Un Evêque musicien

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Camille Bellaigue
Un Evêque musicien
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 389-413).
UN ÉVÊQUE MUSICIEN

Le « monde » lui-même connait au moins de nom le prêtre et l’évêque, le théologien et l’orateur, le conseiller des âmes et le maitre de la vie intérieure que fut, au siècle dernier, l’évêque d’Anthédon, l’auxiliaire de l’illustre cardinal Pie, Mgr Gay. Un livre récent [1] a fait revivre l’éminent prélat et rappelé ses titres divers à l’admiration et à la reconnaissance des fidèles. Son biographe ne pouvait pas manquer non plus de le recommander à la mémoire des musiciens. Dans la lettre qu’il a donnée pour préface à l’ouvrage, Mgr l’archevêque d’Aix écrit avec raison à l’auteur : « Cherchant comment on pourrait, en deux mois, définir celui que vous avez voulu reproduire et louer, il me semblait entendre le Christ répondre à ma question et me dire, en parlant de son serviteur : Il fut, dans les temps modernes, mon grand artiste. »

Curieux, épris du beau sous toutes ses formes, lettré, poète, Mgr Gay fut surtout musicien. Il commença de l’être dès ses jeunes années, à peu près en même temps qu’un de ses amis, un des plus chers amis de son enfance et de sa vie entière, Gounod. Entre les deux élèves du lycée Saint-Louis, la musique forma les premiers liens. D’autres, plus spirituels encore, vinrent s’y ajouter ensuite, et, parmi tant de dons éminents qu’avait reçus l’illustre musicien, celui de cette tendresse religieuse et pour lui tutélaire jusqu’à la fin ne fut pas le moins précieux.


Charles Gay fit à Saint-Louis d’excellentes études. En 1833, à dix-huit ans, il obtenait au concours général le prix d’honneur de rhétorique. Dès 1830, en des vers juvéniles, animes par l’esprit libéral et même irréligieux du temps, le poète de quinze ans avait célébré « les trois glorieuses. » Alors aussi, toujours en vers, il se félicitait que, pour appeler les élèves à l’étude et à la récréation, le tambour, militaire et laïque, eût remplacé la cloche, « cloche maudite, instrument d’capucin. » Le futur prêtre, ou seulement le croyant, ne perçait pas encore sous l’écolier. Mais déjà s’annonçait l’artiste, le musicien surtout, et le philosophe, celui qui plus tard écrira ceci : « Affirmer que l’art est de trop dans la société, c’est dire que l’instinct du beau est de trop dans l’âme de l’homme. » Et encore : avant de nier l’utilité du beau, il faudrait « prouver que l’âme n’a pas de besoins, ou que l’art ne les satisfait pas, ou encore qu’il n’est pas utile de les satisfaire. »

L’adolescent pensait le contraire et se complaisait dans sa pensée. Tout enfant, il avait aimé la musique. On le surprenait alors, nous dit son biographe, « feuilletant des partitions, comme si la vue des notes eût évoqué les mélodies qu’il avait entendues. » Il ne tarda pas à devenir un bon pianiste. Au sortir du collège, ses parents souhaitèrent qu’il fit ses études juridiques. Il s’y résigna, peu de temps. Au bout d’une année, il passait de l’École de Droit au Conservatoire, où ses maîtres furent Le Sueur et Reicha, dont Gounod, à la même époque, était aussi l’élève. L’auteur de Faust a raconté comment il retrouva son camarade de collège. C’était en 1835, au foyer de l’Opéra, « un soir où l’on jouait la Juive. Je le reconnus et j’allai droit à lui. — Comment, me dit-il, c’est toi ! Et qu’est-ce que tu deviens ? — Mais, je m’occupe de composition. — Vraiment ? moi aussi. Et avec qui travailles-tu ? — Avec Reicha. — Tiens ! Moi aussi. Oh ! mais c’est charmant ; il faudra nous revoir [2]. » Et non seulement ils se revirent, mais pendant plus d’un demi-siècle, en pensée au moins, ils ne furent jamais séparés.

Autant que les œuvres musicales, plus encore peut-être, la nature, l’essence même de la musique passionnait déjà le musicien de vingt ans. « La philosophie de la musique, » a fait jadis observer Rio, « la philosophie de la musique est une mine qui est restée jusqu’à présent et restera longtemps encore inexplorée. Ceux-là seuls qui pourraient en parler pertinemment, c’est-à-dire les grands maîtres, n’ont que la moitié de ce qu’il faut pour entreprendre ce travail. En général ils n’ont pas, à un degré suffisant, le don de la méditation, et ils manquent de ce tact exercé qui sait dégager l’idée de la sensation et tirer une nourriture pour l’esprit de choses qui parlent à peine aux sens de la foule <ref> A. F. Rio, Épilogue à l’art chrétien ; I, Appendice (cité par Dorn Bernard de Boisrouvray). < :ref>. »

Déjà ce tact et ce don ne faisaient pas défaut au jeune artiste philosophe. Et c’est justement sur la philosophie de son art préféré qu’il se propose d’écrire. On n’a retrouvé que l’ébauche, quelques notes seulement, de l’ouvrage qu’il méditait. Elles datent probablement de 1836 ou 1837. A cette époque, dans l’esprit et dans l’âme de Charles Gay, la foi religieuse, un moment chancelante, s’était raffermie à jamais. Elle s’unissait encore en lui à l’amour de la musique, en attendant l’heure, maintenant prochaine, où l’amour de Dieu, saintement jaloux, allait le prendre et le garder tout entier.

Œuvre d’un artiste et d’un croyant, l’essai d’esthétique dont l’auteur avait tracé le plan, devait se diviser en une douzaine de chapitres ou leçons. Tout l’ordre musical y était non seulement exposé dans ses rapports avec l’ordre divin, mais expliqué par ces rapports mêmes. D’après le jeune philosophe, pas une forme, pas une force des sons n’échappe à cette religieuse correspondance. Et d’abord, le principe et l’origine de l’art, de tout art, est en Dieu, n’est qu’en Dieu. « La première œuvre d’art est la création. Toutes choses sont faites à l’image de Dieu, dont la loi suprême est l’unité dans la pluralité : la Trinité, à laquelle rendent témoignage toutes les sciences et tous les arts, toutes les choses et tous les êtres... Tout est triple et un.

« La musique est aussi soumise à cette loi : mélodie, successivité ; harmonie, simultanéité ; rythme, action, mouvement logique. Cette trinité manifestée par le son, comme l’âme par les corps, voilà la musique. »

De son idée générale, et pour la vérifier, le métaphysicien et l’artiste va maintenant faire l’application aux éléments de son art, et pour commencer, à l’accord parfait. « En combinant par trois, dans le nombre et dans l’espace, l’élément qui nait de la successivité des sons, c’est-à-dire de l’intervalle, on arrive à l’accord primitif, type semblable à tous les types, c’est-à-dire unitaire et ternaire à la fois. Cet accord se nomme pour cela accord parfait. Il existe seul à titre de principe générateur et de synthèse ; dans toutes les classifications trouvées, depuis les plus nombreuses jusqu’aux plus simples, dans toutes les énumérations parfois multipliées jusqu’à l’infini, il n’y a pas un accord qui ne se puisse, directement et d’une manière absolue, ramener à cet accord père, que les musiciens nomment accord parfait. Son existence est, comme je l’ai dit, fondée sur le nombre trois et ses dérivés. Ainsi l’accord est composé de trois sons, il est établi sur l’intervalle ternaire de la gamme, c’est-à-dire la tierce. Dans une gamme quelconque, cet accord se reproduit six fois : trois fois majeur, mineur trois fois.

« De tous les accords possibles à imaginer, il est le seul consonant. L’expression qu’il produit est complète. Etant complète essentiellement, l’expression morale de cet accord est l’harmonie, le calme, la joie paisible et pieuse. Cela n’est guère sensible, dans un genre isolé, qu’à un rêveur comme moi ou à un musicien très habile ; mais -le fait devient évident par le nombre. Ainsi la musique de Palestrina, toute remplie d’accords parfaits et fondée rigoureusement sur ce seul accord et ses dérivés les plus prochains, produit, dit-on, à Rome, un effet dont rien n’approche et dont la parole ne saurait donner une idée. La suavité, l’onction grave, la foi, la sublime majesté, la puissante plénitude de cette musique tient seulement à ce fait et le prouve d’une manière souveraine. »

Après et comme l’accord parfait, la consonance et la dissonance sont étudiées par Charles Gay dans un esprit religieux, voire mystique. C’est le même esprit qu’il faut tâcher de créer en soi pour comprendre des pages telles que celles-ci : « Il est évident que la musique première, telle qu’elle est résultée de la création divine, n’a pu être que parfaitement consonante. Nous ne pouvons guère, dans notre état actuel, concevoir quelle peut être cette musique céleste, toute consonante, complète, à chaque instant inaltérée, souveraine, mais absolument belle, éternelle et infinie, en raison même de sa consonance. Placés dans la dualité, créatures faites bonnes, mais devenues mauvaises, nous ne nous élevons pas immédiatement à la perception des faits primitifs et absolus. Nous en avons bien un vague souvenir et comme un ressentiment lointain et dans le nombre et dans le temps. Toutefois, nous pouvons bien croire, sinon comprendre, qu’une musique a existé et existe, en dehors de nous, parfaite, une, variée dans cette unité et à cause même de cette unité, mais sans trace d’éléments hétérogènes et surannés. Il est logique de penser qu’une musique semblable est le produit nécessaire de la création conçue par l’Être et réalisée par le Verbe. Voici donc qu’il y a dans la musique un élément divin, absolu, complet, être lui-même : la consonance. Mais hélas ! dans cet art, cet élément n’est pas seul ; nous trouvons à côté de lui un élément altéré, moins pur, relatif, variable, changeant, incomplet par lui-même ; ici comme partout, dans tous les faits de l’ordre moral et de l’ordre physique, il y a traces de chute. L’effet n’est plus libre, il est précédé, il est suivi, ce n’est plus la pureté divine de l’élément primitif ; c’est toute cette vaste multitude de passions humaines, diverses, légères, inégales, mobiles. L’élément dissonant est l’élément humain, secondaire, altéré, de l’art musical. Il est venu de la chute, comme toute chose incomplète... »

Alors se présente une objection. Le lecteur sans doute l’a déjà formulée, et l’auteur, qui l’attendait, qui l’appelait même, y va répondre :

« On demande comment il se fait que la dissonance, qui, selon nous, est une altération du plan primitif, soit une richesse dans l’art, et véritablement une source, un principe. Il y a plus de variété, nous dit-on, dans votre altération que dans votre système premier. Voici donc que le mal est plus fécond que le bien, ou ce que vous appelez mal ne l’est pas. » Oui, la dissonance est une richesse ; oui, elle est féconde, plus féconde que la consonance, ou du moins plus variée ; oui, elle engendre un nombre immense de nouvelles formules musicales ; elle exprime les mouvements de l’âme les plus énergiques. Il ne s’ensuit pas qu’elle cesse d’être une altération. Quel est, dans l’art, l’élément dramatique ? La lutte du vice avec le bien. La jalousie, la haine, toutes les passions du cœur les plus violentes l’adultère, le meurtre, tous les actes les plus réprouvés sont positivement l’élément le plus dramatique. Or, d’où viennent ces passions et ces actes ? De la chute, tout comme la dissonance, qui les exprime et les représente. Les panthéistes nous disent : « Que Dieu nous préserve d’un art dans lequel ces éléments n’existeraient pas ! » Hélas ! ici, sur cette terre, dans la lutte présente, il est certain que notre art sera toujours cela ; mais, avant de dire que dans la musique l’élément consonant est monotone et qu’au théâtre la vertu humaine est la mort du drame, il faudrait tâcher de comprendre ce que peut être la manifestation parfaite de la vertu infinie. Oh ! s’il nous était donné d’entendre un hymne que Dieu aurait créé et qui le manifesterait, nous ne douterions plus. Nous l’entendrons un jour. Ce chœur est peut-être quelque part dans le monde des élus. Il est peut-être votre récompense, nobles apôtres de l’Art, et vous vous enivrez à l’entendre, là où vous êtes... Et nous, que pouvons-nous faire ici ?... Courage toujours ! L’humanité rachetée remonte incessamment vers sa vie primitive. Oh ! il peut être bien beau aussi, le dernier cantique de l’humanité venant offrir à Dieu, le juge et le père, ses siècles accomplis. Ce chant viendra des hommes, et (qui empêche de le croire ?) se mêlera à cet autre chant du monde, pour réjouir les saints et Dieu lui-même pendant toute l’éternité des cieux [3]. »

« Imaginations ! » vont s’écrier les incroyants, après lecture dételles pages. « Célestes vérités ! » leur répondront les autres. Et les premiers, s’ils ne souscrivent point à cette haute et profonde exégèse, ne refuseront pas au moins d’y réfléchir.

Dans le même ordre, celui de la psychologie et même de la théologie musicale, un autre phénomène sonore est le sujet d’une « méditation, » ou « élévation, » non moins éloquente. Ce phénomène est la « pédale. » On sait que l’école désigne par ce mot« un son tenu dans la partie de basse, pendant qu’au-dessus de lui les harmonies les plus variées se succèdent [4]. » Charles Gay l’explique ou l’analyse en ces termes : « Descendons à l’examen. Peut-on bien dire que ce fait de la pédale harmonique soit étranger à l’accord, soit accident, comme on l’appelle ? Suivons bien. L’accord est un ; en vertu de cette unité il est consonant... Or, tout ce qui n’est pas cet accord est dissonant ; tout accident est une altération ; tout son étranger à l’inflexible unité des sons est une dissonance. Quelles sont les notes, les seules notes sur lesquelles se construira cette pédale ? Je vois la tonique, je vois la dominante. Or qu’est-ce que cette dominante, ce dominateur du ton ? C’est la manifestation absolue de la tonalité, l’expression de la substance du ton, son second terme, son verbe, si vous voulez. Or, voici que ces éléments sont consonants, que, loin d’être étrangers à l’accord, ils en sont les bases inébranlables et nécessaires ; que, loin d’être des accidents, ils sont l’être lui- même, l’être absolu. Vous les prenez comme base et, voyez maintenant, cette base est si ferme, cette tonalité est si franche, si réelle, si vivante, qu’aucun accord pris avec elle ne la détruit. Les notes étrangères, les dissonances, ce sont tous ces accords infinis que vous pouvez frapper avec votre sentiment multiple et passionné. La consonance demeure reine et victorieuse, dominatrice puissante. C’est l’unité majestueuse, solide, immuable. Et comprenez l’abondance à présent. Quels contrastes va vous donner cette multitude infinie de combinaisons sentimentales à laquelle vous pensez vous abandonner ! Aussi rien n’est plus beau, rien n’est plus grand. C’est, au milieu d’une lutte acharnée, la victoire qui approche ; c’est un dessein glorieux, un dénouement sublime qui naît parmi l’effort et l’embarras de l’égoïsme, qui grandit et se fortifie, qui reste et demeure seul. C’est l’annonce d’une grande nouvelle au milieu d’une foule agitée, éperdue d’attendre ; c’est l’arrivée, c’est tout ce qui est heureux, tout ce qui est fort, tout ce qui est ferme ; un Dieu parmi les hommes, la lumière du sacrifice au milieu des ténèbres de la passion. »

Ici, lecteur, lecteur musicien, à qui les grands chefs-d’œuvre de la musique sont familiers, vous sentez, n’est-ce pas, venir l’exemple, un exemple fameux entre tous, qui va confirmer et comme illustrer ces éloquentes paroles. Il approche. Le voici. « Avez-vous entendu, poursuit le jeune inspiré, avez-vous entendu cette gloire et cette magnificence que Beethoven a dite dans le finale de sa symphonie en ut ? Avez-vous tressailli à cette annonce, à cette entrée si royale, si divine, qu’il semble, en vérité, que ce soit le triomphe de la vie sur la mort, le Christ vainqueur du tombeau ? Eh ! bien, voilà cette unité harmonique, la voilà dans toute sa force, dans toute sa vérité. Vous voyez donc que c’est là de la consonance, que c’est là du divin, du parfait, et peut-être qu’après tout, ce saisissement profond, que ces expressions morales amènent en nous, ne vient que de ce contraste et de cette harmonie entre deux natures, dont l’une est la nôtre, pécheurs rachetés, faillis, relevés, malheureux, consolés. Oh ! alors je comprends ces larmes et ce trouble plein d’amour où me jette l’audition de la symphonie ; il n’est pas étonnant que ces choses-là nous touchent, qu’elles aillent remuer dans toutes ses profondeurs notre pauvre âme humaine. On se souvient du monde perdu, on espère le monde promis. Oh ! est-ce de l’espoir seulement, Beethoven ? Non, ce monde, on le voit, on le sent, on y entre. Que celui qui a écrit cette page soit béni ! »

Loué soit aussi l’auteur de cette page littéraire, pour avoir, — à vingt ans, — donné de cette page musicale une si haute interprétation. On sait l’effet que produisit un jour le célèbre passage de la symphonie en ut mineur. Un soldat de Napoléon qui se trouvait dans l’auditoire, se serait, dit-on, levé en criant : « l’Empereur ! » Mais le pieux adolescent a cru reconnaître ici une approche plus auguste, plus émouvante encore, et le cri dont il l’a saluée en est encore plus beau.


« Je veux, écrivait-il à la même époque et dans le même essai, je veux, avec les saintes chaînes de la pensée, rattacher au trône du Dieu un et éternel mon art bien-aimé. » Telle était en effet la volonté qui lui semblait alors dominer ou résumer tout le dessein de sa vie et de sa vocation. Mais de l’une et de l’autre voix qui l’avaient d’abord appelé ensemble, celle de Dieu se faisait de jour en jour la plus forte. Elle le pressait tantôt par l’éloquence de Lacordaire, tantôt, avec moins d’éclat, mais peut-être avec plus d’efficace, par la conversation et les avis d’une humble artiste, qui donnait à Mlle Gay, sa sœur, des leçons de piano. Ainsi tout était bon à la musique pour élever au-dessus d’elle-même le disciple qui l’aimait à ce point, qu’il n’en devait jamais perdre l’amour. Un jour enfin, comme le musicien passionné se promenait dans les bois de Ville-d’Avray, il crut entendre au dedans de lui ces mots : « Tu seras prêtre. » Mais, les entendant pour la première fois, il se contenta de répondre : « Oui, plus tard, quand j’aurai composé de la musique religieuse. » Le verbe intérieur cependant ne se taisait pas. Le jeune homme l’écoutait, de plus en plus attentif et docile, sans révéler encore à personne le secret de cette mystérieuse audience. À peine eût-on pu le deviner entre les lignes suivantes, adressées à sa sœur : « Sais-tu que je ne le donnerai pas seulement une mesure de musique, écrite de ma main, pour fêter ton retour. C’est bien mal en apparence, mais, au fond, c’est une grande raison… et une abstention méritoire. Ce que je sème fructifiera, mais il faut laisser venir la saison. »

Si la saison, l’heure même des grands renoncements approchait, elle ne sonnait pas encore. Pendant l’été de 1838, Charles Gay visite avec son frère la Suisse et le Nord de l’Italie. Dans ses notes de voyage, la musique n’est pas négligée. Il ferait volontiers sien le vers de Victor Hugo : « Une voix est dans tout, un hymne sort du monde. » La nature lui cause des impressions musicales. Il écrit, de Chamonix : « … Grands spectacles, à chaque instant variés et toujours uns : vigoureux dans leur douceur, variés dans leur puissance. Oh ! tout cela vous fait réfléchir sur l’harmonie entre les choses et sur l’accord des contraires. J’avais de la musique plein l’âme, plein le cœur, plein la tête ; et encore une musique morale bien autrement belle que celle qui peut se formuler par les sons. »

Il écoute avec admiration et se fait montrer en détail les célèbres orgues de Fribourg, celles où, vers la même époque, Liszt avait joué devant George Sand le Dies iræ de Mozart[5]. À l’église de Lausanne, pendant la messe, il s’étonne d’entendre exécuter un air du Freischütz : « Oh ! j’ai cruellement souffert, » écrit-il. Ailleurs même qu’à Lausanne, s’il revenait parmi nous, il souffrirait encore aujourd’hui.

Liszt était alors de passage à Milan. Charles Gay, qui le connaissait, l’y retrouve avec un vif plaisir. « Je ne puis te dire la joie qu’il a témoignée de me voir, joie bien partagée, car je l’aime vraiment beaucoup. Nous avons passé avec lui toute la soirée à faire de la musique ; nous étions ravis. Liszt a fait encore des progrès ; il chante comme une voix. Je ne saurais te dire l’impression qu’il nous a faite. Son jeu est inouï. Nous avons vu une vingtaine de morceaux remarquables, plusieurs de Schumann, dont je te ferai connaître les œuvres. Cela m’a semblé bien bon de retrouver ma chère musique, et de la retrouver si vivante et si belle ! Après, nous avons été prendre des glaces et nous sommes restés à causer jusqu’à une heure du matin. J’ai été bien heureux de pouvoir échanger quelques idées : de cela aussi j’avais été fort prive ces derniers temps.

« Liszt est pour moi d’une bonté de frère : son chez lui est notre chez nous. Nous déjeunons et nous dînons aujourd’hui avec lui. Ce soir même nous aurons l’honneur d’un souper en compagnie de Rossini... Que te dirai-je ? Une réunion pleine d’attraits. »

Quelques jours plus tard, après avoir quitté Milan : « J’ai passé avec Liszt presque tout mon temps, nous avons même pris nos repas ensemble. Nous avons été mardi, de compagnie, faire une visite à la Chartreuse... La conversation n’a pas langui Liszt a l’esprit le plus intarissable qu’on puisse imaginer. C’est un problème pour moi que, sans études premières, ayant acquis, dans une spécialité généralement très exclusive, le plus admirable talent, il sache toutes les choses qu’il sait et ne soit étranger à aucune des idées qui ont cours dans le monde. Cette vie intime de quelques jours, en nous faisant connaître davantage l’un à l’autre, a fini de nous lier, et maintenant c’est une amitié placée au-dessus des chances humaines...

« Je te rapporte une dizaine de mélodies de Schubert, que Liszt a transcrites pour le piano. Il me les a dites de façon qu’elles m’ont pénétré et je me charge de te les apprendre. J’ai aussi pour toi trois morceaux de Schumann que tu auras plaisir à connaître et qui t’avanceront beaucoup sous le rapport instrumental. Cet hiver nous allons faire de la musique comme des bienheureux. »

Pour lui, cet hiver allait se passer d’autre sorte. L’appel intérieur ne cessait plus de retentir en son cœur. Il sentit que le moment était venu d’y céder. Les siens y résistaient encore. Il sut les convaincre, et en octobre 1839, à vingt-quatre ans, Charles Gay partait pour Rome où il avait résolu de se préparer au sacerdoce.

Parmi les amis qu’il laissait à Paris, l’un des premiers à connaître sa résolution fut Gounod. Il s’en étonna d’abord. « J’étais, écrira-t-il plus tard dans les Mémoires d’un artiste, j’étais en admiration devant cet ami en qui je reconnaissais une organisation d’élite et des facultés bien supérieures aux miennes. Ses compositions me semblaient révéler un homme de génie et j’enviais l’avenir auquel il me semblait appelé. J’allais souvent passer la soirée chez lui, où l’on faisait beaucoup de musique Un jour, je. reçus de mon ami, qui était à la campagne, un mot par lequel il me priait de venir le voir, me disant qu’il avait à me faire part d’une nouvelle qui m’intéresserait. Je crus qu’il s’agissait d’un mariage. Lorsque j’arrivai chez lui, il m’annonça qu’il voulait se faire prêtre ; je m’expliquai alors le sens des in-folio et autres gros livres dont, depuis quelque temps déjà j’avais remarqué que sa table était chargée. Je ne compris pas un tel revirement et je le plaignis d’une préférence qui lui faisait sacrifier un si bel -avenir pour un sort qui me paraissait alors si peu digne d’envie. »

Gounod ne tarda guère à comprendre, mieux que personne, ce qu’il appelle « un revirement » et qui n’était en réalité qu’une confirmation. Peu d’années après, on le sait, il allait à son tour prendre le même chemin. Il n’y fit, il est vrai, que les premiers pas, mais en lui commença du moins ce qui dans son ami devait s’achever.

Désormais, c’est Gounod, plus que Liszt, plus que tout autre musicien, Gounod seul, avec qui Charles Gay, prêtre, puis évêque, sera lié jusqu’à sa mort.

A peine arrivé à Rome, le 7 décembre 1839, il écrit : « J’attends avec joie Charles Gounod : ce me sera une très douce et très utile compagnie. » Pour le jeune pensionnaire de la villa Médicis, la société du jeune séminariste allait être non moins douce et plus profitable encore.

11 mars 1840 : « Charles Gounod va bien, mais il souffre de sa solitude II est vrai qu’il a compris que la force et la consolation ne se trouvent pas en deux endroits, et son âme se tourne d’elle-même vers le soleil. Combien j’en bénis Dieu ! Ce sera certainement un grand artiste. » La réunion des deux amis ne dura guère. Le climat romain éprouva très vite la santé délicate de Charles Gay. Avant la fin du printemps de 1840, les médecins l’obligèrent à quitter Rome. Un de ses regrets était d’y laisser Gounod. Aussitôt de retour à Paris, l’une de ses premières visites fut pour la mère de son ami. Mme Gounod écrit à son fils (mai 1840) : « Ton bon ange m’a consacré deux heures (de huit à dix), et pendant ces heureux instants il m’adonne l’occasion de juger de la douceur et de la paix de son âme si dévouée. »

Nous en pouvons juger aussi par les lettres véritablement saintes du « bon ange » à l’ami lointain [6]. A Rome, le 25 mars 1840, Gounod était revenu aux pratiques religieuses de son enfance. Un an après (16 mars 1841), cette lettre lui rappelait la ferveur et les délices mystiques de ce retour :

« Mon bon et bien cher Charles, c’est un bon et pieux souvenir qui me fait t’écrire aujourd’hui. Je calcule que cette lettre pourra t’arriver le jour même de l’Annonciation de la Sainte Vierge, et ce jour-là a été marqué pour nous deux d’une trop grande joie pour que nous ne devions pas nous réunir dans la prière et dans l’action de grâces. Te souvient-il, cher ami, de cette touchante, de cette divine cérémonie qui se passa entre Dieu, les anges et nous, l’année dernière, en cette petite chapelle qui est dédiée à la sainte Mère de Dieu dans l’église du Gesù ? Te souvient-il que F. de L. et moi nous servions la messe ensemble au pieux et saint Père de Villefort, et que toi et Bousquet (un autre pensionnaire de la Villa Médicis,) vous étiez agenouillés dans la chapelle ; puis, que, lui pour la première fois de sa vie et toi pour la première fois depuis ton enfance, vous eûtes l’honneur et la joie céleste de recevoir en vous notre bien-aimé Seigneur J. -C. ; puis qu’à la sacristie, tous heureux et le cœur rempli, tous plus unis et plus frères que nous ne l’étions auparavant, nous nous embrassâmes de tout notre cœur et que toi, mon cher Charles, le visage tout baigné de larmes, tu me disais, du fond de ton âme : Oh ! tu ne ni avais pas trompé ! N’est-ce pas, cher ami, que ces souvenirs sont admirablement doux et qu’il fait bon célébrer l’anniversaire de pareilles fêtes [7]. »

Autre lettre, à peu près de la même époque : « J’ai bien joui de tes succès, j’en ai remercié Dieu et je l’ai prié de te conserver toujours dans la vérité et dans la charité, afin que tu chantes dignement ses miséricordes et que ta parole musicale prêche à beaucoup de cœurs de le bien aimer. Je compte si bien sur toi pour cette œuvre ! Je te redis cela souvent, mon bon Charles, parce que je comprends toute la sublimité d’une pareille vocation... Je bénis Notre Seigneur de ce qu’il fait en toi et par toi pour préparer cet avenir d’artiste chrétien. Le passé et le présent me donnent une immense confiance. Demeure seulement l’enfant de Dieu et laisse-le faire... »

Cet « avenir d’artiste chrétien » qu’il avait autrefois rêvé pour lui-même, le futur prêtre ne se lassait pas de le souhaiter, de le prédire à son ami :

«... Je te l’avoue, j’ai une confiance immense, j’ai une certitude réelle, si j’ose le dire, que Dieu te conduira par la main, pourvu que tu ne retires pas la tienne de la sienne. Ton âme est capable de recevoir l’inspiration. Dieu l’a faite ainsi. Maintenant, c’est à toi de la tenir ouverte toujours par la pureté intérieure et de la dilater chaque jour davantage par la prière. Je te parle là un langage qui ferait hausser les épaules à la plupart de tes confrères ; mais je sais que tu peux l’entendre et que les paroles de la vie trouvent de l’écho en toi. »

Au mois de mai 1843, ayant achevé ses années romaines, Gounod regagnait Paris. « Que je te dise une heureuse nouvelle, écrit Charles Gay à sa sœur, Charles Gounod arrive aujourd’hui même jeudi. Je vais aller le recevoir tout à l’heure à la diligence. Tu devines en quel état de ravissement et de larmes est sa pauvre mère. Elle est admirable en bien des choses. La voyant ainsi, je pensais à la joie que doit ressentir la sainte Vierge en recevant un de ses enfants après le voyage de ce monde. Ce sera une fête générale ici... Sa mère a pensé à tout ; les pauvres auront leur part, car elle a préparé de belles layettes pour les donner au curé le jour du retour de Charles. Vraiment, c’est une grande joie qu’il nous soit rendu. »

Pour celui qui revenait, le « voyage de ce monde » n’était pas fini. Il ne commençait même pas encore. Bien plus, Gounod avait résolu d’abord de vivre hors du monde. Quelques mois avant son retour, sa mère lui écrivait : « Je ne sais de quel côté tu désireras loger. Sera-ce près des Missions [8], ou près de l’Opéra ? » Ce fut d’abord tout près des Missions, rue Vaneau, sous le même toit que le curé de la paroisse, l’abbé Dumarsais, jadis aumônier du lycée Saint-Louis, et depuis lors ami commun des deux familles Gounod et Gay. Charles Gay lui aussi vivait avec l’excellent prêtre, et Mme Gounod mère habitait également la maison.

Le jeune musicien à peine rentré à Paris, le curé lui proposa la place de maître de chapelle en son église. Gounod accepta, sous la condition qu’il n’aurait d’ordres à recevoir de personne et qu’il serait le maître, ou « le curé de la musique. » Il eut du mal à le devenir. Ses paroissiens l’y aidaient médiocrement. Déjà la musique d’église n’était pas celle de l’Eglise, et quand par hasard elle venait parmi les siens, les siens ne la recevaient pas. Cependant les deux amis vivaient étroitement liés par leur art commun et leur commune foi. Au mois de mai 1845, Charles Gay fut ordonné prêtre. Sous son influence peut-être, Charles Gounod se crut d’abord appelé à le suivre. Mais il ne le crut pas longtemps. « Je sentis qu’il me serait impossible de vivre sans mon art et, quittant l’habit pour lequel je n’étais pas fait, je rentrai dans le monde [9]. »

Alors commence vraiment pour lui « le voyage de ce monde, » suivant l’expression de son ami. Et jusqu’à la fin, parmi les hasards et les périls de la longue route, son ami, devenu son guide, n’abandonnera jamais le voyageur. Il marchera devant lui, s’arrêtant, se retournant parfois pour appeler, rappeler celui qui s’attarde ou s’égare. En termes d’une haute éloquence, il bénira son mariage ; il baptisera son premier-né. Au prêtre, puis à l’évêque, rien de la vie de l’artiste, ni de son œuvre, ne sera jamais indifférent, ou seulement inconnu.


L’histoire de Gounod, son histoire religieuse, est par moments, — il nous l’apprend lui-même, — une « histoire des variations. » Les lettres des deux amis, (années 1860 et suivantes), en rendent un sincère et parfois émouvant témoignage. « J’ai reçu, écrit l’abbé Gay à un tiers, une lettre de mon pauvre Charles ; il me navre. Le monde est entré là et en a chassé Jésus-Christ, autant qu’on peut chasser cet amour obstiné qui ne lâche sa proie qu’à la mort. Beaucoup trouveront cette lettre bonne : elle me désole. Il se recommande à mes saintes pensées. Le malheureux ! qu’est-ce qu’elles peuvent lui faire, mes pensées ? Le mot « prières » lui fait pour. Où en est-il donc ? Pauvre, pauvre âme ! Mais que le monde est exécrable de faire à Dieu de lois larcins ! »

Moins de trois ans plus tard, métamorphose inverse.

Gounod à l’abbé Gay (16 janvier 1863) :


« Mon ami,

« C’est aujourd’hui l’anniversaire d’un jour triste pour moi entre tous ; il y a cinq ans, à pareille heure, je venais de perdre ma mère bien-aimée. Mais il a plu au bon Dieu, dont j’écris le saint nom avec un bonheur inexprimable, de faire pour moi de ce triste jour un jour bienheureux, si heureux que je ne puis l’achever sans te jeter avec le cœur la douce nouvelle de cette joie. Ce matin j’ai retrouvé en lui cette mère qui m’avait quitté pour aller à lui et dont j’étais séparé, puisque j’étais hors de lui ! Ah ! mon ami, j’aurais voulu avoir à lui offrir ce matin l’âme d’un Augustin ! Ma seule consolation, dans le sentiment de mon infinie misère, a été de sentir que c’était Lui-même que j’étais appelé à lui offrir. A cette promptitude de pardon, j’ai compris, mieux que par toute preuve, qu’il a tout fait de rien et que l’instant lui-même est un siècle, comparé à la rapidité de sa grâce. A cette invasion surabondante, j’ai compris que l’homme nouveau était une création instantanée de sa bonté, comme le premier homme le fut de la toute-puissance de sa volonté. Toute la nature a changé pour moi en un clin d’œil et il m’a semblé que je venais au monde...

« Je te quitte, cher ami, en ne me séparant plus de toi. Demande ma constance aussi ardemment que tu as demandé ma vie.

« Ton ami et ton frère,

« CH. GOUNOD. »


Entre les esprits, sinon les cœurs, la séparation allait se renouveler dès l’année suivante. Celle-ci fut pour les deux amis un temps d’épreuve : année de doute, et plus que de doute, pour l’artiste ; pour le prêtre, d’inquiétude et d’angoisse fraternelle. « J’ai dû écrire une grande lettre de controverse à mon pauvre Charles Gounod qui a positivement perdu la foi. » Les lettres de Gounod alors témoignent en effet de cette perte. L’influence de Renan et de la Vie de Jésus n’y fut point étrangère. Après s’en être défendu, Gounod ne tarda pas à la subir. J’ai lu ce livre, déclare-t-il, « dans une disposition assez semblable à celle de saint Pierre tirant son épée pour couper l’oreille à Malchus. Il me semblait que j’avais devant moi un homme qui voulait tuer mon maître. Je me suis donc armé de prière, d’évangile, de notes, d’encre et de papier, et je me suis mis à consigner tout ce qu’il y avait à mes yeux d’erreurs de fait, de raisonnements spécieux, d’explications arbitraires trahissant parfois la faiblesse critique de l’auteur. J’ai fait ce travail jusqu’au bout avec conscience, et de ce livre, que je n’ai lu qu’une fois, presque tout est tombé, sauf une chose, que je vais te dire en deux mots : le droit éternel et imprescriptible de la loi naturelle. »

Cette loi, qui lui parait échapper seule à la ruine de l’ouvrage, est justement celle dont Gounod cherche alors à se faire, après tant d’autres, un Kant, un Rousseau, le principe et la base de sa croyance, ou plutôt de son incroyance nouvelle. Exemple : « Je crois que la nature offre à l’espèce humaine aussi bien qu’à tout le reste toutes les conditions de son existence et de son développement moraux (sic), soit dans l’individu, soit dans les sociétés, et que l’homme trouve en lui, par la conscience d’une part et par la volonté de l’autre, les enseignements et les puissances nécessaires pour pratiquer sa loi. Je crois que tout homme parfaitement conforme, en désir et en action, aux dictées infaillibles et immuables de sa conscience est bon et pur devant Dieu. »

Du moins, si la foi de Gounod l’avait alors abandonné, sa bonne foi, sa bonne volonté même demeurait entière, comme sa tendresse pour l’ami, le confident que lui-même, et malgré lui-même, il afflige.

« Toi, représentant de Dieu selon l’Eglise par la doctrine, représentant de Dieu selon tous par ton cœur, je ne veux pas que les tourments de ta foi, quant à l’état de mon esprit, aillent jusqu’à ton âme. Tu vois peut-être en Dieu mieux que moi, mais Lui nous voit tous deux et je crois que, s’il te parlait, il te rassurerait sur ton ami toujours bien fidèle et bien tendrement affectionné. »

Aussi bien, dans cette âme changeante, mais sincère et naturellement religieuse, le goût, la passion du divin ne pouvait mourir. La foi que pour un temps elle ne possède plus, elle la regrette, elle la cherche, et la souhaite toujours. « Il faut qu’il y ait quelque part, au fond même de notre nature, quelque chose de bien radicalement inébranlable et de bien impérieusement solide pour résister sans intérêt, sans science, les yeux ouverts ou fermés, sans trouble, aux affirmations positives de tant de science, de cœur, de noblesse et d’élévation de toute sorte, qui affirme ce que je regrette. Ces affirmations, je leur ouvre toutes les portes de mon être, et elles n’y entrent pas. Pourquoi ! ! !

» Quoi qu’il en soit, je suis d’une docilité absolue à ce qui se passe en moi. D’où que me vienne la lumière, je la prendrai et je lui demanderai avant tout qu’elle me donne la paix, car il ne convient pas de porter dans un temple un démenti, quel qu’il soit, du cœur ou de l’esprit.

« Adieu, mon très cher et très bon ami, je t’aime et t’aimerai toujours du profond de mon cœur, que Dieu voit et qu’il aime, j’espère. »

L’esprit et le cœur de l’artiste ne tardèrent pas à recouvrer la lumière et la paix. L’un et l’autre bien lui vinrent, ou lui revinrent, comme toujours, du même auteur.

« J’espère que notre pauvre Charles a emporté de Trasforêt de vivifiantes semences [10]. Il était tout ému le jour où il m’a quitté. Que Dieu, qui lui a tant donné, lui accorde un peu de constance ! Jusqu’ici, hélas ! il a été aussi facile de l’attendrir que difficile de le fixer. Malgré tout, j’ai une confiance croissante en son salut. » (9 octobre 1867.)

En 1868, l’abbé Gay retourne à Rome, pour y participer, en qualité de consulteur, aux travaux préparatoires du concile du Vatican. L’état de Gounod, son {{état d’âme, » est de nouveau satisfaisant : « Dieu vient de me donner une grande joie par le retour de mon pauvre Charles. J’avais justement dit la messe pour lui ces jours-ci dans la chapelle, où, il y a vingt-huit ans, je l’avais amené communier après un long écart. »

Autre joie, romaine également, et sensible au musicien non moins qu’au prêtre : « J’ai vu Liszt, dont la tête blanchie se détachait hier au Colisée, parmi celles de mes auditeurs. Il était d’ailleurs venu me rendre visite, dès qu’il avait su mon arrivée. Je l’ai revu avec grand plaisir. Il est bien posé ici et il continue ses études, qu’il ne pourra pas sans doute pousser bien loin, les éléments lui ayant manqué durant sa jeunesse. Il m’a dit que toute son ambition était d’arriver à comprendre et à réciter le bréviaire. Je vois de temps en temps la princesse [11]. Elle est fort intéressante et érudite, pour une femme. » (8 avril 1868.)

Du 14 décembre suivant :

« Charles Gounod est arrivé il y a deux jours, et m’est venu voir au débarqué. Nous avons été ensemble faire visite à Liszt, qui va quitter Rome dans un mois pour rester quelque temps à Weimar. Dieu veuille que se dilatant comme musicien dans cette atmosphère allemande, il n’y perde rien comme chrétien. » Quelques jours après : « Je vois souvent mon cher Gounod ; sa santé est meilleure et son âme est toute bonne, partant tout heureuse. »

Ainsi toujours, dans le cœur du prêtre, le souci de l’âme de ses amis remportait sur le soin de leur gloire. Celle-ci pourtant lui demeurait chère, alors surtout, (c’était le cas de Gounod à cette époque-là), qu’elle pouvait se rapporter à celle de Dieu.

27 décembre 1868. — « Je vois beaucoup Charles, qui va bien. Avant-hier, il est venu avec nous et m’a servi la messe. Le voilà tout à fait lancé dans son grand ouvrage ; si grand, qu’il n’estime pas le pouvoir achever avant deux ou trois ans. Il en a fait le premier morceau, qui est considérable ; il l’orchestre ces jours-ci et le terminera sous peu. Il me l’a fait entendre : c’est magnifique, et encore qu’il s’y soit donné à résoudre un problème musical extrêmement compliqué, il y a si bien réussi, que cette très savante contexture ne sert plus qu’à accentuer davantage l’expression et à mieux accuser la pensée principale. On a, en somme, l’impression d’une musique très simple, très limpide... [12]. L’oreille ne fait que la transmettre à l’âme, laquelle en demeure émue, recueillie et élevée. Je suis heureux, à plusieurs titres de cette entreprise et de ce premier succès. Outre le bien manifeste que l’occupation habituelle d’un sujet tout chrétien doit faire à l’âme de Charles, une telle œuvre ajoutera beaucoup à ses titres de musicien. »

Une autre lettre nous donne le nom de cette œuvre :

« Samedi dernier, je suis allé à Sainte-Cécile. J’ai dit la messe sur le tombeau de la sainte, et Charles, qui me la servait, y a fait la sainte communion [13]. Il mène ici la vie la plus sérieuse, ne va pas dans le monde et se tient appliqué à l’œuvre entreprise. lia pris pour sujet de son oratorio la Rédemption, et lui-même fait son poème, ce qui est le meilleur parti. Ce poème est quasi achevé. Charles me l’a lu, j’en suis parfaitement content. Il y a là tout le cadre d’un chef-d’œuvre : c’est on ne peut plus convenable comme poésie et on ne peut mieux comme donnée musicale. Ce qu’il a fait déjà de musique est, à mon sens, très remarquable. Puis, je le sens lancé, et lui-même a conscience d’avoir trouvé le joint. Il ne rentrera à Paris qu’en mars. Hélas ! que je voudrais qu’il y put conserver quelque chose du calme de Rome, qui lui est si bon et, à certains égards, si nécessaire ! Liszt est parti pour trois mois. »

Quelques années plus tard, à la fin de la guerre de 1870-71, c’est pour trois ans que Gounod devait partir. Triste départ, et plus triste séjour en ce Londres dont Gounod jadis avait écrit : « Ce ne serait pas ma ville, » et qui trop longtemps fut non-seulement sa ville, mais, comme il le reconnut lui-même après qu’il en fut sorti, sa prison. Tous les biographes du maître ont conté l’histoire de cette « chaîne anglaise » [14] ou de cette « Gounodyssée, » ainsi que s’exprima l’héroïne elle-même. En 1874, l’ancien musicien d’Ulysse, autre Ulysse lui-même, délivré par des amis, revoyait Ithaque et Pénélope. L’abbé Gay fut l’un des premiers à saluer son retour. Il écrit, le 6 juillet 1874 : « Je pousserai jusqu’à M(orainville), où notre pauvre Charles m’appelle et m’attend. En arrivant en Normandie, il m’a écrit une lettre vraiment excellente. Il a besoin de moi et me réclame avec un vrai cri du cœur. Tu penses si j’y répondrai ! »

Voici l’effet et le bienfait de cette réponse. (Lettre de Gounod à l’abbé Gay, 9 août 1874) :

« Quelle douce joie ç’a été pour moi de te revoir et de te ravoir ! Nous ne sommes donc plus séparés, et je ne sens plus le poids de ce mot que la douleur arrachait à la tendresse pour moi : « Il me semble que je ne le connais plus. » Hélas ! c’était parce que tu me connaissais trop que tu ne me reconnaissais plus. Maintenant, me revoici. Tunc dixi : Ecce venio ut faciam. Domine, valuntatem tuam... Il me semble qu’il se passe en moi quelque chose d’analogue à ce qui se passe dans le feu quand il va commencer à prendre. La chaleur doit y précéder et y produire la flamme qui en est la lumière et la joie ; mais avant d’être joyeux, il faut qu’il soit ardent. J’ai parfois de ces instants rapides et fugitifs de lumière vive, comme les premières échappées de flamme qui se produisent au milieu de l’épaisse fumée et qui la remplacent à mesure que le bois se consume davantage. Hélas ! mon bois est resté si longtemps vert et humide qu’il a bien de la peine à brûler. Mais enfin, j’espère qu’il finira par se consumer. »

La lecture d’un ouvrage de spiritualité que l’abbé Gay publiait alors[15] exaltait la flamme encore une fois renouvelée :

« J’ai été tout de suite, par instinct, par grâce sans doute, au traité de l’humilité, dans le désir, l’espoir, la confiance d’y rencontrer tant de leçons dont j’ai besoin, et de rentrer, après des classes si mal faites, dans cette classe de l’élémentaire, du rudiment, des fondations, qui seule, je le sais bien, peut assurer et orienter le succès du transcendant chez ceux qui s’élèvent jusqu’à ce parfait degré ou état du « mystique. »

« Outre que j’ai senti, touché, entendu à chaque ligne l’âme qui vit en Dieu et en qui Dieu vit, j’y ai trouvé parfois de ces mots qui ont vu Dieu et qui sont comme un éclair retenu et fixé ; de ces mots absolument propres à ce même et seul Esprit saint qui a dicté les saintes Écritures et qui appartiennent au vocabulaire, ou, pour mieux dire, au langage des choses divines. Au reste, partout ce calme, cette tranquillité, cette sérénité de regard et d’expression, cette vérité de ressemblance, qui dénotent le témoin quotidien, constant, attentif et fidèle des opérations divines accomplies soit en lui-même, soit dans les âmes dont il a eu le spectacle…

« Que tu es heureux, cher ami, d’être un de ces vases d’élection en qui Dieu se verse pour être répandu sur les créatures ! Et que je bénis Dieu de t’avoir choisi, (puisque je te connais et que je t’aime,) pour être un des instruments de sa gloire et de sa miséricorde !

… Prie pour que j’apprenne à ne rien donner aux autres qui ne vienne de Dieu, puisque tout ce qui vient d’ailleurs que de Lui n’est que la mort et ne peut donner que la mort. Prie pour que la Vérité me devienne la Vie, par cette incarnation en nous qui seule peut nous sauver en nous faisant membres du Sauveur. »


Gounod décidément, le Gounod d’alors, ne respire plus que du côté du ciel. Chacune de ses lettres est un hymne, j’allais dire un » acte » de foi, d’espérance et d’amour. Dans l’ordre religieux, mystique même, l’ensemble de sa correspondance donne l’impression de ce qu’on appelle, en langage de musiciens, une « reprise, » ou mieux encore une « rentrée. » A son ami qui vient d’être nommé évêque, (1877), il écrit :

« Grande, grandissime a été ma joie en apprenant que le Vicaire de la vérité venait de faire évêque, par le titre et par le pouvoir, celui que la Vérité elle-même avait depuis longtemps fait évêque par la science et par la vertu. Mon Charles Gay évêque ! Je reçois cette nouvelle comme une grâce propre et personnelle, dans l’esprit où tu la reçois et la bénis toi-même, comme le don spécial d’une famille spirituelle à toi dans notre chère grande famille, l’Eglise universelle. Oh ! que mon cœur est près du tien dans cet honneur et dans cette joie !...

« Combien d’âmes à entretenir dans la foi, outre celles qu’il faut y réveiller, y engendrer, y ressusciter ! »

L’approche de la vieillesse et la vieillesse même ne refroidit point en l’un et l’autre cœur une si fervente et si belle amitié. Les peines et les joies, l’art et la foi, tout leur demeura commun jusqu’au temps où, presque ensemble, ils cessèrent de battre. Le prêtre, surtout l’évêque, ne laissa pas d’avoir un jour, (en 1882), à souffrir persécution pour la justice. Gounod aussitôt de lui écrire : « Je viens d’apprendre la disgrâce dont tu viens d’être honoré. Je te sais et te sens fort au-dessus de ces nuages, dans un bleu que leur confusion est de ne pouvoir troubler ni ternir... J’ai voulu seulement te dire ce que saint Denis l’Aréopagite écrivait à saint Jean : « Quant aux maux qu’ils veulent vous faire, vous les sentez, mais vous n’en soufrez pas. » Les saints ont les épaules fortes ; cela attire les fardeaux. »

Mais les forces physiques de Mgr Gay n’égalaient pas sa force d’âme. Malade, il reçoit de Gounod ce billet : « Très cher ami, je te sais éprouvé par ton état de santé. C’est te dire que je pense à toi plus encore que de coutume. Mais l’existence ne permet pas à la vie de se témoigner comme elle le voudrait. La vie unit et parle, l’existence divise et jacasse. Aussi l’enverrons-nous promener avec la mort. » Jusqu’à la mort encore une fois, la vie, et la vie artistique, musicale, autant que la vie spirituelle, unit les deux amis ; en leurs moindres propos elle parle. Aussi bien, dans l’âme sacerdotale, la musique jamais ne se tut. Elle aidait même parfois l’inspiration et l’éloquence du prédicateur. Un jour de janvier 1883, au Carmel de Niort, Mgr Gay préparait un sermon pour le lendemain. Après avoir relu des notes anciennes dont il comptait se servir, il me parut, écrit-il, « que mes pensées d’il y a vingt ans n’étaient plus le vrai mot, le mot actuel du moins, de mon âme, et comme c’est l’âme qui prêche, je me disais que, pour pouvoir monter utilement en chaire a quatre heures, il faudrait transformer ce travail d’autrefois.

« Or, imaginez qu’en assistant à la grand messe, où l’on fit d’excellente musique... j’entendis chanter à l’élévation un O Salutaris fort bien écrit et d’une grande expression. C’était contre les règles, mais on n’avait pas pu faire autrement par des raisons de convenance. Pendant que j’écoutais cela plus au dedans qu’au dehors, les paroles s’ouvrirent, pour ainsi parler, devant moi et je vis, dans ces quatre vers, tant et de si belles doctrines, que je fus comme poussé à les prendre pour thème de mon sermon. »

Jusqu’à la fin, rien de l’œuvre de Gounod, de son œuvre désormais toute religieuse, n’échappe à son ami.

Du 21 mai 1883 : « Charles Gounod... nous a dit de nouvelles compositions, qui m’ont touché aux larmes. Sa flamme n’est guère diminuée et je ne crois pas qu’il ait jamais rien composé de plus grand que le Sanctus de sa dernière messe. »

L’année suivante : « Je connais en grande partie la Rédemption de notre Charles Gounod et je l’estime un chef-d’œuvre. J’ai eu l’occasion d’en entendre une exécution partielle, assez satisfaisante... Il y a seize ans déjà qu’à l’Académie française de Rome, Charles me jouait la Montée au Calvaire et les premiers chants de la Pentecôte. »

Aux félicitations de l’évêque, le musicien répondait : « Que je suis heureux de l’impression que t’a produite Rédemption ! Où donc peux-tu bien l’avoir entendue ? [16] Tu ne m’en dis rien ; mais, en dépit de ce que ton sens de la musique est très capable de te faire sentir et comprendre à travers une exécution imparfaite, je regretterai toujours quo tu n’aies pas eu l’occasion, (j’ose presque ajouter la joie), d’assister à une exécution comme celle que j’ai dirigée en Angleterre ou au Trocadéro, dans les conditions monumentales que comporte et requiert l’ouvrage pour qu’on s’en puisse faire une idée exacte.

« Quant à Mors et Vita, c’est achevé et je vais livrer ma partition en octobre. Tu me demandes si cela vaut Rédemption ? Eh ! cher ami, Dieu seul le sait. Tout ce que je puis t’en dire, c’est que je l’ai écrit avec la même foi et le même amour pour ce dont j’y parle... »

Six ans après, en 1890, l’avant-dernière année de sa vie, Mgr Gay fut sollicité par Gounod d’être son collaborateur. « Tu sais que la composition théâtrale est depuis longtemps finie pour moi. Mais un rêve vient de me traverser l’esprit, c’est d’écrire une sorte de diptyque musical, à la façon des tableaux des primitifs, sur saint François d’Assise. Je voudrais que le premier des deux morceaux fût la traduction musicale du beau tableau de Murillo représentant le Crucifié qui se penche vers saint François et lui passe le bras autour du cou. Le second serait la traduction de l’admirable tableau de la mort de saint François entouré de ses religieux.

« Je ne sais qu’une âme en état d’écrire les vers de ces deux poèmes sublimes : c’est celle de mon saint ami. Mais est-ce que je vais oser le lui demander ? »

Le « saint ami » commença par se récuser et par conseiller au musicien d’être son propre poète, comme il l’avait été en composant Rédemption. Gounod de répliquer aussitôt :

« En vérité, tu me fais plus d’honneur que je n’en peux porter. Je vais pourtant commencer par t’obéir ; mais, si cette obéissance est stérile, il faudra bien que je frappe de nouveau à la porte de ton trésor. Je vois bien que j’ai plus l’émotion de ce qu’il faut que je n’en ai les termes suffisants. Il y a là une nécessité de langage mystique qui touche au ravissement, à l’extase. C’est presque de l’ineffable.

« Or tu es un de ceux qui entendent l’ineffable ; c’est pourquoi j’ai eu recours à ton entremise. J’avais bien le plan que tu indiques et qui me semble le seul vrai et possible. Mais les mots ! les mots tombes de là-haut ! Et ceux qui vont presque là-haut ! C’est là ce dont je me sens misérablement loin. »

Mgr Gay finit par se rendre. « Une nuit, écrit-il [17], une nuit où je ne dormais guère, je fus hanté par cette première scène, (Jésus embrassant saint François d’Assise), et je composai tout le petit poème qui me semblait convenir... Avant-hier j’ai été voir mon ami Gounod... Il s’était déjà mis à l’œuvre, s’étant formé un plan un peu différent et plus vaste ; puis, sentant venir la musique, il avait fait une partie des paroles. Cette musique est, à mon sens, admirablement réussie et les paroles suffisent... Je lui ai fortement conseillé de s’en tenir à son inspiration et de laisser là mes vers, dont il a été content cependant et qu’il a voulu garder. Je ne sais ce qu’il en fera [18], mais enfin j’ai fait acte de bon vouloir et c’est assez. Je suis content de la reprise des relations à laquelle cet incident donne occasion entre le cher ami et moi. Je l’ai senti bien plus chrétien et on ne peut plus affectueux pour moi. »

En 1884, Gounod avait écrit à Mgr Gay : « D’ici peu nous serons là-haut : toi du moins sûrement ; moi, je veux l’espérer. » En 1891, l’artiste n’avait plus que deux années à vivre ; l’évêque, une seule. Cinquante-deux ans plus tôt, Charles Gay, retrouvant Liszt en Italie, parlait de leur amitié désormais « placée au-dessus des chances humaines. » Ce fut plus vrai de cette autre amitié que la mort, — mais elle seule, — était maintenant à la veille de briser ici-bas. Avant de se quitter, pour se rejoindre bientôt, les deux amis pouvaient se rendre un mutuel et tendre témoignage. Généreuses l’une et l’autre, il semble pourtant que l’âme sacerdotale ait été la plus magnifique. Ses dons furent les plus précieux.

Voici la lettre, la dernière, croyons-nous, qu’ait écrite Gounod à son ami, à son frère par l’esprit et par le cœur :

8 août 1891. « Je sens et comprends mieux chaque jour le profond mystère grâce auquel nous sommes nés de nouveau sans avoir été créés de nouveau, et aussi véritablement fils de Dieu par l’Incarnation, que nous sommes fils d’Adam par la génération, ainsi que nous le lisons dans cet incomparable début du quatrième évangile, parlant de ceux qui ne sont nés ni du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté humaine, mais de Dieu. Il y a là de quoi monter sans s’arrêter jamais et on y comprend comment Dieu a aimé les siens dans le monde, non seulement jusqu’à la fin du monde, mais jusqu’à cette fin qui est son éternité même. C’est là grâce à lui, que nous espérons nous retrouver et aimer aussi jusqu’à la fin éternelle ceux que nous avons aimés ici-bas. »

Mgr Gay se réjouit sans doute, — et, moins humble, il s’en fût applaudi lui-même, — de trouver à cet adieu, à cet « au revoir » le sens et le son d’un Amen. Son œuvre, l’une de ses œuvres, et qui ne lui fut pas la moins chère, était achevée. Deux jours avant de mourir, comme un de ses neveux le quittait pour aller au concert, il lui dit : « N’oublie pas de me rapporter le programme : la musique est le seul de vos plaisirs qui me touche encore. » La musique ! Depuis sa jeunesse, il en avait sacrifié, mais non point abjuré l’amour. Et cet amour, il l’avait en quelque sorte reporté sur l’œuvre et sur l’âme d’un grand musicien. « Je sais, écrivait-il autrefois à Gounod, je sais ton âme par cœur. Ce n’est qu’en Dieu qu’elle peut se reposer, se dilater et fleurir. » Si cette âme, après avoir souvent connu l’agitation et le trouble, finit par se reposer en Dieu, si pour jamais elle s’y repose, il est juste de saluer et d’honorer en Mgr Gay le saint ouvrier de son repos.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Monseigneur Gay, par Dom Bernard du Boisrouvray, Bénédictin de l’Abbaye de Farnborough ; 2 vol. Alfred Mame et fils, 1922. Ouvrage couronné par l’Académie française (prix Montyon). — Correspondance de Monseigneur Gay ; 2 vol. Oudin. — Lettres de Gounod.
  2. Mémoires d’un artiste.
  3. « Toute véritable poésie est théologie, » a dit Boccace. Serait-ce également vrai de toute musique ?
  4. Hugo Riemann, Dictionnaire de musique.
  5. Voir les Lettres d’un Voyageur.
  6. Nous avons cité naguère (voir notre Gounod) quelques-unes de ces lettres. Les autres sont inédites.
  7. « Lettre inédite communiquée par nous à M. M. Prud’homme et Dandelot et citée par eux dans leur ouvrage : Gounod, sa vie et ses œuvres, d’après des documents inédits. Paris, Delagrave, t. I, p. 71. « (Dom Bernard de Boisrouvray.)
  8. L’église des Missions étrangères, rue du Bac.
  9. Mémoires d’un artiste.
  10. Trasforêt était une propriété de la famille Gay, dont Gounod fut souvent l’hôte.
  11. La princesse Wittgenstein.
  12. « Le musicien limpide, lou mousicaire linde. » C’est de ce nom que Mistral, un jour, appela Gounod.
  13. Cf. notre Gounod, dans la collection des Maîtres de la musique (Alcan), p. 139, 140.
  14. Le mot est d’Henri Rochefort.
  15. De la vie et des vertus chrétiennes considérées dans l’état religieux.
  16. C’était au collège Saint-Elme, d’Acrachon.
  17. 25 décembre 1890.
  18. Gounod fit un petit emprunt à la poésie de Mgr Gay, ainsi qu’en témoigne ce passage d’une lettre de Gounod à l’évêque d’Anthédon (19 janvier 1891) : « ... Dans le premier tableau, j’ai intercalé dix de tes vers, lesquels s’ajustent si naturellement avec les miens, que le tout est d’un ensemble parfaitement un. » (Note du biographe.)