Un Drame autour de la cour de Suède (1784-1795)/02

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UN DRAME D’AMOUR[1]
À LA COUR DE SUÈDE
{1784-1795)

II.[2]
A TRAVERS UNE CORRESPONDANCE


I

Quoique, au moment où le baron d’Armfeldt quittait Stockholm pour se rendre à Aix-la-Chapelle, Madeleine de Rudenschold fut en proie à de sombres pressentimens, elle ne désespérait pas cependant de le voir revenir dans un délai de trois mois, ainsi qu’il l’avait promis au Régent et à elle-même. Pendant les quelques jours qu’ils avaient passés ensemble à Drottningholm, avant de se dire adieu, il opposait cette promesse à ses plaintes et à ses larmes. Lorsque, inquiète et tourmentée, elle lui objectait que les inimitiés liguées contre lui entraveraient son retour, il relevait son courage en lui disant qu’en ce cas, c’est elle qui le rejoindrait.

Peu de temps après qu’il fut parti, la princesse Sophie-Albertine se prépara à entreprendre un long voyage. Comme tous les ans, elle passerait l’automne à son abbaye de Quildenbourg ; puis elle irait à Berlin, de là à Rome et à Naples ; son absence devait durer plusieurs mois. Il n’eut tenu qu’à Madeleine de se faire désigner pour être du voyage. Mais c’était le moment où, confiante dans la parole du Régent, elle croyait qu’Armfeldt allait être nommé gouverneur général de la Poméranie. Convaincue qu’il lui serait alors facile de se réunir fréquemment à lui, elle ne voulait pas en être empêchée. Elle déploya donc toute son habileté pour être dispensée d’accompagner la princesse et manœuvra si bien qu’elle atteignit son but. La princesse s’éloigna en la laissant à Stockholm.

Quand elle n’était pas de service à la Cour, elle vivait auprès de sa mère déjà très âgée. Sa sœur était mariée ; ses deux frères, officiers l’un et l’autre, étant souvent absens, l’existence de Madeleine eût été monotone autant que reposante si, d’une part, elle n’eût continuera fréquenter la Cour, à subir l’empire des devoirs mondains que lui créaient ses nombreuses relations et si, d’autre part, l’éloignement d’Armfeldt n’eût entretenu en elle une mélancolie douloureuse. Mais c’était une âme agitée en qui les espoirs et les craintes prenaient une forme exaltée. Tel est, comme on va le voir, le caractère de sa correspondance avec son amant. Cette exaltation naturelle s’accrut encore lorsqu’elle apprit que le Régent, au mépris de ses promesses, avait nommé Armfeldt ministre de Suède auprès des cours italiennes.

Nous ne possédons pas les lettres qu’échangèrent les amans aussitôt après leur séparation. Celles d’Armfeldt, nous l’avons dit, ont été détruites ; il n’en reste que de rares fragmens, souvent peu compréhensibles. Quant aux lettres de Madeleine, c’est seulement à partir du mois de janvier 1793, que s’ouvre la série de celles qui sont sous nos yeux. Elles suffisent cependant pour nous laisser deviner ce qu’étaient les autres. Dans les réponses de la maîtresse, dans les nouvelles qu’elles contiennent, dans l’ardeur qu’elles révèlent, dans les cris d’amour qui les remplissent, dans les lamentations et les reproches qui trop souvent viennent les assombrir, on voit, comme dans un miroir, la mobilité de l’amant, la multiplicité de ses projets souvent contradictoires, ses jalousies, ses tromperies, son amour et l’éloquence persuasive avec laquelle il l’exprime, même quand il est infidèle. Les lettres de Mlle de Rudenschold constituent donc à la fois un document historique, un tableau de la Cour de Suède à cette époque et celui des égaremens d’une passion qui brûlait deux cœurs et ne s’éteignit que lorsque des événemens tragiques vinrent la foudroyer.

Dans les dernières semaines de l’année 1792, Madeleine recevait de son amant le fameux plan de révolution qu’on a lu dans la première partie de ce récit. Il s’agissait, on s’en souvient, de contraindre le Régent à revenir à la politique de Gustave III, à chasser Reuterholm, à rappeler les Gustaviens aux affaires et à rompre les négociations engagées avec la République française par le baron de Staël, à l’effet de nouer une alliance entre elle et la Suède. Pour que ce plan pût réussir, il fallait l’appui de la Russie. Armfeldt était disposé à le solliciter. Mais, afin de rendre efficace sa démarche, il voulait être muni d’une lettre de Gustave IV, le présentant à Catherine comme un homme en qui elle pouvait avoir confiance. Il avait rédigé lui-même cette lettre. En la communiquant à sa maîtresse, il la chargeait de la faire signer au jeune Roi. Quand cette lettre serait revêtue de la signature royale, elle devait être envoyée à l’Impératrice avec le plan de révolution et un écrit d’Armfeldt qui le compléterait. Pour accomplir cette mission, il avait jeté les yeux sur un jeune et brillant officier de l’armée suédoise, le colonel Aminoff, dont il connaissait les opinions et le dévouement.

Dans ces projets, tout n’était pas pour plaire à Madeleine. Ardemment patriote, elle redoutait pour son pays les suites de l’intervention moscovite. Mais, son amant ayant parlé, elle ne s’attarda pas à discuter ses dires et s’empressa de suivre ses instructions. Dès le 25 janvier 1793, elle lui mandait[3] :

« J’ai fait la proposition à Aminoff ; voici sa réponse : Il embrasse avec avidité ton plan ; mais il ne voit pas la possibilité de partir avant le commencement du mois d’août parce qu’il ne veut pas mettre sa femme entièrement dans sa confidence ; elle pourrait commettre une indiscrétion vis-à-vis de sa sœur qui est bavarde. Partir, sans prétexter une maladie, l’obligerait à une confidence vis-à-vis de son beau-père qui, surpris d’un départ aussi subit, voudrait en savoir l’objet, comme la source de l’argent. Au lieu qu’en allant d’abord aux manœuvres de son régiment, au mois de juin, fort tranquillement, il pourrait, au mois de juillet, demander au duc un congé d’une année pour aller en Poméranie chez son beau-père avec sa femme. Une fois-là, il en partirait bien vite pour Pyrmont dans le mois de décembre pour suivre après cela ponctuellement le plan que tu lui as tracé. Mais il dit que ses moyens le mettent dans l’impossibilité de faire les dépenses de ce voyage, à moins qu’il ne les prenne dans ta bourse, il accepte donc tes offres, que je ne lui fis cependant qu’après qu’il m’eut présenté cet obstacle. Je désire donc, pour persuader au Roi de lui donner un billet de sa main pour l’Impératrice, que tu lui écrives pour l’en prier… »

Lorsque Mlle de Rudenschold expédiait cette lettre, Aminoff venait de quitter Stockholm pour rejoindre son régiment. Mais, pendant le séjour qu’il y avait fait, ils s’étaient trouvés souvent ensemble et les échos de la Cour commençaient à laisser entendre que la demoiselle d’honneur, pour se consoler de l’absence d’Armfeldt, avait écouté avec complaisance les tendres aveux, que, séduit par sa beauté, le brillant colonel s’était permis de lui faire, bien qu’il fût marié. Tout était calomnie dans cette histoire ; jamais Madeleine n’avait été moins disposée à ouvrir l’oreille à des déclarations amoureuses. Les mauvais propos n’en circulaient pas moins, sans que les deux personnages qui en étaient l’objet pussent les soupçonner. Madeleine, pour sa part, les soupçonnait si peu qu’au moment du départ d’Aminoff, elle écrivait à Armfeldt :

«… Aminoff est parti hier, la rage dans le cœur. Pour un homme jaloux de son naturel, il doit être affreux de quitter sa femme au moment qu’un jeune fat lui fait la cour ; car il faut savoir que le baron Bunge lui en conte très assidûment et le cas est d’autant plus épineux qu’elle est au moment d’une grossesse.

« Mais, puisque me voilà sur le chapitre de la galanterie, Malla doit faire à Pojke (l’aimé) une confession, qu’elle vient de faire une conquête d’un jeune et joli garçon, sans être un Adonis dangereux pour ton amante, qu’il faut amuser pour lui plaire, et celui-ci n’a aucun talent pour cela. C’est Axel de La Gardie. Comme les novices ne se cachent pas quand ils sont amoureux, celui-ci a mis toute la société au fait de son inclination, qui cependant n’est vieille que de huit jours… Au moins, si on te dit que La Gardie me fait la cour, j’espère que Pojke ne s’abandonnera pas derechef à des soupçons injurieux pour le sentiment sacré que je porte pour toi au fond du cœur. »

Ce n’est point là, on le reconnaîtra, le langage d’une femme qui a trahi la foi jurée ou qui est disposée à la trahir. Mais, déjà, Armfeldt avait été averti des propos qui se tenaient à Stockholm. La lettre qui précède était à peine partie que Madeleine en recevait deux, datées du 10 janvier, qui lui reprochaient avec véhémence son inconstance et sa légèreté.

« Plus je les relis, mon ange, écrivait-elle le 29, et plus je sens l’étendue de mon malheur de n’avoir pas inspiré plus de confiance en mon amour, en ma constance, comme au caractère décidé que j’ai mis dans ma conduite et que je ne voudrais pas, sans même la passion qui m’unit à toi, démentir pour aucune considération du monde ! Supposé même que j’eusse eu la faiblesse de prendre du goût pour ce jeune homme, me crois-tu assez folle pour ne pas voir que cette inconséquence me rendrait le rire de tout l’univers, après avoir manifesté aussi hautement mes sentimens pour toi ? Et cette tête que tu accuses de tant de légèreté n’a connu qu’un seul entraînement dans l’espace de sept ans que nous avons été unis. J’aurais pu bien souvent, ne fût-ce que pour me venger, me permettre quelque étourderie. L’ai-je fait ?… J’ai senti toute l’horreur de devoir t’abandonner quand tu étais malade. Que serait-ce donc quand tu es malheureux et que les chagrins te rendent mille fois plus cher à mon cœur ! Mettons à part mon amour et le chagrin que je te causerais par une inconstance, que serais-je aux yeux du public, dont je suis méprisée à cause du préjugé que j’ai bravé ? Il ne me reste qu’une seule vertu, celle de ne pas changer avec la fortune et de rester ta fidèle amante jusqu’au dernier souffle de ma vie.

« Quelle gloire aurais-je tirée de mon refus au Duc si je pouvais aimer un autre que toi ? Ce refus ne serait plus de la constance chez moi, mais seulement que mon goût ne m’y portait pas.

« Ah ! tu n’as pas envisagé toutes ces circonstances avant de me déclarer coupable. Ah ! pojke, quel injuste et affreux soupçon tu t’es permis ! Pourras-tu jamais effacer les larmes amères qu’il m’a coûtées. Moi t’oublier ; moi m’avilir ainsi à mes propres yeux ! Comment as-tu pu t’imaginer ? Non, ta Malla te jure en face du ciel que, depuis ton départ, tu as toujours été l’objet de toutes ses pensées, de son amour le plus illimité… »

Trois jours plus tard, faisant part au voyageur « d’une histoire ridicule » qui courait sur son compte et qui la présentait comme prête à partir pour la Russie, en qualité de « dame d’atours » de l’impératrice Catherine, elle en profitait pour affirmer de nouveau son entière innocence et pour protester de son amour :

« Je reprends la plume pour te remercier, cœur de ma vie, de ta charmante lettre du 18, de Prague. Dieu ! comme il me tarde que tu reçoives la mienne à Vienne. Ah ! pojke, tu ne peux être plus impatient d’être rassuré sur mon amour que je ne le suis de me savoir disculpée à tes yeux, que tu reconnaisses mon innocence. Il est affreux pour un cœur sensible de se savoir injustement soupçonné par celui qu’on idolâtre. Mon ami, au nom de Dieu, rassure-toi sur l’inviolabilité d’une passion qui a été à l’épreuve du temps et du malheur… »

L’incident que nous venons de raconter n’avait pas fait perdre de vue à Mlle de Rudenschold la mission qu’elle était chargée de remplir auprès du Roi. À cette époque, il n’avait pas été mis en garde contre elle, du moins elle le croyait ; elle l’approchait assez fréquemment ; elle vivait familièrement avec son gouverneur et son précepteur et toujours bien reçue, surtout lorsqu’elle lui parlait d’Armfeldt, elle se flattait d’être en possession de sa confiance. Toutefois, avant de lui présenter la lettre qu’elle devait lui faire signer, elle voulut le préparer à la recevoir. Le 10 février, se trouvant seule avec lui, elle lui dit qu’elle avait un papier à lui remettre. Mais elle se heurta à une attitude glaciale et au refus le plus inattendu. Le surlendemain, elle faisait connaître à Armfeldt le triste résultat de sa démarche :

« La réponse du Roi m’a terrifiée : il m’a demandé s’il lui serait permis de la montrer à Gyldenstolpe, son gouverneur.

« — Non, dis-je, je désire que vous ne la montriez à personne.

« — En ce cas, me dit-il en secouant la tête, je ne dois sans doute pas la recevoir.

« — Votre Majesté me fait de la peine, ajoutai-je. Cette réponse, qu’elle me donne, marque une grande méfiance pour moi, ce qui m’afflige.

« Ceci prouve clairement, mon ange, qu’on a monté son esprit contre nous… Je désire donc avoir tes ordres et connaître tes idées à cet égard. Un coup de foudre m’aurait moins surprise et moins découragée. »

Il sera souvent question, dans la suite de cette correspondance, de cette lettre destinée à l’impératrice Catherine. Mais on verra que l’occasion ne se présenta plus de la communiquer au Roi, bien que la mandataire n’eût pas cessé de déployer toute son habileté afin d’obtenir sa signature. Elle s’agitait encore pour essayer de l’obtenir que, déjà, Armfeldt avait changé d’avis, ainsi que le prouve ce billet : « La bonne manière de soutenir le jeune Roi est de ne fomenter aucun trouble pendant la durée du gouvernement actuel, car l’issue de tels troubles est incalculable. Résignons-nous et supportons ce gouvernement comme on supporte une année de mauvaise récolte. » Il est donc certain que le « plan » n’eut pas même un commencement d’exécution, ce qui n’empêcha pas le Régent et Reuterholm, quand ils eurent connaissance de ces vagues pourparlers, de les utiliser et d’y puiser les élémens d’une accusation de complot contre la sûreté de l’Etat.

Avant d’en arriver à ces tragiques incidens, il convient de parcourir les lettres que Madeleine écrivit à Armfeldt pendant l’année 1793, qui vit se clore le roman de leurs amours. Elles révèlent dans toute son ardeur la passion qui consuma cette malheureuse femme, la souffrance de son cœur et les poignantes épreuves que lui firent subir les imprudences et les infidélités de son amant. Elles permettent aussi de suivre Armfeldt à travers les incidens de son séjour en Autriche et en Italie.

14 février. — « Te voilà donc à la fin arrivé à Vienne. Heureuse nouvelle. Mais ta Malla n’est pas encore justifiée aux yeux de son amant ; cela est bien cruel pour une âme sensible et innocente du tort qu’on lui a imputé. Cependant, mon basta pojken (cher aimé) est doux, il est tendre dans la pensée de notre amour ; cela me console un peu en me prouvant que ton amour, ce bien précieux de mon cœur, tu me le conserves en dépit des calomnies qu’on t’a débitées sur mon compte.

« Dieu veuille que ta santé ne se ressente pas, mon bel ange, de ta leste équipée. Ce trait de jeunesse sied bien à l’homme bien portant ; mais tu es bien loin de l’être et je te conjure, âme de ma vie, de te bien reposer à Vienne, y recueillir des forces pour le reste du voyage, et surtout pour le régime déréglé que tu seras obligé de suivre en Italie…

« J’ai reçu par le dernier courrier une longue lettre de Mme l’Abbesse[4]qui ne paraît pas extrêmement contente de son séjour à Rome. Elle y était dans le moment d’une émeute de la populace contre les Français, en faveur du Pape. Sa voiture même a été insultée, on y a jeté des pierres, les laquais ont été mis aux arrêts et ses femmes de chambre, qui se promenaient dans les rues, ont été assaillies par la populace qui les prenait pour des Françaises, parce qu’elles ne criaient pas : Vive le Pape ! Moi je dis à tout cela le mot : — Que diable allait-elle faire dans cette maudite galère ?

« Je lui ai fait aujourd’hui une réponse au sujet d’un article de sa lettre, qui, je suppose, lui donnera un peu d’humeur. Elle me dit que l’on trouvait ici que je me mêlais de critiquer un peu tout ce que fait le gouvernement et que, comme elle s’intéresse infiniment à moi, elle me conseille en amie de ne plus le faire. Je lui réponds que, reconnaissante de ses bons conseils, je serai soigneuse de les suivre, que je n’aurai du reste pas grand mérite de garder le silence sur tous ces objets, ayant déjà contracté l’habitude de me taire, lorsqu’il était de bon Ion de dénigrer tout ce qui émanait du gouvernement[5]

« Mais voilà mes frères qui viennent me prendre avec la voiture pour aller au bal. Mais je prendrai ma revanche le prochain courrier. En attendant, compte sur l’amour de ta Malla ! Il est inséparable de son existence. Je t’aime et t’embrasse, âme de ma vie, soigne ta santé. Songe que le temps approche où tu seras réuni à ton amante. Il faut être bien portant. Encore une fois adieu, idole de mon cœur. »

19 février. — « Ah ! pour le coup, ta Malla est au comble de la joie ; je bénis ta charmante lettre de Vienne, idole de mon âme. Dieu, que tu es divin ! Quel style, quelle grâce dans tout ce que tu dis ! Non, il n’y a que mon pojke au monde qui sache écrire, qui sache aimer ainsi ; je savoure chaque phrase de ta lettre…

« Il faut que je te dise tout bas à l’oreille que ta petite Malla a tellement embelli cet hiver que même les femmes en conviennent. Juge donc si, une fois près de toi, je ne conserverai pas ma fraîcheur. Mais, gare ! Pojke peut se fâcher de cette plaisanterie et croire que je ne voudrais plus chercher le plaisir dans ses bras. Oh ! mon ange, je ne rêve que de l’y chercher, m’y fixera jamais pour qu’une autre ne puisse m’être préférée…

« Ta Malla donne à déjeuner vendredi à toute la colonie russe[6]. Comme j’y vais souper très souvent, j’ai voulu leur faire une petite politesse à mon tour, qui leur fasse sentir que ce n’est pas le besoin de trouver du friand qui m’a fait aller chez eux, et, afin que cela n’ait pas l’air d’un déjeuner du parti russe, j’ai invité aussi des Suédois, qui n’en sont pas du tout. »

21 février. — « J’ai reçu ce matin ta divine lettre du 2 février. Si tu pouvais concevoir l’excès de mon bonheur, tu serais réellement heureux et m’écrirais plus souvent, sentant le plaisir que tu me fais. Oui, mon ange idolâtré, jamais mon âme ne se détachera de la tienne et quand même mon projet de départ échouerait, j’adopterai le tien, rien n’est impossible à l’amour, à ma passion, dont la vivacité aurait pu servir de modèle à Ovide…

« Saint-Priest[7]te fait un million de complimens. Ce digne vieillard est abîmé dans la douleur. Avec la larme à l’œil, il lui faut sourire. Il y a eu hier un service divin pour l’âme de Louis XVI[8]. L’église était très bien décorée. On n’y entrait qu’avec billet, pour éviter la foule et le désordre. »

26 février. — « Mille et mille grâces, âme de ma vie, pour ta charmante lettre du 6 février qui m’est parvenue ce matin…

« Malheureusement, je n’ai que de tristes nouvelles à te communiquer aujourd’hui, en confirmant celles que je t’ai mandées, dans une de mes précédentes, au sujet de la réponse du Roi et que sûrement la cabale avait allumé son esprit contre tous les fidèles serviteurs de Gustave III.

« Stackelberg se plaint qu’il est traité froidement, Taube[9]de même, cela me chagrine à un point inconcevable, puisque je perds par là tout espoir de l’obliger à écrire cette lettre à l’Impératrice.

« Jeudi passé, le Duc entra chez le Roi et lorsque Gyldenstolpe voulut entrer avec lui, il lui ferma la porte au nez. Il resta seul avec le Roi deux heures. J’ai en outre découvert qu’on m’a dénigrée, me présentant comme une personne de mauvaises mœurs par ma longue liaison avec un homme marié. Tu vois par là, mon bel ange, que la contrariété fut de tout temps mon partage.

« J’ai relu ton apostille du 26, mon cœur, et je me figure que c’est toi qui as mal saisi le sens de mon chiffre, car j’ai parfaitement compris le tien et ton intention. Hélas ! que ne l’ai-je pu exécuter de même ?

« J’ai fait ta commission à Stackelberg[10], il est demeuré stupéfait, n’ayant pas pu deviner cela de mille ans. C’est que cela n’était pas à portée de sa science ; ainsi il ne pouvait le prévoir. Comme tu dis fort bien, mon bel ange, le physique chez cet homme est le point essentiel. S’il peut faire en toute tranquillité un bon repas, il sacrifierait tous les intérêts du monde. »

1er mars. — « Ta pauvre Malla est aujourd’hui d’une mélancolie extrême, et que je devrais avoir la discrétion de ne pas te communiquer. Mais le bonheur d’épancher mon âme dans le sein du plus tendre des amis m’entraîne et je ne puis renoncer au premier de mes plaisirs, celui de te répéter que je t’idolâtre, que tu es l’unique objet de mes pensées et qu’un seul mot tracé de ta main me vaudrait aujourd’hui la tranquillité. Je ne sais pas pourquoi, depuis deux ou trois jours, je suis d’une inquiétude extrême et que mon imagination sur ton sujet est si assombrie. Cependant, je crains bien de ne pas recevoir de tes nouvelles aujourd’hui en calculant que tu auras déjà entamé ton voyage pour l’Italie. Dieu ! combien cet éloignement va retarder notre correspondance. Il faudra trois semaines pour écrire et autant pour recevoir une réponse. Hélas ! mon ami, aurions-nous pu imaginer, il y a aujourd’hui un an, que notre sort serait aussi cruellement changé !…

« Je dois te rendre compte, mon ange, d’une explication que j’ai eue hier avec Gyldenstolpe au sujet du Roi et du changement que je redoute dans ses sentimens. Il me dit l’avoir remarqué de même, et suppose que cela provient de ce qu’il observe que le Duc, ainsi que tout son parti, lui font assidûment la cour et cherchent à s’insinuer auprès de lui, ce qui flatte son orgueil. Bien plus que cela, ils changent ses principes. Ayant longtemps supporté ses humeurs, le Duc lui en a enfin demandé l’explication lorsque le Roi a nié d’être changé. J’ai appris que Bonde[11]est fort avant dans ses bonnes grâces. Stackelberg m’a dit que si le Roi change, on n’a plus aucune mesure à attendre du côté de la Russie. Je me hâte de t’avertir à temps, en cas que tu veuilles le prévenir.

« J’ai fait tes complimens au général Taube, qui m’a fortement recommandé de le parler de lui dans ma lettre. On m’a dit qu’Axel de Fersen revient. Cela serait-il vrai ? Mon Dieu ! que je le plains en ce cas ; il sera ici sur un pied très désagréable, car le Duc ne le souffre pas, ni le Vizir, ni tous les autres favoris.

« Le séjour à Drottningholm est retardé jusqu’au mois d’août. Le Duc m’a fait l’honneur, l’autre jour, de m’ordonner d’en être ; il trouva qu’en lui répondant que j’irais, j’avais un petit air qui indiquait que j’avais l’intention de ne pas accomplir cette promesse. Et ce fut avec toute la peine du monde que je parvins à le dérouter. Dieu me garde d’y aller. C’est le vœu que forme mon cœur… »

5 mars. — « Pour être bien sûre d’avoir tout mon temps pour causer avec l’idole de mon cœur, me voilà déjà, à huit heures du matin, ma plume à la main pour te rendre grâce de tes deux charmantes lettres du 9 et du 10 février…

« Je ne sais trop pourquoi, mais je crains ce séjour en Italie. Est-ce parce qu’on m’a dépeint la femme italienne comme si attrayante, si pleine de complaisance. Je tremble que tu ne puisses, leur résister.

« Ce que tu me dis de ma chère Abbesse[12]me surprend. Comment sa tournure a-t-elle jamais pu paraître, agréable ? Cela me donne une pauvre idée des princesses autrichiennes. Quant à ce qu’on a remarqué sur sa Cour et la laideur de ses dames, elle a été la même partout où elle a passé, à ce qu’on m’a raconté. Taube a dit à ce sujet quelque chose de très flatteur pour moi. Dans un cercle de dames, on se moquait un peu de moi et du désespoir que je devais ressentir de ne pas avoir été choisie pour accompagner Son Altesse, d’autant plus que tu étais nommé ministre là-bas.

« — C’est la princesse qui doit être au désespoir de ne pas l’avoir, dit Taube, puisque c’est une femme jolie et aimable, tandis qu’elle n’est entourée que de laideronnes sottes. Celles-ci ne font guère honneur à la femme suédoise ; Mlle Rudenschold en eût donné une idée bien plus avantageuse.

« Je suis flattée du jugement favorable que ces dames ont bien voulu porter sur moi dans leurs lettres. Elles ignorent apparemment que Son Altesse n’a pas cessé un instant de me faire la cour, soit en affectant de l’humeur, de l’indifférence ou en reprenant ses assiduités, que ce n’est chez moi nullement la crainte d’une passade, mais une résolution inébranlable qui fait que je ne cède point. »

La lettre qu’on vient de lire était à peine achevée que Madeleine en recevait une d’Armfeldt datée du 12 février. Il lui disait avoir reçu des billets anonymes remplis de menaces contre sa vie. Il en parlait avec mépris et comme un homme qui ne les redoutait pas. Mais il y voyait la preuve que des assassins avaient été soudoyés pour en finir avec lui. Madeleine en fut bouleversée, ainsi que le prouve ce post-scriptum qu’elle ajoutait à sa missive :

« Grand Dieu ! mon ami, quelle affreuse nouvelle tu me mandes ! à quel sort suis-je réservée ! Je prévoyais bien un malheur et ma crainte a toujours été de te voir la victime de la scélératesse de tes ennemis. »

C’est sans doute de la même époque que datent quelques lignes détachées d’une lettre qui s’est perdue et qui se trouvent parmi ces tristes reliques du passé :

« Non, je ne survivrai pas un seul instant à la perte du seul homme que je puisse aimer de la vie. Si tu aimes encore ta Malla, soigne-toi, fais ce que tu peux pour te sauvegarder. Adieu, idole de mon âme et recueille les baisers ardens que je dépose sur ce papier. »

Ses tourmens apparaissent de nouveau avec violence dans une autre lettre, écrite le 6 mars :

« Depuis l’instant fatal où tu m’as communiqué les funestes avis qui te sont remis, je n’ai plus de repos ; mon esprit agité se forme des fantômes de malheurs que rien ne dissipe, dont rien ne peut détruire la triste image. Je te revois sans cesse exposé aux dangers qui menacent ta vie. Trop magnanime, tu ne voudras jamais prendre de précautions et partout, à tout instant du jour, la main d’un scélérat peut l’atteindre. Tout mon sang se glace à cette pensée.

« Hélas ! mon cher ami, que ne m’as-tu pas laissé ignorer cette affreuse nouvelle, qui a détruit jusqu’à l’espoir d’un bonheur à venir ? Comment pourrais-je du moins m’en promettre quand, jusque dans tes bras, il me faudra trembler pour tes jours ? Heureuse illusion qui m’est ravie de voir finir mes chagrins en me réunissant à celui que j’aime. Sais-tu, mon ami, ce qu’une pensée pareille a de désolant pour l’affection et le cœur sensible de ta Malla ? Quel destin m’est-il réservé au bout de mon voyage ? Les barbares ne choisiront-ils pas le moment où tous nos vœux s’accomplissent pour nous séparer à jamais ?… Contrariés dans tous nos projets, il ne faut pas moins qu’un amour comme le nôtre pour ne pas succomber sous le joug de l’adversité. Mon idée de convertir ma pension qui nous eût mis à l’aise, entièrement détruite, tous les plans, les arrangemens que tu avais si sagement préparés, également échoués, tout dérivant de la même source : l’inimitié de Reuterholm. Sans elle, sans les soins qu’on a pris d’exciter contre toi l’esprit du Roi, la lettre que tu voulais faire écrire l’eût été et toute notre inquiétude à cet égard dispersée, toi-même rassuré à jamais. Si pourtant tu t’adressais à l’aube ; qu’il engage le Roi ; peut-être que la persuasion d’un homme tel que lui parviendrait à l’enhardir. »


II

En lisant ces pages enflammées, on doit croire qu’à l’époque où elles furent écrites, Armfeldt avait promis à Madeleine de l’appeler bientôt auprès de lui. Mais comment ajouter foi à la sincérité de cette promesse quand on se rappelle qu’à Vienne, au même moment, il était attelé au char de la princesse Mentschikoff et que, devant bientôt se séparer, ils avaient pris l’un envers l’autre l’engagement de se retrouver à Naples ? N’est-on pas plutôt autorisé à penser qu’il avait surtout en vue de conjurer les éclats de la jalousie de Madeleine, en la berçant d’une illusion difficilement réalisable ? Au surplus, quelles que fussent ses intentions, Madeleine ne doutait pas de sa sincérité. Elle se voyait, dans un avenir prochain, réunie à lui, peut-être en Italie, plus probablement en Russie, car il lui laissait entendre qu’il ne conserverait pas ses fonctions diplomatiques et qu’il irait chercher fortune à Saint-Pétersbourg, où il se croyait assuré de la faveur de l’Impératrice. C’est dans la capitale russe qu’elle songeait à aller, en s’arrêtant à Vienne où elle le retrouverait et d’où elle le suivrait partout où il irait. Elle avait même fait choix d’une compagne de voyage, Mme Davidoff, femme du premier secrétaire de l’ambassade de Russie à Stockholm, choix d’autant plus étrange qu’elle se défiait d’elle et ne le cachait pas à Armfeldt.

« Il y a des cabales dans la mission russe, lui mandait-elle, qui ne me donnent pas une haute opinion de la moralité de Mme Davidoff, puisque enfin on ne vient pas recevoir des politesses de gens qu’on cherche à dépouiller de leur place. Elle intrigue à la Cour de Pétersbourg pour faire nommer son mari ambassadeur, s’appuyant sur ce qu’il est ici en très mauvaise odeur, tandis qu’elle a eu le talent de se faire bien venir partout et est très en crédit à la Cour… »

Ce jugement n’exprimait que la vérité. Mme Davidoff, tout en se montrant l’amie de Madeleine et dévouée au parti d’Armfeldt, les trahissait auprès du Régent et de Reuterholm. Ils détestaient Stackelberg ; ils avaient même demandé son rappel et entretenaient l’espoir que nourrissait cette femme de voir son mari succéder à l’ambassadeur. Malgré tant de raisons qu’avait Mlle de Rudenschold de se défier d’elle, Mme Davidoff lui avait demandé la permission de l’accompagner et il était convenu qu’elles partiraient ensemble. Mais encore fallait-il que Madeleine obtint le consentement de sa mère. La comtesse de Rudenschold âgée et infirme le refusait ; elle ne voulait pas se séparer de sa fille. Néanmoins, celle-ci ne se décourageait pas et conservait l’espoir d’avoir raison de sa résistance.

Vers le même temps, elle reçut de son amant, avec prière de la communiquer au Régent, une note dans laquelle il énumérait les périls que ferait courir à la Suède une alliance avec la République française. Puis, à l’improviste, ce fut la communication d’une nouvelle apprise par hasard et bien propre à déconcerter ses espérances. Armfeldt avait invité sa femme à partir pour Naples où il devait la retrouver. Un peu plus tard enfin, une confidence, aussi malveillante que calculée, apprenait à Madeleine les assiduités de son amant auprès de la princesse Mentschikoff. Les lettres qu’on va lire s’alimentent de ces informations et continuent à nous révéler le trouble et l’exaltation de la maîtresse d’Armfeldt.

Mardi le 14 mars. — « Depuis ma dernière lettre, j’ai eu le plaisir de recevoir deux des tiennes, âme de ma vie, celles du 16 et du 18 février…

« Je crois, mon ange, qu’il serait inutile de communiquer au Régent l’écrit dont tu fais mention ! Supposé même qu’il lui fit impression, elle n’aurait que la durée d’un moment. Il est entouré avec trop d’assiduité pour que je ne sois sûre qu’on dissiperait immédiatement toute réflexion heureuse qui puisse lui venir ; tu ne ferais donc que porter des coups inutiles aux principes dominans et il me paraît que le sage ne doit pas prodiguer ses conseils à des gens d’autant plus sourds qu’ils ont tout intérêt à ne pas entendre ; et quoique je sois très persuadée que le Duc ne protège pas le Jacobinisme de son propre chef, on le fait agir en sa faveur lorsqu’il croit s’y opposer. Mais le moment approche où le principe du gouvernement doit se démasquer, puisque l’argent français est en chemin, et il faudra bien alors déclarer positivement si nous sommes les ennemis ou les alliés de la France. Là on ne se contentera pas de promesses équivoques et de puérils faux-fuyans… »

« Quant à la lettre, je ne m’avancerai pas davantage avant de recevoir ta réponse du rapport que je te lis de la mal réussite de ma première démarche auprès du Roi et si tu veux que je revienne à la charge.

« De grâce, mon ange, point d’humeur sur ma lettre du 25. Partageons les torts. Si mon bästa pojken se croyait des raisons pour être inquiet de la rivalité des histoires, je m’en croyais autant d’être fâchée en le voyant encore porter le plus tendre comme le plus constant attachement à ta femme. Pourquoi, mon bästa pojken, devions-nous jamais être séparés ? Etant l’un à l’autre, nos joies comme nos peines devraient s’écouler ensemble… Oui, aimons-nous jusqu’au trépas ; il ne peut en être autrement. Je te jure que ma constance et mon amour sont incapables de changer… »

15 mars. — « Gyldenstolpe fut chez moi hier pour me prier de lier conversation avec le Roi et chercher à ramener en lui ses anciens sentimens, car il était excessivement alarmé des changemens, du refroidissement qu’il remarque en lui. Je lui lis sentir alors, quoique indirectement, que j’avais eu l’occasion de m’apercevoir de la même chose et redoutant que mon raisonnement ne lui fit aucune impression, attendu que son opinion à mon égard s’est cruellement modifiée, je profitai de l’occasion pour lui faire sentir, avec énergie, mais sans l’offenser, que c’était une suite de sa trop grande faiblesse à lui. Au lieu de ne jamais perdre le Roi de vue, il le laissait des heures avec des personnes qui ne lui inspiraient que des principes contraires à nos plans.

« En ce moment, on m’apporte ton portrait. Dieu ! que de larmes de tendresse cette image me fait verser ! Mais qu’est devenu ce regard séduisant qui attirait tous les cœurs à mon amant ? Son œil devient farouche et me plonge dans la douleur. Ah ! Pojke ne reprendra son ancienne sérénité qu’en serrant sa Malla dans ses bras. Ces traits enchanteurs perdront leur amertume quand ton amante sera là, partageant avec toi le fardeau de tes peines…

« Oui, mon ami, je pars, je vole dans tes bras, aussitôt que la Davidoff aura fixé son voyage : rien ne pourra me retenir. J’écris le courrier prochain à la princesse pour lui demander d’abord un congé de six mois, que je prolongerai après et je serai auprès de toi, âme de ma vie…

« Ah ! mon ange, a quand le moment heureux de nous répéter de vive voix ces assurances qui doivent éterniser notre attachement ? Mais, je ne le cache pas, je tremble pour l’avenir. Mme Armfeldt avec toi, ta pauvre Malla courant le monde, ne goûtant le bonheur de t’avoir qu’un instant à Vienne et, après cela, obligée de passer tout l’hiver dans un pays étranger, loin de toi, où à coup sûr tu ne viendras pas, te sachant au fond de l’Italie enseveli dans ta famille… Mais enfin, tu le veux, tu l’exiges, il faut m’y résigner, si ce n’est que pour te convaincre de la force de mon amour.

« Comme tu vois, mon ange, mon imagination broie du noir. Mais je ne connais pas d’autre bonheur que celui de vivre et de mourir à tes côtés ; cet heureux espoir est loin de moi, il faut me résigner, le bonheur n’est réservé qu’à ta femme. A ta Malla il est tombé en partage le triste sort de l’isolement. Pardon, mon tendre ami, cette plainte, elle échappe à ma plume malgré moi, malgré ma résolution de ne pas t’en importuner.

« J’ai été l’autre jour chez Stackelberg ; il m’a demandé si le Roi ne m’avait pas parlé de toi. Il tenait à savoir où tu en es avec le Roi, si tu étais sûr de son agrément en ce que tu entreprendrais. Sur quoi, j’ai pris sur moi de lui répondre que j’en avais parlé au Roi qui me dit qu’à ton départ, il t’avait donné sa parole d’agir selon tes principes et tes vues et qu’il ne rétracterait jamais cette promesse. Supposant que Stackelberg avait été chargé par sa Cour de s’en informer, je crois avoir bien fait en lui répondant ainsi.

« J’ai encore fait une bonne chose ces jours passés. Il faut commencer par te dire que le jeune Gyldenstolpe est amoureux de moi. Ayant observé qu’il est fort avant dans les bonnes grâces du Roi, je l’ai ménagé pour tirer de lui des éclaircissemens, si le petit entrait par hasard en confidence avec lui. J’ai donc appris que cette longue conversation que le Duc avait eue avec le Roi lorsqu’il refusait à Gyldenstolpe d’en être en lui fermant la porte au nez, fut pour engager le petit à se faire franc-maçon ; mais le petit, qui est timide et peut-être soupçonneux, n’a rien voulu répondre de suite. Alors, il lui a dit, apparemment pour mieux le persuader, qu’il faisait la même proposition au jeune Gyldenstolpe. Effectivement, Reuterholm le lui proposa, offrant de lui obtenir tout de suite le troisième grade. Mais Gyldenstolpe lui demanda quelques jours pour réfléchir et il me demanda mon avis, ne penchant pas du tout lui-même à accepter, dans la crainte de se voir entraîné à faire des engagemens fâcheux pour sa place, mais craignant que, s’il refusait, cela pourrait le rendre suspect et qu’on chercherait tout de suite à l’éloigner du jeune Roi. Je lui dis donc que, s’il se sentait assez de caractère et de fermeté pour ne pas se laisser séduire, il devait entrer, mais exiger du petit de ne pas y consentir avant que lui ne soit reçu, et qu’après, il me donnerait sa parole de faire tout ce qui dépendrait de lui pour en détourner le jeune Roi. Ceci nous prouve clairement le projet qu’ils ont de s’emparer absolument du Roi et peut-être de lui tourner l’esprit par les mystères mystiques. J’espère avoir ton approbation sur la manière dont je me suis conduite. »

22 mars. — « C’est de ce jour que je vois combler ma disgrâce. Je sors de chez ma mère. J’ai tout employé, prières, larmes, elle est inébranlable. Tout conspire contre moi. Le rappel de Stackelberg, le prompt départ de Mme Davidoff lui font croire que nous sommes prêts à avoir la guerre avec la Russie, ce qui autorise son refus. Tous mes amis me conjurent de ne pas faire une démarche qui entraînerait ma perte comme la tienne en nous faisant soupçonner d’avoir donné dans les sourdes menées qu’on accuse Stackelberg d’avoir tramées. On m’accuserait d’avoir été un espion russe. Nos ennemis saisiraient cette occasion pour se venger en me déshonorant et me chassant de la Cour, ce qui me fermerait à jamais les portes de la Suède si tu devais y rentrer un jour. Le Duc profiterait de l’occasion peut-être pour te narguer en ma personne. Enfin, on fait tout au monde pour m’en dissuader. Pour moi, je me moquerais de toutes leurs raisons si je parvenais seulement à persuader ma mère, mais je l’implore en vain… Le ciel se venge des jours heureux que j’ai eus… :

« J’ai parcouru ton apostille en chiffre[13] ; j’ai très bien saisi tes idées, j’en reconnais la sagesse, comme la possibilité de leur exécution. Malgré cela, je désespère de les pouvoir mettre à profit, car tout va de mal en pis, à tel point que je ne vois plus, dans un mal aussi extrême, qu’un remède violent, et celui-ci me paraît même trop modéré pour qu’il puisse être encore efficace. Le Régent ne fait plus rien par lui-même, uniquement adonné à ses plaisirs ; c’est Reuterholm, Sparre, Rosenstein et Engeström qui font tout, et une lettre de l’Impératrice leur serait tout de suite montrée, ne produirait par conséquent rien. Mais, comme il ne faut pas être dans le cas de se reprocher de n’avoir pas tout fait avant de laisser des choses venir à une telle extrémité, je me consulterai avec Ehrenström[14], qui voit bien les choses telles qu’elles sont dans notre pauvre patrie.

« Le Roi a été reçu franc-maçon. Pour persuader le vieux Gyldenstolpe, on lui a fait la proposition d’un grade très élevé, qu’il n’a pu accepter, ayant déjà refusé il y a dix ans. Mais flatté, néanmoins, il a eu la faiblesse d’y laisser entraîner le Roi. »

26 mars. — « Au nom du ciel, mon bästa pojken, n’ajoute pas à ma douleur par ton désespoir. Prends pitié de mon infortune et ne t’abandonne pas au chagrin de façon à détruire ta santé…

« Mais je vais répondre à tes lettres, idole de mon âme. Quels sont donc ces projets charmans, chevaleresques, dignes d’un homme de courage et d’honneur[15] ? Je te connais trop bien pour ne pas les deviner. Mais, songe, mon cher ange, que l’action hardie, lorsqu’elle n’est pas couronnée de succès, devient sottise. Personne plus que moi ne reconnaît la supériorité et la puissance du génie accompagné de courage, disons même de l’audace ; j’admets même qu’il puisse se rendre maître des circonstances ; mais, dans un siècle comme celui-ci, il faut craindre les conséquences et les défaillances. L’incapacité des personnes pour lesquelles tu auras agi détruira toute ton œuvre. T’ai-je deviné ? Ne crois pas cependant que ta Malla n’ait le cœur assez élevé, assez magnanime pour saisir avec enthousiasme un pareil projet…

« Les succès rapides des armées coalisées paraissent en éloigner l’exécution, en mettant en même temps ces cannibales à la raison. Leurs protecteurs ici ont le nez long, à chaque heureuse nouvelle qui nous parvient, qui semble abattre leur courage. Adieu les trois millions de subsides que Staël et consorts avaient promis si généreusement. Taube m’avait déjà annoncé l’arrivée de ce premier à Paris. Je donnerais mon dernier sol pour qu’il ait déjà annoncé à l’Assemblée nationale que le Régent reconnaissait la République française. Au moment de la défaite entière, la honte serait double. Avouez que les admirateurs de Gustave III persécutés ont encore des momens de satisfaction. Ils ont soin, ces messieurs du gouvernement, de nous venger d’eux-mêmes…

« Le Duc ne s’était pas attendu que l’Impératrice rappellerait sitôt Stackelberg. Dans le conseil intime, sa surprise à cette nouvelle a été notoire, et pour s’en être fait un ennemi irréconciliable, il n’a pas gagné son but en le mettant plus que jamais dans le cas de lui nuire. Il ne gagne rien à l’échange avec Romanoff, qui passe pour être, plus que tous les Russes, fier de la gloire de sa souveraine. Je l’ai beaucoup vu à Berlin. Ne crois-tu pas, mon ange, que pour mieux cacher notre jeu, je devrais saisir cette occasion de paraître m’éloigner de la mission russe ? Si tu trouves cela à propos, peut-être voudras-tu l’avertir de cela. Moins observés de cette façon, nous pourrons avec plus de facilité communiquer ensemble.

« Toute cette intrigue avec Stackelberg est allée au mieux. Il est dans la ferme persuasion que c’est par les intrigues du Duc et de la Davidoff pour faire nommer son mari, qu’il est rappelé, et cela avec d’autant plus de raison que l’Impératrice lui a envoyé la lettre originale du Duc où il lui en fait la demande.

« Ce que tu me dis du Roi me surprend après ce que j’ai moi-même éprouvé et ce que Gyldenstolpe m’a dit il y a quinze jours. Dieu veuille que ce qui t’a fait si grand plaisir ! soit l’effet d’un heureux changement en lui ; cela me rendrait l’espoir que je commençais à perdre de ce côté. Je pense que celle où jeté faisais part de l’issue de ma démarche auprès de lui ne t’est pas parvenue, cher ami. J’attends tes ordres pour la renouveler…

« Au dernier souper du Roi, j’étais triste et embarrassée. Ayant l’envie de pleurer, je pris le parti de me mettre au jeu de cartes. Désœuvré de son côté, le Duc vint s’asseoir à côté de moi. Je gagnais considérablement lorsqu’il me dit avec un air plein de sous-entendus :

« — Avouez que je vous porte bonheur.

« — Je vous jure, dis-je avec vivacité, que ce n’est qu’au boston.

« Les larmes qui m’assaillirent garantissaient la vérité de ce que je disais. Il devint rouge de colère et me quitta sur-le-champ… »

29 mars. — « La dernière poste ne m’a apporté aucune nouvelle de toi, mon cher ange. J’en conclus donc que, conformément à tes projets, tu étais en route pour Rome le 4 mars, et qu’ainsi, ce ne sera que de cette capitale du monde que je recevrai un petit mot de l’ami de mon cœur. J’espère qu’il sera un peu remis des fatigues du voyage et des ennuis de faire la cour à ma chère Abbesse et à causer avec toutes les laideronnes de sa suite. Je supplie mon bästa pojken de ne pas se laisser mettre sur la liste de leurs conquêtes…

« Le Duc doit être très embarrassé avec la démarche précipitée de Staël qui avait ordre d’attendre à Hambourg que la campagne se décide, et si cela était en faveur des Français, alors seulement il devait suivre ses instructions de se rendre à Paris. Cet ordre pusillanime n’a guère réussi. Quand il a vu Breda pris, sur de la victoire, il vola à Paris. Mais à peine y était-il arrivé que les Français sont partout battus et le Régent embourbé dans une vilaine affaire. Je me flatte de le voir forcé par leurs défaites à se rétracter. Cette double honte sera un triomphe de plus pour nous. Il se réserve le sort d’être en abomination chez toutes les nations. Aussi, à l’arrivée du dernier courrier, il était de si mauvaise humeur que, malgré toute sa fausseté, il ne fut pas maître de la cacher, malgré que Stackelberg fût présent. »

A la fin du mois de mars 1793, époque où nous ont conduits les lettres qu’on vient de lire, Armfeldt était à Rome, mais ne devait pas tarder à en partir pour s’acquitter de ses obligations diplomatiques dans les autres capitales italiennes. Naples devait être le terme de sa tournée : c’est là qu’il entendait se fixer, mais pour peu de temps sans doute, puisque, à la même époque, on voit Madeleine concevoir de nouveau l’espérance de le rejoindre en Russie. Avait-elle eu raison de la résistance de sa mère ? Etait-elle résolue à partir quand même ? Sa correspondance ne nous le dit pas. Nous y voyons seulement qu’elle songeait toujours à se mettre en route avec Mme Davidoff lorsque, après le rappel de Stackelberg, elle fut obligée de renoncer à son projet. L’ambassadeur rappelé, attribuant sa disgrâce aux intrigues de la femme du secrétaire de l’ambassade, s’en était plaint à l’Impératrice, et la souveraine avait enjoint à Mme Davidoff de venir rendre compte de sa conduite.

« Ce qui me met au désespoir, écrit Madeleine, c’est que l’Impératrice a appris que la Davidoff faisait des rapports au Duc. Elle lui a ordonné de se rendre en droiture à Pétersbourg. Ainsi voilà tout mon projet entièrement détruit ! J’en ai été si saisie que j’ai manqué me trouver mal. Il m’est impossible de m’en aller en Russie en compagnie d’une disgraciée comme le sera désormais cette Davidoff. »

En s’ajoutant à tant d’autres qui, depuis le départ d’Armfeldt, se succédaient dans la vie de Mlle de Rudenschold, cette dernière déconvenue aggrava ses tourmens dont sa santé commençait à se ressentir. Fréquemment souffrante, obligée de s’aliter, elle ne cesse de se lamenter. Sa correspondance, de plus en plus, trahit son agitation, son découragement et sa douleur ; elle en devient même quelque peu monotone par suite de la répétition des mêmes plaintes et des mêmes reproches. Aussi n’en retiendrons-nous que ce qui est rigoureusement nécessaire à l’intérêt de ce récit.


III

Jusqu’à ce jour, les divers projets imaginés par Armfeldt pour obtenir du Régent le renvoi de Reuterholm avaient été jugés impraticables par ses amis à qui sa maîtresse les communiquait. Mais il n’en fut pas de même de celui qui consistait à gagner le prince, en faisant payer ses dettes par l’impératrice Catherine. Bien que, dans sa lettre du 22 mars, Madeleine eût laissé entendre que l’exécution en était difficile, elle n’avait pas renoncé cependant à essayer de l’utiliser. Puis, à la réflexion, elle l’avait vu sous un jour plus favorable. Malheureusement, au moment de tenter de le mettre en pratique, elle était tombée malade et c’est seulement lorsqu’elle fut convalescente qu’elle put aviser aux moyens d’y parvenir, en profitant de l’impression que devaient produire sur le Régent les succès des armées coalisées.

12 avril. — « Comme c’est le premier jour depuis ma maladie que je puis être assise sur une chaise et que j’ai beaucoup de choses à te dire, il faut que j’entre vite en matière.

« Le Duc est dans une disette d’argent épouvantable, ce qui facilitera l’affaire. Mais voici un petit changement que je te propose : c’est qu’à la place de la lettre que tu veux que l’Impératrice écrive au Duc, je pense qu’elle devrait envoyer un agent secret qui serait devancé par la réputation d’être franc-maçon ; il parviendrait bien plus aisément, car si le Duc reçoit une lettre, il la montrera tout de suite a Reuterholm et tout deviendrait inutile. Après cela, il me parait nécessaire, s’il se laisse gagner, comme je n’en doute pas, que l’exécution de cette allaire se fasse pendant qu’il sera en voyage avec le Roi, cet été, éloigné de tous ses ministres et que tout soit expédié avant son retour, car s’il les voit, tout est perdu ; il n’aura plus le courage à rien. »

16 avril. — « Que dis-tu des bonnes nouvelles de l’armée française ? Je ne désespère pas de voir ces abominables assassins de Louis XVI punis comme ils le méritent. Que ne pouvons-nous y joindre tous ceux du grand Gustave pour en tirer une vengeance complète ? Le Régent doit être édifié des bons avis qu’on lui a donnés. J’espère qu’il recevra leurs têtes en guise des subsides qu’on lui avait promis si magnifiquement. »

19 avril. — « Les bonnes nouvelles de France ont fait leur effet. Les Jacobins suédois ont été sinon anéantis, du moins intimidés. Le général Taube sort à l’instant de chez moi. Ce fut par Son Excellence que Fersen envoya sa dépêche au duc. Il est monté tout de suite la remettre à Son Altesse. Elle eut la duplicité de recevoir cette nouvelle avec toute la démonstration d’une véritable joie. Le Vizir survint, qui reçut le coup de foudre avec toute l’émotion de la rage contenue, fendant la bouche jusqu’aux oreilles pour s’écrier que c’était la journée aux surprises. Le petit Grand Chancelier arriva tout effaré, suppliant le Duc de tirer parti des circonstances en ordonnant à Fersen d’entamer les négociations. Taube, avec son fiel ordinaire, fit sentir qu’il serait peut-être un peu tard pour passer l’éponge sur le passé, mais qu’en tout cas, si c’était réellement l’intention du Duc de réparer, il ne devait pas tarder une minute d’envoyer un courrier à Fersen. Aussi, le même soir, Reutersdart partait, muni des ordres à Fersen de suivre en tout exactement le plan que le feu Roi lui avait tracé ? Quel triomphe pour les amis du Grand Roi ! Aussi je ne me sens pas d’aise. J’aurais donné tout au monde pour avoir été du souper de mardi ; j’aurais eu l’occasion de leur détacher quelque épigramme, que ma satisfaction et ma haine auraient rendue doublement amère. Mais, dussé-je mourir dans l’escalier, mardi prochain, si ces nouvelles se confirment, j’irai au souper de la duchesse. »

Les nouvelles qui mettaient Madeleine en joie ne se confirmèrent pas et les espérances auxquelles on l’a vue se livrer furent anéanties par les revers des armées coalisées. A en croire la jeune femme, le Régent, qui avait caché son dépit quand les informations envoyées par Axel de Fersen présentaient les Français en déroute, n’en dissimula pas moins sa satisfaction quand il fut prouvé qu’elles étaient erronées.

26 avril. — « Ayant soupe hier soir chez la duchesse, c’était ma première sortie ; je vis le besoin qu’il avait de me parler des dernières nouvelles. Il me dit dès qu’il m’aborda :

« — Eh bien, toute cette belle équipée de Dumouriez n’a été qu’un coup d’épée dans l’eau.

« — Oui, malheureusement, monseigneur. Nous caressions déjà l’heureux espoir de voir les Jacobin s régicides suffisamment punis.

« — Les Autrichiens ne sont pas maîtres de Lille, comme l’avait annoncé le comte Fersen, dit le Duc avec un sourire amer. Il trouvait la nouvelle sans doute trop bonne pour ne pas la débiter.

« — Oui, il s’est trop hâté, en recevant cette nouvelle qu’il croyait vraie, de la communiquer. Persuadé du plaisir qu’elle devait faire à Monseigneur, il n’a pu résister d’être le premier à vous l’apprendre.

« Il me quitta sans dire mot et se garda bien de m’adresser la parole de toute la soirée. »

29 avril. — « Je suppose qu’à l’arrivée de celle-ci, tu seras au moment de perdre notre belle Abbesse. Je t’en fais mon compliment. Pour moi, je désire la savoir loin de l’Italie. Tant qu’elle y sera, je suis persuadée qu’elle aura un soin extrême de t’affliger par de mauvaises histoires sur mon compte. Cependant j’aurais voulu que tu aies le plaisir de lavoir quand elle recevra la nouvelle de la perte des 250 aunes de damas dont le feu Roi lui avait fait cadeau. Arrivés de Lyon, où il les avait commandés, on les porta à la garde-robe du Régent. Ils ont eu le même sort que d’autres effets que le Roi faisait venir de pays étrangers, d’être employés aux appartemens du Duc ou donnés à une de ses maîtresses.

« On a beau faire chercher, ils ne se retrouvent plus. Le Duc soutient ne les avoir jamais reçus ; le commissaire Peyron prétend les lui avoir livrés ; je ne suis pas fâchée de cette cacophonie. La chère Abbesse regrettera la perte qu’elle a faite du meilleur des frères et, comme elle n’est sensible qu’à l’intérêt personnel, c’est par là même qu’elle sera convertie.

« En rentrant en Suède, elle trouvera son appartement aussi peu avancé que lorsqu’elle est partie. Dès que Silversparre en parle au Duc, il lui tourne le dos en répondant qu’il n’a pas d’argent…

« Le Régent, assoupi dans la mollesse et la volupté, sacrifie tout à sa nouvelle passion pour la Love, qui, pour s’être un peu brouillée avec lui, n’en a repris que plus d’empire. Elle lui coûte déjà, outre les cadeaux en bijoux, 22 000 riksdalers en plus des 1 500 de pension annuelle qu’elle lui a fait donner sous prétexte qu’elle avait été la maîtresse du feu Roi. »

21 mai. — « Le monde semble me rendre plus de justice aujourd’hui par le vif intérêt qu’on m’a témoigné au sujet de ma faible santé. Ce fut à la mode de venir me voir tout le temps que j’étais malade. Tu peux en juger quand je te disque Mme de Brahe, à qui je n’ai pas dit deux mots cet hiver, la fuyant comme la peste, ne manqua pas un jour de venir prendre de mes nouvelles, sans parler des autres dames de la Cour et de la ville. Essen, par exemple, ne manquait pas un jour de venir me voir et offre de m’accompagner à cheval, persuadé qu’il me faut de l’exercice et de la dissipation. On a bien dit que j’avais fait une fausse couche ; mais je leur ai donné le meilleur démenti en relevant de ma maladie. On n’a pas le visage frais et la gorge telle que je l’ai après un tel accident.

« On m’a dit aussi que les hommes entre eux prétendent que j’étais malade du changement de régime et que si je reprenais un amant, je me porterais mieux. Ces messieurs ont la bonté de croire que j’ai plus de tempérament que la nature ne m’en a donné et je confesse que je n’ai presque jamais de pensées libertines. Ce qui est vrai, c’est que, malgré les saignées, sangsues et ventouses, mon sang est aussi brillant et je dois continuer mon régime, ne boire que de l’eau et du lait.

« Moi, j’attribue cela à l’agitation de mes esprits, car, tu le croiras ou non, c’est un fait que depuis que j’ai perdu l’espoir de te revoir, je suis rarement seule dans ma chambre que je ne me mette à pleurer.

« Avant-hier, chez le Roi, le Duc et Mme de Saint-Priest parlaient d’Augusta Fersen. Je dis :

« — Cette femme doit être bien heureuse ; elle est aimée de tout le monde.

« — Et pourtant, elle ne l’est pas, dit Mme de Saint-Priest, vu les infidélités de celui qu’elle aime.

« — Qu’importe, dis-je, qu’il soit infidèle : elle le voit, l’a auprès d’elle ; tout en lui ne lui est pas indifférent.

« Et je sentais les larmes me monter à la gorge. Le Duc m’a regardée avec aigreur et nous quitta. »

31 mai. — « Hier soir, j’ai soupé chez la duchesse. Je croyais le départ de Mme Armfeldt encore éloigné, n’ayant jamais eu le courage de m’en informer, lorsque la duchesse a dit que Mme Armfeldt partait le lendemain. La foudre ne m’aurait pas frappée plus que ne tirent ces paroles. Ta pauvre Malla en présence de tout le monde fondit en larmes. Je ne pus me remettre de toute la soirée, ne voyant devant moi que ce malheur. Mon basta pojken finira par m’oublier. Partagé entre tant d’objets d’intérêt, il ne me réservera que la plus petite part de sa tendresse, moi qui en suis séparée. Je connais le pouvoir de ta femme. Il lui sera bien facile, moi étant à quatre cents lieues de mon pojke, de m’effacer de sa pensée. Mon Dieu ! que je suis malheureuse ! Au nom du ciel, ne m’abandonne pas… »

11 juin. — « Oui, âme de ma vie, quoique nous soyons séparés, ta Malla est mille fois plus heureuse aimée de toi dans tes lettres qu’avec le plus bel homme du monde à ses côtés. Aimons-nous donc, en dépit de l’univers et des événemens. Un jour viendra où un instant radieux compensera tous nos chagrins passés… Ah ! Pojke, si jamais je rattrape ce bonheur, j’en jouirai. Je suis sûre que ton cœur te dit tout ce que sent le mien, à cette pensée. Si ma mère n’existait pas, rien au monde ne m’empêcherait de m’envoler immédiatement pour hâter notre réunion. »

18 juin. — « Je viens de recevoir ta lettre du 23 mai qui m’a fait bien pleurer. Mon Dieu, Pojke, que ne puis-je m’abandonner aux douces illusions que me laissent les assurances de ton amour ? Pourquoi doivent-elles être empoisonnées par la jalousie qui me dévore, tous les soupçons que l’on aime à faire naître en moi ? Mon bästa Pojke, je le conjure de ne pas me tromper. Dis-moi la vérité, la vérité tout entière ; si cruelle qu’elle soit, je la préfère aux cruels propos du monde qui finiront par troubler ma raison. »

9 juillet. — « Comme mon cœur plaide pour toi, je m’en veux presque d’avoir douté de ton amour, quoique tu ne sois pas encore tout à fait justifié à mes yeux. Mais les expressions sont si passionnées, si conformes à tout ce que mon cœur sent, que je me fais un scrupule d’en révoquer en doute la vérité. Mille grâces donc, mon ange, pour ta charmante lettre du 15 juin, qui a versé du baume dans mon cœur. Aime-moi seulement un peu et tu verras que rien au monde ne peut changer les sentimens que je t’ai voués. Ils font partie de mon existence, je ne l’ai que trop éprouvé à cette occasion où je me suis crue oubliée par toi. Je n’ai pas cessé de t’aimer un seul instant. Il me semblait que mon amour luttait avec ma colère pour faire sentir encore plus vivement toute l’étendue de mon malheur. Je désire ne jamais rencontrer cette princesse Mentschikoff, car dans dix ans, je lui en voudrai encore du chagrin qu’elle m’a fait. La douleur était trop vive pour être jamais oubliée… La santé de maman se remet, elle a l’air de vouloir atteindre le siècle. Aussi, depuis qu’elle est mieux, je pars avec la petite Augusta Fersen et Charlotte Bielke pour Wijk, chez Essen, où nous resterons jusqu’à la fin du mois. Je rentre après cela en ville pour quelques jours, mais je tâcherai de quitter la ville avant le retour de la Cour ; j’irai passer tout le mois d’août en Ostrogothie. »

15 juillet. — « Hélas ! mon bon ami, quel triste anniversaire, quelle douloureuse impression il réveille en ma mémoire ; il y a juste un an que tu me quittais. Mon cœur ressent encore la déchirure de ce moment d’adieu avec la même violence. Tu me jurais de revenir eu trois mois. Quel espoir me fais-tu entrevoir à cette heure ?… Ah ! mon Dieu ! si mes yeux pouvaient te fixer encore une fois. Je crois que je voudrais me tuer à ce moment, pour ne pas survivre à une nouvelle séparation.

« Dieu ! comme je t’aime ; avec quelle impétuosité l’amour s’accapare de tous mes sens ! Puis-je jamais trahir un cœur qui ne respire que par toi (sic) ! Pourrais-tu me reprendre le tien ! Mais je le connais, ton cœur, je sais en apprécier tous les battemens. Il me rassure contre toutes les alarmes du mien. Tu m’aimeras toute ta vie ; un lien sacré ne saurait se rompre. Si tu oublies les instans de bonheur que nous avons eus, jamais ceux que nous avons arrosés de nos larmes ne pourront s’effacer de ta pensée, j’en suis bien sûre. »

18 juillet. — « Oui, mon ange, j’accepte ton rendez-vous. A la mort de ma mère, rien ne m’arrêtera d’aller recevoir de toi un enfant qui rendra la chaîne qui nous lie doublement sacrée… Je crois qu’avec un sentiment aussi profond, l’âge même ne pourra le glacer.

«… Quoi qu’il arrive, je partagerai ton sort. Connais-moi donc une fois et crois bien que mon cœur ne demande au ciel que le bonheur de te prouver tout son dévouement et d’autre félicité que de vivre et de mourir à tes côtés. »

Au moment où Mlle de Rudenschold poussait ce cri qui nous donne la mesure de sa passion et des espoirs que, malgré tout, elle conservait, elle était à la campagne. Il était une réponse à des lettres d’Armfeldt, réconfortantes et rassurantes tant elles trahissaient un indestructible amour. Après de cruelles épreuves, l’amante qui avait craint d’être trahie et délaissée, se livrait tout entière au bonheur de se savoir toujours aimée. Mais il était écrit que le volage, auquel elle s’était donnée, ne la laisserait jamais en repos et serait incessamment pour elle, sous les formes les plus inattendues, un artisan de malheurs et une cause de larmes. Nous en trouvons une preuve nouvelle dans la lettre suivante, écrite le 6 août, de Stockholm, où elle était revenue pour quelques jours, avant de partir pour l’Ostrogothie.

« En arrivant à Adon samedi, où j’ai trouvé Essen, j’ai reçu de lui la brebis égarée, la lettre du 29 juin qui m’eût causé un bonheur infini par tout ce qu’elle renferme de tendre et de consolant, si, par une cruelle ironie et par suite d’une distraction de ta part, tu ne l’avais enveloppée du brouillon d’une lettre adressée à une princesse, apparemment la princesse Mentschikoff. Qui cela pourrait-il être, sinon elle ? Tu lui écris donc ? Et tu m’en fais mystère ! Que dois-je conclure de cela ? Ou que j’ai perdu ton amour, ou bien ta confiance. L’un ou l’autre, et l’un comme l’autre me serait également pénible. La certitude de cela que j’avais devant les yeux m’a déchiré le cœur.

« Ah ! Pojke, est-ce ainsi qu’on devrait agir avec une amie ? Supposé qu’il n’y eût entre la princesse Mentschikoff et toi qu’une liaison d’amitié, rien n’était plus simple que de m’en parler. Mais le soin que tu mets de taire son nom dans tout ce que tu me dis des femmes qui t’intéressent me paraît plus qu’équivoque.

« Ceci n’est pas une histoire que tes ennemis ont forgée ; ce n’est pas une fable au sujet de laquelle ma jalousie me rend incrédule et injuste. C’est toi-même qui, non content de trahir ma confiante amitié, te charges de déchirer le bandeau de l’illusion que mon amour conservait jalousement, même lorsque tout le monde se plaisait à me dénoncer ton inconstance. Mon cœur, qui continuait bénévolement à l’adorer, prenait ta défense contre ma tête, qui cherchait en vain à démêler ce qu’il pouvait y avoir d’intérêt à faire dire ces choses à ceux qui me les répétaient. Je te renvoie ce malheureux brouillon, qui est devenu pour moi une source de chagrin ; tu jugeras si j’ai tort de me plaindre et si je puis me tromper quant à la personne à qui cette lettre était adressée. Ah ! Pojke, si j’avais agi ainsi avec toi, de quels amers reproches ne m’aurais-tu pas accablée ! »

Quelle que soit la vivacité de ces reproches, il n’apparaît pas que Madeleine ait tenu rigueur à son amant du mystère qu’il lui avait fait de ses relations avec la princesse. Dans les lettres postérieures, elle ne lui en parle plus. Il faut en conclure ou qu’elle n’en soupçonnait pas le véritable caractère, ou qu’à la condition de n’être pas abandonnée, elle se résignait à être trompée ou même jugeait bon de n’en pas acquérir la certitude. À lire ce qui suit, on ne se douterait pas qu’elle est dévorée de jalousie.

Drottningholm, 9 août. — « Tu seras étonné, mon cher ami, de trouver ma lettre datée de cet endroit. Hélas ! j’y suis, à mon grand regret, mais seulement pour huit jours. Ne pouvant aller en Ostrogothie qu’à la fin de la semaine prochaine, j’ai craint, en restant tout ce temps en ville, que le Roi ne le prît en mauvaise part, ce que je lui ai dit en arrivant hier ici. Il a paru en être content, d’autant plus que sa société n’est composée que de la duchesse, ses trois dames d’honneur, Mmes Höpken, Hamilton, Saint-Priest et moi…

« Le Régent me traite avec une froideur marquée qui ne me parait pas affectée, mais dérivée d’un fond d’humeur. J’ignore cette nouvelle raison de me bouder depuis son retour, puisque nous nous séparâmes en bons termes lors de son départ en voyage. Mais aussi je me sens un fond de résignation inépuisable à endurer ses boutades, sans vouloir seulement en connaître la raison, ayant de mon côté des sujets de griefs contre lui, qui ne s’effaceront jamais de mon âme.

« Sa persécution, sa haine contre toi, dont je reçois constamment de nouvelles preuves, me font croire que je ne réussirai pas dans mes négociations pour ton retour. Quand le Roi est arrivé à Gothembourg, on lui a annoncé la nouvelle certaine de ta mort. On aurait pu croire que cette nouvelle devait, pour le moment du moins, désarmer la haine du Régent. Point du tout. En présence même du Roi, il en a marqué une joie barbare, et, pour la justifier, il t’a diffamé. Le Roi a baissé les yeux. Gyldenstolpe, Horn et Essen se sont tus ; les autres en bas valets étaient de l’avis du Régent, qui n’avait pas même le sens de l’indignité de leur conduite. Mais, si jamais l’occasion s’en présente, je la lui ferai bien comprendre, ce qui lui fera faire un retour sur la sienne dont il devrait rougir.

« Il affecte au reste un grand fond de gaieté ; ce n’est qu’un jeu, car il doit se trouver dans de mauvais draps. L’Impératrice doit lui avoir écrit tout récemment une note plutôt désagréable et, malgré son extrême économie, il se trouve dépourvu d’argent, son projet d’emprunt n’ayant pas réussi. M. l’ambassadeur Staël était chargé de persuader à son beau-père de prêter au Régent son argent, au lieu de le placer en France, à un taux plus élevé. Necker y a consenti ; mais l’Assemblée nationale, en apprenant cette transaction, refusa de lui rendre ses fonds ; ainsi cette belle négociation est tombée dans l’eau.

« Nos grands orateurs réduits aux abois se bornent à leurrer le public en lui faisant croire que les économies depuis la mort du feu Roi ont amassé des fonds considérables. Apparemment que la Stolsberg et la Love sont regardées comme les bijoux de la Couronne qui représentent des valeurs et qu’en les vendant, on pourrait éviter la banqueroute, car elles sont les seules dépositaires des richesses de la Couronne.

« On m’a conté une histoire caractéristique du Vizir. Dans une société où l’on parlait des événemens de France, il s’est apitoyé sur la reine de France et ses malheurs, sur la mort de Louis XVI, dont il paraissait vivement frappé. Et c’est un tel hypocrite qui gouverne la Suède !… »

Drottningholm, le 13 août. — « C’est à la veille de quitter ce séjour, mon cher ami, que je t’écris. Grâce au ciel, je pars demain… Le Duc, qui, jusqu’à ce moment, avait affecté de l’indifférence, a pris mon départ fort vivement et a voulu me persuader d’y renoncer, prétextant que c’était manquer au Roi, qui m’avait ordonné d’être du séjour ici. Je répondis que nous n’étions pas encore à l’époque où le Roi ferait lui-même la liste des personnes qu’il voulait admettre à sa société ; que pour le moment, je le croyais assez indifférent quant à ceux qui allaient et qui venaient ; que je serais pourtant au désespoir si mon départ allait l’offenser ; que j’irais de ce pas le supplier de ne pas prendre en mauvaise part si je m’absentais pour une couple de semaines. Et effectivement, j’y fus, et le Roi consentit gracieusement.

« Le Duc, par pique, me dit qu’il voyait très bien que ce n’était qu’à lui que j’étais indifférente de faire de la peine ; que je ne pouvais ignorer qu’il m’aimait toujours et que je faisais une étude de lui être désagréable. J’ai cherché à tourner cette petite déclaration en plaisanterie et me suis esquivée. Cela n’a pas empêché qu’on me dit après que j’y avais mis de la coquetterie pour me faire mieux regretter.

« Le Duc, après que je lui ai annoncé mon départ, a semblé s’émanciper de la tutelle du Vizir. Il recherchait toutes les occasions de me parler et, pour me mettre bien en train, il m’a parlé de toi. Il m’a demandé de tes nouvelles et cela naturellement, sans aigreur. Je lui en ai donné sur le même ton en toute simplicité, car je trouve qu’il faut les laisser croire à ta sérénité, comme si tu ne songeais plus aux injustices qu’on t’a faites. Plus ils croiront à ton impassibilité et moins ils se rebuteront à te laisser revenir un jour, ce que pour le moment, on me parait bien éloigné de vouloir. »

Le lendemain, Madeleine de Rudenschold quittait Drottningholm et, le 16 août, elle partait pour l’Ostrogothie. Son absence devait durer trois semaines. Il n’y a pas lieu de la suivre dans ce voyage dont les circonstances sont étrangères à ce récit. Nous nous contenterons de nous arrêter avec elle à deux des étapes de son excursion. A la première, la petite ville de Westeras, elle devait voir ce fils d’Armfeldt qu’il avait eu à Paris de Mlle l’Éclair et qui était au collège. Elle avait toujours témoigné à cet enfant le plus tendre intérêt.

« J’aime ce petit Maurice comme mon propre trésor, mandait-elle au père, et plus je me sens malheureuse, plus je m’y attache. Abandonnée de toi, il ne me resterait plus que lui sur la terre. »

Elle le vit et en parla avec émotion à Armfeldt :

« J’ai examiné ses études. Il est à la deuxième leçon de mathématiques, il a traduit, du suédois en français, l’histoire de Suède depuis Gustave Ier jusqu’à Sigismond ; il est très avancé en géographie ; il comprend l’anglais en le lisant et compte assez bien. Il sera grand et robuste comme toi ; il a déjà la taille de mon frère cadet. Sa jambe est plus droite et il n’en ressent pas souvent des douleurs. Il sera à coup sûr un de nos plus beaux hommes ; sa physionomie s’est beaucoup développée, tout le bas du visage te ressemble et il a les plus belles couleurs. Enfin, j’en raffole plus que jamais. »

La seconde étape du voyage solitaire de Madeleine fut la terre de Lénas, qui appartenait à Armfeldt. Il l’avait invitée à s’y reposer quelques jours et des ordres étaient donnés pour qu’elle y fût traitée comme la châtelaine. Elle y arrivait le 27 août, et, le même jour, elle écrivait à Armfeldt :

« Devine, mon ange, d’où je t’écris cette lettre ? De Lénas même. Mais tu ne croiras jamais qu’en cet endroit qui ne devait m’offrir que l’image d’un bonheur futur, j’ai commencé par verser des larmes amères. En voici la raison : d’abord, je me suis dit que quand Pojke était dernièrement ici, ce fut au moment de s’éloigner peut-être pour la vie de sa Malla. Quand Mme d’Armfeldt y a passé, ce fut pour t’aller rejoindre. J’y viens et c’est pour déplorer ton absence, y trouver l’ennui et les chagrins. Que nos trois sorts sont différens et qu’à cette comparaison mon cœur se déchire !

« Te l’avouerai-je, mon bon ami ; ce qui a achevé de m’accabler, c’est la réception de la lettre du 29, qui m’attendait ici pour m’annoncer l’arrivée de Mme d’Armfeldt auprès de toi ? Crois-tu qu’après cela, cet endroit, tout charmant qu’il soit, puisse me donner des images riantes. Hélas ! non, je ne fais que broyer du noir et ne puis croire que mon bäqta pojke viendra jamais habiter Lénas auprès de sa Malla. Il ne l’aime pas assez, pour abandonner ainsi le monde, même s’il était en son pouvoir de revenir en ce moment en Suède. Que ne suis-je à la place de Mme d’Armfeldt. Elle te voit, elle reçoit tes baisers. Mais, pardonne-moi, cher ami, ce transport de jalousie ; il m’échappe, je n’ai pas été maîtresse de le réprimer. Mais c’est fini, n’en parlons plus. »

Au commencement de septembre, elle rentrait à Stockholm et, dès le 4, elle réapparaissait à Drottningholm. Le surlendemain, elle annonçait son retour à Armfeldt :

« Je suis ici depuis avant-hier, assez triste et chagrine. De mauvaises histoires sur ton compte m’attendaient derechef ici, et je ne te cacherai pas à quel point j’y suis sensible. »

Quelles étaient ces mauvaises histoires, elle ne le disait pas. Mais il nous est aisé de le deviner. Elles s’inspiraient des rapports que le gouvernement de la régence recevait des espions à qui il avait confié la surveillance de son ministre en Italie, rapports malveillans, venimeux, qui, pour une part de vérité, contenaient une plus grande part de mensonge et qui, rapprochés des papiers d’Armfeldt traîtreusement dérobés dans sa maison, allaient servir de base à une accusation de crime d’Etat. Dans la matinée du 18 décembre, la population de Stockholm apprenait a l’improviste la découverte d’un complot contre le Régent et l’arrestation pendant la nuit des conspirateurs, parmi lesquels se trouvait Madeleine de Rudenschold.


ERNEST DAUDET.

  1. Copyright by Ernest Daudet.
  2. Voyez la Revue du 15 juillet 1912.
  3. Les lettres de Mme de Rudenschold sont écrites en français, comme d’ailleurs celles d’Armfeldt. On peut s’en expliquer ainsi les incorrections, puisqu’elle était Suédoise. Elle dit cependant quelque part qu’elle parle et écrit fort mal le suédois.
  4. La princesse Sophie-Albertine, abbesse de Quildenbourg.
  5. Allusion à l’opposition qu’avait faite la princesse à la politique de Gustave III.
  6. L’ambassadeur comte de Stackelberg et les membres de l’Ambassade.
  7. Le comte de Saint-Priest, l’ancien ministre de Louis XVI. Ayant émigré avec sa femme, il s’était fixé à Stockholm et le ménage fréquentait assidûment le monde de la Cour.
  8. Le gouvernement du Régent, craignant de déplaire au gouvernement de Paris avec lequel le baron de Staël négociait, négligea d’ordonner un service pour le roi de France. Des catholiques résidant à Stockholm, le Corps diplomatique et les Gustaviens en firent célébrer un à leurs frais.
  9. Ancien secrétaire de Gustave III, chargé par le Régent du ministère des Affaires étrangères, il s’était démis de ses fonctions pour ne pas se prêter à la politique de Reuterholm ; mais il conservait encore une certaine influence.
  10. Armfeldt l’avait chargée de prévenir l’ambassadeur qu’il savait que son gouvernement allait le rappeler.
  11. Chambellan du duc de Sudermanie et son favori.
  12. La princesse Sophie-Albertine venait de quitter Vienne lorsque Armfeldt y arriva et, ayant recueilli les témoignages de l’impression qu’elle y avait produite, il en faisait part à Madeleine de Rudenschold.
  13. Armfeldt pensait qu’on pourrait gagner le Régent en lui offrant de faire payer ses dettes par l’Impératrice : elles étaient nombreuses et il faisait en vain flèche de tout bois pour donner satisfaction à ses créanciers.
  14. Ancien secrétaire de Gustave III, tombé en disgrâce sous la régence et dévoué au parti d’Armfeldt dont il partagea le sort.
  15. Armfeldt proposait de rentrer secrètement en Suède pour opérer une révolution et mettre fin à la régence en déclarant le Roi majeur.