Un Critique allemand - Hermann Grimm (1828-1901)

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Un Critique allemand - Hermann Grimm (1828-1901)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 33 (p. 148-165).
UN CRITIQUE ALLEMAND
HERMANN GRIMM
(1828-1901)

Hermann Grimm, qui est mort à Berlin, le 16 juillet 1901, a été, dans ces quarante dernières années, un des premiers « essayistes » de l’Allemagne, et vraiment, — dans la patrie même de la critique savante, — malgré son absence d’allures professionnelles, un grand critique de littérature et d’art. Cette supériorité innée, cette façon de regarder de haut et de voir loin, l’ont préservé d’un défaut de sa race : le pédantisme. Il ne fut jamais spécialement un homme du métier, un Fachmann, comme on dit en Allemagne. Il se fût volontiers passé, — si c’eut été possible ! — de ce lourd bagage de documens, qu’il fouillait en conscience, mais comme avec une secrète impatience, et comme pressé d’en secouer la poussière et de jeter bas tout l’échafaudage de la critique pour contempler les chefs-d’œuvre les yeux dans les yeux. Et néanmoins, et par là peut-être, il est un grand critique. Grand par son style, parfois forcé et presque maniéré, souvent hautain, mais toujours profondément original et personnel ; par sa science, très réelle et très abondamment informée, mais qui n’était pas et ne voulait pas être celle d’un spécialiste ; grand surtout par l’élévation naturelle de ses idées, par l’allure générale de sa pensée, par sa haute tenue d’esprit et d’âme.

Fils d’un des deux frères Grimm, ceux qui furent les célèbres philologues, — gendre d’Achim von Arnim, le gentilhomme poète, Hermann Grimm pouvait être, et était fier de sa noblesse intellectuelle, et de son alliance avec une vraie noblesse de sang et d’âme. Il a porté dans son œuvre ce souci, un peu hautain chez lui, de toujours viser aux grandes choses. Il est allé naturellement aux grands sujets, aux grands hommes et aux grandes œuvres : Michel-Ange, Gœthe, Homère. Les dii minores de la pensée ou de l’art ne l’intéressaient pas. Il était le biographe des héros. Dans un passage de son Michel-Ange, où il parle des grands hommes, « ces points de repère de l’histoire, » il ajoute : « L’humanité a toujours su ce qu’elle entendait par grand, et point n’est besoin de définition. La valeur et l’influence d’un homme dépendent de la capacité où il est d’être appelé grand, ou de se joindre à ceux qui sont grands. » Hermann Grimm s’est joint à ceux qui furent grands, et il a témoigné par là, par son œuvre, qu’il était un grand critique. Plus exactement peut-être : un grand seigneur, véritablement un prince de la critique. Chose curieuse ! très différent au moins de la plupart de ses confrères, qui gardent en général des allures de rat de bibliothèque, Bücherwurm, disent les Allemands, Hermann Grimm, avec son érudition complète et son infatigable curiosité, au milieu de tous ces savantissimes, garda l’attitude d’un paladin de lettres ; quelque chose comme un Paul de Saint-Victor, — savant, ou un Prévost-Paradol, — historien. Mais il n’eut rien, néanmoins, du « laisser aller » d’un amateur. Ce fut un grand travailleur jusqu’au dernier jour ; lent à trouver la forme définitive de sa pensée, difficile à se contenter, sévère à lui-même. « Les correcteurs me connaissent ! » écrivait-il, quelques jours avant sa mort, à son ami de quarante ans, le Dr Julius Rodenberg, en lui envoyant son dernier article. De cette vie de travail et de pensée, à côté d’un roman (Puissances insurmontables) qui contient les pages d’un poète qui ne mourut jamais en lui, et de plusieurs volumes d’Essais de littérature et d’art, Hermann Grimm laisse un commentaire partiel d’Homère, une vie de Raphaël, et surtout deux œuvres maîtresses : son Michel-Ange et son Gœthe[1].


I

H. Grimm naquit en 1828. Il était le fils du philologue W. Karl Grimm, le frère du grand Jacob Grimm, — ce Christophe Colomb de la philologie germanique, — et il a publié, avec une piété filiale, la correspondance de jeunesse des deux frères Grimm[2]. Son mariage avec Gisèle d’Arnim, la fille d’Achim von Arnim et de la célèbre Bettina d’Arnim, la sœur du poète romantique Brentano, qui devait lui fournir l’occasion de publier une nouvelle édition de l’ouvrage curieux de Bettina d’Arnim, vettres de Gœthe à un enfant (Berlin, 1881), et avec B. Steig, un ouvrage sur Achim von Arnim, et son entourage (Stutt., 1894). Il s’alliait, par son mariage, à une famille où le goût de la poésie et des beaux-arts était héréditaire. La célèbre Bettina d’Arnim n’était pas, comme son frère Clemens Brentano, un vrai poète. C’était surtout une nature enthousiaste, eine Schwärmerin, une tête qui s’échauffe, comme on dit en allemand, qui s’enthousiasma pour bien des folies, et dont le manque d’équilibre faisait le principal défaut d’esprit et de caractère. L’amie qui fut très près de son cœur, la pauvre poétesse exaltée Caroline de Günderode, alla, elle, après un chagrin d’amour, jusqu’au suicide[3]. Bettina fut, peut-être, protégée contre les excès de sa sensibilité exaltée, par son mari. Ludwig Achim von Arnim fut le plus romantique des romantiques allemands, — et Dieu sait, pourtant, si ceux-ci étaient échevelés ! Mais il fut surtout une noble nature idéaliste, un esprit et une âme chevaleresque, un parfait cavalier. Gisèle d’Arnim, en accordant sa main à H. Grimm, lui apporta un rayon de la poésie chevaleresque qui illuminait le front de son père et de sa mère.

Après s’être essayé dans deux drames, et avoir écrit quelques nouvelles, — prélude de son roman futur, — H. Grimm rapporta d’un long séjour en Italie son ouvrage capital, son Michel-Ange.

On a dit, avec raison, qu’il eût pu intituler ce livre non pas : Vie de Michel-Ange, mais Michel-Ange et son temps. Il a répondu que, pour lui, Michel-Ange résumait toute la vie de son temps. Et cela est vrai. Michel-Ange est, par excellence, l’homme représentatif de la Renaissance italienne, et c’est pour cela que le livre d’H. Grimm n’aurait pas pu porter à son frontispice le nom de Raphaël, ou de Léonard, « Leur biographie n’eût été qu’une partie de celle de Michel-Ange. Sa force surpasse la leur. Lui seul a pris part à l’œuvre commune de son peuple. Sa longue vie même est une : part de sa grandeur. Comme Gœthe, il a savouré dans sa vieillesse l’immortalité de sa jeunesse... Il fut une des forces naturelles de l’Italie. » Cela est vrai. Michel-Ange résume tout son temps. En 1500, il a vingt-cinq ans. Il meurt en 1564, à quatre-vingt-neuf ans. Ainsi cette vie est le tableau de l’Italie au XVIe siècle. C’est ce tableau magistral, ce morceau grandiose, peint avec une maîtrise où le fini de chaque détail ne le cède qu’à l’ampleur de l’ensemble, avec cette figure colossale au centre, qui fait du Michel-Ange de Grimm, un maître monument, un chef-d’œuvre à la hauteur du modèle.

C’est donc, au début, l’histoire, à grands traits, de Florence ; l’origine des Médicis ; l’état de la ville, des esprits et des mœurs au temps de la naissance du jeune Buonarroti. Puis, tout au long du livre, à mesure que les œuvres naissent sous la formidable main du maître, l’histoire de leur apparition, le moment précis où elles s’élèvent, avec tout le relief des alentours et le « rendu » même de l’atmosphère du temps, tandis que, chacun à leur heure, accompagnés de leurs fidèles, apparaissent tour à tour les élus de l’art, les fils glorieux de cette Renaissance que la statue du demi-dieu Michel-Ange, pareil à son Moïse, domine de toute sa hauteur : Andréa del Sarto, Filippino Lippi, Ghirlandajo, Botticelli, Léonard, Raphaël, le Titien, Sébastien del Piombo, le Pérugin, pour ne citer que les noms du livre d’or de l’art. Tous les matériaux de cette biographie furent recueillis sur les lieux mêmes, à chaque coin de cette Italie qu’Hermann Grimm aimait comme la seconde patrie de son âme, où il revint souvent, où il vit mourir sa femme, dans cette Florence bien-aimée... « Il y a des syllabes qui résument à elles seules tout un monde. Athènes ! et voici, toute l’idéale grandeur antique apparaît dans la fulguration d’un éclair. Florence ! — et c’est la splendeur et la passion de l’Italie à son apogée. » — Pourquoi Florence, pourtant ? Rien ne la désignait à ce rôle souverain. Athènes était riche et puissante, et à la tête d’une politique presque « mondiale. » Mais Florence ? Naples est mieux située, au bord de la mer ; et aussi Gênes. Venise et Rome étaient alors des puissances politiques. Pise et Milan, elles-mêmes, ont alors une histoire politique plus importante. Et pourtant, pendant trois siècles, de 1250 à 1530, Florence est le phare artistique et intellectuel de l’Italie. Il s’éteint quand Florence cesse d’être une ville libre. Car, comme Athènes, c’est la liberté qui a fait Florence, cette ville tant aimée de ses enfans que les bannis voulaient y rentrer coûte que coûte, au péril de leur vie, pour revoir ses petites places, monter les marches de l’église San Giovanni, où ils avaient été baptisés... Comme H. Grimm sait parler de Florence ! Comme il se sent son enfant d’adoption ! Comme il en connaît chaque rue, chaque palais, chaque chapelle ! Savait-il, alors, qu’il y laisserait, vingt-cinq ans plus tard, la compagne de sa vie ? Il y a un passage, au début de son livre, sur la vue de Florence des hauteurs de Fiesole, que l’auteur du Lys Rouge, eût peut-être seul pu récrire. Et tous ceux qui ont eu la bonne fortune de rencontrer une fois H. Grimm sur les grands chemins d’Italie, à Rome ou à Florence, n’oublieront jamais la sûreté, la maîtrise un peu hautaine, presque la majesté avec laquelle ce grand seigneur de la critique ouvrait devant vous les trésors de sa ‘science et vous expliquait l’Italie comme un prince qui fait les honneurs de son palais.

Après Florence, c’est Rome qu’il nous présente, lors de l’arrivée de Michel-Ange, à vingt-deux ans, la Rome des Borgia, celle du pape Alexandre, le père de Lucrèce et de César. Il faut écouter comme il parle de cette « ville des villes. »


Quand le monde fut créé, avec ses arbres, ses fleuves, ses mers, ses montagnes, ses animaux, et l’homme enfin, il dut naître aussi une ville de la terre là où est Rome. D’autres villes on peut penser qu’il y eut autrefois, sur leur emplacement, une clairière, une prairie, un marais ; que des hommes sont venus, qu’ils se sont bâti une hutte, puis une autre... Pour Rome c’est impossible... On peut rêver qu’une trombe anéantisse Berlin, Vienne, Paris ; mais à Rome il semble que les pierres elles-mêmes se remettraient de nouveau les unes sur les autres en palais, en temples, en tours et en coupoles... Je ne suis pas catholique, et ne ressens aucun respect romantique pour le Pape ou l’Église, mais celui qui a ressenti à Rome l’impression toute-puissante de l’éternelle patrie, ne l’oubliera jamais.


En ce temps-là, sous les Borgia, les cardinaux étaient déjeunes grands seigneurs, ardens, fougueux, emportés, qui, pour une réclamation, sautaient à cheval et se ruaient, suivis de leurs gens, au Vatican. César tuait des taureaux, courait la ville la nuit, et chaque matin on trouvait dans la rue quelque cadavre de noble ou d’évêque... Ces temps sombres passent. Florence, elle aussi, se reprend à la vie et à l’art, après le règne éphémère et le bûcher de Savonarole. Et voici, à l’entrée de cet hiver 1504-1505, réunis à Rome pour un temps : Léonard, Raphaël, Michel-Ange ; et nous les abordons avec H, Grimm, comme si nous causions avec eux aujourd’hui, tant est grand le talent du biographe, sûre sa vision de l’histoire, et abondante sa science.

Léonard a près de cinquante-cinq ans, maintenant. Grand seigneur de l’art, comblé de tous les dons des fées à son berceau, et de la fortune sur sa route. Raphaël a vingt-deux ans. Adolescent de génie, il sera, toute sa courte existence, le jouet de la vie et des femmes. Michel-Ange a trente ans à peine. Il est devenu grand artiste par la mâle volonté du travail, et de l’idéal à réaliser. Dur à la besogne, renfermé, sauvage, il travaille en tête à tête avec son génie. Et voici qu’il rencontre son pape, comme Wagner, plus tard, son roi. C’est la grande époque de Jules II, où Michel-Ange s’enferme dans la Sixtine, seul sur l’échafaudage qu’il a dressé de ses mains, tandis que, quelques pas plus loin, Raphaël souriant, jeune et beau, entouré d’admirateurs et d’artistes, peint les « chambres. » Quel contraste entre ces deux hommes, et entre leur travail ! Raphaël est de la race de ces artistes qui créent comme la nature, sans efforts, et parce qu’ils vivent. Il peint comme l’eau coule, et comme l’oiseau chante, ce Raphaël, Gœthe, Shakspeare, ont à peine une histoire, un sort extérieur... Ils vivaient la vie, ils travaillaient, ils allaient leur chemin... Schiller voulait influencer dans tel ou tel sens, et marquer son empreinte sur son peuple ; Michel-Ange voulait agir, et chasser de son chemin les faibles qui l’encombraient... On ne peut arracher sa vie de la réalité saignante du monde, tandis que la vie de Raphaël pourrait se raconter à part, comme une idylle. » Mais Michel-Ange, lui, tient à son temps agité et brutal par toutes les fibres de son être, et H. Grimm l’a admirablement posé, au milieu de son époque et de son peuple.

Car, « comme les anciens maîtres grecs, Michel-Ange travaillait, commue membre d’un peuple beau et fort, à sa glorification. » Son époque ce sont ces temps de la Rome de Léon X et de Jules II, où l’énergie humaine trouvait à s’employer librement dans toutes les directions. « Il n’y eut jamais une époque, comme la Rome de Léon X, où il fut facile à chaque personnalité puissante d’atteindre aux plus hautes positions... Raphaël était peintre, mais il pouvait être cardinal... Il y avait une circulation vivante de toutes les forces humaines... Chaque pas pouvait être franchi. » La vie brutale, le débordement de violence et d’énergie physique de ces temps de troubles et de guerres incessantes, avait, d’ailleurs, ses rudes revanches au milieu de ces fêtes de l’art. L’occupation de Rome par les troupes impériales de Charles-Quint, en 1527 ; la ville éternelle livrée au pillage des soldats espagnols et des reîtres allemands ; la chapelle Sixtine servant d’écurie aux chevaux, et les parchemins précieux de fourrage, — voilà qui crie assez haut la rudesse des temps. De 90 000 âmes, sous Léon X, quand Clément VII, le Médicis, y rentra un an après l’occupation, (Rome ne comptait plus que 30 000 âmes. Les deux tiers avaient disparu, enfuis ou morts de misère ! Et Michel-Ange, citoyen de Florence, quand les Médicis sont chassés pour un temps par l’insurrection populaire, fait son devoir de soldat tout comme un autre, et ingénieur, comme il fut peintre, architecte et sculpteur, prend part à la défense de sa ville natale, et fait élever des fortifications dont s’étonnait encore Vauban.

La liberté vaincue à Florence, Michel-Ange avait songé à s’expatrier, et était allé à Venise. C’est l’occasion, pour son biographe, de nous peindre, en une fresque magistrale, Venise, son histoire et sa gloire ; et, pour le lecteur, de voir comment un grand critique s’empare d’une matière morte, la fait revivre sous un coup de sa baguette magique, et nous la présente, nous la fait saisir et comprendre tout entière d’un seul coup d’œil, dans une évocation qui est une seconde naissance. Il suffit à H. Grimm d’une phrase ou deux, quelques traits, — et nous voici devant un tableau ; quelques touches, — et tout s’éclaire, nous comprenons tout : Venise et son histoire, « histoire qui paraît une gageure fantastique, comme si l’Angleterre d’aujourd’hui ne se composait que de ses colonies, et comme centre, comme métropole suzeraine, Londres, mais Londres sans l’Angleterre, seule sur un îlot au milieu de l’Océan… La mer et le pont de leurs navires, voilà la patrie des Vénitiens. » Patrie qui est un paradis, où la chère et l’amour sont exquis. Le poète qu’est d’Annunzio n’a pas trouvé dans ses romans des accens plus séducteurs que n’en a le critique allemand. À propos d’une lettre de l’Arétin, ce polisson si spirituel, qui compare avec un rare bonheur Venise et Rome, H. Grimm, reprenant la comparaison, l’a étendue à l’art du Titien, rapproché de celui de Raphaël et de Michel-Ange, et a écrit sur Venise, « la galère royale ancrée au milieu de la mer, » et sur la peinture vénitienne, quelques pages à mettre à côté des plus belles :


Ils voyaient bien, dans le lointain, la ligne de la terre formant la chaîne des Alpes, mais tout près d’eux ce n’était que le ciel et la mer, et plus proche de leur cœur que le charme des paysages de plaine, des forêts et des montagnes, étaient les fines couleurs, éternellement changeantes, des vagues et des nuages. Et comme tout art (l’art, cette seconde nature créée par l’homme, dit Grimm quelque part) n’est qu’un reflet de ce qui remplit l’âme de l’homme, ainsi la peinture qui naissait alors à Venise, méprisant les lignes fermes des Romains et des Florentins, faisait parler son âme à travers la noble splendeur des couleurs où se mirait la reine de l’Adriatique... Ce qu’est la musique à la poésie, l’art du Titien l’est à celui de Raphaël et de Michel-Ange ; comme la vie à Venise était une musique, à côté du bruit de Rome et des rues de Florence. Là-bas la course, le galop des chevaux, le traînement du sabre et l’alarme ; ici des gondoles qui glissent, comme des hirondelles qui pépient, à travers les canaux de Venise... Comme l’Arétin devant un coucher du soleil, à Venise, on voudrait s’écrier : « Titien, Titien, où es-tu, pour nous peindre ce ciel et cet air !... » Les Romains et les Florentins n’ont pas ce sens du paysage. Ils ne l’aiment pas. Leur dur soleil leur montre la lumière trop crue, les ombres trop durement découpées. Il manque à leur atmosphère le léger et transparent brouillard complice, qui apaise la lumière et conserve à l’ombre sa couleur... Leur peinture, elle-même, semble vouloir sculpter.


En vérité, Taine a-t-il jamais mieux dit, et a-t-on jamais mieux parlé de l’Italie ? De même, devant l’Aurore du tombeau des Médicis, qu’il regarde comme le symbole et le chef-d’œuvre de la sculpture moderne, — « toute une symphonie de Beethoven gît dans cette statue, » — H. Grimm nous donne une leçon magistrale sur l’opposition, sur la différence absolue d’ « être, » et de nature, entre l’art moderne et l’art antique. Avec lui nous comprenons mieux que jamais auparavant, cette éducation innée de l’œil chez les anciens, due au spectacle continuel du nu, et ce « canon » du beau, cette divinisation du modèle humain, que le monde antique portait dans sa tête. « Il y a des rides, des plis de la peau, des affaissemens ou des renflemens de chair que Michel-Ange a sculptés et que jamais les Grecs n’auraient taillés dans la pierre... Aussi, comme ce calme du monde antique nous paraît froid aujourd’hui ! L’angoisse intérieure, le désaccord des aspirations de l’âme et de la réalité, les anciens ne l’ont jamais connu. »


Une immense espérance a traversé la terre,
Malgré nous, vers le ciel il faut lever les yeux.


Cette Vénus antique « que nous dit-elle ? se demande Grimm. Tout parle en elle ; pas son visage seulement, toutes les lignes qui descendent de son cou sur son sein et son corps se reflètent dans nos yeux, comme les strophes d’un poème se coulent dans notre oreille... Mais que disent-elles ? Elles nous disent ce qu’Homère, Eschyle et Sophocle nous disent : de beaux contes, des poésies enchanteresses sur la beauté d’un peuple disparu et la splendeur de son être... Mais tout cela est passé. Elles ne nous mettent plus ni le bonheur, ni l’amour, ni la terreur dans l’âme. Pas un vers de Sophocle ou de Pindare ne nous touche le cœur, comme un mot de Gœthe ou de Shakspeare... Formes merveilleuses, mais des ombres !... » Et H. Grimm a ce mot ingénieux, sur la sérénité d’âme des anciens : L’addition de leur vie tombait toujours juste.

Nous ne suivrons pas le biographe de Michel-Ange dans son étude sur le Jugement dernier, cette « seconde révélation de l’œuvre de Dante. » Nos lecteurs n’auraient plus guère à apprendre sur ce sujet après ce que M. Klaczko a dit, ici même, de l’éternelle leçon de beauté qui tombe de la voûte de la Sixtine[4]. Nous, n’avons pas à dessiner non plus, après Grimm, la belle et touchante figure de Vittoria Colonna, noble entre toutes les femmes, par la noblesse de l’âme et du sang — qui, avec Renée de France et Marguerite d’Angoulême (la « Marguerite des Marguerites ») forme le triumvirat glorieux des femmes de la Renaissance, — Vittoria Colonna, la seule femme pour qui s’émut jamais, dans une amitié fraternelle mêlée d’adoration, l’âme dure et renfermée du robuste et chaste athlète de l’art. Mais il y a un côté, toute une grande partie du génie de Michel-Ange, que Grimm a mis le premier admirablement en lumière ; c’est Michel-Ange architecte, qui bâtit les terrasses du Capitole, la corniche du palais Farnèse, et qui est chargé, après la mort du successeur de Bramante, San Gallo, de tracer le plan de la coupole de Saint-Pierre de Rome, dont il achève le modèle complet, en relief, à quatre-vingt-trois ans, et qu’il a la joie de voir commencer à s’élever avant de mourir. Il y a là quelques pages sur l’architecture, d’où elle vient, ce qu’elle est, ce qu’elle peut exprimer, ce qu’elle veut réaliser, pourquoi elle naît et fleurit chez certains peuples et pas chez d’autres, qui sont parmi les meilleures pages de critique de H. Grimm :


… L’architecture ne se rencontre que chez les peuples qui ont aimé et vénéré le sol auquel ils étaient attachés. Là encore, nous trouvons la différence fondamentale entre les peuples germains et les peuples romains. L’Allemand sent sa patrie partout où il a ses compagnons autour de lui. Le Welche se cramponne au champ sur lequel il est né. Où est sa ville natale, là est sa demeure, et quand bien même tous les habitans en auraient disparu... Et de même le Grec, le Romain, l’Égyptien. Ils se sentent liés par toutes les fibres de leur être à leurs prairies et à leurs montagnes, en sorte que chaque rocher, chaque arbre, chaque source, en même temps que la demeure d’une divinité, leur apparaît comme une partie d’eux-mêmes ; tandis que les dieux des Germains habitent dans les nuages, et s’en vont avec leur peuple, là où leur peuple porte ses pas. De là, chez ces premiers peuples qui communient avec le sol qui est leur patrie, lardent désir de rendre visible aux yeux de tous leur union avec leur sol, de l’immortaliser par des monumens sacrés... Ainsi l’architecture naît, et voici les Pyramides, les obélisques, les temples égyptiens et les temples grecs,. et l’Acropole, et le Capitole... Où Pallas Athéné eût-elle pu être chez elle, sinon sur l’Acropole ? L’architecture est le premier et le plus ancien des arts ; mère de la peinture et de la sculpture par le besoin d’orner les murs du temple ; mère de la poésie et de la musique par les processions sacrées qui y déroulent leurs anneaux... La sculpture et la peinture marchent de pair avec la culture esthétique des peuples ; l’architecture avec leur état politique... Ce que Michel-Ange avait à traduire aux yeux de son peuple, et ce qu’il a voulu exprimer par la coupole de Saint-Pierre, c’est la Rome pontificale, dominatrice du monde après la Rome impériale... Le gothique n’avait pas touché Rome, où trop de monumens antiques étaient encore debout. La Renaissance y renouait sans peine, à travers les siècles, la tradition antique... La coupole de Saint-Pierre est bien la mesure de la hauteur du géant Michel-Ange.


II

Le livre sur Michel-Ange était le fruit de plusieurs années d’étude sur les lieux mêmes, et le magnifique souvenir qu’Hermann Grimm rapportait de ses longs séjours en Italie. De retour en Allemagne, il fonda et dirigea seul, pendant deux ans, un recueil qu’il ne put continuer, la Revue des artistes et des œuvres d’art (1865-66). Nommé, en 1873, professeur de l’histoire de l’art à l’Université de Berlin, à côté de nombreux « essais » sur des sujets d’art, il voulut choisir, dans le domaine littéraire, une matière digne de ses efforts, et qu’il put marquer à sa grille. Comme il était allé tout droit au géant de l’art plastique, il alla droit au géant de la pensée, et de la pensée allemande. Ce fut durant l’hiver de 1874 à 1875, qu’il donna à Berlin ces conférences inoubliables sur Gœthe, qui firent époque, et qui attiraient au pied de sa chaire un nombre inusité d’auditeurs, comme chez nous, en Sorbonne, certaines années où le philosophe Caro parlait. De ces conférences est sorti son livre sur Gœthe, sa seconde œuvre maîtresse.

C’est vraiment dans cet ouvrage qu’Hermann Grimm s’est mis tout entier. Gœthe l’avait toujours attiré. Son premier travail publié est la traduction de l’Essai d’Emerson, sur « Gœthe écrivain (1837). » Mieux qu’en Michel-Ange encore, il avait trouvé là le modèle où mesurer la hauteur de sa critique. Ce n’était plus tout un temps, toute une époque fameuse à faire revivre autour d’une figure colossale, mais c’était un homme complet, véritablement grand entre tous, dont il voulait dresser la statue devant son peuple ; un des types les plus complets que l’humanité ait produits : un génie, en qui s’est résumée pendant un demi-siècle la pensée et la poésie allemandes, qu’il domine, encore aujourd’hui, de toute sa hauteur. Le critique apparaît, ici, comme l’introducteur d’un souverain spirituel, d’un roi de la pensée ; presque comme le prophète de ce dieu de l’Olympe. « Gœthe est le plus grand de tous ceux de langue allemande ; et je veux être son prophète ! » tel est le cri du cœur qu’on croit entendre échapper à H. Grimm, dès le début de ses conférences. Et, en effet, il a bien mis là dedans, dans son livre sur Gœthe, « tout ce que nous entendons, tout ce nous comprenons sous ce seul mot : Gœthe. » — ce Gœthe a agi sur la nature intellectuelle de l’Allemagne comme un formidable phénomène naturel aurait agi sur sa nature physique... Nos mines de charbon nous parlent d’un temps de chaleurs tropicales, où les palmiers croissaient chez nous. Nos cavernes, d’une période glaciaire, où les rennes couraient dans nos forêts... Notre sol a passé par de formidables bouleversemens physiques. Gœthe a agi, dans l’atmosphère spirituelle de l’Allemagne, comme un de ces bouleversemens de notre globe... Gœthe a créé notre langue et notre littérature. Avant lui, le marché intellectuel du monde ne nous connaissait pas. » Et H. Grimm rappelle, avec amertume, le temps où Frédéric le Grand passait, et se vantait de passer à Paris pour un auteur français ; et où Voltaire, dans l’article Langues de l’Encyclopédie, parlant des qualités littéraires des différentes langues d’Europe, ne mentionnait même pas l’allemand...

Mais, à propos de cette grandeur de Gœtte, que personne ne songe à nier, il faut bien avouer que, dès le début de son livre, H. Grimm adopte un parti pris d’admiration qui n’est plus de la critique, et qui diminue, pour une grande part, la portée de son œuvre. Il n’est plus un critique ; il est un commentateur, le commentateur d’un texte qu’il tient, par avance, pour sacré. Non pas, certes, qu’il admire tout ici, comme Hugo devant Shakspeare, a comme une brute, » non ; mais il approuve, et il fait siennes, toutes les pensées directrices de l’œuvre et de l’homme qu’il étudie. Il applique à Gœthe, d’une façon absolue, le mot de Pascal transformé, et il dirait avec certitude : « dans ce grand homme tout est grand. » Mais il s’en faut, justement, du mot même de Pascal : « dans une grande âme, » et il resterait de pouvoir affirmer que, grand par son génie, Gœthe fut vraiment une grande âme.

Nous touchons, ici, au fond même des choses, au lui primitif sur lequel est fondée cette statue du grand homme. Un fin critique de Gœthe, M. Edouard Rod, l’a indiqué ici même[5], tout au long de l’œuvre, et marquant à chaque pas les réserves nécessaires, a comme accumulé les déchets du génie. Quand H. Grimm, au début de son livre, rappelle les trois grands noms qui ont eu cette influence souveraine et ont agi, telle une force cosmique, sur leur race : Homère, Dante, Shakspeare, on sent bien que, pour lui, Gœthe est le quatrième ; et que c’est bien volontairement qu’à ces quatre noms il ne joint pas un nom français. Il choisit — de bien mauvais jeu ! — Voltaire, pour sembler en faire la preuve. Mais il oublie trop volontairement, ou par trop naïvement, cette vérité élémentaire : à savoir que le génie ne choisit pas son heure pour entrer dans l’histoire. Assurément, comme il le dit, a Homère (l’Homère idéal, dirons-nous) et Dante, ont créé cette unité morale, supérieure à toute unité politique, de la Grèce et de l’Italie, » et je veux bien, qu’un jour, tous les peuples de langue anglaise « se sentiront un seul peuple devant la scène où l’on jouera les drames de Shakspeare. » Mais le génie, pour être la plus belle plante humaine, qui porte les plus beaux fruits, et la plus féconde, est une plante comme une autre. Elle croît et porte ses fruits où Dieu l’a fait naître. S’ils ont été, ces grands entre les grands, les pères spirituels de leur peuple, c’est que leur peuple n’était pas né avant eux à la vie spirituelle. D’autres peuples ont eu leurs grands hommes quand ils étaient déjà mûrs pour prendre conscience d’eux-mêmes en ceux-ci. Victor Hugo a été l’écho sonore de la France, sans être obligé de lui apprendre à parler, comme Gœthe apprit sa langue à l’Allemagne. H. Grimm reconnaît lui-même cette part du ciel dans la vie de son grand homme, quand il dit quelque part : « Il vint toujours à l’heure propice, et l’heure propice dura pour lui autant qu’elle peut durer pour un mortel. »

Dira-t-on, maintenant, que Gœthe fut une grande âme ? Il serait temps de répondre à H. Grimm, et à d’autres, qu’en dehors de l’Allemagne, — et même là, — on ne le pense pas. Les démagogues passionnés de 1830, au temps de la Jeune Allemagne naissante, comme Louis Borne, n’ont peut-être pas compris l’attitude olympienne du poète sur sa « tour d’ivoire, » quand ils lui ont jeté ce cri de leur cœur blessé : « Tu n’as jamais élevé la voix en faveur de ton peuple ! Tu n’as jamais eu un pauvre petit mot pour les souffrances de ton peuple ! » Mais c’est Börne lui-même qui, se détournant de l’ironie mauvaise d’un Henri Heine, disait dans une lettre intime publiée après sa mort[6] : « Heine n’a pas d’âme. Je sais bien que c’est là une chose que les hommes ordinaires ont, et des hommes plus considérables n’ont pas. L’âme, c’est difficile à dire, mais c’est quelque chose d’invisible, qui commence derrière ce qui est visible, derrière le cœur, derrière l’esprit, derrière la beauté, et sans lequel le cœur, l’esprit, la beauté ne sont rien... » On peut faire comprendre à tout le monde, à ceux que la religion n’éclaire pas, ce que c’est que l’âme, en leur disant qu’elle n’est rien autre chose, en définitive, que la position que prend chacun de nous en face du problème de l’être, et comme tout homme a une démarche physique bien à lui, l’âme n’est que la démarche intérieure de notre être, la façon dont nous regardons, quand nous les regardons en face, le ciel, la vie, l’amour, la mort. Et puisque nous n’avons pas plus, ici, à étudier Gœthe que Michel-Ange, à propos de leur critique, nous ne prendrons dans l’ouvrage d’H. Grimm, et dans la vie de Gœthe, qu’un de ces sommets où se montre à nu une âme : l’amour.

Tous les amours de Gœthe, jusqu’à son mariage, ne furent que des amourettes, et dans son mariage même il n’a pas rencontré l’amour digne de lui. Depuis la Gretchen de ses seize ans, avec Frédérique Brion, la simple et modeste fille du bon pasteur de Sesenheim, en Alsace ; avec la douce Lotte Buff, la Charlotte de Werther ; avec la brillante Lili Schönemann, la belle Mme de Stein, jusqu’au jour où il prit Christiane Vulpius, la brave bourgeoise, pour sa femme, les amours de Gœthe ne sont que des aventures amoureuses, et le seul mot qui leur convient les juge en même temps. Aventures de poète, certes, et de grand poète, qui fait un miel d’or des baisers butinés sur des lèvres en fleur. Comme le remarque très bien H. Grimm, elles sont le fruit de son imagination, de son enthousiasme, de sa sensibilité, plus que de son cœur. Il voit une jeune fille, la pare de tous les feux de son âme, en fait une déesse, puis, au moment critique, il se calme soudain, le feu d’artifice s’éteint, la fleur merveilleuse se fane, et l’oiseau de grand vol qui refuse de se laisser attacher s’enfuit dans la nuit. Amourettes et aventures qui sont aussi, à côté de matière à poésie, des expériences d’homme, et de grand homme, qui laisse la vie façonner son génie, et en apprend, un à un, les horizons plus vastes. « Chaque nouvelle aventure de cœur chez Gœthe, se joue devant un plus large horizon. Quand il courtise Gretchen, ou s’amuse avec les belles filles de Leipzig, la toile de fond est un mur d’auberge. A Strasbourg, la scène s’agrandit déjà. A Wetzlar, c’est la deutsches Haus, la maison amie des parens de Lotte, toute la petite ville, et les environs, qui forment le décor. Avec Lili, nous sommes sur la scène d’un grand opéra : musique, bals masqués, parties de tout genre. »

Et toujours, — comme l’avoue son critique qui, pour une fois, oublie son dieu pour aller d’un bond jusqu’à parler du diable, — toujours « cette impatience démoniaque de Gœthe de ne pouvoir souffrir aucun lien, même les plus chers. » Celle qu’il épousa, — car dès les premiers jours ce fut, en effet, un mariage, — Mams’elle Vulpius, comme l’appelaient dédaigneusement les grandes dames de Weimar, lui fut une fidèle compagne et une bonne ménagère. Son bonheur domestique, très réel, se lit tout entier dans cette ligne d’une lettre à Jacobi, d’avril 1793 : « Je suis heureux. La petite soigne bien la maison. » Et H. Grimm rattache très justement à l’influence, à l’attrait, au charme inoublié des franches coudées, des faciles habitudes adoptées par Gœthe dans la libre vie d’artiste menée à Rome pendant des années, sa brusque décision, à son retour, de prendre sous son toit la brave fille aux yeux noirs qu’il rencontre à Weimar, accorte, souriante et bonne. « Gœthe avait besoin, quand il revint à Weimar, d’avoir une femme auprès de lui... Il ne demandait que la santé, la fraîcheur, la jeunesse, et l’attachement. Il trouve une belle fille et la prend, sans s’inquiéter de sa position sociale. » Fort bien. Et il eut grand raison de préférer une bonne bourgeoise, une franche compagne, facile à vivre, une bonne camarade, à une poupée aristocratique. Nous accorderons aussi volontiers à son critique que « Gœthe n’a jamais été un débauché, » et qu’il n’y a pas « un seul passage obscène dans toute son œuvre ; » bien qu’il fût aussi, à l’occasion, a un vigoureux réaliste. » Mais, précisément parce que « Gœthe connaissait les deux côtés de la nature humaine, » il reste que c’est du côté réaliste qu’il versa, quand il épousa Christiane Vulpius.

Nous ne voudrions, pour rien au monde, nous ranger, sur quelque point que ce soit, dans le camp peu glorieux des ennemis de Gœthe[7], où tant de petits esprits et de cœurs aigris se sont donné rendez-vous. Quoi que l’on puisse penser du caractère de Gœthe, — le génie n’est pas en cause, — on ne peut qu’admirer chez lui ce que tous ceux qui l’approchaient ressentaient avec admiration, aussi bien (pour citer des Français) David d’Angers, qui se sentait tout réchauffé à cette lumière après l’accueil glacial de Walter Scott, qu’Ampère, par exemple, qui écrivait, après une visite au Maître : « Ce qui le caractérise, c’est cette faculté merveilleuse d’embrasser tout, de s’intéresser à tout, d’être sensible à tout ce qui se fait de bon partout, et dans tous les genres. »

Nous demandons seulement qu’on nous comprenne ici, et sur ce point précis. Il ne s’agit en rien, du sensualisme des Élégies romaines, ou de sottes plaisanteries sur a la main qui badine. » Il y a, uniquement, un fait indéniable, que tous les critiques ont constaté, d’un arrêt très marqué dans la production littéraire de Gœthe, et dans la valeur de cette production, pendant les années qui suivirent son mariage. Et si ce n’est là qu’un indice, qui ne mène pas très loin, il reste en tout cas cette vérité supérieure, à savoir que son mariage n’a pas élevé Gœthe sur le plan de sa vie psychique. Des trois ordres dont parle Pascal, et que celui de la charité et de l’amour domine, ce n’est pas sur ce plan supérieur que se fit l’union de Gœthe et de Christiane Vulpius. On a fait bonne justice de la légende qui la représentait comme une ménagère commune, se laissant aller à boire, et Christiane fut une brave femme, aimée de la mère de Gœthe comme sa fille. Mais il ne faudrait pas beaucoup forcer notre pensée pour nous faire dire que, dans le mariage de Gœthe, il y eut tout de même quelque chose de l’homme de lettres qui finit par épouser sa cuisinière.

Quand Michel-Ange rencontra Vittoria Colonna, la veuve du marquis de Pescara, H. Grimm dit lui-même : « le plus grand bonheur de l’homme est de rencontrer une force digne de lui, sa pareille et son égale. » Gœthe n’eut pas ce bonheur, le plus grand qu’il y ait sur terre. Il ne lui a pas suffi de rencontrer Schiller ; pas plus que Byron, Shelley ; il n’a pas rencontré la femme son égale, sa femme. H. Grimm peut déclarer qu’il est « inutile de se poser la question oiseuse : s’il eût mieux valu pour Gœthe une autre femme, » et affirmer qu’ « au point de vue purement humain Gœthe ne perd pas, à considérer son mariage. » Au point de vue « purement humain, » parfaitement. Mais précisément, le mot nous suffit. L’âme n’y était pas. Nous croyons plutôt, quant à nous, qu’il y a là l’inéluctable rançon de l’orgueil qui marque d’une façon indélébile ce génie. C’est la paille minime où le noble métal donne un son mat. Gœthe vivait à une hauteur de génie où il se suffisait seul. Il n’avait pas besoin d’être deux pour penser et pour créer, et il ne le voulait pas. Le génie est égoïste. Il plane comme l’aigle, solitaire. Un mot profond a été dit, du vivant du dieu : « Gœthe est heureux, et il se dit heureux, écrivait Borne à son amie Mme Wohl, en 1825. Je ne voudrais pas de ce bonheur. Comme il est seul ! »

Le dernier grand biographe — allemand — de Gœthe, le grand critique Richard M. Meyer, reconnaît, avec sa haute franchise, que ce cela a toujours été pour le peuple allemand une humiliation, que le plus grand de ses poètes n’ait pas placé à ses côtés une compagne dont l’esprit, lui aussi, eût été digne de son grand esprit. » Tranchons le mot : Gœthe a aimé au-dessous de lui. C’est toujours un malheur, même pour un grand homme. J’ai lu, quelque part, cette anecdote : Gœthe était encore presque enfant, à peine un adolescent, quand les deux filles du vieux maître de danse français qui lui donnait des leçons, se disputaient (déjà !) sa préférence. La plus jeune, dépitée de ne pouvoir fixer le petit volage, lui lança un jour, cette malédiction : « Malheur sur malheur ! pour la vie et pour l’éternité, sur celle qui la première touchera tes lèvres après moi ! » — Et ce n’est pas sur la première, seulement, la douce fille du pasteur de Sesenheim, en Alsace, la touchante Frédérique Brion, cette a humble martyre d’amour,[8] » sa première victime, que la malédiction de la petite Française s’est abattue. Le mauvais sort a porté plus loin et plus longtemps. Aucune de celles que Gœthe a aimées n’a été heureuse, parce qu’il avait passé dans leur vie. Sa femme elle-même eût été aussi bien appareillée avec tout autre, qu’avec lui. Bien plus, la malédiction a atteint Gœthe lui-même, et ne s’est pas retirée de dessus sa tête, durant toute sa vie. Il n’a pas aimé de vrai. Il n’a pas été aimé d’une façon absolue. Il a même délaissé sa mère, qui est morte sans l’avoir revu depuis onze ans. Il est né, il a vécu, il a pensé de grandes et de belles choses, et il est mort vieux, sans avoir connu la plénitude de l’amour. Il a mis le paradis dans ses vers. Il ne l’a pas eu dans le cœur, jamais.

« Le lendemain de la mort de Gœthe, raconte Eckermann, je voulus voir, une dernière fois, sa dépouille mortelle. Il était sur son lit, enveloppé d’un drap blanc. Son fidèle serviteur, Frédéric, souleva le linge... Je demeurai stupéfait devant la souveraine beauté de ces membres. La poitrine puissante, large et bombée ; les bras et les cuisses pleines, aux muscles harmonieux et forts ; les pieds d’une forme parfaite... Un homme complet était là devant moi, dans toute sa beauté. » Ce sont les dernières lignes du livre d’Hermann Grimm, ses derniers mots sur Gœthe. Et il y a là comme un aveu inconscient d’une admiration naïve de la force. Il plaît aux Allemands que Gœthe ait été beau et puissant comme son génie, et Bismarck un colosse. Nous avons connu cela ! Nous avons entendu Hugo se plaindre, à quatre-vingts ans, que « la nature ne nous avertisse pas de la vieillesse. » Mais la forme physique ne traduit pas l’âme. Il y a des femmes au corps divin qui sont des filles. Et il y a des visages ingrats, qui sont transfigurés par des yeux où rayonne une âme embrasée d’amour. Les penseurs, et les saints, et les ascètes aussi, ne furent pas tous des Apollons. Il n’y a que les yeux qui soient une fenêtre ouverte sur l’âme. On a écrit cent volumes sur Gœthe, et nous avons connu dans notre enfance des gens qui l’ont approché. Napoléon lui a dit : « Monsieur Gœthe, vous êtes un homme. » Nous savons la beauté de son port de jeune dieu, de ses traits purs et calmes comme un marbre antique, de sa chevelure bordée d’adolescent. Personne, jamais, ne nous a parlé de son regard[9]. Et plus d’un, avec Börne, derrière le masque auguste cherche encore l’âme.

Longtemps après les leçons sur Gœthe, après ses leçons sur Raphaël, dont il a tiré un beau livre[10], jusque dans les dernières années de sa vie, Hermann Grimm parlait encore à Berlin. Le cadre de ses conférences embrassait toute « la vie intellectuelle du XIXe siècle. » Il touchait à toutes les manifestations de la pensée et de l’art. La petite salle où il parlait contenait à peine quelques centaines de places. Pas de dames, car il n’aimait pas à être gêné. Sa franchise allait jusqu’à la rudesse. Avec cela, on lui reprochait en même temps une ironie froide, parfois glaciale et une distinction un peu blasée d’aristocrate. On cherchait parfois des pensées très originales dans ce qu’il disait, C’était plutôt un remueur d’idées, un éveilleur de pensées chez d’autres. Et, toujours, il allait aux fortes individualités : un Carlyle, un Ruskin. Un de ses derniers essais d’art fut sur Arnold Bœcklin, le maître bâlois. Son dernier article, inachevé, pour la Deustche Rundschau, est un fragment sur « Raphaël, comme puissance mondiale. »

Comme l’écrivait, quelques jours après la mort de son maître, un de ses anciens élèves à l’Université de Berlin, « c’est toute une époque de culture intellectuelle allemande qui est morte avec Hermann Grimm. Il était encore de ces rares qui ne sont pas des spécialistes, mais des hommes. » En rendant compte, dans une Revue, d’un livre posthume de conférences politiques de l’historien de Treitschke, H. Grimm écrivait, un mois avant sa mort, en parlant du disparu : « ... Comme il était bien planté dans la vie ! Combien ardent ! Comme la langue se pliait à son service pour dire tout ce qu’il voulait !LES Fien nouveau était chaque nouveau livre de lui ! .. » On peut dire la même chose du critique érudit que fut Hermann Grimm.


EDOUARD DE MORSŒR.

  1. Essais (Hanovre 1859) ; Nouveaux essais (Berlin, 1865) ; Dix essais pour l’introduction à l’histoire de l’art moderne (2e édition… Berlin, 1883) ; Quinze essais (3e édit., Berlin, 1884) ; Michel-Ange (7e édit., Berlin, 1894) ; Gœthe (3e édit., Berlin 1882) ; Homère (Iliade, I-IX, Berlin, 1890) ; Raphaël (4e édition 1903).
  2. On connaît les fameux Contes des frères Grimm, ce trésor des enfans allemands. — Un troisième frère, Emile Grimm, fut un peintre et surtout un graveur de talent.
  3. Voyez la Revue du 1er février 1895, Caroline de Günderode et le Romantisme allemand, par G. Valbert.
  4. Voyez la Revue des 1er mars, 15 déc. 1896, et 15 avril 1897.
  5. Voyez la Revue des 1er juillet, 1er août, 1er et 15 septembre 1895 ; 15 septembre 1896 ; 1er mai et 1er septembre 1897.
  6. Jugement de L. Börne, sur H. Heine. Paysages inédits des Lettres de Paris, (Fcf. 1840).
  7. Cf. Dr Holzmann, Dans le camp des ennemis de Gœthe. (Berlin, 1904.)
  8. C. Düntzer, F. de Sesenheim.
  9. Dans une lettre de Johanna Schopenhauer on trouve ceci : « Ses yeux bruns, à la fois doux et pénétrans. » (Johanna Schopenhauer à son fils, 28 nov. 1806).
  10. Das Leben Raphaels, H. G. (4e éd. Berlin, 1903).