Un Conclave de six mois au milieu du XVIIIe siècle et son résultat imprévu

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Un Conclave de six mois au milieu du XVIIIe siècle et son résultat imprévu
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 490-530).
UN CONCLAVE DE SIX MOIS
AU MILIEU DU XVIIIe SIÈCLE
ET SON RÉSULTAT IMPRÉVU

L’ÉLECTION DE BENOIT XIV (FÉVRIER-AOÛT 1740)

Le conclave qui s’ouvrit à la mort de Clément XII et d’où Benoît XIV sortit pape, fut le plus long qu’eussent à enregistrer les annales ecclésiastiques depuis la fin du Grand Schisme. Durant six longs mois, le Sacré Collège ne put s’accorder, partagé qu’il était en deux factions équivalentes et rivales. Dans l’un et l’autre camp, ce furent les influences étrangères qui prévalurent le plus souvent : Cardinaux français, espagnols et autrichiens s’employèrent à favoriser ou à empêcher l’élection de tel ou tel de leurs confrères, selon qu’ils le croyaient disposé à servir ou à contrarier la politique de leurs souverains respectifs. Dans un pareil conflit, la préoccupation religieuse semble si vague, si lointaine, qu’on serait porté tout d’abord à le déplorer et à regretter même qu’on en exhumât le souvenir. Il faut se garder de cette impression. Depuis plus de mille ans, en effet, à la mort de chaque pape, les princes se sont toujours efforcés d’assurer le trône pontifical à ceux qui, dans le Sacré Collège, tenaient leur parti : cette compétition séculaire n’est-elle pas une preuve manifeste, un témoignage éclatant de la vitalité et de la prééminence de la papauté ? Qu’ils fussent les faibles seigneurs de la seule ville de Rome ou les souverains absolus des vastes États de l’Église, qu’ils fussent couronnés avec magnificence dans la Ville Éternelle, ou proclamés furtivement dans quelque bourgade de la campagne, qu’ils soient enfin, comme aujourd’hui, emprisonnés et sans défense, les Successeurs de saint Pierre n’ont jamais ceint la tiare sans que la chrétienté tout entière s’en soit émue. Depuis Charlemagne, aucun prince n’a pu se désintéresser d’un conclave : voilà ce qui explique et justifie les luttes qui s’y sont produites à maintes reprises, luttes aux détails parfois misérables et indignes du sénat de l’Église, mais cependant bien fertiles en enseignemens, quand on en recherche la cause et qu’on en discerne l’objet. N’est-il pas remarquable enfin que cette rivalité des puissances séculières au sein du conclave, — indice de l’importance qu’elles attribuaient à son issue, — ne se montra jamais plus âpre et plus passionnée qu’à la mort de Clément XII, en 1740, au milieu du XVIIIe siècle, en un temps où la religion était raillée et dédaignée, où princes et peuples s’en allaient à la suite des idées nouvelles, oublieux de la foi de leurs ancêtres ? De l’élection de Benoit XIV, considérée à ce double point de vue, ressort une haute leçon d’histoire.


Le 6 février 1740[1], à l’aube, la cloche du Capitole se mit à tinter le glas : le pape Clément XII venait d’expirer. Bientôt le canon du château Saint-Ange se fit entendre, les tambours roulèrent de tous côtés, les troupes sortirent de leurs quartiers et les rues s’emplirent d’une foule bruyante que fendaient à grand’peine carrosses, chaises et berlines, emmenant au Quirinal cardinaux et prélats, réveillés en sursaut et à peine habillés. — Attendue depuis six mois, la mort du Pape paraissait surprendre tout le monde ! Aveugle et nonagénaire, torturé par la goutte, miné par la fièvre et la dysenterie, Clément XII avait lutté contre la maladie, avec cette force d’âme et cet amour de la vie que l’on ne voit qu’aux vieillards. A plusieurs reprises, les médecins trouvant le pontife évanoui et agité de convulsions, avaient jugé sa dernière heure venue, et trois fois les secours suprêmes de la religion lui avaient été apportés. Durant le mois de janvier, le bruit de la mort du Pape avait couru la ville à toute heure, et même, une fois, un messager avait été en porter la nouvelle à Paris. Tant de fausses alertes avaient lassé les inquiétudes et endormi les vigilances : le peuple croyait qu’une poudre merveilleuse, apportée de Florence, assurait encore à son souverain plusieurs années de vie.

Du reste, Clément XII n’était pas aimé de ses sujets. A la mort de Benoît XIII, ils avaient réclamé un pape jeune et de famille romaine : seul, un long pontificat, libre de toute influence étrangère, pouvait, à leur avis, réparer les finances délabrées. Le jour même de son élection, Laurent Corsini, Florentin et octogénaire, fut donc impopulaire. Le châtiment sévère qu’il infligea au ministre prévaricateur de Benoit XIII, le cardinal Coscia, ne lui fut compté pour rien : en revanche, on lui imputa les ravages causés dans les États de l’Eglise par le passage des troupes françaises ou espagnoles, et l’on condamna sa politique qui n’avait pas su empêcher l’Italie d’être encore une fois le champ clos de l’Europe. Lorsque Clément XII, devenu aveugle, confia les affaires à son neveu, le cardinal Nerio Corsini, le peuple se crut revenu aux jours de Sixte IV et d’Alexandre VI. Enfin, en 1738, une crise monétaire, suivie d’une réduction de l’intérêt légal, mit le comble au mécontentement public, et l’on disait tout haut que l’argent ne circulait plus à Rome parce qu’il remplissait à Florence les coffres de la maison Corsini. Détestée dans la rue, la famille pontificale n’était pas moins haïe dans les salons. Princes et barons romains jalousaient « ces émigrés de Florence, » détenteurs de toutes les grâces, et il n’y avait que rancune et envie au cœur de ceux qui venaient en foule, à la Longara, faire leur cour au palais Corsini. Dans le Sacré Collège, la même animosité se retrouvait. Groupés autour du camerlingue, Alexandre Albani, les « vieux » cardinaux, ceux de Clément XI et de Benoit XIII, protestaient contre le népotisme du règne et flétrissaient ce Nerio Corsini, qui, pour s’assurer des voix au prochain conclave, distribuait à la seule faveur les chapeaux vacans. Deux cardinaux avaient été créés, quelques mois auparavant, à un consistoire tenu dans la chambre du pape moribond et, tout récemment encore, la même manœuvre se fût répétée sans l’énergie du secrétaire des brefs, qui avait refusé de prêter la main à une nomination in extremis. Jusqu’au dernier soupir de Clément XII, le cardinal-neveu, insouciant et superbe, avait méprisé ces haines, tandis que les princesses Corsini se targuaient de leur impopularité. « Les gens de la famille papale, disaient-elles souvent, meurent deux fois : la première de la mort de leur oncle, la seconde de leur mort naturelle. » Le Pape expiré, toute cette belle assurance tomba, et ce fut dans un misérable carrosse d’emprunt, les stores baissés, tremblant d’être reconnus par la foule, que neveux et nièces du pontife défunt sortirent de ce Quirinal où, la veille encore, ils parlaient en maîtres.


Durant la vacance du Saint-Siège, le pouvoir était exercé par le cardinal-camerlingue. C’était alors Alexandre Albani, le neveu de Clément XI. Revêtu de la pourpre à vingt-neuf ans, camerlingue avant la quarantaine, comblé de bénéfices, chargé d’honneurs, il avait été l’objet de toutes les complaisances de son oncle. Sous Benoît XIII, il s’était signalé par sa rupture éclatante avec le cardinal Coscia et avait ainsi conquis le cœur du peuple. Éloigné de Rome jusqu’à la mort de ce pape, il avait ensuite prétendu à la tiare. Devenu l’implacable adversaire de Clément XII, son rival heureux, il avait groupé autour de lui les ennemis des Corsini, fait échec au nouveau gouvernement et traversé de toutes manières les desseins du cardinal-neveu. Partisan de l’Empereur parce que le Pape tenait pour la France, il avait eu, lors de la succession de Pologne, une attitude si outrageante pour le beau-père de Louis XV, que celui-ci avait ordonné à ses représentans de ne plus frayer avec lui. Le président de Brosses nous a laissé de ce terrible prélat un peu séduisant portrait. « Il est, dit-il, extrêmement considéré pour sa capacité, haï et redouté à l’excès : sans foi, sans principe, ennemi implacable, même quand il parait s’être réconcilié, inépuisable en ressources dans les intrigues, la première tête du collège et le plus méchant homme de Rome. » Aux termes du cérémonial, c’était au camerlingue qu’il appartenait de vérifier le décès du Souverain Pontife. Arrivé au Quirinal, Alexandre Albani, suivi des cardinaux, gagna donc l’appartement du Pape. Parvenu à la chambre mortuaire, il en heurta la porte à deux reprises. N’obtenant point de réponse, il fit mine de l’enfoncer et pénétra dans la pièce où Clément XII reposait, comme il avait expiré. Alors, s’approchant de la couche funèbre, il appela à haute voix Laurent Corsini, tandis que, d’un marteau d’argent, il frappait trois fois le front du cadavre. « Eminentissimes seigneurs, le Saint-Père est mort, » dit-il, en se tournant vers l’assemblée. Le cardinal Ottoboni, chancelier de l’Eglise, dressa aussitôt l’acte de décès, que signèrent le camerlingue et un cardinal de chaque ordre. Tous quittèrent ensuite la chambre, où quatre Jésuites de la Pénitencerie demeurèrent on prières. Le premier rite des funérailles était accompli.

Le lendemain matin, 7 février, le gouverneur de Rome fit ouvrir les prisons de la ville, car, avant de paraître devant Dieu, le Pape était censé avoir remis toutes les peines infligées à ses sujets. Mais, pour que cet usage fût observé sans compromettre la sécurité publique, on transférait secrètement d’avance au château Saint-Ange les criminels et les malfaiteurs de marque. Le soir, à la tombée de la nuit, la dépouille du Pape fut portée à la chapelle Sixtine. Le cortège n’était formé que de soldats, et un seul prêtre y figurait, le curé de la paroisse du Quirinal. Cette cérémonie martiale frappait toujours les étrangers. Le président de Brosses, qui séjournait alors à Rome, ne fit point exception. « Je suis allé, dit-il, chez le duc de Saint-Aignan[2] voir passer ces obsèques qui ne sont que la translation du corps à Saint-Pierre. Il était porté sur une litière découverte de velours cramoisi brodé d’or, entouré de la garde suisse en hallebardes, précédé des chevau-légers et de quelques autres troupes, des trompettes et de plusieurs pièces de canon posées à l’envers sur leurs affûts roulans : le tout accompagné de plusieurs estafiers et d’une considérable illumination. C’était à huit heures du soir. J’ai cru d’abord que c’était quelque général d’armée, tué dans une bataille, que l’on rapportait dans son camp. »

Avec cette pompe nocturne commençaient les « grandes funérailles » pontificales, qui se prolongeaient neuf jours durant. Le mardi 8 février, au matin, les cardinaux, vêtus de violet en signe de deuil, se réunirent dans la sacristie de Saint-Pierre. Là, le secrétaire du Sacré Collège, Levizzani, leur donna lecture des diverses constitutions réglant l’élection du Pape et chacun d’eux jura d’en observer les termes. Le camerlingue se fit ensuite apporter l’anneau du Pêcheur[3] et le rompit avec ostentation, empêchant ainsi la fabrication de tout acte posthume ; pareillement, il brisa la matrice des bulles et reprit le sceau des brefs à son dépositaire. Puis, faisant appeler le gouverneur de Rome, il le confirma dans sa charge, avec l’assentiment de ses confrères. Enfin, avant de se séparer, les cardinaux tirèrent au sort ceux d’entre eux qui surveilleraient les préparatifs du conclave. Dans l’après-midi, le corps du Pape ayant été descendu dans Saint-Pierre, la foule put défiler devant le catafalque. Le président de Brosses nous l’a décrit. « Il est magnifique, dit-il, d’un grand goût, orné d’architecture, de statues peintes, et de médaillons, d’inscriptions et de tableaux représentant les principales actions du pontificat et les monumens élevés par le Pape. On n’y a pas oublié le port d’Ancône et la construction d’un beau lazaret au milieu de la mer. Il est étonnant qu’on ait pu avec tant de promptitude élever un catafalque que l’on pourrait appeler un édifice. »

Les trois jours suivans, en présence de la cour pontificale et de la noblesse romaine, une messe solennelle de Requiem fut célébrée dans Saint-Pierre par le plus jeune cardinal de chaque ordre. Assemblé ensuite dans la sacristie de la basilique, le Sacré Collège vérifia les pouvoirs des magistrats et des fonctionnaires de tout l’État ecclésiastique. Cette fastidieuse besogne occupa plusieurs séances heureusement coupées par la réception des ambassadeurs, venus apporter les condoléances de leurs princes. Le reste du temps fut consacré aux préparatifs du conclave et à l’audition des cardinaux préposés aux travaux. Ceux-ci étaient immenses, et le peu de jours que l’on avait pour les exécuter en décuplait la difficulté.

La clôture du conclave n’étant levée en aucun cas, les cardinaux devaient assurer d’avance la santé de leurs âmes et de leurs corps. Aussi, les 12, 13 et 14 février, firent-ils choix d’un confesseur, de deux médecins, d’un chirurgien, d’un pharmacien, de quatre barbiers et de domestiques variés. Le cardinal Sacripante, le plus jeune des diacres, tira ensuite au sort les cellules du conclave : attribution qui avait certes son importance, car, si aucun des logemens destinés à Leurs Éminences n’était confortable, certains d’entre eux étaient de véritables taudis. Le hasard aveugle favorisa en première ligne le cardinal Coscia ! Rohan fut après le mieux partagé : la plus méchante cellule échut à Fleury, qui ne s’en soucia guère, ne devant pas venir à Rome ! Le 13 février, après la messe, cinq cardinaux donnèrent tour à tour l’absoute au Souverain Pontife. Cette cérémonie se répéta les deux jours suivans et attira, par sa pompe, un grand concours de peuple. Le Sacré Collège examina ensuite la liste des « conclavistes. » On appelle ainsi les deux prêtres que tout cardinal a le droit d’emmener au conclave, comme secrétaires particuliers. Le nom, la nationalité et les grades théologiques de chaque candidat durent être mis par écrit, car « il importait que ce fussent tous sujets de morale reconnue et de discrétion éprouvée. » Enfin, les cardinaux, non revêtus des ordres sacrés, remirent au camerlingue les brefs qui leur permettaient de voter dans le conclave.

Selon l’usage, les funérailles furent clôturées par l’ensevelissement provisoire du Pape dans Saint-Pierre. Après le coucher du soleil, à la lueur des torches, les cardinaux, vêtus de chapes blanches et portant la mitre, s’assemblèrent au pied du catafalque. La bière fut descendue et découverte : chaque prélat vint fléchir le genou devant l’auguste mort et lui donna le baiser de paix. Le cercueil fut scellé et porté par les chanoines de Saint-Pierre dans un bas-côté de l’église, où il fut hissé dans une niche préparée à cet effet. Durant un an, Clément XII devait reposer là, attendant l’anniversaire de sa mort pour être conduit, en grande pompe, à Saint-Jean de Latran où l’admirable cuve de porphyre, qui avait abrité les restes d’Agrippa sous le portique du Panthéon, lui servirait de tombeau.

L’ouverture du conclave avait été fixée au vendredi 19 février. Ce jour-là, dans Saint-Pierre, le cardinal doyen, Ottoboni, chanta la messe du Saint-Esprit à l’autel de la Pietà : le Sacré Collège, la prélature, la Cour pontificale et la noblesse romaine y assistèrent. Puis on écouta le chanoine Assanani discourir en latin sur le choix d’un bon pape : l’orateur fut détestable et languissant. « Il m’a rappelé, écrit un de ses auditeurs, ces vers d’un poète burlesque :


Phlégias là fait des sermons,
Outre qu’ils sont mauvais, fort longs. »


Les cardinaux se mirent ensuite en procession : escortés par les Suisses, précédés de la croix et des cierges, suivis des prélats, ils traversèrent lentement l’église aux accens du Veni Creator et par l’Escalier Royal gagnèrent la chapelle Sixtine, dont le seuil marquait l’entrée du conclave. Sur leur passage, une foule compacte faisait la haie et les gardes maintenaient à grand’peine hommes et femmes qui se montraient du doigt les cardinaux les plus connus et se communiquaient tout haut leurs pronostics pour l’élection. Les portes de la Sixtine étant closes, le cardinal doyen exhorta brièvement ses confrères à élire sans délai un saint et digne pape, puis chacun s’en alla reconnaître sa cellule et faire le tour de l’enceinte où il était désormais confiné.

Dans la clôture, on avait englobé la chapelle Sixtine et ses annexes, les salles Royale et Ducale, les Chambres et les Loges de Raphaël, les appartemens Borgia, ainsi que la galerie surplombant le péristyle de Saint-Pierre. Sauf la chapelle Sixtine, réservée aux séances et aux scrutins, toutes les autres pièces avaient été transformées, entresolées, ou coupées de cloisons : ainsi seulement on avait pu y répartir les logemens des soixante-huit cardinaux[4] qui composaient le Sacré Collège à la mort de Clément XII. L’incomparable curieux qu’était le président de Brosses ne manqua point, comme il séjournait à Rome, de se rendre sur les lieux. « Chaque logement, dit-il, est à peu près fait d’une cellule où est le lit du cardinal, d’une autre petite pièce à côté, d’un bout de cabinet, avec un escalier montant à l’entresol où l’on ménage deux petites nièces pour des domestiques… Ceux qui sont dans la grande loge au-dessus du portail [de Saint-Pierre]… ont l’avantage d’avoir vis-à-vis d’eux, de l’autre côté du corridor, tout un rang de cabanes le long des fenêtres, dont ils font des cabinets d’étude ou d’assemblée. » Les cardinaux les plus mal lotis étaient relégués dans les Loges, dont les larges baies avaient été presque entièrement murées. « On y est là, continue de Brosses, pressé comme des harengs en caque, sans air, sans lumière, avec de la bougie en plein midi, perdu d’infection, dévoré des puces et des punaises. » Les cellules étaient construites et aménagées aux frais de leurs titulaires, qu’ils vinssent ou non au conclave. La dépense en était élevée et montait à cinq ou six mille francs, les ouvriers ne voulant travailler avec tant de hâte que contre un salaire exorbitant. « Chaque cabane de planches, poursuit avec dédain notre chroniqueur, est partout uniformément revêtue de serge violette, si c’est une créature de feu Clément XII, verte, si c’est un cardinal de l’ancien collège. Au dedans, on la meuble comme on veut… Celle de l’infant[5], qui reste inhabitée, est bien plus magnifique que les autres, en damas, trumeaux et tables de marbre avec des vitraux de glace, les plus grands qu’il a été possible de les faire, pour laisser la parure de l’intérieur à découvert. » En haut de l’Escalier Royal, se dressait la grande porte du conclave. Dans l’un de ses battans, on avait percé un judas par lequel les cardinaux chefs d’ordre pouvaient écouter les rapports du gouverneur de Rome ou, en certains cas, donner audience aux ambassadeurs. A droite et à gauche de la porte, avaient été installées deux tours par lesquels les vivres et les subsistances de toute sorte seraient passés à l’intérieur.

Mais, si, le matin du 19 février, le Sacré Collège avait été seul a pénétrer dans la chapelle Sixtine, les barrières du conclave ne s’étaient pas définitivement refermées sur lui. Se conformant à un aimable usage, le cardinal Albani autorisa ses confrères à recevoir dans leurs cellules, jusqu’au coucher du soleil, leurs amis ou leurs proches. Et, tout l’après-midi, ce fut un long défilé de princesses romaines, d’ambassadeurs et de prélats venant apporter leurs vœux aux Éminences prisonnières et leur souhaiter bonne chance et prompte réussite. A la tombée de la nuit, une sonnette fut agitée dans les couloirs pour hâter les derniers départs, puis le camerlingue, s’étant assuré qu’aucun intrus ne restait en arrière, donna l’ordre de clore les portes. Il en tira lui-même les verrous et les cadenassa, tandis qu’au dehors, le prince Chigi, maréchal héréditaire du conclave, en fermait à double tour les serrures extérieures. Le sort en était jeté !


Quel serait le nouveau pape ? telle était la préoccupation de la Ville Eternelle tout entière. Du Corso au Transtévère, dans les palais comme dans les masures, sur les places, dans les églises, le jour comme la nuit, la même question revenait sur toutes les lèvres. Bien plus, les ambassadeurs la retrouvaient dans les dépêches de leurs ministres, les banquiers romains dans les lettres de leurs cliens étrangers, les savans sous la plume de leurs correspondans. De près comme de loin, en France comme en Italie, à Madrid comme à Vienne, l’élection pontificale passionne les esprits et captive l’attention. N’est-ce pas là chose curieuse en plein XVIIIe siècle, à cette époque d’incrédulité, lorsque les « philosophes » sont à la mode et que la libre pensée devient de bon ton ? Cette anomalie s’explique pourtant : en ce temps, où la guerre faisait rage, où la force des armes était le seul droit, le grand pouvoir moral du Saint-Siège se découvrait aux yeux du monde civilisé. En outre, depuis quelques années, les événemens avaient obligé la plupart des princes à recourir aux bons offices du Souverain Pontife. Pour s’affermir sur le trône de Pologne, l’électeur de Saxe avait eu besoin de Clément VII ; pour être reconnu roi de Naples, l’infant Don Carlos avait jugé utile de demander l’investiture de ce pape ; pour assurer l’Empire à sa fille unique, Marie-Thérèse, Charles VI avait sollicité l’appui du même pontife. Le roi d’Espagne, gêné dans ses ressources, attendait de Rome avec anxiété l’extension fructueuse de son droit de nomination aux bénéfices de son royaume ; le roi de France enfin comptait sur Rome pour apaiser ses Parlemens, aux prises avec les évêques sur la bulle Unigenitus et lancés dans une lutte qui ébranlait les bases mêmes de l’Etat. Presque tous les pays d’Europe étaient donc, à quelque titre, intéressés à la compétition ouverte au Vatican.

Or personne ne pouvait en prévoir le résultat. De mémoire de Romain, jamais conclave ne s’était annoncé aussi incertain. Le Sacré Collège était divisé en deux factions : l’une, groupée autour du camerlingue, Albani, comprenait les cardinaux de Clément XI et de Benoit XIII ; l’autre, rangée derrière le neveu du pape défunt, Corsini, se composait des « créatures » de Clément XII. Toutes deux étaient environ de même force, disposait chacune de vingt-cinq ou vingt-huit suffrages. Si ce nombre était insuffisant pour assurer à l’une ou à l’autre la victoire, puisque le Pape était élu aux deux tiers des votans, il permettait en revanche à chacun des partis de réduire son adversaire à l’impuissance. C’était donc aux « cardinaux de couronne, » dont la plupart étaient encore loin de Rome, qu’il appartiendrait de faire l’appoint nécessaire et de départager les voix. Mais ces retardataires se porteraient-ils tous sur le même candidat ? Ils viendraient au conclave, munis d’instructions sévères, et leurs princes respectifs n’avaient-ils pas trop à attendre du Souverain Pontife, pour s’accorder sur son choix ? « Faire le Pape pour soi seul » avait toujours été l’ambition de l’Empereur, comme des rois de France ou d’Espagne.

Tandis que partout frémissaient l’impatience, l’inquiétude et de secrets espoirs, le conclave achevait de s’organiser dans la paix du Vatican.

L’aube du 20 février vit la procession du Sacré Collège s’avancer dans la Sixtine : tout était prêt pour les séances. Elevés autour du chœur et surmontés de leurs baldaquins, soixante-huit trônes attendaient les éminentissimes électeurs : deux pupitres, un à droite et un à gauche du sanctuaire, allaient servir à la rédaction de leurs bulletins, et, sur les marches de l’autel, une longue table dressée était un lieu propice au dépouillement des scrutins futurs. La funzione s’ouvrit par la messe du Saint-Esprit : elle fut célébrée par le doyen du Sacré Collège, Ottoboni, et tous ses confrères communièrent de sa main. Il devait en être ainsi tous les matins. L’office terminé, le prélat Reali, premier maître des cérémonies, lut à haute voix le règlement du conclave ; il rappela que le camerlingue, président de l’assemblée, désignerait tous les trois jours et dans chacun des trois ordres, un cardinal gardien chargé de la police intérieure et de la surveillance de la clôture, un cardinal scrutateur préposé au dépouillement des scrutins et un cardinal infirmier qui irait, dans la cellule des malades, chercher leurs bulletins de vote. Il exposa ensuite dans quelles formes l’élection pontificale devait être faite. Celles-ci sont encore usitées aujourd’hui. Le Souverain Pontife est nommé par les seuls cardinaux, à la majorité des deux tiers. Trois modes d’élection sont autorisés : l’adoration, le scrutin, l’accès. Le premier est peu employé, car il présuppose l’unanimité des cardinaux sur un candidat. En cette occurrence, le vote a lieu par acclamations dans la première séance du conclave, et le pape est déclaré aussitôt. Le scrutin et l’accès obligent au contraire les cardinaux à mettre leurs suffrages par écrit : ils peuvent porter sur un nombre illimité de sujets, et on les recommence, tant que la majorité requise n’est pas atteinte.

Lorsqu’elle se dessine, le camerlingue propose à ses confrères de rectifier leurs votes et de se rallier sur les noms les plus favorisés. C’est là ce qu’on appelle l’accès. Chaque jour, on distribue aux cardinaux les bulletins nécessaires. Faits de simple papier, ils sont divisés en trois compartimens. Dans le premier l’auteur inscrit son propre nom (Ego… X… Cardinal… X….) dans le deuxième, celui de son candidat (Eligo in summum Pontificem Eminentissimum Dominum meum Cardinal… X…). Le troisième compartiment s’agrémente d’une devise pieuse ou de tout autre signe de reconnaissance. Une fois rédigé, le bulletin se plie de telle façon que, le nom de l’électeur demeurant caché, la devise reste apparente et naturellement aussi le nom de l’élu : le bulletin est enfin clos par deux cachets et ceux-ci ne doivent porter ni armoiries, ni légendes indiscrètes. Chaque cardinal monte ensuite à l’autel et dépose son vote dans le calice ayant servi à la messe et laissé là pour la circonstance. Lorsque tous ont défilé, le plus jeune des scrutateurs couvre le vase sacré d’une patène, l’agite deux ou trois fois pour bien en mélanger le contenu, puis le descend solennellement et le pose sur la table dressée au pied du sanctuaire. Les bulletins sont alors extraits l’un après l’autre par le doyen des scrutateurs : il les remet au premier de ses assistans, qui les compte, les vérifie et les passe au dernier scrutateur : celui-ci lit à haute voix le nom et la devise tracés sur chaque billet. Une fois le dépouillement terminé, le camerlingue en proclame le résultat : s’il n’est pas définitif et que l’accès ne soit pas jugé utile, on commence un second scrutin. Auparavant, les bulletins dont il a été fait usage sont ostensiblement passés sur un lacet de soie, liés ensemble, portés dans la sacristie de la Sixtine et brûlés aussitôt. On empêche ainsi toute confusion de se produire entre les bulletins des différens tours, car, le Sacré Collège, siégeant d’ordinaire matin et soir, peut voter quatre ou cinq fois par jour. Expliquer des rites aussi minutieux n’était certes pas une vaine formalité : aussi, dès que Reali eut cessé de parler, les cardinaux de la façon de Clément XII, dont c’était naturellement le premier conclave, affluèrent-ils autour de lui, en quête de plus amples détails. Nonchalant, sur son trône, le camerlingue suivait ce manège d’un œil amusé et supputait sans doute en lui-même le profit qu’il saurait tirer de tant d’inexpérience ! Ses consultations achevées, le maître des cérémonies prit congé de l’assemblée, et le Sacré Collège, laissé à lui-même, pouvait entrer en délibération.

Avant toute chose, se posait une question délicate. Le cardinal Coscia devait-il être admis au conclave ? L’ancien ministre de Benoit XIII était toujours détenu au château Saint-Ange, faute d’avoir acquitté encore les lourdes amendes auxquelles il avait été condamné. Durant plusieurs années, Clément XII l’avait privé de la voix active et de la voix passive, c’est-à-dire de la faculté d’élire ou d’être élu ; mais, avant de mourir, il lui avait rendu la voix passive. Au lendemain de l’interrègne, Coscia, jugeant cette grâce dérisoire, avait adressé à tous les cardinaux une violente protestation : aux termes des constitutions apostoliques, y disait-il, tout membre du Sacré Collège, fût-il accusé de lèse-majesté bu suspecté d’hérésie, doit jouir au conclave de la plénitude de ses droits. Depuis, comme son libelle ne lui valait que des blâmes, il avait remis son sort entre les mains du camerlingue. Après un long débat, le Sacré Collège décida de le recevoir en son sein, craignant que son exclusion n’entachât d’un vice de forme le vote d’où allait sortir le futur pontife. Et le cardinal Albani fut chargé d’amener le prisonnier, la nuit suivante, au Vatican : si la foule l’avait vu passer, Coscia eût été jeté dans le Tibre.

Cette affaire réglée, rien ne s’opposait plus à l’élection du Pape. Le camerlingue déclara donc le premier scrutin ouvert et invita les candidats à se faire connaître. Cette motion resta sans écho. S’observant mutuellement, les cardinaux gardèrent un prudent silence, car tous redoutaient d’affronter le premier feu, et nul ne se souciait de voir les diverses factions essayer leurs forces à ses dépens. Ayant vainement, et à plusieurs reprises, supplié ses confrères de se départir de leur réserve, Albani allait, en désespoir de cause, suspendre la séance, lorsque le cardinal Acquaviva demanda la parole. Agréablement surprise, l’assemblée fit entendre un long murmure d’approbation. Cet orateur imprévu était en effet une des têtes les plus illustres du Collège. Archevêque de Monreale, protecteur d’Espagne et de Naples, immensément riche, il jouissait d’un crédit sans égal. A Rome, dans la prélature comme dans la noblesse, il ne comptait que des obligés, et le peuple le chérissait à cause de ses largesses. L’indépendance qu’il affectait à l’égard des plus grands princes, l’intégrité dont il faisait parade, le souci qu’il professait pour les intérêts de l’Eglise, lui attiraient les cardinaux les plus austères. Enfin, tous ceux qui possédaient quelque bénéfice en Espagne ou dans le royaume de Naples avaient besoin de sa protection et lui composaient une vaste clientèle. « Acquaviva d’Aragon, écrit Brosses après l’avoir visité, tient l’état du plus grand seigneur de Rome : il est naturellement magnifique et à portée, par ses grands revenus, de suivre son goût à cet égard. Le seul archevêché de Monreale en Sicile lui vaut, à ce que l’on dit, cinq à six cent mille livres… Ce prélat est d’une belle et grande figure, quoiqu’un peu matérielle : il paraît avoir l’esprit fait comme la taille. » Son discours fut bref : il proposa simplement à l’assemblée de surseoir aux scrutins, tant qu’elle ne serait pas au complet. Plusieurs cardinaux gouvernaient, en Italie même, des diocèses écartés : comment leur en vouloir d’un peu de retard ? Mieux excusés encore étaient les cardinaux étrangers, contraints à un long et souvent difficile voyage, sur des routes que l’hiver rendait plus incertaines. Et puis, il y avait autre chose : les princes catholiques ne s’offusqueraient-ils pas de voir traiter si cavalièrement des sujets illustres qui étaient aussi des mandataires officieux ? Une absence entre toutes pouvait provoquer des colères ; elle eût d’ailleurs été un paradoxe : celle du cardinal Giudice, chargé du secret de l’Empereur, l’avoué, depuis Charlemagne, de la sainte Église Romaine !

Le discours d’Acquaviva avait provoqué une vive agitation dans l’assemblée. Ses dernières paroles se perdirent dans un tumulte où les applaudissemens frénétiques se mêlaient aux protestations indignées. Autant la proposition de l’archevêque de Monreale, en effet, agréait au parti Albani, dont elle faisait le jeu, autant elle déplaisait à la faction Corsini, qui n’avait rien à gagner et tout à perdre à la venue des retardataires. Le calme enfin rétabli, le camerlingue suggéra de voter à mains levées sur la motion Acquaviva : il se flattait d’en intimider ainsi les adversaires qui n’oseraient, pensait-il, se déclarer ouvertement contre l’avocat de l’Empereur et des rois. Albani se faisait illusion : ce fut une surprise pénible pour lui d’entendre un cardinal demander la parole, et sa déception se mua en véritable émoi, lorsqu’il reconnut Tencin dans ce fâcheux interrupteur, Tencin chargé d’affaires du roi de France et lui-même cardinal de couronne. L’élégant prélat, dès l’abord, dressa contre la thèse politique d’Acquaviva une antithèse subtilement fondée sur le terrain religieux. Depuis quand, dit-il en résumé, le conclave a-t-il souci de la volonté des princes ? Les cardinaux ne sont-ils pas seuls les électeurs du Pape, tenus par un serment solennel à n’écouter que leur conscience ? Or, la chrétienté, privée de son chef, en réclamait un sans délai. Et le Roi Très Chrétien, se souvenant qu’il était avant tout le fils aîné de l’Église, voulait oublier que, sur six cardinaux français, un seul se trouvait actuellement à Rome. Dans sa péroraison, Tencin s’honora de partager les sentimens du camerlingue, qui venait lui-même, avec un louable zèle, d’inviter les candidats à se déclarer ! On ne pouvait railler plus finement. Tout dépité, Albani mit aux voix la proposition Acquaviva : elle fut repoussée. Comment fermer l’oreille à l’appel de Tencin ; comment ne pas être ému de la générosité de son langage, voile décevant, à la vérité, d’une pensée retorse ? Le désintéressement du Roi Très Chrétien était une douceur pour le Sacré Collège qui n’en soupçonnait pas la raison. Tencin pouvait se résigner, d’une âme allègre, à se passer d’attendre ses compatriotes. Gesvres, hébété par l’âge, Polignac goutteux, Fleury lié à sa chaise du Conseil l’eussent fait attendre sans terme. Restaient La Tour d’Auvergne et Rohan : mais que pesait leur absence en face de celle des cardinaux d’Allemagne, de Pologne, de Hongrie et du Nord de l’Italie, de tous ceux, en un mot, dont Acquaviva venait de réclamer la présence et appelait passionnément le renfort ?

Victorieuse avec Tencin dans le débat sur l’ajournement, h. faction Corsini se trouvait amenée, par son succès même, à présenter un candidat. Or, l’histoire des précédens conclaves en faisait foi, le premier nom soumis au choix du Sacré Collège ne pouvait manquer d’être rejeté. C’était en quelque manière un nom sacrifié. Et même, il arrivait que des sacrifices de cette sorte se renouvelassent plusieurs fois. Stratège prudent, soucieux de n’envoyer à l’échec certain qu’un second rôle, un personnage d’arrière-plan, un mauvais sujet en style de conclave, Corsini obtint de l’évêque d’Ancône, Massei, qu’il consentît à être la première victime. Son sort n’étonna personne. Le secrétaire d’État de Clément XII, Firrao, le précédent gouverneur de Rome, Corio, l’archevêque de Rénovent, Cenci, se dévouèrent à leur tour, sans plus de succès. Tous quatre réunirent, à peu de chose près, le même nombre de suffrages, quinze ou dix-sept, tandis que les autres voix s’éparpillaient sur de multiples noms. De tous ces scrutins, ne se dégageait aucune indication précise, et nulle majorité ne semblait se dessiner dans l’assemblée. Mais le neveu de Clément XII tenait en réserve un dernier candidat et d’une tout autre envergure : le cardinal Riviera. Sa proche parenté avec le camerlingue, sa popularité parmi les amis d’Albani pouvaient lui attirer des suffrages, outre ceux de sa faction propre, et, dans un conclave fatigué par des votes successifs, cet avantage suffirait peut-être à déterminer l’élection. Cette partie qu’il croyait pouvoir être décisive, Corsini se résolut néanmoins à ne pas l’engager le jour même. Il avait observé en effet que le cardinal Acquaviva, avec cinq ou six de ses confrères, se tenait à l’écart du scrutin, et il sentait le besoin d’être éclairé sur les intentions d’hommes qui apparaissaient déjà comme formant un tiers parti maître du résultat final. Il prit donc rendez-vous avec l’énigmatique Acquaviva, dans la cellule de ce dernier, pour la nuit suivante.

Ces entretiens nocturnes étaient dans l’usage des conclaves. Pendant les séances, aucune conversation particulière ne passait inaperçue. D’autre part, les billets échangés à la dérobée pouvaient prêter à des indiscrétions et, le cas échéant, rendaient impossible tout mensonge officieux. Lorsque les cardinaux désiraient se concerter en secret, force leur était donc de se visiter nuitamment. Et même alors, ils n’étaient pas à l’abri. « J’ai cru bon, écrira un jour Tencin à Fleury, de poster la nuit des observateurs pour surveiller les allées et venues, » et le président de Brosses, toujours railleur, prétendra que « la première chose que fait un cardinal dès qu’il est prisonnier, c’est de se mettre, lui et ses domestiques, à gratter, durant l’obscurité, les murs fraîchement maçonnés, dans le voisinage de sa cellule, jusqu’à, ce qu’ils aient fait un petit trou pour se donner, quand ils peuvent, un peu d’air et de clarté, mais surtout pour descendre par-là, durant la nuit, des ficelles semblables aux tirelires des prisonniers pauvres, par où les avis vont et viennent du dedans au dehors. » Corsini se risqua néanmoins et, à une heure indue, se glissa dans la cellule où il espérait trouver des lumières. Il y apprit d’abord qu’Acquaviva n’était pas, lui non plus, sans avoir fait son choix et se flattait, en le présentant à l’heure propice, de réunir sur le nom de son favori la majorité des suffrages. Sans se laisser rebuter, Corsini entreprit le siège du prélat : les argumens pour convaincre celui-ci étaient sérieux. Si Acquaviva le voulait, Riviera était pape ; or, ne valait-il pas mieux s’assurer d’une part prépondérante dans l’élection que de s’exposer à n’en avoir aucune, pour avoir cherché à en être le seul artisan ? Enfin, le nouveau pontife saurait témoigner de la gratitude à l’auteur de son élévation et lui garderait la place de secrétaire d’État. À ces insinuations, à cette alléchante promesse, Acquaviva demeura insensible : il consentit seulement à révéler le nom de son candidat, c’était Ruffo, son compatriote et son parent. Corsini ne put cacher sa surprise. Au moment de recevoir le chapeau, l’archevêque de Monreale ne lui avait-il pas promis, sur l’honneur, de ne jamais soutenir Ruffo dans un conclave ? Allait-il maintenant, créature de Clément XII, tenter de remplacer son bienfaiteur par l’ennemi le plus acharné de ce pape ? A la mort de Benoît XIII, en effet, Ruffo, comme Albani, avait brigué la tiare. Issu d’une des plus grandes maisons de Naples, résidant à Rome depuis un demi-siècle, rompu aux affaires, consulté par tous, considéré pour sa science, estimé pour ses mœurs, il se croyait assuré de la victoire et n’avait jamais pardonné à Laurent Corsini de la lui avoir arrachée. Depuis lors, il avait traversé en tout et partout son rival heureux, battu en brèche l’influence de son neveu, critiqué sa politique, blâmé ses alliances et tenu avec éclat le parti de l’Empereur dans une cour où la France avait toutes les prédilections. Placide et silencieux, Acquaviva écouta les doléances de Corsini.-Il ne s’émut pas davantage lorsque celui-ci entreprit de lui démontrer que Ruffo, dans le présent conclave, ne pouvait triompher, car si, d’aventure, une majorité se dessinait pour lui, l’Empereur lui donnerait aussitôt l’exclusion : ce prince le craignait en effet tout autant qu’il l’eût souhaité aux jours où, possesseur du royaume de Naples, il était le suzerain des immenses biens de la maison Ruffo. — Comme la nuit s’avançait, Acquaviva congédia son hôte.

En dépit de son insuccès, le neveu de Clément XII tint bon, persuadé, malgré tout, que son protégé obtiendrait d’emblée un nombre imposant de voix et qu’impressionné, l’archevêque de Monreale se rallierait avec son groupe au moment de l’accès. Le surlendemain, 22 février, Corsini proposa officiellement Riviera. On vote, on dépouille. Le nom de Riviera n’est prononcé que dix-sept fois. Déception grande pour ce cardinal, effondrement pour l’instigateur de sa candidature, le tacticien de la campagne avortée ! Le Sacré Collège ne s’y trompa point. C’est bien vers Corsini que se tournèrent les regards interrogateurs, amusés, cruels. Ils épiaient sur son visage naguère confiant l’inquiétude, l’émoi, la déconvenue se peindre tour à tour, en présence d’un échec jugé impossible, survenu si complet et demeurant inexpliqué : Acquaviva tenait la clef du mystère. Aussitôt après la visite de Corsini, le cardinal de Monreale s’était glissé hors de chez lui, dans la cellule de son voisin Porzia et l’avait informé en toute hâte de la brigue dont le secret venait de lui être révélé. Jamais secret ne tomba dans une oreille plus jalouse ! Porzia, candidat éventuel à la tiare, employa le dimanche, 21 février, moins à prier le Seigneur qu’à ruiner son concurrent dans l’esprit du Sacré Collège. Les cardinaux apprirent avec une pieuse indignation « que c’était le roi d’Angleterre[6] qui avait inventé Riviera » et qu’un seigneur protestant, familier du prince, négociait cette candidature. Ainsi, en définitive, c’était un hérétique qui allait pourvoir le trône de saint Pierre. On ne pouvait laisser se perpétrer un tel crime !

Le neveu de Clément XII n’avait pas encore repris ses esprits lorsque Acquaviva, se levant, proposa Ruffo. Tant d’audace mit le comble au désarroi de Corsini, et le résultat du scrutin ne fut pas pour le diminuer : une voix de plus et Ruffo était pape ! Sans doute, à l’accès, cette « stupéfiante » majorité fondit, et « l’on vit que ce n’était là qu’un vote de surprise. » Néanmoins, l’alerte avait été chaude.

La manœuvre d’Acquaviva venait de friser le succès de trop près pour ne pas laisser un trouble extrême dans l’âme des cardinaux atterrés en pensant qu’ils avaient, contre leur gré, failli se donner un pape. Ils l’échappaient belle : du coup, ils n’osèrent « présenter » personne ce jour-là. La nuit même fut impuissante à rendre un peu de calme aux nerfs de Leurs Éminences : le lendemain les trouva frémissantes encore. Il fallait leur donner le temps de se ressaisir. Appuyé cette fois par Corsini, le camerlingue proposa derechef, et à l’agrément général, que l’on suspendit les scrutins jusqu’à l’arrivée du cardinal Giudice, protecteur d’Empire. Brûlant la route, ce prélat n’était qu’à deux journées de Rome. Le matin même, Thunn, l’ambassadeur ordinaire impérial, en était venu donner la nouvelle au guichet du conclave. Et, effectivement, dès l’aube du 25 février, la clôture sacrée s’entr’ouvrit devant Giudice, voyageur ponctuel, mais si exténué que, de sa chaise de poste, on dut le porter jusqu’à sa cellule. Cette fatigue bienfaisante prolongeait les loisirs des cardinaux. D’aucuns, sans avoir de respect pour l’âge, ni d’égards pour la mine défaite de leur confrère, virent là un jeu diplomatique. Et l’on peut admettre qu’ils avaient raison en quelque manière, car jamais courbature ne fut plus diplomatiquement employée. Tandis que Giudice reposait ses membres las, son esprit demeurait actif et, tout le jour durant, les cardinaux qui se succédaient charitablement au chevet du malade furent dûment interrogés et chapitrés par lui. De leur côté, les chefs de faction profitèrent aussi de ce délai fortuit pour reprendre en main leurs partisans et les prémunir contre le danger des votes fantaisistes qui risquaient, on venait de le voir, d’amener des surprises parfois irréparables.

Le 26 février, Giudice put descendre dans la chapelle Sixtine et le scrutin se rouvrit. Corsini, reprenant encore l’initiative des propositions, posa la candidature de Spinola. Ce Génois, à cinquante-huit ans, avait déjà derrière lui une longue et brillante carrière. Gouverneur de Rome, il avait fait merveille dans cette charge, et son indulgente fermeté lui avait gagné le cœur du peuple. Légat de Bologne, il n’avait pas moins bien réussi : c’était pourtant un poste difficile. A la tête d’une province ravagée sans cesse par le passage des troupes françaises, espagnoles ou impériales, Spinola avait su défendre les droits de ses administrés et n’avait pas craint d’aller, jusque dans les camps, réclamer des généraux ennemis restitutions ou indemnités. « C’est un excellent sujet, infiniment sage et prudent, d’un jugement admirable, » lit-on dans un mémoire envoyé de Rome à Paris à la mort de Clément XII. Le Sacré Collège ne partagea point cet avis : au dépouillement du vote, l’on vit que tant de mérite n’avait eu que treize partisans ! On ne passa même pas à l’accès. Dévorant ce nouvel affront, Corsini, d’une voix blanche, déclara « que, devant l’indécision de l’assemblée, il préférait surseoir à un second scrutin sur le cardinal Spinola. » Un silence approbateur accueillit cette résolution.

Après quelques momens d’attente, faute de nouveaux candidats, le camerlingue leva la séance. Les cardinaux sortirent de la Sixtine, « les uns ayant des mines allongées et les autres marquant de l’humeur ou même s’évaporant en injures. » Nonobstant ce tumulte, Corsini arrêta au passage Ottoboni, Giudice et Acquaviva, respectivement protecteurs de France, d’Empire et d’Espagne, et les pria de venir le rejoindre dans la cellule de Tencin, « afin que, représentant les trois grandes couronnes, ils s’entendissent avec lui sur un sujet. » Tous trois acceptèrent l’invitation. Dès qu’ils furent réunis, Corsini, ouvrant le débat, les adjura de se rallier à Spinola. Giudice et Acquaviva refusèrent de s’engager avant d’en avoir écrit à Vienne et à Madrid. Ottoboni et Tencin se montrèrent presque aussi réservés : ce dernier était d’autant plus circonspect que l’ambassadeur de France à Rome, le duc de Saint-Aignan, venait de lui faire passer un billet persuasif lui conseillant de surseoir à toute décision avant l’arrivée prochaine des cardinaux de Rohan et de La Tour d’Auvergne, porteurs des dernières instructions de la Cour. D’abord révolté de cette ingérence, Tencin, à la réflexion, avait jugé plus politique d’en tenir compte.

Cette nouvelle déception fut pour Corsini la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Sa colère, cherchant au hasard un objet, éclata sur Ottoboni. Celui-ci se vit traité de fourbe, de menteur, et accusé de faire échouer, l’un après l’autre, tous les candidats à la tiare, dans l’espoir qu’elle lui serait offerte à la fin. Surpris par cette brutale apostrophe et tout d’abord décontenancé, Ottoboni se ressaisit bien vite : le prenant de haut avec son adversaire, il riposta de son mieux et autant que le lui permettait la grosse toux dont il était déchiré. Bientôt à bout de souffle, il voulut néanmoins continuer à se défendre ; mais, passant de la parole au geste, il s’élança sur Corsini avec un air si furieux que Tencin et Acquaviva, s’interposant, le ramenèrent dans sa cellule. Là, le belliqueux vieillard, épuisé sans doute par tant d’émotions, eut une faiblesse : ses conclavistes, pour le remettre, lui firent absorber, bien qu’il fût en sueur, un verre de vin glacé. Une congestion se produisit aussitôt. Les médecins, appelés en toute hâte auprès du malade, exigèrent qu’on le transportât sur l’heure hors du conclave dans son palais de la Chancellerie. Trois jours après, Ottoboni y rendait le dernier soupir.

Cette mort tragique causa dans Rome un vif émoi, mais n’y laissa que de faibles regrets. Au dire des contemporains, le défunt ne méritait en effet qu’une très médiocre estime. Dans une de ses lettres, l’abbé Certain, secrétaire de l’ambassadeur de France, fait au prélat cette oraison funèbre : « C’était un grand seigneur, fort riche, fort magnifique, qui, pendant quarante ans, à Rome, a fait des dépenses ruineuses en théâtres, en musiciens et surtout en femmes et en enfans qu’il a eus en grand nombre et qu’il a été obligé de faire élever et d’établir. Alexandre VIII, son grand-oncle, le laissa avec 55 000 écus romains de revenu, 200 000 écus d’argent comptant et un palais tout meublé. Il avait eu, depuis, plusieurs bénéfices dans l’Etat ecclésiastique et dans celuy de Venise, la protection de France avec trois grosses abbayes dans le royaume qui luy rendaient 140 000 livres de rente. Il avait vendu, il y a longtemps, les propines de la protection de France au feu prince Vaini… ; il avait vendu aussi à Giraud, banquier, une partie des revenus de la Chancellerie et s’était démis d’une abbaye de 60 000 livres de rente dans le Milanais en faveur du fils d’un banquier de Milan, pour s’acquitter envers luy des sommes immenses qu’il luy devait. » Et, à en croire le même abbé Certain, Ottoboni n’avait même pas eu la convenance de servir les intérêts de la France qui l’avait comblé de bienfaits. « Dans le cours des affaires qui se présentaient, si on avait besoin de luy, il disait qu’il était obligé de garder des ménagemens, tantôt comme cardinal, tantôt comme préfet du Saint-Office, tantôt comme chancelier : on ne le trouvait qu’avec ces qualités et jamais avec celle de protecteur de France. »

Quoi qu’il en fût, les cardinaux, amis ou ennemis d’Otto-boni, se montrèrent également sensibles à la soudaineté tragique de sa fin, et nombre d’entre eux firent mauvaise figure à Corsini pour avoir été la cause première de sa mort. Saisissant aux cheveux l’occasion offerte, Albani ne négligea rien pour perdre le neveu de Clément XII dans l’esprit de ses confrères. Médisances et calomnies ne coûtaient rien au camerlingue : il en usa largement et ses insinuations les plus perfides, venues à l’heure propice, trouvèrent une facile créance. Corsini vit bien d’où partait le coup, mais, jugeant que cette cabale, montée par surprise, tomberait d’elle-même, il dédaigna de la combattre et résolut d’attendre en paix des jours meilleurs. On l’évitait : pourquoi s’imposerait-il ? Force serait aux plus obstinés de se tourner tôt ou tard vers lui et de le venir chercher dans sa tour d’ivoire. Et, de fait, il se retira dans sa cellule. On ne l’en vit plus sortir qu’à l’heure des scrutins, où il descendait trôner à la Sixtine, simple spectateur dans l’assemblée.

En ces jours-là, rien ne rompit, en effet, la monotonie du conclave. Le cardinal Giudice attendait du renfort dans la personne de l’archevêque de Vienne, Kollonitz, et de l’évêque de Breslau, Sinzendorf, et il avait proposé qu’on différât jusqu’à leur apparition toute nouvelle candidature. La motion votée, grâce à l’appui de Tencin qui obéissait aux suggestions de Saint-Aignan, il ne restait d’autre ressource au Sacré Collège pour occuper ses loisirs que de « faire des scrutins de politesse, » distribuant quelques voix à ceux des cardinaux qu’on voulait honorer, sans penser toutefois à les élire. Ainsi Fleury, Tencin eurent chacun leur « scrutin de civilité. » Ces aimables passe-temps eurent un intermède funèbre dans l’apoplexie du cardinal Jean-Baptiste Altieri, frappé en pleine chapelle Sixtine. C’était la plus belle humeur du Sacré Collège qui s’éteignait. Démocrite, ainsi l’appelait-on par contraste avec son frère, également revêtu de la pourpre, à qui une âme chagrine valait le surnom d’Héraclite, Démocrite offrait encore une originalité qui mérite d’être notée. Seul entre tous ses confrères, il n’eût pas voulu ceindre la tiare : il la craignait comme la fatalité ! La veille de la mort de Clément XII, un moine inconnu lui avait remis un papier, où se lisaient ces mots : « Le Pape mourra demain, tu seras fait pape, mais tu ne régneras que trois jours. » La première partie de cette prédiction s’étant réalisée, le pauvre Altieri était dans les transes à chaque scrutin !

La mort infortunée de ce prélat devait amener dans le conclave un incident fort comique : conséquence inattendue des choses de ce monde ! Les cardinaux Sacripante et Corio, s’étant mis à discuter le testament du défunt qui déshéritait son neveu et laissait tout son bien à des œuvres de bienfaisance, se querellèrent à ce sujet. Le premier approuvait Altieri, tandis que le second le condamnait vivement. Corio s’échauffa si bien « qu’il déclara que le sentiment contraire au sien ne pouvait être défendu que par une âme vile, née dans la misère et élevée dans l’avarice. » Sacripante riposta « que se défendre par de tels argumens n’estoit permis qu’à de vieux radoteurs, qui, pendant soixante-douze ans, avaient vécu dans une profonde ignorance des choses humaines et divines. » Après l’échange de ces aménités, les deux cardinaux se lancèrent l’un contre l’autre et luttèrent si bien qu’ils roulèrent à terre. Et ce fut dans cette posture peu ecclésiastique qu’ils furent découverts par un de leurs confrères, Rezzonico, accouru au bruit !

Sur ces entrefaites, la nouvelle se répandit dans le conclave que l’on verrait au Vatican, et avant la fin de mars, les cardinaux de Rohan, de La Tour d’Auvergne, Kollonitz et Sinzendorf. Aussitôt, tout le Sacré Collège s’émut ; l’activité, l’agitation firent place à l’inaction et à la tranquillité des semaines précédentes. L’arrivée des prélats retardataires marquait en effet la reprise des scrutins et, dans chaque faction, l’on voulait élaborer d’avance la liste des candidats. Les « groupes » se reformèrent : celui des Corsini vint, en corps, supplier le neveu de Clément XII de quitter sa retraite. Celui-ci, devant une démarche aussi flatteuse pour son amour-propre, se laissa faire une douce violence ; mais, assagi par l’expérience, il prévint ses partisans que, tout en restant leur chef, il était décidé à s’éclairer des conseils d’autrui et notamment à prendre l’avis du cardinal de Rohan, dont il « prisait la sagesse par-dessus tout. »

Cet illustre guide ne devait pas manquer longtemps à Corsini. Devançant La Tour d’Auvergne, Rohan arrivait le samedi 19 mars aux portes de Rome. Il y fut accueilli par Saint-Aignan, qui le conduisit, avec sa suite, à l’ambassade de France où de somptueux appartemens l’attendaient. Fatigué de la route, l’auguste voyageur décida de remettre au mercredi suivant son entrée au conclave ; et, après avoir pris quelque repos, il profita de son loisir pour visiter dans la ville diverses personnes considérables : le roi d’Angleterre et ses fils, les princesses Corsini, la duchesse de Fiano, la nièce préférée d’Ottoboni. Enfin le 23, au matin, Saint-Aignan mena le cardinal en grande pompe au Vatican. Sur la route du cortège, la foule se rua, brûlant d’apercevoir, derrière les glaces du carrosse, l’altière et impassible figure du grand aumônier de France ! Sous cette calotte rouge et cette perruque à frimas, avec ces moires violettes et les dentelles du rochet fameux que rehaussaient encore les diamans du Saint-Esprit, c’étaient toutes les grâces de Versailles et un peu de la majesté du Roi qui passaient, vision prestigieuse, devant la plèbe romaine ! Les cardinaux firent fête au nouvel arrivant. « Avec vous, lui dit l’un d’eux par une fine allusion, le Saint-Esprit pénètre enfin au conclave. »

L’entrée de Rohan au Vatican ne devait pas être, ce jour-là, le seul spectacle offert à la curiosité des Romains. A la demande du cardinal Kollonitz arrivé de Vienne, le Sacré Collège avait en effet résolu de donner audience au prince de Sainte-Croix, envoyé extraordinaire de l’Empereur auprès du conclave : la même date du 23 mars avait été assignée à ce diplomate pour la présentation de ses lettres de créance. Aussi, tandis que le duc de Saint-Aignan faisait à son illustre compatriote une pompeuse conduite, le cortège de Sainte-Croix achevait de s’organiser à l’ambassade d’Autriche. Il s’annonçait magnifique ; cardinaux et seigneurs romains avaient joint leurs équipages à ceux du prince « pour rehausser par leur nombre l’éclat de la cavalcade. » Vers les onze heures du matin, Sainte-Croix sortit de son appartement « vêtu de drap d’or, portant la Toison et un grand chapeau de plumes blanches. » Après avoir, dans l’antichambre, salué à la ronde prélats et gentilshommes venus lui présenter leurs devoirs, il monta dans un carrosse attelé de six chevaux et, à une allure majestueuse, s’achemina vers la place Saint-Pierre. Là, ayant mis pied à terre, il pénétra dans la basilique et s’en vint prier devant le tombeau du Prince des Apôtres. Ses oraisons achevées, il sortit de l’église par le grand portique et gagna l’Escalier Royal, au pied duquel se tenait Chigi, maréchal du conclave. Prenant la tête du cortège, celui-ci gravit alors les degrés à pas comptés, tandis que les Suisses, postés sur les marches, rendaient les honneurs à l’envoyé impérial. Arrivé devant la grand’porte du conclave, Chigi, de sa canne, en heurta le battant à trois reprises, comme le voulait le cérémonial. Aussitôt, dans l’embrasure du judas apparut la tête de Pico, « cardinal-gardien » de jour ; « d’un ton sévère, il demanda la cause de ce bruit insolite. » Sainte-Croix, s’avançant, déclina ses titres et tendit au prélat ses lettres de créance. Les ayant prises, Pico, après en avoir vérifié le sceau, les passa au secrétaire du Sacré Collège Levizzani, qui, se postant devant le guichet, les lut à haute voix. Tête nue, immobile, l’ambassadeur écouta. La lecture achevée, il se couvrit, fit une profonde révérence, puis, retirant de nouveau son chapeau, il débita en latin une belle harangue où il assura les cardinaux, tout à la fois du bon vouloir de l’Empereur et de la fidélité de ce prince au Saint-Siège. En quelques paroles, Pico répondit à Sainte-Croix et lui souhaita la bienvenue ; après des salutations réciproques, le judas se referma, et le diplomate, regagnant son carrosse, reprit le chemin de son palais.

Tandis que cette cérémonie se passait ainsi aux portes du Vatican, à l’intérieur du palais le cardinal de Rohan tenait, dans sa cellule, un conciliabule avec Tencin, Acquaviva et Giudice. La cour de Versailles souhaitait en effet que les cardinaux français liassent partie avec leurs confrères d’Espagne et d’Autriche « afin de les déterminer à la faction Corsini. » Fidèle observateur de ces instructions, Rohan voulait donc, et dès son arrivée, s’aboucher avec les protecteurs de ces deux couronnes, et convenir avec eux de la tactique à suivre dans les scrutins futurs. En premier lieu, parmi les candidatures possibles, quelles étaient celles qui déplaisaient à Madrid ou à Vienne ? À cette question précise de Rohan, Giudice répondit sans détours que, dans le Sacré Collège, Ruffo lui paraissait le seul cardinal contre lequel l’Empereur fût prévenu. Acquaviva fut loin d’avoir la même franchise : exaspéré par l’exclusion donnée ainsi à son compatriote chéri, il se refusa nettement à indiquer de prime abord les répugnances du Roi Catholique. Celles-ci, dit-il en résumé, se manifesteront plus tard : d’ailleurs, quel que soit le nouveau pape, il dépendra de l’Espagne, « la cour de Madrid ayant un moyen sûr de mettre celle de Rome à la raison, qui est de fermer la datterie. » Et Tencin, en rapportant à Fleury les propos de l’archevêque de Monreale, concluait avec mélancolie : « S’il ne vient rien de la cour d’Espagne pour contenir un peu la fougue de ce cardinal, il est bien à craindre que nous ne voyions de fâcheuses scènes et que notre prison ne se prolonge à l’excès. » La violente sortie d’Acquaviva mit fin à la conférence. Restés seuls, Tencin et Rohan, après avoir hésité longtemps, convinrent d’engager Corsini à offrir encore une fois la bataille et à présenter « une de ses créatures. » Ainsi l’on connaîtrait exactement les forces de chaque faction et, devant l’insistance de ses adversaires, le camerlingue se déciderait peut-être à quitter sa réserve et à proposer, à son tour, quelqu’un de ses partisans. Misérable solution, en vérité, mais l’attitude équivoque d’Acquaviva ne l’imposait-elle pas ?

Docile aux conseils du cardinal de Rohan, Corsini se mit aussitôt en quête d’un candidat et, au premier scrutin, il « déclara » Massei. Ce choix ne semblait guère indiqué : ce même prélat, l’on s’en souvient, avait, trois semaines auparavant, affronté sans succès le vote du Sacré Collège. Ses « éminentissimes électeurs » lui surent mauvais gré de sa persévérance, et douze voix seulement « vinrent le récompenser de sa récidive. » Pleinement édifié, Rohan suggéra là-dessus à Corsini de composer avec le camerlingue et de « quitter le fol espoir de faire le Pape à lui seul. » Mais le présomptueux Florentin, fermant l’oreille « à la voix de la sagesse, » repoussa « une capitulation aussi humiliante » et se déclara tout au contraire « prêt à pousser sa chance. » Impopulaire dans le Sacré Collège, Massei, dit-il, n’avait subi qu’un « échec personnel, » et « le scrutin n’eût pas été de même si, au lieu de ce mauvais sujet, l’on avait présenté un candidat aimé de tous. » Or, précisément la faction Corsini en comptait un parmi ses membres, Gentile, le cardinal dataire de Clément XII ; « si on le proposait sur l’heure, le Pape était fait. » Le ton péremptoire de ce discours et l’obstination bien connue de son auteur rendaient toute discussion inutile : aussi Rohan laissa-t-il à l’expérience le soin de dessiller les yeux de son imprudent allié. Mis aux voix deux jours après, le nom de Gentile recueillait péniblement dix-neuf suffrages !

Le neveu de Clément XII vit « qu’il s’était fourvoyé. » Honteux, confus, « étourdi par ce nouveau coup de la destinée, » il vint, à l’issue de la séance, demander humblement au cardinal de Rohan aide et protection. Celui-ci était trop avisé pour rebuter ce suppliant et manquer l’occasion d’amener Corsini à s’entendre avec le camerlingue : l’adversité en effet rabat l’orgueil et diminue les prétentions ! Paternel et indulgent, le prélat français accueillit donc avec bonté son malheureux confrère, le réconforta, le consola, lui rendit courage. Agréablement surpris d’échapper aux reproches qu’il méritait, Corsini agréa tout ce que voulut son généreux ami et l’autorisa même à négocier, en son nom, avec Albani. — Le cardinal de Rohan n’en souhaitait pas davantage ; mais « cette joie s’en alla en fumée, » car le camerlingue lui refusa tout net de lier partie avec la faction Corsini. « Quand on est certain de la victoire, lui déclara-t-il, on ne s’embarrasse pas d’alliés intéressés. » Le coup était manqué : l’astucieux Rohan avait fait une démarche inutile ! Pour masquer sa déconvenue, il s’efforça de railler Albani et l’engagea d’un ton narquois « à précipiter sa victoire, afin que le Sacré Collège pût sortir de prison : » au fond de lui-même, il demeurait « la mort dans l’âme et anxieux de trouver une issue pour ne pas se perdre dans l’esprit de Corsini. » Le mois d’avril arriva sans qu’il l’eût découverte. Chaque jour, la messe entendue, les cardinaux se réunissaient religieusement dans la Sixtine, mais les séances étaient levées au bout de quelques instans, faute de candidats.

Pourtant, le 8 avril, un incident imprévu « manqua de terminer le conclave tout d’un coup. » Ce jour-là, à peine le Sacré Collège était-il entré en séance, que le cardinal bénédictin Porzia, prenant la parole, se mit à blâmer ses confrères de leur inaction et critiqua amèrement « cette pénurie de candidats qui tournait au scandale. » Sa diatribe achevée, le moine, « comme conclusion et pour donner l’exemple, » posa lui-même sa candidature au pontificat suprême et invita l’assemblée à procéder incontinent au scrutin. Cette louable initiative, ce généreux dévouement n’abusèrent pas les chefs de faction : leur méfiance devint de l’inquiétude lorsqu’ils apprirent, le vote commencé, que le sournois Porzia avait, la veille, demandé en cachette à chacun de leurs partisans de lui donner sa voix « à titre de simple essai et pour mesurer leurs forces à ses dépens. » Le stratagème faillit d’ailleurs réussir : le bénédictin obtint trente suffrages. C’était la deuxième fois que le hasard décidait presque d’un conclave, où tout n’était que calcul et préméditation !

L’audacieuse tentative de Porzia avait également troublé Corsini, Acquaviva et Albani : cette commune émotion les déterminerait peut-être à accepter l’idée d’un rapprochement, et Rohan voulait être le premier à la leur suggérer. Aussi pria-t-il ses trois confrères de s’assembler chez lui sans délai. Au début de l’entretien, l’harmonie la plus parfaite régna, la conduite de Porzia fut censurée à l’envi et les cardinaux se congratulèrent d’avoir échappé à ce guet-apens. Mais Corsini, dès qu’il tenta de rouvrir l’épineux débat des candidatures et de soutenir celle de Spinola, souleva une tempête. Tranchant la discussion, Acquaviva déclara durement « que la question avait déjà été vidée et qu’il n’y avait plus à penser à ce sujet : » le roi d’Espagne au surplus était résolu à lui donner l’exclusion. Le camerlingue se montra encore plus impératif. Justement inquiet de cette dispute et craignant que, loin d’amener la paix désirée, elle ne consommât au contraire la brouille des trois prélats, Rohan simula un malaise subit pour pouvoir congédier ses irritables visiteurs.

Leur conférence resta sans lendemain. D’ailleurs, la fin du carême approchait, — Pâques tombait cette année-là le 17 avril, — et, durant la Semaine sainte, un pieux usage voulait que les cardinaux s’absorbassent tout entiers dans les exercices spirituels. Ils en furent néanmoins distraits un jour par une facétie de l’évêque de Breslau, Sinzendorf. Ce prélat, bien qu’arrivé à Rome trois semaines auparavant, n’avait pu encore entrer au Vatican, grâce à un fâcheux accès de goutte qui l’avait tenu jusque-là cloué dans son lit. Un seul remède était venu à bout de ses souffrances : l’introduction du pied malade dans le ventre d’un porc fraîchement égorgé ! Aussi, le samedi saint, Sinzendorf fit-il demander à ses confrères l’autorisation d’amener avec lui dans le conclave « un cochon vivant, pour le cas où il serait repris de ses douleurs. » Comme bien l’on pense, le Sacré Collège refusa d’accéder à cette singulière demande ; et le cardinal de Breslau, fort déçu, décida de « remettre son entrée, jusqu’à une plus entière guérison. »

Pendant toute l’octave de Pâques, les cardinaux demeurèrent encore dans une complète inaction. Cette semaine fut seulement marquée par la réception solennelle du duc de Saint-Aignan, venu le 21 avril à la porte du conclave présenter ses lettres de créance au Sacré Collège. Rien qu’il résidât à Rome depuis huit ans, ce diplomate, aux termes du cérémonial, ne s’y trouvait qu’incognito : par raison d’économie, il n’avait pu, en effet, se mettre en public, c’est-à-dire organiser la somptueuse cavalcade qui devait, selon l’usage romain, accompagner au Vatican, lors de sa première audience officielle, tout nouvel ambassadeur. L’Empereur ayant envoyé une mission extraordinaire auprès du conclave, le roi de France « crut de sa dignité d’avoir au moins à Rome un ambassadeur reconnu, » et il avait donné l’ordre à Saint-Aignan « de faire incontinent tout ce qui était nécessaire pour cela. » Le duc apprit sans plaisir la volonté royale, car, nommé depuis trois mois au gouvernement de Bourgogne, il attendait, pour quitter Rome, l’élection du Pape ! La « pompe » du 21 avril rappela dans son ensemble celle que le prince de Sainte-Croix avait étalée un mois auparavant. Au dire de Saint-Aignan, le cortège, réglé par ses soins, fut d’une rare magnificence ; et, pour le mieux admirer, les cardinaux, aux fenêtres, demandèrent qu’il évoluât, à plusieurs reprises, sur la place Saint-Pierre. « J’eus pour remerciemens, écrivait le duc à Fleury, des signes réitérés que Leurs Éminences me firent de leurs bonnets. » Moins flatteuse est la description que l’auditeur de rote français, Canillac, nous a laissée de la chose. « Trois jours auparavant, dit-il, les équipages (de Saint-Aignan) n’étaient pas complets : il luy manquait un des quatre premiers carrosses, et nous étions tous dans la crainte que cette cérémonie ne se fit pas avec la décence convenable ; mais il eut le bonheur d’en trouver un à acheter à M. le duc de Guadagnole qui était assez propre pour ne pas blesser les règles du cérémonial et, au moyen d’un nombreux cortège, composé de tous les Français que la curiosité a emmenés ici, la chose alla passablement bien. »

A son tour, la semaine de Quasimodo s’écoula sans que les factions eussent montré la moindre velléité d’arriver à une entente, et les jours se succédèrent, monotones, sans qu’une seule candidature sérieuse se fut produite. La morne tranquillité du Vatican fut cependant troublée le 26 avril. Descendu de grand matin dans la Sixtine, le cardinal Porzia y aperçut, fixés aux quatre angles de la chapelle, des placards fort injurieux pour lui. Après s’être exprimé très librement sur le compte du bénédictin, l’auteur anonyme de ces libelles se résumait ainsi : « Tant que ce diable de moine n’aura pas reçu la bastonnade, nous n’arriverons pas à sortir d’ici. » A la vue de ces pamphlets, Porzia entra dans une violente colère, et fit grand tapage, « réclamant à grands cris justice pour lui et châtiment exemplaire pour l’audacieux criminel. » Accouru au bruit, le camerlingue s’efforça de calmer son irascible confrère et lui promit de découvrir le coupable. Et, de fait, Albani interrogea devant le Sacré Collège conclavistes, domestiques et employés de toute sorte : aucun d’eux ne put révéler ou ne voulut trahir le nom du délinquant. Tout dépité, Porzia demanda là-dessus que l’affaire fût remise à la justice ordinaire et que les magistrats compétens fussent introduits dans le Vatican. Albani n’ayant pu accéder à ce désir, le moine sortit de chapelle avec esclandre et s’en fut dans sa cellule « cacher sa rage. » Quinze jours durant, il y demeura, invisible à tous, et lorsqu’il en sortit, ce fut pour abandonner le conclave ! La maladie de reins, dont il se prétendait atteint, ne rencontra aucune créance, et quand, le 10 juin, on apprit à Rome la mort du pauvre homme, chacun déclara qu’il avait succombé à la rabbia papale.

Vers la fin d’avril, Corsini hasarda une dernière tentative en faveur de Spinola. A trois reprises, le nom de ce cardinal fut mis aux voix : Albani et Acquaviva, coalisés, lui opposèrent vingt-cinq, vingt-sept et même trente suffrages ! Cet essai malheureux provoqua de surcroît une explication fort pénible entre Tencin et l’archevêque de Monreale. À l’issue du scrutin, le premier blâma tout haut le protecteur d’Espagne de s’acharner « contre un candidat auquel la cour de Madrid n’était pas si opposée. » Acquaviva ne le laissa pas achever : il n’avait, dit-il brusquement, ni compte à rendre, ni leçons à recevoir, « che sapevacio che faceva et che a lui spettava de’ eseguire gli ordini del suo sovrano ; » d’ailleurs Tencin se repentirait peut-être un jour « de suivre servilement Corsini. » Et, sur ce, Acquaviva s’en fut, digne et courroucé !

Le sens de ces paroles menaçantes n’apparut point sur l’heure à Tencin. Il ne le découvrit qu’au bout de quelques jours, en apprenant que le camerlingue et ses alliés se préparaient à accuser, en pleine séance, le neveu de Clément XII d’avoir, du vivant de son oncle, opéré des malversations dans les finances pontificales ! L’attaque fut conduite par le cardinal Cibo, patriarche de Constantinople et grand prieur de Rome : le 5 mai, ce prélat demanda en effet à Corsini comment la Chambre Apostolique se trouvait endettée de quatre millions d’écus, quand elle avait encaissé « du fait de la loterie et des indemnités de l’Espagne pour le passage des troupes » une somme presque équivalente. Flairant un piège, Corsini esquiva la question et, pour toute réponse, il reprocha au camerlingue d’avoir autorisé un semblable débat, car seul le nouveau pape avait qualité pour réviser les comptes de son prédécesseur. Cette habile repartie retourna l’assemblée en faveur de Corsini et, lorsqu’il se fut rassis sur son trône, les applaudissemens éclatèrent.

Corsini avait si prestement évité le coup préparé par Albani, que celui-ci, désespérant d’atteindre ce trop souple adversaire, résolut de traiter avec lui. Il reprenait ainsi tardivement, et pour son propre compte, l’idée que le cardinal de Rohan lui avait jadis exposée en pure perte ! À l’instigation du camerlingue, le grand pénitencier Petra, doyen de la promotion de Benoît XIII, vint donc proposer aux chefs de la faction Corsini « de concourir à l’élection d’un membre du vieux collège, » le cardinal Gotti. Flatté de la démarche d’Albani et n’ayant aucune prévention contre ce candidat, « moine jacobin, ayant quelque science monacale, assez de piété et de crédit, » Corsini inclinait à lui promettre son appui : Rohan et Tencin s’y opposèrent « avant de connaître l’opinion des cardinaux de couronne avec lesquels ils étaient tenus d’agir de concert. » Consulté en premier lieu, Acquaviva déclara « qu’il suivrait l’exemple des cardinaux français. » La réponse était embarrassante. « Je lui repartis, écrit le 18 mai Tencin à Fleury, que mes instructions étaient muettes sur le compte de Gotti, parce que l’on n’avait pas imaginé en France qu’après un pontificat tel que celuy de Benoit XIII, on pût songer à un dominicain ; que Gotti n’avait ni naissance, ni expérience dans le gouvernement, ce qu’on n’aurait pas pu dire d’Orsini (Benoît XIII), dont la sainteté n’était pas moins bien reconnue que celle du candidat dont il s’agissait ; qu’au surplus, nous ne sçavions rien de ce qui pouvait regarder sa parenté, ses habitudes, etc. ; que son habit nous inspirait quelques craintes dans l’état présent de la religion en France. » Continuant sa tournée, Tencin trouva Giudice et Kollonitz « enclins à suivre Gotti. » L’Empereur, dirent-ils, voulait du bien à ce cardinal et partageait en cela les sentimens du roi de France qui « l’avait inscrit sur une liste de sujets papables envoyée de Paris à Vienne. »

Voulant à tout prix « ébranler leur conviction et les tourner contre Gotti, Tencin circonvint les deux prélats : il leur remontra « que la liste en question était déjà ancienne, » leur insinua « que l’Empereur ne retirerait aucun honneur de cette élection » et leur donna même à entendre qu’Acquaviva en était le principal artisan ! Tant d’audace réussit : Giudice et Kollonitz promirent « de ne pas s’engager pour Gotti, tant que celui-ci n’aurait pas vingt-sept ou vingt-huit suffrages assurés. » Ce chiffre ne pouvait être atteint sans les voix françaises et autrichiennes. Tencin était donc tranquille ; « il y a apparence que cette négociation n’ira pas plus loin, » confessait-il à Fleury, après lui avoir narré toutes les péripéties de cette candidature mort-née.

En agissant ainsi, Tencin n’avait pas seulement ruiné les desseins du camerlingue : il avait par contre-coup servi les intérêts de Corsini « en resserrant autour de lui l’alliance des couronnes. » Pour profiter de cet avantage, le neveu de Clément XII résolut de « proposer » sans délai son compatriote et ami Delci ; mais, patron trop souvent malheureux, il chargea Tencin de faire la campagne et d’assurer à son candidat l’appoint des suffrages espagnols et autrichiens. En premier lieu, le prélat français pressentit Giudice et Kollonitz : c’étaient les plus incertains. Ils adhérèrent sans réserve au projet de Corsini. Le succès de l’affaire semblait dès lors assuré. Acquaviva pouvait-il en effet s’opposer à un cardinal, son proche parent d’abord, et fort ami ensuite du roi de France, auprès duquel il avait séjourné comme nonce ? Ce fut lui pourtant qui fit échouer la brigue. « Il est Napolitain, écrivait-on de lui à Fleury, peu après l’ouverture du conclave, et veut un pape napolitain : il ne sait rien en dehors de cela et les intérêts de la couronne d’Espagne passeront après. » Jamais prédiction ne se trouva plus justifiée. Tout en promettant de voter pour Delci, Acquaviva déplora amèrement que l’on n’eût pas choisi « Ruffo, Napolitain et sujet de la maison de Bourbon, » au lieu d’un « Florentin, sujet de l’Empereur : » ces récriminations laissèrent Tencin en doute. Et lorsque le 27 mai, au sortir du scrutin où Delci n’avait obtenu que vingt-cinq voix, le cardinal de Monreale « vint insinuer qu’il était encore temps de faire adopter Ruffo, » Tencin comprit qu’il avait été joué. Pour « faire adopter Ruffo à tout prix, » le perfide Acquaviva, bien loin d’encourager ceux de son groupe à voter pour Delci, leur avait donné lui-même l’exemple contraire. Incrédule à l’ordinaire, Corsini se refusa toutefois « à croire à tant de noirceur » et ne voulut pas retirer son candidat. Au scrutin du lendemain, celui-ci n’obtint que vingt-quatre voix et, les jours suivans, il n’en regagna aucune. Fatigué bientôt de ce « ballottage inutile, » Delci pria lui-même ses confrères « de ne plus songer à lui, et le conclave retomba dans l’inaction. »

Pensant que sa ruse n’avait pas été éventée et que, dans le parti Corsini, nul ne songeait à lui imputer l’échec de Delci, Acquaviva résolut de faire une dernière tentative en faveur de Ruffo. Le 6 juin, payant d’audace, il pria Tencin et Rohan de lui prêter leur concours. Ceux-ci refusèrent : « ayant partie liée avec les couronnes, » dirent-ils, « ils ne pouvaient soutenir un prélat napolitain, car l’Empereur y serait délibérément opposé. « C’est une domination, répondit Acquaviva, c’est une tyrannie qu’on ne doit point souffrir et qui doit surtout réunir contre luy (l’Empereur) tous ceux qui sont attachés à la maison de Bourbon. » Impassibles, les deux cardinaux répliquèrent, non sans ironie, que, si l’on pouvait faire changer la règle d’union avec les couronnes qui leur avait été imposée, ils iraient volontiers à Ruffo. A son tour, le protecteur d’Espagne était joué ! Voyant la bataille perdue, il se replia en bon ordre, et « l’entrevue finit par des amitiés réciproques et des embrassades très affectueuses. » — Après avoir narré la scène à Fleury, Tencin, pour parer à toute éventualité, s’étendit longuement sur les inconvéniens que présenterait un pape napolitain. Dans le dernier conclave, les Espagnols, sages et prévoyans, avaient écarté à tout prix les candidats de cette nationalité, « pour être les vassaux de l’Empereur ; » pouvait-on se dispenser de suivre cet exemple, « quand aujourd’hui le roi de Naples réside dans ses Etats, est aux portes de Rome, et que les prétentions sans bornes de ce prince ont dépassé de beaucoup celles des Espagnols et des Impériaux ? Plusieurs cardinaux ont des bénéfices dans le royaume de Naples, plusieurs familles y ont des fiefs ; en outre, les prélats napolitains sont traités comme Italiens et, comme ce, admis à toutes les charges et pourvus d’un nombre illimité de chapeaux. Enfin, jamais les souverains de Naples n’ont tenu leurs vassaux dans une si grande servitude. »

Cependant ce conclave de cinq mois énervait toutes les patiences : la lassitude des cardinaux était surtout provoquée par le sincère désir que chacun d’eux avait de donner enfin un chef à l’Eglise et de mettre un terme à leurs discordes lamentables. Telle est bien d’ailleurs la préoccupation que l’on retrouve dans une lettre charmante, envoyée du conclave à Fleury, par le plus fin lettré du Sacré Collège, Quirini, évêque de Brescia, et avant tout bibliothécaire du Vatican. « Nous nous trouvons, dit-il avec tristesse, dentro la selva oscura de Dante, en pouvant ajouter, avec bien de raison, che la diritta via era smaritta. »

Sur ces entrefaites, la mort subite du cardinal Cenci, survenue le 24 juin, acheva d’émouvoir le Sacré Collège : les cardinaux virent, dans cet accident, un avertissement de la Providence et un signe avant-coureur de la colère divine. Acquaviva lui-même, « oubliant ses rancunes et Ruffo, » offrit à Rohan un concours sans réserve et, chez certains prélats, le désir « de sortir de prison » devint si impérieux que, lorsque, cinq jours plus tard, le cardinal Firrao « fut déclaré candidat, » ceux-ci, sans attendre le scrutin, renvoyèrent leur argenterie dans leurs palais et se firent apporter leurs habits de cérémonie pour l’intronisation du nouveau pape ! — Firrao, d’ailleurs, n’obtint que vingt-trois voix, ce qui inspira la pasquinade suivante où la constante malchance de ce cardinal était raillée :


« Cadde in mare e non s’annegò
Porto le fascie e non le consegnò
Fù nunzio e non entrò : fù
Segretario di Stalo e non contò.
Fù papa e non regno[7]. »


La sachant condamnée d’avance, Corsini et les cardinaux de couronne ne s’étaient pas inquiétés de la « candidature indépendante » de Firrao : ils l’avaient même vue se produire sans déplaisir, car, en retenant l’attention du Sacré Collège, elle leur permettait d’élaborer à leur aise le choix « du sujet qu’ils désiraient présenter collectivement, afin de lui assurer la victoire. » Le cardinal Pompée Aldovrandi fut leur élu. « C’est un homme de beaucoup d’esprit et de capacité, lit-on dans un mémoire contemporain, il a quelques amis et un mande d’ennemys… Je doute qu’il puisse réussir à cause de la multitude de ses adversaires. » Cette fâcheuse crainte devait se réaliser : la haine du seul cardinal Albani perdit Aldovrandi I Le camerlingue s’était révolté à l’idée « que le Pape fut fait en dehors de lui et appartint à une famille mal traitée sous le règne de son oncle Clément XI. » Souverain Pontife, Aldovrandi ne serait-il pas en effet disposé à venger les siens sur le neveu de leur persécuteur ? Pour empêcher une élection aussi funeste, Albani inventa un perfide stratagème. Ayant su qu’un franciscain du couvent des Saints-Apôtres, le Père Ravali, jouissait de l’entière confiance d’Aldovrandi, le camerlingue fit adroitement informer le religieux des « craintes de famille » qui l’empêchaient de soutenir la candidature de ce cardinal. Voulant servir la cause de son ami, le Père Ravali prévint aussitôt celui-ci des sentimens hostiles d’Albani et lui conseilla de les adoucir en protestant par écrit de son bon vouloir envers le camerlingne. Aldovrandi écrivit sa réponse au dos même du billet de Ravali. « Tu es Doctor in Israël e però sa meglio di me, che cosa sia possibile in una materia tanta delicata. Dizzô altro non posso ne devo dire, se non che Ella faccia a nome mio tutto quello, che con tutta coscienza più farsi e promettersi senza contraere debito con Dio, potendo per altro asseverare che, come uomo di onore, non sarei mai per mancare al mio dovere verso chi mi ha beneficato come prescindendo dal présente caso, conserve sempre viva la memoria delle mie obbligazioni alla sagra e gloriosa memoria di Clémente XI. Per altro, io non desidero, che dè sortire dal conclave colla salute prima dell’ anima poi del corpo, ed a tal fine non m’ingerisco in alcun maneggio, non sortendo dalla mia cella che per andare allo scrutinio et sia quella che Dio ha disposto, alla cui suprema volontà mi umilio con la maggior venerazione. » De ce noble langage, la « noire malice » du camerlingue allait tirer de quoi ruiner la candidature d’Aldovrandi ! — Le 5 juillet, à l’issue du scrutin qui avait donné trente et un suffrages à ce cardinal, Albani informa ses confrères, « avant qu’ils n’allassent plus loin, » que le candidat proposé à leurs votes s’était rendu coupable de simonie, en s’efforçant de corrompre les électeurs par des promesses tentatrices, et, à l’appui de son dire, il exhiba la lettre du P. Ravali. Ce fut un coup de théâtre. Se dressant sur son trône, pâle, les mains crispées, Aldovrandi réclama la parole. D’une voix étranglée par l’émotion, il relata minutieusement ce qui s’était passé et, pour toute conclusion, dédaignant de faire l’apologie de sa conduite, il somma le camerlingue de donner incontinent lecture à l’assemblée de la correspondance incriminée. La lettre de Ravali était devenue inintelligible : une main scélérate en avait effacé ou biffé la plus grande partie ! « Bien que la réponse d’Aldovrandi, écrit Saint-Aignan à Fleury, eût suffi à elle seule à dissiper le soupçon, cela a tout de même fait grand effet, et ceux qui n’allaient qu’à contre-cœur à Aldovrandi ont déclaré vouloir se retirer pour l’instant, ce qui a dû faire ajourner la proposition du candidat. » — Elle fut reprise le surlendemain. Ce jour-là, en effet, à l’ouverture de la séance, Aldovrandi produisit un double de la lettre du P. Ravali : celui-ci en garantissait la copie, « la main sur sa poitrine sacerdolale », et l’accompagnait de ce serment : « Je jure de plus que ledit mien billet n’a jamais esté par moy ni altéré, ni biffé dans la moindre partie, ny aussi consigné à personne du monde, et trouvant qu’il me manque, il faut dire qu’il m’a esté enlevé secrètement. » Pour Albani, cette déclaration était accablante : il en supporta néanmoins la lecture avec « un visage de marbre. » Et, sitôt qu’elle fut achevée, sans tenter de se disculper ni de s’excuser, il invita simplement les cardinaux à procéder au vote. Aldovrandi réunit trente et un suffrages. Qu’il gagnât trois[8] voix de plus et il était Pape !

Corsini et les cardinaux de couronne résolurent de « remuer toutes choses pour achever la victoire. » Mais, à cet instant, critique, le camerlingue, « se raidissant contre la destinée, » leur opposa une résistance désespérée. Pendant plus d’un mois, les scrutins se succédèrent, invariablement stériles. Aldovrandi obtint trente et un, trente-deux et même, un jour, trente-trois suffrages, sans pouvoir arracher au camerlingue la dernière voix qu’il lui fallait. Serrés autour d’Albani, dix-sept cardinaux demeurèrent irréductibles, vieille phalange que rien ne pouvait entamer. Cependant leur chef s’ingéniait pour jeter la discorde dans le camp adverse ; ainsi Acquaviva apprit que le peuple de Rome, pour indiquer ses préférences, avait dans les carrefours allumé des lanternes vénitiennes sur lesquelles s’étalaient les armes de Ruffo, surmontées de la tiare et il vint aux oreilles des cardinaux les plus craintifs que la plèbe du Transtévère avait manifesté contre Aldovrandi ! Le camerlingue en fut d’ailleurs pour ses frais, et ces démonstrations, qu’il avait provoquées à prix d’or, restèrent sans effet.

La moitié d’août s’écoula, « le conclave demeurant dans cette impasse. » Un instant, Aldovrandi, mû par un sentiment de pieuse générosité, avait voulu poser les armes. Le 30 juillet, dans une lettre adressée au neveu de Clément XII, il supplia « qu’on abandonnât sa candidature, puisqu’elle obstruait le scrutin, » disant, à l’exemple du prophète Jonas : « Si c’est à mon occasion que cette tempête s’est levée, prenez-moi et me jetez à la mer. » Corsini et ses alliés avaient rejeté cette offre magnanime. Mais, à mesure que les jours se succédaient dans la chaleur croissante de l’été, le « sacrifice » d’Aldovrandi apparut peu à peu aux cardinaux de couronne comme l’unique moyen de résoudre le conflit, et la plupart d’entre eux inclinèrent. doucement vers cette concession qu’ils avaient repoussée deux semaines auparavant. L’initiative du cardinal Cibo, l’un des partisans d’Albani, eut raison de leurs derniers scrupules : dans la matinée du 16 août, ce prélat informa Tencin « que, si la faction d’Aldovrandi voulait voter pour Lambertini, le Pape serait fait le soir même. »

À cette offre, Tencin prêt à une oreille complaisante : une amitié de vingt ans le liait en effet à Prosper Lambertini. Tous deux s’étaient connus jadis à Rome : le premier, venu avec le cardinal de Rohan au conclave de Benoit XIII, était demeuré en Italie pour négocier la promotion de Dubois au cardinalat ; le second, modeste avocat consistorial, faisait alors au Vatican ses débuts dans la prélature. Les deux hommes s’étaient vite sentis attirés l’un vers l’autre : l’Italien, séduit par le génie souple, l’esprit brillant, la conversation enjouée du Français ; celui-ci, charmé par le causeur délicat, le fin lettré, le savant érudit, le docteur éclairé qu’était déjà l’abbé Lambertini. Depuis lors, les hasards de la vie les avaient presque toujours séparés, mais devenus archevêques, l’un d’Embrun, et l’autre de Bologne, les deux amis d’antan n’avaient jamais perdu l’occasion de se voir ou de s’écrire, et les six mois qu’ils venaient de vivre côte à côte dans le conclave n’avaient pas manqué de resserrer encore les liens de leur mutuelle affection.

Rendu tout joyeux par la proposition de Cibo, Tencin la communiqua aussitôt au parti Corsini, assemblé en toute hâte dans la cellule de Rohan. La plupart des cardinaux acceptèrent, d’un cœur léger, d’entrer dans une combinaison au bout de laquelle ils entrevoyaient la liberté ; mais Corsini « fut étourdi du coup : il lui était dur de sortir de sa faction. » Tencin lui remontra doucement que Lambertini, créé archevêque de Bologne par Clément XII, était, à ce titre, une « créature » de ce pape, et il se porta garant des sentimens que nourrissait ce cardinal à l’égard de la famille de ce même pontife. « Ebranlé et convaincu à demi, » Corsini demanda cependant quelques heures de réflexion. En lui-même, il espérait encore dans le scrutin de l’après-midi. Cibo avait-il agi à l’instigation ou à l’insu du camerlingue, et, dans ce dernier cas, celui-ci, se voyant trahi, ne se jetterait-il pas dans les bras d’Aldovrandi ? La proclamation du vote dissipa les dernières illusions de Corsini, et lorsque, vers le soir, Tencin entra dans la cellule de ce cardinal pour le prier « affectueusement de trouver avant l’aube les deux voix qui manquaient à Aldovrandi ou d’aller le lendemain de bonne grâce à Lambertini, » Corsini comprit que l’heure de la capitulation avait sonné. Et, l’archevêque d’Embrun s’étant discrètement retiré, il demeura dans sa chambre, accablé, brisé, anéanti, incapable même d’un dernier effort en faveur d’Aldovrandi. Trois heures après, il venait lui-même annoncer à Tencin « qu’il acceptait Lambertini ! »

En quelques instans, la nouvelle s’en répandit par tout le conclave ; malgré l’heure avancée, nombre de cardinaux, sortant de leurs cellules, se précipitèrent vers l’appartement de l’archevêque de Bologne et, y faisant irruption, fléchirent le genou devant « l’élu de la Providence. » Parmi ces courtisans de la première heure, on put voir le camerlingue, qui, la veille encore, s’exprimait publiquement contre lui. »

L’élection régulière se fit le lendemain matin, 17 août. La messe entendue, le scrutin eut lieu, comme à l’ordinaire, dans la Sixtine. Au dépouillement, il se trouva cinquante et un bulletins dans le calice : cinquante portaient le nom du cardinal Lambertini ; celui-ci, par une délicatesse suprême, avait donné sa propre voix à son collègue Aldovrandi. — Selon l’usage, le camerlingue proclame le résultat du vote, et il s’établit un silence auguste. Puis, sans regagner son trône, mais resté debout sur les marches de l’autel, parmi l’assemblée recueillie et muette, dans la majesté du lieu et de l’heure, sa voix s’élève encore. « L’éminentissime seigneur Prosper Lambertini, ayant obtenu la majorité requise, est élu au pontificat suprême. » S’avançant alors vers l’archevêque de Bologne, Albani lui demande s’il consent à recevoir « la charge auguste entre toutes. » La réponse vient affirmative. Derechef, le camerlingue interroge : « Quel nom voulez-vous assumer ? » « Je régnerai sous celui de Benoit, » décide le maître. Et aussitôt il voit à ses pieds l’orgueilleux Albani humblement prosterné, tandis que s’abaissent les baldaquins des sièges cardinalices, un seul excepté, celui du nouveau pape, devant qui viennent s’agenouiller les cardinaux, lui baisant les mains et prêtant le serment d’obédience. Prosper Lambertini est ensuite mené dans la sacristie de la chapelle Sixtine et, là, il revêt les ornemens pontificaux. Au même instant, entrent en branle les cloches de la basilique Vaticane, et les cardinaux-gardiens, aidés du prince Chigi, maréchal du conclave, ouvrent toutes grandes les portes de la clôture…

Cependant le bruit de l’événement a volé dans Home. Déjà, sur le parvis de Saint-Pierre, un peuple sans nombre tend les yeux vers le balcon fatidique d’où va être jeté à la foule le nom de l’élu. Et soudain le balcon s’anime, les maîtres des cérémonies paraissent, la croix d’or à triple traverse brille aux regards, et l’on voit, dressée contre les balustres, la pourpre d’une robe cardinalice. C’est le « premier des diacres, » le cardinal Marini, qui vient pour publier la grande nouvelle. « Annunzio gaudium magnum, Papam habemus Eminentissimum et Reverendissimum Dominum Prosperum de Lambertini tituli Sanctæ Crucis in Hierusalem, qui sibi nomen imposuit Benedictus XIV. »

Cette fois, l’œuvre est bien accomplie, Benoît XIV attend l’hommage de la chrétienté. Il n’y a plus de conclave !…

Oui, le conclave était fini, et déjà l’on s’habituait à le croire éternel. Du 19 février au 17 août, six mois durant, il avait traîné sa lente carrière. Depuis la fin du grand schisme, on n’en avait pas vu de pareil. Son dénoûment aussi frappait les âmes. Deux grandes factions l’avaient déchiré, chacune trop faible pour vaincre ; et voici qu’elles avaient enfin mêlé leurs forces ennemies, qu’elles s’étaient ralliées sur le nom d’un homme soustrait à leurs influences, étranger à leurs calculs, ignorant tout de leurs intrigues et promettant, à leurs espérances rivales de domination, une ruine semblable. Une fois de plus, se justifiait le vieux proverbe romain : « Celui qui entre pape au conclave en sort cardinal ! »

Au lendemain de la mort de Clément XII, autour de son catafalque, il s’était produit toute une éclosion de prophéties et de conjectures ; une seule se trouvait réalisée, celle de l’abbé Certain, le modeste secrétaire de l’ambassadeur de France. « Ce sont presque toujours, écrivait-il le 7 février, des circonstances imprévues qui décident du choix des papes. Les arrangemens, les projets et les plans faits de longue date ont rarement leur effet. On bataille toujours sans pouvoir s’accorder ; enfin on se lasse d’être entre quatre murailles, la patience échappe, la santé s’affaiblit et par lassitude, par dégoût, par envie de sortir de prison, on se réunit à élire tel à qui on n’avait jamais pensé. » Or, durant les lenteurs du conclave, les faits en témoignent, on n’avait justement pas songé à Prosper Lambertini. Le coup de théâtre de son élection parut l’œuvre d’un hasard où n’entrait pour rien la prudence vulgaire des hommes.

Et puis Benoit XIV régna, et il s’acquit le renom d’un grand pape. Si la destinée ne mêla sa vie à aucun de ces événemens illustres qui, par leur éclat même, assurent la célébrité à leurs acteurs, ce pontife nous apparaît cependant paré d’un rare prestige, et ce n’est pas aux contingences qu’il l’emprunte. Par la supériorité de ses talens, par la distinction de son caractère, par ce qu’il y a en lui d’universel et d’achevé, Benoit XIV domine toute l’histoire religieuse de son temps. En ce XVIIIe siècle, siècle de tant de lumières et de si vives illusions, Benoît XIV apporte l’ornement d’une intelligence douée de finesse et de force, l’arme d’une raison droite et d’un jugement que rien n’abusa. Chez ce pape, un équilibre harmonieux unit les facultés les plus opposées et assemble les connaissances les plus diverses : le théologien sévère n’exclut ni l’humaniste délicat, ni l’amateur des sciences naturelles, ni le protecteur des arts. Savant sur beaucoup de choses, Benoit XIV se montre curieux de toutes.

Aussi bien, l’œuvre de sa vie ne parait-elle pas moins digne d’attention que son caractère. Avocat consistorial à ses débuts, il se révéla juriste distingué autant que plaideur habile. La bibliothèque de l’Université de Bologne renferme encore nombre de mémoires présentés par lui au tribunal de la Rote, et l’on se plaît à louer en ces écrits la perspicacité du jugement, la subtilité de la dialectique, la modération des conclusions. Clément XII ne fit que justice en plaçant Prosper Lambertini sur le siège d’Ancône, puis sur celui de Bologne. Par ses vertus, le nouveau prélat devint, en effet, le modèle des évêques de son temps. Prêtre zélé, pasteur plein de bonté, docteur prudent, administrateur scrupuleux, il remplit exactement tous les devoirs de sa charge, sans se reposer sur autrui de la moindre de ses fonctions. Et, parmi tant de travaux, il trouvait encore le loisir de composer de volumineux traités de théologie et de controverse, dont l’appareil fait même de nos jours l’étonnement des plus laborieux érudits. Son élévation sur le trône de Saint-Pierre ne ralentit point son ardeur : Benoit XIV gouverna la chrétienté comme le cardinal Lambertini avait dirigé ses diocèses. Tout fut soumis à son examen, tout fut délibéré, tout fut résolu par lui. Réorganiser la curie, en simplifier les rouages, rétablir l’ordre dans les finances, conseiller les évêques et éclairer leur doctrine, surveiller les séminaires et diriger l’enseignement des clercs, encourager les missionnaires et subvenir à leurs besoins, guider, à travers la confusion de l’Europe, la diplomatie des nonces, cet immense labeur, qui eût absorbé plusieurs vies d’hommes, ne suffisait pourtant pas à rassasier l’activité dévorante du pontife. Celui-ci trouvait encore le temps de correspondre, avec les savans les plus illustres de l’époque et de commenter leurs travaux. Sur son initiative, des recherches archéologiques étaient faites à Rome et par toute l’Italie : par ses soins, les collections du Vatican et du Capitole se voyaient considérablement accrues, et la Ville Eternelle devait à sa munificence la construction ou la réfection de nombreux édifices.

En un mot, il fut un de ces papes qui, tout en resserrant l’armature de l’Eglise, savent néanmoins empêcher le grand corps catholique de se replier sur lui-même en une défense timide, mais le portent à l’action et à l’expansion par où l’Eglise manifeste sa vitalité et affirme à la face du monde les droits qu’elle a hérités de son institution divine. N’était-ce pas bien l’homme qu’il fallait au gouvernail de la barque de Pierre, pour en assurer la route sur une mer traîtresse et mêlée d’écueils ?

Et pourtant, il faut le redire et bien méditer cette parole : nul n’avait songé à Prosper Lambertini avant l’heure où, mis à la tête de la chrétienté, il s’y révéla comme le plus digne. Etonnante réussite pour un vote de hasard ! Mais vingt ans après, l’abbé Certain se fût-il exprimé de même ? Lassitude des querelles sans fin, dégoût de la vie recluse, impatience de l’obsédante clôture, les santés ébranlées, les nerfs en déroute, tout cela explique bien que les cardinaux, dans leur hâte d’en finir, aient voulu à tout prix faire un choix, mais non pas qu’ils aient fait le choix le meilleur, l’unique choix, ce choix-là ! C’est donner la part trop belle ç l’infirmité humaine que de lui attribuer le mérite d’un événement où, nous, catholiques, nous reconnaissons hardiment la main de la Providence.


GABRIEL DE MUN.

  1. Les principales sources de cet article sont les documens conservés aux Affaires étrangères dans la Correspondance de Rome, vol. 777-79 et 783 et une relation italienne du Conclave de 1740 publiée à Fribourg en 1888 par F. X. Krauss (d’après le manuscrit appartenant au marquis Malveazi de Bologne) à la suite des Briefe Benedicts XIV an den Çanonicus P. Francesco Peggi in Bologna (1729-58). Les Lettres familières du président de Brosses (édit. Colomb) ont été aussi utilisées.
  2. L’ambassadeur de France.
  3. On appelle ainsi la bague épiscopale du Pape, dont le chaton lui sert de sachet.
  4. Le Sacré Collège n’était pas tout à fait au complet à la mort de Clément XII, Deux vacances s’y étaient produites peu avant le décès de ce pape. Onze cardinaux ne devaient pas entrer au conclave : Laurent Altieri, Benoît Odescalchi, Italiens. Louis d’Alcunha et Jean de la Motta, Portugais ; Melchior de Polignac, Léon de Gesvres et André de Fleury, Français ; l’infant Louis d’Espagne et son compatriote Gaspard de Molina ; l’Allemand Hugo de Schônborn et le Polonais Jean Lipsky.
  5. Louis-Antoine de Bourbon, un des fils du roi Philippe V, pourvu des revenus de l’archevêché de Tolède en 1734, cardinal en 1738, quitta l’état ecclésiastique en 1754 et mourut en 1785.
  6. Jacques III (1688-1766), célèbre sous le nom du chevalier de Saint-Georges. Il vivait retiré à Rome depuis plusieurs années.
  7. Voici la traduction littérale et l’explication de ce quatrain : « Il est tombé dans la mer [en faisant naufrage] et ne s’est pas noyé ; il a porté les langes, [de la part du Pape, lors du baptême d’une infante de Portugal] et ne les a pas donnés ; il a été nonce [en Portugal] et n’a pas fait son entrée ; il fut secrétaire d’État [de Clément XII] et n’a pas compté, il fut pape et n’a pas régné. »
  8. Les morts et les absences réduisaient le Sacré Collège à 51 membres. La majorité des deux tiers, nécessaire à l’élection, était donc de 34.