Un Gentilhomme d'autrefois, le marquis Costa de Beauregard

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Un Gentilhomme d'autrefois, le marquis Costa de Beauregard
Revue des Deux Mondes3e période, tome 29 (p. 365-394).
UN GENTILHOMME DE SAVOIE
PENDANT LA RÉVOLUTION

LE MARQUIS HENRY COSTA DE BEAUREGARD
Un Homme d’autrefois, souvenirs recueillis par son arrière-petit-fils, le marquis Costa de Beauregard. Paris, 1878. Plon.

C’est le caractère de la révolution française d’avoir été la rencontre fatale, la mêlée tragique de deux mondes, la réalisation dans l’histoire du grand duel que « l’anonyme » de Pologne a mis en poésie et personnifié dans la Comédie infernale sous les noms de Pancrace et du comte Henry. La bataille est finie maintenant, elle semble toujours finie. Pancrace a vaincu, il jouit de ses conquêtes, le comte Henry ne combat plus pour le passé au milieu des foudres et des éclairs dans son vieux fort en ruines. Le monde nouveau a triomphé, le monde ancien n’est plus qu’un souvenir. Les bulletins de la longue campagne sont écrits partout, ils forment les annales du siècle; mais il en est de cette bataille des révolutions comme des autres batailles : on n’en voit d’abord que l’ensemble. Ce n’est qu’avec le temps que la grande action livre tous ses secrets, que la vérité humaine se dégage et qu’à côté des scènes éclatantes se révèle une autre partie de l’histoire, plus intime, plus vivante peut-être et plus caractéristique. Ce n’est que peu à peu que le drame tout entier se dévoile avec ses épisodes multipliés, ses retentissemens infinis, et dans ce drame aux péripéties sans nombre, si la cause victorieuse a la fortune pour elle, la cause vaincue a l’indéfinissable et pathétique intérêt des défaites irréparables, des luttes obscures et désespérées, des existences individuelles emportées et broyées dans le torrent des événemens. Cette cause vaincue, elle a ses victimes, elle a aussi ses héros, de vrais héros du stoïcisme et de l’honneur. Qu’est-ce que cet homme d’autrefois dont M. Costa de Beauregard retrace la vie et les traits dans des pages courantes, émues, écrites avec des souvenirs de famille? C’est justement un de ces héros de la cause vaincue dans le grand duel du temps, un de ces hommes de vieille race, de fine et forte trempe, qui, à l’heure voulue, se trouvent prêts pour tous les sacrifices, qui dans les plus cruelles traverses portent un cœur viril et un esprit libre. Le petit-fils, après les révolutions nouvelles, fait revivre l’aïeul, témoin original et acteur à sa manière dans la première révolution française, dans la grande débâcle de l’ordre ancien.

Ne vous est-il pas arrivé de vous arrêter devant un de ces portraits de famille, image parlante du passé en plein monde moderne? Le personnage qui revit dans son vieux cadre a je ne sais quoi d’expressif avec son regard ferme et un air de gravité triste. On sent que partout où il a été, partout où la fortune contraire l’a conduit, il a dû tenir sa place et payer de sa personne. Il laisse deviner un caractère et une existence qui n’ont pu avoir rien de vulgaire. C’est l’image de ce marquis Henry Costa, de ce gentilhomme de Savoie qui, après avoir été emporté dans le tourbillon de la révolution, reparaît aujourd’hui dans son vrai cadre, entre son compatriote, son ami Joseph de Maistre, et cette jeune victime, son fils Eugène Costa, mortellement blessé auprès de lui dans une obscure échauffourée des Alpes. Le marquis Henry a cela de caractéristique et d’émouvant que dans cette crise universelle de la fin de l’autre siècle où il se trouve enveloppé, où il se sent en quelque sorte déraciné de la terre natale et de la vie de famille, il ne cherche point un rôle : il accepte stoïquement celui que les circonstances lui font. Assez éclairé pour tout juger, pour résister aux théories extrêmes de son ami de Maistre, assez libéral d’esprit pour ne pas se méprendre sur le mouvement qui s’accomplit autour de lui, Français d’éducation et de mœurs, il reste au moment du danger le champion de la fidélité dynastique, du patriotisme local et de son ordre contre l’invasion française et la révolution. Il combat par honneur, par une inspiration de loyauté traditionnelle, sans préjugés de caste, sans illusion et sans espoir. Il représente un « comte Henry » qui n’est plus seulement un fils de l’imagination comme celui du poète, qui a existé réellement. Un instant il a tout perdu, son foyer, sa patrie, ses biens, son enfant ; il a sa famille dispersée et réduite à la détresse. Il épuise les fatalités intimes jusqu’au jour où ce héros des disgrâces imméritées revenu de tout a pu dire avec un accent de fière et philosophique mélancolie : « Contre nous, qui pour la plupart n’avons à nous reprocher que le crime d’une solidarité originelle, se sont dressés au moment de la révolution les choses comme les hommes et la nature comme l’idée. Contre nous la terre des cimetières a donné son salpêtre, les cloches sont devenues des canons, les cercueils de plomb où dormaient nos pères ont fourni des balles, et nos parchemins ont enveloppé les paquets de mitraille que l’on nous a envoyés... » Cette vie d’un « homme d’autrefois, » c’est presque un roman, et c’est encore l’histoire dans une de ces destinées à demi inconnues qui résument les contradictions, les drames obscurs, les dernières vertus d’une société condamnée à périr.

On n’a pas oublié les pages charmantes des Confessions où Jean-Jacques Rousseau décrit la vie de Chambéry bien avant l’orage dont il allait être lui-même un des précurseurs et qui devait disperser ce monde paisible. « La noblesse de la province, dit-il, n’a que ce qu’il faut de bien pour vivre, elle n’en a pas assez pour parvenir, et, ne pouvant se livrer à l’ambition, elle suit par nécessité le conseil de Cynéas. Elle dévoue sa jeunesse à l’état militaire, puis revient vieillir paisiblement chez soi. L’honneur et la raison président à ce partage... » Le marquis Henry Costa était de cette noblesse de Savoie accoutumée à suivre ses princes dans toutes les fortunes, attachée aussi à la France par mille liens de parenté ou de civilisation, et gardant à travers tout dans sa vie de province, dans ses marches des Alpes une sève singulière.

Figurez-vous, non plus le Chambéry de Rousseau, mais, au milieu des montagnes, presque dans les nuages, le vieux château du Villard : c’est la résidence des Costa d’autrefois, c’est un abrégé de la vie savoyarde en plein paysage alpestre. Le chef de la famille, le marquis Alexis, se dispense volontiers d’aller à Turin et à la cour ; il aime mieux rester dans sa retraite rurale. C’est un homme à l’esprit cultivé et fin, qui a le goût de tous les arts, de la poésie, de la musique, de la peinture. Il s’intéresse à tout, il a même laissé un livre d’économie agricole. La marquise. Française du Dauphiné, de la famille de Murinais, est l’âme de la vieille demeure par sa grâce vigilante et active. Les enfans à leur tour remplissent et animent la maison. Le Villard a d’autres hôtes encore. Il y a le marquis de Murinais, le père de la châtelaine, type de vieux gentilhomme, tout plein des souvenirs de Versailles, toujours soigné, toujours riant et toujours prêt à conter ses aventures ou ses campagnes, surtout cette bataille d’Hochstedt, où il a reçu à la tête une balle qui l’a fort étourdi, il est vrai, mais qui du coup l’a guéri d’insupportables migraines. Puis c’est le chevalier de Malte, M. de Saint-Remy, vieux garçon caustique et bonhomme au fond, qui est venu, il y a longtemps de cela, pour passer un mois au Villard et qui y est encore quinze ans après. M. de Saint-Remy a, lui aussi, toute sorte d’histoires de jeunesse, il finit invariablement par quelque chanson gaillarde. Et avec M. de Saint-Remy, avec M. de Murinais, il y a le bon abbé Baret, chapelain du château, précepteur des enfans, le notaire Girod, administrateur du domaine, intendant, factotum, qui de sa vie n’a fait qu’un voyage à Chambéry pour aller chercher sa parente. Ce monde, familier du Villard, se suffit à lui-même. Le soir on se réunit : pendant que les enfans jouent ou s’essaient à l’étude, on lit la gazette apportée par le dernier ordinaire. La conversation court sur tous les sujets, sur les nouvelles de Versailles ou de Turin, sur la philosophie du jour et la littérature, sur M. de Voltaire et les beaux-esprits de Paris. Et chaque jour cette vie recommence dans une maison où tout est simple et sans luxe, où maîtres et serviteurs semblent ne former qu’une même famille.

C’est là qu’Henry Costa était né au milieu du XVIIIe siècle, en 1752, et qu’il avait trouvé dans un intérieur sain tout ce qui pouvait développer rapidement en lui les dons heureux du caractère et de l’esprit, le goût de l’instruction et des arts. C’est du Villard qu’il était parti un jour, comme il allait avoir quinze ans, pour faire ce qu’on pourrait appeler la première étape de la vie, pour aller en France et à Paris, sous la garde de son oncle le chevalier de Murinais, officier aux gendarmes du roi. C’était un voyage de jeune homme de qualité que l’aimable adolescent savoyard avait fait gaîment et fructueusement, racontant avec une bonne grâce ingénieuse à ses parens ce qu’il voyait chaque jour. A la faveur de son nom et d’un talent précoce de peintre, il avait été traité comme un enfant prodige. Il avait visité avec un intérêt ardent les ateliers de Greuze, de Boucher, de Vien, qu’il décrit d’un ton léger. Il avait vu ou entrevu la cour et la ville, admirant à Versailles ce « pêle-mêle d’hommes et de choses, de peintures, de statues, de femmes, de soldats, de carrosses, de majestés et de petits riens. » Il avait été conduit un jour chez Mme de Choiseul, qui l’avait admis à sa toilette « dans le plus ravissant boudoir du monde où elle était fort entourée, » et il avait reçu un sourire de l’aimable duchesse, « très petite femme d’une assez jolie figure, mais pâle comme un œuf frais, » — quand elle n’avait pas son rouge. Un autre jour il avait été invité chez Mme Geoffrin, il avait dîné avec M. de Marigny, M. de Larochefoucauld, Marmontel, Cochin, le vieux président Hénault, « bonhomme tout décrépit, sourd, mais d’une gaîté charmante, » et, sur la fin du dîner, il avait entendu la lecture de la dernière lettre du roi de Pologne, Poniatowski, à sa vieille amie. En un mot, pendant quelques mois le jeune voyageur avait vu passer sous ses yeux cette société française de 1766 qu’il ne devait plus revoir, dont il avait emporté l’image dans son esprit en retournant dans ses Alpes, au Villard.

C’est de la vieille demeure de famille que, quelques années après, il était parti de nouveau, et cette fois pour faire comme tous les fils de Savoie, pour prendre du service dans l’armée. Avec sa naissance et son instruction, il n’avait pas eu beaucoup de peine à conquérir son brevet d’officier. Il était entré comme sous-lieutenant dans ce qu’on appelait la « légion des campemens,» un « corps de topographie militaire » ou d’état-major. Il s’était promptement signalé par sa coopération à une carte de la Savoie et du Bugey, où, l’artiste aidant, l’officier avait dessiné dans un coin le roi et ses aides de camp à cheval au milieu d’un paysage alpestre. Il avait passé cinq années au service, dans un travail assidu, dans l’étude du métier des armes; mais la vie de garnison lui avait bientôt pesé. Aucune occasion de guerre ne pouvait le tenter ou le retenir pour le moment, il avait fini par songer à quitter le service, à se fixer dans son pays, — et c’est encore au Villard qu’il était revenu célébrer les fêtes de son mariage avec une de ses cousines du Dauphiné, fille du comte de Murinais, tué à l’armée du maréchal de Contades.

Le mariage avait été arrangé de cette façon piquante et aisée qui relevait tout autrefois. Un jour le chevalier de Murinais, tuteur et second père de sa nièce, avait écrit à sa sœur, la marquise de Costa : « Chère sœur, si tu voulais de ma fille Geneviève pour fille, j’irais te demander ton fils Henry pour fils. » La nouvelle mariée, avec peu de beauté et quelques années de plus que son cousin, avait les qualités attachantes d’une nature généreusement et délicatement passionnée. Le marquis Henry, quant à lui, avait alors vingt-cinq ans, l’âge de cette première maturité qui commence à être grave et à qui tout sourit encore. Il avait la force de la jeunesse, un cœur bien fait, une âme droite et sincère, un esprit juste et brillant, à la fois réfléchi et enjoué. En changeant d’existence, il se trouvait bientôt conduit à choisir une demeure nouvelle, à se transporter dans un autre domaine de famille, à Beauregard, aux bords du lac de Genève, en face de la rive suisse de Nyon et de Lausanne. Ce n’était plus ce nid d’aigle du Villard entre les rochers des Alpes ; Beauregard, avec ses vues sur le Léman sillonné par les barques aux voiles blanches, avec ses pelouses allant se fondre dans les eaux du lac, avec ses arbres séculaires, ses « promenades infinies » et ses vieilles murailles couvertes de lierre, Beauregard était une résidence charmante. Là vivait désormais le marquis Henry, formant une famille nouvelle, voyant les enfans naître et grandir autour de lui, lié d’amitié avec quelques-uns de ses compatriotes, surtout avec Joseph de Maistre, magistrat à Chambéry, sénateur de Savoie. Joseph de Maistre était l’hôte le plus intime de la maison ; il allait souvent à Beauregard; il y passait des semaines, des « momens heureux» en conversations inépuisables, toujours pleines de feu, où son esprit éclatait au choc de la contradiction, où semblait s’essayer et se révéler dans Fin limité « l’homme aplati jusque-là sous l’énorme poids du rien. »

Lorsque quinze ans avant la fin du siècle cette société d’autrefois vivait encore et gardait je ne sais quelle grâce imposante, jusque dans son déclin, lorsque dans un coin de la Savoie, au Villard ou à Beauregard ou à Chambéry, se déroulaient ces existences paisibles, qui aurait dit qu’avant peu de tout cela il ne resterait que des ruines ou des souvenirs? Qui aurait pu prévoir que la tempête humaine déchaînée à Paris monterait jusqu’au Villard, qu’elle irait saccager Beauregard, que la Savoie allait changer de maître et que le monde allait changer de face, que Joseph de Maistre serait jeté à Saint-Pétersbourg et que le marquis Henry Costa combattrait obscurément, douloureusement dans les Alpes? C’est là cependant ce qui se cachait sous un voile prêt à se déchirer, ce qui allait devenir la plus terrible réalité.

Déjà, tandis que l’impétueux De Maistre passait les « soirées heureuses, » dont il a parlé, — « les pieds sur les chenets, pensant tout haut, rasant mille sujets à tire d’aile, » et trouvant dans son ami Henry Costa ce qu’il appelait un « animateur, » l’orage montait de toutes parts. Au signal parti de Vizille et bientôt suivi de la grande explosion de 1789, la Savoie avait pris feu comme la province sœur, le Dauphiné, comme la France. Le frisson électrique courait à la frontière, de village en village. « On sonna la joie de clocher en clocher jusqu’aux sources de l’Isère et de l’Arc, » dit un historien de la Savoie, M. Victor de Saint-Genis. Les femmes prenaient les couleurs du Dauphiné, aurore et bleu. A mesure que la crise se précipitait et s’aggravait en France, la Savoie, exaltée par la fièvre des nouveautés et la fascination des événemens, agitée par l’émigration qui allait chercher à Chambéry un Coblentz des Alpes, mal contenue par le faible gouvernement de Turin, la Savoie entrait de plus en plus dans le mouvement. Sans avoir par elle-même des griefs contre sa noblesse et ses princes, qui n’étaient pas impopulaires, sans avoir à se plaindre d’abus d’ancien régime et de féodalité dont la réforme avait commencé depuis longtemps, elle subissait l’impulsion; elle suivait avec un intérêt passionné tous les événemens, la transformation des ordres, l’exil de M. Necker, les séances de l’assemblée constituante, les fédérations, les élections universelles, l’irrésistible marche d’une démocratie victorieuse. La Savoie, en un mot, devenait révolutionnaire et française par la contagion des idées, avant de le devenir par l’invasion armée et l’annexion, avant d’être, pour ainsi dire, absorbée à son tour dans le grand et redoutable drame.

Au premier moment, pour des esprits comme Joseph de Maistre et le marquis Henry Costa, l’impression avait été vive. C’était entre les deux amis l’objet de controverses animées. De Maistre, quoiqu’il eût été franc-maçon et qu’il eût parlé fort librement devant le sénat de Chambéry du moyen âge, de la noblesse, même du clergé, De Maistre ne tardait pas à éclater et à s’indigner. Il se laissait aller volontiers à ce torrent d’éloquence familière qui se composait de théories providentielles, de prophéties menaçantes et de violences sarcastiques. Il n’avait pas assez peu de génie pour traiter légèrement la révolution française; il en était déjà, dans l’intimité, aux idées qu’il ne devait exprimer que quelques années plus tard dans ses Considérations. « Que vous dirai-je? écrit-il un jour de 1789... Ma tête fermente toujours sur toutes ces affaires au point que quelquefois je n’en dors pas. Jamais spectacle plus intéressant n’a frappé le genre humain... » Il avait dans l’intimité des traits de passion et de génie, des vues perçantes sur ces événemens de France, qu’il appelait « un sermon terrible que la Providence prêche aux rois, » sur les œuvres de cette assemblée réformatrice de Versailles, qui n’était dans son langage que « le grand tripot du manège. » Il se sentait révolté moins par les incendies et les pillages que par les égaremens d’esprit public et d’opinion. « La France est pourrie, s’écriait-t-il, voilà l’ouvrage de ces messieurs, et ce qu’il y a vraiment de déplorable, c’est que le mal est contagieux et notre pauvre Chambéry déjà bien taré!.. »

Henry Costa ne partageait ni ces idées ni ces colères; il était d’esprit et de cœur avec cette noblesse libérale qui subissait la magie du temps, qui saluait la révolution naissante pour ses promesses, et aux objurgations de Joseph de Maistre il répondait : « Pourquoi vous glacer de l’avenir? Croyez que ces discussions de Versailles qui vous enfièvrent ne peuvent produire qu’un nivellement heureux parmi les hommes qui, malgré vous, veulent le bien de la France... Il faut, dites-vous, aux députés une force d’âme peu commune pour se raidir contre le courant, pour se soustraire aux séductions d’une popularité que vous appelez trop facile; mais indiquez-moi où dans tout ceci finit la vérité, où commence l’erreur?.. » Un autre jour de ce prodigieux été de 1789, étant à Grenoble, au milieu de l’émotion universelle, il écrivait à son terrible ami : « J’ai dîné chez M. le président de La Coste et j’ai entendu dire de ce qui se passe à Versailles force bêtises d’un ton tranchant et doctoral. Pour moi, je n’eusse point hésité, malgré vous, mon cher ami, à suivre M. de Clermont-Tonnerre, et certes c’eût été, comme il l’a dit, à ma conscience que j’aurais obéi ; mais enfin la réunion définitive des trois ordres est faite et bien faite. L’enthousiasme de la foule, à cette nouvelle qui nous fut apportée pendant que nous mangions, renfrogna les convives de M. de La Coste... Si j’eus à soutenir un rude assaut, j’en fus dédommagé; en sortant j’ai trouvé toute la ville illuminée... » Il se plaisait à décrire l’enthousiasme honnête de la révolution éclatant en fêtes populaires, en banquets civiques, où l’on portait encore la santé du roi et de la reine, surtout de M. Necker, « idole de la nation. » Joseph de Maistre répliquait par un récit des journées des 5 et 6 octobre, qu’il tenait d’un ami de Meunier, témoin de ces premiers avilissemens de la royauté. C’était dans l’ombre des événemens un dialogue intime, animé, entre deux esprits également sincères, l’un emporté, absolu et cruellement clairvoyant, l’autre généreux, séduit et à travers tout, quel que dût être l’avenir, se sentant, comme il le disait, « des trésors de courage contre toutes les grossièretés de la fortune. »

Ce que le marquis Henry Costa ne voyait pas dans les premiers momens d’une révolution qu’il croyait bienfaisante, qu’il défendait d’abord contre De Maistre, c’est que le jour approchait où la Savoie allait être emportée dans le tourbillon de feu, où il allait lui-même être placé entre ses instincts libéraux et le sentiment de l’honneur, entre ses intérêts et la fidélité à ses princes. Ce jour-là il n’hésitait pas. Peu auparavant, commençant à pressentir l’orage, il écrivait à sa femme absente : « Revenez, ma mie ; quand la bise siffle au lac, les bonnes poules couveuses de Beauregard mettent les poussins sous leurs ailes, et le maître coq, du haut de son perchoir, appelle les traînards et les égarés. » Lorsqu’aux premiers mois de 1792 un appel aux armes du roi Victor-Amédée allait retentir dans les vallées et les montagnes de la Savoie, le marquis Henry était prêt à se dévouer avec ce qu’il avait de plus cher. Il aurait pu personnellement, il est vrai, se dispenser de reprendre du service. Depuis longtemps il avait quitté l’armée, il avait reçu en échange de son grade une charge de gentilhomme de la chambre qui l’exemptait de toute obligation ; mais il n’était pas homme à s’abriter sous un titre de cour pour échapper au devoir du soldat, et à part le mobile de l’honneur, il avait une raison plus intime. L’aîné de ses enfans, jeune homme précoce d’esprit et d’éducation comme l’avait été son père, Eugène avait déjà passé ses examens militaires, il comptait comme sous-lieutenant à la « légion des campemens, » — il avait quatorze ans ! Le père, en dévouant son enfant, ne voulait pas le laisser aller seul à la mêlée et au péril. Chose bizarre en un pareil moment! le marquis Henry, dès les premiers pas, avait à vaincre mille difficultés d’étiquette. Il avait toutes les peines du monde à faire accepter sa démission de chambellan pour reprendre une modeste place dans l’armée. Ce n’est qu’après avoir fait un voyage à Turin, après être allé chercher le roi jusque dans la vallée d’Aoste, après avoir frappé à la porte «de toutes les altesses, grandes, moyennes et petites, » qu’il finissait par triompher des puérilités de cour. Ce n’est qu’après bien des négociations qu’il avait reconquis, avec son grade de capitaine, le droit de servir à ses frais, de marcher auprès de son fils, — et le départ avait je ne sais quelle simplicité émouvante en face d’un avenir qui devait être si sombre.

L’équipage, comme celui de presque tous les gentilshommes de Savoie, se composait de deux chevaux de ferme de Beauregard tirés de la charrue pour aller au combat, et d’un vieux domestique de famille, du nom de Comte, ami plus encore que serviteur, dévoué à ses maîtres jusqu’à la mort. Le jeune sous-lieutenant, tout fier avec son uniforme à revers rouges, ses grandes guêtres blanches et son chapeau en bataille, réconfortait sa mère, qui, le cœur brisé, se plaisait à parer son enfant une dernière fois en attachant à sa petite épée un nœud bleu où elle avait caché une relique de saint François de Sales. Les amis entouraient la maison. Le marquis, mettant sa fermeté à dominer ses propres agitations, se hâtait d’en finir avec les scènes d’attendrissement et brusquait la séparation. Ils partaient ainsi pour le camp où se réunissaient, avec les levées de Savoie, les régimens de Piémont chargés de faire face à l’invasion française.

A peine arrivé au camp, mesurant déjà le danger à la faiblesse de la défense, à l’incapacité politique et militaire qu’il voyait partout, le marquis Henry écrivait à sa femme : « Quoi que j’aie vu et pu dire, rien n’a ébranlé le sot aplomb de nos grands hommes de guerre... Ménagez-vous une retraite à Nyon ou à Lausanne ; faites-y passer ce que vous avez de plus précieux, enterrez nos archives. Après cela je suis tranquille, ma conscience est en paix. Soignez et protégez les faibles de la famille, moi je mènerai les forts. » Et peu après il pouvait ajouter : « J’apprends à l’instant que notre frontière est violée; nous allons être attaqués... j’embrasse notre enfant et pour vous et pour moi ; il est admirable et charmant par le calme imperturbable de son âme. Gardons notre courage, mon amie, car bientôt il ne nous demeurera plus autre chose. » Le signal était donné en effet. Le même jour, le 22 septembre 1792, tandis que la république se levait à Paris, préludant par la déchéance de la monarchie au meurtre du roi, l’invasion entrait bannières déployées à Chambéry avec Montesquiou, et devant l’invasion française tout semblait disparaître. Les villes de Savoie, gagnées à la révolution, ouvraient leurs portes aux soldats de la république. La petite armée piémontaise du général Lazary, surprise dans ses postes, menacée d’être coupée, se repliait en désordre dans les gorges de la Maurienne et de la Tarentaise. Joseph de Maistre a peint en traits de feu ce jour de « dissolution terrible et subite, » où tout « s’abîmait devant le drapeau tricolore, » où « la fidélité meurtrie sous les ruines prenait tristement son vol vers les Alpes. » Le marquis Henry, plus sévère, stigmatisait comme une désertion des généraux cette fuite sans combat. « L’humiliation et la douleur sont au comble parmi nous, s’écriait-il sur le moment. Soldats et officiers marchent pêle-mêle, la pluie tombe par torrens. Dans cette retraite précipitée, tous ont perdu leurs équipages. Je n’ai pour mon compte qu’un uniforme en loques, une chemise et un bas, Eugène a l’autre. Vous n’avez pas idée des souffrances que nous endurons. »

La grande crise avait commencé par un désastre pour la cause royale, — elle devait durer quatre ans. Pendant quatre années sanglantes, elle allait se dérouler sous toutes les formes de la révolution et de la guerre. — D’un côté la Savoie, devenue française par l’annexion, restait livrée aux proconsuls qui se succédaient, Hérault de Séchelles, Simond, Albitte. On appliquait à ces provinces nouvelles les lois les plus impitoyables de la convention sur les biens nationaux, sur les prêtres, sur l’émigration, sur les suspects. On brûlait sur les places publiques les titres de noblesse, les parchemins des archives, jusqu’à des brevets de Saint-Maurice. On décrétait la démolition des clochers et des châteaux. La terreur faisait son œuvre là comme partout, jusqu’au moment où elle s’épuisait par ses propres excès. — D’un autre côté, pendant quatre campagnes, de 1792 à 1796, la guerre sévissait sur les Alpes du Saint-Bernard et du Mont-Cenis, comme au col de Tende vers Nice, entre les armées révolutionnaires et les alliés austro-sardes. Elle se liait à la marche des hostilités sur le Rhin ou sur la Meuse, aux insurrections de Lyon, de Toulon ou de la Vendée. Quatre années durant, cette guerre de rencontres obscures, d’échauffourées meurtrières, ensanglantait les rochers des Alpes jusqu’au jour où un général apparaissait pour trancher le nœud de son épée victorieuse. Je ne fais que résumer les traits principaux d’une histoire aux péripéties sans nombre. C’est au plus épais de cette mêlée que le marquis Henry se trouve engagé sans trêve, allant d’un camp à l’autre, des glaces du Saint-Bernard aux glaces de l’Apennin, tantôt simple capitaine à côté de son fils, tantôt quartier-maître sous Colli, puis enfin négociateur inconnu et désespéré de la reddition dans une entrevue avec un jeune vainqueur qui va être l’arbitre du monde. Dans toutes les positions, à travers toutes les vicissitudes, il reste ce qu’il est, un de ces hommes qui ne mesurent pas leur courage aux chances de succès, qui semblent faits pour souffrir de tout, peut-être même, si l’on veut, pour ajouter aux souffrances réelles par ce don fatal d’une sensibilité fière et d’une clairvoyance désabusée.

Ces quatre années sont le drame poignant d’une âme d’élite aux prises avec toutes les épreuves, avec toutes les contradictions de la destinée. Dès les premiers momens, la révolution, portée par la conquête à Chambéry, crée à Henry Costa une situation pleine d’angoisses en ouvrant pour lui la douloureuse série des conflits intimes. Elle menace les officiers de Savoie qui ont suivi l’armée royale de toutes les rigueurs des lois sur l’émigration s’ils ne désertent pas le drapeau de leur jeunesse, s’ils ne rentrent pas aussitôt dans leur province, et à cette sommation le marquis Henry répond avec autant de simplicité que de noblesse : « Il est de la morale de tous les pays de ne point abandonner en temps de guerre les drapeaux auxquels on a été attaché et que l’on a suivis en temps de paix. J’encourrais la mésestime de ceux-là mêmes qui me rappellent si je faisais à cet égard violence à mes principes; mais, après avoir motivé ainsi le parti que je prends de différer mon retour, parti dans lequel n’entrent pour rien l’ambition, le ressentiment et l’orgueil, je déclare que je rejoindrai mes foyers dès que je pourrai le faire avec honneur... » Et en même temps il écrit à sa femme : « Fuyez si vous le pouvez. C’est de la ruine ou de la mort qu’il s’agit. Pour nous, mon amie, tout est consommé, mais je reste : spoliatis arma supersunt! Laissons au moins intact l’honneur de la maison à l’enfant dont je me suis fait l’aide de camp... » Dès lors en effet tout était consommé pour lui. Il n’y avait qu’un émigré de plus ayant ses biens confisqués, sa maison de Beauregard pillée et incendiée. La révolution avait commencé par le séparer des siens et de la terre natale en le dépouillant. Elle l’atteignait dans ses intérêts comme dans ses sentimens les plus inviolables, et tandis que, perdu sur les Alpes, au milieu des neiges et des misères de bivouac, il se trouvait presque sans ressources, réduit souvent à vivre de la petite solde de son fils, le reste de la famille subissait la dispersion et la ruine. Sa femme, avec ses autres enfans, n’échappait aux persécutions qu’en s’en allant à Lausanne, sous la protection de Joseph de Maistre, qui lui-même passait ces années d’épreuve dans la ville suisse avec une mission de diplomatie libre ou d’observatron politique qu’il avait reçue de son roi. « Maistre me veut à Lausanne, écrivait la marquise à son mari ; que sa volonté soit ! Il me parle d’ailleurs en votre nom... » À cette époque, Lausanne était un camp d’émigration, le refuge d’une société de femmes et de vieux gentilshommes, réunis un moment, — ils le croyaient ainsi, — pour laisser passer la giboulée révolutionnaire, et portant sur cette plage de naufragés des illusions naïves, des misères souvent touchantes, des frivolités ou des ridicules d’ancien régime. Mme de Costa n’était qu’une naufragée de plus. Lausanne était ce qu’elle appelait une station de son calvaire. Elle habitait, avec ses enfans et une vieille domestique fidèle à l’infortune, « une chambre avec des carreaux rouges, des rideaux fanés, trois chaises de crin, un vieux poêle blanc et une petite table » sur laquelle elle écrivait. — « Que m’importe tout cela! ajoutait-elle. Cependant, Henry, j’ai là sous ma fenêtre un pauvre petit rosier venu par hasard au milieu des orties comme ton image au milieu de mes larmes, mon mari bien-aimé!.. » Elle vivait perpétuellement agitée, tantôt trompée par les vaines espérances auxquelles se laissaient aller les émigrés, tantôt ramenée à la réalité terrible, et toujours la pensée, les regards tendus vers les Alpes, vers les absens. La marquise Costa n’avait pas seulement les peines morales de l’exil, elle finissait par arriver à un véritable dénûment, à de cruelles détresses. De ce qu’elle avait pu emporter de Beauregard il ne restait plus rien; ressources, crédit, étaient épuisés. Un jour elle se trouvait presque sans asile. « Sans Maistre, écrivait-elle à son mari en lui racontant ces misères de l’exil, sans Maistre, qui nous a recueillis, il nous eût fallu coucher sur les cailloux de la route, et je mourais de froid. Oh ! mandez-moi de vous aller rejoindre; je n’ai ni semailles ni moissons à faire ici, il me faut bien aller chercher mon blé en Égypte. — On ne parle que de guillotinés : l’un assure oui, l’autre non. Mme d’Argouges et Mme de Talmont sont tombées ici en sabots, sans linge, juchées sur des tonneaux dans un char. C’était une pitié, cela m’a fait pleurer... La mère est surtout infiniment grande dans le malheur. Mme de Talmont m’a priée de lui procurer à travailler ; elles sont éclairées avec des bouts de chandelles qu’elles arrangent avec plus de courage que moi. Je ne sais où j’en suis... » Elle avait fini par être si pauvre qu’elle ne pouvait pas même envoyer ses enfans dans une école. « Les enfans s’abêtissent de toutes ces impossibilités, écrit-elle un jour tristement. Qu’y faire? mon ami, je n’ai pu songer aux écoles, l’argent est trop rare... » Et chacun de ces accens douloureux allait retentir au loin dans l’âme de celui qui était sous les armes.

Ce n’est pas tout. Pendant que la malheureuse femme passait ainsi par toutes les anxiétés à Lausanne, le moment venait où la révolution montait jusqu’au Villard; elle allait atteindre le père d’Henry Costa, le vieux marquis Alexis, dans son aire presque inaccessible. Le marquis Alexis n’avait pas émigré, il n’avait pas quitté la vieille demeure. De tous les enfans qui peuplaient autrefois la maison, les uns, les fils, se battaient dans les Alpes; les filles s’étaient mariées. Une seule était restée auprès de son père et de sa mère, qui vieillissaient dans une retraite peu animée. Aux premiers momens de la révolution, le vieillard n’avait pas été troublé. Bientôt cependant les menaces sinistres avaient commencé à s’élever jusqu’au château; les paysans eux-mêmes avaient pris un air d’hostilité. Dénoncé sans doute aux comités révolutionnaires comme ennemi de l’ordre nouveau, comme noble et père d’émigrés, le marquis Alexis avait été arraché au Villard, dépouillé de ses biens par le séquestre, traîné à Chambéry avec sa famille et jeté dans les prisons où s’entassaient les suspects confondus avec les malfaiteurs. De là à l’échafaud il n’y avait qu’un pas. « O mon ami, écrivait l’exilée de Lausanne qui venait d’apprendre ces scènes par Mme de Maistre récemment évadée de Chambéry sous un déguisement, — ô mon ami, il faut que j’ajoute une nouvelle douleur à toutes celles qui vous poignent. Votre père est en prison et traité comme par ces temps-ci sont traités tous ceux qui ressemblent au bon Dieu. L’infâme commune s’acharne sur ses cheveux blancs. Votre mère et votre sœur sont aussi en prison, mais moins durement. La pauvre Maistre m’a rapporté ces affreuses nouvelles ; son voyage ressemble à la fuite en Égypte. C’est à pied et à travers les montagnes qu’elle a fui les abominations de notre pays. » C’était un coup de plus, — de sorte que rien ne manquait. Henry Costa sentait tous les aiguillons à la fois, et ainsi assailli de toutes parts il pouvait répondre : « La prison et puis l’échafaud pour mon père, pour moi et pour Eugène la mort dans les neiges, pour vous la mort du désespoir; mais pour nos enfans que rien de tout cela ne tuera, quel sera leur avenir? »

Cette révolution, dont il a salué l’aurore et qui l’accable maintenant, le marquis Henry n’a aucune raison de l’aimer. Il n’en voit que les côtés sombres, il n’en connaît que les fatalités ; mais en même temps, jeté dans l’autre camp, faisant chaque jour son devoir de soldat, il est loin d’avoir le fanatisme de la cause dont il est tout à la fois le champion intrépide et la victime volontaire. Il n’a d’illusions ni sur les princes, ni sur les politiques d’émigration, ni sur les généraux de cour, ni sur les combinaisons par lesquelles on croit vaincre la France, ni sur l’issue définitive de la lutte. Il a des éclairs de sagacité inexorable, et c’est là justement ce qu’il y a de tragique dans cette âme d’élite; c’est ce qui fait l’originalité morale de cet « homme d’autrefois, » adversaire d’une révolution dont il sent la puissance, soldat pathétiquement résolu d’une cause dont il voit mieux que tout autre les misères et les irrémédiables faiblesses.

Assurément le marquis Henry n’avait aucune illusion sur la politique des émigrés et des royalistes qui croyaient naïvement avant peu remettre sur pied l’ancien régime. Lorsque sa malheureuse femme lui transmettait de Lausanne tout ce qu’on disait sur les succès de M. de Brunswick ou de l’armée des princes, sur le triomphe de la coalition, sur la rentrée prochaine du roi de Sardaigne en Savoie et sur la restauration de la royauté en France, lorsqu’elle se faisait auprès de lui l’écho de toutes ces rêveries et de ces imaginations folles, il éclatait d’impatience. Il rudoyait ces crédulités enfantines ; il répondait avec vivacité, avec un mélange d’amertume et de raison ironique : « Nous n’avons pas encore brûlé une amorce que vos vidames et vos chanoinesses songent déjà à nous faire déblayer leurs places au soleil. Battre les Français sera chose aisée, je n’en saurais douter, grâce aux conseils que vos amis nous donnent, et nous serons trop récompensés de nos peines à les voir lutiner de leurs talons rouges le pavé du roi ; mais il y a d’ici à Versailles quelques lieues encore à franchir. Il m’est donc avis qu’il serait sage d’attendre, avant d’allumer le flambeau de la curée, que le cerf fût porté bas. Les insanités émigrées qui peuplent les bords du Rhin et inondent la Suisse ne sont pas les moindres moyens dont Dieu se serve pour nous mener à mal... » Un jour, comme on lui avait sans doute parlé de paix, d’une paix victorieuse par le succès des armées coalisées, par l’entrée en campagne de l’Angleterre, par l’intervention réputée décisive de M. Pitt, il reprenait d’un accent familier et énergique : « La paix peut n’être pas fort éloignée, je n’en sais rien, mais tenez pour certain que c’est la France révolutionnaire qui l’emportera. Cette guerre si follement entreprise et si lâchement soutenue perdra les rois dans l’esprit des peuples, et notre misérable breloque de Savoie, abandonnée par tout le monde, restera en proie aux malins esprits comme une masure envahie par les spectres... cessez de voir dans les rois des sages trompant comme autrefois les peuples et les gouvernant par leur prestige. Croyez qu’à cet égard tout est bien changé. Aujourd’hui ce sont les gouvernés qui ont les lumières, — cent fois plus qu’il ne leur en faudrait, j’en conviens, pour ne pas vous quereller ; — mais les gouvernemens n’y voient goutte et ne savent où ils en sont. Ils offrent l’image d’un cavalier qui a perdu la tête et que son cheval emporte. »

C’est qu’avec une sincérité complète et une virile indépendance de jugement, il voyait mieux que bien d’autres le caractère, la puissance irrésistible des événemens qui se précipitaient, où il n’était qu’un acteur obscur. Sans doute, il y avait des momens où il se redressait, et apprenant qu’on avait saccagé Beauregard, qu’on avait brisé ses armoiries, il pouvait dire avec fierté qu’on ne lui ravirait pas la noblesse du cœur; mais ces mouvemens, qui sont une partie de son originalité, ne l’empêchaient pas de voir clair. Il ne se payait pas de banalités, de fausses espérances, de calculs puérils. Il sentait qu’il s’agissait d’une crise universelle et profonde à laquelle les petites combinaisons ne pouvaient rien. Il démêlait surtout avec une singulière pénétration ce qui faisait la force à peu près invincible de la révolution française, dût-elle même avoir ses défaites ou ses éclipses momentanées. Il le disait un jour. « On croit qu’en France le monstre révolutionnaire est agonisant. C’est possible; mais il ressuscitera chaque fois qu’il sera menacé d’une agression étrangère. Il n’y aura plus alors de jacobins, de constitutionnels, de modérés, de terroristes, tout cela sera Français. On ne sentira plus ni famine, ni misère, on ne sentira que le fanatisme et l’orgueil national. » Et lorsque, faisant un retour sur lui-même et sur les siens, il se demandait quelle vie nouvelle leur serait faite, il ne se dissimulait pas que tout était changé désormais, que, si on voulait la considération, il faudrait l’acquérir. Il donnait parfois à sa pensée une forme impétueuse et vive comme il pouvait le faire en plein combat. Il recommandait à sa femme de déshabituer les enfans du métier de seigneur. « Il vaut mieux à jamais, disait-il, être Laridon que César. Otez-leur jusqu’au souvenir, c’est un vice originel dont il faut les guérir, car on s’acharnera à leur ravir cela comme aujourd’hui on nous ravit la tête. Croyez bien que tout est fini de nous. Si les Titans avaient été grisés de sophismes, et si on les avait menés au combat en chantant la Marseillaise, ils auraient déniché pour toujours Jupiter de son Olympe. « Celui qui parlait ainsi pouvait ne point aimer la révolution, il pouvait la combattre à main armée; il ne s’abusait pas sur les émigrés et leurs alliés, sur ce que l’on pourrait appeler la politique de la contre-révolution, et il avait moins d’illusion encore sur les opérations militaires, sur ceux qui les conduisaient.

Volontaire par dévoûment et par honneur, mêlé aux opérations avec une position mal définie, mais avec l’autorité croissante de l’instruction et du caractère, ballotté par les hasards de la guerre d’Aoste et du Petit-Saint-Bernard aux Alpes de Nice, militaire sérieux à l’humeur indépendante, il pouvait tout voir et tout juger. Le spectacle qu’il avait sous les yeux le remplissait souvent d’amertume. Au fond, il réservait son estime, une estime réelle et profonde, pour les soldats, pour ces braves gens courageux et solides qu’il voyait tous les jours à l’œuvre, dont il partageait les dangers et les misères. Il admirait ces soldats de la Maurienne qui, après avoir été licenciés à la suite de la première débâcle de l’invasion et malgré tout ce qui pouvait les retenir désormais en Savoie, se retrouvèrent fidèlement autour du drapeau, au rendez-vous qui leur avait été donné à Suze. « Ces choses-là, disait-il, pourquoi les font-ils donc? qu’espèrent-ils? rien, c’est leur cœur qui les guide... Si le roi voulait m’en croire, il dépouillerait certains seigneurs de ma connaissance de leurs plaques et de leurs cordons pour les accrocher sur ces poitrines où battent bien les plus nobles cœurs que je sache... » Là il voyait le nerf vigoureux. En haut, il voyait l’incohérence du commandement, le décousu de l’action stérilisant les courages, l’absence de toute idée militaire, les scandales du favoritisme, les traditions surannées, les intrigues de cour et les puérilités de l’étiquette transportées dans les camps.

Le clairvoyant capitaine savait fort bien se moquer de ses princes et de leur manière de faire la guerre. « Monseigneur, écrivait-il en parlant du duc de Montferrat, est ici tout à fait sur pied de campagne avec cinquante personnes pour le servir, dont deux spécialement destinées à faire le café de son altesse. Ce surcroît de bonne compagnie est fort embarrassant pour tout le monde, et un peu scandaleux par ce temps de détresse générale. — Qu’il y a loin de là à la simplicité guerrière de nos anciens princes ! » Il ne pouvait se défendre des plus vives saillies de colère ou d’ironie en voyant les états-majors tout gaspiller, l’armée où il servait d’abord se débattre pendant deux campagnes sur les Alpes pour ne rien faire, avoir l’air de se mettre en mouvement pour reculer aussitôt et s’épuiser en agitations aussi meurtrières que stériles. « Ce n’est pas la façon dont nous faisons ici la guerre qui peut nous en donner la passion, disait-il dans un de ses momens d’impatience. La chose publique va de manière que l’on se félicite de n’avoir pas à y mettre la main. Mon rôle de spectateur me plaît, et je suis à mes yeux plus utile que ceux qui commandent et font les importans. Je sers sans intérêt le roi, qui est bien mal servi par ceux qu’il paie le mieux. Je juge tout avec une extrême sévérité... Nous ne faisons rien, alors que nous pourrions avoir quelques succès; puisse notre métier de chien de garde nous être payé de quelque estime. » On ne faisait rien! c’était la faute des princes, des généraux de cour et d’antichambre sans doute ; c’était aussi la faute de la combinaison qui, en subordonnant l’armée du roi aux impériaux, l’intérêt piémontais aux calculs de la politique autrichienne, devait conduire le Piémont au suprême et inévitable désastre sans profiter à l’Autriche elle-même. Confusion et impuissance partout : le système était invariable avec le premier généralissime autrichien, M. de Vins, comme avec Beaulieu plus tard. Henry Costa ne s’y trompait pas; il était plein de soupçons et d’irritation à l’égard des impériaux, il raillait sans pitié les combinaisons, l’indigente ou perfide stratégie des généraux, la « superbe ineptie de M. de Vins. « Il s’entendait bien sur ce point avec Joseph de Maistre, et c’est une chose caractéristique, curieuse que cette vivacité d’esprit antiautrichien égale chez les deux amis[1]. L’un et l’autre sentaient que là était la faiblesse, le péril, qu’il n’y avait à attendre de Vienne que « mauvais vouloir et trahison, » que la politique impériale secourait le Piémont pour le dominer, peut-être au besoin pour le livrer. Au fond de leur âme, ces gentilshommes savoyards avaient plus d’inclination pour la France, même pour la France révolutionnaire, la terrible ennemie, que pour l’Autriche, l’alliée égoïste et douteuse. Henry Costa n’avait donc aucune illusion. Il se trouvait dans la condition étrange d’un homme dépouillé, frappé par la révolution, désabusé sur les émigrés, sur les courtisans, sur les généraux, sur la coalition, et restant néanmoins toujours ferme au poste de combat.

Au milieu de cette vie compliquée, accidentée et dévorante, il n’avait, avec le sentiment de l’honneur, qu’une chose pour le réconforter ou le consoler, c’était la présence de ce fils dont il se faisait le compagnon, le guide, et, selon son expression, « l’aide de camp. » Figure émouvante de jeune héros, apparition mélancolique et furtive entre le père à l’âme fortement trempée et la mère qui se martyrise au loin, à Lausanne, qui demande pourquoi les boulets ne sont pas « pour les femmes et les inutiles! » Eugène, avec ses quinze ans, avait pris fort au sérieux son métier de sous-lieutenant. Il était bientôt passé aux grenadiers royaux où il servait avec un zèle empressé et un courage aimable. Plus d’une fois il avait couru des dangers et avait eu des accidens assez graves : il bravait tout, les coups de fusil comme les privations au milieu des glaciers, dans les « bivouacs de Tartares, » sur les Alpes. Il s’aguerrissait gaiment et bravement. Le père, avec l’aide du vieux Comte, toujours fidèle à ses maîtres, couvrait l’enfant d’une protection attendrie. Stoïque pour lui-même, il souffrait dans son fils aux momens trop durs. Il éprouvait aussi une fierté attendrie en voyant cette jeune nature se former rapidement à un si rude apprentissage. « Vous me demandez, écrivait le marquis Henry à sa femme après sa première campagne, comment est fait le pauvre petit depuis un an bientôt que vous l’avez quitté; vous me demandez s’il a grandi, s’il fume, s’il jure. Il ne fume point et jure encore moins, si ce n’est en piémontais, qu’il commence à parler très passablement. Il n’a pas beaucoup grandi, mais il est extrêmement fortifié; du reste il est très enlaidi... Son joli son de voix s’est aussi perdu. A force de crier, sa voix est rauque et brisée; mais tout le monde l’aime. Il compte pour un très bon officier, se trouvant bien partout ; il trouve moyen d’obliger ses camarades sans ostentation et sans se faire jamais un mérite de rien... « Et un autre jour : « Si vous saviez combien le moral d’Eugène s’est formé au milieu de tout ceci, combien son âme renferme de noblesse et de courage, vous verriez que moi-même le voulant, il me serait impossible de l’entraîner à une détermination douteuse. Si une bonne tête, un cœur noble, des talens peuvent redevenir des qualités que l’on prise, peut-être se trouvera-t-il que j’aurai bien élevé mon fils ; sinon les circonstances auront écrasé moi et mon courage!.. » Mme de Costa, par un pressentiment de mère, répondait d’un accent désolé : « Pauvre enfant, je ne le reverrai plus ! »

Le marquis Henry vivait dans son fils, son jeune compagnon de tous les jours. C’était-sa force dans la crise terrible où il se trouvait engagé sans apercevoir au bout une issue ; c’était aussi le point vulnérable chez cet homme au cœur valeureux, et c’est à cette partie de son être qu’il allait être atteint. Jusque-là il avait pu souffrir de tout ce qu’il voyait, il avait pu avoir des blessures d’intérêts, des déceptions d’opinion, des doutes sur l’avenir. Ce n’était rien encore : il touchait au vrai et poignant déchirement, à la première épreuve décisive, celle du père; il y en a une seconde, celle du soldat et du patriote ; il y en a même une troisième, celle de l’exilé revoyant furtivement après la tempête son foyer ravagé et désert. Ce sont comme les étapes de cette douloureuse carrière.

Au commencement de 1794, le marquis Henry, connu déjà comme aussi bon militaire que mauvais courtisan, avait été envoyé du Petit-Saint-Bernard à l’armée des Alpes de Nice. Il s’était arrêté à Turin, il avait monté en grade ! Il avait été nommé major, — mais « major sans paie, » et il se consolait en disant que, puisque sa jument Rebecca venait de mourir au moment de rentrer en campagne, puisqu’il n’avait pas d’argent pour la remplacer, il aurait du moins la ressource de mêler à son pain le fourrage de sa monture. Il avait fait aussi une petite station à Asti, dans un monde de pauvres émigrés et de moines qu’il décrit d’un trait leste et piquant. De là il avait été presque aussitôt expédié à Lauthion, sur les lignes de défense dont le point culminant est Saorgio. Il peint lui-même son pittoresque poste de guerre: «Lauthion est une sorte de vallon étroit tendant de Saorgio au col de Raous et au fond duquel coule un torrent ; nous en occupons la rive gauche sur une pente rapide. Cette pente est cultivée au moyen de terrasses élevées les unes au-dessus des autres. Dans les replis les plus considérables se trouvent éparses quelques cabanes et une petite chapelle. En ma qualité de major, j’occupe la plus apparente de ces chaumières... Du sommet de mon rocher, nous voyons toute la chaîne des Alpes et nous avons la Méditerranée pour lointain... L’ennemi semble se réveiller de toutes parts; il n’est pas encore en grand nombre, mais va tenter, je crois, l’impossible pour arrondir son département des Alpes-Maritimes. On prétend que dans l’armée adverse les barbes sont fort longues et que les patriotes ont juré de ne les couper qu’à Saorgio; je souhaite que nous leur servions de barbiers... » C’est là en effet que l’armée de Ligurie, placée sous le vieux Dumerbion, en réalité conduite par le fougueux Masséna, se préparait à tenter un effort énergique et décisif en se servant habilement du territoire de la république de Gênes; c’est là que commençait, à partir du 10 avril, une série de combats meurtriers. Chaque jour Piémontais et Français étaient aux prises, arrosant de sang ces rochers et ces défilés. Le 27 avril un hasard de la guerre frappait au cœur le marquis Henry Costa.

Dès le matin, la fusillade avait commencé, et aux premiers bruits apparaissaient sur toutes les crêtes des signaux appelant des deux côtés les bataillons « qui se déroulaient sur la neige comme de grands serpens noirs. » Le choc avait éclaté entre deux colonnes, l’une piémontaise, l’autre française, se rencontrant tout à coup au détour d’un ravin, et la lutte n’avait pas tardé à s’étendre, à s’animer, au point de devenir par instans un combat furieux corps à corps. Mêlé aux grenadiers royaux, Eugène chargeait avec l’intrépidité de la jeunesse, suivant son capitaine, M. de Pean, suivi à son tour de son père, qui ne le quittait pas du regard. Il venait de s’élancer lorsqu’à dix pas en avant il tombait brusquement sur la neige qu’il rougissait de son sang. Il avait reçu une balle à la jambe. Son père avait à peine le temps de le dégager, de l’abriter derrière un rocher, puis de le confier à deux soldats pour retourner lui-même au feu. Le combat se prolongeait jusqu’au soir. Plusieurs fois pendant l’affaire, le marquis, l’épée à la main, entraînait les troupes à demi ébranlées, et il finissait par les ramener au moins pour un instant sur les retranchemens français. Ce jour-là il fut signalé comme ayant contribué à un succès des armes piémontaises qui devait être bien éphémère et qui déjà lui coûtait cher. Eugène avait été transporté aux premiers postes, dans une ambulance volante, et son père, à peine échappé du combat, passait la première nuit auprès de lui, au milieu d’un certain nombre de soldats mourans ou mutilés; mais le lendemain l’armée devait se remettre en mouvement. Eugène, évacué avec les autres blessés, devait être conduit à Turin, chez sa tante, la marquise de Faverges. Le père, né pouvant s’éloigner en pleine action, confiait son fils au vieux Comte, et du haut d’un rocher il suivait d’un regard chargé de deuil le douloureux cortège.

A Turin, la blessure ne semblait pas d’abord des plus graves. On ne perdait pas l’espoir, on comptait un peu sur les ressources de la jeunesse. Le vieux Comte sentait d’instinct le danger, et il écrivait au marquis ces mots touchans d’un serviteur fidèle : « J’ai veillé le petit depuis sa blessure comme vous me l’aviez ordonné. Il se tourmente de vous plus que de sa jambe ; tous ces tourmens lui brûlent les sangs, et le médecin voudrait que vous veniez. C’est impossible, mais entre vous et le petit mon cœur se fond, et je n’en ai plus pour avoir l’air gai que le médecin veut que j’aie... Cette maudite fièvre revient toujours... Si le bon Dieu m’avait planté cette balle dans la jambe, je serais bien plus gaillard. » Le mal, en effet, ne tardait pas à s’aggraver; on n’avait pu extraire la balle, la plaie s’envenimait, et peu après, le 21 mai, le jeune blessé était mort. Comte, qui était aussitôt expédié vers son maître et qui le rejoignait à Coni, n’avait qu’à paraître pour annoncer par sa seule présence la sinistre nouvelle. Henry Costa restait comme foudroyé avant même d’avoir interrogé le vieux serviteur. Il passait plusieurs jours dans un égarement morne et désespéré, comme un homme pour qui toute lumière vient de s’éteindre.

Le premier coup avait été pour le père, il y avait encore la mère qui était à Lausanne, recueillant déjà les bruits des combats qui se livraient dans les Alpes et ne sachant rien. Ce n’est qu’après les premiers jours que le marquis retrouvait la force d’écrire à sa femme : « Armez-vous de courage, mon amie, je recueille le mien pour vous dire que notre enfant a rendu entre les mains de Dieu son âme pure et vertueuse. Il a vécu seize ans sans reproches, et est mort en guerrier chrétien, objet de l’estime et de l’intérêt général... Je suis accablé, presque fou de douleur ; mais c’est sur moi, c’est sur vous que je gémis. J’ai prié Maistre de vous assister, il vous amènera sa femme... Pour moi je suis bien seul, les doléances auxquelles je suis soumis me font mal, et je ne trouve qui me comprenne que mon pauvre Comte. Son cœur en fait l’ami qu’il me faut... » C’est Joseph de Maistre, en effet, qui avait la cruelle mission de préparer Mme de Costa à la terrible crise des mères, de la soutenir, et il remplissait sa mission avec autant de délicatesse que de dévoûment. La malheureuse femme avait besoin de l’appui d’une telle amitié dans sa solitude. Elle avait toutes les exaltations et les touchantes révoltes de la douleur, son imagination voyait partout des fantômes. « J’ai cru être malheureuse, écrivait-elle à son mari, lorsque je vous ai vu partir au mois de mai 1792 ; j’ai cru l’être à l’invasion de la Savoie ; à votre entrée en campagne cette année, à votre marche en avant l’année dernière, je croyais mourir. Oh ! que je me trompais ! Je me sens déchirée, mon enfant me suit partout… Je m’étais confiée à la Providence : jusqu’ici je lui avais remis mes destinées, à présent je ne puis plus me fier à elle ; c’est vous, mon seul ami, à qui je m’accroche… » Joseph de Maistre se partageait entre la mère, qu’il entourait de soins à Lausanne, et le père qu’il s’efforçait de consoler au loin, à qui il écrivait : « Il me semble que vous m’êtes plus cher depuis que je ne vois rien dans le monde de plus infortuné que vous… » Celui qui a passé pour un philosophe altier et sans pitié, tant qu’on ne l’a pas connu par ses lettres, avait des bontés charmantes dans l’intimité ; mais Joseph de Maistre faisait mieux. Il cherchait une diversion à la douleur, il écrivait pour ses amis ce fragment qui est resté sous le titre de Discours à la marquise de Costa sur la vie et la mort de son fils Eugène de Costa. Il se plaisait à raconter cette courte existence tranchée dans sa fleur, à faire revivre l’aimable adolescent en rappelant qu’une de ses dernières études d’histoire avait été sur la mort d’Épaminondas. Il embaumait à l’antique cette jeune mémoire. Le Discours est resté comme une des premières œuvres de celui qui allait être l’auteur des Considérations. Le génie naissant de Joseph de Maistre se confond avec le deuil d’un ami frappé dans ce qu’il a de plus cher, destiné à garder l’inguérissable blessure dans une carrière d’épreuves de tout genre.

Pour le père, le coup était porté. Le marquis Henry pouvait sans doute trouver une sorte d’adoucissement dans ces pages de De Maistre qu’il recevait à Saint-Dalmas et qu’il relisait onze fois dans ses courses à travers les montagnes ; il ne restait pas moins profondément atteint. On lui avait envoyé un autre de ses enfans, Victor, pour remplacer Eugène, et c’était pour lui une occasion nouvelle de souffrance. « N’est-ce pas tenter Dieu, s’écriait-il, que de se rembarquer après un tel naufrage et de hisser de nouveau la voile qu’il a foudroyée ? » Peu après, aux interrogations pressantes et inquiètes de sa femme, il répondait : « Vous me demandez de vous parler de moi et de mes projets. L’avenir et moi sont deux choses dont je détourne constamment les yeux. Depuis que d’affreux événemens m’ont séparé de tout ce que j’aimais, j’en suis venu à ne plus me compter pour rien… » Il n’avait qu’un moyen d’échapper en quelque sorte à lui-même, c’était de s’étourdir par le travail, par la fatigue, par l’activité du soldat. C’est ce qu’il faisait, en s’avouant que, s’il lui restait encore quelque feu, ce serait « sur le chapitre de la gloire. » Chose étrange cependant, il avait fallu la mort d’un enfant pour rappeler à tous, à la cour comme aux généraux, qu’Henry Costa servait depuis deux ans comme volontaire, qu’il n’avait d’autre ressource pour vivre que les « soixante-dix livres dix sols » payées par mois à son fils, qu’il avait plus d’une fois déployé les plus fortes qualités militaires. Le roi, instruit de ces détails, se montrait fort étonné, — il ne savait rien! Colli, arrivé au commandement du corps piémontais le jour même de la blessure d’Eugène Costa, demandait le père pour quartier-maître ou chef d’état-major. Et lui, le marquis Henry, il n’avait qu’une préoccupation : il éprouvait une sorte de pudeur fière à la pensée de paraître recevoir le prix de la mort de son enfant. « Des gens sans entrailles, écrivait-il, diront peut-être que j’ai battu monnaie avec le sang de mon fils. La vérité est que je n’ai rien demandé. Colli a tout fait sans m’en rien dire, et me voilà faisant un rôle au moment où moins que jamais cela me semblait désirable. Malgré les instances qui m’ont été faites, j’aurais refusé si je n’avais entrevu la possibilité d’échapper à moi-même par un excès de travail... » Avant peu il allait être quartier-maître de l’armée piémontaise tout entière, le jour où cette armée, sans se séparer des Autrichiens, reprenait une certaine indépendance, et comme la puérilité se mêle à tout, le roi exigeait du marquis Henry qu’il reprît sa décoration de gentilhomme de la chambre. « Tout cela me fait sourire, dit-il alors non sans amertume, et me rappelle le marché du fils de Moïse dans le Ministre de Wakefield, lorsqu’il vendait un bon cheval de herse pour une balle de lunettes vertes montées en cuivre doré. » — Je suis de l’avis du petit-fils historien du marquis, je ne suis pas sûr que dans cette nature refoulée en elle-même il n’y eût quelque secrète et généreuse ambition qui se sentait au-dessus des faveurs vulgaires de la fortune.

Le voilà donc dans son rôle de colonel quartier-maître de l’armée et de personnage militaire officiel presque malgré lui ! Le voilà domptant le chagrin intime par le travail, mettant une infatigable activité à réorganiser la défense des vallées piémontaises à demi ouvertes depuis que les Français sont sur les crêtes des Alpes et s’étendent dans la rivière de Gênes. Qu’on ne s’y méprenne pas : en s’élevant il ne perd rien de son indépendance d’esprit et de caractère. Il n’est pas plus indulgent pour les Autrichiens, les « chers alliés, » toujours prêts à la malveillance et aux trahisons. Il n’a pas moins d’ironie pour les intrigues de cour qui paralysent tous les efforts sérieux. Il n’a que peu d’illusions sur la marche des affaires, sur toutes les opérations mal conçues et mal conduites où à chaque combat on perd du terrain. S’il est un moment où il y ait encore quelque chance, quelque lueur d’espoir, c’est à la suite de la révolution de thermidor qui ralentit d’abord les mouvemens français ; c’est lorsqu’un peu plus tard, en 1795, Beaulieu vient prendre le commandement de l’armée autrichienne, tandis que Colli est à la tête de 25,000 Piémontais. « Colli et Beaulieu, dit-il, semblent fort unis et désireux de s’entendre. Dieu veuille que ce petit grain de bienveillance produise, comme le grain de sénevé, un arbre à nous abriter contre l’orage. » Là il semble encore espérer; mais le moment approche, — au commencement de 1796, — où un coup de foudre va retentir dans les Alpes, et il est curieux de saisir les premières impressions d’un homme d’esprit et de sagacité à la veille de la crise qui se prépare. « Que se passe-t-il dans la rivière de Gênes? écrit-il... On annonce à l’armée l’arrivée d’un nouveau général en chef. On le nomme Bonaparte, Corse d’origine. Il était officier d’artillerie sous l’ancien régime, par conséquent gentilhomme, mais peu connu dans l’armée, où il n’a été employé que comme artilleur à la prise de Toulon. On ne le croit pas jacobin : il est homme d’éducation et de bonne compagnie. Il passe pour être plein de génie et de grandes vues... Que fera-t-il? Je n’en sais rien encore... » — Ce qui va arriver, c’est Montenotte, Millesimo, Dego, Mondovi, c’est l’armée française s’enfonçant entre l’armée autrichienne et l’armée piémontaise, battant l’une et l’autre, rejetant les Autrichiens en Lombardie et réduisant les Piémontais à merci; c’est Bonaparte descendant en quelques jours dans les plaines de Piémont, imposant au roi de Sardaigne un armistice sous forme d’ultimatum, — et, ce que le marquis Henry prévoyait encore moins que tout le reste, c’est qu’appelé lui-même comme quartier-maître à négocier la reddition, il allait assister dans une entrevue nocturne à la naissance de la plus prodigieuse fortune du siècle !

C’est à Cherasco, le 27 avril 1796, — la campagne avait commencé le 12! — que se passait cette entrevue, assurément faite pour marquer dans la vie d’un homme; elle avait lieu dans le palais du comte Salmatoris, où avait été établi le quartier-général français. Le marquis Henry Costa et le général de La Tour, chargés par le roi d’accepter encore plus que de débattre un armistice présenté au bout de l’épée victorieuse, étaient arrivés à dix heures et demie du soir. Introduits d’abord auprès de Berthier, dans une salle où flambait un grand feu, ils voyaient bientôt sortir d’une chambre voisine un jeune homme en uniforme, sans sabre, sans écharpe, la tête nue; ses cheveux lisses tombaient des deux côtés de son front, encadrant un visage maigre et blême où étincelaient des yeux profonds, rougis par les fatigues. Il se décelait à sa démarche, c’était Bonaparte! Une gravité froide présidait nécessairement à cette rencontre d’hommes qui se voyaient pour la première fois au milieu des hasards de la guerre. La discussion ne pouvait qu’être inégale et sommaire. Aux premiers mots des plénipotentiaires sardes, Bonaparte répondait brusquement en demandant si les conditions qu’il avait offertes étaient acceptées par le roi, et aux plaintes qu’on élevait sur la dureté de ces conditions, il opposait une résolution inflexible; il prétendait être resté modéré en n’ajoutant rien à ce qu’il avait imposé d’abord. Vainement les plénipotentiaires piémontais essayaient de lui démontrer l’inutilité de certaines concessions sur l’occupation de Coni ou le passage du Pô à Valence : il répliquait d’un ton un peu sarcastique que la république, en lui confiant une armée, lui avait supposé assez de discernement pour savoir ce qu’il avait à faire sans avoir à prendre conseil de ses ennemis. Il commençait à s’impatienter, et, tirant sa montre, voyant qu’il était déjà une heure du matin, il disait tout à coup aux commissaires sardes : « Messieurs, je vous préviens qu’une attaque générale est ordonnée pour deux heures, et que, si je n’ai pas la certitude que Coni sera remis dans mes mains avant la fin du jour, cette attaque ne sera pas différée d’un moment... Il pourra m’arriver de perdre des batailles, on ne me verra jamais perdre des minutes par confiance ou par paresse. » Dès lors il n’y avait plus qu’à se soumettre et à écrire ces conditions cruelles qui décidaient du sort du Piémont, qu’on ne pouvait ni décliner ni adoucir.

L’armistice une fois arrêté, les rapports se détendaient un peu. Jusque-là, Berthier avait été seul présent à l’entrevue. Bientôt entraient d’autres officiers, Murat, Marmont, le général Despinoy. On servit un repas composé des mets les plus simples où, à côté du pain de munition, figurait une pyramide de gimblettes offertes au vainqueur par les religieuses de Cherasco. Pendant ce temps, la conversation s’animait. Bonaparte, sortant de sa réserve, se laissait aller à parler de la campagne qui venait de s’ouvrir et qui avait déjà de si foudroyans résultats. Il rendait toute justice aux soldats piémontais et à quelques-uns des mouvemens de leurs chefs qui deux fois, disait-il, « s’étaient tirés fort adroitement de ses griffes. » Il croyait avoir dissous la coalition en Italie, et il ajoutait : « M. de Beaulieu ne peut plus m’arrêter jusque sous les murs de Mantoue; il doit s’attendre à avoir toujours dans les flancs mon armée victorieuse. » Il avait des vues perçantes, des saillies souvent pleines de force plutôt qu’une conversation suivie sur toute chose, sur la guerre, sur la politique, sur la position faite au Piémont par les événemens et par la révolution, sur les hommes, sur la cour de Turin. Comme on parlait de l’âge des généraux, de son âge à lui, il faisait remarquer qu’il avait vingt-sept ans et qu’il n’était pas le plus jeune commandant en chef de la république. « Il est presque indispensable d’être jeune pour commander une armée, disait-il. Il faut pour cette tâche éminente tant de bonheur, d’audace et d’orgueil! » En général, dans son attitude comme dans son langage, il laissait voir une sorte d’âpreté, le sentiment d’une supériorité qui s’imposait, mais qui mettait mal à l’aise. Il éblouissait, il étonnait, il ne séduisait pas.

Un instant il s’était accoudé sur un balcon, regardant le lever du jour, et il se plaisait à prolonger l’entretien avec le marquis Henry, dont il a dit plus tard en remémorant cette première scène de sa carrière : « Le colonel La Coste, natif de Savoie, s’exprimait avec facilité, avait de l’esprit et se montra sous des rapports avantageux. » Le marquis Henry avait en effet pris part à la négociation, à la conversation avec un intérêt singulier mêlé de tristesse. Il n’avait certainement pas échappé au magnétisme du génie, à la fascination exercée déjà par ce jeune homme dont nul ne pouvait mesurer l’essor et prévoir la destinée; il n’éprouvait cependant que ce qu’il a lui-même appelé « une admiration pénible, » et au moment du départ, près de quitter le palais Salmatoris où venait d’être signé l’acte connu dans l’histoire sous le nom d’armistice de Cherasco, il ne pouvait s’empêcher de dire à Bonaparte : « Général, que ne peut-on vous aimer autant qu’on est forcé de vous admirer et de vous estimer ! »

Ce que le marquis Henry emportait de cette entrevue, avec l’ineffaçable et inquiétante image du jeune victorieux, c’était moins une suspension d’armes qu’une capitulation mettant désormais le Piémont à la merci de la France révolutionnaire. Il le sentait profondément. Il savait bien qu’il n’avait pas dépassé ses instructions, qu’il avait été envoyé à Cherasco pour faire ce qu’il avait fait; il ne s’offrait pas moins encore une fois à être sacrifié. « En dépêchant au roi le courrier qui devait rapporter la sanction de sa majesté et son ordre particulier pour la remise des places de sûreté, écrivait-il, je ne lui ai point dissimulé les terribles conséquences de notre traité. Je l’ai supplié de nous désavouer et de ne point ratifier nos conventions. On n’a point voulu m’entendre. Je me suis brisé à Turin comme à Cherasco contre la fatalité. » Il s’abusait moins que tout autre, et pour se rendre compte des sentimens amers qu’il éprouvait, du conflit intime qui l’agitait, il faut se souvenir de sa situation personnelle.

L’acte de Cherasco préludait manifestement à la paix ; déjà des plénipotentiaires partaient pour Paris, avant quinze jours un traité devait être signé ; mais ce traité, cette paix, dont on n’avait plus le pouvoir de discuter ou de décliner les conditions, c’était dans tous les cas la cession de la Savoie et de Nice, la sanction de la conquête de la révolution. Qu’allait devenir le marquis Henry ? quelle allait être la position de tous ces officiers de Savoie qui avaient tout quitté, leurs familles et leurs terres, pour combattre sous les drapeaux du roi? C’était poignant et fatal. Tous ces braves gens erraient à Turin et dans les camps, inquiets de leur sort, exposés à se trouver sans asile, menacés d’être licenciés par le roi, d’être traités comme des émigrés dans leur pays transformé par l’annexion et par la révolution. Le Piémont ne pouvait plus rien sans doute, il avait de la peine à se sauver lui-même, à garder une ombre d’indépendance en sacrifiant Nice et la Savoie. Il avait déjà livré ses forteresses, Coni, Tortona; il restait épuisé de ressources, désarmé et impuissant, ne pouvant plus même protéger ceux qui s’étaient dévoués pour lui. Le marquis Henry, entre tous, comprenait bien qu’il n’y avait plus rien à espérer; il ne sentait pas moins profondément ce qu’il y avait de cruel pour ses compatriotes comme pour lui à se voir livrés, dépossédés après une guerre où ils n’avaient servi que par loyauté et par honneur, en soldats fidèles. Il ne pouvait surtout se défendre d’une indicible amertume à la pensée qu’il avait été personnellement obligé de signer cet acte de Cherasco, prélude d’une paix qui représentait pour lui quatre années de sacrifices inutiles, son fils mort, sa famille dispersée, la patrie perdue, l’avenir plus que jamais incertain et obscur.

Cette situation nouvelle du lendemain de la guerre, entre l’armistice de Cherasco et le traité signé à Paris le 14 mai 1796, le marquis Henry Costa la suivait du regard avec une anxiété croissante. Il voyait tout se précipiter vers le dénoûment. « On ne nous a pas encore découvert officiellement le pot aux roses, écrivait-il dans ces momens d’attente; mais de ce qui a transpiré l’on peut conclure aux plus honteuses conditions. Le roi abandonne la Savoie et Nice, dont les frontières seront déterminées à la paix générale à l’avantage de la république française... Quel sera notre sort personnel, voilà ce que nul ne sait encore. Évidemment le silence que gardent nos puissans est de mauvais augure... On cherche bien à modifier dans ce traité l’article qui nous concerne; mais il est aisé de prévoir qu’on n’y parviendra pas. On compte pour la chose sur la justice, sur la condescendance et l’humanité des Français, comme si tout cela était prouvé et reconnu... » Il s’agissait de savoir si on livrerait complètement les officiers savoyards en acceptant pour eux le titre « d’émigrés du département du Mont-Blanc. » Parfois Henry Costa mêlait une sorte de mélancolie amère à ses sorties contre tout ce qu’il voyait. « Si la clémence royale et nationale, disait-il à sa femme, m’autorise à choisir mon domicile en Savoie, nous louerons une maisonnette à Chamounix, j’y porterai la médecine domestique de Brecani et des drogues pour faire le médecin de village : je gagnerai ma journée avec mon petit savoir-faire. Chamounix est charmant en été, et l’hiver, qui ne laisse pas d’y être long, nous aurons le plaisir d’être séparés du monde par d’énormes amas de neige... En attendant, je me prépare à cette douce séquestration des humains en ne sortant point de mon trou et en faisant ma cour le moins que je le puis. C’est pour moi la meilleure manière de faire bonne contenance... « Il flottait entre le désir de rentrer, même obscurément, dans son pays et la crainte de se retrouver en étranger là où il avait passé ses années heureuses.

Jusqu’au dernier moment, il est vrai, il avait gardé la ressource du travail. Même après l’armistice de Cherasco, dans la débâcle militaire du Piémont, on avait encore une fois fait appel à sa bonne volonté. On l’avait maintenu comme quartier-maître d’une ombre d’armée qui était censé exister sous le duc d’Aoste. Puis on le chargeait de plans et de rapports sur la dernière guerre. Il acceptait cette tâche, il savait bien ce qui en était de cette armée du duc d’Aoste dont il disait : « Sépulcre blanchi s’il en fut, puisque nos places aux mains de l’ennemi lui sont à jamais un gage de notre nullité!.. On ne saurait, à ce qu’il paraît, se passer de mes services, ajoutait-il avec ironie, et je viens de recevoir la mission de dresser les plans et de rédiger les mémoires relatifs à nos dernières campagnes. Après quoi on m’accrochera à un clou comme un manteau quand la pluie est finie. » Et peu de jours après, en effet, il pouvait écrire à sa femme : « J’ai rendu tous mes comptes au prince, au bureau de la guerre et à celui de la topographie. J’ai reçu beaucoup d’éloges, mais pas un mot qui fixât mes idées sur ce que je peux devenir. Le roi m’a accordé en revanche tout ce que je lui ai demandé pour mes officiers. C’est la dernière fois que j’ai fait le colonel, que j’ai pu rendre service avant d’en demander à la charité publique... » Il y avait dans ce dernier mot un singulier désabusement. Ainsi, après l’épreuve du père, la première et la plus cruelle de toutes, l’épreuve du soldat et du patriote est complète, elle finit, elle aussi, par une déception.

Quand il a tout épuisé, après quatre années passées dans les émotions d’une guerre désastreuse et dans les crises intimes, le marquis Henry, devenu inutile et peut-être importun à Turin, n’a plus d’autre pensée que de s’en aller, de rejoindre sa famille à Lausanne. A vrai dire, il quittait sans la moindre illusion, sinon sans un serrement intérieur, cette petite cour où sa présence n’était plus qu’un remords pour ceux qu’il avait servis et où, jusque dans la défaite, on trouvait encore le moyen de se perdre en frivolités et en intrigues. Il s’acheminait à travers le Grand-Saint-Bernard et le Valais avec son jeune fils Victor, celui qu’on lui avait envoyé pour remplacer Eugène, et le vieux Comte, toujours fidèle à son maître, surtout depuis qu’il l’avait vu malheureux et qu’il ne recevait plus de lui le salaire de ses services. Avant de partir, en annonçant son voyage, le marquis Henry avait écrit à sa femme : « Je touche à cet instant si désiré et si horrible. Comment supporterons-nous de nous revoir? » C’était en effet une heure terrible. Entre le déport de 1792 et le retour de 1796, il y avait un monde d’événemens, de catastrophes publiques, de deuils privés, d’irréparables révolutions : tout avait changé. Henry Costa, courbé lui-même par les fatigues et dépouillé de tout, retrouvait les siens dans la pauvreté de l’exil, il revoyait sa femme blanchie par le chagrin. Entre le père et la mère, au moment de leur rencontre, le jour du retour, s’élevait, comme une image du passé, l’ombre douce et aimable d’Eugène, objet d’une commémoration attendrie, d’un culte douloureux. Joseph de Maistre avait été le seul témoin de la première entrevue du marquis et de sa femme, il restait le seul confident de leur intimité, il vivait presque avec eux. Le soir, dans la chambre de l’exil « aux rideaux rouges, aux tentures déchirées, » on se retrouvait autour de la table après le modeste repas de famille, et tandis que Mme de Costa réparait les vêtemens des enfans, Joseph de Maistre reprenait avec Henry des conversations infinies sur les événemens, sur la guerre, sur la philosophie. Souvent les deux amis sortaient ensemble, ils allaient au bord du lac, lorsqu’un soir, regardant l’horizon au-delà des eaux, du côté de Beauregard, Henry Costa s’écriait : « Jamais l’exil ne m’a paru si lourd de peines. Ce lac est-il donc infranchissable? Le souvenir de mes vieux murs m’obsède. Je ne sais ce qui me retient d’aller à eux tout de suite, de sauter dans une barque... » C’était l’origine d’une promenade furtive, nocturne, à demi romanesque, accomplie sur la rive de Savoie au risque des mauvaises rencontres avec les gendarmes de la république.

Était-ce la fantaisie d’une imagination excitée, le besoin irrésistible de tromper les regrets de l’absence, d’aller chercher des émotions nouvelles? Toujours est-il qu’un matin le marquis Henry, Joseph de Maistre et le vieux Comte partaient dans une petite barque, et qu’après une journée passée à louvoyer, ils allaient aborder le soir vers Beauregard. Le château n’avait pas été complètement démoli, il n’avait pas été vendu faute d’acquéreur; mais il avait été saccagé, pillé, à demi incendié, et il n’était plus qu’une ruine déserte au milieu des arbres qui l’entouraient. A mesure que les trois visiteurs approchaient, la grande ruine se laissait entrevoir à la clarté du soir. Il n’y avait plus de fenêtres, la porte pendait sur ses gonds, l’entrée était encombrée par des troncs d’arbres. Il ne restait plus que des murs noircis. Le marquis s’était arrêté d’abord saisi d’une inexprimable émotion; puis à la lueur d’une petite lampe allumée par Comte il avait pénétré dans sa maison, essayant de retrouver ce qui avait été sa chambre, ce qui avait été la chambre de sa femme, et n’avait pas eu le courage de franchir le seuil de la chambrette d’Eugène. De ces trois hommes qui parcouraient les ruines à la dérobée comme des voleurs de nuit, aucun ne pouvait prononcer une parole. « Partons ! » disait brusquement De Maistre, comme pour arracher Henry à ses pensées. Ils s’éloignaient, lorsque tout à coup ils se heurtaient contre un être bizarre qui d’une voix rauque chassait les envahisseurs en balbutiant la Marseillaise. C’était tout simplement le seul et dernier hôte de Beauregard depuis la révolution, un malheureux idiot qui avait été autrefois reçu au château par charité, qui s’était établi dans les ruines abandonnées et qui s’écriait : « Ça faisait un beau feu quand ils l’ont brûlé. Le marquis, ils l’ont chassé, c’était un aristocrate. Je suis seul le maître ici !.. » Et il reprenait la Marseillaise à sa façon. Le chant baroque de l’idiot accompagnait le légitime propriétaire et ses compagnons, regagnant leur barque pour repasser le lac à travers la nuit.

Pendant cet étrange et cruel pèlerinage à Beauregard, Joseph de Maistre avait plus d’une fois saisi l’occasion de tout ce qu’il voyait pour se livrer à ses inspirations philosophiques, déroulant des théories auxquelles il devait plus tard donner une forme éclatante dans les Soirées de Saint-Pétersbourg. Il s’évertuait à fortifier ou à relever son ami. « Ce que Dieu fait n’est point sans raison pour votre bien, disait-il. Levez-vous, Henry, c’est Dieu qui fait chanter là-bas cet idiot sur vos ruines pour vous montrer le néant des vanités humaines. Regardez en face le spectacle, car il est digne de vous et redites-le à vos enfans... » Henry Costa n’écoutait qu’à demi. Recueilli en lui-même, il voyait passer devant ses yeux les quatre années qui venaient de s’écouler, les misères de la guerre, son enfant perdu, sa maison dévastée, sa famille pour le moment sans avenir. Tout cela semblait se résumer dans cette scène de Beauregard où il venait d’essayer ce que son cœur pouvait supporter. C’est l’épreuve de l’exilé après les épreuves du père et du soldat. L’homme avec sa destinée contraire est là tout entier. Le reste n’est plus que la fin d’une existence qui a épuisé les grandes crises humaines.

Une dernière occasion, une dernière tentation, il est vrai, était offerte à cette active et forte nature. Une fois encore on se souvenait de lui à Turin, à l’avènement d’un nouveau roi, Charles-Emmanuel IV, élevé sur son petit trône branlant entre deux orages. Après l’avoir rayé de l’armée, on le rappelait pour lui rendre son poste de quartier-maître, pour le charger d’une sorte de réorganisation des forces militaires du Piémont. Il se laissait tenter; mais ce n’était plus qu’une vaine résistance au destin, il le sentait, lui qui écrivait peu après son arrivée à Turin : « Que pouvons-nous, faibles et usés que nous sommes, contre des attaques unies à l’éclat que donnent la victoire et la liberté! » Vainement la descente de Souvarov en Italie semblait tout changer pour un instant. Avant peu le coup de foudre de 1796 allait se renouveler à Marengo et le Piémont, ballotté entre toutes les forces, allait disparaître définitivement sans avoir combattu. Le marquis Henry Costa, quant à lui, avait depuis longtemps cessé d’espérer; il ne portait plus un intérêt sérieux à des événemens dont la sagacité de son esprit voyait l’inévitable fin; il se considérait plus que jamais après Marengo comme un homme hors de combat, ayant fait son devoir, payé sa rançon à la fortune et brûlé sa dernière cartouche. Pour lui toute carrière était désormais fermée; le dernier mot du drame était dit.

Depuis il a vécu encore vingt-cinq ans : il passait la plus grande partie de l’empire chez son parent, M. de Murinais, au château de Marlieux, en Dauphiné, il pouvait après la restauration rentrer à Beauregard ; en réalité ce n’était plus qu’un témoin gardant sa secrète blessure et s’occupant de rassembler ses souvenirs sur les événemens où il avait eu un rôle. Il n’avait pas disparu dans l’abîme de feu et de sang comme le a comte Henry » du poète ; mais comme lui il avait combattu jusqu’au bout, tant qu’il l’avait pu, et chose à remarquer, après le combat il se défendait de toute amertume vulgaire : le souvenir de ce qu’il avait souffert n’altérait pas la clairvoyance de son esprit. Lorsqu’au château de Marlieux, ou plus tard après la restauration, il entendait des émigrés rentrés, des royalistes pleins d’illusions, parler légèrement de la révolution et la représenter comme un mauvais rêve, comme un «mauvais hiver» qui allait enfin passer, il souriait tristement et s’étonnait de tant de frivolité. Pour lui, malgré tout, il passait volontiers par-dessus 1793 pour se retrouver à l’aurore de 1789. Il ne s’effrayait pas d’un monde nouveau qui serait la réalisation des réformes sociales et politiques dont la révolution avait été la promesse. Il est bien resté le type de ces victimes héroïques des temps destinées à périr obscurément étouffées entre le passé et l’avenir. — Laissez s’écouler les années, plus d’un demi-siècle : dans une autre grande guerre, des petits-fils de ceux qui combattaient autrefois dans les Alpes contre la France, contre le drapeau aux trois couleurs, des Costa, des Faverges, tomberont, l’un à Sedan, l’autre à Metz, en combattant pour la France, sous le drapeau tricolore. Le marquis Henry n’aurait pas désavoué ces descendans de sa famille. A quoi serviraient les révolutions si, au prix des sacrifices d’une génération, elles ne préparaient pas l’heure où tous les fils anciens ou nouveaux d’une même patrie peuvent se retrouver ensemble sous le même drapeau, dans un même ordre de civilisation?


CH. DE MAZADE.

  1. On se souvient de ce mot de Joseph de Maistre à M. de Viguet : « Si je n’ai point de fiel contre la France, n’en soyez pas surpris : je le garde tout_ pour l’Autriche, c’est par elle que nous sommes humiliés, perdus, écrasés, etc. » (Lettre de Lausanne, 13 août 1794.)