tient. A droite, le lieutenant Abel, qui commande la 6e compagnie, rend compte que devant son front la progression semble arrêtée, les groupes ennemis désorganisés par ses feux n’ayant pas, face à lui, dépassé le hameau du Plémont et la lisière de la corne Est des bois du Plémont. Tranquillisé sur sa droite, le commandant fait appuyer la section de réserve de la 6e compagnie, seule force dont il dispose encore, vers la compagnie Richoux, pour étayer sa gauche. Il est 8 h. 15, et déjà toutes ses faibles disponibilités sont engagées*)


... A 8 h. 30, disent ses notes qui sont le plus vivant des récits et qui vont nous montrer l’extraordinaire revirement opéré d’un coup d’œil et en un clin d’œil, l’observatoire de gauche nous signale qu’il est débordé, que les Allemands ont atteint le rebord du plateau et ont déjà dépassé l’observatoire. Il n’y a plus rien pour les arrêter. Je donne l’ordre au sergent observateur de se préparer à détruire les appareils et de se défendre dans son P. C. jusqu’à la mort. Je lui promets du secours.

Un homme, à ce moment, arrive en courant et me signale que de très fortes fractions ennemies ont progressé le long des pentes Ouest du Plémont, en contournant le massif, et atteignent presque le bas du chemin creux où est mon P. C.

Je ne puis les apercevoir, mais je n’ai qu’à mettre le nez dehors pour voir ceux qui ont débordé l’observatoire couronner la crête. Les balles sifflent de tous côtés. Les mitrailleuses crépitent. Il n’y a plus une seconde à perdre, les Boches sont à 100 mètres du P.C. Je donne l’ordre d’évacuer en hâte le P. C. On met le feu aux papiers importants et nous sortons.

Nous marchons droit au Sud une trentaine de mètres. Puis j’arrête tout le monde. Je fais rapidement le compte de ce qu’il y a autour de moi. Une vingtaine d’hommes : agents de liaison, pionniers, signaleurs et quelques hommes de la 5e compagnie qui ont reflué. Je commande : « Demi-tour. En tirailleurs, et en avant ! Direction : l’observatoire. » Il y a 150 mètres à parcourir. C’est vite fait. On pousse, quelques hommes tombent. On arrive en haut. Le Boche fait demi-tour, on le tire dans le dos.

J’aperçois à ce moment le capitaine Thuveny dont le P.C. est à 100 mètres à droite de l’observatoire. Lui aussi fait le coup de feu, face au Boche, avec sa liaison, — tout ce qui lui reste de disponible.

Je le joins. Je lui dis : « Il faut à tout prix tenir le rebord du plateau, sinon le Plémont est perdu. Prenez à droite de l’observatoire. Je reste à gauche. » Nous poussons. Nous occupons la tranchée qui est en avant de l’observatoire, juste au rebord du plateau. Un homme accourt : « Le capitaine Thuveny est tué. »

Une mitrailleuse se trouve là, de la section de gauche de la ligne qui s’est repliée. Les hommes ont quelques caisses de cartouches. Je l’installe sur l’observatoire, battant les pentes Nord-Ouest du Plémont. J’organise le commandement : à droite de l’observatoire, tous les éléments qui occupent la petite tranchée, sous les ordres de l’adjudant de bataillon Chatagnier ; à gauche, en poussant le plus loin possible, au pied des pentes, tous les éléments sous les ordres du maréchal des logis adjoint Mouchet. — Mission ; tenir à tout prix là où l’on est. Il ne faut pas qu’un Boche mette le pied sur le plateau.

Cela a l’air de tenir. Je rentre à mon P. C. Il faut que je sache ce qui se passe au centre et à droite.

Je trouve en rentrant le corps du sous-lieutenant Duflos, tué d’une balle à la tête, devant l’observatoire ; je l’avais pris, cinq jours avant, comme officier adjoint.

On rapporte le capitaine Thuveny, grièvement blessé. Je l’embrasse. Il me reconnaît. « C’est vous, mon commandant ? Je suis content, je ne regrette rien. Il faut que l’on nous aide, il faut que nous soyons victorieux. Vive la France ! » On l’emporte, il répète : « C’est pour la France... »


Parmi ces morts et ces mourants, le commandant garde son cul me et sa confiance. il demande pour la seconde fois par coureurs au colonel Rat munitions et renforts. Les nouvelles qui lui viennent « le sa droite (6e compagnie) sont rassurantes, mais la compagnie du centre (7e ) a subi sur la gauche le contre-coup de l’avance allemande. La ferme de la Papotière prise à revers a dû être abandonnée par la section du sous-lieutenant Arbola qui se retire en combattant. « Combats homériques, car il faut dégager les mitrailleuses serrées de près. Le caporal Renon, entouré de trois ou quatre hommes, s’élance au-devant des assaillants et se bat deux minutes à la grenade pour permettre aux mitrailleurs d’enlever leurs pièces résides en position jusqu’au dernier moment. La section Arbola, repliée en gardant le contact à coups de grenades, vient occuper à la gauche de la section de droite, qui n’a pas bougé, une tranchée qui surplombe le chemin creux de la Papotière. » Pour combler le vide qui se creuse à sa gauche, le lieutenant Richoux fait avancer sa section de soutien (lieutenant Arnaud). C’est par là que l’ennemi menace. Il n’a pas atteint le plateau, mais le combat est dur. La dernière section de réserve entre à son tour dans la mêlée. L’attaque est brisée. Le Plémont ne sera pas pris. Et l’artillerie commence à arroser sérieusement, au bas des pentes, le bois du Pivert et le bois de la Pie, d’où l’on voit sortir des fuyards éperdus. « L’ennemi a fait une poche de 250 à 300 mètres de profondeur sur les pentes Nord du Plémont, entre le chemin creux de la Papotière et le saillant Nord-Ouest du massif. Mais nous sommes solidement accrochés à une tranchée qui précède le plateau et sur tout son parcours Est en avant du changement de ponte. Nous avons d’excellentes vues. Le Boche n’en a aucune. Nous sommes au-dessus de lui. Il a vraiment le dessous... » Il est onze heures du matin.

Certes, le bataillon de Surian a fait merveille. L’éclair de génie qui sauve une situation compromise, qui change la fortune dans le plus petit combat comme dans la plus grande bataille, c’est ce regard du commandant qui évalue la force de sa liaison quand il quitte son P. C. et qui ordonne : demi tour. Mais pour qu’il ne fût pas submergé sur sa gauche, pour que l’ennemi ne réussit pas à s’engouffrer dans le chemin de Lassigny à Belval, qui forme couloir entre le parc du Plessis et les pentes plus douces du Plémont, après que le Plémont était tourné, il a fallu toute une série de résistances heureuses et d’initiatives clairvoyantes. Il a fallu que le capitaine des Rieux, qui commandait la 7e compagnie du 97e s’obstinàt à défendre la Porte Rouge, même sans munitions, pendant deux heures et demie. Il a fallu qu’une section de mitrailleuses du 2e bataillon du 97e en position vers le milieu du mur Sud-Est du parc, fit barrage par ses tirs efficaces. Il a fallu enfin que le capitaine Quesnel, commandant la 1re compagnie du 159e, en réserve à Belval, emmenant ses hommes au travail ce matin-là, pressentit l’attaque et spontanément disposât ses sections pour garder le passage. Dès huit heures trente, des groupes ennemis débouchaient sur le chemin de Belval et aux alentours. Ainsi le Plémont fut-il sauvé de l’encerclement et la liaison maintenue entre le 97e et le 159e.

Pour aider le bataillon qui tient toujours le plateau, le colonel Rat n’a qu’à prolonger le mouvement en avant, entrepris par le capitaine Quesnel, qu’il met à la disposition du commandant de Surian. Le petit poste qui défend l’observatoire voit venir, vers onze heures et quart, avec quel soulagement, la section Poli qui précède le reste de la compagnie. A midi, le capitaine Quesnel y conduit, en personne, ses autres sections. Et parce qu’un bonheur n’arrive jamais seul, voici que le tir de l’artillerie (2e groupe du 41e R. A. C. : capitaine Maréchal) précise si bien ses barrages que les soldats du 159e, enthousiasmés, en oublient le danger et la chaleur de l’action, pour un peu applaudiraient, comme au spectacle, la justesse des coups tombant dans les groupes ennemis qui sautent comme des grenouilles. Voici enfin que les munitions affluent, apportées par tous les moyens de fortune : tracteurs d’artillerie, automobiles de la 53e division, véhicules inattendus et traînés à bras. Les territoriaux du 25e régiment territorial apportent des grenades avec une rapidité de jeunes gens. De l’arrière à l’avant, c’est une même volonté, un même cœur. Chacun donne sa part dans le « coup de chien. » Comme au Mort-Homme, le commandant de Surian songe, avec de tels hommes, à contre-attaquer. Des échelons plus hauts, les ordres vont venir, qui ne laisseront pas échapper l’occasion. Le Plémont a été gardé : il s’agit de le dégager.,


XI. — LA CONTRE-ATTAQUE SE PRÉPARE

Certes, l’attaque allemande est enrayée. Elle devait être poussée droit devant soi, tant qu’on pourra, en direction de Gury, dont la prise devait assurer la domination du vallon de la Matz. Le Plémont a résisté comme un îlot battu des vagues dont la hauteur a tout de même failli le submerger. Mais le Plessis-de-Roye, village, parc, château, est perdu, et c’est pour l’ennemi un point d’appui redoutable. En exécution des ordres généraux de l’armée, le général d’Ambly prescrit : « La position occupée est la position principale de l’armée : la division a pour mission d’en assurer l’intégrité absolue. Tout élément de terrain qui viendrait à être perdu devra être immédiatement contre-attaqué. » Dès midi, le lieutenant-colonel Fournier qui commande l’infanterie divisionnaire prépare cette contre-attaque.

Le lieutenant-colonel Fournier commandait hier encore le groupe de chasseurs de la division. Il a remplacé à l’infanterie divisionnaire, le colonel Serrigny appelé au commandement de la 62e division en pleine bataille. Petit, blond, maigre, calme, un air appliqué de chi3f de bureau d’état-major, il a le diable au corps à la tête d’une troupe, et son esprit agile a bientôt trouvé la solution. Il lui faut des troupes, une préparation d’artillerie, un accord avec la division Guillemin qui tient le Plémont. Car la manœuvre, il l’a conçue. Elle est, ma foi, très hardie, mais il est des heures où il faut savoir oser. L’art de la guerre est, d’ailleurs, tout en décisions simples. L’exécution seule peut être compliquée. Au lieu d’aborder de front le parc où l’ennemi pullule et déjà s’organise, à l’abri des murs, dans les taillis propices aux embuscades, il enveloppera, par un large mouvement d’ailes, toutes les positions perdues, le parc, le château, le village, et se rabattra ensuite pour prendre l’ennemi à revers. Mais celui-ci ne déjouera-t-il pas sa manœuvre ? A l’Ouest du parc, il est lui-même installé jusqu’au carrefour de la cote 78 d’où il atteint le ruisseau du pré de Vienne. A l’Est, il s’est avancé sur la route de Belval et bat les pentes Ouest du Plémont. Eh bien ! mais le mouvement enveloppant sera d’envergure, et que faites-vous de la surprise ? Quand on s’est battu plusieurs heures contre un adversaire qui vous fait face avec l’énergie déployée par le 97e on ne va pas tout à coup le chercher sur sa droite, ou bien, lorsqu’on l’aperçoit, il est trop tard. — Mais ne suffirait-il pas de quelques mitrailleuses pour arrêter la progression ? — Qui ne risque rien n’a rien. Et la faute que l’ennemi a commise et qui fournit l’occasion de le tourner, c’est la discontinuité de son attaque. Il a laissé un vide entre la 7e division de réserve et la 5e division de la Garde qui attaque de Conchy-les-Pots sur Orvillers, entre son 66e régiment arrêté à la cote 78 et le régiment Elisabeth. Ce vide, nous allons le combler nous-mêmes...

Avant toutes choses, il importe de garder l’ennemi en cage, de lui interdire les sorties du parc, de l’empêcher de s’y fortifier. Cent le rôle de l’artillerie. Jusqu’à cinq heures du soir, qui sera l’heure fixée pour la contre-attaque, elle livrera sa bataille. gênée tout d’abord par le manque de munitions, — elle est. venue si vite, — et un peu plus tard convenablement ravitaillée.

Cette contre-attaque se monte, par le téléphone, comme un scénario. Du général Guillemin, le général d’Ambly obtient là collaboration du 56e bataillon de chasseurs (commandant Herment) qui était en réserve dans les bois de Thiescourt et qui, d’ailleurs, fa »t organiquement partie de la 77e division. Le lieutenant-colonel Modat, qui commande le régiment colonial du Maroc, s’entend directement avec le lieutenant-colonel Fournier. Les troupes dont celui-ci a besoin pour sa manœuvre seront des troupes d’élite : marsouins et chasseurs.

Le 56e bataillon de chasseurs à pied a dans son passé un épisode douloureux et magnifique. Un jour de défaite il a cueilli une gloire immortelle. Avec le 59e bataillon il formait ce groupe Driant qui défendit le bois des Caures les 21 et 22 février 1916, lors de la grande ruée allemande contre Verdun. « La violence du feu avait été telle, a écrit d’un camp de prisonniers un de ses commandants de compagnie qui fut blessé, qu’en sortant de nos abris, nous ne reconnaissions plus le paysage auquel nous étions habitués depuis quatre mois. Il n’y avait presque plus d’arbres debout ; la circulation était très difficile à cause des trous d’obus qui avaient bouleversé le sol.. Les boyaux de communication n’existaient plus. Les tranchées, par contre, avaient été fort touchées, mais étaient encore utilisables : elles furent aussitôt garnies... » Dans ce chaos où l’ennemi, s’avançant le soir du 21 février, croyait ne plus rencontrer personne, il se heurte aux chasseurs du lieutenant-colonel Driant et ne pont leur arracher ce jour-là que la lisière Nord du bois des Caures. La nuit et le lendemain, le bombardement recommence. Vers midi, l’infanterie allemande assiège le bois de front et de flanc, car la prise du bois d’Haumont à l’Ouest et le passage du ravin découpent notre gauche. Le bois est cerné. Des mitrailleuses, des canons-revolvers sont amenés pour réduire les défenseurs. Driant tient conseil avec ses commandants de bataillon, le commandant Renouard et le capitaine Vincent. Il se décide à ordonner le repli sur Beaumont. Il faut passer entre les feux croisés des mitrailleuses. Néanmoins le repli s’exécute à la tombée de la nuit et les squelettes de sections qui purent franchir cette zone se rallièrent à Beaumont sur la première ligne de notre deuxième position. Le lieutenant-colonel Driant et le commandant Renouard, restés les derniers, avaient été tués dans le bois.

Le général Pétain, qui commandait alors l’armée de Verdun, voulut rappeler cet épisode à sa façon qui envelopperait d’honneur les morts et exalterait les vaincus d’un jour. Il cita à l’ordre de l’armée « les 56e et 59e bataillons de chasseurs à pied qui, sous le commandant de chefs tels que le colonel Driant, le commandant Renouard et le capitaine Vincent, ont fait pendant les combats de fin février 1916 l’admiration de tous par l’énergie indomptable avec laquelle ils ont lutté pour conserver le terrain dont la défense leur avait été confiée. Ne formant qu’une seule âme, unis dans une même foi, ils ont montré une fois tie plus ce qu’on peut attendre de ces soldats d’élite et ont ajouté une grande et belle page à leur histoire. »

Mais à ces chasseurs du 56e bataillon, groupés derrière Belval vers les bois de Thiescourt, et depuis quelques mois exercés en Alsace, dressés à l’offensive, il faut une gloire plus tangible que celle d’une retraite héroïque. C’est un beau spectacle que celui des talons de l’ennemi qu’on poursuit : ce spectacle ne leur sera-t-il pas donné ? Le commandant Herment a reçu, vers dix heures du matin, l’ordre de se rapprocher de Belval avec deux compagnies (les 7e et 8e ) pour se mettre à la disposition du lieutenant-colonel Rat (159e"), en raison de l’inquiétude qui règne autour du Plémont. Il est parvenu vers onze heures et demie aux anciennes organisations situées à l’Ouest de la route les Bocages-Belval. Mais on est alors plus inquiet de la progression du Plessis que de l’attaque du Plémont. L’ennemi a-t-il dépassé le parc ? A-t-il pénétré dans le bois de la Réserve ? Est-il parvenu, comme le bruit en court, aux Carrières-Madame et tient-il la route d’Elincourt-Sainte-Marguerite ? Alors, ce serait l’enveloppement du Plémont. Le colonel Rat prescrit au commandant Herment d’envoyer une compagnie (la 8e) en reconnaissance dans la direction du bois de la Réserve. Celle-ci trouve aux Carrières-Madame une compagnie du 236e solidement établie et rejoint le bataillon à Belval. C’est alors, vers quatre heures du soir que le commandant Herment est avisé de son rôle dans la contre-attaque : le 56e bataillon, opérant à l’Est du Plessis, aura pour mission d’enlever la Porte Rouge et devra opérer sa jonction avec le régiment colonial du Maroc dans le village. Aussitôt il réunit son monde : la 7e compagnie a prêté une section au commandant de Surian ; la 8e, envoyée aux Carrières-Madame, n’a pas encore rejoint ; la 9e est en marche de l’Ecouvillon. Ce rassemblement prendra du temps : les itinéraires sont jalonnés, les cheminements reconnus, les ordres donnés. Les compagnies arrivent enfin, se portent d’emblée sur leur base de départ, au Sud de la petite crête qui jalonne la route de Lassigny à Élincourt. Mais il est plus de six heures, et l’attaque ne pourra se déclencher qu’à six heures et demie. Elle aura été devancée d’une heure par celle des marsouins.

Les marsouins ! Le régiment colonial du Maroc est l’un des plus beaux régiments de l’armée, le rival du 4e zouaves. Tous deux, ce 30 mars, sont prêts à gagner la fourragère rouge pour laquelle il ne leur manque qu’une citation. La Légion étrangère les a devancés d’un point ; mais ils vont cueillir une palme nouvelle, l’un au Plessis, l’autre devant Orvillers. Du Maroc où ils s’étaient déjà illustrés (le fanion du bataillon Croll avait reçu la croix de guerre, épinglée par le général Lyautey en personne, pour la défense de Khénifra en octobre 1914), les marsouins, transportés en France, ont connu tous les champs de bataille. Mais c’est encore Verdun qui les a couverts de sa gloire éternelle. Le 7 juin (1916), quand le fort de Vaux succombe, ils tentent de le délivrer. Le 18 août, ils reprennent Fleury-devant-Douaumont, ou du moins ce qui fut un jour Fleury-devant-Douaumont : le village, pareil à un fruit écrasé, n’est plus qu’une tache blanche au col de la colline, et comme le commandement, les croyant épuisés, les veut relever, ils refusent de quitter ces pierres encore disputées avant d’avoir achevé leur conquête. Après le lieutenant-colonel Larroque, c’est le lieutenant-colonel Régnier qui les conduit. Il les a conduits à Fleury, il les conduira à Douaumont. Car ils ont repris le fort de Douaumont le 24 octobre 1916, et l’on se souvient de l’allégresse que dans tout le pays répandit la nouvelle de cette victoire, dont le fort était le point central et le nom retentissant [3]. Pour ce fait d’armes, le régiment reçut la croix de la Légion d’honneur. Distinction qui rompait, ou plutôt élargissait une tradition. : La tradition voulait, en effet, que la Légion d’honneur ne fût attribuée à un régiment qu’en récompense de la prise d’un drapeau ennemi. Mais, dans son rapport au Président de la République, l’amiral Lacaze, alors ministre de la Guerre par intérim, disait : « J’estime, avec le général Joffre, que la prise du fort de Douaumont peut être interprétée comme équivalente à la prise de haute lutte d’un drapeau ennemi. » Ce jugement fut ratifié, et la première croix décernée pour fait de guerre fut épinglée au drapeau du régiment : Douaumont symbolique n’était-il pas le drapeau arraché à l’ennemi et dressé au-dessus de la citadelle de Verdun inviolée ?

Cependant, la victoire de Douaumont-Vaux, si elle a restitué à Verdun la ceinture de ses forts, ne l’a pas suffisamment dégagée de la menace ennemie, et ce sera l’œuvre d’une seconde victoire, celle de Louvemont-Hardaumont (15 décembre 1916). Le régiment colonial du Maroc y cueille sa quatrième citation qui lui vaut la fourragère aux couleurs de la médaille militaire : « Le 15 décembre 1916, sous l’énergique commandement du lieutenant-colonel Régnier qui, blessé la veille, avait refusé de se laisser évacuer, a, d’un seul et irrésistible élan, enfoncé les lignes ennemies sur une profondeur de deux kilomètres, enlevant successivement plusieurs tranchées, deux ouvrages et un village fortifié, capturant 815 prisonniers, dont 20 officiers, et prenant ou détruisant 16 canons, 10 canons de tranchée, 23 mitrailleuses et un nombreux matériel de guerre. » Enfin, le 23 octobre 1917, tandis que le 4e zouaves prend le fort de la Malmaison, comme il a pris lui-même Douaumont juste un an presque jour pour jour auparavant, il s’empare des Carrières de Bohéry, enfonce au Chemin des Dames la garde prussienne, porte notre ligne jusqu’à l’Ailette. Le lieutenant-colonel Debailleul a remplacé le colonel Régnier, appelé au commandement de la brigade. L’histoire de ces régiments d’élite, c’est presque l’histoire de toute la guerre. Elle se lit sur le visage de ces hommes graves et gais ensemble, si accoutumés aux pires traverses que rien ne les étonne plus, mais préférant tout de même les belles attaques brèves, les coups de chien, aux patientes et longues épreuves dans la boue, l’immobilité et la passive horreur des bombardements.

Blessé à l’attaque de Douaumont le 24 octobre 1916, le chef de bataillon Modat, qui commandait un bataillon du régiment colonial du Maroc, a ou la joie d’être promu lieutenant-colonel sans changer de corps. Il commande son cher régiment lorsque celui-ci est brusquement transporté de la région d’Ay où il travaillait aux défenses, — si utiles plus tard, — de la montagne de Reims, à Ressons-sur-Matz. Ses trois bataillons (1er, capitaine Uorcy ; 2e, commandant Fillaudeau ; 3e, commandant Reboul) ont été immédiatement mis en place, car le péril est pressant, entre le village de Canny-sur-Matz et la cote 98 qui est à mi chemin entre Canny et le Plessis-de-Roye. Le régiment a débarqué le 27 mars. Or, le 23 au matin, la perte de la ferme de Canny, éperon qui domine la tête du vallon où s’étage Canny-sur-Matz, a entraîné la perte du village. Le bataillon Fillaudeau est intervenu pour limiter la progression ennemie aux lisières Sud, et notre nouvelle ligne se fortifie de Roye-sur-Matz à la forme Laroque (carrefour des routes de Canny à Gury et de Roye à Lassigny), et de là à la cote 98 (sur la route de Canny au Plessis), où le régiment colonial du Maroc se relie au 97e. Le bataillon Dorey occupe Roye-sur-Matz, le bataillon Fillaudeau tient la ferme Laroque, le bataillon Reboul se déploie jusqu’à la cote 98, ce qui fait un large front pour le régiment. Le colonel Modat installe son P. C. à la corne Ouest du bois du Gui, en arrière de son centre. Si les jours ont été agités, les nuits ont été calmes et ont permis quelques travaux de défense.

Lo 30 mars, les marsouins assistent à l’attaque allemande comme à une tempête qui déferle autour d’eux sans les atteindre. En montagne, au-dessus du confluent de deux vallées, on a souvent le spectacle d’un double orage qui suit les creux et vous épargne. La 7e division de réserve soit de Lassigny pour s’élancer dans la direction du Plessis-de-Roye, et, de là, gagner les pentes de Gury, tandis que la 5e division de la Garde, venant du bois Verlot, appuie à sa droite pour éviter Roye-sur-Matz et se précipiter on direction de Biermont-Orvillers. Les coloniaux sont au cœur de la bataille, sans en recevoir le choc. C’est la fausse manœuvre qui perdra les Allemands. Cependant le bataillon Reboul est bien près d’être pris dans la bagarre, car le 3e bataillon du 97e qui l’avoisine a dû, sous l’assaut donné au parc, se cramponner à la cote 78, entre la route de Gury à Lassigny et celle du Plessis à Canny- Village, parc et château du Plessis sont donc perdus. Il s’agit de sauver Gury, mais, ce n’est pas assez, et la contre-attaque en forme de pince pour reprendre tout le terrain se prépare.

Le colonel Fournier qui la monte a tout de suite pense aux marsouins pour l’exécuter sur la gauche, tandis que le 56e bataillon de chasseurs opérera à droite sur la Porte Rouge, et que, descendant les pentes du bois de la Réserve, quatre compagnies du 236e aborderont le parc de face pour en entreprendre le nettoyage. Il s’entend sur place avec le lieutenant-colonel Modat qui confiera le commandement du petit corps expéditionnaire au commandant Reboul, celui-ci laissant son bataillon au capitaine adjudant-major. Ce polit corps expéditionnaire comprendra la compagnie Mestre, deux sections de mitrailleuses du bataillon Dorey (capitaine Beaufrère), un peloton du bataillon Fillaudeau (capitaine Dessendie), un autre du 3e bataillon (sous-lieutenant Grisez) : ainsi tout le régiment sera représenté et aura part à l’action ; plus un peloton du 97e (lieutenant Guillet), la 21e compagnie du 236e (lieutenant Gossard) et deux sections de mitrailleuses de ce régiment. C’est l’objectif d’un fort bataillon. La mission est donc la reprise de toute la position perdue. La difficulté de la manœuvre sera de passer d’une marche de front à une marche de flanc, formant mouvement d’enveloppement autour du village dépassé. Mais le terrain est favorable, car l’attaque suivra au départ le ruisseau du pré de Vienne qui coule dans un petit vallon propice au cheminement, caché par la croie que couronne le chemin de Gury à Lassigny. Cette crète, heureusement, a été gardée par le 3e bataillon du 97e. Ainsi la petite troupe pourra-t-elle atteindre la route du Plessis à Canny : c’est alors que se rabattant brusquement vers l’Est, elle marchera sur le village du Plessis où elle opérera sa jonction avec les chasseurs à pied venus par la Porte Rouge. Le peloton Guillet du 97e a pour ordre particulier de sauter sur le saillant Ouest du mur du parc au signal convenu pour commencer le nettoyage du parc. Enfin l’heure, fixée d’abord à quatre heures de l’après-midi, est retardée : on convient de cinq et demie. L’attaque des marsouins précédera d’une heure encore celle des chasseurs.

A cinq heures vingt, le bataillon de contre-attaque, formé à travers bois, lors des vues, est prêt à s’ébranler dans un dispositif échelonné : la compagnie du centre (compagnie Dessendie) en avant, formée en trapèze à cheval sur le ruisseau du pré de Vienne ; chaque section en lignes d’escouades par un est précédée à faible distance par une patrouille de combat. Un peloton de la compagnie de gauche forme soutien derrière le centre. La compagnie de droite (236e), arrivée la dernière sur la base de départ et disposée en colonne de pelotons, a juste le temps d’être orientée par l’adjudant-major. Les mitrailleuses sont disposées sur les flancs : deux sections à droite, deux à gauche. Sur l’ordre du lieutenant-colonel Modat, la troupe a été allégée et les sacs déposés. Elle a pu être ravitaillée en munitions et dispose d’un approvisionnement individuel à peu près complet. Chaque pièce de mitrailleuse dispose de 2 100 cartouches en bandes.

Nos batteries, depuis trois quarts d’heure, encagent le parc. Au moment de l’attaque, le groupe Schneider allongera son tir jusqu’aux lisières de Lassigny, les autres groupes encadreront le village ou précéderont l’infanterie de leur barrage roulant.


XII. — LE PLESSIS-DE-ROYE DÉLIVRÉ

À cinq heures et demie, très exactement, sous la protection de ce barrage roulant, la petite expédition se met en marche, la compagnie Dessendie au centre et en tête, la compagnie Mestre à gauche, à droite la compagnie Gossard (236e). Le lieutenant-colonel Modat a voulu les voir partir : un départ est toujours exaltant, et celui-ci lui rappelle la journée de Douaumont où il fut blessé, et la journée de la Malmaison. Il sourit, tant les troupes ont belle allure ; il a confiance dans le succès ; tout de même, il aimerait vieillir subitement d’une heure ou deux.

Favorisées par le terrain et par le temps qui s’est mis au beau pour la fin de la journée, les compagnies Dessendie et Mestre qui suivent, dans le fond du vallon, le ruisseau du Pré de Vienne, cheminent à l’abri des vues du parc. Des réseaux de fils de fer ralentissent la marche qui, sans cet obstacle, serait une promenade. On atteint la route, bien en ordre, sans pertes. La route traverse le ruisseau sur un petit pont qui est gardé par des sentinelles ennemies. Les patrouilles de combat, d’un bond, les saisissent et les égorgent. Immédiatement les sections de tête ont barré le chemin et ouvrent le feu sur les fantassins allemands qui occupaient le terrain entre le village et Canny, et qui sont complètement surpris. Mitrailleuses et fusils-mitrailleurs démoralisent et dispersent les postes et les groupes qui, çà et là, tentent de résister, ailleurs cherchent à se garer des feux en gagnant d’anciennes tranchées devant Lassigny, ou lèvent les bras en criant.

L’aspirant Leniand qui commande une section de la compagnie Mestre relate ainsi la première phase du combat : « Quelques obus, des balles sifflent, à gauche une mitrailleuse crépite et nous arrose copieusement. Heureusement, voici la route du Plessis, ma section en tirailleurs le long du talus exécute un feu ; à gauche, la section Grisez fait taire les mitrailleuses. Quelques Boches fuient : mes hommes bondissent en avant, et c’est la poursuite. Les tranchées ennemies sont à trois cents mètres de nous, des Boches épouvantés en sortent et courent vers la crête en tiraillant. Je fais alors arrêter ma section derrière une levée de terre et exécuter un feu : les cibles sont nombreuses et fort belles ; elles tombent toutes. Les fusils-mitrailleurs ont fait là un excellent travail. En avant ! nous avançons rapidement, les hommes enthousiasmés tirent en marchant sur les nombreux Allemands épars dans la plaine et manifestent bruyamment leur joie. Ce jour-là, chaque homme de ma section a abattu sa paire de Boches. Nous arrivons aux tranchées ennemies : elles sont remplies de morts et de mourants. Quelques mitrailleuses, des fusils-mitrailleurs, du matériel de toutes sortes jonchent le sol, des groupes d’Allemands se rendent, nous leur indiquons la direction à prendre, et ils partent lestement. — Brusquement, à 50 mètres de moi, j’aperçois un mouchoir blanc qui se déploie au niveau de la tranchée : je m’approche, c’est un Boche qui veut se rendre, mais qui n’ose montrer la moindre parcelle de son individu. A l’aspect de mon revolver, il pousse un cri guttural : « Kamerad, » et lève désespérément ses longs bras. Je l’envoie rejoindre les autres. Jusqu’à la crête, le terrain est parsemé de corp ? ; . Ils sont là dans toutes les poses : l’un renversé sur le dos, la gorge ouverte, est hideux à voir ; l’autre, recroquevillé sur lui-même, les poings crispés serrant l’arme, le casque ouvert sur le côté laisse voir une entaille sanglante ; là-bas, un autre, blessé à mort, se roule convulsivement dans la boue : il est couvert de sang et sa bouche est remplie de vase. Elle est amère, cette terre de France ! — La section avance toujours avec un entrain endiablé. J’ai l’impression que nous allons trop vile. A ma gauche, la Section Grisez fait de même. Des obus éclatent nombreux, à 150 mètres derrière nous. Je m’aperçois que nous avons dépassé notre tir de barrage. Heureusement, un artilleur est là : il lance une fusée et le tir s’allonge. Nous avons maintenant le Plessis en arrière et à droite, Lassigny à quelques centaines de moires devant nous. Il est vraiment dommage que ce dernier village ne soit pas notre objectif, car nous en sommes très près et nous le prendrions sans coup férir. Les Boches ont dû l’évacuer, car aucune balle n’est tirée sur nous... »

Nos hommes auraient couru jusqu’à Lassigny. Cependant les tranchées en avant et à l’Ouest du village étaient garnies, et la section du sergent-major Delavaud, à la gauche de la section de ce jeune aspirant Leniand qui conte aussi bien qu’il se bat. dut réduire quelques nids de mitrailleuses et perdit trois blessés. Le tireur Pinson, de la patrouille de combat, se porta bravement de leur côté avec son fusil-mitrailleur et par son tir en marchant fit terrer les servants, qui bientôt se rendirent. Trois mitrailleuses restèrent ainsi entre nos mains. Une fois le terrain conquis et nettoyé aux abords de la route, restait à opérer cette hardie conversion à droite qui devait envelopper le village, le château et le parc.

Mais la compagnie Gossard du 236e n’a pu remplir aussi brillamment sa mission. Chacun, au combat, court sa chance, et ce ne sont pas toujours les triomphateurs qui ont déployé le plus de courage et d’endurance. La fortune favorise les audacieux, mais ses faveurs sont fort inégales. La compagnie Gossard est donc pallie avec l’entrain communicatif des marsouins. Elle n’accomplira pas un aussi long trajet. Apres avoir suivi le vallon du Pré de Vienne où elle est abritée, la voici qui atteint la route. Comme elle est à la droite du dispositif, l’ennemi, retranché dans le parc, et qui en surveille les abords, l’aperçoit qui dépasse la crête. Elle est clouée sur place par le feu des mitrailleuses tirant du mur Nord-Ouest du parc et, faisant face à l’Est, devra se borner à ouvrir le feu à son tour contre les défenseurs du Plessis, couvrant ainsi à droite le petit corps expéditionnaire qui, réduit à deux compagnies, continue sa marche foudroyante.

Un quart d’heure après le départ, le corps Reboul a donc la compagnie Dessendie maîtresse du pont et de la route, prolongée à gauche par la compagnie Mestre qui a trouvé sa liaison h sa propre gauche avec les éléments du 97e (3e bataillon), tenant la cote 98, et protégée à droite contre les défenseurs du parc par la compagnie du 236e dont le chef, le lieutenant Gossard, a été tué. Il s’agit maintenant d’atteindre le second objectif, l’objectif véritable : le village, le château et le parc qui sont dépassés et tout à fait sur la droite. Le commandant Reboul laisse souffler ses hommes quelques minutes. Une de ses compagnies est immobilisée devant le parc, il ne sait rien du mouvement des chasseurs ; il dispose d’un bien petit effectif pour une opération de la plus grave importance et qui risque de le faire prendre entre les feux du Plessis et ceux de Lassigny. N’importe : le départ a été si beau et le premier acte a été si bien exécuté que la suite ne peut pas mal tourner. Tous les pressentiments sont heureux. Et le voici qui lance le signal convenu : fusée blanche encadrée de deux fusées rouges, qui doit modifier l’engagement, et la troupe aussitôt fait son à droite et se dirige droit sur le Plessis-de Roye. L’effet de surprise est tel qu’il stupéfie l’ennemi et brise son esprit de résistance. » En réalité, dit le journal de marche du régiment colonial du Maroc, il n’y a plus de combat. C’est la poursuite de l’adversaire qui s’enfuit de toutes parts, ou se rend, ou se réfugie dans les sapes où il est poursuivi par nos grenadiers. Avec un mordant extraordinaire, nos sections foncent devant elles. Nos fusils-mitrailleurs exécutent le tir en marchant, causant des ravages dans les groupes de fuyards. Les résistances locales sont réduites avant d’avoir pu agir efficacement. C’est par dizaines pue l’on compte les mitrailleuses abandonnées par l’ennemi ; c’est par centaines que les prisonniers refluent vers l’arrière. »

Entrainées par leur ardeur, des fractions de nos coloniaux traversent encore notre propre barrage. A l’extrême-gauche, le peloton de mitrailleuses Bastien, gêné par les mitrailleuses du Bois des Noirs à l’Est de Lassigny, se dirige droit sur l’objectif et parvient, après trois mises en batterie et avec l’aide des grenades Vivian-Bessière d’une patrouille de combat emmenée au passage, à atteindre le nid de résistance qui est immédiatement détruit. L’adjudant Potard tue les derniers défenseurs à coups de revolver. Quatre mitrailleuses sont ainsi conquises. Ce bois des Noirs offre une bonne position de tir pour atteindre Lassigny, mais il est trop en flèche, et le commandant Reboul rallie non sans peine ses hommes trop entreprenants.

« Nous tournons à angle droit, raconte encore l’aspirant Leniand, et nous marchons sur le Plessis. Nous trouvons encore de nombreux Allemands dans les trous d’obus et dans les éléments de tranchées : ils se rendent tous sans hésiter, quelques-uns fuient ; mais ils ne vont pas loin, car une balle les cueille rapidement. : » Et le sergent-major Delavaud : « La marche sur le Plessis fut une marche triomphale pour tous ; car, grisés par le succès, voyant les Boches fuir de tous côtés, le terrain jonché de cadavres, et les prisonniers se rendant en masses, les hommes tiraient sans arrêt dans les groupes de fuyards. La section abordait la lisière du Plessis, sans avoir subi d’autres pertes que trois blessés. Le succès était complet : des éléments avaient pénétré dans le village... »

A la compagnie Dessendie était réservé l’honneur de cette conquête. Le capitaine envoya la section Fabre à la lisière Est du village, du côté de la Porte Rouge, et plaça à la lisière Ouest ses deux autres sections qu’il garda directement sous ses ordres. Puis il expédia des patrouilles pour contourner le village par le Nord. Le sergent Fabre se dirigea vers l’Eglise avec sa section. » Avant d’y arriver, dit-il, nous faisons heureusement un prisonnier qui nous sert de guide. J’opère d’après ses renseignements que par la suite j’ai reconnus exacts. Sachant par lui que les Boches qui tiraient sur nous n’avaient pas de commandement, je tentai et réussis un mouvement enveloppant par la rue qui va de l’Eglise au parc du château. Se voyant tournés, les Boches se rendent ou s’enfuient : il m’en reste une vingtaine que j’envoie immédiatement à l’arrière avec un de mes hommes. Puis je m’installe au croisement de routes devant l’Eglise, surveillant toutes les directions, car je ne voyais aucune troupe venir ni à droite ni à gauche... Un moment après, par petits groupes, les Boches débouchent par la porte du parc du château, se dirigeant vers l’Église. Sans nous laisser voir, je les laisse approcher. Soudain, je les somme de se rendre : surpris et ignorant ce qu’ils avaient devant eux, ils se rendent. C’étaient trois petits groupes composés de quinze hommes parmi lesquels se trouvait un officier. Par l’officier allemand je les fais rassembler et conduire à l’arrière avec un seul des nôtres... » Il cueillera d’autres prisonniers encore, bientôt aidé par un peloton de la compagnie Mestre.

Le petit corps expéditionnaire a beau être vainqueur, il se trouve dans une position très aventurée. Il a mis la main sur le village, il y fait des prisonniers qu’il envoie à l’arrière par le chemin qu’il a lui-même parcouru à l’aller et qui est sous le feu jusqu’au vallon du Pré de Vienne. Mais le parc et le château sont encore occupés, et fortement. Un retour offensif de l’ennemi est possible, et celui-ci n’a-t-il plus aucune réserve à Lassigny ? La fortune est femme : elle ne se donne guère à moitié. La victoire est bientôt complète. Le peloton Guillot du 97e s’est très audacieusement jeté sur la corne Nord-Ouest du parc et a fait tomber les résistances qui immobilisaient la 21e compagnie du 236e devant le mur Ouest. D’autres compagnies du 236e et du 97e descendant les pentes du bois de la Réserve, profitent du désarroi de l’adversaire qui a fait face à droite, franchissent le mur Sud et repoussent en une joyeuse battue les bataillons ennemis disséminés dans le parc, qui essaient vainement de se rassembler, qui tourbillonnent dans les taillis et débouchent sur les pelouses, dans la cour d’honneur, vers le château dont un peloton de la compagnie Mestre s’est déjà emparé. C’est une chasse ardente et c’est une fuite éperdue. Le gibier gris est coupé de Lassigny, coupé du bois des Noirs. Les joyeux Feldgrauen de la veille jettent leurs sacs, leurs fusils, leurs équipements pour mieux courir. Tirés au vol, ils s’arrêtent comme des cerfs forcés. Immobiles, épouvantés, ils attendent, puis ils lèvent les mains, ils poussent des cris rauques et suppliants. Et nos hommes, en riant, les rangent et les comptent. Il y en a 800, appartenant aux trois régiments de la 7e division de réserve, 66e, 36e et 72e régiments, et parmi eux 30 officiers.

L’un de ceux-ci, dans le meilleur français, tâche d’expliquer la défaite : — Le parc était un enfer dont vous étiez les diables… Marsouins et fantassins ne sont pas au bout des surprises. Dans les caves du château, ils délivrent quatre-vingt-treize prisonniers du 97e qui leur serrent les mains, les embrassent, étonnés d’une si rapide délivrance après la formidable invasion qu’ils ont tenté, le matin, de barrer. Le corps du colonel Tissier est retrouvé dans un taillis : il sera enseveli avec les honneurs militaires. Il faudra des jours et des jours pour enterrer tous les Allemands tombes devant et dans le parc, plus de quatre cents cadavres, comme il faudra du temps pour dénombrer tout le matériel abandonné sur le terrain, soixante mitrailleuses, plus de mille fusils, et des sacs, et des munitions, et des vivres de réserve pour l’avance prévue ! Et nos pertes n’atteignent pas une centaine de tués et blessés.

Cependant, le 50e bataillon de chasseurs a eu sa part, quoique tardive, du succès. Par suite de la dispersion de ses compagnies, il n’a pu exécuter son mouvement qu’à six heures et demie du soir, une heure après le départ des marsouins. Ce retard est encore une chance, car le débouché eût été difficile et coûteux entre le mur Est du parc et la corne Ouest du Plémont, tous deux occupés. Les habitants du parc ne sont déjà plus à redouter, mais les mitrailleuses allemandes des pentes Nord du Plémont tirent sur tout ce qui se montre. « Aucun officier, aucun homme de troupe des compagnies d’attaque n’a jamais vu ces lieux. Mais l’objectif est précis : les dernières maisons du Plessis, la ruine même de la Porte Rouge sont visibles au soleil déclinant. Droit devant eux, les chasseurs, en hâte, pleins d’entrain, progressent [4]. » La marche est retardée par l’état du terrain : anciennes tranchées, vieux boyaux bouleversés, réseaux de fils de fer mal rompus. Vers sept heures et demie, les deux compagnies d’attaque (8e et 9e) ont atteint la Porte Rouge. De la Porte Rouge au village, il n’y a pas 300 mètres à franchir. Les chasseurs les franchissent, et telle est la singulière fluctuation du combat que ni à la Porte Rouge, ni dans cette partie du village, ils ne rencontrent âme qui vive, sauf deux ou trois Allemands égarés qui viennent se cogner contre eux, comme des papillons à la lumière. Ce village ruiné, qu’envahit la nuit, n’est-il donc tenu par personne ?

Les troupes du commandant Reboul y sont entrées à six heures du soir. Mais, une heure plus tard, celui-ci, ne trouvant pas la liaison annoncée avec les chasseurs de la division voisine et jugeant sa position très en l’air, a reporté sa ligne un peu en arrière, ne laissant que des patrouilles dans la partie Ouest du Plessis. Les chasseurs, y pénétrant à leur tour, cherchent à leur tour les marsouins. Ils récoltent sept ou huit prisonniers, et ce n’est que vers onze heures et demie, dans la nuit qu’une lune voilée de nuages éclaire mal, qu’une reconnaissance de deux chefs de section, l’adjudant Dusaut et le sergent Mouthon, opère sa jonction avec les coloniaux. Un peu plus tard, le commandant Reboul fait réoccuper le village.

A la Porte Rouge, les chasseurs trouvent pareillement le vide à leur droite. Le commandant de Surian, malgré une hardie contre-attaque du soir, n’a pu reprendre les pentes Nord du Plémont jusqu’en bas. Il a perdu le lieutenant Poli, tué d’une balle au cœur sur le rebord de la tranchée où il était monté pour donner à ses hommes le signal du départ. Le lieutenant Mandavit, de la 1re compagnie du 150e, a pu atteindre le bas de la montagne, faisant trente-quatre prisonniers, prenant trois mitrailleuses, mais, faute de grenades, il n’a pu se maintenir et il a dû remonter. La section de Lamarzelle, du 56e bataillon de chasseurs, maintenue en réserve, est poussée à la droite de la Porte Rouge et opère sa liaison avec le 2e bataillon du 159e*à la lisière Ouest du Plémont.

La nuit est assez agitée. Des isolés boches errent encore Çà et là. En vain l’artillerie ennemie veut-elle nous empêcher de nous organiser en avant du village. Au matin de Pâques, le Plessis de-Roye, repris et fortifié, est prêt, comme autrefois, à défendre l’Ile-de-France.


XIII. — LES PAQUES DE 1918

Et tous les Français, ce matin de Pâques, purent lire :

« La bataille engagée sur le front Moreuil-Lassigny a continué tout le jour avec une violence grandissante et s’est encore élargie. Sur une étendue de 60 kilomètres, les forces allemandes, malgré les ravages énormes causés dans leurs rangs par nos feux, ont multiplié leurs assauts contre nos lignes. Nos troupes héroïques, se jetant à corps perdu dans la bataille, ont, par leurs contre-attaques incessantes, arrêté partout la furieuse poussée de l’ennemi. La région d’Orvillers-le Plémont-le Plessis-de-Roye a été le théâtre de combats acharnés. Ces villages ont changé plusieurs fois de mains. Deux divisions allemandes qui avaient réussi à prendre pied dans le Plémont et dans le parc du Plessis-du-Roye ont été balayées par une magnifique contre-attaque de nos troupes qui ont rétabli leurs lignes. Sur certains points les masses assaillantes, prises sous le feu terrible de notre artillerie ont dû brusquement s’arrêter et refluer en désordre, laissant le terrain couvert de cadavres » Les pertes subies par l’ennemi sur tout le front de la zone de bataille dépassent encore celles des jours précédents. »

Le communiqué du soir mentionnait même sans la désigner davantage la division d’élite qui avait repris le Plessis-de-Roye, y faisait sept ou huit cents prisonniers et l’avait gardé contre tous les assauts, et le lieutenant-colonel Modat eut soin de faire lire ce communiqué à ses marsouins dans le village même du Plessis. Le 97e et le 236e le lurent au château et dans le parc, le 159e au Plémont, le 56e bataillon de chasseurs à la Porte Rouge. Rien n’exalte une troupe comme de connaître l’importance de sa victoire. Et ce communiqué, lu au Plessis-de-Roye encore encombré de morts et de matériel, était à la même heure lu par tous les habitants du Plessis dispersés, Mme du Pontavice en a pleuré de joie. Le château des Condé qu’elle avait laissé tout percé et blessé, pouvait crouler : sa ruine, chargée d’histoire, braverait le temps ; elle enseignerait les générations nouvelles, ses quatre enfants qui avaient tant joué dans la cour d’honneur ou dans le parc devenu un cimetière allemand, et avec eux tous les enfants de France. Dans les villages où ils se sont retirés, — provisoirement, — d’où ils écoutent le bruit des armes, attendant de savoir si leurs terres demeureront libres, Louis Lefèvre, l’ancien maire, et le vieil Hénot, et Alépée, le secrétaire de mairie, ont lu l’affiche, et ils ont eux aussi essuyé une larme. Et pareillement les Garin, les Carpentier, les Dubois, les Lepère, les Lobert, et tous les autres du Plessis. Ils ont dit : « C’est chez nous. » Et ils ont pensé : « Nous allons rentrer chez nous. »


Au Plessis nos soldats passeront tranquillement ce jour de Pâques : en face d’eux, la VIIe division de réserve, quasi détruite, a dû être relevée en hâte, dans la nuit, par la IIIe division bavaroise qui ne se montre nullement agressive, n’ayant point envie de subir même sort. Un officier du XVIIe régiment, sous-lieutenant de réserve, fait prisonnier par une patrouille de nos chasseurs, au Sud de Lassigny, s’exprime sur ses hommes avec la dernière violence :

— Autrefois j’étais heureux de mener au combat des hommes braves et bien dressés, mais, à l’heure présente, il n’y a plus rien à entreprendre avec une pareille bande de cochons... » (Es macht mir Spass mit den gut ausgebildeten tapferen Leuten im Gefecht zu gehen, aber mit einer derartigen Saubande ist nichts mehr anzufangen.)

En revanche, ses camarades de captivité de la VIIe division ne dissimulent pas leur étonnement d’avoir rencontré des troupes comme les nôtres, car ils escomptaient la dislocation de nos forces, le désordre, la résistance fragmentaire, l’affaissement du moral.

— J’envie, dit l’un d’eux, les officiers français qui commandent de tels hommes.

Et le sous-lieutenant W. de conclure naïvement :

— Ces chiens de Français (Frankenhunde) retombent toujours sur leurs pattes.*. :


Les Pâques, au Plémont, sont moins calmes. L’ennemi est encore à mi-ponte sur la face Nord. Après son attaque de la veille au soir, le commandant de Surian a prescrit à ses hommes ; « Le Boche ne nous a pas enlevé le Plémont, grâce à votre valeur. Je vous en félicite. Il faut compléter notre succès en reprenant notre ancienne position. » Cinq nouvelles attaques sont lancées le dimanche 31 mars, puis arrêtées, faute de grenades. Les deux compagnies du 56e bataillon de chasseurs (8e et 9e), relevées à la Porte Rouge, sont alors chargées de l’opération finale le 1er avril, à six heures du soir. L’une descendra sur la Papotière, puis se rabattra sur la gauche pour rejoindre l’autre qui chargera directement. Et, après une courte, mais efficace préparation d’artillerie, les chasseurs qui veulent égaler les marsouins dévalent les pentes, arrivent à la course sur l’ennemi encore tapi dans le chemin creux de la Papotière, dans les trous, dans les abris. Le sous-lieutenant Biot, le caporal Hermet sautent sur les mitrailleuses en action. Le Plémont est de nouveau à nous intégralement, avec 61 prisonniers dont 2 officiers, 3 mitrailleuses lourdes et 9 mitrailleuses légères.


Sur toute la ligne, les Pâques sanglantes de 1918 ont été Célébrées à la gloire de nos armes. A l’Ouest du Plessis-de-Roye, la 62e division qui a tenu Biermont et la 38e qui a tenu Orvillers le 30 mars contre les assauts de la 5e division de la Garde et de la 212e division, ont passé à l’offensive et avancé nos lignes. Quoi qu’en ait dit le communiqué, Orvillers n’a jamais été perdu par le 4e zouaves. Celui-ci, le 30, a dû se retirer aux lisières du village, mais, le 31, il les a dépassées et il a repris le bois de l’Epinette. Le 4e zouaves (lieutenant-colonel Besson) a dans son passé la retraite de Charleroi, Monceau-les-Provins, la Marne, l’Yser, trois fois Verdun avec la Haie Renard, Douaumont et Louvemont, la Malmaison enfin qui fut sa conquête. Comme le régiment colonial du Maroc le 30 mars, il a gagné le 31 la fourragère rouge.

Un mort ou l’esprit d’un mort ne fut pas étranger au succès de son attaque le jour de Pâques. Jamais attaque ne fut plus furieuse, ni gain de terrain plus volontaire. La veille, devant le village d’Orvillers, à quelques pas de la ligne sur laquelle il avait dû se replier, le 4e zouaves avait perdu l’adjoint de son chef, le commandant de Clermont-Tonnerre. Or, le commandant de Clermont-Tonnerre était l’âme du 4e zouaves. Aucun chef n’a exercé plus d’influence sur ses hommes parce qu’aucun, peut-être, ne les a davantage aimés. Disciple d’Albert de Mun, ancien officier de cavalerie, démissionnaire pour s’adonner aux œuvres sociales, il était venu, à la guerre, reprendre sa place dans l’armée, et de l’état-major il avait demandé à passer aux zouaves. Son autorité n’était comparable à aucune autre. Elle s’exerçait par la courtoisie des manières, la politesse du ton, et une sorte de rayonnement venu du dedans. Un mot de lui forçait l’obéissance, et la voix le prononçait du ton le plus calme. Il traitait chacun en égal, et chacun le sentait supérieur. A l’attaque de Douaumont, il conduisit sa compagnie la canne à la main, comme un père mène ses enfants en promenade. A Hurtebise, où son bataillon, à peine relevé, dut revenir attaquer, il obtint cet effort extrême par son seul ascendant et son sourire délicat dans la tempête. A la Malmaison où je l’avais accompagné, j’ai vu le charme opérer, et c’est un souvenir inoubliable. Un jour, il le faut espérer, un de ceux qui l’ont connu écrira sur lui ce qui doit survivre de lui.

Quand on sut, le Samedi Saint, au 4e zouaves, qu’il n’était pas revenu, ce fut une douleur collective qui, du jeune colonel Besson pleurant un ami s’en allait dans les escouades, réunissant dans le même deuil le régiment tout entier . Le lendemain, l’ordre d’attaquer trouva tout le monde préparé. Ce fut prompt et superbe. Orvillers dégagé, l’ennemi fut délogé du bois de l’Epinette. Le zouave Bevé reconnut au passage le corps du commandant, mais il fallait marcher : il passa et le commandant fut vengé. Puis on revint à lui. Il était étendu face à l’ennemi qui ne l’avait point touché, auprès de trois autres morts. L’élan des troupes était une dernière fois son œuvre. Sans paroles il les avait commandées. N’était-ce point sa manière, et ne suffisait-il pas de son visage intact ?

Le soir de ce jour de Pâques, le colonel Derigoin, commandant la brigade et le secteur, et le lieutenant-colonel Besson, commandant le 4e zouaves, étaient réunis au château de Sorel, proche Orvillers, un château de briques rouges, massif, atteint par les obus, comme un vaisseau qui fait eau de toutes parts, adossé aux bois. Un zouave entra dans le poste et présenta au lieutenant-colonel Besson un petit sac de terre, de ceux qui servent à élever les parapets des tranchées :

— J’ai mis là-dedans, dit-il, les reliques du commandant.

Le mot : reliques, lui était venu spontanément aux lèvres. Un témoin qui fut le confident et l’ami du commandant, m’a raconté la scène le lendemain ou le surlendemain. Celle qui suivit ne fut pas d’un caractère différent. Une voiture d’ambulance stoppait devant la porte. Le corps du commandant y était déposé sur un brancard. Les deux colonels sortirent pour voir une dernière fois le compagnon de leurs travaux, de leurs espérances, de leurs épreuves et de leurs victoires. La nuit était venue et la bataille ne cessait pas. C’était, alentour, un grondement incessant d’artillerie. Des fusées rayaient le ciel noir. Les éclairs des batteries étaient comme la respiration haletante de l’horizon. Cependant la vue de ce grand mort, à la lueur des petites lampes électriques, laissait une impression de douceur et de paix. Il rappelait dans son immobilité ces chevaliers sculptés dans la pierre au portail des cathédrales. Son visage poli n’avait aucune des contractions que laisse la souffrance. Une sérénité infinie le recouvrait, non pas insensible déjà, mais comme vivante encore, l’rappé surtout aux jambes, dont l’une était entièrement broyée, la main gauche mutilée pendant le long de la hanche, il esquissait de la droite un signe qui lui était habituel au danger, — celui de la Croix, — car, disait-il, il voulait mourir en chrétien.. La mort l’avait figé dans le geste qui prie.

— Besson, dit à voix basse le colonel Derigoin, qui est un dur guerrier, embrassons-le.

Les deux chefs touchèrent de leurs lèvres le front de leur camarade et la voiture d’ambulance s’enfonça dans les ténèbres..


Plus à l’Est, au Rollot, à Grivesnes, à Moreuil, la grande offensive allemande du 30 mars a été contenue ou brisée. L’armée Humbert et l’armée Debeney ont barré les routes de Paris et d’Amiens. Et la prophétie du général Fayolle, le jour du Vendredi Saint, s’est réalisée : la France a pu chanter l’Alléluia le jour de Pâques.


XIV. — LE CHAMP DE BATAILLE

Envoyé en mission à la 77e division les premiers jours d’avril, j’ai rendu visite au Plessis-de-Roye et au Plémont encore tout chauds et tout retentissants de la bataille. Le matériel épars, les cadavres jonchés eussent permis à eux seuls de jalonner l’opération et d’en rétablir les phases. Mais les acteurs étaient là, ou dans le voisinage, selon les relèves. C’est une belle vision que celle d’une troupe victorieuse. Au premier abord elle semble indifférente et sa propre gloire ne la touche pas. Parlez-lui du Boche : les visages s’illuminent d’un sourire. Parlez-lui de la terre : la fierté d’en avoir gardé une parcelle de choix donne à ces visages une expression grave et réfléchie, de noblesse tendre.

D’Elincourt-Sainte-Marguerite où est le quartier général de la division, nous prenons la route du Plessis. Le capitaine Humbert, un ancien du 97e, nous servira de guide. Nous quittons la route pour entrer dans le parc par une brèche. Il fait un temps favorable : le vent est aigre encore, les jeux de nuages cachent souvent le soleil. Mais ces jeux mêmes s’harmonisent aux paysages délicats de l’Ile-de-France et les vues sont bonnes. Dans le parc, les taillis s’égouttent. Le sol boueux est par endroits pareil à un marécage. Voici que les bois s’ouvrent devant les pelouses qui conduisent au château.

Pauvre château des Condé dont les pierres coulent comme du sang et qui pourtant dresse encore sa masse solide et bien ordonnée ! Des pans de toits gisent à terre comme des morceaux de chair. Des ouvertures béantes laissent voir des intérieurs dévastés. cependant l’aile qui fut ajoutée au temps de Louis XIV a gardé sa façade intacte avec son beau fronton Renaissance, qui semble une anomalie parmi ces ruines, comme un vêtement de fête sur un mort.

— Ne restez pas trop, nous avertit une voix sourde, mais bienveillante, venue des caves.

En effet, le château est resté le but favori des batteries allemandes qui sont en arrière de Lassigny. C’est miracle qu’il résiste et conserve son grand air sous les coups. L’honneur en doit revenir aux architectes et aux maçons du temps jadis. A peine l’avons-nous quitté qu’il fume à nouveau sous les obus. Va-t-il s’écrouler cette fois ? La fumée se dissipe, et les nouvelles blessures se sont perdues dans les anciennes.

Le capitaine Humbert reconstitue pour nous le combat. Nous avons pu voir l’emplacement des mitrailleuses du 2e bataillon (commandant Delmas), qui tirent sous leurs feux refluer Le flot ennemi vers la partie Ouest du parc, et l’endroit où le colonel Tissier fut tué, dans les taillis, à son poste de commandement. Qu’est devenu son officier adjoint, ce charmant commandant Dunoyer, que j’avais rencontré à Verdun tout bouillant de jeunesse et plein de confiance ? Son corps n’a pas été retrouvé. Reste la chance qu’il soit blessé et vivant [5].

Nous franchissons à la corne Ouest du parc le fossé qui défend le château, à côté du petit corps de garde qui flanque la grille d’entrée, et nous refaisons le chemin parcouru par le bataillon Reboul, marsouins et fantassins. Devant le mur, c’est un amas de casques, souliers, sacs, ceintures, crosses de fusils brisés, douilles de cartouches. Depuis cinq jours on ramasse, on entasse, on classe et l’on enterre Et cependant les restes de la lutte marquent encore le terrain. On enterre, et au delà du carrefour marqué par la cote 78, le long du ruisseau du gué de Vienne, sur le sol ou dans les tranchées, les cadavres allemands se succèdent, qu’on n’a pas encore eu le temps d’ensevelir. Ils sont trop, et les corvées sont surmenées. Figures crispées, bouches ouvertes, yeux d’épouvante, nez serres, et presque rien que de jeunes visages qui feraient pitié, si l’on ne songeait à notre jeunesse décimée, à notre pays ravagé et qui fut menacé d’anéantissement. Bouches ouvertes, et pleines du terre : comme le dit l’aspirant Leniand, « elle est amère, cette terre de France ! »

Un des derniers cadavres retrouves du côté de Lassigny est celui de ce sous-officier du 36e régiment dont le carnet de route révélait le cœur sentimental et l’esprit philosophique. Blessé entre les lignes, il agonisa cinq jours sans être entendu ni secouru. Ce Werther mourant trouva dans la foi religieuse la force de supporter sa longue agonie. De tant de carnets allemands que j’ai eus sous les yeux, celui-ci est l’un des seuls où j’aie rencontré une sincérité émouvante. En voici le dernier feuillet. Puisque j’en ai cité d’autres pages, il serait injuste, — et partant peu français, — de ne pas donner celle-ci :


CHAMP DE BATAILLE DE LASSIGNY


4 avril.

C’est aujourd’hui que j’ai vingt-quatre ans. Là-bas, chez nous, vous avez sans doute orné de fleurs mes photographies, sans vous douter que je suis étendu ici, sous le grand ciel, blessé, depuis cinq jours déjà. Et pas un être n’est venu pour me sauver. Depuis hier soir, ma blessure me brûle terriblement. Elle me donne la fièvre. Je souffre par moments si violemment que je n’ai pas su, dans mon désespoir, ce que je faisais, et j’ai essayé de m’ouvrir les veines... Malheureusement, je n’ai pas réussi. La nuit dernière et presque tout aujourd’hui, il a plu de telle sorte que... je n’ai plus rien de sec. J’espérais fermement que je serais sauvé pour le jour de mon anniversaire, mais il n’en est plus question, il n’y faut plus penser. Je suis mort désormais pour le monde, et je me réjouis de retourner vers mon Père céleste, auprès de qui je reverrai tous ceux que j’ai aimés et chéris dans ce monde. J’aurai alors fini de souffrir, mais, o misérable que je suis, il m’aura fallu auparavant boire pourtant l’amer calice de fiel jusqu’à la lie.


Celui-ci est mort pieusement, noblement. Les brancardiers de sa division ne doivent pas être très hardis pour ne pas l’avoir découvert quand il s’était traîné à un kilomètre en arrière. Comment s’est comporté le lieutenant de réserve W., adjoint au chef de bataillon commandant le 66e régiment, qui se montre dans son carnet si arrogant et pour nous si méprisant ? Et le pillard de Noyon qui appartenait à la 3e compagnie du 36e régiment ? Le pillard de Noyon a beaucoup parlé :

— Lorsque nous fûmes engagés, a-t-il dit, nos officiers sont partis en avant tête baissée et nous les avons suivis, ce qui explique les grosses pertes parmi les officiers. Mais il s’est passé bien d’autres choses que je n’aurais pas crues possibles. Des officiers gisaient blessés dans le parc. Ils disaient aux hommes qui passaient : « Camarades, au secours ! Emportez-nous. » Les hommes répondaient : « .Maintenant vous nous appelez camarades et quand nous étions au repos vous ne faisiez même pas attention à nous. Vous nous traitiez plus bas que terre, et pire que du bétail. Cherchez de l’aide où vous voudrez, n’en attendez pas de nous ! » Et les hommes passèrent sans s’occuper des officiers. A six heures du soir (le 30 mars), quand nous apprîmes dans le parc que nous étions entourés, quelques officiers essayèrent de nous persuader que nous devrions tenter une sortie, que ce serait une bagatelle, pour un si grand nombre d’hommes, de briser l’anneau qui nous encerclait. Mais il leur fut répondu : « Nous ne tirerons plus un seul coup de fusil, nous sommes contents que la guerre soit finie pour nous. »

Ainsi auraient répondu ces hommes qui la veille se promettaient de dévaster et piller la France. Quant au lieutenant W., c’est lui qui proclama avec une fureur d’admiration :

— Ces chiens de Français retombent toujours sur leurs pattes.

Après la visite du village que reconstruiront une fois encore, non plus en planches, mais en pierre, et pour des siècles, les Lobert et les Lepère, les Dubois, les Carpentier, les Garin et l’ancien maire Louis Lefèvre, et le vieil Hénot lui-même confiant dans l’avenir, nous rentrons dans le parc. Dans un coin, des arbres mutilés abritent quelques tombes. Ce sont des nôtres, du 97e. Des vers d’un poète de chez nous, dont les fils sont au combat, me reviennent à la mémoire :


Chère Savoyards, couchés sous cette vieille terre
Reconquise par vous à notre vieux drapeau,
Héros que j’ai connus, sur l’Alpe solitaire,
Pacifiques gardiens de paisibles troupeaux...
Que les monts orgueilleux d’où jaillissent nos Dranses,

Que leurs nobles sommets, que leurs rochers jaloux
Deviennent à nos cœurs, remplis de vos souffrances,.
L’éternel monument qui nous parle de vous !
Et quand nous gravirons les pentes familières
Où se devine encor la trace de vos pas ;
Quand nous aurons atteint l’ineffable lumière
Que sur les blancs névés vous ne reverrez pas ;
Quand nous respirerons cet air qu’en vos poitrines
Pour combattre en héros vous aviez enfermé ;
Quand nous contemplerons, au soleil qui décline,
Ces prés, ces champs, ces bois que vous avez aimés...
Alors, interrogeant dans la splendeur des cimes
Vos mânes glorieux, attentifs et présents,
Ah ! puissions-nous sentir, morts obscurs et sublimes,
Revivre et battre en nous vos cœurs de paysans !... [6]


Nous retraversons le parc pour monter au Plémont. Le plateau est tapissé de fleurs, violettes, pensées sauvages, anémones. Le commandant de Surian en est toujours le gouverneur, avec son fameux 2e bataillon du 159e régiment. Ce terrible homme semble sortir d’un salon qu’il aurait tenu sous le charme : grand, blond, élégant, rasé de frais, il est plein de gaieté, de jeunesse, de grâce ; quand on l’a vu, on donne tout son prix à cette phrase de son rapport qu’il a dû se divertir fort à écrire en pleine bataille après avoir réoccupé le plateau et replongé l’ennemi sur les pentes : « Nous avons d’excellentes vues. Le Boche n’en a aucune. Nous sommes au-dessus de lui. Il a vraiment le dessous. » Il fait visiter son domaine en passionné propriétaire terrien. Le tour n’est point de tout repos, car on est guetté par les observatoires allemands de Porquericourt et de temps à autre arrosé, mais les aventures qu’il conte ne permettent de s’en rendre compte que plus tard.

— Donner des noms, conclut-il après tant de faits miraculeux, c’est impossible. Il y en a trop. Je citerai cependant la fin héroïque du petit soldat Moret de la 5e compagnie. Nous l’avons retrouvé dans la tranchée qu’il a défendue jusqu’à la mort. Devant lui deux tombes boches montraient qu’il avait âprement combattu. Et ses camarades l’ont vu entouré, et alors que les Allemands lui criaient : « Rends-toi ! » leur répondre à coups de grenades. Nous l’avons retrouvé dans sa belle position de combattant. avec, à ses pieds, ses adversaires.

— Je dirai, reprend-il après une pause, le courage de ces quelques hommes qui, avec le caporal Renon, ont bondi au-devant des assaillants et les ont contenus à la grenade, sans permettre aux mitrailleurs de dégager leurs pièces. Je dirai l’héroïsme du capitaine Thuveny se battant comme un preux et acceptant avec une magnifique sérénité d’âme le sacrifice, qu’il voyait proche, de sa vie.

Si litanie n’oublierait qu’un nom. et comme on l’interroge sur le moral de ses hommes :

— Vous pouvez le deviner. Tous sentent qu’ils ont accompli de belle besogne. En dehors de ce qu’ont pu raconter les prisonniers, nous avons vu, sur le terrain, les maudites vagues grises couchées. Nous avons retrouvé, dans la partie du bois perdu pendant quarante-huit heures, des tombes et des tombes. Et il y a encore des cadavres devant nos lignes. Quand on a su les effectifs de l’attaque, on est encore plus fier d’avoir tenu.

Puis il ajoute :

— On fera mieux la fois prochaine...

Et je lis, à peine rédigé, l’ordre qu’il adresse ce jour-là, 4 avril, à son bataillon :


4 avril 1918. Ordre du chef de bataillon.

Mes amis, je veux vous remercier tous au nom de la France, pour le magnifique effort que vous avez fourni.

Pendant huit jours, vous avez veillé, vous avez travaillé ; vous vous ères préparés à recevoir l’ennemi sur la position qui nous avait été confiée et sur laquelle reposait, en grande partie, le sort de la bataille qui se joue actuellement.

Attaqués par trois régiments allemands, vous leur avez opposé votre vaillance, et, ni le nombre, ni les efforts n’ont pu avoir raison de votre bravoure. Vous avez bien mérité de la Patrie. Par ma bouche, elle vous remercie.

Les souffrances partagées, les heures pénibles vécues en commun cimentent véritablement l’affection qui nous unissait déjà. Maintenant que nous avons combattu ensemble, je vous connais mieux. Plus qu’avant, je sais qu’à l’avenir je puis compter sur vous vous savez que vous pouvez compter sur moi.

Enfin, vous avez ajouté à la splendide histoire du 159e une superbe page. Elle restera votre éternelle gloire. La résistance du 2e bataillon, attaqué, sur la hauteur du Plémont par trois régiments allemands aura peut-être sauvé la Patrie. Il est juste que vous en soyez fiers !

Moi, je ressens un grand orgueil d’avoir été à votre tête, et de commander à des hommes tels que vous. C’est une des plus grandes satisfactions que puisse éprouver le cœur d’un chef.

Ayez une pensée pour ceux de nos camarades qui ont généreusement donné leur vie afin d’assurer notre mission.

Demain, la France aura encore besoin de vous. Je sais maintenant que tous vous répondrez : « Présent » à son appel. Je sais que devant vous, le Boche maudit ne pèsera pas lourd, puisque vous avez su le battre, à un contre vingt.

Ayez au cœur la joie du Devoir magnifiquement accompli, et, si demain on nous appelle, fiers du passé et confiants en Dieu qui nous a si largement aidés, nous montrerons aux Boches que notre valeur est encore supérieure à celle qu’ils ont éprouvée samedi

Vive la France !


Je n’ai pu joindre ce jour-là le régiment colonial du Maroc ni le 56e bataillon de chasseurs à pied qui ne tenaient plus le secteur. Mais les chasseurs et les marsouins brillent dans notre histoire militaire d’un éclat incomparable. J’ai dit ailleurs[7] la geste des coloniaux à Verdun. Du moins ai-je vu sur place, à l’endroit même de leur victoire, deux régiments recrutés à même le sol natal, et qui donnent de notre armée une image fidèle, comme l’histoire de ce coin de l’Ile-de-France, le Plessis-de-Roye, présente en raccourci notre histoire douloureuse et glorieuse au cours de la guerre.

Comment le Plessis-de-Roye a été reperdu dans une journée (9 juin) qui ne fut pas sans honneur, comment il a été repris par toute une série d’âpres combats sous la chaleur d’août, c’est la suite de cette histoire. Les habitants vont revenir : ils rebâtiront leurs maisons et ensemenceront leurs terres délivrées. Et la ruine épique du château des Condé sera, comme Vaux et Douaumont, l’un des sanctuaires où la jeunesse à venir viendra s’agenouiller pour mieux connaître nos destinées immortelles et pour s’en inspirer.


Henry Bordeaux.
  1. Copyright by M. Henry Bordeaux. 1919.
  2. Voyez la Revue des 1er et 15 janvier.
  3. Voyez Les Captifs délivrés (Revue des Deux Mondes des 15 mai, 1er et 15 juin 1917).
  4. Rapport de la 17e division.
  5. Le commandant Dunoyer, blessé le 30 mars, fut emmené en captivité.
  6. Louis-Joseph Grandperret.
  7. Les Captifs délivrés.