Un Document inédit sur le Consulat/02

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Un Document inédit sur le Consulat
Revue des Deux Mondes4e période, tome 153 (p. 589-618).
UN DOCUMENT INÉDIT
SUR LA
PÉRIODE NAPOLÉONIENNE[1]


28 octobre 1802.

Ce serait bien en vain qu’attentifs à tout ce qui peut les éclairer sur ses véritables intérêts, les serviteurs du Roi voudraient s’attacher à observer le cours de l’opinion, à en déterminer la direction et à en calculer l’influence et les résultats. Il n’existe d’opinion publique dans un pays que lorsque la masse des citoyens éclairés est réunie dans la même pensée et tend vers le même but ; toutes les fois qu’il n’y a unité ni dans les vues, ni dans les intentions, il se forme des partis et des fractions de parti, mais il n’y a pas réellement d’opinion. C’est précisément la situation où se trouve la France en ce moment.

Le philosophe, dominé par un fanatisme antireligieux qui s’accroît de ses défaites comme de ses succès, rapporte toutes ses pensées à la destruction du christianisme, et ne fait de la République qu’une affaire secondaire, un instrument d’impiété. S’il trouvait un Roi qui fût disposé à partager son délire et à servir ses desseins, il en ferait son héros, et, oubliant à l’instant toutes ses belles maximes de liberté et d’égalité, il irait jusqu’à soutenir que le despotisme est une chose fort raisonnable.

Le républicain de bonne foi, séduit par les nouvelles théories politiques, ne voit, dans la Monarchie, que des tyrans et des esclaves et s’effraye de la seule idée des objets qui peuvent en retracer l’image et en rappeler le souvenir.

L’acquéreur de domaines nationaux, enchaîné à la Révolution par l’intérêt, se dirige, dans toutes ses vues et dans toutes ses démarches, par l’influence de ce puissant mobile ; il craint la Restauration, parce qu’il la regarde comme l’époque des restitutions et le terme des jouissances usurpées. Ce n’est pas la forme du gouvernement qui le touche ; c’est la garantie de ses possessions qu’il cherche avant tout.

Le militaire se trouve dans une position à peu près semblable. C’est à la Révolution qu’il doit sa fortune et sa gloire ; c’est à elle qu’il attache ses destinées. Des formes républicaines ou monarchiques lui importent peu, mais il est persuadé que le retour de l’ancienne Monarchie changerait nécessairement le système militaire, et, se croyant déjà condamné par avance à la disgrâce ou au mépris, il est disposé à repousser tout ce qui tend à favoriser ce retour.

La classe moyenne, attachée par instinct à la royauté, en chérit tous les souvenirs et en garde fidèlement toutes les traditions ; mais elle redoute aussi les dédains de l’ancienne noblesse et se laisse facilement séduire par un ordre de choses qui, en reproduisant l’apparence des habitudes monarchiques, lui ouvre toutes les portes et lui distribue toutes les faveurs.

Le jacobin, constant dans ses haines, nourrit toujours sa fureur dans le secret ; il n’a point renoncé à ses projets ; il n’attend qu’une occasion favorable pour éclater, et on le verrait alors suppléer au nombre par l’audace.

Les courtisans, les hommes à idées libérales, fidèles aux principes, en dépit des crimes et des bouleversemens dont ils ont été les victimes, ne rêvent que constitutions écrites, qu’assemblées délibérantes, et, s’ils consentent au rétablissement de la monarchie, ce n’est qu’autant qu’elle voudra bien, à son tour, se prêter à leurs vaines imaginations et faire l’essai de leurs ridicules théories.

Les émigrés, lâches dans leurs propos, sont souvent les premiers à se prosterner devant l’idole qu’ils affectent de traîner dans la boue, et nuisent également par leur bassesse et par leur indiscrétion.

Le clergé, soumis, honteux du rôle qu’on lui fait jouer, ronge son frein dans le silence et supporte impatiemment le joug qu’il s’est donné ; mais enfin il se l’est donné et il ne dépend plus de lui de s’y soustraire. Joignez à ces divisions déjà si nombreuses toutes celles que doit entraîner la diversité des positions et des engagemens individuels, et trouvez ensuite, si vous le pouvez, un concert quelconque d’opinions au milieu d’un pareil chaos………. Tous les journaux ont parlé de la mort de Mlle Chameroy, danseuse de l’Opéra, et du refus éclatant que le curé de Saint-Roch a fait de l’admettre dans son église. Les avis ont d’abord été partagés sur ce refus. Bien des honnêtes gens le blâmaient ouvertement : c’était une imprudence, disaient-ils, de contrarier aussi publiquement l’esprit de la Révolution ; il fallait savoir s’accommoder aux circonstances. D’autres, au contraire, applaudissaient à son courage et voyaient la religion triompher dans sa généreuse résistance. Bientôt une décision du gouvernement est venue mettre fin à ces contestations. Un article, envoyé au Journal officiel par Bonaparte lui-même, a prétendu que le curé de Saint-Roch n’avait pu agir ainsi que dans un moment de déraison et a annoncé que M. l’archevêque de Paris l’avait mis en pénitence pour trois mois ; il a traité de niaiseries et de superstitions abolies par le Concordat toutes les ordonnances et tous les règlemens des rituels. Il serait difficile d’exprimer combien la publication de cet article a causé de joie aux philosophes et de consternation aux amis de la religion. Les premiers, en voyant l’archevêque de Paris se prêter si docilement aux ordres du gouvernement, répètent partout qu’il doit être bien prouvé désormais que la religion catholique, comme toutes les autres, n’est qu’une institution purement politique, qui se plie à toutes les circonstances, et à laquelle on peut ajouter ou dont on peut retrancher à son gré. Les seconds déplorent la faiblesse et l’avilissement du premier pasteur de la France, avilissement d’autant plus grand que M. le curé de Saint-Roch l’avait consulté, avant d’agir, et en avait reçu l’ordre exprès de refuser le convoi. Afin que rien ne manque au malheur de cette circonstance, on assure que M. l’archevêque de Paris va rendre incessamment une ordonnance, dans laquelle il dégagera les comédiens de l’excommunication prononcée contre eux, se fondant sur ce motif que le gouvernement s’occupe d’épurer les théâtres et de les ramener à leur institution primitive.


3 novembre 1802.

… Le Premier Consul venait d’obtenir ou de se donner le droit de faire grâce. Un tribunal, qui avait condamné douze individus à la mort, suspendit l’exécution de son arrêt et fit solliciter, par le ministre de la Justice, la clémence de Bonaparte. L’affaire fut examinée, mais la décision en fut renvoyée à un conseil particulier, que Bonaparte devait présider lui-même, et qui se tint en effet huit ou dix jours après. On prit les avis qui se partagèrent, mais le Premier Consul ferma bientôt la discussion par le sien, qui était que les douze condamnés étaient réellement coupables et qu’il n’y avait pas lieu de leur pardonner. Abrial se leva alors, comme le singe dans l’antre du lion : « Votre opinion est si sage, dit-il au Premier Consul, que je l’ai même prévenue : j’ai envoyé hier au tribunal l’ordre de passer outre et de faire exécuter son arrêt… » Qu’on se peigne l’étonnement et la colère de Bonaparte : il l’exprima lui-même très vivement au maladroit Abrial ; il lui demanda comment il avait pu prendre sur lui de décider de la vie et de la mort de douze hommes et de prononcer leur condamnation, pendant que leur affaire était encore en litige ! Le gauche adulateur resta confondu, et, dès ce moment, Bonaparte décida dans sa sagesse qu’il n’aurait point un tel chancelier. J’accuse ici Abrial de gaucherie, car il passe pour très bon homme, et n’a jamais été accusé de cruauté. On peut même croire qu’il n’avait pas encore envoyé cet ordre barbare, lorsqu’il s’en vantait si maladroitement. Mais, en l’absolvant de l’accusation de férocité, on ne peut le laver de celle de la bassesse la plus servile. S’il en a été puni, comme le singe de la fable, il l’avait bien mérité.

Je n’ai appris que depuis peu de jours une petite affaire d’étiquette, qui s’est passée dans les premiers jours du séjour de M. Fox à Paris.

M. Fox, comme tout le monde sait, se fit présenter à Bonaparte, mais, quoique l’usage ordinaire soit que l’on se fasse présenter le même jour aux deux autres Consuls, Fox crut pouvoir négliger cette petite cérémonie. Cambacérès en fut piqué. On sait que sa grandeur est toute dans l’étiquette. Son mécontentement transpira et parvint à M. Merry ; de sorte que celui-ci proposa à M. Fox de réparer sa faute, en disant qu’il vaut mieux tard que jamais. Fox y consentit, M. Merry écrivit aux deux Consuls, donna d’assez mauvaises raisons de la négligence de son ami, et annonça qu’il le leur présenterait, s’ils l’avaient pour agréable. Le Brun répondit qu’il serait toujours enchanté de recevoir M. Fox ; mais Cambacérès ne se contenta pas de cette réparation tardive. Une lettre assez longue fit savoir à M. Merry que M. Fox, en différant ainsi sa présentation, avait témoigné suffisamment qu’il ne se souciait pas extrêmement de voir le Second Consul et que, par conséquent, celui-ci ne pouvait pas non plus mettre un très grand prix à sa visite ; que, cependant, Cambacérès recevrait M. Fox lorsqu’il se présenterait, mais à la condition que ce serait sans aucune cérémonie particulière et en homme déjà admis dans sa société. Cela s’est en effet passé de cette manière, et voilà comment ce grand différend s’est accommodé de couronne à couronne, sans qu’aucun parti ait rien perdu de sa dignité.

Les gazettes ont beaucoup parlé de l’enterrement de Mlle Chameroy et il nous reste peu de chose à en dire. Voici pourtant un mot assez plaisant que l’on attribue à Dazincourt. Un de ses amis blâmait en sa présence la conduite du curé de Saint-Roch : « Il a d’autant plus de torts, dit Dazincourt, que, huit jours auparavant, nous lui avions prêté le dais de Charles IX pour faire une procession dans son église, mais qu’il vienne nous le redemander ! » On crie publiquement au Palais-Royal, sous le nom d’Andrieux, de l’Institut, une satire intitulée : Saint-Roch et Saint-Thomas, où le curé de Saint-Roch est fort maltraité, et où d’ailleurs tous les partis reçoivent leur petit coup de patte.


Paris, le 16 novembre 1802.

M. de la Tour du Pin, ancien archevêque d’Auch et actuellement successeur de M. de Noë à l’évêché de Troyes, a eu dernièrement avec le Premier Consul une conversation digne d’un ministre évangélique. Il lui avait été présenté avec M. de Fontanges, nommé depuis peu à l’évêché d’Autun. Bonaparte leur fit, à l’un et à l’autre, l’accueil le plus distingué, les félicita d’avoir obéi à la voix de l’Église et à celle de la Patrie, et les combla de témoignages d’estime et d’intérêt. « Général, lui répondit M. de la Tour du Pin, nous avons longtemps hésité avant de nous rendre ; nous avons longtemps douté que ce fût effectivement la voix de l’Église qui nous appelât à de nouvelles fonctions ; et, à présent même que nous les avons acceptées, malgré nos répugnances, ce n’est pas sans frayeur et sans un cœur serré de douleur que nous nous voyons engagés dans une route si incertaine et si périlleuse. — Rassurez-vous, messieurs ; si je prends l’engagement de défendre la religion contre tous ses ennemis, comptez sur ma protection assurée et sur la promesse que je fais de souscrire à toutes les demandes que votre zèle pour le bien de l’Eglise pourra vous inspirer. — J’en ai une à vous adresser dès l’instant même, général, et j’y ajoute une telle importance que vous me pardonnerez sans doute la chaleur avec laquelle je crois devoir y insister. Il s’agit de me rendre un homme d’un mérite distingué, également recommandable par ses talens et par sa piété, un prêtre dont je connais la vertu depuis sa jeunesse, élevé auprès de moi et sous mes yeux, et auquel je destine une des premières places de mon diocèse. Cet homme est l’abbé Fournier, enfermé à Bicêtre il y a deux ans et actuellement détenu à la citadelle de Turin. — D’abord, il n’est point à la citadelle, il est dans un séminaire. — Général, j’attache un intérêt trop vif à son sort, pour n’avoir pas pris les renseignemens les plus exacts sur sa position ; il est à la citadelle et, si l’on vous a dit qu’il était dans un séminaire, on vous a trompé. — Mais c’est un fou, un insensé ! — Il n’y a eu d’insensés que ses persécuteurs. — Il a prêché avec une violence !… — Il a prêché la parole de Dieu. — il y a mis du moins bien de l’exagération ! — Il n’a prêché que la parole de Dieu ; c’est de cette manière qu’on la prêche. La bouche des prêtres doit être libre comme la vérité qu’elle annonce. — Vous exigez donc le retour de l’abbé Fournier ? — Oui, général. — Eh bien, vous l’aurez. »


18 novembre 1802.

Une nouvelle plus importante, et dont les journaux parleront encore moins, est une dernière brouillerie du Premier Consul et de son frère Lucien. On assure qu’elle a pour cause une remontrance ferme et courageuse que lui a faite Lucien contre le faste royal qu’il étale depuis quelque temps, et qui augmente tous les jours. L’éloquence de Lucien provoqua tellement la colère du Premier Consul qu’il brisa en mille pièces une tabatière qu’il tenait à la main. Lucien va, dit-on, voyager dans le Nord et à la Cour de Russie, sur quoi les méchans observent que, lorsque le grand-duc Constantin, frère de l’Empereur de toutes les Russies, vient à Paris (ce bruit avait couru), il est bien juste qu’un frère de l’Empereur de toutes les Gaules fasse le voyage de Pétersbourg.

Il semble que cette nouvelle disgrâce de Lucien devrait assurer l’état de Mme Bonaparte, et l’on s’étonne des nouveaux bruits d’un divorce. On prétend que Bonaparte veut se former une famille dont il soit véritablement le chef. Mme Bonaparte, la mère, a toujours maltraité sa bru et ne la nomme jamais que Mme Beauharnais ; ceci nous confirmerait que le mariage du Premier Consul ne s’est pas fait devant l’Eglise. Cependant on nous avait fait le récit de ce mariage ; on nous avait nommé l’église et pour ainsi dire le prêtre qui l’avait célébré. Que ce mariage se soit fait ou non devant l’Eglise, l’auteur du Concordat n’éprouvera point de difficultés à s’en affranchir. Il le fera, s’il désire avoir lignée. L’âge de Mme Bonaparte l’y forcera ; elle est née au mois d’octobre 1757 et, par conséquent, elle vient d’avoir 45 ans. On ne peut nier, malgré tout, que cette femme ne soit très intéressante par sa position. Elle est d’une bonté, d’une douceur inaltérables ; elle ne se soutient auprès de son mari que par une patience que rien ne peut rebuter. Sa vie est le plus dur des esclavages ; elle convient elle-même qu’il ne lui est pas permis d’avoir une volonté. Bonaparte, toujours despote, fait quelquefois lever sa femme à deux heures du matin, la fait coucher à quatre heures du soir, l’envoie au lit quand elle voudrait aller à la comédie, ou au bal quand elle est accablée de sommeil. Nous ne parlerons point ici des querelles de ménage où Bonaparte porte toujours son caractère dur, violent, emporté. On dit pourtant qu’il aime véritablement sa femme. Un jour, après une querelle très vive, elle crut pouvoir lui reprocher son manque d’affection. « Je ne vous aime pas ? lui dit-il, et qui donc vous soutiendrait contre toute ma famille ? Vous n’avez pour vous que Mme Bacciochi : le jour où elle me témoigna l’amitié qu’elle vous conserve, je lui sautai au cou de reconnaissance et lui fis présent d’un collier de perles que je vous avais destiné. » C’est quelque chose encore que cette brusque tendresse ; mais par combien de sacrifices faut-il l’acheter ! Mme Bonaparte n’a crédit que pour les affaires particulières, encore est-elle obligée d’attendre longtemps le moment favorable où elle pourra parler au Premier Consul, sans le révolter. Mais ce qui achève de rendre cette femme intéressante et malheureuse, c’est la bonté de sa raison. Il s’en faut que l’éclat de son état présent l’aveugle. La gloire de son mari ne l’éblouit pas ; elle sait qu’il ne faudrait qu’un moment pour changer toutes les flatteries en outrages ; elle y est même préparée. Quand on lui faisait compliment sur l’excellente éducation de sa fille : « J’ai voulu, disait-elle, lui donner des talens utiles, parce qu’elle peut un jour en avoir besoin. » Elle vante le bonheur dont elle jouissait, quand elle vivait retirée à Fontainebleau, et ne craint pas de le regretter. Dans un temps où Bonaparte était mécontent d’elle, elle disait qu’il pouvait la renvoyer à la Martinique et qu’elle serait très contente d’y vivre avec ses parens. Sa mère, Mme de la Pagerie, existe encore et, ce qui est assez singulier, c’est qu’au lieu de jouir de l’élévation de sa fille, elle en gémit. Elle est loin de croire cette élévation durable et l’idée du tour de roue de la Fortune la fait frémir.


Paris, le 6 décembre 1802.

Dans un bulletin précédent, nous avons indiqué le but politique du voyage du Premier Consul et rapproché les circonstances qui paraissaient se lier plus immédiatement à ses projets. Il est bon, maintenant, d’entrer dans quelques détails sur ce voyage et de faire connaître l’homme, après avoir montré l’usurpateur. En le comparant à lui-même sous ce double rapport, on jugera mieux ses moyens et on sera plus à portée de calculer les effets de leur développement.

Ce que les journaux ont raconté de l’attention minutieuse qu’il a donnée tout à la fois et au commerce et aux différentes branches de l’administration, non seulement n’est point exagéré, mais est même resté au-dessous de la vérité. Contributions, finances, régie des domaines, administration forestière, etc., tout a passé devant ses yeux. Il s’est fait rendre compte de tout ; il a eu de longues conférences avec les employés supérieurs et il les a étonnés plus d’une fois par la justesse et la précision avec laquelle il a parlé à chacun d’eux de sa partie. Il a visité toutes les manufactures, et, au lieu d’y donner un coup d’œil superficiel, il a passé constamment trois ou quatre heures au milieu des ouvriers, examinant leur travail, étudiant les divers procédés mis en œuvre dans les diverses fabriques, en jugeant l’effet par lui-même, interrogeant tout le monde, proposant des difficultés ou des vues nouvelles et ne cessant de questionner que lorsqu’il était pleinement satisfait.

Ce qui est relatif à l’art militaire a encore excité plus spécialement son attention. Il s’est transporté avec ses aides de camp dans les lieux où de grandes batailles ont été données, où des sièges célèbres ont été soutenus. Il a reconnu toutes les positions et marqué tous les mouvemens des armées ennemies. Un jour, après avoir bien examiné toutes les circonstances d’un siège fameux, il assura que les assiégés n’avaient pu se défendre qu’au moyen d’un fort, dont il traça à l’instant les dimensions, et, quoiqu’il ne restât aucun vestige de fort, il n’en affirma pas moins qu’il avait existé. Le lendemain, on fit creuser à l’endroit qu’il avait indiqué, et d’anciens fondemens trouvés profondément prouvèrent qu’il avait rencontré juste. Bien des incrédules ont refusé à sa pénétration l’honneur de cette découverte et ont prétendu qu’avant son départ, il avait recueilli sur cet objet, comme sur beaucoup d’autres, des notions oubliées dans le pays même ; mais les spectateurs n’étaient pas dans le secret, et leur admiration n’en a été ni moins vive, ni moins unanime.

Son ardeur et son activité n’ont pas cessé un moment de faire le tourment de ceux qui l’accompagnaient. Dès six heures du matin, il était à cheval, courant à travers les campagnes, franchissant les fossés et les ruisseaux, écrasant les chevaux sous lui et fatiguant tous les militaires qui l’escortaient. Quinze jours avant son arrivée, le préfet de Rouen, le pacifique Beugnot, avait pris des leçons d’équitation, afin de pouvoir le suivre dans ses courses ; mais le pauvre cavalier a été bientôt démonté et s’est vu forcé de rester chez lui.

S’il a été bien accueilli, il n’a rien négligé pour y réussir. Partout il a semé l’argent autour de lui, partout il a multiplié les faveurs et les promesses ; le clergé a eu la principale part à ses générosités. Il a voulu voir tous les curés et tous les principaux ecclésiastiques des lieux où il a passé ; il les a accueillis avec bonté, s’est entretenu longtemps avec eux, leur a témoigné beaucoup de zèle pour la religion catholique et leur a fait donner des gratifications considérables. Il a assisté souvent à la messe avec toutes les personnes de sa suite ; on assure qu’il l’a toujours écoutée avec beaucoup d’attention et de recueillement. Les principaux habitans des villes, les chefs des maisons de commerce et d’établissemens publics ont été comblés par lui de témoignages d’intérêt et de bienveillance. Il a poussé l’attention jusqu’à faire sa cour aux femmes, allant auprès d’elles, leur tenant des discours obligeans et ayant toujours soin, avant de les aborder, de demander leurs noms et des détails sur leur famille, afin de pouvoir les entretenir d’objets qui leur fussent agréables. Il était aisé de voir que son but était de séduire et de plaire, et il faut convenir qu’il y a réussi auprès d’un certain nombre de personnes.


Paris, le 11 janvier 1803.

Mme Bonaparte vient d’être malade. Elle s’était purgée, dit-on, avec de l’huile de Palma Christi, laquelle, se trouvant ou rance ou falsifiée, lui a occasionné une violente superpurgation, suivie de quelques jours de fièvre. On ajoute que l’épouse du Premier Consul s’est crue empoisonnée et ne l’a pas dissimulé. Ses soupçons peuvent être mal fondés, mais on ne peut pas dire qu’elle doive être sans inquiétude à cet égard. Quoi qu’il en soit, Bonaparte est toujours très attaché à sa femme, mais il la rend très malheureuse. Il ne peut se décider à se séparer d’elle, ni à consacrer son mariage par l’intervention de l’Eglise, à laquelle des gens bien instruits prétendent qu’il n’a jamais eu recours. Cependant Mme Bonaparte est entourée du faste d’une reine ; elle donne des diamans à ses dames du palais. Mmes de Rémusat et de Luçay ont reçu des colliers d’une richesse extrême pour leurs étrennes, des robes de cachemire et de perse, sans parler des moindres atours. Heureuses si les liens d’une amitié véritable peuvent diminuer à leurs yeux la honte de recevoir des gages et des étrennes d’une femme dont l’incroyable fortune ne peut réparer la réputation !

Mlle Talhouët, dont la mère est dans les dignités à la nouvelle Cour, avait été forcée d’épouser le général Lagrange, pour ne pas faire perdre à sa famille les bonnes grâces du Premier Consul. Les manières impolies de cet homme grossier et souvent ivre portèrent son épouse à faire part de ses peines domestiques à sa mère, et celle-ci en prévint le général Menou, qui a un peu d’ascendant sur Lagrange. Quelle fut la surprise de Mme Talhouët lorsque Menou lui dit, après l’avoir écoutée : « Comment, Lagrange a épousé votre fille ? Mais il a femme et enfans en Égypte. » Ces paroles furent un coup de foudre pour la mère et la fille. Cette dernière a succombé sous le poids de son malheur, quelques jours après, dans les transports d’une fièvre violente…

Il y a quelques jours que le bruit courut que l’inexorable Defermon allait passer au Sénat. On parlait de donner sa place à un nommé Hennet, homme assez peu connu. Ce bruit occasionna dans les fonds un mouvement favorable. On en parle moins aujourd’hui, mais la nouvelle se soutient encore. A-t-on raison de se réjouir ? Il se pourrait bien que Bonaparte sacrifiât Defermon à la haine publique, sans dicter une autre conduite à son successeur. On cite de Defermon un trait remarquable : Collot, un des plus honnêtes de nos parvenus, se trouve en réclamation avec le Gouvernement. Il a prêté un million pour payer les dettes de Joseph Bonaparte, et il voudrait bien être payé. Dans une conférence qu’il eut ad hoc avec Defermon, le liquidateur lui dit : « Mais vous n’étiez pas très riche avant d’entrer dans les affaires ? — Non, répondit Collot. — À quoi pouvait monter votre patrimoine ? — Mais à 60 ou 80 000 francs. — Eh bien, il vous en reste à présent davantage ? — Sans doute. — Eh ! de quoi vous plaignez-vous ? » D’après ce principe, nous ne devons pas désespérer de voir fixer un taux de fortune, au delà duquel on ne pourra rien réclamer de ce que le gouvernement devra.

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C’est sans doute parce que Charlemagne établit l’Université que Bonaparte veut rétablir les Académies. Le travail est tout fait et doit être présenté à sa signature. Nous aurons quatre Académies, qui porteront leurs anciens noms. L’Académie française recouvrera sa préséance ; c’est la seule où siégeront les trois Consuls. Bonaparte sera aussi de celle des Sciences ; Cambacérès et Le Brun de celle des Inscriptions. On fait entrer dans l’Académie des Conseillers d’État, des Sénateurs, des Tribuns, mais on n’y voit pas encore de législateurs, sans doute parce qu’on ne veut pas déroger à la Constitution qui les condamne au silence.

On cite, parmi les gens de lettres nommés académiciens, Dureau de la Malle, traducteur de Tacite, et Lacretelle aîné. Celui-ci, à la vérité, est le premier sur la liste. On y avait mis d’abord un certain Lefèvre, auteur de Zuma, mais un indiscret rappela aux commissaires une lettre de ce Lefèvre à Mme de Montesson, qui lui a fait fermer la porte. C’est par Mme de Montesson que Lefèvre avait été protégé et produit dans le monde, et, fidèle à la reconnaissance révolutionnaire, il lui écrivit : « Tu m’as fait du bien, mais je suis bien aise de te prévenir que, depuis, la Révolution nous a rendus tous égaux ; je me moque de toi… » Les commissaires de l’Académie ont déclaré que ce style ne pouvait y être adopté, et on a substitué à l’auteur de Zuma l’honnête Lacretelle, qui fera, tant qu’on voudra, des tragédies en quinze ou vingt actes, mais qui n’écrira jamais rien de pareil. Lorsqu’on a dit à cet original de Lacretelle qu’il était nommé de l’Académie, il a répondu que, sans cette nouvelle, il allait en écrire au Premier Consul. C’est ce qu’il a fait toutes les fois qu’il a désiré quelque chose, car il s’est toujours cru propre à tout. Lorsqu’on lui en parle, il répond à ses amis avec une naïveté précieuse : « Que voulez-vous ? il faut bien que l’on me place ; je me suis donné à la Révolution, c’est à elle à me nourrir. » Il est probable que M. Suard sera secrétaire perpétuel de l’Académie française, avec un traitement de deux mille écus. Ce choix aura sans doute l’approbation de tout ce qui ne tient pas à la poésie révolutionnaire, aux Arnault, Chénier, Andrieux, Le Brun et consorts… Malgré cela, on doute encore que l’on puisse rétablir une véritable Académie française ; et que pourra-t-on rétablir, tant que la base essentielle nous manquera ?…


Paris, le 18 janvier 1803.

Les deux anecdotes suivantes montreront jusqu’où vont, à la fois, et l’excès et la petitesse de la haine de Bonaparte contre l’Angleterre.

Pour éviter toute contestation de préséance, les rédacteurs de l’Almanach national avaient cru devoir y ranger les puissances européennes selon l’ordre alphabétique ; il résultait de cette disposition que l’Angleterre s’y trouvait placée au premier rang. À la vue d’un pareil scandale, la bile du Premier Consul s’est échauffée ; il a éclaté en reproches et en menaces, et peu s’en est fallu que, cédant à sa juste indignation, il ne condamnât sur-le-champ l’alphabet à une réforme sévère, comme infecté d’anglomanie et tendant à la propager et à la perpétuer. Heureusement, le mot Grande-Bretagne est venu s’offrir à la pensée des éditeurs de l’almanach et leur a fourni le moyen de réparer leur faute. L’Angleterre a été reléguée aussitôt de l’A au G, et cette petite humiliation a un peu apaisé le courroux patriotique du Maître.

L’autre aventure n’est pas moins piquante. À son dernier voyage en Normandie, pendant qu’il traversait le pays de Caux, Chaptal, qui se trouvait à ses côtés, lui faisait admirer ce pays riant et fertile, la richesse du sol, l’élégance des maisons qui embellissaient la campagne, et ces magnifiques jardins anglais que la nature elle-même y avait créés de toutes parts. « Qu’appelez-vous jardins anglais ? s’écria vivement Bonaparte. Ne savez-vous pas que cette manière de distribuer les jardins nous vient de la Chine, que c’est en France qu’elle s’est perfectionnée, et qu’il n’y a que des mauvais Français qui aient pu en faire honneur à l’Angleterre ? Apprenez que le nom de jardins français est le seul qui puisse lui convenir, et que celui de jardins anglais ne vienne plus désormais fatiguer mon oreille. » Le pauvre ministre, déconcerté, comprit alors qu’il avait mal dit et se promit bien, à l’avenir, de ne jamais trouver beau ce qui viendrait d’Angleterre, et surtout de ne jamais attribuer à l’Angleterre ce que le Premier Consul trouverait beau.

On colporte secrètement, depuis quelques jours, une caricature assez plaisante. Un petit homme sec, maigre et blême, tient une gaule à chaque main, et fait marcher devant lui un troupeau de dindons. On lit au-dessous : « Empereur des Gaules. »


Paris, le 8 février 1803.

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Nous ne devons pas omettre ici de rendre compte d’un bruit qui a circulé partout, pendant quelques jours, dans les boutiques comme dans les salons, et parmi le peuple comme parmi les gens de bon ton. Quelque ridicule qu’il puisse être, il n’en suppose pas moins une intention profonde dans ceux qui l’ont dicté et son peu de succès servira encore à prouver combien est forte et unanime la résistance qu’on oppose de toutes parts aux projets de l’usurpateur.

Bonaparte, disait-on, indépendamment de ses titres personnels et acquis à la souveraineté, en avait un autre que personne ne pouvait méconnaître : il était de la race des Bourbons et le secret de son origine se trouvait tout entier dans celui du Masque de fer. Or, voici comment on expliquait ce secret. Le Masque de fer était frère jumeau de Louis XIV. Pour prévenir toute contestation entre eux, relativement à la succession à la couronne, on résolut de séquestrer le plus faible, celui qui promettait le moins de vivre, et on le tint étroitement renfermé. Pendant qu’il était aux îles Sainte-Marguerite, il devint amoureux de la fille de M. de Bompar, qui en était gouverneur, et demanda la permission de l’épouser. On la lui accorda, mais à condition qu’elle partagerait, toute sa vie, sa prison et que les enfans qui naîtraient de ce mariage ne porteraient que le nom de leur mère. Devenue grosse, elle trouva moyen de s’évader et alla chercher un asile dans la Corse. L’enfant qu’elle mit au monde fut appelé de Bonnepart et ce nom exprimé en italien produisit celui de Bonaparte. C’était là, assurait-on, la tige de la famille Bonaparte, et, pour en réunir tous les droits sur la tête du Premier Consul, on ajoutait que Joseph, son aîné, avait abdiqué toutes ses prétentions en sa faveur. Les pièces les plus authentiques et les plus irréfragables devaient constater la vérité de ces faits, et on ne manquerait pas de les produire lorsqu’il en serait temps… Enfin, pour que rien ne manquât à la démonstration, on citait encore à l’appui une prophétie, tirée de je ne sais quel auteur, et qui annonçait positivement qu’après les malheurs et les secousses de la Révolution, un héros du plus pur sang des Bourbons parviendrait à reconquérir le trône de ses pères et rendrait la France plus florissante qu’elle ne l’avait jamais été.

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Aujourd’hui, un objet plus sérieux et plus triste occupe les esprits : c’est l’effroyable mortalité qui règne dans Paris. Il n’est pas une seule maison où il n’y ait des malades, et, dans la plupart, on compte des victimes. Le nombre en est si grand qu’on ne peut suffire à les enterrer. Dans plusieurs arrondissemens, on a été obligé de garder les morts trois et quatre jours avant de pouvoir les faire enlever. Les rues sont remplies de chars funèbres. Les portes des églises en sont assiégées. Toutes les familles sont dans la désolation et le deuil. Il semble que la mort se plaise à choisir de préférence les jeunes gens et les jeunes personnes. Frappés presque tous d’un coup subit, le même instant les voit passer, pour ainsi dire, du milieu des plaisirs au sein du tombeau. Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que, de l’aveu même des médecins, les causes apparentes de maladie ne sont point en rapport avec cette mortalité extraordinaire. Mille fois on a vu régner les mêmes influences extérieures, sans qu’elles fussent suivies des mêmes effets. Les journaux gardent sur tant de malheurs un silence commandé. Les philosophes n’y voient qu’un jeu de la nature et un effet des lois chimiques ; mais la terreur est dans le peuple.

Des récits exagérés, des bruits absurdes, viennent encore accroître son effroi. Presque partout, on entend publier que cette calamité terrible est un fléau du ciel et un juste châtiment des crimes publics.

Mme Récamier, célèbre par sa beauté, ses richesses et l’éclat de sa petite cour, vient d’encourir la disgrâce du Premier Consul. Depuis quelque temps, Moreau venait assidûment à ses assemblées et en était en quelque sorte le héros. Dernièrement surtout, il y avait obtenu un succès si brillant qu’il n’était bruit d’autre chose dans les sociétés à la mode. On s’était porté en foule autour de lui ; les étrangers les plus distingués avaient brigué l’honneur de lui être présentés. En un mot, il avait été l’objet des hommages et de l’admiration de tous. Un triomphe si éclatant a excité l’humeur de Bonaparte, et Mme Récamier a été invitée à suspendre ses assemblées. Pour peu que Moreau continue à se montrer, il faudra bientôt fermer toutes les sociétés et même tous les théâtres.

Des renseignemens plus exacts nous ont appris que Mme Lagrange, fille de Mme Talhouët, n’était point morte comme on l’avait annoncé, et qu’elle commençait au contraire à recouvrer sa première santé. On assure que le général Lagrange lui a prodigué les soins les plus tendres pendant sa maladie. On assure encore que, pour mettre le sceau à sa réconciliation, il va divorcer avec sa première femme et que, par ce moyen, Mlle Talhouët pourra, en tout bien et tout honneur, être sa seconde.


Paris, le 22 février 1803.

La mort de Saint-Lambert a fourni, par-ci par-là, le sujet de quelques quarts d’heure de conversation. On a parlé de ses talens, de son caractère, de ses ouvrages, des anecdotes qu’a pu fournir sa longue vie. Il en a passé les deux dernières années dans une espèce de folie, pire encore pour ses amis et pour lui-même que la seconde enfance qui termine quelquefois la carrière des vieillards. L’époque de cette aliénation d’esprit remonte même un peu plus haut : il faudrait en dater le commencement de la publication de son Catéchisme. Le désir de voir cet ouvrage prôné et répandu produisit dans sa tête un premier dérangement. Il fatigua ses amis et ses amies, surtout quand il leur croyait quelque influence sur les journalistes, pour qu’ils coopérassent à sa renommée et au salut du genre humain. Il demandait sans cesse pourquoi on ne faisait pas une seconde édition de son livre, et personne n’osait lui dire que la première n’était pas encore épuisée. Cela est d’autant plus étonnant qu’autrefois il avait montré, du moins à l’extérieur, moins d’amour-propre que de modestie. Comme il traite assez mal les femmes dans son catéchisme, il en vint à imaginer que le sexe entier avait conspiré contre son débit ; il crut que les femmes s’étaient cotisées pour acheter la plus grande partie de l’édition et l’empêcher de se répandre ; il soupçonna ses amies mêmes d’être entrées dans la conjuration et il n’en excepta pas même Mme d’Houdetot. Dès ce moment, la longue amitié qui avait fait leur bonheur mutuel fut empoisonnée ; il devint chagrin et même dur envers son ancienne amie. Elle ne se rebuta pas ; elle a même continué, jusqu’au dernier jour, à lui prodiguer les soins les plus tendres. Mais combien elle a dû souffrir, brusquée, insultée en quelque sorte par l’homme qu’elle aimait le plus et tourmentée de l’idée cruelle que son délire ne faisait autre chose que démasquer les véritables sentimens qu’il avait toujours eus, en écartant la circonspection et la politique, qui, dans cette supposition, auraient seules contribué jusqu’alors à modifier l’égoïsme le plus révoltant ! Saint-Lambert en vint bientôt à tenir des propos qui obligèrent à l’isoler de tout le monde. Un jour, par exemple, il s’avisa de dire, en assez nombreuse compagnie, qu’il ne concevait pas comment M. d’Houdetot lui marquait tant d’amitié, puisqu’il ne pouvait pas ignorer qu’il avait couché avec sa femme. Ce furent là ses propres expressions. Enfin, il méconnut tous ses amis et Mme d’Houdetot elle-même ; son état de santé devint dégoûtant et sa mort n’a pu être qu’un soulagement pour les personnes qui lui étaient attachées. Ce qu’il y a de singulier et de bien cruel, c’est que, de temps en temps, il a eu des intervalles lucides ; alors son esprit se remontrait dans tout son agrément ; il disait des mots très jolis, racontait avec beaucoup de grâce. Dans un de ces intervalles, quelques jours avant sa mort, il peignit sa situation dans une phrase très courte, mieux peut-être qu’aucun autre ne l’aurait fait en y songeant beaucoup. On lui demandait comment il se trouvait : « J’ai encore, dit-il, de la santé et de la vie, mais je n’ai plus ni force, ni raison. » Il a laissé, par son testament, 600 livres de rente viagère à M. Suard. C’est la moitié de la rente que lui faisait le libraire Agasse, en paiement de son Catéchisme, moitié qu’il s’était réservé le droit de rendre réversible après sa mort sur une autre tête. Son intention avait été en effet d’en faire profiter M. Suard, par l’entremise duquel il avait vendu son ouvrage.

Les papiers publics ont rendu compte de son enterrement ; ils ont parlé du discours prononcé sur sa tombe, mais ils n’ont pas fait mention de la circonstance la plus piquante. C’est que le corps n’a pas été porté directement de l’église au cimetière, mais qu’il a fallu d’abord le rapporter à la maison pour prendre la députation de MM. de l’Institut, qui probablement ont fait le vœu de n’entrer jamais dans une église, du moins en corps.

Laharpe est mort très chrétiennement, il a conservé toute sa tête ; il a reçu les sacremens avec la plus grande dévotion et a répondu aux prières des agonisans, avec toute la ferveur d’un chrétien persuadé et tout l’enthousiasme d’un poète, qui admire les beautés poétiques jusque dans les prières qui ne semblent faites que pour nous sanctifier. Il interrompait quelquefois le prêtre pour se récrier sur la sublimité, sur le pathétique de ce qu’il entendait ; et, Fontanes étant entré chez lui dans ce moment, il lui témoigna son admiration de la même manière et rendit grâce à Dieu de lui avoir laissé assez de présence d’esprit pour goûter ces augustes consolations.

Le nombre des prétendans aux places vacantes, dans l’ancienne Académie ressuscitée, s’est accru si étrangement, que de mauvais plaisans ont prétendu qu’il se montait à 30 000, et ce qu’il y a de plus extraordinaire, disaient-ils, c’est que, dans les 30 000, il n’y en avait pas un seul que l’on pût traiter d’insolent… Et, en effet, quel orgueil y a-t-il à vouloir être d’une société où siègent Merlin, La Reveillère, Regnault Saint-Jean-d’Angély et consorts ?… Parmi ces prétendans, nous ne connaissons encore que Maret, secrétaire des Consuls, le général Dumas, qui même n’a pas fait de démarches directes, et Lacretelle aîné. Si l’Académie est libre, elle ne nommera aucun des trois. Nous ignorons pour qui penchent les Instituts, mais il est probable qu’ils ne voudront ni d’un membre du Gouvernement, ni du plus niais des constitutionnels. Quant aux anciens académiciens, leur vœu serait de rappeler Gaillard, leur ancien confrère, qu’on a placé dans l’Académie des Inscriptions. Ils voudraient même nommer, à la place de Laharpe, M. de Choiseul-Gouffier, qui, dans la distribution officielle, a été traité comme Gaillard. Ils seraient aussi bien aises de s’associer Dureau de la Malle, le traducteur de Tacite.

Ce qu’il y a de remarquable dans tout ceci, c’est l’effet qu’a produit le seul mot d’Académie française, quoiqu’il ne soit pas encore prononcé publiquement. Il produit seul ce concours, ou, du moins, il fait seul concourir des hommes estimables qui n’auraient jamais brigué une place à l’Institut. C’est si bien le nom seul, que, jusqu’à présent, on n’a pas un grand espoir de voir renaître la chose. Les premières séances de la deuxième classe de l’Institut n’ont encore rappelé que l’Institut, elles ont ressemblé à des assemblées de section dans les temps révolutionnaires ; mêmes formes, mêmes cris. — Président, je demande la parole ! — Citoyen, vous avez la parole ; puis la sonnette, etc. Les anciens académiciens en sont sortis tout scandalisés.

La censure des théâtres ne sait plus où se prendre. Le pauvre Picard, qui, de tout l’hiver, n’a presque éprouvé que des chutes, espérait de se relever un peu pendant les jours gras, par une farce que l’on dit très gaie, intitulée : le Carnaval de Beaugency. On lui a défendu de la jouer, comme étant au-dessous de la dignité de son théâtre. Quelle noblesse de caractère, quels soins délicats dans un Préfet du Palais ! Faire mourir de faim par dignité les acteurs d’un théâtre dont la gaieté est le principal mérite ! Il est vrai qu’on leur permet de jouer le Georges Dandin, de Molière, qui certes est plein de dignité et qui aura trouvé grâce devant ces messieurs, par ses plaisanteries contre les petits gentilshommes.


Paris, le 7 mars 1803.

Bonaparte continue à régner avec une plénitude de pouvoir que ne déployèrent jamais nos rois. Les oppositions s’éteignent ou s’affaiblissent. Les jacobins ont vu diminuer leurs rangs par des désertions nombreuses. La plupart d’entre eux ont cédé aux séductions de la faveur, à l’appât des emplois ; le fanatisme est mort parmi eux, et c’est au fanatisme que le parti devait son existence et sa force.

La haine des républicains pour Bonaparte est toujours implacable. Ils ne lui pardonneront ni l’envahissement de l’autorité, ni le rétablissement du culte catholique, ni son mépris pour les philosophes. Tout cela se borne à quelques plaintes sourdes et timides au dedans, que démentent en public de lâches adulations pour le sauveur de la France.

Les royalistes, plus faibles parce qu’ils sont éloignés des places, plus sévèrement surveillés, peut-être moins unis entre eux, sont aussi moins redoutables aux yeux du Gouvernement. Il est vrai que leurs racines s’étendent profondément dans le cœur de la nation, qu’il ne faudrait qu’un événement pour les armer d’une puissance irrésistible ; mais, tant que cet événement n’aura pas lieu, ils ne pourront qu’attendre et observer dans le silence.

La masse des citoyens n’aime pas Bonaparte, mais on ne peut pas dire qu’elle soit venue à le haïr. Elle voit d’un côté, en lui, l’homme qui l’a délivrée des fureurs révolutionnaires ; de l’autre, elle le regarde comme l’héritier des crimes de la Révolution, le protecteur des injustices et des spoliations commises, et l’usurpateur d’un pouvoir qu’elle s’était flattée devoir passer de ses mains dans celles du monarque légitime. Elle regrette son roi, mais elle craint que la chute de Bonaparte ne la replonge dans l’abîme d’où elle est sortie. Il résulte de là qu’elle ne fera rien contre lui, qu’elle le défendra même contre les républicains et les révolutionnaires. Il est d’ailleurs une considération frappante et propre à décourager tous les faiseurs de plans d’attaque ou de résistance ; c’est l’impossibilité évidente du succès. Tous les moyens d’action sont entre les mains de Bonaparte. Les corps délibérans, les tribunaux, l’armée, le clergé, tout est à ses ordres : tout est peuplé de ses créatures. Forces physiques et morales, il s’est emparé de tout. Le poignard et le poison, voilà l’unique moyen de l’atteindre, et qui osera tenter l’un ou l’autre ? Il n’est personne qui n’ait la conviction intime de cette vérité, et cette conviction est peut-être le plus ferme appui de son autorité.

Ce qu’il y a de singulier dans la destinée de cet homme, c’est qu’il a toujours été entouré d’obstacles nouveaux, et que ces obstacles se sont toujours évanouis d’eux-mêmes. Combien de fois n’a-t-il pas paru chancelant sur le trône et prêt à en être précipité pour jamais ! Combien de fois les artifices de ses ennemis, le soulèvement de l’opinion et des démarches fausses de sa part n’ont-ils pas semblé rendre sa perte inévitable ! Combien de royalistes et de républicains, trompés par les apparences, n’ont-ils pas prédit les circonstances et annoncé les causes de sa chute ! Tous ces calculs et ces prédictions se sont trouvés faux. Dernièrement, le faste de sa maison et la révélation presque publique de ses prétentions à la royauté semblaient avoir soulevé tous les esprits et ranimé toutes les haines. Il semblait que son impatience dût le perdre pour toujours. Eh bien ! tout ce tumulte s’est apaisé ; tout est rentré dans le calme et la soumission. Il est parvenu à maîtriser la tempête ; on s’est accoutumé peu à peu à l’éclat de son faste, à la sévérité de son étiquette ; les plaisanteries se sont usées, et on a fini par regarder tout cela d’un œil indifférent. À la vérité, il n’a pas encore osé franchir le pas et saisir le diadème, mais il travaille à préparer ce grand changement et à en assurer le succès. Tout le monde le sait, tout le monde le voit, et, malgré l’indignation générale, personne n’est disposé à faire le moindre sacrifice pour s’opposer à l’usurpation.


Paris, le 24 mars 1803.

……………………… Nous allons résumer ce que nous avons de plus sûr et de mieux fondé, soit en faits, soit en raisonnemens politiques. Nous ne parlerons pas de ce que les gazettes disent à tout le monde. Nous avions cru que l’aventure de l’ambassadeur d’Angleterre s’y trouverait, mais comme il paraît que Bonaparte n’a pas encore voulu qu’elle acquît cette sorte de publicité, nous en dirons quelques mots. Ce n’est rien moins qu’un secret, puisqu’elle s’est passée en présence des ambassadeurs de toute l’Europe.

Ils étaient rassemblés, ainsi que tous les étrangers de marque, chez Mme Bonaparte, le dimanche 13 mars. Bonaparte arriva, et, allant droit à lord Whitworth, il lui demanda ce que signifiait le message de Sa Majesté Britannique au Parlement. Milord répondit simplement que c’était une démarche constitutionnelle. Bonaparte demanda si le traité d’Amiens n’était pas clair ? Point de réponse. Le Premier Consul déclara qu’un enfant de dix ans n’y trouverait point d’obscurité. « Je vais poser nettement la question, ajouta-t-il : hors de Malte ou la guerre ! » L’ambassadeur, peu accoutumé à ces nouvelles formes diplomatiques, persista dans son silence. Bonaparte reprit la parole, s’échauffa, dit qu’il parlait exprès à la face de toute l’Europe, pour que ses intentions fussent bien connues. Il dit qu’on pouvait faire beaucoup de mal à la France, la tuer même, — telle fut son expression, — mais l’intimider, jamais. Il finit en disant qu’il voulait la paix, que toutes les conditions du traité avaient été remplies du côté de la France ; que les mesures actuelles, dont on feignait de s’alarmer, n’avaient réellement pour objet que la conservation de nos colonies ; que les ministres anglais le savaient aussi bien que nous, et que, si le roi d’Angleterre nous forçait à la guerre, il serait responsable, devant Dieu et devant les hommes, de tous les maux qu’elle pourrait causer.

Ces maux seraient si grands, si incalculables, qu’il n’est pas probable que l’Angleterre veuille y exposer l’Europe et elle-même, pour le seul motif, le seul intérêt de conserver Malte ou plutôt d’en exclure les Français. En cas de rupture, Bonaparte ne songe pas à une descente, mais il est décidé à fermer l’Elbe aux Anglais, c’est-à-dire à leur interdire toute communication avec le continent, depuis le Sund jusqu’à la mer Adriatique ……………….... Quelle ressource peut-on avoir avec un homme qui dispose à son gré d’une puissance plus terrible que celle même de Charles-Quint, et qui, fidèle à son caractère d’heureux aventurier, jouerait à chaque instant son existence et celle de l’Europe, pour la satisfaction du moindre de ses désirs, de sa plus petite vanité ? On dit que les ministres anglais lui avaient fait remettre une note, portant que la paix n’aurait lieu qu’avec un traité de commerce. Il écrivit au bas : « Condition honteuse, déshonorante pour la France ; plutôt que de nous y soumettre, nous combattrons encore dix ans. » L’Angleterre combattra-t-elle encore dix ans pour l’avantage d’un commerce que cette guerre même pourrait ruiner ? Cela n’est pas probable, et d’après tout ce qu’on vient de lire, il est difficile de penser que la guerre éclate en ce moment.

Quoique nous ayons dit qu’en cas de rupture Bonaparte ne songerait pas à une descente, il n’en est pas moins vrai qu’il en ferait tous les préparatifs. Il couvrirait toutes les côtes de troupes et de bateaux plats, depuis l’entrée de la Manche jusqu’au Texel, et l’on peut juger de l’impression que feraient en Angleterre de telles menaces, jointes à l’occupation du pays de Hanovre et de Hambourg.


Paris, le 8 avril 1803.

………………………….. Il y a quelque temps que le Premier Consul eut envie de connaître un des anciens membres de l’Académie française, rentré dans la 2e classe de l’Institut. Lucien, président de cette classe, fut chargé de le présenter. Bonaparte fut très poli et mit bientôt l’académicien à son aise, en le remerciant d’un travail qu’il l’avait prié de faire, il y a trois ans. Il lui demanda ensuite si l’on achèverait bientôt la nouvelle édition du nouveau Dictionnaire de l’Académie. La réponse fut qu’on ne pourrait guère la donner au public avant 75 ou 80 ans. Bonaparte, qui veut que tout se fasse pour ainsi dire impromptu, fut un peu surpris ; cependant il ne se fâcha pas, et demanda une explication. On lui répondit qu’autrefois l’Académie mettait environ 25 ans à préparer chaque nouvelle édition de son dictionnaire, quoique ses membres fussent habitués à ce travail, et qu’on tînt trois séances par semaine. Aujourd’hui les travailleurs sont moins habiles ; le plan du dictionnaire est agrandi et l’on n’a qu’une séance par semaine, au lieu de trois. Il était facile de tirer la conséquence ; peut-être même que le répondant n’aurait pas demandé trop, en exigeant la durée d’un siècle. Malgré cette démonstration mathématique, Bonaparte ne se rebuta pas. Il témoigna son désir que l’Académie s’occupât à publier des critiques de tous les ouvrages importans qui paraîtraient, et cita avec éloges les Sentimens de l’Académie sur le Cid. À cette occasion, il prit même la défense du cardinal de Richelieu, et prétendit qu’il n’était pas entré dans sa conduite la moindre envie contre Corneille. On ne lui contesta pas cette singulière opinion, qu’il aurait eu peine à soutenir dans une discussion impartiale, et qui caractérise assez bien son genre d’esprit.

Le théâtre étant devenu un objet de conversation, Bonaparte se plaignit de la décadence du nôtre. Il s’étonna de notre disette d’auteurs, persuadé sans doute que son génie devait en former de pareils à ceux qui ont illustré le siècle de Louis XIV. Il étala ensuite sa poétique théâtrale, qui n’est pas précisément celle d’Aristote, à laquelle le tribun Carion-Nisas a rendu un bien plat hommage dans la préface de son Montmorency. Bonaparte veut que la tragédie soit historique ; elle ne peut intéresser, dit-il, qu’en rappelant les grandes époques de l’histoire. Les passions, et surtout celles de l’amour, ne lui paraissent pas dignes d’occuper Melpomène, et sans doute que lui-même y prend très peu d’intérêt. Il est inutile de vouloir réfuter sa théorie par des exemples, parce qu’alors il prend le parti de nier les faits. Pour lui, Racine est bien inférieur à Corneille ; Voltaire n’a fait que des drames ; Zaïre n’est qu’un roman ; et quoique Bajazet soit une des moindres pièces de Racine, il la met bien au-dessus de Zaïre, à cause du rôle d’Acomat. Il fait grand cas de la Mort de Pompée ; et, en effet, on a remarqué qu’il l’avait écoutée dernièrement au théâtre avec la plus grande attention.

Malgré toutes ces bonnes raisons, et en dépit du ton tranchant du Premier Consul, notre académicien, grand admirateur de Voltaire, représenta à Bonaparte que Voltaire n’avait pas toujours fait des romans et des drames ; que, dans plusieurs de ses tragédies, il avait été vraiment cornélien ; il cita pour preuve Brutus, Rome sauvée et la Mort de César… « Oui, oui, répondit Bonaparte, je n’y songeais pas, j’aime beaucoup la Mort de César. » Ce mot est vraiment remarquable dans la bouche d’un homme qui juge plutôt avec son caractère qu’avec son esprit. Serait-ce l’élan involontaire de son ancienne humeur républicaine, dont on assure qu’il n’a pu se défaire entièrement ? Mais il serait peut-être ridicule de chercher à expliquer un mot qu’il peut avoir dit sans y attacher la moindre importance. Ce qu’il y a de certain, c’est que, malgré son goût pour la Mort de César, il ne souffrira certainement pas qu’on la joue.


Paris, le 21 mai 1803.

La célèbre danseuse Clotilde a épousé le compositeur Boïeldieu, connu par la musique du Calife de Bagdad et de quelques autres opéras-comiques. Ce mariage a étonné le public et surtout les compagnes de la danseuse. Une d’entre elles lui en demandait un jour la raison au foyer. « Elle est toute simple, répondit-elle, je n’étais pas assez riche pour avoir un carrosse, et il n’était pas décent que Clotilde fût à pied. Maintenant, je ne suis plus qu’une bourgeoise, Mme Boïeldieu pourra se crotter sans inconvénient. » Ce mot, très vraisemblable, s’il n’est pas vrai, peut donner une idée de nos mœurs et de la bonne opinion que les artistes ont d’eux-mêmes. Si M. Boïeldieu l’a su, il en aura sans doute été très flatté. Autrefois en épousant une actrice, on relevait, mais, à présent, c’est elle qui s’abaisse.

…………………………… Depuis que Bonaparte est retourné à Saint-Cloud, on ne laisse plus passer personne par la route qui traverse le parc. Elle est fermée, non seulement aux voitures, mais même aux gens à pied, et pour aller de Saint-Cloud à Versailles, on est obligé d’aller regagner la route de Sèvres. Tel est le caractère de la tyrannie. Toujours inquiète et croyant voir des ennemis partout, elle multiplie en vain les précautions pour assurer sa sécurité. Ces précautions mêmes trahissent sa frayeur et sont plus propres à enhardir qu’à réprimer les attentats qu’elle redoute.

Juste de Poix vient d’épouser Mlle de Périgord. Elle a, dit-on, 25 000 livres de rente, quoique son oncle n’ait rien fait pour elle. Juste de Poix n’a que 1 000 écus de revenu. On dit que Mme de Talleyrand, femme de l’évêque-ministre, est fort mécontente de ce mariage. « Cette alliance, dit-elle, n’est point honorable pour nous, car qu’est-ce que la famille de Noailles auprès de la maison de Périgord ? » Où va se nicher l’aristocratie ?

Il y a quelque temps que cette même femme vit la duchesse de Dorset parée d’un assez beau collier de diamans. Elle l’admira et se récria sur sa richesse. « Il est assez beau, dit Mme de Dorset, mais il n’a rien d’extraordinaire. » Mme de Talleyrand parla du prix qu’il devait coûter. « Ce prix, répondit la duchesse, n’est pas exorbitant, et surtout il n’est pas tel que M. de Talleyrand ne puisse très bien, et sans se gêner, vous faire un cadeau semblable. -— Ah ! mon Dieu, madame, comme vous vous trompez ! s’écria Mme Grant ; croyez-vous donc que j’aie épousé le pape ? » Cette naïveté paraîtra sans doute un peu forte, mais la bêtise de Mme Grant est si bien connue qu’on ne risque rien de la lui attribuer.


Paris, le 23 juillet 1803.

Le Journal officiel a seul le privilège d’apprendre ce qu’on doit savoir du voyage de Bonaparte. Selon lui, « du Brabant la trop froide apathie » a été changée en un enthousiasme universel. La haine du Gouvernement français a fait place, chez les Belges, au délire de l’admiration, et le caractère de grandeur que déploie l’illustre voyageur accroît chaque jour ces sentimens dans leur cœur. Il y a à rabattre de ce récit merveilleux. On sait que les démonstrations de la joie ont été commandées sur la route du Premier Consul, mais il y a cependant quelque chose de vrai dans tout cela. Les lettres particulières attestent l’ivresse et l’empressement du peuple ; on se porte réellement en foule autour du grand homme, on est heureux d’en recevoir un regard, une parole. Au reste, tel est l’effet ordinaire de la pompe. Les grande spectacles remuent toujours la multitude, et rien n’a été oublié dans celui-ci. Partout où Bonaparte a passé, on lui a fait les présens destinés jadis à nos Rois. Amiens lui a offert des cygnes, qu’on a placés bien vite sur le grand bassin des Tuileries. Rien ne satisfait autant son orgueil que ces éclatans hommages, et le désir de les recevoir a peut-être été un des motifs de son voyage. Quelques-uns assurent que son dessein est de se faire couronner Empereur à Bruxelles. C’est pour ce.., dit-on, qu’il a rassemblé dans cette ville le Conseil d’État, tous les ministres, etc. C’est surtout dans cette vue qu’il fait venir le cardinal-légat, sans doute pour lui faire faire la cérémonie du sacre. D’autres prétendent que c’est à Aix-la-Chapelle, capitale de l’ancien Empire des Gaules, et sur le tombeau de Charlemagne, qu’il veut ressaisir son héritage. Ces bruits ont occupé Paris pendant plusieurs jours, ils commencent à s’affaiblir.

On doute qu’il choisisse ce moment pour se parer d’un titre qui pourrait indisposer contre lui les puissances du continent et les rendre moins dociles à ses volontés. Il a besoin de les ménager, et il est difficile de croire qu’elles aient donné leur consentement à une entreprise aussi éclatante. Qu’elles le laissent faire, bon ; mais qu’elles l’aient autorisé, ce n’est guère probable. Malgré ces bruits, le Gouvernement tout entier voyage avec le Consul. Paris n’est plus rien, et Cambacérès en est désolé. Jusqu’ici, quand Bonaparte s’éloignait, il confiait à son second les affaires courantes. Cette fois, on ne lui a rien laissé. Il ne lui reste pas même le plaisir d’assister au Conseil, puisqu’il ne se tient plus à Paris. Pour lui voiler, cependant, à lui-même sa nullité, on a ordonné aux principaux secrétaires des différens ministères, restés à Paris, d’aller travailler régulièrement deux heures avec lui, les vendredi et mardi de chaque semaine. L’exécution de cet ordre n’est pas facile. Les secrétaires y vont, mais ils n’ont rien à dire, puisqu’ils n’ont rien à faire, et la plupart du temps, ils sont obligés de recourir à d’anciennes affaires, qui puissent lui faire croire qu’il travaille réellement. Du reste, il emploie son loisir à se pavaner, tantôt aux Tuileries, tantôt au Luxembourg, entouré de polissons qui se moquent de lui.

On continue à parler de la descente. Le préfet de la Seine a fait mettre en réquisition trois ou quatre ouvriers dans chaque commune de son département, pour la construction des péniches et bateaux plats. D’un autre côté, on rassemble une armée formidable sur la côte, et l’on cherche à créer une marine pour opérer le débarquement. Mais le projet d’une descente n’est pas le plus important qu’on supposée Bonaparte. Les désastres de Saint- Domingue l’ont convaincu, dit-on, de l’impossibilité où sont les puissances européennes de conserver des colonies en Amérique, et de la nécessité de remettre tôt ou tard les Antilles entre les mains des Etats-Unis. Il y est décidé, mais il veut s’en dédommager en formant ailleurs des établissemens plus importans et qui soient à sa portée.

C’est sur l’Afrique, et principalement sur l’Egypte, qu’il a jeté ses vues pour l’exécution de ce plan. Il n’ignore point qu’il lui sera difficile d’y faire consentir les autres puissances, et pour y réussir, il les flatte de projets d’agrandissemens aux dépens de la Turquie européenne. On sent quels bouleversemens doivent entraîner ces arrangemens. Aussi entre-t-il dans ses idées favorites de bouleverser l’Europe. Il essaiera d’abord d’y parvenir par la séduction ; mais si ce moyen n’a pas de succès, il aura recours à son procédé ordinaire, la violence.

Depuis quelques jours, les arrestations secrètes se multiplient. On a fait ces jours derniers la capture de M. de Laversanne, plus connu sous le nom d’Ebram, parent ou allié de la famille Dessolle. Il a été saisi au moment où il s’y attendait le moins, et on ne sait point ce qu’on en a fait. Il entretenait, dit-on, une correspondance réglée avec l’agence royale de Londres, et, suivant l’usage des personnes attachées à cette agence, il avait chez lui une quantité considérable de papiers qui ont été pris, et dont on espère tirer grand parti. On assure que plusieurs personnes s’y trouvent compromises, et, en effet, plusieurs arrestations ont eu lieu à la suite de celle-là. Au reste, tout cela se passe dans le plus grand secret. S’il nous parvient de nouveaux détails, nous nous empresserons d’en faire part.

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Paris, le 13 août 1803.

Nous disions dernièrement que l’intention de Bonaparte était de faire rentrer l’Egypte sous la domination française, et qu’il espérait en trouver le moyen dans l’ébranlement communiqué à l’Europe par la guerre actuelle. De nouveaux renseignemens viennent de nous confirmer cette donnée de la manière la plus positive. C’est à sa haine contre les Anglais qu’il doit cette idée. C’est aussi cette haine qui lui en fait désirer l’exécution. Il prétend leur enlever le commerce des Indes orientales, en lui ouvrant la voie du Levant et en lui donnant l’Egypte pour entrepôt général. Une colonie française établie dans cette contrée, et forte de toute la puissance de la métropole, lui paraît un moyen infaillible d’atteindre ce but, et c’est là le grand coup qu’il veut porter à la richesse de l’Angleterre. C’est à cette grande révolution qu’il veut attacher une partie de sa gloire. Il va même jusqu’à espérer de trouver un jour la possibilité d’attaquer les possessions anglaises de l’Inde, et d’enlever pour jamais cette source de trésors immenses et de puissance aux Anglais. Et qui sait si les troubles qui éclatent en ce moment dans toutes les parties de l’Empire ottoman, troubles qu’on rejette sur l’Angleterre, ne se lient pas, d’une manière plus ou moins éloignée, à ses vastes projets de bouleversemens ?

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Il est question d’un changement dans le ministère. Bonaparte est mécontent de Decrès ; il veut absolument s’en défaire. Il a, dit-on, offert le portefeuille à M. de Fleurieu, qui l’a constamment refusé. On assure qu’à sa place il a jeté les yeux sur Barbé-Marbois, et que ce sera Defermon qui succédera à ce dernier au Trésor public. Ce bruit a consterné les rentiers de l’État ; le seul nom Defermon les fait trembler. D’un autre côté, Barbé-Marbois ne passe pas pour un marin fort habile ; mais, quel qu’il soit, il vaudra toujours mieux que Decrès, dont rien n’égale l’incapacité.

Chateaubriand a obtenu, comme on sait, la place de secrétaire de légation à Rome. Ce qui lui a valu cette faveur, c’est la double dédicace qu’il a faite de son livre au Premier Consul et au Pape, et, peut-être encore plus que tout cela, la protection de Fontanes. Lorsqu’il fut au moment de son départ, il alla chez le banquier fameux, Récamier, et lui demanda du papier sur Rome, pour une somme de mille écus. Récamier, en homme ami des beaux-arts, ne borna pas son zèle à lui accorder sa demande ; il lui donna en outre une lettre pour son correspondant de Rome, conçue à peu près en ces termes : « Je vous adresse M. de Chateaubriand mon ami, et je vous prie de lui rendre toutes sortes de services ; c’est un homme de mérite dans son genre… » Le mot, échappé à la bonhomie du financier, a fait, depuis, fortune dans les salons.

Bonaparte est arrivé le 11 au soir à Saint-Cloud.


Paris, le 20 août 1803.

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Deux autres bruits circulent encore, l’un dans quelques salons, l’autre parmi les bonnes femmes du peuple. Le premier n’est pas nouveau ; c’est toujours la proclamation de Bonaparte Empereur des Gaules ; mais on ajoute une circonstance : le Tribunat, dit-on, s’occupe de cette opération. L’autre bruit est tout opposé : c’est que ce même Bonaparte va remettre sur le trône un Prince de la maison de Bourbon, ou plutôt un Dauphin, pour nous servir de l’expression littérale des bonnes femmes. Ces bruits ne sont que réchauffés, mais ils semblent (le dernier du moins) annoncer un désir persévérant de la classe parmi laquelle ils circulent. Nous pensons en effet que ce désir est beaucoup plus vif dans le bas peuple que dans la moyenne bourgeoisie, et surtout dans une certaine classe de demi-philosophes, d’artistes et de gens de lettres qui, sans aimer Bonaparte, craindraient de se voir humilier au retour de la Monarchie, par le rétablissement des rangs. Beaucoup de gens redoutent la hauteur de la noblesse, si son éclat lui était rendu ; et l’on doit dire qu’en général, les gens de la Cour rentrés justifient un peu ces craintes. La morgue de certaines sociétés du faubourg Saint-Germain égale, et surpasse même, celle dont on se plaignait avant la Révolution. On s’imagine, dans beaucoup de cercles, qu’une des causes qui ont perdu la noblesse est de n’avoir pas su garder son rang, de s’être trop rapprochée de gens riches et des gens de lettres qui n’étaient pas nobles, d’avoir négligé l’étiquette, d’avoir brigué la popularité. On peut avoir raison, et ce n’est pas le lieu d’examiner si cette conduite n’était pas forcée par la nature même des choses, et si, dans les données existantes, on pourrait se conduire autrement. Mais on en conclut que, pour favoriser le retour de l’ancien ordre des choses, il faut renchérir sur tout ce qu’on a fait, et même renchérir de hauteur et de vaine gloire. Erreur complète : qu’on se plaigne de la perte de préjugés utiles, c’est tout simple ; mais qu’on espère les rétablir, c’est absurde. Le seul parti praticable, c’est de raviver ce qu’il y avait de vrai dans ces préjugés, parce que le vrai seul est impérissable, et de rejeter tout le reste, tout ce qui n’existait que dans l’opinion. Voilà ce qu’il serait important d’inculquer à certaines gens dont la conduite imprudente retarde d’une manière fâcheuse les progrès de la véritable opinion. Mais cette imprudence n’est pas la seule dont ils se rendent coupables. Sans songer aux espions qui les entourent, ils tiennent dans leurs cercles les mêmes discours qu’à Coblentz. Il n’y a pas longtemps que, dans une assemblée nombreuse, deux jeunes seigneurs réclamaient instamment, auprès d’un officier anglais, un débarquement en Bretagne et en Normandie, parce que, disaient-ils, leurs terres étaient situées dans ces provinces. L’Anglais lui-même en fut scandalisé.

De pareilles anecdotes ne se répandent que trop vite et révoltent bientôt une partie très nombreuse et très importante de la nation, qui voudrait le retour de la Monarchie, mais sans l’intervention des étrangers. Plus nous observons, plus nous sommes convaincus que la force d’inertie est la seule à employer aujourd’hui. Laissons aux événemens leur cours naturel. Sans être rapide, la pente paraît sûre ; et surtout, ne semons pas le chemin d’obstacles. Il en existe déjà dans l’opposition de l’intérêt personnel à celui de la France ; et la meilleure politique serait de persuader que ces obstacles sont imaginaires, et, s’il était possible, de les rendre tels.


Paris, le 1er octobre 1803.

Ce qu’on appelait autrefois le monde, la société, offre aujourd’hui à Paris le chaos le plus étrange et le plus piquant pour l’observateur. Les classes anciennes et nouvelles qui la composaient et qui la composent, se mêlent et se séparent, selon que l’amour-propre l’emporte sur l’intérêt ou lui cède, et malheureusement on trouve fort peu de gens, même dans la classe autrefois la plus honorable, qui n’obéissent qu’au seul sentiment de l’honneur. La conduite de ce qui formait l’ancienne cour est, en général, peu louable. On voit souvent les grands seigneurs d’autrefois, et même leurs femmes, dans les antichambres des puissans du jour. Cela n’empêche pas, il est vrai, que, rentrés chez eux, ils ne couvrent de boue l’idole qu’ils viennent d’encenser, mais moins par une véritable fierté, que par un reste de cette vanité qui les rendait autrefois odieux. On dit plus : on prétend que beaucoup d’entre eux trafiquent à beaux deniers comptans de leur crédit auprès des gens en place. Cela nous paraît difficile et surtout désagréable à croire. Cependant, nous savons d’une manière certaine qu’une femme de qualité, mère de deux ci-devant abbesses, a voulu vendre 400 francs une influence qu’elle n’avait pas sur un homme qui lui-même n’a qu’un bien faible crédit… Au reste, il n’y a pas, malheureusement, de bassesse humaine que l’observation ne puisse venir à bout d’expliquer. Tous ces grands, jadis si fiers, s’avilissent sans peut-être s’en douter, et cela par une suite de leur fierté même. Ils voient toujours une si grande distance entre eux et les parvenus qu’ils sollicitent, que le contact, et par conséquent la souillure qui en résulterait leur semble impossible. Ils regardent tout ce qui se passe, à présent, comme une farce qui ne peut durer, et ils dînent à la table d’un ministre ou d’un consul, comme ils auraient admis autrefois un bouffon à leur propre table, dans les jours du carnaval. La comparaison n’est pas entièrement fausse, et ils auraient raison sans doute, s’ils payaient les bouffons du jour comme ceux d’autrefois ; mais, au contraire, ce sont eux qui en reçoivent un salaire et bénéficient ainsi de tous les désastres de la révolution.

Au milieu de cette dégradation effrayante, on cite quelques hommes qui conservent de la dignité. Tandis que le duc de Luynes se revêt de la pourpre sénatoriale, après avoir dépouillé le manteau ducal, le duc de Liancourt efface en quelque sorte ses premières erreurs par une conduite noble et indépendante. Il habite à la campagne, s’occupe d’agriculture, établit des manufactures qui font déjà vivre, dans sa terre, jusqu’aux enfans de dix ans ; et bientôt il aura recouvré, par son activité et son industrie, 60 000 livres de rente. Cela vaut mieux que de valeter aux Tuileries et à Saint-Cloud, et cela ferait espérer quelque chose de M. de Liancourt, si l’on ne savait d’ailleurs qu’en fait d’opinions politiques, il est incurablement constitutionnel. D’autres hommes de la Cour, qui suivent encore la marche du char révolutionnaire, prouvent, par leur conduite et leurs propos, que les préjugés qui flattent l’amour-propre, ne disparaissent jamais tout à fait. M. de Chauvelin, qui commença si jeune sa carrière politique, aujourd’hui tribun et très humble serviteur de Bonaparte, fréquente beaucoup les sociétés des nouveaux riches et des nouveaux grands. La maison de Mme Récamier est une de celles où il est le plus assidu. Mme Récamier est une femme célèbre ; sa maison est excellente ; elle a des loges à tous les spectacles ; tous les étrangers se rassemblent chez elle ; voilà plus de raisons qu’il n’en faut pour y attirer Chauvelin. Mais lorsqu’il en est sorti et qu’il se trouve avec ses égaux d’autrefois, il tourne la financière en ridicule ; il la traite comme il aurait fait jadis d’une grisette épousée par un fermier général : « Cela vaut bien, dit-il, nos femmes entretenues de l’ancien régime. » J’ignore si ces propos parviennent à Mme Récamier, mais la chose est très possible. Elle a de son côté la manie de voir les gens de l’ancienne Cour, et soit vanité, soit bêtise, elle se laisse dire par eux les choses les plus dures sans sourciller. Il n’y a pas encore longtemps, qu’on fit courir sur elle dans la société un conte assez ridicule. Elle en fut informée et se plaignit amèrement à un de nos jeunes marquis : « Cela est affreux, disait-elle ; ce bruit va se répandre partout ; que dira-t-on de moi dans le monde ? — Tranquillisez-vous, madame Récamier, répondit le jeune homme, il est un monde au faubourg Saint-Germain qui ne s’informe pas seulement si vous existez. » La belle dame se tut ; et en vérité, après quinze ans de révolution, on peut dire quel’École des bourgeois n’est pas encore une comédie de l’autre siècle.


(Publié par M. le comte REMACLE.)

  1. Voir la Revue du 1er mai.