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Un Diplomate chinois

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Un Diplomate chinois
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 5 (p. 291-307).
UN


DIPLOMATE CHINOIS




La diplomatie chinoise n’existe pour l’Europe que depuis peu de temps; il a fallu la guerre de l’Angleterre avec le Céleste Empire pour nous mettre en contact avec elle. Avant cette guerre, avant le traité de Nankin, qui l’a terminée, les peuples de l’Occident étaient pour les souverains de la Chine des barbares tributaires, qui devaient se prosterner devant leur image sacrée, mais non pas stipuler des conventions diplomatiques. On connaissait le mandarin chinois, non le diplomate. C’est la fumée des canons anglais qui a évoqué ce nouveau personnage, ou plutôt, si l’on veut remonter aux premières origines de la révolution d’où est sortie la diplomatie chinoise, on peut dire que c’est l’abolition du privilège de la compagnie des Indes qui l’a commencée. Tant que ce privilège avait été maintenu, la compagnie avait eu souvent à se plaindre de l’insolence des mandarins; mais la considération de son intérêt l’avait rendue patiente. Quand le commerce avec l’Inde et la Chine eut été déclaré libre, on vit augmenter à Canton, dans une proportion considérable, le nombre déjà très grand des navires anglais; l’importance des différends s’accrut avec celle des affaires. Il fallut envoyer pour les résoudre un homme d’un rang élevé, qui était le plénipotentiaire, non plus d’une société de commerçans, mais d’une nation commerçante. C’était la première fois que des discussions de marchands, à Canton, prenaient un caractère international. Il y avait la dignité d’une monarchie européenne en présence de l’orgueil chinois. Cet orgueil n’eut pas l’air de s’en apercevoir, et probablement il ne s’en aperçut pas. La longanimité et les concessions l’exaltèrent au lieu de l’adoucir ; il alla chez les magistrats jusqu’à l’insulte, dans la populace jusqu’aux violences. La guerre devint nécessaire, et elle se termina par un traité dans lequel le fils du ciel, après les plus humiliantes défaites, fut forcé, chose inouïe dans les annales de l’empire, de reconnaître pour son égal un autre souverain, et d’admettre qu’il existât, entre le royaume du milieu et les barbares de l’ouest, les obligations d’un droit international, au lieu des rapports précaires d’une tolérance soumise au bon plaisir impérial.

Les Américains, cette nation entreprenante et industrieuse, dont les vaisseaux sont partout, quoique ses colonies ne soient nulle part, s’empressèrent d’entrer par la brèche que venaient d’ouvrir le canon et la diplomatie des Anglais ; ils envoyèrent à Macao un ministre plénipotentiaire, M. Cushing, qui fait aujourd’hui partie du cabinet de Washington. Le gouvernement français ne pouvait pas rester en arrière, et il confia à M. de Lagrené le soin d’assurer à la France, dans ce système nouveau, la place qui convenait à ses intérêts et à ses traditions. Quoiqu’on semble chez nous regarder la Chine comme une contrée fantastique et en dehors de la sphère de nos spéculations positives, cette mission n’était pas sans importance ; elle touchait à bien des points à la fois : notre dignité comme puissance maritime, le progrès de notre commerce, et ce rôle, auquel la France n’a jamais failli en Orient, de soutenir et de protéger le développement de la civilisation chrétienne. Sous tous ces rapports, elle ne pouvait être remise en de meilleures mains ; M. de Lagrené s’en acquitta avec zèle, avec intelligence et avec succès. J’eus l’honneur de l’accompagner comme premier secrétaire d’ambassade.

Il y a aujourd’hui dix ans, au mois de janvier 1844, je me trouvais donc à bord de la Sirène, entre Ténériffe et Rio-Janeiro, sur l’Atlantique, voguant vers la Chine, songeant du Fleuve-Jaune et de la terre des fleurs, de dragons verts et de poussahs, de mandarins sourians et de lettrés paisibles. J’évoquais dans ses aspects les plus connus cette singulière société, pour laquelle toute chose date de trois mille ans, sans me douter qu’une révolution viendrait s’abattre derrière la grande muraille, secouer le trône, traiter le fils du ciel comme un gouvernement d’Europe, et qu’elle enlèverait, avec leurs longues tresses, aux sujets du royaume du milieu cette physionomie originale et invraisemblable qui égaie depuis trois siècles l’émail de nos tasses de porcelaine, pour rendre à leurs têtes rasées la chevelure d’une statue grecque ou celle d’un bourgeois de Paris. Quelques mois après, j’étais à Macao ; je contemplais de mes yeux ces êtres étranges, dont les images peintes ou sculptées ne m’avaient jamais semblé jusqu’à ce moment représenter des réalités. Je voyais des Chinois, de vrais Chinois, et de la plus haute classe ; je leur parlais, je vivais avec eux dans une certaine intimité ; je faisais de la diplomatie et même de la poésie avec un diplomate à plume de paon et à bouton rouge, et qui, en sa qualité de lettré, se piquait d’être poète. À présent que je me rappelle ces curieux entretiens en lisant les récits d’insurrections qu’apporte chaque paquebot anglais avec la malle de l’Inde, je me dis que bientôt peut-être il ne restera plus rien de cette société si savamment organisée, de ces apparences bizarres qui recouvraient une civilisation à la fois si ancienne et si raffinée, de cette centralisation administrative qui étendait son réseau compliqué et uniforme sur une si nombreuse population et un si vaste territoire, de ces traditions de gouvernement et de morale qui, sous des formes toutes particulières, se rattachaient cependant directement aux premiers âges du genre humain. Tout change dans ce monde, et la Chine, qui avait si longtemps défié le changement, semble entraînée à son tour sous la loi des vicissitudes. Le voyageur qui arriverait maintenant à Shang-haï ne reconnaîtrait déjà plus, dans ces hommes aux longs cheveux, les personnages des paravens de laque. Je me laisse donc aller à la tentation de noter quelques-uns de ces traits qui s’effacent et qui ne tarderont peut-être pas à disparaître. Ç’a été pour moi une bonne fortune, et qui pourra bien, au train dont vont les choses, ne plus se présenter pour personne, que d’avoir eu des relations suivies et familières avec des Chinois du vieux temps, des Chinois d’avant la révolution et, comme on dira peut-être bientôt, de l’ancien régime, — d’avoir discuté par exemple les articles d’un traité de commerce avec un diplomate à tête rase et à longue queue. C’est ce qui donnera peut-être quelque intérêt à ces souvenirs que je détache d’une relation de notre ambassade[1], et qui forment une sorte de tableau dont le personnage principal représente, dans ses traits les plus distingués, cette société menacée que j’appellerais volontiers la société polie du Céleste Empire.


I.

Le vice-roi de Canton, Ki-yng, avait été désigné pour traiter avec le ministre de France. C’était un Tartare, proche parent de l’empereur, et qui avait négocié le traité anglais et le traité américain. Il appartenait, avec quelques Chinois d’élite, à ce noyau d’hommes d’état favorables aux étrangers, qui dirigèrent les affaires dans les dernières années du règne de Tao-kouang, et qui furent disgraciés par son successeur. Le vieux Ki-yng fut même dégradé et placé comme surnuméraire dans un ministère. Il était alors gouverneur des deux Kouangs, commissaire impérial, et on lui avait adjoint, pour ses fonctions diplomatiques, le trésorier Houang, le riche bouton rouge Pan-se-tchen et l’académicien Tsaô. Houang était en quelque sorte son premier secrétaire d’ambassade. Macao fut le lieu choisi pour les négociations. Les diplomates du Céleste Empire y arrivèrent un mois après nous. Ils se logèrent dans des pagodes aux environs de la ville : on avait déménagé les dieux pour leur faire place. Deux jours après, Ki-yng, devançant, courtoisement M. de Lagrené, lui fit la première visite.

C’était le 1er octobre, les canons des forts portugais annoncèrent que le vice-roi venait d’entrer dans la ville, et bientôt l’escorte défila dans notre rue. Il y avait des cavaliers tartares sur leurs grandes selles et sur leurs petits chevaux, des fantassins avec des lances, des clercs en robes avec des parasols, d’autres assis dans des chaises à porteurs, puis une infinité de bannières et d’étendards bariolés de dragons et de figures grotesques, enfin la large chaise de Ki-yng, suivie de celles de Houang, de Pan-se-tchen et de Tsaô et d’une quantité d’autres : le tout avec un grand bruit de gongs, de tam-tams, de cornemuses, de flûtes et d’autres instrumens du pays plus ou moins discordans.

Notre ambassade avait également déployé toutes ses splendeurs. Notre garde de marins, dans ses plus beaux habits, était rangée en haie, l’arme au bras, sous le vestibule. L’escalier était orné de fleurs ; on avait déroulé dans le salon un grand portrait de Ki-yng en pied, envoyé la veille, par le commissaire impérial ; on avait placé sur une table un magnifique service de thé en porcelaine de Sèvres, que le roi avait donné à son plénipotentiaire. L’amiral Cécille, les officiers de son état-major, les nombreux attachés de l’ambassade, le consul, M. de Bécour, tous en grand uniforme, environnaient le ministre d’un cortège doré et brodé, qui paraissait probablement aux Chinois tout aussi étrange que leur cavalcade d’Opéra nous le semblait à nous-mêmes.

J’allai au-devant de Ki-yng, que M. de Lagrené reçut à l’entrée du salon. Le vice-roi était un vieillard à moustaches blanches, à la physionomie bienveillante et grave, à la démarche empreinte d’une véritable distinction. C’est une chose remarquable comme chez les peuples les plus éloignés, qui diffèrent le plus par les habitudes morales et par l’aspect physique, il y a je ne sais quoi de parfaitement identique, qui se fait jour, on ne sait comment, dans certains gestes et dans certaines manières, pour représenter au dehors le sentiment de dignité personnelle qu’inspirent ordinairement l’élévation du caractère et la supériorité du rang. Ki-yng, à Paris ou à Londres, introduit dans un de nos salons, aurait probablement paru fort laid au premier coup d’œil, mais personne certainement ne lui aurait rien trouvé de trop étrange dans les manières, et même on n’aurait pas tardé à lui reconnaître les airs d’un grand seigneur.

Houang, Pan-se-tchen et Tsaô entrèrent à la suite du commissaire impérial et s’assirent auprès de lui. Les autres mandarins se tinrent respectueusement debout entre les portes, dans l’antichambre et jusque sur l’escalier. Le reste de l’escorte s’était rangé dans la rue. Les degrés de l’église, en face de notre porte, étaient couverts de soldats et de peuple. Il y avait sous les fenêtres, comme dans l’intérieur de la maison, un spectacle curieux et pittoresque.

Le secrétaire de la légation des États-Unis, M. Webster, m’avait beaucoup parlé de Houang, qui était le diplomate délié et éloquent de la commission chinoise, de même que Ki-yng en était le grand caractère et l’homme d’état. Il m’avait vanté sa grâce, son esprit, son élégance et surtout son habileté coquette et insinuante. J’examinai donc ce personnage avec curiosité. Houang était un Chinois; il était jeune, il avait la physionomie très agréable, le regard intelligent et animé, la main petite et soignée, avec un bras efféminé qu’il montrait sans cesse quand il parlait, en le faisant sortir de sa manche par un geste habituel. Il était vêtu avec une grande recherche. Il portait une robe de soie qui aurait fait envie à la plus difficile parmi nos élégantes, avec une ceinture attachée par une pierre de jade, et à cette ceinture plusieurs petits fourreaux brodés de perles, celui-ci pour sa montre, celui-là pour son éventail, un autre pour ses bâtonnets d’ivoire. Il prenait souvent la parole, et en homme habitué à voir admirer son bien-dire. La mobilité de ses traits, la vivacité de ses gestes faisaient contraste avec l’attitude calme et l’expression à la fois affectueuse et digne du vice-roi. On voyait aisément que le vieux Tartare se sentait du sang impérial dans les veines, tandis que le jeune Chinois représentait le lettré, parvenu par les examens aux plus hautes dignités de l’empire. On disait que Houang était destiné à succéder prochainement à Ki-yng dans les fonctions de commissaire impérial. Il était bouton rouge, grand trésorier des deux Kouangs, et touchait pour cette place d’énormes appointemens.

Pan-se-tchen était un des plus riches sujets du céleste empereur. Son père, qui avait appartenu à la corporation des marchands hongs, dont le monopole a été aboli par le traité de Nankin, lui avait laissé une fortune très considérable. On disait Pan-se-tchen magnifique et voluptueux. Il aimait les Européens et avait déjà pris part aux précédentes négociations. Il était bouton rouge, c’est-à-dire mandarin d’une des plus hautes classes, et cependant il ne passait pas pour très lettré; il faut donc qu’il y ait en Chine, comme ailleurs, des accommodemens avec la sévérité des examens. Il était du reste fort versé dans les matières de douanes et de commerce, et il s’était fait une auréole de générosité en distribuant du riz, pendant une disette, au peuple de Canton. Il était jeune encore, il avait le regard noyé dans une langueur sensuelle, la bouche souriante, les dents belles et un remarquable embonpoint. Tsaô avait l’air d’un singe qui fait la grimace; il était petit, maigre, marqué de petite vérole, avec le regard d’une chauve-souris devant un rayon de soleil, il emmiellait ses phrases, tout en tordant sa bouche sous ses moustaches grêles comme si elle eût distillé du vinaigre; il prenait des poses, il étudiait son geste, il écoutait le son de sa voix avec complaisance. C’était un pédant qui avait d’ailleurs une haute idée de la civilisation chinoise, dont il se regardait comme un des plus remarquables représentans.

La conversation se passa en complimens réciproques, comme il convenait à une première visite, en présence d’une assistance aussi nombreuse. M. de Lagrené montra son service en porcelaine de Sèvres au vice-roi, qui l’admira en connaisseur; puis il le conduisit dans la salle à manger, où une très belle collation avait été préparée. J’étais assis entre Pan-se-tchen et Tsâo, qui parurent goûter beaucoup le vin de Champagne, mais affectionner fort peu les vins rouges. Mon répertoire de mots chinois se bornait à trois; cependant nous nous levâmes de table les meilleurs amis du monde.

Ki-yng fit à M. de Lagrené les adieux les plus tendres, et il ne le quitta qu’après l’avoir serré plusieurs fois dans ses bras. Je le reconduisis jusqu’à sa chaise. Les gongs recommencèrent à frapper, les flûtes et les cornemuses à sonner, les Tartares à monter à cheval, les fantassins à porter leurs lances, les porte-bannières leurs dragons, les clercs leurs parasols, et toute l’escorte à défiler dans l’ordre qu’elle avait observé en arrivant.

Quatre jours après, nous nous dirigions vers la pagode habitée par le vice-roi. L’amiral Cécille et quelques officiers de sa division s’étaient joints à l’ambassade. Chacun de nous était porté dans une chaise par deux Chinois en jaquette bleue et au large chapeau de feuilles de bambous. C’était une procession de chaises qui se déroulait, comme un long et mince ruban, sur la route, bordée d’abord par des rizières, puis ombragée par un bois épais. Notre arrivée fut saluée par trois salves de boîtes, à défaut de canons, et par une fanfare de musique militaire à la façon chinoise. Les cavaliers et les soldats étaient sous les armes. Une foule de clercs subalternes et de petits mandarins se pressait sur notre passage. La grande cour de la pagode avait été transformée en un camp tartare. Les tentes, les chevaux, les bannières, les ares, les lances, les boucliers, tout rappelait le moyen âge; on pouvait se croire en plein Arioste; nos porteurs traversèrent en courant cette multitude agitée et bruyante, et s’arrêtèrent devant la porte de la pagode, dont l’architecture bizarre se dessinait sur un ciel d’azur, et que décoraient des banderoles de diverses couleurs.

Houang et Pan-se-tchen vinrent au-devant de nous et nous firent entrer dans une grande salle qui avait un caractère extraordinaire. C’étaient d’abord des arbustes et des buissons de fleurs, puis deux escaliers en fer à cheval qui montaient à une estrade ornée de colonnes et de balustrades. Il était évident qu’on avait réuni le péristyle du temple et une cour intérieure sous un même toit formé de nattes suspendues. Cela composait un ensemble très vaste et très original; les degrés de l’escalier, le sable de la cour étaient tapissés de manière à imiter le plancher d’un appartement; des lanternes de verre pendaient çà et là, et des tableaux représentant des paysages ou portant des inscriptions en grands caractères couvraient ces lambris improvisés.

On nous mena ensuite dans une pièce carrée et ornée de colonnes de bois peint et sculpté; dans le milieu, une large table de granit était couverte d’arbustes et d’arbres nains au-dessus desquels voltigeaient des oiseaux d’un plumage charmant et varié. Au fond s’ouvrait une espèce d’alcôve très profonde, qui devait, en temps ordinaire, contenir l’autel de quelque divinité; elle était bordée de chaque côté d’une rangée de fauteuils en bois brun, aux bras et aux dossiers coupés à angles droits, et elle se terminait par un divan. M. de Lagrené s’assit, près de Ki-yng, sur le divan, où il n’y avait de place que pour deux personnes, séparées par une tablette portant des tasses. Houang, Pan-se-tchen et Tsaô se placèrent sur des fauteuils, du côté de M. de Lagrené; notre interprète, l’amiral et moi, du côté de Ki-yng; le second secrétaire et quelques attachés de l’ambassade, M. d’Harcourt, La Hante, Mac-Donald, La Guiche, Xavier Raymond, et quelques officiers de la division purent aussi s’asseoir; les autres se tinrent debout, mêlant leurs uniformes aux longues robes des mandarins. Il y avait entre chaque fauteuil une petite table, sur laquelle on mit, à côté de chacun de nous, une tasse de lait d’amande chaud et délicieux, et ensuite du thé sans sucre, dont le goût très prononcé ne me plut que médiocrement. La visite se passa en complimens, comme celle que le vice-roi avait faite quelques jours auparavant, puis on se rendit dans la grande salle. Une grande table avait été dressée sur l’estrade, et tout le monde put y prendre place. On nous servit des nids d’oiseaux, des holothuries, des ailerons de requin, et tous les mets de la cuisine chinoise. Les pâtisseries, les confitures et les sucreries de tout genre s’y trouvaient en grande quantité. Ki-yng fit remarquer à M. de Lagrené des gâteaux avec des caractères tracés dans la pâte et qui signifiaient — amitié pour dix mille ans. On nous présenta aussi du vin des Montagnes-Neigeuses et du vin des Sept-Principes; c’étaient des breuvages détestables, mais on avait eu la galanterie d’y joindre du vin de Champagne. Ce vin, qui du reste n’avait jamais été récolté en France et qui venait probablement du cap de Bonne-Espérance, joua un fort mauvais tour au savant Tsaô. C’est un usage en Chine, et qui date de trois mille ans, que de boire des santés, et, quand on veut être très poli, on doit vider son verre à chaque toast. Tsaô se trouvait à un bout de la table, près d’une troupe joyeuse de jeunes attachés d’ambassade et d’élèves de marine qui, se succédant tour à tour, lui portaient coup sur coup, avec la liqueur traîtresse, des santés auxquelles il faisait honneur, en se conformant scrupuleusement aux lois de la civilité chinoise. Nos étourdis riaient de ses grimaces, de ses saluts et de ses grâces aussi disgracieuses que possible ; mais tout a un terme, et Tsaô tout d’un coup chancela et roula sous la table : on fut forcé de l’emporter. Ki-yng se conduisit encore dans cette circonstance en homme du monde : il ne fit pas un geste, ne dit pas un mot de blâme ou d’excuse; il eut l’air de ne s’être aperçu de rien.


II.

Le ministre de France et le commissaire impérial eurent plusieurs conférences, et tombèrent d’accord sur les principes généraux du traité, qui avait été rédigé avec une grande netteté et une grande facilité de travail par M. de Lagrené. Lorsque toutes les bases eurent été posées et qu’il s’agit d’aborder le texte du traité, Ki-yng dit à M. de Lagrené : « Nous sommes tous les deux les représentans de l’affection que se portent deux grands monarques; nous ne pouvons pas discuter entre nous, cela ne serait pas convenable : nous ne devons nous parler qu’en parfaite harmonie, et nous laisserons la discussion à nos subordonnés. »

il fut donc convenu que Houang et moi nous aurions des conférences tantôt chez moi, tantôt à la pagode de Ki-yng; Pan-se-tchen et Tsaô furent adjoints à Houang, et M. d’Harcourt fut chargé de la rédaction des procès-verbaux.

Nous avions dans M. Callery un excellent interprète, et qui possédait aussi bien la Chine que le chinois. Nos conférences se passèrent donc avec un ordre et une contenance qui étaient au niveau de ce qu’on peut rencontrer de mieux en Europe. Houang traitait les matières économiques et politiques avec une intelligence aisée et une science qui n’était pas toujours très avancée, mais qui était au moins sans pédantisme; surtout il était conciliant et il savait ne pas prolonger les discussions sur les petites choses.

J’avais lu bien des livres sur la Chine, mais rien ne me fit comprendre la civilisation chinoise comme ces conférences. Ce travail en commun, ces controverses familières sur un traité qui renfermait dans ses divers articles des questions de droit. Public, de droit civil, de politique et d’économie politique, me firent pénétrer en quelque sorte dans l’intelligence de Houang, tyt par conséquent dans la civilisation de son pays, dont Il est un des hommes les plus distingués. Je ne dirai pas que je rencontrai dans le grand-trésorier les notions théoriques que, sans être un grand personnage, on recueille chez nous en suivant un cours, mais je trouvai en lui un esprit assez élevé par l’habitude des généralités métaphysiques pour tout comprendre et assez mûri par celle des affaires pour tout apprécier sans préjugés.

Nos conférences duraient trois ou quatre heures, et elles se terminaient par une collation. Nous restions à peu près une heure à table, ne mangeant guère, buvant peu, et causant beaucoup, mais jamais d’affaires. Les Chinois ont un principe qui est chez eux élémentaire en fait de savoir-vivre : c’est de ne jamais parler d’affaires en dehors des heures qui y sont consacrées. Nous ne manquions pas de sujets de conversation. Houang me faisait mille questions sur la France; je lui en faisais autant sur la Chine. C’était une telle fortune d’avoir sous la main tous les jours, pendant une heure de loisir, un des esprits les plus éminens du Céleste Empire, que j’en profitais pour me promener avec lui dans tous les détails de l’administration et de la vie chinoise.

Tantôt Houang me parlait des divers conseils qui correspondent à nos ministères, — le conseil de la guerre, celui des finances, celui de l’agriculture, ceux de l’intérieur, de la justice, de l’instruction publique et des cultes. Il ne manque à la Chine que le conseil de la marine; mais en compensation il y a le conseil suprême des rites, dont Houang avait fait partie, et qui est chargé de maintenir les traditions et la doctrine des Kings. Il avait travaillé dans sa première jeunesse au ministère de la justice avec Pan-se-tchen. « Nous étions ensemble dans les bureaux, me disait ce dernier; seulement Houang avait toujours le pinceau à la main, tandis que moi, je ne faisais que de courtes apparitions, et c’était au conseil que l’on me voyait le moins. » Tantôt la conversation se portait sur nos lois civiles et criminelles. Nos codes ne surprenaient nullement Houang, car il y a des milliers d’années que la Chine a son code; mais ce qui lui inspirait une grande admiration, c’était notre système pénitentiaire, et cette idée que je lui présentai, en anticipant un peu, comme déjà réalisée, de faire servir la peine à améliorer le coupable. « Je savais bien, me disait-il, que vos doctrines sont excellentes. La France est une nation bonne et généreuse. Vous êtes les lettrés de l’Occident. »

Houang m’interrogeait encore, en sa qualité de trésorier, sur la perception de nos impôts. Accoutumé à la centralisation, il en appréciait les avantages et il en comprenait le mécanisme; mais il était porté à blâmer ce double mouvement de l’argent — vers le centre, sous la forme de recettes, — et vers la circonférence, sous celle de dépenses. « En Chine, me disait-il, on prélève d’abord dans chaque district, dans chaque arrondissement, dans chaque province, ce qui est nécessaire pour les dépenses locales, et c’est le surplus seulement qui va à Pékin. » Je lui fis comprendre qu’en Chine on paie l’impôt en nature, et que les recettes de l’empire pourraient charger bien des flottes, tandis qu’en France, où il se paie en argent, les sommes qui le représentent peuvent tenir sur une feuille de papier et voyager, comme une lettre, par la poste. J’eus d’autant moins de peine à expliquer à Houang ce mécanisme, que les négocians chinois connaissent la lettre de change.

Le trésorier me parlait aussi de la vie élégante de Pékin. On y a des chevaux, des voitures, et c’est la mode de conduire sa voiture soi-même, comme de monter à cheval; on y a même des voitures de remise et quelque chose comme nos fiacres. Trois théâtres y représentent des comédies, des drames ou des pantomimes bouffonnes. La salle est circulaire comme étaient les cirques antiques, et la scène est placée au milieu; les acteurs s’habillent en dessous. On y a, comme chez nous, un parterre et plusieurs rangs de loges. La société de Pékin est une société d’hommes; on joue aux cartes et aux échecs; on fume, on prend du thé; on discute sur l’histoire ou la poésie; on récite des vers ou l’on fait des bouts-rimés; on fait venir des danseuses ou des musiciens; il y a même des espèces de clubs où se tiennent certains soirs des réunions littéraires ou gastronomiques. Quant aux femmes, elles reçoivent leurs amies ou leur rendent visite; elles leur donnent des dîners ou des soirées; elles s’occupent des enfans, et quelquefois elles assistent, chez leurs maris, à des réunions de proches parens ou d’amis intimes, nommés, par un terme propre à la langue chinoise, amis jusqu’à la femme.

C’est vraiment une chose digne de remarque comment, sur les points les plus éloignés du globe, les hommes, sans avoir de rapports entre eux, se développent, dans les différentes phases de la civilisation, suivant des lois communes, et comment, même dans les petites choses, tout révèle leur unité d’organisation. Ainsi les Chinois ont découvert la poudre comme nous et avant nous; il en est de même de l’inoculation, de l’imprimerie, des journaux, des codes, des clubs, des bouts-rimés, du magnétisme et des fiacres; ils ont encore des monts-de-piété où l’on prête sur gages comme chez nous, et sous la surveillance du gouvernement. Cette similitude se montre jusque dans ces frivoles inventions de la mode qui n’ont pas en quelque sorte de raison d’être, et dont l’existence, tout à fait indifférente en elle-même, peut paraître un caprice du hasard. Ainsi les visites du premier jour de l’an sont un vieil usage chez nous; mais on s’est avisé depuis quelques années, au lieu de les faire soi-même, d’envoyer simplement son nom sur une carte. Eh bien ! depuis trente siècles les Chinois s’envoient, le premier jour de l’an, des cartes de visite.

Une manie de ce siècle, c’est celle des autographes; on en a des grands hommes, on en a de ses amis, on en a d’autrefois, on en a d’aujourd’hui. Les Chinois ont la même manie ; seulement ils l’ont depuis plus longtemps. Tsaô me donna un éventail sur lequel il avait écrit des vers de sa composition, et Ki-yng, le jour de sa première conférence, distribua de ses autographes à M. de Lagrené, à l’amiral Cécille, à M. d’Harcourt et à moi. Une ligne de l’écriture d’un personnage de l’antiquité se paie un prix fou, et il y a à Pékin des industriels qui fabriquent de faux autographes : c’est absolument comme à Paris.

Enfin il est certains raffinemens de luxe moderne pour lesquels la Chine a encore devancé la France. Ainsi Mme de Lagrené avait apporté pour ses filles un de ces petits pianos muets inventés récemment, et qui permettent d’étudier, avec toute l’obstination désirable, certains exercices dont aucune oreille ne pourrait supporter le bruit pendant cinq minutes. Ce petit piano se trouvait par hasard un matin dans la varande où était servie notre collation, et il excita la curiosité des Chinois, qui me demandèrent ce que ce pouvait être. Je leur dis que c’était un instrument de musique, et je me mis à en jouer avec un grand sérieux. Ils écoutaient de toutes leurs oreilles, se rapprochaient de moi, et s’étonnaient de ne rien entendre. Cela dura un instant, et Pan-se-tchen dit tranquillement : « J’ai pour mes femmes, quand elles étudient leur guitare, des cordes de coton qui ne font pas de bruit, afin que cela ne me rompe pas la tête ; c’est sans doute un instrument du même genre. »

On peut dire que les Kings prescrivent la monogamie, en ce sens qu’ils ne reconnaissent qu’une épouse prenant part avec son mari aux sacrifices religieux, partageant ses honneurs, ses dignités, et avec qui l’union soit indissoluble. Houang, en sa qualité de lettré rigide, n’avait point d’autres femmes. Pan-se-tchen n’était pas aussi scrupuleux ; outre son épouse selon les Kings, il avait douze femmes. Il profitait largement d’un usage introduit peu à peu, et qui, en Chine comme dans tout l’Orient, est devenu général depuis les temps les plus reculés. Ces femmes n’ont pas dans la famille le rang que les Kings réservent à l’épouse par excellence, quoique leurs enfans soient tout aussi légitimes. Il en résulte quelquefois des situations singulières : leurs enfans, dès qu’ils naissent, sont saisis par le grand rouage de la piété filiale, qui est le principal moteur de la société chinoise ; mais ce sentiment, ils doivent le manifester pour l’épouse selon les Kings, qui est la mère de famille officielle, et dont ils portent le deuil. Enfin, dans les expropriations pour dettes, les femmes ordinaires sont mises en vente, comme les meubles de la maison ; l’épouse selon les Kings reste seule libre avec ses enfans et avec ceux des femmes vendues.

— Vous avez donc des esclaves ? dis-je à Houang. — Certainement, me répondit-il avec le plus grand calme, et comme si je lui avais demandé s’il y a des oranges en Chine. L’esclavage est une des peines de notre code pour certains crimes. Le mot qui dans notre langue signifie esclave signifiait anciennement coupable; il y a en outre les prisonniers de guerre, les hommes qui se vendent eux-mêmes et ceux qui sont vendus par leur père.

Ce que Houang ne pouvait comprendre dans notre gouvernement, c’était la liberté des partis se disputant le pouvoir par les journaux, par la tribune, et se l’enlevant tour à tour. « J’admets, me disait-il, qu’on rappelle au prince le texte des lois quand il les viole : c’est ce qui se passe chez nous. Chaque conseil a le droit de remontrance pour les affaires qui le concernent, et nous avons un tribunal de censure dont les mandarins ont souvent payé de leurs têtes, sous nos mauvais empereurs, la hardiesse de leurs réprimandes. Mais qu’un gouvernement laisse le premier venu critiquer ses actes dans un journal, ou permette dans des assemblées que l’on contrarie l’action de son autorité, et que les lois, au lieu d’être éternelles, soient le signe passager de la victoire d’un parti sur un autre, c’est comme si on abandonnait une voiture à des chevaux sans mors et tirant chacun à sa fantaisie. »

Je l’étonnai beaucoup quand je lui dis que dans l’Occident les nations qui vivent de la sorte sont incontestablement les plus civilisées, les plus riches et les plus puissantes. — C’est possible, me répondit Houang; mais elles ne vivent pas depuis trois mille ans.


III.

Quand nous eûmes discuté notre dernier article, Houang me dit : « J’ai eu l’idée de clore notre négociation par un petit dîner dans ma pagode, un petit dîner où nous nous réunirons tous les six, Pan-se-tchen, Tsaô, d’Harcourt, Callery, vous et moi, et encore votre docteur Yvan, que nous aimons beaucoup. Nous suppléerons par la bonne humeur à ce qui pourra manquer du côté des magnificences. »

J’acceptai avec un grand plaisir, et au jour fixé nous nous acheminâmes, en longeant le rivage, vers la pagode du pic des Nénuphars, habitée par le grand-trésorier, et qui était située dans un bouquet d’arbres, sur la pente d’un coteau, au bord de la mer. Les Chinois dînent en général vers sept heures : c’est un autre rapport de ressemblance qu’ils ont avec les habitudes actuelles de la société européenne. Le dîner était servi dans le chœur même de la pagode. C’était une grande salle, éclairée par une illumination de bougies roses et par les lueurs diverses que répandaient mille verres de couleur disposés en girandoles, en colonnettes et en rosaces. Il y avait trois petites tables carrées très rapprochées, et le couvert était mis de telle sorte qu’à chacune on avait laissé un côté libre. Les plats étaient posés sur une espèce de plateau recouvert d’une nappe de soie écarlate, avec des franges de la même couleur, et, à chaque service, les domestiques venaient prendre le plateau du côté où il n’y avait personne, l’enlevaient avec tout ce qui se trouvait dessus et le remplaçaient sans délai par un autre également tout servi. Cela se faisait avec une dextérité, une promptitude et une propreté remarquables. Ce dîner, annoncé avec tant de modestie, était un festin de Lucullus. Il s’y rencontrait, je crois, tous les plats de la cuisine chinoise, la plus variée et la plus étrange de toutes les cuisines antiques et modernes. Il y eut au moins sept ou huit services, puis, lorsque nous nous figurions que tout était fini, nous vîmes s’avancer une longue procession de Chinois dans un costume de théâtre et portant des espèces de châsses illuminées. Chaque châsse était sur les épaules de six hommes. A un signal donné, elles furent mises à terre en même temps, et, s’ouvrant comme par enchantement, laissèrent voir chacune un très petit cochon de lait rôti, qu’un des hommes se prit à dépecer immédiatement en petits morceaux, pendant que les autres nous les servaient au fur et à mesure. Ce coup de théâtre vraiment éclatant fut salué d’une admiration unanime. Les cochons de lait étaient fort bien rôtis et auraient fait honneur à un cuisinier de Paris. Ils furent suivis de plusieurs autres services, composés de ragoûts de toutes sortes. La cuisine chinoise, je parle de celle des grands seigneurs, dénote vraiment une civilisation très raffinée. Elle a, comme en Russie, les excitans préliminaires, les sauces comme en Angleterre, les ragoûts comme en France, et, comme dans les festins de Néron et d’Héliogabale, le luxe de ne manger dans tout un animal que certain morceau infiniment petit de sa substance, — de tuer par exemple un énorme esturgeon pour n’en prendre qu’un mince cartilage, ou bien un requin géant pour enlever quelques filamens à l’extrémité de l’aileron qui surmonte son épine dorsale.

Pendant ce festin, la conversation allait son train : elle était tour à tour enjouée et sérieuse; on parla entre autres choses des Miaotzées, ces tribus sauvages et indépendantes qui habitent les montagnes du Kouang-tong et du Kouang-si, la Circassie de la Chine, et qui ont servi de noyau et de point de départ à l’insurrection actuelle. Le Kouang-tong et le Kouang-si étaient précisément les deux Kouangs administrés par Ki-yng. «On n’a jamais pu soumettre ces peuplades de cultivateurs et de guerriers, nous disait Houang : de temps en temps elles descendent de leurs montagnes et font irruption dans la plaine, où elles inspirent une terreur profonde. On appelle les Miaotzées les hommes-loups, et une superstition populaire prétend qu’ils ont une queue comme les bêtes féroces. » Le dessert se composa de pâtisseries, de confitures et de sucreries. Le grand-trésorier me fit remarquer quatre coupes de porcelaine parfaitement semblables à celles dont on se sert à présent sur nos tables pour porter les pyramides de fruits. J’ai vu les coupes de M. de Lagrené, me dit-il, et j’ai songé que j’en avais de pareilles. Je les ai fait venir de Canton pour vous les montrer. Cette forme est maintenant à la mode chez vous : elle est adoptée chez nous depuis des milliers d’années. Ces coupes-ci sont très anciennes : elles ont été faites il y a plus de quatre cents ans, pour un curieux, sur un modèle antique. Ainsi vont les idées chez les hommes. Il y a une grande roue qui tourne au-dessus du monde; tel point de cette roue est aujourd’hui sur Pékin, dans mille ans il sera sur l’Angleterre ou sur la France. »

Je lui répondis en riant que je désirais pour la Chine voir cette roue mettre moins de temps à y apporter nos chemins de fer et nos frégates à vapeur.

Nous allâmes prendre le thé dans le salon. L’épicurien Pan-se-tchen répondait complaisamment à cent questions plus plaisantes les unes que les autres sur les détails les plus intimes de la vie chinoise. Le grave et spiritualiste Houang se laissait quelquefois arracher un sourire, et Tsaô dévorait tout, cette conversation avec l’avidité d’un pédant en goguette. Tout à coup, sur un geste de Houang, un de ses pages à longue robe apporta un grand rouleau de papier. Le trésorier le développa et me le remit en me disant : « Nous allons nous séparer bientôt; c’est un vieil usage chez nous que de donner à nos amis, quand ils nous quittent, quelques lignes de notre écriture, comme une image sensible de ce qu’il y a d’impérissable en nous, notre pensée; voici des vers que j’ai faits pour vous et sur vous. »

M. Callery me traduisit immédiatement cette pièce, qui a vingt-six vers, dans les termes suivans :


« Il y avait à Paris un excellent docteur, à l’aspect brillant comme le plus beau jaspe. Au dedans, son intelligence rayonnait comme la lune d’automne; au dehors, ses ornemens brillaient comme les ondes du printemps. S’il parlait d’armées, c’était comme si on avait ouvert un arsenal; s’il suivait les lois de l’harmonie, il dépassait les maîtres du tympanon. En remplissant des magistratures, il est allé dans de grands royaumes; sa renommée sans tache le parait comme de la soie blanche. Il a reçu soudain l’ordre d’accompagner La-goua-né en Orient; un navire de guerre a flotté sur le fleuve céleste, comme l’oiseau Fan, qui fait neuf mille lieues. Il est arrivé à Macao à l’entrée de l’automne; ses habits d’or avaient un éclat étincelant; son étoile d’argent avait une foule de points lumineux; les paroles sortaient de sa bouche comme des fragmens de jade. Son maintien le faisait ressembler à un rameau de pierres précieuses.

« Moi qui suis un hôte dans le séjour des roses, je vous ai rencontré sur les confins du séjour des immortels. Je rougis de ne pouvoir vous offrir des saphirs et du jaspe. Je ne puis qu’imiter le poète San-tso dans cette ode. Je l’écris sur une feuille de papier blanc, afin qu’elle console vos pensées futures quand nous serons séparés.

« Cette pièce de vingt-six vers dans le style antique, en rimes de quatrain, a été offerte à Fe-lie-le, premier secrétaire d’ambassade du royaume des Fa-lan-sis, par Houang-ngan-toung, qui l’a composée. »


Avec plus de complaisance que de modestie, je trouvai ces vers superbes, quoique cette bordée de poésie ultrà-complimenteuse m’eût un peu abasourdi; mais je fus bien plus surpris encore, quand Houang ajouta d’un grand sérieux :

— Maintenant, mon cher Fe-lie-le, vous allez me faire aussi des vers sur moi.

Il me disait cela comme il m’aurait proposé de lui donner deux lignes de mon écriture. Tout fonctionnaire en Chine est lettré, tout lettré est poète. On propose dans les examens des difficultés de versification, des tours de force de rime ou de rhythme, et il y a une comédie chinoise dans laquelle un candidat, après avoir, entre autres exercices, très bien tourné un quatrain, est nommé d’emblée premier ministre. Le moyen après cela de refuser Houang sans enlever à la France cette réputation de nation lettrée qui nous place si haut, grâce à nos jésuites, dans l’esprit des Chinois, et qui m’attirait sans doute cette proposition trop honorable! Avec quel dédain le pédant Tsaô et même le millionnaire Pan-se-tchen auraient-ils cru désormais pouvoir parler de ces lettrés français que l’on charge de négocier un traité de commerce, et qui ne savent même pas rimer un couplet!

Je songeai d’abord à écrire de la prose, car le plus habile han-lin du Céleste Empire ne devait certainement pas savoir mieux que M. Jourdain distinguer dans notre langue les vers de la prose; mais Houang pouvait montrer l’autographe à un Anglais ou à un Américain, et j’étais perdu de réputation et désarçonné de mon Pégase d’emprunt. Je pensai aussi à copier quatre vers de Racine :

A peine nous sortions des portes de Trézène,


ou bien une strophe d’Alfred de Musset :

Avez-vous vu dans Barcelone,
Une Andalouse, etc.

mais Houang aurait difficilement compris qu’il pût en être le sujet, et il me demandait des vers faits pour lui et sur lui. Je pensai donc à ce que jetterait d’original et de curieux dans mes souvenirs de diplomate cette singulière fortune, d’avoir eu à soutenir en Chine une joute poétique avec un lettré chinois, et j’écrivis les vers suivans, que M. Callery traduisit avec sa facilité habituelle :

Dieu fit le monde grand, mais d’une même argile
Et d’un même souffle de feu;
Il mit partout l’esprit sous la forme fragile,
L’âme dans tout œil noir ou bleu.

Ne soyons pas surpris, cher Houang, malgré l’espace
Qui sépare nos nations,
D’y voir également du savoir, de la grâce,
Du génie et des passions.

Paris goûterait fort votre extrême élégance,
Vos discours nets, brillans, adroits;
Et moi, vous avez fait mon éloge, je pense,
Quand vous m’avez trouvé Chinois[2].

Enfans d’un même Dieu, Francs, Chinois ou Tartares,
Tout nous pousse vers l’unité ;
Pour des gens comme nous il n’est pas de barbares.
Mais seulement l’humanité.

C’est ainsi que sur les bords de la mer de Chine j’échangeais affectueusement des vers avec un lettré du Céleste Empire... Quelques jours après, nous nous faisions de tendres et probablement d’éternels adieux en vue de l’île de Whampoa, à quelques milles de Canton, sur le pont de la corvette à vapeur l’Archimède. Le traité venait d’être signé, et le vice-roi, accompagné de sa suite, nous quittait, à la tombée de la nuit, dans sa jonque brillamment illuminée, au bruit du canon de notre corvette et des feux d’artifice tirés par les Chinois sur les bateaux de la rivière et les forts des collines...

Maintenant que dix années se sont écoulées, et que de graves événemens ont remué à la fois l’Europe et l’extrême Orient, je me demande ce que sont devenus ce brillant et aimable Houang, et ce vieux prince tartare Ki-yng, et le joyeux Pap-se-tchen, et l’académicien Tsaô. Ces personnages de caractères et de rangs divers, où sont-ils maintenant ? que font-ils ? car ma pensée se reporte parfois vers eux, attirée par ce lien qu’ont noué dans mes souvenirs plusieurs semaines d’un travail commun et de causeries familières. Mon Dieu ! oui, dût-on en sourire, je suis forcé de l’avouer, je m’intéresse à ces Chinois. Il y a, sous les toits de porcelaine d’une pagode quelconque, ou derrière les rideaux de soie d’une jonque mandarine, quatre êtres semblables aux figures dorées des coffrets de vieux laque, et dont l’existence ne m’est pas indifférente; seulement je n’ai pas la prétention d’être payé de retour et de leur inspirer le même intérêt. J’ai donc appris avec plaisir que Ki-yng avait cessé tout récemment d’être surnuméraire. Le jeune empereur lui a rendu les sceaux de commissaire impérial, et le noble vieillard, fidèle à son affection pour Houang, a demandé qu’on le lui donnât de nouveau pour adjoint. L’insurrection a produit cela de bon : elle a fait sentir à l’héritier de Tao-kouang que l’appui des barbares pouvait lui devenir nécessaire, et il a cessé de regarder comme un crime de ne pas mépriser les nations de l’Occident. Quant à Tsaô, il n’avait jamais été bien coupable de cette indulgence pour les barbares; il n’avait jamais paru éprouver pour nous plus de sympathie qu’il ne nous en inspirait : aussi n’avait-il pas été disgracié. Il est en ce moment intendant de deux provinces, ce qui, dans le langage de l’Almanach impérial de Pékin, ne veut pas dire qu’il les administre, mais qu’il en surveille l’administration, comme on le soupçonnait déjà de surveiller les négociations de Ki-yng. Pan-se-tchen continue à manger libéralement ses millions.

Et cependant l’empire est en feu; la révolte promène du sud au nord le massacre et le pillage. Il est à remarquer qu’aucun des quatre commissaires n’a pris le parti de l’insurrection; en outre, pour les insurgés, Ki-yng est un ennemi, ne fût-ce que par sa race, puisqu’il est Tartare; Houang, quoique Chinois, est un loyal sujet de l’empereur. Si l’insurrection triomphe, ils seront donc entrâmes dans la déroute de la dynastie. J’ai peine à croire que la civilisation chinoise ait quelque profit à retirer de la victoire d’une cause qui a contre elle des hommes comme Ki-yng et comme Houang. Et d’ailleurs pourquoi en Chine résulterait-il cette fois d’une agitation un progrès ? Ce serait peu conforme à tous les antécédens du pays. L’histoire du Céleste Empire est pleine de révoltes et de guerres civiles; chaque dynastie nouvelle a planté ses racines dans des torrens de sang et après des luttes de dix ou douze années, et ces mouvemens à la surface n’ont rien changé au fond antique et immuable des traditions. Il serait encore possible que tout cela n’aboutît, après quinze ans de carnage, qu’à installer une dynastie nouvelle et à couper cent cinquante millions de queues. S’il n’y avait que les Chinois pour faire sauter par-dessus les vieilles barrières la civilisation chinoise, je crois qu’elle aurait encore longtemps à rester immobile; mais il y a les peuples de l’Occident, il y a cette race européenne qui est évidemment destinée à régner sur ce globe, dont elle a la première connu et parcouru la surface; il y a les affinités commerciales du thé et de l’opium; il y a les victoires remportées par l’Angleterre, les traités anglais, américain, français, espagnol, et, après tous ces traités, le nouveau traité russe pour la navigation du fleuve Amour. Le monde occidental presse aujourd’hui le royaume du milieu par terre et par mer : c’est lui qui y apportera les grandes vicissitudes et les changemens profonds.


THEOPHILE DE FERRIERE LE VAYER.

  1. Cette relation d’Une Ambassade française en Chine doit paraître chez Amyot.
  2. Dans une de ses expansions d’amabilité, Houang m’avait fait l’honneur de me dire que j’avais tout-à-fait l’air chinois.