Un Document inédit sur le Consulat/01

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Un Document inédit sur le Consulat
Revue des Deux Mondes4e période, tome 153 (p. 125-157).
UN DOCUMENT INÉDIT
SUR LA
PERIODE NAPOLEONIENNE[1]

Depuis quelques années, le public français manifeste un goût très vif pour les souvenirs de la première partie de ce siècle : l’amour-propre national cherche dans le passé les satisfactions que lui refuse le temps présent. À ce goût, joint au penchant moderne pour les témoignages contemporains des événemens, nous devons la publication récente de nombreux mémoires sur la période napoléonienne. C’est un nouveau document de ce genre dont nous donnons la primeur aux lecteurs de la Revue. Il emprunte un intérêt particulier à son origine et à l’époque à laquelle il se rapporte.

On sait que les Bourbons exilés n’avaient jamais cessé d’entretenir des intelligences en France. Dans ses lointaines retraites de Mittau et de Varsovie, Louis XVIII était renseigné jour par jour, par ses correspondans, sur ce qui se passait à Paris. Ce sont les relations de ces correspondans, pendant les années 1802 et 1803, dont nous donnons ici d’importans extraits. Les correspondances figurent parmi les papiers personnels que le Roi déposa aux archives du ministère des Affaires Etrangères, à son retour de Gand. Leur authenticité n’est donc pas douteuse. Quels en sont les auteurs? Il n’est pas possible de répondre catégoriquement à cette question. Les lettres ne portent aucune signature et leurs auteurs ne sont nommés nulle part, ni dans la correspondance, ni dans les autres papiers du Roi. Les archives nationales ne nous fournissent non plus aucun renseignement sur ce point. On n’a même pas la ressource de chercher des indications dans des comparaisons d’écriture, car les originaux sont perdus ou détruits, et il ne subsiste que deux copies des documens, la copie des Affaires étrangères et celle sur laquelle ont été pris les extraits qui suivent, toutes deux parfaitement identiques du reste et vraisemblablement transcrites l’une et l’autre dans la Maison du Roi. On en est donc réduit aux conjectures. La supposition la plus plausible est que les lettres émanent, au moins en grande partie, des membres du comité royaliste de Paris. C’étaient à cette époque MM. Royer-Collard, l’abbé de Montesquiou, le comte de Clermont-Gallerande et Becquey. Le style et les idées des premiers et des plus connus de ces personnages se retrouvent dans nombre des correspondances. Ministre des Affaires étrangères à plusieurs reprises, M. Thiers a pris connaissance des documens en question dans les archives du département. Il en a tiré grand parti dans son histoire du Consulat. Voici comment il s’exprime à ce sujet :

« Ce n’est pas de fantaisie que je peins les émigrés de ce temps, dit-il en racontant l’année 1802. Le langage que je leur prête est extrait littéralement des volumineuses correspondances adressées à Louis XVIII et rapportées par ce prince en France. Laissées pendant les Cent-Jours aux Tuileries, déposées depuis aux Affaires étrangères, elles contiennent le singulier témoignage des illusions et des passions de cette époque. Quelques-unes sont fort spirituelles et toutes fort curieuses </ref> Le Consulat et l’Empire, t. II, p. 181. </ref>. »

Et plus loin : « Il existait à Paris des agens des princes déchus dont quelques-uns étaient gens d’esprit et quelquefois bien informés. Ces agens faisaient des rapports presque quotidiens dont j’ai parlé précédemment </ref> Ibid., t. III, p. 316. </ref>. »

M. Thiers a raison : les rapports dont il parle présentent un intérêt à la fois sérieux et piquant. Ils traitent tour à tour les différens sujets qui intéressent leur royal destinataire : les événemens politiques, l’état de l’opinion, les nouvelles académiques et littéraires, la chronique mondaine. Le Premier Consul y tient une large place. Napoléon n’a pas encore ceint la couronne, mais il règne déjà sous le titre de Premier Consul à vie. Il ne faut pas s’attendre à ce que ses actes soient appréciés toujours avec justice par les partisans les plus fervens du Prince qui revendique, par droit de naissance, la place que Bonaparte occupe par le droit du génie. Mais le lecteur avisé n’aura pas de peine à discerner la vérité historique, au milieu des exagérations peu dissimulées de l’esprit de parti. Il trouvera par surcroît, dans les lettres qu’il va lire, un tableau curieux et vivant de la vie intellectuelle et mondaine à Paris à l’époque de transition qui a précédé l’Empire.


COMTE REMACLE.


Paris, le 31 mai 1802.

Le caractère du Premier Consul n’est guère connu que par ses actions publiques; il se livre peu ou point. Un petit nombre de gens ont un accès familier près de lui, d’où il suit que, même en habitant la capitale, il est rare que l’on ait d’autres données sur son compte que celles des papiers publics. Le rôle éclatant qu’il a joué et qu’il joue encore est une preuve irrécusable de ses grands talens. On dit qu’il est dur et peu sensible. Cependant, on raconte quelques anecdotes qui donneraient à penser qu’il cache au fond de son cœur une profonde sensibilité. Par exemple, dans un moment de crise dont le public ne fut pas informé, il fit appeler de nuit aux Tuileries le général Caffarelli. Bonaparte avait eu pour ami intime le frère de ce général, à Saint-Jean-d’Acre, et, depuis lors, le Premier Consul conservait le cœur de cet ami. C’était pour en confier le dépôt aux mains de son frère qu’il avait fait appeler celui-ci. En effet, il pria Caffarelli de le lui garder jusqu’à l’issue de la crise, afin que, s’il y périssait lui-même, son trésor le plus caché échappât aux mains de ses ennemis.

Il est d’autres traits dénotant une certaine violence de caractère qui semble en opposition avec la sensibilité. Mais ces qualités diverses ne sont pas incompatibles dans la même âme, et il ne serait pas étonnant de les voir réunies dans un seul homme qui, au sortir de l’adolescence, est entré dans les orages de la Révolution et qui est parvenu si jeune au pouvoir souverain.

Ce qu’il serait essentiel de connaître, ce sont les desseins de Bonaparte. Je crois que, pendant longtemps, il n’en a point eu de fixes. Comme tous les favoris de la Révolution, il a voulu apaiser les tempêtes, avant de songer à la route qu’il tiendrait. Aujourd’hui, à entendre les initiés, il veut reconstruire la monarchie pour lui et ses successeurs. Dans cette vue, il adopte pour modèle l’ancien régime, si décrié depuis dix ans. Sous l’ancien régime, l’Eglise et l’Etat se soutenaient par une adhérence mutuellement utile : on cherche à réconcilier l’Église avec le gouvernement. L’ancien régime protégeait les propriétaires : on veut les rassurer et l’on compte pour cela sur les ecclésiastiques. L’ancien régime avait une noblesse : la Légion d’honneur la remplacera. Remarquez que ces trois grands actes de reconstruction monarchique, le Concordat, l’Amnistie et la Légion d’honneur, sont postérieurs à la paix générale, qu’ils ont été précédés du retour d’Espagne de Lucien Bonaparte, connu depuis longtemps comme zélé partisan d’une dynastie nouvelle, qu’ils aboutissent à la question du Consulat à vie. Ajoutez à cela que les échos du gouvernement ne cessent de nous rappeler les différens changemens de dynastie, qu’ils cherchent à faire revivre le souvenir de Charlemagne, qu’ils font sans cesse le procès à cette Révolution, à laquelle ils doivent tout, et vous n’aurez plus de doutes sur les projets de nos gouvernans.

Ces projets pourront-ils réussir? Pour raisonner sur cette question, il faut d’abord examiner les dernières opérations indiquées et la manière dont l’opinion les accueille. C’est ce que nous ferons dans la suite de ces lettres. Terminons celle-ci par une simple réflexion : Charlemagne avait pour ancêtres Charles Martel et Pépin : Bonaparte est le premier de sa race.


Paris, le 6 juin 1802.

Une des maximes favorites du gouvernement est de faire pour la nation tout le bien qu’elle pourrait espérer du rétablissement de la maison de Bourbon, afin d’empêcher de souhaiter ce rétablissement. Cette maxime est d’une saine politique. Si la masse du peuple voyait la sûreté personnelle et celle des propriétés suffisamment garanties par la justice du gouvernement, si elle voyait le repos de l’Etat assuré par le dépôt de l’autorité suprême entre des mains fermes qui pourraient la transmettre à d’autres, sans de nouvelles révolutions, si les opinions religieuses et politiques jouissaient d’une certaine liberté, il est clair que cette même masse, indifférente d’ailleurs à tout ce qui ne la touche pas, perdrait bientôt le souvenir de l’ancien état de choses, ou ne s’en souviendrait que pour se réjouir de n’être plus blessée par l’éclat des distinctions nobiliaires, car les douceurs de l’égalité sont peut-être le seul fruit de la Révolution que goûte encore la multitude. Mais il n’est pas facile de donner au peuple toutes ces garanties.

Usurpateur et soutenu par des hommes enrichis de spoliations, Bonaparte doit être ombrageux et ne peut se livrer aux actes que commanderait la justice. Tout ce qu’il fait pour s’affermir attaque Les fondemens de cette égalité qui lui donne seule quelque force. Il n’a point rendu la liberté aux opinions religieuses : le Concordat a mécontenté le parti qui fut d’abord son principal appui, et comme il a craint cependant de détacher entièrement ce parti de ses intérêts, les mesures moyennes qu’il a prises ne lui ont pas concilié le parti religieux.

La paix de l’Eglise et des consciences était en effet un de ces bienfaits qu’on croyait ne pouvoir attendre que de la Restauraration. Bonaparte a voulu en avoir la gloire. Mais qu’est-ce, au fond, que le Concordat et les lois sur l’organisation des cultes ? Il ne faut, pour s’en instruire, que lire le discours de Portalis. C’est une transaction passée entre les chrétiens et les philosophes, au nom d’un gouvernement qui n’est ni philosophe ni chrétien. Quel est le résultat de ce compromis absurde dans une matière sur laquelle on ne compose jamais ? Il est aisé de le deviner. Le parti antireligieux est aussi mécontent que si l’on eût mis dans ce rétablissement toute la bonne foi possible. Le parti religieux, qui se confond dans la classe éclairée avec les amis de l’ancien régime, crie, et même beaucoup trop haut, qu’on a forcé la main au pape et que les anciens évêques qui ont accepté de nouveaux sièges se sont déshonorés. Les gens sensés et plaisans rient tout bas de cette comédie religieuse où Portalis joue le rôle de Mme La Ressource. Les dévots qui n’appartiennent à aucun parti politique ne conçoivent pas comment les prélats constitutionnels, d’abord déclarés intrus et schismatiques, deviennent aujourd’hui orthodoxes sans abjuration et participent aux honneurs de l’épiscopat.

Les gens du peuple, du moins à Paris, se croient tous au nombre des âmes fortes. Ils disent, avec les orateurs du gouvernement, que la religion est excellente pour les esprits faibles et pour les étages subalternes de la société. Mais personne ne veut être rangé au nombre de ces esprits, ni appartenir à une de ces classes, et le cordonnier lui-même ne croit la religion nécessaire qu’au savetier. Cela est naturel. Toute religion qu’on veut prouver par son utilité, et non par sa vérité, ne peut être crue. Il faut prêcher ici d’exemple, et non faire des raisonnemens. Mais qui pourrait prêcher d’exemple ? Sera-ce l’homme qui a toujours donné l’exemple contraire, qui rougirait d’annoncer une conversion, qui craindrait même de perdre, aux yeux des hommes dont il est environné, la réputation d’incrédule et de philosophe ? Que fait-on alors? On envoie le second Consul à la messe, et le remède est pire que le mal.

Et comment encore se comportent, dans les grandes solennités, ces prétendus restaurateurs du culte? En voici un exemple assez curieux.

Le jour même de la restauration, le jour de Pâques, Charles Portalis, fils du ministre des Cultes, se trouva à la porte de Notre-Dame, avec sa mère et d’autres femmes, et quoiqu’ils fussent munis des billets nécessaires, la garde, par un malentendu qui ne fut pas le seul de cette journée, refusa de les laisser entrer. Le refus était injuste et désagréable. Mais que fit Charles Portalis? Il envoya un de ses amis qui se trouvait à sa portée demander de sa part le nouvel évêque d’Orléans. En effet, un moment après, l’abbé Bernier arriva, revêtu de ses habits pontificaux qui ne le préservèrent pas de la scène la plus indécente. Sans respect pour le lieu, pour la circonstance, pour les assistans, Charles Portalis accable Bernier de reproches sur la négligence avec laquelle les ordres ont été donnés, lui enjoint de faire entrer aussitôt lui, sa mère et les autres de sa société et lui demande à quoi il est bon, si ce n’est à faire placer d’aussi illustres personnages. Le pauvre abbé, nouvel évêque, cède à l’orage, incline sa belle mitre neuve et introduit le fils et l’épouse du ministre de tous les cultes. Il eut le lendemain la consolation de voir arriver chez lui le malencontreux aide de camp de Charles Portalis, qui vint lui demander pardon de l’indécente commission qu’il avait acceptée.

Au reste, ce que nous avons dit du peuple de Paris ne convient pas, sans restriction, à celui des provinces, et encore moins aux paysans. Il paraît que ces derniers jouissent en général des effets du Concordat de la meilleure foi possible et en rendent grâce au Premier Consul. On dit pourtant qu’en Bretagne, les nouveaux prélats risquent d’être mal reçus; deux d’entre eux ont déjà refusé le siège de Quimper où deux évêques constitutionnels ont péri de la main des chouans. On dit qu’en Belgique au contraire, la satisfaction du peuple est générale, et qu’à Malines, on s’est cotisé pour faire soixante mille livres de rente au nouvel archevêque, ci-devant évêque de Senlis. Mais ces exemples particuliers ne prêtent pas à des considérations aussi importantes que l’opinion de Paris qui en impose depuis longtemps à la France entière et qui, seule aujourd’hui, pourrait avoir des effets politiques.

Or, ici, la religion eu elle-même a plus perdu que gagné. N’étant plus persécutée, elle est moins intéressante, et le seul avantage que le Concordat ait procuré à Bonaparte est qu’il sera moins facile aux partisans du trône de lier leur cause à celle de la religion. C’est encore que certains journalistes n’auront plus aussi beau jeu à déclamer contre la philosophie et contre la révolution. Le plus singulier, c’est que le Premier Consul n’a pas l’air de sentir ni d’apprécier ces avantages. Il cherche, pour ainsi dire, à s’en priver, en déchaînant les journaux philosophiques contre ceux du parti religieux, comme s’il craignait déjà les résultats de cette tolérance qu’il vient à peine d’introduire. Depuis quelque temps, le Citoyen français et le Journal des défenseurs prennent à tâche de tourner en ridicule le Journal des Débats et de réfuter tout ce qu’il avance. On donne les plus grands éloges aux réformes de l’Electeur de Bavière et l’on avilit autant qu’on peut le roi d’Etrurie, depuis qu’il s’est montré catholique zélé. Quelques personnes en augurent que le trône de ce nouveau monarque n’est pas trop bien affermi et que la Toscane pourrait bien devenir à son tour la grande pensée de notre grand homme.

Il est sûr que Bonaparte ne se cache pas du mépris que lui inspire la conduite du roi qu’il a créé. Le jeune prince a eu la bonhomie de lui envoyer ses observations sur le Concordat. Bonaparte, après les avoir lues, les a renvoyées aux Archives, avec cette apostille : Bon à conserver, comme un monument de la bêtise des rois lorsqu’ils se livrent aux prêtres. Je doute cependant qu’il partage l’opinion de ceux qui voient dans le Concordat toscan, si différent du Concordat consulaire, une protestation du pape contre celui-ci. Ils veulent que Sa Sainteté, en signant son traité avec le roi d’Etrurie, ait prétendu dire : Voilà ce que j’aurais fait en France, si on ne m’avait pas forcé la main.

Les nouveaux chanoines de l’Eglise de Paris sont déjà en fonctions et célèbrent l’office à Notre-Dame. Il est à remarquer que les dais, les échafauds, l’autel provisoire, qui avaient été placés dans ce temple pour la cérémonie du jour de Pâques, y figurent encore. Comme cela gêne beaucoup le service ordinaire, un chanoine écrivit au gouvernement, au nom de l’archevêque, pour obtenir la permission de débarrasser l’église de ces constructions provisoires. La permission a été refusée. On ajoute même que le prétexte de ce refus a été qu’on aurait encore besoin des constructions en question. Ce propos, bien qu’il ne soit pas certain, donne lieu à beaucoup de conjectures. On commence de nouveau à parler de l’empire et de l’empereur des Gaules. Mais il n’y a rien encore de positif à ce sujet. Il est probable que l’on attendra tout au moins le résultat des votes pour le Consulat à vie, quoique la patience ne soit pas la plus grande vertu du Premier Consul.


Paris, le 10 juin 1802.

C’est principalement parmi les militaires et les généraux que le mécontentement est à son comble. Leurs murmures, depuis longtemps contenus, ont éclaté à propos du rétablissement du culte et surtout de la proposition de faire bénir les drapeaux à Notre-Dame par l’archevêque de Paris. L’amnistie accordée aux émigrés est bientôt venue accroître leur ressentiment. On a tellement accoutumé les militaires à ne voir dans ces derniers que des ennemis, on leur a si souvent répété qu’ils ne se battaient que pour empêcher leur retour, qu’ils croient avoir perdu à ce retour tout le fruit de leurs combats. Leur mécontentement se complique d’un sentiment de jalousie. Les officiers, pour la plupart grossiers, sans éducation, sans politesse, ne peuvent souffrir qu’on les exclue des sociétés, tandis que les émigrés y brillent, fêtés et accueillis partout. On sait qu’un grand nombre de grenadiers de la garde ont été congédiés, parce qu’on les a crus complices de quelques projets hostiles. Le gouvernement fait tous ses efforts pour étouffer ou pour démentir ce bruit, mais ces efforts mêmes prouvent qu’il n’est pas sans quelque fondement. Dans un repas donné il y a quelque temps par Moreau, repas auquel Berthier et Marmont avaient été invités, Fournier, chef de brigade, s’emporta en invectives contre Bonaparte. Il y eut quelques cris d’opposition; cependant, non seulement on ne lui imposa pas silence, mais le plus grand nombre parut l’entendre avec plaisir. Le fait est qu’on avait profité de la mauvaise tête de Fournier pour le mettre en avant et qu’il ne faisait que dire tout haut ce que les autres pensaient en secret.

Le général Delmas a été plus loin que Fournier. Depuis quelque temps, il s’exprimait très librement sur le compte du Premier Consul et le traitait publiquement de scélérat et de monstre. Bonaparte lui écrivit de sa main pour avoir des explications. Delmas, dans sa réponse, répéta tous les propos qu’il avait tenus, même les plus violens, les confirma de nouveau et signa sa lettre. Fournier a été arrêté ; on n’a pas osé en faire autant pour Delmas. On s’est contenté de le renvoyer de sa division : y mettre plus d’éclat eût été avouer qu’il existait un parti de mécontens dans le militaire et se mettre dans la nécessité de divulguer les motifs de la sévérité qu’on aurait déployée. Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’on a fait insérer dans les journaux une prétendue lettre de Londres, dans laquelle on justifie les mesures de rigueur prises contre Fournier et Delmas, en accusant le premier d’être un souteneur de tripots et le second d’être une mauvaise tête.

En résumé, il est certain que l’ambition démesurée de Bonaparte a soulevé tous les généraux contre lui. Comme il n’en est pas un qui ne se croie son égal et qui ne prétende avoir les mêmes droits que lui à la première place, il n’en est pas un non plus qui ne regarde son élévation comme un tort qui lui est fait personnellement. Moreau se tient sur la réserve. Cependant on sait qu’il est mécontent et plusieurs propos qu’on lui attribue décèlent beaucoup d’humeur.

Quant à l’opinion publique, depuis longtemps, il n’en existe point. En général le nombre des votans[2] n’a pas été considérable. Les employés et les créatures du gouvernement, la plupart des émigrés rentrés, et un certain nombre de niais qui croient sérieusement faire un acte de souveraineté, ou les peureux qui ne voient de garantie contre les Jacobins que dans la stabilité de Bonaparte sont les seuls dont les noms paraissent sur les fameux registres. L’obligation d’y inscrire son nom et la crainte de les voir un jour changés en listes de proscription ont détourné la plupart des hommes paisibles d’exprimer un vote négatif. Cependant cette considération n’a pas arrêté tout le monde et plusieurs républicains ont affirmé courageusement leur opposition. Quant à la masse du peuple, elle demeure étrangère à toutes les questions politiques. Elle ne demande que du repos et du pain, crie famine, et accuse hautement le gouvernement de la misère publique.


Paris, le 11 juin 1802.

Le but du Premier Consul n’est sans doute pas de se faire aimer, ce qui ne lui serait pas difficile avec son esprit, si son caractère ne contrariait pas son esprit. Les artistes en général ne sont pas ses partisans et l’on ne s’en étonne pas, quand on sait comment il les traite. Le portrait de Mme Bonaparte par Gérard, exposé au dernier Salon, a fait beaucoup de bruit. L’histoire de ce portrait est peu connue, quoique assez curieuse. Mme Bonaparte persécuta longtemps Gérard pour obtenir qu’il consentît à la peindre. Gérard ne s’en souciait pas et s’en excusait sous divers prétextes. Enfin, elle lui dit un jour : « C’est sans doute parce que je ne suis ni jeune, ni jolie que vous me refusez. » Il n’y avait plus à reculer. Le prix fut convenu à huit mille francs. Gérard peignit l’épouse du Premier Consul et ce tableau eut le plus grand succès à l’exposition du Louvre. Six mois s’étaient écoulés et Gérard n’avait reçu que deux mille francs. Fatigué de réclamer vainement le complément du prix, il envoya le cadre aux Tuileries et garda le tableau. Ce procédé hardi eut tout le succès qu’il pouvait en attendre; on lui compta ce qui lui revenait et deux mille francs en plus.

Mme Lebrun, que les cours les plus illustres traitent honorablement, n’a pas trop à se louer de celle-ci. Elle demanda dernièrement qu’au lieu d’un logement au Louvre, on lui en donnât un à la campagne. Le ministre lui répondit qu’étant logée à la ville elle n’avait pas droit de réclamer autre chose. Mme Murat est la seule de l’entourage consulaire qui lui ait dit un jour : « Je serais bien aise d’avoir mon portrait de votre main. J’y songerai, nous verrons. »

Le Premier Consul a le défaut de faire des plaisanteries ou même de dire de dures vérités à des gens qui n’osent pas répliquer. Méhul fut une fois invité à dîner chez lui, comme membre de l’Institut. Bonaparte lui dit : « Citoyen Méhul, votre réputation est au-dessus de votre talent. Je n’aime pas votre talent; je n’aime que la musique italienne. » Les acteurs de l’Opéra étant, allés le féliciter d’avoir échappé à l’attentat du 3 nivôse, il s’adressa à Gardel seul et lui dit : « Citoyen Gardel, faites-nous donc des ballets. À l’Opéra, je n’aime que les ballets : on n’y chante pas, on y crie. »

Ce qui a surtout aigri les comédiens contre le gouvernement, c’est la sévérité de la censure et la défense de jouer l’Edouard[3] aux Français et l’Antichambre[4] à Feydeau; le tort du gouvernement est d’avoir souffert que l’on représentât la première de ces pièces. Il n’en est pas ainsi pour l’Antichambre. On dit que cette pièce ne fut représentée que trois ans après qu’elle fut faite. Elle passa cinq fois sous les yeux de la censure et, le matin même de la première représentation, elle fut demandée au ministère de la Police et renvoyée avec la permission de la jouer. La représentation eut lieu paisiblement. On sait cependant ce qui arriva à l’auteur. Il fut conduit à Brest pour être déporté à Saint-Domingue; quant aux acteurs, on manqua les déporter à Cayenne. Un des grands griefs qu’on élevait contre la pièce, c’est que les valets portaient des costumes qui devaient représenter ceux de nos nouvelles puissances. L’habit de Chenard surtout, écarlate brodé en or, était soupçonné de parodier celui des consuls. Les habits furent mandés à la police. Heureusement pour les auteurs que pas un n’était neuf, et que celui qui avait excité le grand scandale avait été fait autrefois pour Lavalière, lorsqu’il créa le rôle de Tulipano. L’affaire de l’auteur fut plus mauvaise. C’était Lucien qui la lui avait suscitée, parce qu’il était aimé de Mlle Fleury, actrice du Vaudeville, à laquelle lui, Lucien, avait fait la cour sans succès. Ce fut donc Lucien qui excita l’orage, en prétendant que différens personnages de la cour, entre autres Mme Bonaparte, devaient se reconnaître dans tel ou tel rôle de la pièce. L’esprit du Premier Consul une fois prévenu, il fut difficile de le faire revenir. On en vint cependant à bout, et lorsqu’il eut reconnu l’innocence de la pièce, on obtint que l’auteur n’irait pas à Saint-Domingue, mais comme il était de la conscription, il fut obligé de rentrer dans le corps du génie auquel il appartenait.

Le ministre de la Police fit la réponse suivante à quelqu’un qui plaidait auprès de lui la cause de Dupaty : « Vous aurez beau dire; vous ne pouvez disconvenir qu’il n’ait joué les Parvenus; or, le gouvernement est lui-même parvenu… » Que répondre à une telle logique?

Le général Junot, commandant la place de Paris, a répondu par une naïveté plus ingénue encore.

— Vous avez pu voir que la pièce ne contenait rien dont le gouvernement pût s’offenser?

— Non, dit-il, je ne connais pas la pièce. On m’avait dit qu’il y aurait du bruit à la première représentation : je n’y suis pas allé.

Cependant la famille du Premier Consul aime à jouer la comédie. Michot est directeur au théâtre de la Mal maison. Fleury y est quelquefois appelé. Un jour qu’il était dans la bibliothèque, le Premier Consul y entra avec quelques généraux, puis il prit un livre et s’assit. Fleury et les généraux continuaient la conversation à voix basse.

— Qui parle près de moi ? dit le Consul ; puis il marmotta entre ses dents :

Tace, tace : il primo consule non va, non va.

Enfin il fit un signe de la main et toute sa troupe s’éloigna à l’ordre du maître.

En parlant des discours prononcés à l’occasion du Concordat, nous n’avons rien dit de celui de Lucien. Quoique les philosophes l’aient traité de capucinade, et bien qu’il fût très déplacé dans sa bouche, c’était assurément le meilleur de tous. Mais la vérité est que ce discours n’était pas de Lucien, mais de Fontanes. Celui-ci a dû en être bien payé, car il y a perdu une place qui vaquait à ce moment à l’Institut. Des trois candidats présentés par la classe, Fontanes avait le plus de voix et Villoison le plus petit nombre. Il n’y avait aucun doute que Fontanes ne dût l’emporter, et l’on faisait déjà à Villoison des complimens de condoléance. Qu’arrive-t-il? Le discours paraît; les philosophes de l’Institut apprennent que Fontanes en est Fauteur et le jugent unanimement indigne d’être compté parmi leurs associés. Ses voix passent à Villoison, et celui-ci l’emporte, non seulement sur Fontanes, mais sur le second candidat qui avait d’abord des chances supérieures aux siennes. Cette anecdote a beaucoup réjoui tous ceux qui l’ont apprise, et les plus zélés catholiques ont su gré aux philosophes de l’Institut d’avoir montré quelque vigueur.


Paris, le 19 juin 1802.

La société fournit en ce moment peu d’anecdotes. C’est la saison où la campagne est plus habitée que la ville par les personnages importans. On ne peut guère que glaner dans le passé, en attendant la récolte.

Peu de temps avant le départ de Mme de Staël pour la Suisse, lorsqu’on s’occupait d’éliminer du Tribunat et du Corps législatif un cinquième de leurs membres, quelqu’un s’avisa de dire devant cette dame que l’on épurait ces deux Corps.

— Vous vous trompez, répondit-elle, vous voulez dire écrémer.

— Je me trompais, en effet, répliqua son interlocuteur, je voulais dire écumer.

Une dame, très liée avec l’abbé Rousseau, nouvel évêque de Coutances et ci-devant prédicateur du Roi, lui demandait comment on devait l’appeler : « En public, Monsieur, répondit-il, mais entre amis, on peut m’appeler Monseigneur. » Un évêque de l’ancien régime eût répondu le contraire.

Le sort des nouveaux évêques est fort différent selon les lieux et les circonstances. Le frère du second Consul a été reçu magnifiquement dans la métropole de la Normandie. À Tours, au contraire, le préfet Pommereul a envoyé des maçons à l’archevêché, mais pour le rendre inhabitable en abattant des murs de refend et en pratiquant d’autres réparations révolutionnaires. Les populations ne s’accordent pas mieux que les préfets dans l’accueil qu’elles font à leurs évêques. Les constitutionnels surtout sont en général assez mal reçus et leur nomination a déjà produit quelques troubles en Languedoc et ailleurs.

Voici une anecdote qui a couru avant la publication du Concordat. Bonaparte discutait cette matière avec quelques personnes au nombre desquelles était Volney. Celui-ci, fidèle à ses principes, continuait à s’opposer à cette restauration religieuse. Le Premier Consul, voulant couper court à ses objections, déclara que les sept huitièmes de la France étaient catholiques et qu’il devait plutôt consulter l’opinion du peuple que celle des athées de Paris. « Si c’est l’opinion du peuple que vous voulez consulter, répondit Volney, je dois vous observer, général, que les sept huitièmes de la France demandent aussi le rappel des Bourbons. » Bonaparte n’ayant rien à répliquer à cet argument se vit réduit à communiquer le Saint-Esprit à cet incrédule par une imposition des mains, mais qui ressembla beaucoup plus à celle des crocheteurs qu’à celle des apôtres.

Le Théâtre-Français vient de faire une grande perte. On assure que Molé ne jouera plus. Cet acteur, après la représentation donnée à son profit et qui rapporta trente mille livres, se rendit à la campagne, pour se distraire avec deux jeunes beautés. À son âge de soixante-huit ans, il avait besoin de quelques excitans pour pouvoir profiter de ce genre de distraction. Il en usa et en abusa si bien qu’il est tombé, dit-on, dans un état de faiblesse et d’imbécillité voisine de l’enfance. Ses amis prétendent qu’il se remettra et que nous pourrons admirer encore son talent. Mais son médecin dit le contraire, et cette autorité est malheureusement prépondérante dans ce cas. Quelle fin pour un acteur comique qui a joué pendant cinquante ans le ridicule par lequel il périt! Turpe senilis amor.

Nous sommes menacés de perdre aussi Mlle Contat.

On dit qu’elle est mariée depuis longtemps à un M. de Parny, neveu du poète, et qu’elle va déclarer son mariage et sa retraite. D’autres assurent qu’elle ne fera ni l’un ni l’autre, parce qu’elle est trop endettée pour se priver des ressources que lui procure son talent. Cela nous laisse quelque espoir, car ses dettes sont connues, et les 18 000 livres de la représentation donnée à son profit ne suffiraient pas, à beaucoup près, à les payer.


Paris, le 6 juillet 1802.

Nous avons dit plus haut qu’après avoir longtemps marché comme à l’aventure, sans aucun plan arrêté, Bonaparte avait enfin pris son parti et s’était décidé à fonder une nouvelle dynastie. Mais nous laissâmes entrevoir que cette détermination était moins l’ouvrage de sa volonté que le résultat des insinuations de Lucien et de la force des circonstances qui ne lui laissent guère à choisir qu’entre ce parti et le rétablissement de la maison de Bourbon. Une fois lancé dans la carrière, il a dû s’étonner de trouver des obstacles ; il a dû s’en indigner; et lorsqu’il a reconnu que la précipitation de ses flatteurs et la malice de ses ennemis avaient produit, en dernier résultat, une fausse démarche, une demi-mesure qui n’a que des inconvéniens sans un seul avantage, on peut juger quel aura été son mécontentement.

On a vu par les papiers publics comment Bonaparte répondit au message lui transmettant le sénatus-consulte. Son humeur perce dans sa réponse. On y entrevoit qu’il avait pris la résolution d’attendre quelque temps encore, jusqu’à ce que le malaise général fût devenu plus pénible et que le sentiment de l’instabilité des choses se fût accentué. Si lui seul eût agi, la prolongation de son Consulat eût été ajournée. Mais telles n’étaient pas les vues de ses partisans et de ses flatteurs.

Pendant qu’il était allé à la Malmaison, on convoqua une séance extraordinaire du Conseil d’État. Rœderer prit la parole et proposa un projet d’arrêté qui soumettait au peuple, non seulement la question du Consulat à vie, mais celle de la succession ou même, dit -on, celle de l’hérédité. L’arrêté passa au Conseil et fut porté à l’approbation de Bonaparte. Mais au grand étonnement des auteurs du projet, le Premier Consul se mit dans une violente colère, maltraita le trop complaisant Rœderer et raya lui-même tout ce qui avait rapport à la succession et à l’hérédité.


8 juillet 1802.

Si la fausse démarche de Rœderer irrita le Premier Consul, l’impolitique arrêté qui en fut la suite dut offenser vivement le Sénat. Les débats y furent très violens, lorsqu’il s’agit de voter sur le Consulat à vie ; et ce fut alors que l’honnête Lanjuinais alla jusqu’à dire que, par cette démarche, les Français allaient se choisir un maître dans une nation où les Romains ne voulaient pas prendre leurs esclaves.

Un sénateur nommé Villetard observa que, dès que le gouvernement s’adressait au peuple, le Sénat n’avait plus le droit de parler. Son avis l’emporta et le Sénat n’ouvrit pas de registres. Le Tribunat et le Corps législatif n’avaient pas les mêmes prétextes pour se taire. On sait comment ils ont voté. Carnot fut du petit nombre des refusans et conclut ainsi son vote : « Je sais que, je signe ma proscription… Non. » Voici l’épigramme que ce vote a fait éclore :


Vous dites oui, moi je dis non :
Mon avis diffère des vôtres.
Je signe ma proscription :
Parbleu ! J’en ai signé tant d’autres !


Toutes les autorités constituées ont été obligées de suivre l’exemple du Tribunat et du Corps législatif. Il en a été de même de tous les gens en place, sans en excepter les comédiens. Mais il s’en faut de beaucoup que leur conduite ait été imitée par tous les citoyens de la capitale : personne n’a eu envie de voter contre la magistrature perpétuelle du Premier Consul, mais très peu de gens se sont souciés d’être connus pour l’avoir votée.

Le résultat des votes dans les départemens a été beaucoup plus favorable. Il n’y a que deux partis en province : les honnêtes gens et les Jacobins. Si les Jacobins refusent de signer, les honnêtes gens signent. Ajoutez que plusieurs préfets ont reçu des ordres pour se procurer des voix.

Les départemens réunis ont offert le plus de votans. Le département d’Aix-la-Chapelle donne à lui seul 89 000 oui et 247 non. Les bons Allemands sont encore sur tout cela de la meilleure foi ; chez eux tout vote et on ose dire oui comme non. Je ne parle pas des votes individuels recueillis surtout par le Journal de Paris, mais il faut en citer un, commun à deux personnages très connus et qui eût mérité d’être daté d’une université d’Allemagne. Lafayette et Latour-Maubourg ont voté oui, pourvu qu’il rende la liberté de la presse.


Paris, le 17 juillet 1802.

C’est une chose bien singulière que la position respective des deux frères Bonaparte et de l’ascendant que celui-ci paraît avoir. L’ambition de Lucien est extrême. Son premier but était de profiter du pouvoir pour se procurer des richesses qui le rendissent indépendant. Le second objet de ses vues est évidemment de perpétuer l’autorité dans sa famille. Bonaparte n’aime pas cette ambition désordonnée qui pourrait le perdre, non plus que l’immoralité et le goût des plaisirs que Lucien affiche, mais en même temps il se trouve entraîné vers lui par une certaine conformité de caractère et par l’esprit de Lucien, qu’on dit très aimable dans l’intimité.

…………………..

Il s’en faut de beaucoup que Bonaparte traite avec la même indulgence tous les membres de sa famille. Lorsqu’il envoya le général Leclerc à Saint-Domingue, Mme Leclerc, sa sœur, n’avait nulle envie d’accompagner son époux. Le Premier Consul lui déclara que, tandis que Leclerc irait faire la guerre et gagner de l’argent à Saint-Domingue, il n’entendait pas qu’elle restât à Paris pour faire la coquette et s’amuser à Paris avec ses amans. Mme Leclerc allégua des raisons de santé. Bonaparte fit certifier par son médecin qu’elle était en état de faire le voyage. Elle objecta sa grossesse et les mauvais chemins de la basse Bretagne qui pourraient occasionner quelque accident. Bonaparte répondit qu’on y pourvoirait. En effet il la fit transporter en litière pendant plus de quarante lieues et la força ainsi d’accompagner son mari.

Le goût pour les façons militaires se montre dans toutes les actions du Premier Consul. Il est venu un dimanche aux Tuileries se faire dire la messe par l’Archevêque de Paris et recevoir le serment de quelques nouveaux évêques. Eh bien ! le prélat âgé de plus de quatre-vingts ans qui officia dans cette occasion n’en avait pas même été prévenu la Abeille. Il était habillé pour célébrer pontificalement à Notre-Dame lorsque une ordonnance vint lui signifier les ordres du Consul. Il fallut obéir et se rendre aux Tuileries, où Bonaparte, qui n’a jamais faim et qui ne sait peut-être pas qu’il faut être à jeun pour dire la messe, fit attendre l’octonaire jusqu’à une heure et demie, avant de se rendre à la chapelle où il devait célébrer.

Le vendredi suivant, autre acte militaire aux dépens des plaisirs publics. Dès l’avant-veille, les Bouffons avaient annoncé qu’ils donneraient ce jour-là la première représentation de l’Inganno felice, opéra délicieux de Paesiello. Le jeudi, l’affiche avait confirmé cette annonce. Les loges étaient louées, les places retenues. Le vendredi à dix heures du matin, Bonaparte envoya chercher toute la troupe pour jouer les Noces de Dorine à la Malmaison. La plupart des spectateurs ne connurent leur déception qu’en lisant à la porte du théâtre l’affiche nouvelle. Ce fait, plus connu que le précédent, a produit une sensation très désagréable. On s’est rappelé que jamais nos rois n’avaient pris avec le public de pareilles libertés. On a cité un trait de Louis XIV qui gronda très sévèrement le Dauphin, son fils, d’être arrivé une demi-heure trop tard au spectacle et lui recommanda de ne plus faire attendre le public. En un mot, cet incident si léger en lui-même a renouvelé la comparaison si souvent reproduite de l’ancien régime avec le nouveau, comparaison où ce dernier a bien rarement l’avantage. Une chose assez frappante en ce qu’elle tient au caractère national, c’est que le mécontentement a été fort augmenté, parce qu’on a remarqué que Mme Bonaparte était absente et que le Premier Consul sacrifiait toutes les convenances à ses seuls plaisirs. Il semblait qu’on eût été moins disposé à le blâmer s’il avait eu la galanterie pour excuse.

Cette galanterie française, autrefois si justement célèbre, est encore le seul prétexte dont on puisse colorer les honneurs excessifs rendus à Mme Bonaparte, pendant son voyage à Plombières. Je ne sais si ceux qu’elle a reçus à Châlons ne surpassent pas ceux que l’on rendait autrefois aux reines. Elle en a récompensé le préfet, en faisant présent à sa femme d’un collier que l’on estime au-dessus de 500 louis. On prétend qu’elle n’a pas été aussi généreuse envers les pauvres qui entouraient sa voiture pendant toute la route, et qu’elle ne leur a presque rien donné. Cependant, cela est difficile à croire, car la générosité et la bienfaisance ont toujours été mises au nombre des qualités de Mme Bonaparte.


Paris, le 19 juillet 1802.

L’opinion publique ne paraît pas se décider en faveur de la Légion. On en parle peu, souvent on s’en moque, et les amis du gouvernement qui ne sont pas aveuglés conviennent au moins qu’il s’est beaucoup trop pressé. Ce qui est plus fâcheux pour la Légion, c’est qu’il paraît que toutes les places qu’on offrira dans ce corps ne seront pas acceptées. On assure, et ce sont des gens bien instruits, que Moreau lui-même a refusé. On parlait cependant de lui donner Chambord. Certes, il paraissait assez flatteur pour Moreau d’hériter du maréchal de Saxe. Quelles que soient les raisons de son refus, quels que soient ses projets et sa manière de penser, on ne peut guère approuver sa conduite : il n’avait aucun prétexte plausible de rompre en visière au Premier Consul. Ce refus ne peut servir qu’à le mettre à découvert et à le signaler comme chef de parti, et par conséquent à diminuer ses forces. La position de ce général est singulière et critique. Son éloignement de la Cour consulaire, la manière retirée dont il vit à la campagne l’ont rendu depuis longtemps, si je puis m’exprimer ainsi, le point de mire de tous les mécontens. On assure pourtant qu’il n’a d’autre ambition que la gloire militaire. D’un autre côté, l’on prétend qu’il trouve mauvais que Bonaparte soit arrivé d’Egypte à point nommé pour jouer au 18 Brumaire un rôle que lui-même aurait pu remplir. Beaucoup de royalistes sont persuadés que, dans ce cas, il aurait profité de sa position pour rétablir la monarchie. Nous n’étions pas éloigné nous-même de cette opinion. Mais il nous semble que sa conduite et ses liaisons actuelles, les espérances que les républicains fondent sur lui, ôtent beaucoup de vraisemblance à cette idée. On dit qu’il a peu de caractère et qu’il se laisse conduire par sa belle-mère et par sa femme. La première, veuve d’un financier de l’Ile-de-France, est haute, quelquefois impertinente, d’un caractère impérieux, et n’a reçu qu’une mauvaise éducation. Je ne sais quelles sont ses opinions sur la république et la monarchie, mais elle n’aime point l’ancienne noblesse et verrait à regret son retour. Quant à Mme Moreau, le seul trait que l’on connaisse d’elle, c’est l’évanouissement qu’elle eut le jour de Pâques lorsqu’on lui refusa l’entrée de l’église de Notre-Dame, évanouissement qu’on attribua plutôt à la rage qu’à tout autre sentiment. Il est peut-être malheureux que Moreau ait fait une telle alliance.

Une autre occupation de Bonaparte, c’est la littérature et la poésie; ce petit homme s’est mis dans la tête d’exceller dans tous les genres ; il veut placer son nom à côté de Frédéric II et de Gustave III et l’immortaliser par ses ouvrages autant que par ses conquêtes. Déjà les grandes réputations littéraires commencent à fatiguer son amour-propre ; il porte sa petite sentence sur la rime et sur les auteurs, et condamne impitoyablement ce que les gens de goût s’accordent à mettre au rang des chefs-d’œuvre. Quoiqu’il n’aime pas Voltaire, Mahomet est pour lui la première des tragédies ; on passe actuellement le temps à la Malmaison à jouer en famille nos meilleures pièces dramatiques. Lucien, Joseph, Mme Bacciochi, Mme Louis Bonaparte sont les principaux acteurs. Le Premier Consul les écoute et les juge. Il est désolé de n’avoir aucune aptitude pour la déclamation, et Joseph, qui y réussit à merveille et dont le talent brille tous les jours, lui donne beaucoup de jalousie. Ceci nous rappelle une plaisanterie de Mme Du Châtelet contre Voltaire au sujet d’un accès de bouderie et de mécontentement de ce dernier, que rien ne pouvait dissiper. On cherchait inutilement à en deviner la cause, et déjà on se reprochait de ne pas lui avoir pro-digué les flatteries de l’encens ; à la même époque on venait de pendre un fameux scélérat et il n’était bruit que de sa mort, et de ses hauts faits. « Ne voyez-vous pas, dit Mme Du Châtelet, qu’il est jaloux de ce pendu, dont tout le monde parle depuis quinze jours ? »

Il y a quelque analogie entre la jalousie de Voltaire contre le pendu et celle de Bonaparte contre son frère.


Paris, le 28 juillet 1802.

Le luxe et le despotisme de Bonaparte et de sa famille sont toujours croissans. Hier encore, 9 thermidor, l’affiche de l’Opéra-Buffa a été cartonnée d’un relâche parce que les acteurs avaient été mandés pour jouer à la Malmaison. On a remarqué que le carton portait ces mots imprimés : par l’indisposition subite de…, puis, à la main, le nom des deux actrices principales. Il paraît que la troupe s’attend à une pareille suite d’indispositions subites, puisqu’on a fait provision d’affiches pour les annoncer.

On exécute actuellement à Lyon des tentures pour les appartemens que le Premier Consul doit habiter à Saint-Cloud ; on n’aura jamais vu, dit-on, rien d’aussi précieux dans ce genre. Ce sont des tableaux brodés en soie et à l’aiguille avec tout le goût et tout le soin possible : l’une de ces tentures coûtera trente louis. Mais voici le plus grand trait du despotisme consulaire. On sait, ou l’on ne sait pas, que Mme Simon, ci-devant Mlle Lange, actrice du Théâtre-Français, acheta il y a environ quatre ans, et par conséquent à une époque où les maisons un peu élégantes se donnaient presque pour rien, la charmante habitation de la rue Chantereine, qui fut autrefois bâtie par Mlle Dervieux. L’élégance, la commodité, les recherches de cette maison étaient assez connues. M. et Mme Simon y ont fait encore des embellissemens et des dépenses nouvelles ; ils ont même acheté un terrain attenant au jardin pour l’agrandir et ils ont meublé leur demeure de tout ce que le goût actuel offre de plus élégant, de plus splendide et de plus cher. Le lit seul de Mme Simon a coûté vingt-cinq mille francs. Le mari et la femme se complaisent dans la jouissance de cette charmante propriété.

Or, il est advenu qu’un beau matin le Premier Consul en personne s’est transporté chez Mme Simon et, après les premiers complimens et les apologies d’usage, il lui a proposé de céder sa maison telle qu’elle est, avec tous ses meubles et sans en ôter un seul clou, à Mme Louis Bonaparte qui se mourait d’envie de l’avoir. M me Simon, un peu étonnée, a répondu qu’elle n’avait rien à refuser au Premier Consul ; elle a cependant ajouté que le sacrifice de sa maison lui serait extrêmement pénible ; elle a observé que, depuis longtemps, ayant renoncé au grand monde et à ses bruyans plaisirs, elle mettait tout son bonheur à vivre chez elle, et que par conséquent lui enlever une maison où elle se plaisait, où elle s’était entourée de tous les objets qui pouvaient flatter son goût et sa commodité serait lui ôter ce qui à présent la rend heureuse. Le Premier Consul n’a pu nier la vérité de ces observations, mais il n’en a pas moins insisté sur sa demande, sans donner d’autres raisons ou plutôt d’autres prétextes que le vif désir de sa belle-sœur qui est grosse, ajoutant seulement que dans une telle circonstance les fantaisies sont des lois. Il a donc fallu que Mme Simon cédât à la puissance consulaire, et, une fois résolue au sacrifice, il a fallu le faire tout entier, c’est-à-dire laisser la maison à Mme Louis Bonaparte au prix coûtant de 200 000 francs, prix qu’elle aurait pu probablement tripler aujourd’hui ; quant à l’ameublement, il doit être payé à part sur la présentation des mémoires. On ajoute pourtant que M. Simon ne s’est pas soumis avec autant de promptitude que sa femme, et qu’avant de donner son dernier mot, il a voulu consulter Talleyrand ; mais l’habile ministre ne lui a donné d’autre conseil que de céder, comme sa femme, à l’impérieuse nécessité.


Paris, le 23 août 1802.

On sait que Talleyrand vit avec une femme d’origine peu connue, Danoise selon les uns, Anglaise selon les autres, et qui porte le nom de Grant. Cette aventurière, belle encore après sa jeunesse, intrigante sans esprit, essaya d’abord, le pouvoir de ses charmes sur l’envoyé de Danemark après le 18 Fructidor. Ayant manqué cette conquête, elle tenta celle de Talleyrand et réussit. L’honnête évêque est tellement épris de la beauté surannée de Mme Grant qu’il veut l’épouser ; ce qu’il y a de sûr, c’est que, dès l’an dernier, il s’adressa au Pape pour être relevé de ses vœux, dispense qu’il vient d’obtenir. Tout semblait favoriser ses désirs, tout annonçait son édifiant mariage, mais voici ce qu’on raconte en secret.

Tandis qu’on parlait de Mme Grant, personne ne demandait de qui elle tenait son nom, personne ne songeait qu’il y eût un M. Grant dans le monde. Quelle a donc été la surprise des intéressés, lorsque M. Grant, légitime époux de la maîtresse du ministre, est venu descendre à Paris, hôtel du Cercle, rue de Richelieu, près de Frascati ! Passe encore s’il se fût borné à faire un voyage de curiosité, mais M. Grant avait un but plus sérieux dans ce voyage ; il venait à Paris pour les beaux yeux de sa femme ou plutôt pour ceux de la cassette de M. l’évêque. Il a fait signifier à celui-ci qu’instruit de ses projets avec Mme Grant, il venait s’opposer à leur exécution ; que, marié selon les lois anglaises, le divorce obtenu par son épouse en France pendant la Terreur était absolument nul, et qu’il allait faire valoir ses droits de mari, si provisoirement Monseigneur ne lui comptait 80 000 francs. Talleyrand a trouvé la proposition malhonnête ; il voulut l’éluder, puis il a menacé ; mais M. Grant a tenu bon, et il a fallu le satisfaire. Ce n’est pas tout ; de retour à Londres, ce mari spéculateur a réfléchi qu’il ne devait pas abandonner à si bon marché la propriété de sa femme devenue si précieuse, et, n’ayant plus à craindre à Londres ni les feuilles de route, ni les prisons du Temple, il a de nouveau fait sommer le ministre de lui rendre sa femme, ou de lui payer dix mille livres sterling. On ajoute que Talleyrand les a payées, mais j’avoue que cette seconde partie de l’histoire me paraît un peu suspecte. En supposant la vérité du récit dans toute son étendue, il faut avouer que jamais un mari n’aura tiré meilleur parti de l’infidélité de sa femme, mais aussi que jamais homme n’aura joué un rôle aussi plat que M. de Talleyrand.

L’époux de la célèbre miss Burney, auteur de Cécilia et D’Evelina, vient de donner une preuve de désintéressement et de loyauté. Il servait autrefois dans l’artillerie; revenu en France avec sa femme et sans fortune (tous les deux), il a désiré rentrer au service et l’a obtenu. On lui rendait son ancien grade; mais, en le recevant, il a voulu faire ses conditions et stipuler qu’on ne l’emploierait jamais contre l’Angleterre, contre le pays où il a choisi son épouse et où il a joui de la plus généreuse hospitalité ; cette condition n’a point été acceptée et ne pouvait l’être. M. d’Arblay est resté sans place ; il avait eu tort peut-être de solliciter, mais la reconnaissance qu’il a montrée, et qui est si rare aujourd’hui, doit lui faire le plus grand honneur.

Pendant que les classes supérieures de la société, que les amateurs et les artistes s’empressaient à Londres à rendre leurs hommages à Mme Récamier, le peuple s’était fait une singulière idée de cette femme ; un émigré qui a demeuré plusieurs années à Londres, étant allé y passer quelques jours, rendit visite à un de ses amis et fut reçu par une vieille gouvernante anglaise qui lui demanda quelle nouvelle il apportait de Paris. « Aucune, répondit-il. — Ah! ah! dit la vieille bonne, vous ne me parlez pas de Mme Récamier; il faut avouer que vos marchands sont bien habiles; ils nous envoient une marchande de modes déguisée; ils lui payent des frais de voyage énormes pour mettre en vogue parmi nous leurs modes et leurs chiffons, mais nous n’y serons pas longtemps attrapées… » La méprise est assez plaisante. On pourrait demander cependant qui s’est mépris davantage sur le compte de Mme Récamier, ou de cette pauvre gouvernante, ou des dames anglaises qui ont fait la cour à la femme d’un ci-devant chapelier de Lyon.


Paris, le 4 septembre 1802.

Ce qui se confirme et se renouvelle tous les jours, c’est la manière tyrannique dont le gouvernement s’empare des maisons des Parisiens pour les démolir et donner du jour au château des Tuileries. Pour donner une idée de cette manière, nous allons raconter ce qui est arrivé au marquis de Saint-Germain. Il possédait une maison dans la rue Saint-Nicaise ; cette maison fut ébranlée par l’explosion du 3 nivôse, mais il ne s’empressa pas de la réparer. Au bout de quelque temps, le grand voyer lui fit dire de s’en occuper. M. de Saint-Germain représenta que la chose lui paraissait inutile, puisque, disait-on, le gouvernement allait faire démolir sa maison avec beaucoup d’autres. Le grand voyer insista et prétendit que, la maison dût-elle être démolie, la sûreté publique n’exigeait pas moins qu’on la consolidât jusqu’au moment de sa destruction. M. de Saint-Germain se rend et met les ouvriers en train. Les réparations s’achèvent et on l’indemnise, de manière cependant que la moitié des frais reste encore à sa charge; mais ce n’était là qu’un petit malheur. Six semaines après, on lui déclare que le gouvernement se rend acquéreur de sa maison et on lui signifie qu’il ait à l’évacuer, parce qu’elle va être démolie. M. de Saint-Germain résiste ; il veut au moins faire marché; on lui répond qu’il ait à déposer dans certains bureaux tous ses titres de propriété et qu’on s’occupera ensuite du marché. Le marquis s’obstine. Enfin, un beau jour, on lui envoie des ouvriers pour commencer la démolition ; il s’y attendait, il reçoit les maçons avec un pistolet dans chaque main, il les met en fuite ; mais, le soir même, on les lui renvoie avec cinquante hommes armés et il fallut bien battre en retraite. Ce n’est pas tout : la démolition achevée, on a fait évaluer les matériaux ; il y en avait pour 19 000 francs : on les a adjugés à M. de Saint-Germain, à compte du prix de sa maison démolie. Ce n’est pas tout encore; on a évalué aussi les frais de la démolition ; ils montaient à 22 000 francs; on les a portés également en compte de M. de Saint-Germain, et comme ils surpassent de mille écus la valeur des décombres, cette somme sera déduite sur le marché général et il se trouvera que M. de Saint-Germain aura préalablement payé mille écus pour avoir le plaisir de voir sa maison démolie. On dit pourtant que tous les propriétaires qu’on chasse de chez eux ne sont pas traités avec ce raffinement d’injustice ; on se contente de leur faire déposer leurs titres et même on leur promet de les payer; ce qui sans doute est très consolant pour ceux qui auront assez de protection pour que leurs créances ne soient pas jetées dans l’arriéré. On dit que le petit calcul de démolition n’a été fait avec M. de Saint-Germain que pour le punir de sa rébellion à l’injustice, mais il faut convenir aussi que jamais acheteur de spoliatrice mémoire n’imagina rien de plus ingénieux.

Un jurisconsulte n’est pas obligé de savoir l’histoire naturelle ; c’est ce que vient de nous prouver un membre du tribunal de cassation. « Eh bien! monsieur Cuvier, disait-il à ce célèbre naturaliste, vous venez donc de disséquer le caïmacan? — Oui, monsieur, répondit Cuvier, et j’attends au premier jour le grand vizir. » (Il s’agissait du caïman envoyé de Saint-Domingue par le général Leclerc.)

Dans la séance de l’Institut où l’on nomma les associés étrangers, l’astronome Jeaurat s’approcha d’un groupe d’artistes. « Je ne sais pas, leur dit-il, pourquoi l’on nomme cet Herschel et pourquoi l’on fait tant de bruit de sa planète : il y a vingt ans que je l’avais découverte, et je n’avais même pas osé en parler. »

Le célèbre helléniste Villoison vient de chanter en latin un autre astronome, le glorieux Jérôme La Lande. Tous les amis de Villoison en sont affligés, ainsi que de la conduite qu’il a tenue pour arriver à l’Institut et depuis qu’il y est arrivé. Il venait d’achever une leçon à la bibliothèque, et, sortant avec ses collègues, il leur demanda où ils allaient? — « Signer pour le Consulat de Bonaparte. — Comment ! vous aussi, vous allez lui donner vos voix, je vous réponds qu’il n’aura pas la mienne. — Comme il vous plaira, mais vous pourriez bien perdre votre place. » Villoison ne répliqua pas, mais il ne se le fit pas dire deux fois. Ces messieurs montent en voiture, se rendent à l’Institut et trouvent qui? Villoison lui-même tout suant, tout poudreux, qui les avait devancés à pied, tant la peur et l’intérêt donnent des ailes. Ses collègues qui l’avaient malignement effrayé se moquèrent de lui tout à leur aise… Et combien de votes de ce genre pour le Consulat de Napoléon !

Toutes les feuilles ont parlé du mariage de l’abbé Delille et des dispenses qu’il a obtenues du Pape pour le contracter; cependant l’homme qui doit être le mieux au fait de l’histoire et des affaires de ce poète assure qu’il n’a point demandé des dispenses au Pape, parce qu’il n’en avait pas besoin, n’ayant jamais été dans les ordres. On ajoute que tous ces articles de gazettes ne sont qu’une petite manœuvre de M. Talleyrand qui voudrait s’étayer de l’exemple d’un homme comme l’abbé, qui est très aimé du public.


Paris, le 26 septembre 1802.

Ce qui caractérise [ordinairement les grands hommes d’État, c’est le secret impénétrable dans lequel ils ont soin d’envelopper leurs vues et leurs projets. Tout est mystère autour d’eux. Tout se cache sous le voile de la dissimulation. Si cette prudente réserve est la condition nécessaire du succès, on ne peut guère présager que des revers à Bonaparte. Rien n’égale l’indiscrétion avec laquelle il laisse échapper ses plus secrètes pensées, et souvent sans être bien difficile sur le choix de ceux qu’il admet à ses entretiens confidentiels. Une conversation qu’il a eue dernièrement avec un royaliste employé par lui est bien propre à en donner une idée.

Cet homme venait lui rendre compte d’une mission particulière. Bonaparte l’écoute un instant et se met aussitôt à lui parler de la situation générale des affaires et de son dernier sénatus-consulte organique.

« Vous pensez bien, lui dit-il, que c’est pour moi que je travaille et non pour un fantôme de république. Si je n’étais que le fermier de la France, je serais loin d’y prendre autant d’intérêt.

— Mais, général, vous trouverez des obstacles à vos vues dans la constitution même que vous avez établie.

— La constitution, croyez -vous que j’en sois dupe? Personne n’a fait plus de constitutions que moi; personne par conséquent n’en connaît mieux la vanité et la sottise. Qui peut donner de la force à quelques dispositions transcrites sur le papier, si ce n’est ma volonté? J’ai fait ce qui existe pour les circonstances où je me suis trouvé. Je le changerai également selon les circonstances.

— Mais vous savez, général, que l’hérédité du pouvoir suprême ne peut avoir lieu dans un Etat, sans l’existence simultanée de grands corps héréditaires qui en soient les gardiens et l’appui. Comment en aurez-vous ?

— C’est ce qui m’embarrasse. Je sens l’impossibilité de créer une nouvelle noblesse, de nouveaux pairs. Des hommes sortis de la fange n’auront jamais la considération et l’éclat dont il faut que de pareils corps soient environnés. Je comprends bien comment le fils du Premier Consul héritera de son pouvoir en héritant de son nom. Mais je ne puis concevoir comment les enfans de ces marauds que j’ai faits sénateurs pourront leur succéder. D’un autre côté, l’ancienne noblesse est tout à fait perdue. Ce n’est pas la Révolution qui l’a détruite : elle n’existait déjà plus, et la Révolution n’a fait qu’enregistrer sa chute. J’ai rétabli la religion, parce qu’elle existait encore. Je ne puis refaire une noblesse qui n’existe plus. Dans cette position, je suis obligé de tenter des essais divers, afin d’arriver |peu à peu à mes fins. C’est dans cette vue que je me suis déterminé à donner le dernier sénatus-consulte. Mon but principal a été d’assurer et d’augmenter ma puissance. Si cela ne réussit pas à mon gré, j’y substituerai autre chose. Je veux cependant bien consentir à mettre quelques barrières au pouvoir absolu, mais après moi seulement. Tant que j’y serai, je prétends être maître. On m’a présenté des milliers de projets ; je n’en ai point trouvé qui eussent le sens commun. On ne se fait pas une idée de la difficulté qu’il y a à gouverner: il faut être au timon des affaires pour le sentir. La politique extérieure est bien plus facile. Quand il y a quelque chose à régler au dehors, j’écris aux deux empereurs et au roi de Prusse, et nous arrangeons tout cela ensemble.

— Vous n’ignorez pas, général, que l’Angleterre se plaint beaucoup de cette manière de négocier, trop expéditive à son gré, et que ce n’est qu’avec dépit qu’elle se voit en quelque sorte exclue des affaires du continent.

— Il est vrai que j’ai borné singulièrement son rôle; mais c’est à cela qu’il fallait la réduire. Elle ne doit être désormais qu’une puissance de second ordre. D’ailleurs, on ne peut en finir avec ce gouvernement-là. C’est un véritable directoire dont il faut attendre les délibérations et aux formes duquel il semble que l’Europe soit obligée de s’astreindre. J’ai appris aux puissances continentales à se passer d’elle. Ce n’est pas néanmoins que je tienne beaucoup à ces dernières. Il n’y a aucun fonds à faire sur toutes ces vieilles monarchies d’Europe. Le doigt de Dieu est évidemment sur elles et leur chute est certaine. »

Il n’a pas dit un mot du Roi, ni des princes. Il n’a marqué aucune prévention contre les royalistes. Il a même expressément témoigné qu’il accordait peu d’importance à la diversité des opinions politiques.

On ne peut s’empêcher d’admirer la confiance et l’orgueil qui dominent cet homme extraordinaire. Plus on l’observe, plus on se persuade qu’il n’est réellement qu’un instrument dans les mains de la Providence, qu’une verge dont elle se sert pour châtier le monde et qu’elle brisera ensuite au temps marqué dans ses décrets. Le temps est-il encore bien éloigné? Il n’est certainement pas au pouvoir de l’homme d’en fixer l’époque, mais, en rapprochant toutes les probabilités qui naissent de la marche des choses, on peut conjecturer avec quelque vraisemblance que ce colosse effrayant finira par succomber sous son propre poids. Arrivé au faîte de la puissance et de la gloire, les efforts mêmes qu’il fera pour s’élever plus haut ne serviront qu’à préparer sa chute. La conversation que nous venons de rapporter prouve qu’il est dans l’ivresse, qu’il se regarde comme un dieu sur la terre et qu’il ne croit pas que rien puisse lui résister. Au milieu de ce vertige, il tentera tout, il bouleversera tout, et se creusera à lui-même le précipice qui doit l’engloutir. Le poignard ou le poison, tel est vraisemblablement le sort qui l’attend…

On prétend que lorsque l’évêque d’Autun dut être ministre du Directoire, il hésita. Il craignait que sa réputation ne souffrît s’il acceptait une pareille place. Il en parla, dit-on, un jour à une dame de ses amies qui lui dit : « Allez, l’abbé, que cela ne vous inquiète pas. Vous avez de la boue jusqu’au cou : qu’importe que vous vous en mettiez par-dessus la tête? »

Soit que nous eussions été mal informés des intentions de M. Grant dans son voyage à Paris, soit que Talleyrand, à force d’argent, l’ait fait consentir au divorce, ce qui est certain, c’est que l’évêque sécularisé vient d’épouser Mme Grant, à la face de l’Etat et de l’Église. Il faut cependant convenir qu’il n’a point cherché à donner trop d’éclat à la cérémonie. Voici comment on raconte que tout s’est passé.

La veille, Mme Grant écrivit à Sainte-Foi de la venir voir de bonne heure. Il s’y rendit à 10 heures et trouva Madame seule avec l’amiral Bruix. Elle ne dit pas un mot de ses intentions et parla seulement avec une sorte de nonchalance d’aller se promener. L’heure était singulièrement choisie.

— Où irons-nous? ajouta-t-elle.

Sainte-Foi, qui était au fait, répondit :

— Je crois que nous ferions bien d’aller à Mousseaux. Nous y trouverons le maire Duquesnoy à qui nous pourrons avoir affaire.

La conversation finit là. Mme Grant monta en voiture avec Bruix et Sainte-Foi et on dit simplement au cocher : À Mousseaux. Pendant le chemin, point de confidence. On arrive, on trouve Talleyrand mollement couché sur une chaise, n’ayant pas l’air plus affairé que ne l’avait Mme Grant. Rœderer et Beurnonville, les deux autres témoins, étaient avec lui. Il n’est encore question de rien. Enfin le maire Duquesnoy paraît avec ses registres. « Nous allons terminer notre arrangement, » dit alors l’évêque. Et en effet, les époux, le maire et les témoins signent les uns après les autres. On remonte en voiture et on part pour Saint-Gratien où l’amiral Bruix a une maison de campagne (jadis à Catinat). Le curé d’Epinay, qui était prévenu, ne se fit pas attendre et contribua à son tour, au nom de l’Église, à sceller cette belle union. Après la cérémonie, Talleyrand pria Bruix de lui prêter sa maison pour achever la noce. Il y passa la nuit avec sa nouvelle épouse et le lendemain ils revinrent à Paris. Certes, pour un ministre d’Etat, on ne peut donner moins à l’étiquette. Il restait encore un autre embarras : comment annoncer ce mariage? La voie des gazettes et même celle des billets semblaient trop pompeuses au modeste évêque. Sainte-Foi vint à son secours et lui dit :

— Invitez à dîner une société nombreuse. Je me ferai attendre. Je n’arriverai que quand vous serez à table, de manière à causer du dérangement. Alors, je m’avancerai vers Madame, d’un air très confus et très embarrassé, et je lui dirai de façon que tout le monde l’entende : « Madame Talleyrand, je suis au désespoir… Et voilà votre mariage annoncé. »

L’expédient fut trouvé admirable: on s’en est servi. Convenons que Crispin et Mascarille n’auraient pas mieux fait et que tout, là dedans, est digne des maîtres et du valet. Maintenant, qui a pu porter Talleyrand à ce mariage? c’est ce qu’il n’est pas aisé de deviner.

On sait mieux pourquoi le pauvre abbé Delille a déclaré le sien. Sa femme est pour lui le plus terrible des tuteurs et, depuis longtemps, elle ne lui laisse pas un écu dans sa bourse. Un libraire de Londres avec lequel il traitait et à qui il confia ses peines lui proposa d’y remédier en terminant le marché à l’insu de sa gouvernante. Toutes les mesures furent bien prises, un notaire mis dans le secret, et, au jour marqué, ils se rendirent chez lui séparément. On convient des faits, le contrat se dresse… Tout à coup la porte s’ouvre, la méchante femelle entre furieuse, vomit un torrent d’injures contre le libraire et le notaire, se saisit du contrat, et, prenant le pauvre abbé par la main, le ramène comme un enfant à la maison. Ce fut alors qu’elle lui dit que, pour éviter toutes ces cachotteries, elle voulait que leur mariage fût rendu public. L’abbé Delille a essuyé depuis une maladie très grave qu’on attribue à la violence qu’il se fit pour satisfaire au vœu de sa femme. Depuis qu’ils sont à Paris, elle met tout en œuvre pour l’éloigner du monde et de ses amis. Elle la logé à la place Royale et fait le plus froid accueil aux Français qui viennent voir son mari. Ceux qui ont vu l’abbé, malgré son cerbère, disent qu’il a beaucoup baissé et qu’il n’y a plus rien à attendre de sa Muse.

La Harpe est dans un état peut-être encore plus triste. Sa chambre et sa bibliothèque sont meublées comme celles d’un docteur en théologie très dévot. Son libraire ne croit même pas qu’il puisse achever ce qui lui reste à donner de son cours de littérature. Le chagrin que lui a causé la publication de sa correspondance russe et son dernier exil ont beaucoup contribué à l’affaiblissement de sa tête qui n’était déjà pas trop saine avant ces événemens.


Paris, le 5 octobre 1802.

Quoique la Cour consulaire semble vouloir encourager les arts, il est difficile aux poètes d’y acquérir de la faveur ou de la conserver.

Le poète Chénier a été chassé du Tribunat. Le poète Andrieux en sortira à la première journée. Enfin Louis Lemercier est pleinement disgracié. Il avait depuis longtemps dans son portefeuille une tragédie gallo-grecque, intitulée Isule. Il en acheva l’hiver dernier une autre intitulée Charlemagne. Ses ennemis prétendent qu’il voulait y flatter Bonaparte. Ses amis disent au contraire qu’il n’a point aperçu les allusions qu’elle fournit. Par des raisons de coulisses, il voulait, malgré le droit d’aînesse d’Isule, faire jouer d’abord Charlemagne. On fit sentir à notre tragique que Charlemagne serait un hommage rendu au Premier Consul. Il en fut étonné. Son admiration pour Bonaparte était toute républicaine. Il la fondait sur l’espoir de voir un jour notre grand homme rendre aux Français la liberté. Il n’entendait nullement se prêter, par une tragédie en cinq actes, à l’établissement d’une dynastie nouvelle. Dès lors, il songea à faire jouer Isule avant Charlemagne.

Ce n’est pas tout. Louis Lemercier voulut faire sur les sentimens de Bonaparte une épreuve bien digne de toute la niaiserie des persuadés de la Gironde. Il écrivit une grande diablesse d’ode à la Melpomène des Français, où l’on compte cinq ou six strophes assez belles parmi une vingtaine d’autres mauvaises, obscures ou durement versifiées. Il la termina par un éloge pompeux, mais conditionnel de Bonaparte, éloge qui en fait le plus grand des hommes pourvu qu’il n’imite pas César. Il lut cette ode à la Malmaison. Elle y fut très bien accueillie : on en demanda même une copie et on la fit imprimer dans le Moniteur. Bien entendu cependant qu’on en supprima les dernières strophes. Le retranchement déplut fort à Lemercier, qui, pour mettre sa fierté républicaine à l’abri, fit imprimer séparément son ode tout entière.

C’était alors à la Cour consulaire à se venger : 1° de ce qu’on n’avait pas respecté sa sage réticence ; 2° de ce qu’on ne voulait plus faire jouer Charlemagne qu’après Isule. La vengeance est plus aisée à un Consul qu’à un poète.

Le père de Lemercier possède une maison du côté des Tuileries, dans l’alignement où l’on démolit dans la rue Saint-Honoré. Tout à coup, ordre est donné au propriétaire de déposer ses titres aux Finances. Le danger était grand, car, les maisons qu’on abat ayant été bâties autrefois sur un terrain appartenant à la Couronne, on les détruit sans indemnité. La maison en question est un objet de huit cent mille livres et fait à peu près toute la fortune de Lemercier. Heureusement qu’on a prouvé par de bons titres que cette maison appartenait à sa famille antérieurement aux États généraux de 1525 qui déclarèrent les domaines inaliénables. Il faudra donc qu’on l’indemnise, mais on connaît ce genre d’indemnités.

On juge bien que cette persécution ne marche pas sans une disgrâce personnelle. Par surcroît, une persécution dramatique est conduite parallèlement. Des émissaires ont essayé de faire sentir à Lemercier qu’un empereur d’Occident doit avoir le pas sur un vieux druide. Quand on l’a vu persister, on l’a menacé de faire tomber sa mauvaise tragédie d’Isule, de siffler son grand prêtre amoureux et son amante gauloise. On a du moins trouvé le moyen d’en retarder la représentation. Lemercier soutient son dire avec courage. S’il a de la niaiserie, il a du moins de la fermeté. Tout cela prouve qu’il vaut mieux se taire que de faire des odes, quand on a des maisons dans la rue Saint-Honoré.


Paris, le 11 octobre 1802.

Voici ce que l’on raconte sur la disgrâce de Fouché. Il venait d’apporter à Bonaparte un long rapport sur l’état de Paris et des provinces. Bonaparte y jeta un coup d’œil dédaigneux et dit au ministre :

— Vous m’accablez toujours de vos longs raisonnemens par écrit. Je n’ai pas le temps de les lire : ce sont des faits qu’il me faut.

— Voulez-vous, dit Fouché, que je vous fatigue par des détails inutiles, lorsqu’il n’y a rien d’assez remarquable pour vous être rapporté?

Le Premier Consul, mécontent de ces raisons, parut insinuer à Fouché que, s’il ne lui rapportait pas des faits assez importans, cela ne pouvait venir que de sa négligence. Fouché voulut réfuter cette accusation.

— Ce ne sont pas, dit-il, les rapports de nos agens qui me manquent, car, plutôt que de rester courts, ils inventent quelquefois des contes incroyables. Mais, quand j’en ai reconnu l’invraisemblance, pourquoi viendrais-je vous en importuner ? Vous avez bien autre chose à entendre et à faire

Soit que Bonaparte fût de mauvaise humeur, soit qu’il eût appris quelque chose par d’autres voies, il voulut chercher querelle à son ministre et continua à le réprimander, si bien que Fouché, poussé à bout, lui dit enfin :

— Vous voulez tout savoir, jusqu’aux détails les plus suspects. Écoutez donc le rapport que l’on m’a fait ce matin et auquel je n’ajoute pas la moindre créance. On m’assure qu’un homme qui vous ressemble beaucoup est sorti des Tuileries à deux heures du matin, qu’il s’est présenté au second guichet, qu’il y a trouvé un fiacre dont le cocher n’est pas propriétaire, qu’il y est monté et s’est fait conduire rue Chantereine, que la même chose arrive toutes les fois que vous passez les nuits à Paris, et que vous ne rentrez aux Tuileries qu’à six heures. Voilà ce qu’on m’a dit. Vous sentez bien que je ne le crois pas.

Bonaparte ne répondit rien, tourna le dos à son ministre, et, trois jours après, le ministère de la Police était supprimé, sans que Fouché se doutât de rien. La veille, il avait travaillé avec Bonaparte.

N. B. — La rue Chantereine est celle où demeurait Bonaparte avant d’être consul. C’est aussi celle où se trouve la maison de M me Simon qu’il a fait céder à sa belle-sœur, Mme Louis Bonaparte.


13 octobre 1802.

On avait annoncé un changement de ministère qui n’a point eu lieu et qui probablement est ajourné pour longtemps, si tant est que ceux qui le proposaient n’en aient pas entièrement abandonné le projet. Dans ce nouvel arrangement, Talleyrand et Régnier restaient seuls en place, et les autres ministères se partageaient entre les frères du Premier Consul. C’étaient eux en effet, et surtout Lucien, qui avaient tramé cette petite révolution de Cour. Ils s’en occupaient depuis longtemps, ils en avaient parlé à leur frère, mais toutes leurs tentatives avaient échoué.

Ils imaginèrent en conséquence qu’il fallait enlever le Premier Consul à sa Cour, pour le posséder quelques jours en famille, bien sûrs que, si l’ascendant de Lucien pouvait agir seul et sans contrepoids, on obtiendrait facilement le changement tant désiré. Cependant, pour ne pas effrayer Bonaparte, on ne lui proposa pas de venir chez Lucien, mais seulement à Morfontaine, chez le modeste Joseph, dont l’ambition est plus douce et mieux voilée. Bonaparte n’en discerna pas moins le piège qu’on lui tendait. Il refusa d’abord l’invitation sous divers prétextes, mais, enfin, les prétextes manquèrent ou, l’ascendant de ses frères se faisant sentir avec plus de force, il accepta la partie de plaisir qu’on lui proposait. Il crut seulement devoir user de précaution et voulut emmener avec lui Mme Bonaparte. Mais, par des raisons que j’ignore, Mme Bonaparte refusa et persista dans ses refus, si bien que le Premier Consul se vit forcé de faire seul ce dangereux voyage. Nous allons voir comment il s’en tira.

Le Premier Consul a prouvé dans cette occasion qu’il sait, comme dit le proverbe, coudre la peau du lion à celle du renard. Forcé d’affronter des importunités qu’il ne se sentait pas le courage de vaincre, il a employé la ruse pour s’y soustraire.

D’abord, il se rendit à Morfontaine assez tard et déclara qu’il avait faim, et qu’on n’entrerait pas en conversation avant de se mettre à table. Il fallut le faire dîner. Après le dîner, il proposa une partie de chasse et fit battre à ses frères les champs et les bois pendant le temps qu’ils avaient destiné à lui livrer un assaut politique. Rentré au château à neuf heures du soir, Bonaparte se jeta sur une ottomane en homme excessivement fatigué et dormit ou feignit de dormir jusqu’à dix heures. Il se leva alors, mais ce fut pour parler de sa fatigue et pour déclarer qu’il allait se mettre au lit. Il fallut bien le laisser faire. Mais les deux frères se promettaient de prendre leur revanche le lendemain et de ne pas le laisser partir sans avoir obtenu ce qu’ils désiraient. Dans cette confiance, tout le monde se retira quelque temps après le Premier Consul. Mais le Premier Consul ne dormait pas.

À minuit, n’entendant plus remuer personne, il appelle son aide de camp Duroc, qui était couché assez près de lui : — Je veux partir sur-le-champ, dit-il; qu’on mette les chevaux à ma voiture : je veux retourner à Saint-Cloud. — Duroc fut très étonné, comme on peut le croire. — Partir à cette heure ! dit-il au Premier Consul. Tous les gens sont couchés, toutes les portes, toutes les grilles sont fermées. Il est impossible de préparer votre départ, sans éveiller beaucoup de monde et sans faire beaucoup de bruit. — Vous vous trompez, répondit Bonaparte, j’ai remarqué un garde-manger, dont la fenêtre est fort basse. En sortant par là, vous serez d’abord hors de l’enceinte. Vous irez réveiller mon cocher, vous amènerez la voiture sous la même fenêtre et nous partirons sans être aperçus.

On ne réplique point à Bonaparte. Duroc obéit, réveilla le cocher, amena la voiture. Bonaparte passa par la fenêtre ; à deux heures, il était à Saint-Cloud. Mme Bonaparte fut très surprise et même effrayée de le voir arriver à pareille heure, mais il la rassura bientôt : — Je reviens auprès de vous, lui dit-il. C’en est fait, je ne veux plus me laisser arracher à mes habitudes, je ne veux plus vous quitter. Ce n’est qu’auprès de vous que je puis être heureux.

On voit que cette aventure se termina pour lui d’une manière assez galante. Mais qu’on juge de la surprise qu’éprouvèrent les habitans de Morfontaine, lorsque, à leur réveil, ils demandèrent le Premier Consul et qu’on leur annonça son départ ! Ce fut une nouvelle journée des Dupes. Joseph et Lucien se sont bien promis, sans doute, de faire murer la fenêtre du garde-manger.

  1. Les fragmens qu’on va lire sont extraits des Relations secrètes des agens du Comte de Provence à Paris sous le Consulat, qui seront publiées prochainement sous ce titre : Bonaparte et Louis XVIII à la librairie Pion et Nourrit.
    Afin de laisser au tete toute la place dont nous pouvons disposer, nous avons dû sacrifier les nombreuses annotations dont l’ouvrage est enrichi.
  2. Pour le Consulat à vie. Les électeurs devaient consigner leur vote sur des registres.
  3. Edouard en Écosse, ou la Nuit d’un proscrit, par Alexandre Duval.
  4. Les Valets dans l’antichambre, opéra-comique par Dupaty.