Un Drame de Henrik Ibsen, Brand, drame philosophique

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Un drame de Henrik Ibsen, Brand, drame philosophique
M. Prozor

Revue des Deux Mondes tome 126, 1894


UN DRAME DE HENRIK IBSEN
BRAND, DRAME PHILOSOPHIQUE

Il y a trois ans, en passant par Munich, j’allai sonnera la porte de Henrik Ibsen, ce poète qu’amis et ennemis, panégyristes et persifleurs, l’art et la caricature, et même quelques-unes de ses propres œuvres, m’avaient représenté comme étranger à notre vie sociale, hérissé contre le monde, le regardant d’un œil d’inquisiteur plutôt que d’analyste. A vrai dire, cet ensemble de témoignages ne m’avait pas tout à fait convaincu. C’est que dans ses drames, d’une allure à la fois batailleuse et réfléchie, j’avais vu la satire non seulement mitigée par des mouvemens de pitié, mais presque toujours et comme involontairement mêlée de sensibilité, de cette sensibilité en quelque sorte nostalgique qui est l’apanage et le charme des natures méditatives. Sa langue, d’ailleurs, d’une originalité sobre, personnelle sans être excentrique, et douée, dans la prose comme dans le vers, d’une grande puissance rythmique, trahit un artiste délicat, donc un être sensitif. J’aurais été fort étonné de n’en découvrir aucune trace dans la personne même de ce poète qui tourmente aujourd’hui tant d’imaginations et quelques consciences.

Cette surprise, Dieu merci, ne m’était pas réservée. Ibsen est réellement l’homme de ses œuvres. Oui, il a un corps trapu de lutteur que l’âge et les infirmités n’ont point affaissé. La blanche crinière du poète, son masque hyperboréen, — front large, pommettes saillantes, lèvres minces faisant ressortir l’acuité du regard, — appartiennent bien, malgré son origine mixte, à cette race norvégienne, tenace et violente, qu’un type spécial (en partie finnois, au dire de quelques anthropologistes) distingue des autres Scandinaves. Mais cette tête puissante peut s’incliner avec bonté, le bras se tendre pour une poignée de main chaude et hospitalière, la tenue austère s’assouplir tout à coup et se transformer en une attitude de bienveillance, de sympathie, de cordialité discrète et pénétrante que l’on ne saurait oublier.

Telle fut la première impression qu’il me lit. Une heure plus tard, j’en éprouvai une autre, en le voyant marcher seul dans la rue, d’un pas lent et mesuré, l’œil distrait, et si visiblement isolé de tout ce qui l’entourait que je m’effaçai et me fis scrupule de l’aborder, bien que j’eusse à l’entretenir encore d’un sujet assez important. C’était bien un homme d’un autre monde, d’une autre race, qui ne se sentait rien de commun avec la foule. Il suffisait qu’elle le coudoyât pour que le solitaire reparût en lui. En ce moment-là je voyais en Ibsen la personnification de l’individualisme Scandinave que ses œuvres prêchent et font comprendre, et que je connaissais depuis longtemps. Ayant passé quelques années en Scandinavie, j’y ai rencontré dans toutes les classes de la société des hommes et des femmes qui ont au fond de l’âme un sanctuaire fermé aux influences du dehors, où ils se retirent souvent pour se livrer à l’examen et à la critique d’eux-mêmes.

Je me souviens que, traversant pour la première fois la Suède pour me rendre à Stockholm, je remarquai, à droite et à gauche de la voie ferrée, des champs bien cultivés, de coquettes fermes peintes en rouge, dénotant l’aisance des paysans, une campagne évidemment populeuse ; mais nulle part je n’apercevais de villages. « Ils ont disparu depuis le partage des terres communales », me dit un Suédois, mon compagnon de voyage. « Dès que chacun fut maître chez soi, tous n’eurent qu’une pensée, celle de s’écarter des autres pour aller vivre et travailler, penser et prier en paix. Ce n’est pas de la misanthropie. Quand ils se rencontrent, leurs mains se serrent, leurs visages s’épanouissent : mais ils se plaisent dans l’isolement. »

Pourquoi donc Ibsen et, avant lui, le philosophe danois Kierkegaard, dont l’influence s’est étendue, directement ou indirectement, sur toute la littérature Scandinave, n’ont-ils pas prêché à leurs compatriotes la fraternité et l’union, au lieu de combattre, comme ils l’ont fait, avec une farouche énergie, pour l’indépendance de l’âme et de la volonté ? C’est qu’on n’enseigne aux peuples que les vertus qu’ils possèdent en germe. Développer l’esprit de la race, le stimuler aux heures d’affaissement, le défendre contre l’envahissement de principes étrangers qui l’étouffent ou le déforment, telle est la tâche du moraliste.

Il y a plus d’un demi-siècle, Kierkegaard écrivait : « Le nivellement n’est pas de Dieu, et tout homme de bien doit connaître des momens où il est tenté de pleurer sur cette œuvre de désolation. » Et il se console en pensant que c’est là une preuve envoyée par le ciel pour stimuler la volonté individuelle. Il y a plus. Cette égalité qui empêche les volontés de se manifester autrement que par voie d’association, et fait pulluler de petits organismes ayant chacun son intérêt particulier, mène, selon lui, à la décomposition du corps social. Quant à Ibsen, un de ses biographes nous apprend que rien ne réussit à le désopiler comme ces mots qui reparaissent invariablement dans les journaux de son pays, chaque fois qu’il s’agit d’une idée à répandre : un groupe se forma, — une commission fut élue, — on fonda une association. On dirait que personne n’ose paraître devant la masse armé de sa seule volonté, et que le premier soin de quiconque a une bonne inspiration est de s’assurer des alliés, quitte à leur faire toutes les concessions, à signer tous les compromis indispensables à cet effet ! Il y a là une sorte de lâcheté, de désolante impuissance qu’Ibsen attribue, comme l’avait fait Kierkegaard, à l’action énervante du système égalitaire, qui nous taille et nous mutile pour nous faire entrer dans le moule commun, détruisant les opinions personnelles, les mobiles individuels, dont un seul survit aux autres : l’intérêt. Comprendre, ménager, concilier les intérêts particuliers, telle est la sagesse d’aujourd’hui. Compromis entre l’Eglise et l’Etat, entre les riches et les pauvres, entre les passions et les consciences, voilà ce qu’on enseigne dans les écoles comme dans les églises. De là le misérable échec de tous les généreux entraînemens, si bien que nous sommes aussi loin, aujourd’hui, de l’esprit chrétien d’abnégation et de sacrifice que de la païenne joie de vivre qui, elle aussi, veut qu’on soit pleinement ce qu’on est.

Cet état de choses, Ibsen en fait un crime à ceux qui le créent et non à ceux qui en souffrent. On n’a pas assez remarqué que ce poète ne parle pas au peuple, mais aux hommes qui le dirigent. Sa langue même, élégante et châtiée, ne fraternise pas avec le dialecte populaire, comme le fait, par exemple, celle de Biœrnson. C’est qu’il ne prêche pas sur la montagne, mais dans la synagogue, devant les docteurs de la loi. Et le plus important de ses drames, celui où se trouve l’expression la plus juste de toutes ses idées, Brand, est aussi celui qui, pour être compris, exige le plus d’efforts, et s’adresse le plus exclusivement aux lettrés et aux philosophes.


Brand fut écrit dans un moment de crise, et de crise salutaire. A travers les douleurs, les colères et les cauchemars, on y sent la robuste nature du poète. Il a dit lui-même qu’il était malade en commençant ce drame et qu’un travail énergique lui avait rendu la santé. Ses biographes nous racontent dans quelles conditions l’œuvre fut conçue. Une de ses pièces, la Comédie de l’Amour, avait soulevé dans la société norvégienne une tempête d’indignation. On accusait le poète d’abaisser les cœurs. La guerre du Schleswig éclata, et l’on vit l’œuvre de ceux qui prétendaient les avoir élevés. Malgré toutes les déclamations, les promesses, les sermens qu’avait provoqués l’invasion du Danemark par les armées austro-allemandes, Suédois et Norvégiens assistèrent sans bouger à regorgement de leurs frères. Ibsen, plein d’amertume et de dégoût, quitta sa patrie et alla s’établira Rome. La raison de ce choix nous est indiquée par le passage suivant d’une lettre qu’il écrivait en 1870 : « Un vient d’enlever Rome à nous autres hommes, pour la donner aux politiciens. Où aller maintenant ? Rome était le seul endroit possible en Europe, le seul qui jouît de la véritable liberté, qui échappât à la tyrannie des libertés politiques. »

C’est de Rome que, l’année qui suivit son exil volontaire, il fit pleuvoir sur son pays une pluie de sentences et une grêle d’épigrammes. Comme Ibsen est né dramaturge, tout cela se fondit chez lui en un drame plein de mouvement et de vie, bien que le symbole y apparaisse partout, et que la pensée du poète pénètre l’œuvre entière et finisse par y régner eu souveraine. Les êtres l’expriment, presque toujours inconsciemment, la nature s’harmonise avec elle ; l’illusion et la conviction sont produites du même coup, et avec une telle force suggestive qu’on se demande si ce poème n’est pas l’œuvre d’un panthéiste sincère, pour qui le monde a une volonté, une pensée, une âme identique à la sienne et qu’il nous fait sentir. Peut-être est-ce ainsi qu’il faut comprendre Ibsen. Il y a tant de peut-être dans son œuvre ! C’est que, fidèle à sa doctrine, il laisse toujours beaucoup de liberté aux esprits, et se contente, en général, de les aiguillonner.

Brand, nom qu’on rencontre fréquemment en Scandinavie comme en Allemagne, signifie en norvégien incendie ou brandon. L’auteur l’a choisi non seulement pour symboliser la ferveur de son héros, mais encore pour indiquer sa propre intention, qui est « de mettre le feu aux âmes », comme il s’est exprimé à plusieurs reprises. Mais y a-t-il encore des âmes inflammables ? On est tenté de le croire, du moins, en voyant l’intérêt passionné que portent au théâtre d’Ibsen, dans l’Europe entière, tant d’ennemis de l’art pour l’art et du dilettantisme.


I

L’action de Brand se déroule de nos jours, aux bords d’un fiord de la Norvège occidentale. Le héros est un jeune prêtre appartenant à l’Eglise d’Etat. On le voit, au lever du rideau, un bâton à la main, un havresac au dos, chercher son chemin dans la montagne. Il doit franchir, pour atteindre la rive, une de ces crêtes rocheuses que les Norvégiens appellent fiæll. Brand va à la ville, où l’appellent ses fonctions. A quelque distance, derrière lui, on voit cheminer deux paysans, le père et le fils. Ils marchent au milieu d’un épais brouillard, sur la neige durcie. On ne distingue plus de sentier, et « c’est à peine, dit le vieux paysan, si l’on aperçoit le bout de son bâton. » « Voici une crevasse ! » pleure l’enfant effrayé et transi. Plus loin on entend gronder un torrent sous la neige. « Holà ! l’homme ! crie à Brand le paysan, arrête : il y va de ta vie ! »

Le paysan veut rebrousser chemin et forcer le prêtre à en faire autant. Il craint d’être traduit en justice s’il arrivait malheur à son compagnon de voyage, et le saisit même au collet pour l’empêcher d’avancer. Mais Brand, se dégageant, le fait tomber dans la neige et s’éloigne.

LE PAYSAN. — Aïe ! aïe ! Est-il rude, cet homme ! Et il appelle ça travailler pour le Seigneur ! (Il se lève.) Holà, prêtre !
LE FILS. — Il monte vers le sommet.
LE PAYSAN (appelant encore). — Écoute ! te rappelles-tu à quel endroit nous avons perdu notre chemin ?
BRAND (caché par le brouillard). — Que t’importe, à toi ? Tu suis toujours la grande route !

Il est clair que, pour Brand, cette marche à tâtons, à travers obstacles et périls, cette lutte contre l’homme du peuple, sont, l’une et l’autre, l’image de sa mission.

Chacun de ses contacts avec l’âme populaire le plonge dans un profond découragement. Les deux hommes partis, on le voit reparaître sur un point plus élevé. Il tend l’oreille du côté où ils ont disparu, et sa pensée les suit quelque temps.

BRAND. —… Ah ! misérable esclave ! s’il jaillissait en toi une source de volonté, si tu ne manquais que de force, avec quelle joie je te porterais sur mes épaules, fussé-je brisé de fatigue, eussu-je les pieds sanglans ! Mais que faire pour un homme qui ne veut pas plus qu’il ne peut ?


Et toutes les faiblesses de cette race, « prête aux offrandes, mais avare de sa vie, » tout ce qui paralyse ses généreux mouvemens lui apparaît une fois de plus et le torture. «… Chaque homme de mon pays est comme un hibou qui aurait pour des ténèbres, un poisson qui aurait pour de l’eau. Gréé pour les profondeurs, il devrait se plonger dans les ténèbres de la vie, et c’est justement cela qui l’effraie. Il frétille anxieusement pour atteindre la grève. La nuit étoilée, qui est son jour à lui, l’angoisse. Il demande de l’air à grands cris. Il appelle un rayon de soleil.

Dans cette amère raillerie, il y a une souffrance profonde. Cet homme qui se croit né, comme tous les siens, pour les ténèbres, n’a pas, lui non plus, le cœur fermé aux joies de la vie. On le voit bien quand le brouillard se dissipe, et que le soleil du matin, éclairant tout le plateau, lui montre un nouveau spectacle. Là-haut, sur un sommet, il aperçoit une troupe joyeuse.

Un couple son détache et se dirige de son côté. Une émotion s’empare de Brand. Sa jeunesse se réveille et parle :


BRAND. — Il y a de la lumière autour d’eux. On dirait que le brouillard fuit à leur approche, que la montagne et la plaine se fleurissent de bruyère, que le ciel leur sourit, à lui et à elle. Sans doute un frère et une sœur. La main dans la main, ils courent sur la lande. La fille touche à peine le sol. Le garçon est svelte comme un roseau. Ah ! elle lui échappe, elle se jette de côté. La course devient un jeu et le rire se fait chant.


Tout en chantant, le couple est arrivé jusqu’au bord d’un abîme. Brand pousse un cri : « Halte ! il y a un précipice derrière vous ! » Ils s’arrêtent et regardent cette figure rigide, « froide comme un glaçon ». « Il faut qu’il dégèle ! » dit le jeune homme. Et tout en riant du danger, eux à qui Dieu a promis une vie joyeuse, « un siècle d’enlacement », ils racontent au prêtre leur histoire. Ils se sont rencontrés dans la montagne, lui, Eynar, le peintre, et elle, Agnès, sa radieuse fiancée. La jeunesse d’alentour les reconduit, en dansant, à travers la lande fleurie. Ils descendent vers le fiord prendre le bateau qui les mènera vers la ville, où sera célébré leur mariage.

Tout à coup, Eynar s’interrompt. Un souvenir se réveille en lui et, fixant le sombre étranger qui les écoute, il s’écrie : « Brand ! mon ancien camarade d’école ! C’est toi, je te reconnais. »

BRAND. — Je t’ai reconnu depuis longtemps.
EYNAR. — Au fait, tu es de cette contrée ! Tu rentres dans ton pays ?


Non. Brand ne fait que le traverser à la hâte. Pasteur suppléant, il se transporte sans cesse d’une paroisse à l’autre « comme un lièvre changeant de gîte. » Lui aussi va prendre le bateau pour se rendre à la ville.


EYNAR (poussant une joyeuse exclamation). — Tu entends, Agnès !
BRAND. — Oui, mais moi, je vais à des funérailles.
AGNES. — A des funérailles ?
EYNAR. — Vraiment ? Et qui enterre-t-on ?
BRAND. — Le Dieu que tu viens d’appeler ton Dieu.
AGNES (s’écartant). — Viens, Eynar !
EYNARD. — Brand !
BRAND. — Le Dieu des esclaves, des serfs courbés sur la glèbe. On le roulera dans un linceul, on l’enfermera dans une bière, à la face du jour. Il fallait que cela finît. Vous comprenez : voilà des siècles qu’il languissait !
EYNAR. — Tu es malade, Brand !
BRAND. — Je me porte comme le pin des montagnes, comme la bruyère des landes ! C’est le siècle qui est malade. C’est la race d’aujourd’hui qu’il s’agit de guérir. Ah ! vous ne songez qu’à jouer et qu’à rire, et qu’aux fêtes galantes ! Vous voulez croire un peu, mais sans y regarder de trop près, et faire peser tout le fardeau sur Celui qui, vous a-t-on dit, s’est chargé de l’expiation…


Eynar connaît cette chanson. C’est celle de ces piétistes, qui commencent à inonder le pays. Mais Brand le détrompe aussitôt.


BRAND. — Non, je ne suis pas un prédicateur ambulant. Je ne parle pas en serviteur de l’Église. Je sais à peine si je suis chrétien. Mais je sais que je suis homme et je sais aussi ce qui dessèche la moelle de mon pays.
EYNAR. — Tu veux donc transformer la race ?
BRAND. — Elle sera transformée, aussi vrai que ma mission en ce monde est de la guérir de ses vices et de ses infections !


Eynar lui répond ce qu’on répond aux novateurs qui n’ont rien de prêt pour remplacer ce qu’ils veulent détruire. Mais Brand se défend d’être un novateur. Il oppose, au contraire, l’ordre des choses éternel, ce qui fut toujours, à ce qui est périssable.


BRAND. —… Je ne travaille pas pour une église, pour un dogme. Ils ont eu leur aurore, ils auront leur déclin. Toute création, toute œuvre finie devient tôt ou tard la proie des mites et des vers. L’ordre universel veut de la place pour les formes à naître. Ce qui ne péril pas, c’est l’esprit incréé, c’est l’âme diffuse à l’origine des temps, dissoute dans l’éclosion printanière du monde, l’âme qui, avec l’audace d’une foi virile, a jeté une arche allant de la matière à la source de l’être. Maintenant, grâce à l’idée qu’elle se fait de Dieu, la race a partagé cet esprit en petites portions qui se débitent en détail. Mais, de cette mutilation, de ces membres épars, de ces tronçons d’âmes, il faut qu’un tout surgisse, afin que le Seigneur retrouve l’homme qu’il a fait, la plus grande de ses œuvres, Adam, son premier né, jeune et plein de vigueur.


Tout cela ne peut être compris du jeune peintre, mais il se sent troublé dans sa bienheureuse quiétude et se sépare de cet importun. Ils prendront chacun un chemin différent pour gagner le fiord. Eynar s’éloigne suivi d’Agnès. Mais la jeune fille n’est plus la même. Son élan est paralysé, sa pensée se trouble, une transformation semble s’accomplir en elle : « Le soleil s’est voilé, » dit-elle en tressaillant. « Ce n’était qu’un nuage, répond Eynar, et le voilà passé. » Elle a froid ; le sommet qui leur reste à franchir lui paraît plus haut qu’avant. « Il t’a fait peur (en criant, dit Eynar, maintenant tu ne vois plus qu’obstacles. Allons, reprenons notre danse. » Mais elle est fatiguée, et, au fond, il l’est lui-même. C’est en vain qu’il veut la distraire d’une obsession qu’il ressent comme elle. Ses paroles ne la touchent plus depuis qu’elle en a entendu d’autres, plus obscures, mais combien plus grandes !

Elle descend la côte, suivie d’Eynar, et le drame de sa vie commence.

Brand reprend son chemin, qui côtoie un mur de rochers, tandis que, de l’autre côté, au bas d’une pente escarpée, on aperçoit une étroite bande de terre, enfermée entre la montagne et le fiord. Le cœur de Brand se serre. Il reconnaît chaque hangar, chaque pli de terrain, le tertre couronné de bouleaux, la vieille église de bois brunie par les siècles, le bouquet d’aulnes au bord du ruisseau. C’est là que s’est écoulée son enfance.

Comme tout cela lui paraît petit, vieillot ! Il n’y a de grand que la montagne aride et l’ombre qu’elle projette. Brand pense à sa mère, vieille paysanne dure et avare, que nous verrons apparaître plus tard. Il pense à ce peuple qu’il aperçoit à ses pieds s’acheminant vers sa vieille église, à ces âmes molles et inertes qui n’ont rien de caché pour lui. Il se lève pour fuir « l’air de sépulcre qui monte de cet étroit vallon, » quand une nouvelle rencontre, — disons un nouveau présage, — l’arrête soudain et entraîne un instant sa pensée dans une direction mystérieuse. C’est une enfant de douze ans, une petite bohémienne folle, Gerd, qui tantôt fuit un vautour dont elle se croit poursuivie, tantôt s’arrête et lui lance des pierres. Brand la voit, courant sur la crête rocheuse. « Où vas-tu ? » lui crie-t-il, pris de pitié. Elle court vers l’église de glace. Brand se souvient d’une ravine qu’on appelle ainsi. Elle a pour plancher une mare congelée. Une plaque de neige durcie s’étend d’ordinaire entre ses deux parois, formant une espèce de plafond. Souvent une détonation, un coup de vent, un simple cri l’ont fait crouler : « Ne va pas là ! dit Brand à l’enfant : c’est dangereux. » — « Ne va pas là : c’est trop laid ! » répond Gerd en lui montrant la vallée, et la petite église qui s’y élève.

Et, ressaisie par la peur du vautour, elle s’enfuit, tandis que Brand, pensif, la suit quelque temps des yeux.

BRAND. — Égarée est ta course, égarée est ton âme… Mais le mal peut conduire au bien ; seule la platitude n’engendre que platitude.

Puis il regarde tour à tour la montagne et le vallon et se demande qui des deux a raison : ce peuple qui se traîne vers son église, ou cette folle qui bondit vers la sienne. Quel ennemi est le plus à craindre : « la mollesse qui suit les sentiers battus, l’insouciance qui danse au bord de l’abîme, ou l’égarement sauvage, d’une telle envergure qu’il donne presque de la beauté au mal. »

Cette folie qui, sous une forme ou sous une autre, hante l’esprit des poètes, des réformateurs et des saints, folie de l’imagination, de la révolte, ou de la croix, est le terme final, situé en dehors des règles et des lois, où aboutit une volonté que rien n’arrête. Comment ne séduirait-elle pas Brand ? Pour le moment toutefois, il ne se laisse pas encore entraîner par elle, et, fort de sa volonté, pénétré de sa mission, il prend le chemin du fiord, marchant contre ce monde qu’il est appelé à terrasser. Fatalité, indolence, et folie, il combattra ces trois ennemis.

BRAND. —…. Guerre à cette triple alliance, guerre à mort, sans trêve, ni merci !…. Je terrasserai le monstre, on l’enterrera, et la race pourra respirer. Debout ! Arme-toi, mon âme ! Tire ton glaive du fourreau et marche au combat, pour délivrer tous les vassaux du ciel ! (Il descend la côte, marchant vers le pays habité.)

Ainsi se termine la grandiose exposition du drame, identique à l’exposition de l’idée, et qu’on m’excusera d’avoir reproduite presque tout entière. Le reste, la lutte elle-même, peut se diviser en quatre parties qui correspondent chacune à un acte de la pièce :

1° La lutte contre le monde ; 2° la lutte contre soi-même 3° le sacrifice ; 4° l’exaltation, la défaite, et la mort.

II

Au commencement du second acte, on voit le peuple assemblé devant la vieille église que Gerd méprise et raille, et qui se dressera devant nous pendant presque toute la durée du drame, comme un point fixe autour duquel gravitent les pensées et se déroule l’action.

Les habitans du district, qu’une famine a décimés, demandent du pain à leurs autorités. Le bailli fait une distribution de vivres.

L’église est au croisement des deux chemins qui mènent du fiord à la montagne. Eynar et Agnès arrivent d’un côté ; ils ont eu déjà le temps de vider leurs bourses. Brand s’avance, venant de l’autre côté, et le peintre, ému, lui expose la situation. Le bailli lui demande une aumône pour le peuple. Il la donnera à sa façon : se plaçant au milieu de la foule, le voici qui l’apostrophe de sa voix puissante, et la félicite de l’épreuve que le Seigneur lui envoie, épreuve de Job, signe de la miséricorde divine : « Un peuple vivace se trempe dans la détresse. L’esprit amolli acquiert un regard d’aigle, la volonté débile secoue sa torpeur. Jusque-là, cependant tout le troupeau ne valait pas le prix de sa rédemption. » Des rumeurs s’élèvent. Hommes et femmes crient : « Il insulte à notre misère ! » tandis que le bailli censure sévèrement les paroles du prêtre, dans lesquelles il flaire un esprit subversif.

Une tempête, qui se préparait déjà, se déchaîne sur le fiord. La foule effrayée croit que cet homme attire sur elle la colère céleste. On tire les couteaux, on ramasse des pierres, on veut lui faire un mauvais parti, quand une femme accourt, les vêtemens en lambeaux, appelant à l’aide. Il n’est pas question de pain, cette fois-ci ; c’est une âme qu’il s’agit de sauver : « Un prêtre ! appelle-t-elle, un prêtre ! »

Un homme a tué son enfant, qui se mourait de faim ; puis il s’est frappé lui-même. Mais la mort ne vient pas. « Il tient le cadavre sur ses genoux, et hurle en invoquant l’enfer. »

BRAND. — Voilà où le secours est urgent !
LE BAILLI. — Ce n’est pas un homme de mon district.
BRAND (se tournant vers la foule). — Détachez un bateau !

La tempête fait rage, des blocs de pierre s’éboulent dans le fiord, un pont a croulé, et la communication de terre est rompue. Personne n’ose conduire le prêtre. D’un pas ferme, il va lui-même démarrer une barque, y monte, déploie la voile, saisit la gaffe et se cramponne au rivage. Il faut un homme au gouvernail. Pas un ne se risque. Un instant, Agnès croit qu’Eynar songe à se sacrifier. Mais il recule. Alors, s’arrachant à lui, elle s’élance elle-même vers la rive, et se précipite dans la barque. « Il y a un océan entre nous ! » crie-t-elle à son fiancé. La foule entière court jusqu’à la côte pour les retenir. Mais déjà le bateau s’éloigne, tandis qu’Agnès, le front serein, répond aux objurgations d’Eynar : « Je ne crains rien ; nous sommes trois à bord. »

Cependant l’orage se calme peu à peu, et Brand arrive à temps pour apaiser l’âme du moribond et lui fermer les yeux. L’homme est mort on paix, mais le crime reste. Il avilira l’âme des deux fils aînés du défunt qui ont été témoins du meurtre. L’idée de cet enchaînement du mal et de ses conséquences fait frémir Brand qui, une fois de plus, se résout à attaquer le péché jusque dans ses racines, et à choisir pour terrain de combat « un vaste espace où il puisse frapper d’estoc et de taille. » En ce moment, des hommes se présentent : une députation de paysans qui viennent lui proposer d’être leur pasteur. Il repousse leur offre. Ils s’en vont, la tête basse, et Brand va remonter en barque quand il aperçoit Agnès, qu’il n’avait pas remarquée jusque-là : Agnès assise sur la rive, absorbée dans un rêve. Il s’arrête devant elle.

BRAND. — Comme elle est immobile ! On dirait qu’elle écoute et qu’il y a du chant dans l’air !

Agnès, c’est le type de la voyante, qui a obsédé plus d’une imagination ; c’est ce côté supra-terrestre de la femme, dont on nierait l’existence réelle si des figures historiques comme celle de Jeanne d’Arc n’étaient venues l’attester.

Maintenant, voici la mère de Brand. Au bruit de l’exploit de son fils, elle arrive pour le voir et lui reprocher de risquer ainsi sa vie, la vie de l’unique héritier à qui elle laissera sen trésor amassé sou à sou. Brand la voit descendre de la montagne et d’abord ne la reconnaît pas.

« Peste soit du soleil ! » Tels sont les premiers mots qui sortent de la bouche de cette horrible mégère. Oui, horrible, mais d’une horreur si entière que la caricature devient comme un masque tragique, et qu’on se sent en présence non d’une demi-nature, mais d’un être complet, tout dominé par une monstrueuse passion. Et si hideuse qu’elle soit, cette passion, par cela même qu’elle en est une, élève cette figure au-dessus de la foule inerte, si bien que, contemplant tour à tour la mère et le fils, on se souvient des paroles de celui-ci : « Le mal peut enfanter le bien ; seule la platitude n’enfante que platitude. »

C’est un système, une noble manie, chez Ibsen, de reporter toujours plus haut la responsabilité des fautes, jusqu’à ce qu’il trouve non plus un individu, mais un principe à qui il fait son procès : si bien que le coupable apparent finit presque toujours par provoquer l’espèce de pitié qui va aux malades et aux infirmes. Tel est le cas, encore, pour la vieille paysanne. A son fils, qui lui reproche l’odieux état où elle a réduit son âme, elle répond en parlant de la façon dont elle a été mariée, forcée de renoncer à l’homme qu’elle aimait, à la façon dont ses parens ont développé en elle la cupidité propre à sa race et qui est devenue sa seule passion. Elle s’y cramponne éperdument, quand Brand lui prescrit l’abandon de ses bien s’comme le seul moyen de réparer le tort qu’elle a causé aux autres et à elle-même.

LA MERE. —… Mon bien, l’enfant de mes entrailles, mon bien ! Pour toi mon corps a saigné… Pourquoi donc mon âme est-elle née dans la chair, si l’amour de la chair est la perte de l’âme ? Prêtre, ne l’éloigne pas de moi ! Je ne suis encore quelle pensée me viendra à l’heure des grandes angoisses ; mais, si je dois tout perdre de mon vivant, j’attendrai, du moins, jusqu’à la dernière heure.

Cela suffit : Brand restera. « Non, s’écrie-t-il, en la suivant des yeux, tandis qu’elle regagne son taudis, non, ton fils ne s’éloignera pas de toi ! A l’heure de la pénitence, quand tu l’enverras chercher et lui tendras ta vieille main glacée, il la prendra et la réchauffera dans la sienne. »

Dans une soudaine révélation, il aperçoit son vrai devoir : réparer le mal causé par les siens. Et, comme dans toute grande âme, l’acceptation d’une humble tâche imposée par la conscience répand dans son âme une noble sérénité. Ce devoir, dit-il à Agnès, il saura l’ennoblir, « l’élever à la hauteur d’un exploit chevaleresque. » Car il revient toujours à cette idée de chevalerie. Par momens, Brand nous apparaît comme une sorte de sublime don Quichotte. Mais c’est un don Quichotte de nos jours, qui se scrute et sourit lui-même de la folie qui tout à l’heure l’entraînait. Non, le devoir est plus simple. Il s’y vouera tout entier, avec toutes les forces de son âme. Ce n’est pas seulement sa mère, ce sont les siens, c’est son humble pays qu’il s’efforcera de sauver. L’œuvre n’en sera pas moins grande : elle aura toute la grandeur du principe qui l’animera.

BRAND. — (Se tournant vers le pays habité.) Venez à moi, hommes qui vous traînez lourdement dans cette vallée où je suis né ! Ame contre âme, dans une communion intime, nous allons tenter l’œuvre de la purification, abattre l’indécision, imposer silence au mensonge, et réveiller enfin la volonté. On le voit, pour être plus homme, maintenant, Brand n’en reste pas moins apôtre. Aussi Agnès le contemple-t-elle toujours du même regard. Pas une parole d’amour n’a été prononcée entre eux et ne le sera jamais, comme si ce mot d’amour, trop profané et dont Brand raillera plus tard l’abus, ne, pouvait servir désormais à exprimer un sentiment qui élève au lieu d’abaisser, qui rend fort au lieu d’affaiblir. Et tel est le sentiment d’Agnès, qui, lorsque Eynar vient un moment après lui barrer le chemin et essayer de la reprendre, lui répond, le front haut, avec calme et sérénité : « Je ne quitterai point celui qui est mon frère, mon maître, et mon ami ! »

En vain Brand lui-même représente-t-il à la jeune fille la terrible rigueur de la loi qu’elle veut accepter : une vie entière à passer dans ces montagnes, à côté d’un homme aux exigences inflexibles, qui veut tout ou rien et demande, « si la vie ne suffit pas, qu’on accepte librement la mort. » Celle perspective ne fait qu’exalter Agnès. « Choisis, lui dit Brand, tu es au croisement des routes ! »

EYNAR. — Oui, choisis entre la paix et l’orage, entre la sécurité et l’inconnu, entre la joie et la peine, entre le jour et la nuit, (Mitre la vie et la mort !
AGNES. — J’irai, à travers la nuit et la mort, là-bas où je vois poindre l’aube !

Puis elle suit Brand, qui, sans l’attendre, a marché vers la rive.


III

Pour briser la dure écorce sous laquelle croupissait l’âme populaire, Brand n’a eu qu’à frapper un grand coup, qu’à opposer son courage et sa volonté à la lâcheté de la foule : aussitôt la foule l’a reconnu pour son maître. Depuis trois ans qu’il est établi au milieu des siens, la rénovation progresse. Bien des cœurs, en se soumettant à lui, sont devenus plus vaillans et plus forts. Mais sans cette soumission rien ne peut s’accomplir. Il faut qu’on accepte d’abord sa terrible règle : Tout ou rien.

Nous le retrouvons devant le presbytère, maisonnette de bois entourée d’un petit jardin. Brand, debout sur le perron, regarde anxieusement la rive, au long de laquelle court un étroit sentier. Il attend un messager de sa mère dont la dernière heure est venue. La grâce va-t-elle enfin la toucher, ou mourra-t-elle âprement attachée à son bien ? On a entendu à l’acte précédent les paroles du fils : pas de prêtre, pas de sacremens, si elle ne renonce à tout ce qui a souillé son âme ! Ce qu’il a dit, il ne le reniera pas. En vain Agnès, assise à ses pieds, sur une marche de l’escalier, essaie-t-elle de le fléchir. « N’est-ce pas ta mère, lui dit-elle, et ne devrais-tu pas aller l’assister sans attendre de message ? » Non, il ne peut le faire, il ne le fera pas. Et tandis que son cœur saigne, et qu’une sueur froide découle de son front, il se raidit et réplique : « Je ne dois pas avoir d’idoles de famille. — Tu es dur, Brand ! » murmure Agnès. Mais il lui suffit, pour toute réponse, de la regarder. Oh non ! elle connaît ce cœur et la lutte qu’il soutient contre lui-même. Elle le comprend et croit en lui. « Je t’ai prévenu que le chemin était rude, » lui dit-il tristement.

AGNES (souriant). — Tu m’as trompée. Il ne l’est pas.
BRAND. — Agnès ! cet air est âpre et froid. Il chasse les roses de tes joues. Il glace ton âme délicate. C’est une triste maison que la nôtre. Avalanches et tempêtes sévissent autour de nous.
AGNES. — Oui, mais le glacier nous protège. Les avalanches du printemps passent, sans y toucher, par-dessus le toit de notre presbytère.

Il insiste, et, à son anxiété croissante, Agnès devine quelle autre pensée le travaille. Elle leur est venue à tous deux en même temps. Oui, ils songent à leur petit Alf, à leur enfant, menacé par ce climat meurtrier. Le père et la mère se regardent et chacun d’eux voit dans les yeux de l’autre la frayeur secrète qui ne les quitte pas un instant. Puis, tout en frissonnant, ils cherchent à se rassurer. Et pour la première fois, dans le dur apôtre nous voyons l’homme apparaître, l’homme qui a besoin d’amour et de douce joie, et veut tout à coup croire en un Dieu bon, incapable de lui arracher l’humble bonheur qui lui est échu en partage.

Mais, malgré cet attendrissement d’un instant, le principe qui lui a servi de point de départ reste intact. A peine Agnès fait-elle une timide tentative pour en adoucir l’extrême rigueur, qu’aussitôt l’apôtre se redresse.

BRAND. — Ce que le monde appelle amour, je l’ignore et ne veux pas le connaître ! Je ne connais que ce divin amour qui ne mollit point et ne s’attendrit pas. Il est dur, celui-là, même pendant les affres de la mort. Sur la montagne des Oliviers, quelle fut la réponse du Dieu au Fils, qui, la sueur au front, criait et suppliait son Père d’éloigner le calice de ses lèvres ? L’a-t-il éloigné de lui, ce calice ? Non, mon enfant ! Il le lui a fait vider jusqu’à la lie.

Pourquoi donc ces cruelles épreuves ? Pour tremper notre courage, pour nous apprendre à vouloir pleinement et à manifester cette volonté par des actes. Effrayée d’abord, puis enthousiasmée par ces fortes paroles, Agnès se jette au cou de son mari. « Guide-moi, s’écrie-t-elle : j’irai partout où tu nie conduiras ! » Elle proteste quand le vieux médecin, qui passe par là en ce moment pour se rendre chez la mère de Brand et ne peut décider le prêtre à l’accompagner, l’accuse, en s’en allant, de manquer de charité : « Il verserait, dit-elle, son sang pour cette âme, s’il pouvait la laver ! » Quant à Brand, un flot d’amers sarcasmes s’échappe de sa bouche. Ah ! cette charité, cet amour que tant de bons docteurs prêchent à tout propos ! quel commode manteau pour notre lâcheté !

BRAND. — Il n’y a pas de mot qu’on traîne dans la boue comme le mot d’amour… A-t-on assez d’un sentier abrupt, étroit et glissant, on l’abandonne pour suivre l’amour ! Préfère-t-on le grand chemin du péché, on s’y engage par amour. Voit-on le but, mais craint-on le combat, on compte vaincre quand même par l’amour. S’égare-t-on, tout en connaissant le vrai, on a un point de repère : l’amour… Ah ! vis-à-vis de ce peuple lâche et indolent, le meilleur amour c’est encore la haine !

A peine a-t-il prononcé ce mot, qu’il recule, terrifié, devant sa propre pensée. Une détente se produit tout à coup dans son âme passionnée : et, repoussant Agnès qui, toute saisie, se presse contre lui, il se précipite dans la maison, s’agenouille devant le berceau du petit Alf et sanglote.

Mais non ! il ne peut rien oublier. La pensée de sa mère agonisant dans l’impénitence finale l’arrache à son attendrissement. Au bout d’une minute, Agnès le voit, avec effroi, se lever d’un bond et regagner son poste d’observation. « Pas de messages demande-t-il. — Non, personne n’est venu. » Il s’essuie le front. Près d’Alf aussi, il n’a trouvé qu’inquiétude.

BRAND. — Sa peau est brûlante et tendue, son pouls bat, ses tempes travaillent !… Ne t’effraie pas, Agnès !
AGNES. — Mon Dieu ! quelle pensée !…
BRAND. — Ne t’effraie pas… (Il regarde le chemin et s’écrie : ) Ah ! voici un messager !

Alors commence un effrayant marchandage. Un message arrive après l’autre. La moribonde offre la moitié, puis les neuf dixièmes de ses biens. Et Brand, le cœur saignant, mais inflexible, ne peut que répondre : « Tout ou rien ! » Puis il a une autre lutte à soutenir. Le bailli se présente pour lui conseiller, aussitôt qu’il aura fermé les yeux à sa mère et réalisé son bel héritage, d’aller exercer son apostolat dans les grands centres, laissant en paix les habitans de cette humble vallée, où il a déjà bouleversé toutes les idées. Non ! Brand ne s’en ira pas : « Il veut répandre la lumière sur son pays natal, arracher ce peuple à ceux qui le débilitent, le mettent à la diète, au régime de leur mesquinerie. » Au besoin, il le soulèvera contre eux.

LE BAILLI. — Si vous nous déclarez la guerre, vous en serez la première victime !
BRAND. — Un jour, quand les yeux s’ouvriront, on verra dans la défaite la plus grande des victoires.

Le bailli s’en va en haussant les épaules. A Brand qui lui dit : « J’ai l’élite avec moi, » il répond : « J’ai la majorité, » et lui tourne le dos. L’apôtre demeure inébranlable dans sa volonté, mais l’homme souffre cruellement. Son âme a besoin de détente. Il pense à son enfant.

Et voici que la lutte recommence. La mère de Brand est morte… Optimiste comme le sont tous les hommes de combat, il a voulu croire, espérer jusqu’au bout et tout attendre de son intransigeance. Eh bien, non ! la vieille femme ne s’est pas rendue. Elle est morte attachée à son bien, se leurrant de l’espoir que Dieu serait plus miséricordieux que son fils. Quand le vieux médecin le lui apprend, Brand s’affaisse sur un banc et se couvre la figure de ses deux mains. Mais cet accablement ne dure qu’un instant. Une parole imprudente du médecin, qui triomphe trop tôt, fait bondir le défenseur de la force morale. « Sois humain, tel est notre premier commandement, » affirme l’indulgent docteur. Humain ! Le bailli, tout à l’heure, ne parlait-il pas de même ? Brand vient de voir ce que cache cette formule élastique. Il lève le front et se redresse.

BRAND. — Humain ! Parole lâche qui sert de mot d’ordre à la race ! Prétexte exploité par tous les pauvres sires qui manquent de courage et de volonté, masque de trembleur qui craint de tout risquer pour vaincre, abri de tous les pleutres qui esquivent un engagement suivi de regrets piteux ! Ames de nains qui de l’homme faites un humanitaire ! Dieu a-t-il été humain envers Jésus-Christ ? Ah ! si Jésus avait été le fils de votre Dieu, il eût crié grâce au pied de la croix, et la Rédemption aurait doucement abouti à quelque céleste protocole.

Le médecin hoche la tête. Cette âpreté, cette violence de pensée, cette tension fébrile de la volonté ne lui en imposent pas. Il voit dans Brand un être malade qui lui inspire une profonde pitié : « Va, dit-il, exhale ta colère, âme gonflée d’orages, je voudrais qu’il te vînt des larmes ! » Ces larmes ne tardent pas à venir. L’enfant s’est réveillé malade, et Agnès est venue chercher le médecin, sans que Brand, absorbé dans ses idées, s’en fût aperçu. Le vieux docteur vient lui déclarer qu’Alf est perdu si les parens ne se hâtent pas de l’emmener dans le Midi. Brand pousse un cri sauvage : « Alf, mon enfant ! » Un véritable affolement s’empare de lui. Oubliant le serment qu’il venait de faire de demeurer dans son pays natal pour semer le bien là où sa mère a péché, il ne songe plus qu’à partir au plus vite. « Agnès ! crie-t-il à sa femme, la mort tisse sa toile autour de notre petit enfant ! Enveloppe-le bien et fuyons sans tarder par-delà les détroits ! »

Devant cette brusque volte-face, le médecin ne peut s’empêcher de sourire et de narguer un instant ce superbe héroïsme, qui bravait la nature et qu’elle a si vite désarmé. Au surplus, Brand « ainsi réduit, » lui paraît plus grand qu’il ne l’était tout à l’heure « quand il faisait l’homme fort. » Et, content du résultat obtenu, auquel Agnès devra la paix et le bonheur, et son enfant la vie, le bravo homme s’en va, certain de sa victoire.

En effet, Brand paraît enfin vaincu. Il a éprouvé en lui-même la toute-puissance des sentimens naturels, et, pour la première fois, il doute de ce qui, jusqu’à présent, l’inspirait et le faisait agir. Mais il se livre en lui une lutte violente et terrible. Agnès, qui, sans perdre une minute, arrive, son enfant sur les bras, prête à la fuite décidée tout à l’heure, frémit en apercevant sur les traits de son mari la trace d’une torturante irrésolution. Un incident imprévu vient encore augmenter l’angoisse de Brand. Sur un propos du bailli, prêtant au prêtre l’intention de quitter la paroisse sitôt qu’il aurait hérité de sa mère, un homme, un de ceux que Brand avait retirés de l’abîme, accourt pour s’assurer si vraiment le pasteur abandonne son troupeau. « En ce cas tu nous aurais cruellement trompés ! » dit le paysan en voyant Brand hésiter. « Pars si tu l’oses… Mais non ! je te tiens ferme. Si tu me lâches, mon âme est perdue. »

L’homme s’en va, laissant Brand ébranlé et Agnès tremblant pour la vie de son enfant. Mais elle aura l’énergie de lutter, sentant bien que dans l’âme de son mari le zèle de sa mission n’a pas encore repris sa puissance accoutumée.

Comme toujours, la volonté de l’homme une fois atteinte, celle de la femme s’enhardit peu à peu.

AGNES (s’avançant d’un pas). — Je suis prête.
BRAND. — Prête ? A quoi ?
AGNES (avec force). — A remplir mon devoir de mère. Je le veux.

« Je veux. » C’est la première fois qu’elle parle ainsi, et ce sera la dernière. A peine sa volonté s’est-elle manifestée que le ciel lui-même intervient et la brise. Devant Agnès, Gerd apparaît. L’enfant folle a l’intuition de la vérité, qu’elle exprime d’une façon désordonnée, en bizarres images, telle qu’elle se présente à son esprit malade. Mais cela même donne à ses paroles une force que ne peut avoir aucun argument du monde. Elle accourt devant la porte du jardin, et, battant des mains avec une joie qui a quelque chose de démoniaque, raconte la vision évoquée dans son cerveau par quelques propos qu’elle aura entendus touchant le départ de Brand. Elle a vu, dit-elle, le prêtre s’en aller sur l’aile du vautour… Elle a vu tous les vilains petits gnomes que le prêtre avait ensevelis secouer les mottes de terre qui les couvraient et fourmiller sur le grand chemin… Tout cela revit maintenant que le prêtre est parti, et Il est là, celui dont elle ne prononce pas le nom, il est là qui ricane assis au bord de la route et inscrit dans son livre toutes les âmes qui passent… C’est que l’Eglise d’en bas est fermée, scellée.

GERD. — Elle a fait son temps, la vilaine ! Maintenant, honneur à la mienne ! Il y a là un prêtre grand et fort dont la robe sacerdotale est faite de glace tissée par l’hiver. Veux-tu le voir ? viens avec moi. L’église d’ici est vide, te dis-je. Et mon prêtre a des paroles qui font trembler la terre.
BRAND. — Ame brisée, qui t’a envoyée pour m’entrainer vers l’idole que tu chantes ?

À ce mot d’idole, un éclair brille dans les yeux de Gerd ; franchissant l’entrée du jardin, elle court jusqu’à la jeune femme, et, la montrant du doigt : « La voici, l’idole ! » dit-elle d’une voix stridente.

AGNES (à Brand). — As-tu des prières, des larmes ? L’épouvante a séché les miennes.
BRAND. — Agnès, ma femme, malheur à nous ! Cette fille, c’est le ciel qui l’envoie.

Et tandis que Gerd, sautant par-dessus la grille, s’élance de nouveau vers son fiæll, Agnès reste là, terrifiée, anéantie, sans pouvoir faire un pas en avant. Il semblerait que l’instinct, le désir de vivre, la volonté de sauver son enfant, se fussent évanouis en elle. Elle ne voit plus qu’une chose : la mission, la terrible mission, implacable comme le destin. Un moment après, pourtant, elle essaie encore de résister :

AGNES (d’une voix étouffée). — Allons, il est temps maintenant.
BRAND (la regardant fixement). — Où allons-nous ? (Indiquant la grille, puis la maison.) Ici ? ou là ?
AGNES (reculant épouvantée). — Brand ! Ton enfant ! Ton enfant !
BRAND (la suivant). — Réponds ! Étais-je prêtre avant d’être père ?
AGNES (reculant encore). — Quand Dieu lui-même m’interrogerait, je ne répondrais pas.
BRAND (la suivant). — Il le faut, tu es mère : à toi le dernier mot.
AGNES. — Je suis épouse. Commande, si tu l’oses : je m’inclinerai, j’obéirai.
BRAND (cherchant à lui saisir le bras). — Choisis ! Ote-moi ce calice !
AGNES (reculant jusque derrière l’arbre). — Il faudrait que je ne fusse pas mère !
BRAND. — Je lis un arrêt dans ces mots.
AGNES (avec force). — Demande-toi si tu as le choix.
BRAND. — L’arrêt est encore plus clair.
AGNES. — Te crois-tu fermement appelé parle Seigneur ?
BRAND. — Oui ! (Lui saisissant le bras avec violence.) Et maintenant prononce la parole de vie ou de mort !
AGNES. — Suis le chemin que ton Dieu t’indique. (Un silence.)
BRAND. — Allons ! il est temps maintenant.
AGNES (d’une voix éteinte). — Où allons-nous ? (Brand ne répond pas.)
AGNES (indiquant la grille). — Là ?
BRAND (indiquant la maison). — Non ! là !
AGNES (levant son enfant à bras tendus). — Dieu ! la victime que tu oses exiger, je la lève vers ton ciel ! Guide-moi à travers les affres de la vie ! (Elle rentre à la maison.)


IV

Quelques mois se sont écoulés. Voici la veillée de Noël. Dans la première chambre du presbytère Agnès en deuil se tient debout devant une fenêtre, l’œil plongé dans les ténèbres. Elle est seule. Elle attend Brand. Corps et âme à sa mission, le prêtre étourdit par une activité fébrile le mal cuisant qui le ronge depuis la mort de son enfant. Sans trêve, sans repos, il parcourt la campagne désolée, affrontant l’hiver, brisant la résistance des âmes et, avant tout, étouffant la révolte de son propre cœur.

Ce pouvoir n’est pas donné à Agnès. Telle est sa prostration qu’elle ne distingue plus le but idéal vers lequel elle marchait. Si son esprit s’exalte parfois, ce n’est que pour évoquer l’image du petit Alf, pour lui prêter une vie de fantôme. Elle ne songe plus guère à la mission de Brand. Mais l’homme par qui elle souffre lui est plus cher que jamais, étant désormais tout pour elle. Elle s’attache à lui avec ce qui lui reste de forces. Elle l’attend. Quand il rentre, elle se jette éperdument dans ses bras, lui confessant sa faiblesse, les angoisses qui l’atteignent dans la solitude. Brand se raidit contre la contagion de ce désespoir, et ne veut pas non plus qu’Agnès s’y abandonne. Il lui parle du combat qu’il a à soutenir et de son rôle à elle.

AGNES. — Quel qu’il soit, ce rôle est encore au-dessus de mes forces… Je ne puis que gémir et pleurer… Cette nuit, Brand, en ton absence, j’ai vu Alf entrer dans ma chambre, les fleurs de la santé sur les joues. A petits pas d’enfant, il s’avançait vers mon lit, vêtu seulement de sa petite chemise blanche et me tendant les bras. Il souriait et il appelait sa mère… comme s’il eût dit : « Réchauffe-moi. » Oh ! comme je tremblais !…
BRAND. — Agnès !
AGNES. — Oui, comprends-tu, l’enfant avait froid ! Oh ! c’est qu’il fait froid là-bas, sur l’oreiller de bois où il repose !
BRAND. — Le cadavre est sous la neige, mais l’enfant est au ciel.
AGNES (s’écartant de lui). — Le cadavre ! Oh ! comme tu remues sans pitié ma blessure… Quelquefois un regret me saisit : je me sens attirée là-bas, vers le soleil, vers la lumière ! Il est si doux d’être portée, au lieu de plier sous le faix. C’était là qu’on enseignait, jadis ! Tout ici est trop grand pour moi, toi, ta mission, ta volonté, ton envergure, le but que tu poursuis, les étapes qui y mènent, le ciel qui surplombe ma tête, le fiord qui arrête mes pas, la douleur, le souvenir, les ténèbres, le combat… Il n’y a que l’église qui soit trop petite !
BRAND (saisi). — L’église ? Encore cette pensée ! Elle flotte dans l’air du pays. Trop petite ? Que veux-tu dire ?
AGNES (avec un mouvement de tête mélancolique). — Le sais-je ? C’est une de ces idées qu’on ne peut raisonner. Des courants les apportent, comme le vent nous apporte des parfums. D’où viennent-elles ? où vont-elles ? Il me suffit de les comprendre moi-même. Je sais, en dehors de ma raison, que l’église est trop petite pour moi.
BRAND. — Des centaines d’âmes sur mon chemin ont conçu la même pensée. Des centaines de femmes me l’ont dit déjà : « Notre église est trop petite ! » Ah ! de nouveau, Agnès, tu as dit des paroles de lumière. L’église du Seigneur est petite ? Eh bien ! on l’agrandira. Ah ! jamais encore je n’avais vu briller comme aujourd’hui le trésor que Dieu m’a donné. Aussi je t’implore comme tu le faisais toi-même : « Ne t’en va pas ! reste près de moi ! »
AGNES. — Je secouerai mon chagrin et j’essuierai mes larmes. Je fermerai le réduit de mes souvenirs comme on scelle un tombeau. Entre eux et moi je mettrai l’océan de l’oubli, et je ferai évanouir mon petit monde de rêves, afin que tu ne trouves plus en moi que ton épouse. (Elle veut s’éloigner.)
BRAND. — Où vas-tu, Agnès ?
AGNES (souriant). — Je ne dois pas oublier les soins du ménage, ce soir moins que jamais. Tu te souviens qu’aux derniers Noëls tu me reprochais ma dissipation ? Partout des bougies allumées, de la verdure, des ornemens, des jouets à l’arbre de Noël, et des chants ; et des rires. Écoute : cette année les bougies brûleront de nouveau. Il faut faire honneur à la fête. Si Dieu regarde notre maison, il verra sa fille punie et son fils flagellé supportant cette peine avec humilité, en enfans qui savent qu’on ne se détourne pas d’un père courroucé, qu’on ne rejette pas, par dépit, les joies qu’il nous donne. Aperçois-tu une trace de larmes sur mes joues ?
BRAND (la serrant dans ses bras, puis l’écartant aussitôt.) — Allume les lumières, enfant : n’est-ce pas ta mission ?
AGNES (avec un sourire triste). — Va, construis ta grande église. Oh ! mais qu’elle soit prête avant le printemps ! (Elle sort.)
BRAND (seul). — Seigneur, tu vois que c’est la force et non la volonté qui lui manque. Épargne-la ! Fais peser sur moi tout le fardeau !


Mais voici de nouveau le bailli, voici le monde, voici la lutte, d’autant plus dangereuse que le fonctionnaire, s’avouant vaincu depuis que Brand dispose de la majorité, lui offre son alliance : il l’aidera à construire sa grande église. Ce n’est pas pour cela qu’il était venu, bien au contraire. Il avait lui-même une construction en vue, qu’il n’eût pu mener à bonne fin sans le concours du prêtre : celle d’un édifice communal, à. la fois école et maison d’arrêt, auquel on aurait ajouté une salle de réunions publiques, et qui serait devenue, de la sorte, une véritable image de l’Etat libéral. Mais ce projet exigeait des fonds qu’on aurait dû demander aux administrés. Brand, au contraire, bâtira l’église à ses frais. Il n’y a pas à hésiter, c’est trop de deux projets à la fois, et le bailli s’associe à celui de Brand, espérant reconquérir ainsi la popularité qui l’a fui. Il écrira, agira, s’occupera de l’affaire et fera, avant tout, « démolir cette pourriture. » En disant cela, il indique la vieille église, qu’il qualifiait un instant auparavant de « glorieux monument des traditions nationales. »

Maintenant, il doit vaquer aux occupations courantes. Il s’agit, avant tout, d’une chasse aux bohémiens qui infectent le pays. Et à propos de bohémiens, le bailli remarque en riant que la petite Gerd tient au prêtre de plus près qu’il ne le croit. En effet, elle est fille de l’ancien fiancé de la mère de Brand. Cet homme est allé, par dépit, épouser une fille de bohème, et il est mort en laissant toute une progéniture de vagabonds.

Cette révélation a jeté Brand dans un trouble inexprimable. Gerd serait-elle l’expiation, elle dont les propos lui ont révélé la volonté céleste, elle qui l’a empêché de partir, de sauver son enfant ? Dans le malheur qui l’a frappé, il voit maintenant l’action d’un Dieu vengeur. Car les siècles ont passé, et tout s’est transformé : « le ciel, la terre et l’homme, » mais la vieille Némésis, devenue dogme chrétien, règne toujours, sur les êtres, sur les générations, et sur la race entière.

Aussi la conscience de ce juste est-elle plus tourmentée que celle du dernier des scélérats.

Saisi d’anxiété devant le Seigneur « dont on ne peut invoquer le nom sans trembler, » il n’ose même pas prier. Sa bouche ne peut proférer qu’un cri d’angoisse adressé à Agnès, « qui voit dans les ténèbres… » De la lumière, Agnès, de la lumière, si tu peux ! »

Agnès ouvre la porte et entre, portant des candélabres où brûlent les bougies de Noël. Elles répandent une vive clarté dans la chambre.

Agnès les pose sur la table et, tandis que Brand, pensif, arpente la chambre, elle fait quelques apprêts, puis, peu à peu, retombe dans ses souvenirs. La dernière fois, il était là, son petit Alf, « frais et alerte, dressé sur sa petite chaise, tendant ses mains vers les lumières et demandant si c’était le soleil. »

AGNES (tout à coup, éclatant en sanglots). — Oh ! dis-moi donc jusqu’où il faut aller ? Ma fatigue est mortelle, mes genoux fléchissent, et mes ailes retombent.
BRAND. — Je te l’ai dit : qui ne sacrifie pas tout jette son offrande à la mer.
AGNES. — Mais moi, j’ai tout sacrifié. Il ne me reste plus rien.
BRAND. — Il faut que ton sacrifice soit suivi de beaucoup d’autres.
AGNES. — Prends ! Ah ! Brand, tu ne trouveras plus rien.
BRAND. — Tu as ton deuil, et tes souvenirs, et le flot de ta coupable nostalgie.
AGNES (au désespoir). — Et les racines de mon cœur torturé. Arrache-les ! Arrache !

BRAND. — L’abîme engloutira ton inutile offrande, si tu gémis sur le sacrifice accompli !

AGNES. — Les voies de ton Seigneur sont étroites et rudes.
BRAND. — La volonté seule permet de les suivre.
AGNES (regardant droit devant elle, avec une secousse d’horreur). — Maintenant s’ouvre devant moi, profond comme l’abîme, le sens d’une parole des Écritures que jamais je n’avais pu comprendre.
BRAND. — Quelle parole ?
AGNES. — Qui a vu Jéhovah meurt !

Restée seule, Agnès continue de se désespérer. Mais non, le sacrifice est au-dessus de ses forces. Elle s’agenouille devant la commode, ouvre un tiroir et en retire quelques objets. Au même instant, Brand entr’ouvre la porte et veut lui parler, mais, voyant ce qu’elle fait, il se ravise et la regarde immobile, sans qu’Agnès le remarque.

BRAND (bas). — Toujours elle plane et vole autour de ce tombeau, toujours elle joue au cimetière.
AGNES. — Voici le voile et le manteau de baptême. La robe est dans ce petit paquet. (Elle déploie les objets et les tient devant elle.) Mon Dieu ! qu’il était frais et gentil ! Quel ravissant bébé c’était, assis dans sa chaise, à l’église. Voici l’écharpe, et voici la casaque qu’on lui a mise à sa première sortie. Elle était trop longue alors, mais bientôt elle devint trop courte. Je la mets là, de côté. Les gants chauds, les bas… quelles petites jambes il avait !… et la capote de soie qui devait le garantir contre l’hiver… il ne l’a jamais portée, elle est toute neuve et pimpante. Oh ! voici le manteau de voyage chaud et léger, où il fut emmitouflé doucement. Quand je l’ai remis dans ce tiroir, j’étais fatiguée à mourir.
BRAND (se tordant les mains de douleur). — Épargne-moi, mon Dieu ! Je ne puis détruire ce dernier sanctuaire de l’idole. Envoie quelqu’un d’autre à ma place !

On entend des coups violens frappés à la porte d’entrée. Agnès se retourne en poussant un cri, et aperçoit Brand. Au même instant, une femme en haillons, portant un enfant dans ses bras, se précipite par (la porte, qu’elle a vivement ouverte. Son regard avide se dirige aussitôt vers les habits de l’enfant. « Partage avec moi, mère riche ! » crie-t-elle d’une voix âpre dont Brand, saisi, croit reconnaître le timbre. Il regarde la bohémienne ; plus de doute : c’est la mère de Gerd, qui lui ressemble trait pour trait. Le prêtre pressent un nouveau malheur. Que veulent ces êtres déguenillés, qui semblent une accusation vivante ? L’expiation n’est-elle pas complète ? Le ciel demande-t-il à Agnès une plus entière soumission ? En ce cas, il faut qu’elle donne encore, qu’elle donne tout : le salut de son âme est à ce prix. « Que demandes-tu ? » dit Brand en s’approchant de la femme.

LA FEMME. — Ce n’est pas ton aide, prêtre ! Mieux vaut le froid et la bise que tes sermons sur nos péchés… Est-ce ma faute, de par Satan, si je suis devenue telle que me voici ?
AGNES. — Repose-toi ! Chauffe-toi si tu as froid ! Et si l’enfant a faim, il sera rassasié.

La bohémienne ne veut pas s’attarder à ce foyer qui lui répugne. Elle est traquée, comme tous les siens. Dans un instant, elle doit regagner l’air libre et la nuit glacée, où elle se sent plus à l’aise qu’entre des murs, sous un toit. Cyniquement, elle fait au prêtre le tableau de leur vie errante, abjecte et débridée. Et quand, à la fin, elle ne réclame, pour toute grâce, que des vêtemens d’enfant, Brand regarde Agnès et lui dit simplement : « Tu comprends ton devoir ? » Agnès frémit et se révolte.

AGNES. — À cette femme ? Jamais !
LA FEMME. — Donne, donne !… Bientôt son âme s’éteindra. Que son cœur dégèle, du moins.
BRAND. — Tu entends le puissant appel au sacrifice ?
AGNES. —… Ce serait un crime contre le petit mort !
BRAND. — Il n’aura rien atteint si son chemin s’arrête au tombeau.
AGNES (brisée). — Que ta volonté s’accomplisse !

Elle propose de partager. Mais ce mot de partage fait horreur à Brand. Il faut qu’elle donne tout. Et elle se rend, comme toujours.

AGNES (donnant). — Viens, femme. Tiens, prends la robe que mon enfant portait à son baptême. Voici la jupe, l’écharpe, la casaque, utile la nuit contre la gelée. Voici la petite capeline de soie. Il n’aura pas froid avec cela. Prends, prends tout jusqu’au dernier lambeau !
LA FEMME. — Donne !
BRAND. — Agnès, as-tu tout donné ?
AGNES (donnant encore). — Tiens, femme, voici le manteau royal qu’il portait au grand baptême du sacrifice !

La femme prend et s’en va. Agnès demeure un instant immobile, en proie à une lutte intérieure, enfin elle demande : « Dis-moi, Brand, est-ce juste d’exiger encore plus ? »

BRAND. — Dis-moi d’abord…. ce terrible sacrifice, l’as-tu fait volontiers ?
AGNES. — Non.
BRAND. — Ce que tu as donné est tombé dans la mer ; la dette pèse encore sur toi. (Il veut sortir.)
AGNES (le laisse arriver jusqu’à la porte, puis elle s’écrie : ) — Brand !
BRAND. — Quoi ?
AGNES. — J’ai menti. Vois, je me repens et m’humilie. Tu ne te doutes de rien. Tu crois que j’ai tout donné ?
BRAND. — Eh bien ?
AGNES (retirant de son sein un petit bonnet d’enfant tout chiffonné). — Tiens ! voici encore quelque chose.
BRAND. — Le bonnet ?
AGNES. — Oui, arrosé de mes larmes, humide des sueurs de son agonie et, depuis lors, conservé sur mon cœur.
BRAND. — Reste donc soumise à tes dieux ! (Il veut sortir.)
AGNES. — Attends !
BRAND. — Que me veux-tu ?
AGNES. — Oh ! tu le sais ! (Elle lui tend le bonnet.)
BRAND (s’approchant d’elle sans le prendre). — Volontiers ?
AGNES. — Volontiers !
BRAND. — Donne-moi le bonnet. La femme est encore sur l’escalier. (Il sort.)

Agnès se tient un instant immobile. Puis, peu à peu, son expression se transforme ; un rayon de béatitude illumine son visage. Brand rentre. Elle vole joyeusement au-devant de lui, se jette à son cou et s’écrie : « Je suis libre, Brand ! je suis libre ! »

BRAND. — Agnès !
AGNES. — Les ténèbres sont dissipées ! Cauchemars et terreurs fuient vers l’abîme. La volonté est triomphante ! Plus débrouillard, plus de nuages ! Derrière la nuit, derrière la mort, là-bas, je vois l’aube poindre !
BRAND. — Agnès ! Enfin c’est la victoire !
AGNES. — Oui, c’est bien la victoire, victoire sur la tombe et sur les agonies ! Oh ! lève la tête et regarde. Vois-tu Alf au pied du trône, rayonnant de joie comme de son vivant, tendre ses bras vers nous ? Eussé-je mille bouches pour le redemander, en eussé-je le droit, le pouvoir, je ne dirais pas un mot… (Se jetant au cou de Brand.) — Merci pour tout ce que tu as fait ! Tu m’as fidèlement guidée ; et maintenant que ma tête est pesante et que l’ombre s’épaissit, fidèlement tu veilleras à mon chevet.
BRAND. — Dors. L’œuvre de ta journée est finie.
AGNES — Elle est finie, et la lampe de nuit allumée. La victoire m’a coûté mes forces. Je suis lasse, épuisée. Oh ! mais il est facile de prier le Seigneur !… (Elle se retire.)
BRAND (les mains croisées sur sa poitrine). — Sois ferme jusqu’au bout, ô mon âme ! La victoire des victoires est la perte de tout… On ne possède éternellement que ce qu’on a perdu.


V

Agnès est morte. A quoi aura servi son immolation ? C’est à ce problème qu’est consacré le cinquième acte de Brand.

La grande église a remplacé la petite. Voici le jour de l’inauguration. Le bedeau et le maître d’école achèvent de décorer l’extérieur du nouveau temple ; et déjà la foule afflue vers lui de toutes parts.

Bientôt Brand apparaît, sortant de l’église. Il s’abandonne aux doutes qui le prennent en présence de son œuvre achevée. Cette nouvelle église lui parait petite et mesquine. « C’est un nouveau mensonge qu’on a substitué à l’ancien, » déclare-t-il au bailli qui arrive triomphant, vêtu de son plus bel uniforme, et à qui il essaie en vain d’expliquer quelle sorte de grandeur manque à cet édifice. Avec colère, il lui tourne le dos, avec colère il interrompt le représentant de l’église, le doyen, qui l’aborde ensuite, et qui, dans des discours redondans ou patelins, cherche à lui démontrer qu’il a fait fausse route dans l’exercice de son ministère. Il s’est mépris sur les intentions de l’Etat égalitaire qui les salarie pour façonner toutes les âmes sur un modèle uniforme et faire de l’Eglise « un bonnet qui puisse coiffer toutes les têtes ». Au lieu de cela, Brand s’est appliqué à créer autour de lui des personnalités, quitte à faire le malheur des particuliers eux-mêmes. Car « lorsque Dieu veut frapper un être dans le combat de la vie, il commence par en faire une individualité. » — « C’est cela, s’écrie Brand, l’aigle au ruisseau, et que les bandes d’oies planent au-dessus des monts ! »

Resté seul, Brand demeure un instant muet, immobile. Mieux que jamais il sent maintenant ce qu’il perdrait en perdant son indépendance. Une vigoureuse réaction se produit en lui. « Désormais, s’écrie-t-il, tous les liens sont rompus, et je lève mon propre étendard, même si personne ne me suit ! »

En vain le bailli l’appelle : « Venez, mon cher pasteur, le peuple vous réclame, s’impatiente et frémit. Venez, donnez le signal de la fête ! » Brand se croise les bras. Il ne fera pas un seul pas vers la foule. Alors, le peuple exaspéré se précipite vers lui, brisant toutes les barrières, poussant prêtres et fonctionnaires jusqu’au bord du fossé, écrasant à demi le doyen, sourd à la voix du bailli. « L’église, l’église ! qu’on leur ouvre l’église ! »

Le prêtre les arrête d’un geste. « Un courant a enfin traversé cette foule. » Il le sent ; il la voit en état de comprendre ses paroles. Et Brand se décide à parler. Tout ce qu’il a à dire, il le dira au peuple. « Hommes, commence-t-il, vous êtes au croisement des routes. Avec votre volonté entière, vous devez appeler des temps nouveaux et l’anéantissement de toutes les constructions vermoulues, afin que la grande église ait enfin la place qui lui revient… j’étais fou en glissant sur la pente des compromis. Mais aujourd’hui le Seigneur a parlé. La trompette du jugement vient de retentir au-dessus de ce temple. J’écoutais, frissonnant d’anxiété, écrasé comme David devant Nathan, frappé d’épouvante, balayé par un vent de terreur. Désormais, plus de doute ! Peuple, l’Esprit de compromis, voilà Satan ! »

Ces paroles ont entraîné la foule. « Arrière, crie-t-elle, arrière ceux qui nous ont aveuglés ! à bas ceux qui nous ont pris notre moelle ! » Et Brand, continuant, s’écrie :

BRAND. — L’Église n’a ni limites, ni enceinte, son plancher est la terre verdoyante, les bruyères, les prés et les fiords et la mer. Le ciel seul est assez grand pour lui servir de voûte. Homme, dans ce temple, tu dois travailler… Abrités sous ton toit, la loi, l’enseignement et nos plus simples œuvres ne formeront plus qu’un seul tout, et la vie se confondra alors avec la foi. Le travail quotidien s’unira aux élans vers le ciel, aux jeux des enfans sous l’arbre de Noël, à la danse royale devant l’arche.

Un mouvement orageux se produit dans la foule. Quelques-uns reculent, la plupart se groupent étroitement autour de Brand, qui ferme l’église à double tour et s’écrie : « Je ne suis plus le prêtre d’ici ; personne de vous, gens de la fête, ne recevra ces clefs de ma main ! » Là-dessus il jette les clefs dans le torrent et se tourne de nouveau vers le peuple.

BRAND. — Accourez, natures fraîches et jeunes ! Qu’un souffle de vie balaye la poussière qui vous couvre !…
LA FOULE. — Conduis-nous ! Nous te suivons !
BRAND. — A travers monts, plaines, glaciers, à travers tout le pays nous irons détruire les pièges qui retiennent les âmes du peuple. Nous allons aérer, affranchir, édifier, faire disparaître tout affaissement. Hommes et prêtres à la fois, nous imprimerons le sceau du Seigneur partout où il est effacé ; et du royaume entier nous ferons un grand temple !

La foule entoure Brand, que des hommes enlèvent sur leurs épaules. « C’est un grand jour », proclament des voix nombreuses, « et de grandes visions traversent l’air ensoleillé. » A l’exception de quelques âmes restées tièdes, tous se sont engagés dans la vallée et la remontent. Le bailli a beau faire entendre ses exhortations et le doyen ses doléances, personne ne les écoute. « Ah les chiens ! dit le premier, ils ne répondent pas. »

Nous voici sur les hauts plateaux. La foule, après avoir traversé un pâturage, gravit maintenant la montagne pour arriver au fiæll qui, là-haut, s’étend, vaste et aride. Déjà la fatigue commence, les défaillances se laissent pressentir. « Attendez, supplie l’un, mon vieux père n’en peut plus. » — « Mon enfant est malade, » pleure une femme. Celui-ci a faim, celui-là a soif, un troisième a le pied écorché. Et tous demandent des prophéties, des miracles. La lutte à peine commencée, on les voit déjà impatiens de triompher et de se partager le butin. Ils interpellent le prêtre, le harcèlent de questions : « Combien durera la lutte ? quelles seront les pertes : que rapportera la victoire ? » Brand, d’abord étourdi par ces clameurs, commence à se douter de l’équivoque qui règne entre ses idéales promesses et les grossiers appétits de la foule. Cette équivoque, il se hâte de la dissiper.

BRAND. — Combien durera la lutte ? Elle durera jusqu’à votre dernier jour, jusqu’au sacrifice suprême, jusqu’à ce que vous soyez libres de compromis, maîtres de votre volonté entière… Quelles seront les pertes ? Tous vos dieux… toutes les chaînes qui vous rivent à la terre, tous les somnifères qui vous endorment. Ce que rapportera la victoire ? Une volonté pure, une foi élevée, et cet esprit de sacrifice qui fait qu’on donne tout avec joie, tout jusqu’à la vie, enfin une couronne d’épines sur chaque front : voilà votre gain !

Maintenant la lumière est faite. Nous voyons se dessiner clairement la cause qui fera à jamais avorter les entreprises pareilles à celle de Brand : elles supposent l’impossible, toute une génération qui, sciemment et volontairement, accepterait de se sacrifier « au profit d’une race à venir ». Quiconque a osé le proposer a été lapidé par les siens.

Déjà des cris s’élèvent : « Tuez-le ! » Le moment paraît propice à l’autorité pour ressaisir son pouvoir ; et elle se montre aussitôt, ne demandant qu’à l’amener les égarés par la mansuétude et le pardon. Au doyen d’abord : n’est-ce pas là son rôle ? Il accourt : « O mes enfans, ô mes brebis ! s’écrie-t-il, arrêtez-vous, reprenez votre travail quotidien. Que feriez-vous, faible troupeau, là-haut, entre l’ours et le loup, là-haut, entre l’aigle et le vautour ? »

Le mouvement se ralentit, mais ne s’arrête pas encore. C’est alors que le bailli apparaît. Il connaît la foule : ce n’est pas à sa raison qu’il s’adresse, c’est à son imagination et à ses appétits. « Arrêtez-vous ! s’écrie-t-il, un banc monstre de poissons, chose qui ne s’était jamais vue, vient d’entrer dans le fiord, vous demandiez un miracle : en voici un. Retournez en arrière, prenez et rassasiez-vous ! » Peu importe que ce soit là un nouveau mensonge : le bailli a produit son effet. A peine a-t-il parlé, que le peuple se retourne et le suit, non sans avoir chassé Brand, sur lequel pleuvent tout à coup les pierres et les invectives. « Le misérable, qui a repoussé sa vieille mère mourante, tué sa femme et son enfant ! Misérable qui nous a séduits par des promesses mensongères ! »

Hué, meurtri, Brand gagne la lande sauvage. Le doyen et le bailli accordent au peuple un pardon avec la promesse d’une commission d’enquête pour examiner les imperfections dont il peut avoir à se plaindre. Et, tout en cheminant vers le fiord, le fonctionnaire explique au prélat que le banc de poissons estime pure invention, la première qui lui soit venue en tête. « Mon ami, répond le doyen en souriant, je ne suis pas rigoriste. » Quant aux scrupules qu’inspire au propagateur de l’esprit humanitaire la conduite du peuple vis-à-vis de Brand, le digne ecclésiastique les calme d’un seul mot : Vox populi, vox dei.

Sur le plateau désert l’ouragan est déchaîné, de lourds nuages fuient, rasant le sol. Par instans une crête, un pic, se dessinent, mais le brouillard les voile aussitôt. Brand apparaît, sanglant et se traînant à peine. Une chose le torture et l’abat plus que sa défaite et que les souffrances physiques : la race lui paraît définitivement condamnée. La torpeur que Brand a voulu dissiper est bien celle de la mort, « de la mort sur la paille. » Ce peuple est semblable à tous ceux qui ont perdu courage et volonté. Les uns, comme lui, se disent trop petits, d’autres se disent trop vieux. Chez tous, à ces terribles époques d’affaissement, les mêmes symptômes se produisent : endettement des âmes, triomphe de la raison pratique sur les principes et sur les élans du cœur.

Exténué, Brand se laisse tomber dans la neige et, se couvrant le visage des deux mains, reste un moment immobile, étranger à tout ce qui l’entoure. Puis il lève la tête et regarde autour de lui.

BRAND. — Avais-je fait un rêve ? Est-ce là le réveil ?… Tout ce que je voyais avant cela n’était-ce qu’illusion ? Le modèle de l’âme humaine a-t-il vraiment été perdu ? L’esprit originel a-t-il fui sans retour ? (Écoutant.) Ah ! il me semble entendre un chant dans l’air.

Des voix se mêlent au souffle de l’ouragan.

CHŒUR INVISIBLE. — Jamais, jamais tu ne Lui seras semblable, car tu fus créé dans la chair ; sers sa cause ou trahis-la, tu n’en es pas moins maudit.

Brand prête l’oreille à l’incantation du doute. Il se souvient que, déjà, dans le temple, il sentait « la main du Seigneur repousser sa prière ». Et le chœur résonne plus fort au-dessus de sa tête.

LE CHŒUR INVISIBLE. — Ver chétif, jamais tu ne Lui seras semblable. Tu as vidé le calice de la mort. Suis-le ou trahis sa cause, ton œuvre n’en est pas moins condamnée.

Alors le regret le saisit. Il pleure enfin tout ce qu’il a sacrifié à son inutile mission, et les voix que sa fièvre d’exténuation lui fait entendre s’adoucissent soudain et achèvent ainsi leur chant : « Jamais, rêveur, tu ne Lui seras semblable !… va ! tu as été créé pour vivre ta vie terrestre ! » Il y a, dans ces derniers accens, une telle nostalgie, une si puissante sollicitation, que Brand, n’en pouvant plus, tend ses bras en pleurant : « O Agnès, ô Alf, revenez ! Vous le voyez, je suis seul sur cette cime déserte, transi par la bise, assailli par des spectres, lacéré et sanglant. »

Une tache de lumière se forme dans le brouillard. D’abord faible, elle s’accuse, grandit. Bientôt l’hallucination est complète, et une figure de femme, vêtue d’une robe claire, apparaît dans cet espace lumineux. C’est Agnès qui, souriant, tend les bras à son mari : « Me voici, Brand. C’en est fait des cauchemars, des fantômes. Tu as été malade, mon bien-aimé, et te voici guéri. Alf vit aussi et se porte bien. Je l’ai laissé chez ta mère qui n’est pas morte. La vieille église est encore debout ; — on la démolira si tu veux. En bas, les gens de la commune travaillent comme dans le bon temps. »

« Comme dans le bon temps » ? Ces mots font frémir Brand, qui commençait déjà à se ranimer. Quel est ce langage nouveau ? Est-ce bien Agnès qui parle ? Elle se fait plus caressante, lui promettant la santé, le retour au foyer perdu, à une seule condition : il renoncera à ce tout ou rien qui est la source de son mal, de sa folie. Le vieux médecin Fabien dit, « lui qui a lu tant de livres. »

Non est la réponse de Brand, et il ne peut en faire d’autre. Comme toujours, à peine s’est-il penché du côté des tendresses humaines, dont il a soif cependant, que l’absolu le ressaisit, force invincible à laquelle il n’échappera jamais. Déjà elle l’anime et l’entraîne à la lutte. S’il n’a fait que rêver jusqu’à présent, hé bien ! il vivra désormais, pour la même cause et pour le même combat. « Quoi, dit le fantôme, tu recommencerais ? » Oui, il recommencerait, il sacrifierait l’enfant, il lui briserait le cœur à elle-même, il se ferait lapider par le peuple, sans jamais cesser d’espérer, parce que, « la volonté d’un seul peut faire de grandes choses et que l’unique chemin qui nous ramène au paradis perdu est celui du désir nostalgique. » Quand un homme est né avec ce désir, rien ne saurait le lui enlever ; et l’Esprit de compromis qui, après tant d’autres formes, a revêtu celle d’Agnès, s’évanouit dans le brouillard.

C’est à ce moment que le ciel miséricordieux, pour répondre à ses vœux, irréalisables ici-bas, lui envoie la mort, que Brand n’attendait pas, et qui le surprend. L’instrument de la délivrance n’est autre que Gerd, cette créature sauvage et pure comme la nature inculte, cette enfant qui n’existerait pas sans les fautes et les lâchetés humaines. Née en dehors de la société, elle hait et méprise ses pactes et ses compromis. Mais, dans son âme malade, cette haine n’est qu’un instinct obscur, inconscient de son objet, qu’elle se représente sous la forme d’un immense vautour, dont les serres vont la saisir, dont le bec est prêt à lui déchirer la poitrine. Tantôt elle le fuit, tantôt elle s’embusque pour le tuer. Longtemps elle se bornait à lui jeter des pierres, mais aujourd’hui elle a volé un fusil, et le guette : « L’as-tu vu ? » demande-t-elle à Brand. Jadis il n’avait répondu à cette question que par un mouvement de pitié, ne voyant en elle qu’un signe de folie. Mais aujourd’hui il la comprend. La faiblesse et la persécution ont rapproché cet homme de cette enfant. Leurs deux têtes sont hantées de visions. Quand Gerd lui parle du vautour, Brand le confond avec le fantôme qui vient de s’envoler, avec l’Esprit de compromis. « Oui, dit-il, cette fois-ci je l’ai vu. Mais sache-le bien, aucune balle ne l’atteint. Parfois il semble fuir, touché à mort. Si tu t’élances alors pour lui donner le coup de grâce, tu le vois soudain derrière toi, qui te raille, plus dispos que jamais. Va, cependant, et puisses-tu atteindre ce que tu vises ! »

Tout à coup il se souvient de l’effet qu’une détonation peut produire dans le lieu où ils se trouvent : car ils sont dans l’Eglise de glace. Il l’a dit lui-même à Gerd : un coup de fusil a souvent fait crouler les murs de cette Eglise, et causé la mort du chasseur imprudent qui s’y était aventuré. Une transe mortelle le saisit en voyant l’enfant épauler son arme. Il bondit et veut l’arrêter. Trop tard ! le coup est parti. On entend un roulement sourd comme celui d’un tonnerre lointain.

GERD. — Touché ! Il chancelle et s’abat. Tiens ! le voici qui tombe : écoute ses cris. Toute la montagne en retentit. et ce duvet, ces milliers de plumes qui volent descendant du sommet !… Elles vont arriver jusque sur nous.
BRAND (se laissant tomber). — Oh ! chaque race envoie un de ses fils à la mort pour expier les crimes de tous !

Alors Brand, se voyant au terme de sa vie, veut savoir du moins à quoi elle l’aura mené. Se tordant d’angoisse, tandis que l’avalanche descend impétueuse, il adresse au Très-Haut cette question angoissée : « Réponds-moi, Dieu, à l’heure où la mort m’engloutit : est-ce assez de toute une volonté d’homme pour acheter une parcelle de salut ? »

A peine a-t-il prononcé ces paroles qu’il disparaît enseveli sous la neige, qui comble tout le vallon, et une voix retentit, dominant le bruit de l’avalanche :

« Dieu est charité, » proclame-t-elle.

VI

Quand on a pénétré l’esprit de ce drame et qu’on connaît les influences sous lesquelles le poète l’a conçu, il semble difficile de se méprendre sur le sens de son dénouement. L’individu levant la tête, revendiquant son indépendance, voilà Brand et le mouvement qu’il personnifie. Gerd symbolise la même idée, mais transformée par les faiblesses humaines et les injustices sociales en un instinct de destruction agissant à l’aveugle et amenant, au lieu de l’affranchissement visé, une mortelle catastrophe, où se trouve englouti le principe lui-même de l’indépendance individuelle. Gerd, en un mot, c’est la révolution aboutissant au nivellement fatal, redouté et maudit par Ibsen comme il l’a été par Kierkegaard et comme plus tard, en France, il le sera par Taine. Ce nivellement est représenté par l’avalanche que déchaîne le coup de fusil de la bohémienne comblant tout le vallon. Elle ensevelit Brand l’individu, l’homme par excellence, incarné dans un de ces types d’apôtres qui sont, au dire de Renan, « les plus puissantes manifestations où le psychologue puisse étudier l’énergie intime de la nature humaine et de ses élans divins. »

Dans ce drame, Ibsen a voulu, non point faire vivre artificiellement une idée, mais, après avoir exposé cette idée d’une façon abstraite, nous montrer le sort qui lui est réservé dans la vie telle qu’elle est, ou, du moins, telle qu’il la voit. Ce n’est pas un traité, c’est un tableau illustrant une pensée. Œuvre de philosophie par momens, c’est toujours une œuvre d’art. Ce n’est pas Ibsen qui engage des controverses ou soulève des conflits. Il nous dépeint sous une forme dramatique la lutte qui, depuis Kierkegaard, se poursuit dans son pays entre les prêtres rationalistes et l’Eglise d’Etat ou plutôt l’Etat lui-même, en tant que directeur d’âmes. Le combat pour l’indépendance de l’esprit se livre en Norvège sur le terrain religieux. Voilà pourquoi Ibsen a fait de Brand un prêtre.

Préoccupé cependant de faire comprendre à ses compatriotes la vie qui les entoure, il devait nécessairement leur montrer des types qu’ils sentissent vivans et vrais. C’est ainsi que, pour dessiner la grande figure de Brand, il s’est souvenu du pasteur Lammers, qu’il avait connu dans sa jeunesse. Cet agitateur en plein air, comme Ibsen l’appelle par opposition à Kierkegaard, dans lequel il ne voit qu’un agitateur en chambre, s’était montré tout aussi intransigeant que Brand vis-à-vis des consciences ; il avait exposé sa famille à de cruelles épreuves matérielles, contre-coup de sa lutte contre l’Église d’État, lutte au bout de laquelle il s’était trouvé seul, après avoir entraîné des populations entières.

« On finira par comprendre que Brand est une œuvre beaucoup plus objective qu’elle n’en a l’air », a dit Ibsen. En effet, s’il s’identifie plus d’une fois avec son héros, souvent, il se sépare de lui pour le juger. Il le condamne dans plusieurs occasions, tantôt par la bouche d’Agnès, tantôt par celle du médecin. Quelquefois même il attribue au bailli ou au doyen des argumens si solides qu’il paraît leur donner raison. J’ai sous les yeux l’œuvre d’un conférencier de Stockholm qui, expliquant Brand aux élèves d’une école élémentaire, leur fait surtout admirer le vigoureux bon sens du magistrat libéral et du dignitaire de l’Église. Cela prouve tout au moins qu’Ibsen ne condamne ces deux personnages à l’enfer du ridicule qu’après leur avoir loyalement fait exposer toutes leurs raisons.

En somme, c’est dans l’esprit, dans l’ensemble du drame, et surtout dans son prologue héroïque comparé à son funèbre épilogue, qu’il faut chercher sa moralité. Ce qui est vrai sur les fiælls symboliques qui représentent la pensée et le rêve peut être faux et désastreux aux bords du fiord, dans le domaine de la vie réelle. Brand descendant parmi les hommes, c’est l’idée devenant action et subissant les épreuves que la réalité lui suscite. Les plus redoutables de ces épreuves viennent, sans contredit, des sentimens que la vie fait naître dans le propre cœur de l’idéaliste. Sitôt que Brand connaît les affections humaines, l’idée est exposée à sombrer ; et elle le ferait si Gerd, la messagère des hauteurs, ne venait la sauver, en détruisant le bonheur terrestre de l’apôtre.

Par son plan comme par son développement, Brand est une épopée plutôt qu’un drame, épopée mêlée d’une pointe de satire particulière à l’esprit norvégien et qui atteint jusqu’au héros lui-même. On peut dire que c’est là une œuvre mère où l’on trouve réunies en système toutes les idées qu’Ibsen a, plus tard, développées une à une dans ses drames modernes. De plus, dans chacun de ces drames, ou à peu près, l’âme de Brand semble revenir en quelque sorte. Presque partout nous retrouvons, sous une forme ou sous une autre, l’homme seul qui lutte sans espoir et ne peut reculer. Cette note personnelle ne constitue-t-elle pas un des plus grands attraits des drames ibséniens ? C’est en faisant œuvre de poète, en donnant libre cours à ses sentimens, à ses impressions, et à sa fantaisie, qu’Ibsen s’est exercé à sentir, à voir la vie, et à la représenter par de vives images.


M. PROZOR.