Un Glorieux centenaire - Marignan

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Un Glorieux centenaire - Marignan
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 357-370).
UN GLORIEUX CENTENAIRE

MARIGNAN

Il n’est sans doute guère d’écolier chez nous qui, récapitulant les grands événemens de notre histoire, n’ait observé, au moins comme moyen mnémotechnique, leur singulière fréquence au début, au milieu et vers la fin des grands siècles, et notamment vers leur quinzième, leur cinquantième et leur quatre-vingt-dixième année. Serait-ce que, par quelque rythme mal connu et pourtant logique, les événemens tendent à se grouper d’eux-mêmes suivant une certaine périodicité, concordant avec la durée moyenne d’une génération d’hommes ? Il y a là des problèmes qui dépassent peut-être notre compétence. Bornons-nous donc à constater ici que les années 1914-1915 ont marqué dans l’histoire politique de la France, et notamment de son rôle dans l’équilibre général de l’Europe, toute une série de centenaires, diversement heureux, mais également importans.

Qui ne sait que, dès 814, la mort de Charlemagne, en laissant aux mains d’un prince incapable l’empire d’Occident, à la fois germanique et latin, reconstruit par son génie, avait été le point de départ de ce morcellement indéfini de l’Europe, qui devait, onze siècles durant, armer les unes contre les autres les civilisations rivales, respectivement nées de cette double inspiration ? Quatre cents ans plus tard, les divers élémens constitutifs des nations européennes ont, en s’agglomérant çà et là, sous la forme féodale, retrouvé assez d’idéal commun et de cohésion politique pour que leur conflit préludé à ceux dont saigne l’Europe d’aujourd’hui : à Bouvines, en 1214, la France, levée en masse, a vaincu et rejeté une bonne fois l’invasion germanique, et pourtant la Belgique opulente du comte de Flandre et l’Angleterre, où déjà s’élaborait la Grande Charte, s’étaient alliées à nos ennemis. La grande puissance capétienne est dès lors à l’abri, tant du côté de l’Allemagne, déçue par ses empereurs et livrée aux féodaux, que de l’Angleterre, dont les rois sont aux prises avec le parlementarisme naissant : paix féconde, où naquirent nos cathédrales, et où la splendeur de la civilisation française déborde sur le monde européen tout entier, semant jusqu’aux iles et aux montagnes de Syrie des monumens et des peuples chrétiens qui subsistent encore. Et cette époque glorieuse dura juste un siècle : 1314, en effet, marque à la fois, avec la chute des Templiers, la fin de l’âge héroïque inspiré par le grand souffle des Croisades et, avec la mort de Philippe le Bel, la véritable fin des grands Capétiens de la branche aînée, dont ses médiocres fils ne sauront perpétuer la lignée magnifique. Les deux siècles qui suivent sont remplis, sous les premiers Valois, par les douloureuses luttes intérieures où, sous les coups de l’invasion anglaise, se martèlera l’unité nationale, et c’est dans l’excès même des nouvelles dissensions féodales que fermenteront les germes d’où sortira l’Etat moderne. Azincourt en 1415 est le point le plus bas de cette courbe descendante, et vraiment, au lendemain de cette victoire anglaise, avec la révolte et la terreur dans Paris, la misère dans les campagnes, la querelle sanglante des seigneurs, la folie du roi et l’inconduite d’une reine allemande, pactisant avec l’ennemi, on pouvait se demander si ce n’en était pas fait de la France et si notre malheureux pays, entre l’anarchie et l’invasion, saurait éviter l’effritement et la déchéance et préserver sa nationalité.

On sait quelle merveilleuse œuvre de refonte de l’énergie nationale fut la tâche du siècle suivant et comment l’âme populaire, miraculeusement symbolisée par la virginale et sublime figure de Jeanne d’Arc, imposa aux gouvernans corrompus et blasés, aux généraux formalistes, au roi Charles VII lui-même, hésitant et timide, sa foi volontaire et tenace, qui put, dans l’union sacrée de cette époque, enfanter de nouveaux miracles. Les Anglais, aujourd’hui nos amis, ne voudront pas sans doute, dans quelques semaines, fêter avec éclat le cinquième centenaire d’Azincourt, si douloureux à nos armes. Cette date doit néanmoins nous encourager à la confiance dans les destinées supérieures de la France ; car c’est au lendemain d’Azincourt, dans la plus effroyable sans doute de toutes les crises traversées par notre pays, qu’en une seule génération d’hommes il a su reconquérir son indépendance et sa gloire et, en moins d’un siècle, redevenir comme après Bouvines l’élément capital de la grande politique européenne. D’Azincourt, 24 octobre 1415, à Marignan, 13 septembre 1515, révolution est complète. La France, libérée de l’étranger, puis des dynasties seigneuriales, enrichie par la paix, stimulée par la Renaissance, unie et forte entre les mains d’un roi jeune, ambitieux et fier, est prête à toutes les expansions. Elle a fait à l’étranger ses premières armes dans ces campagnes d’Italie, où Charles VIII t Louis XII se sont lancés par survivance de traditions féodales ; elle doit maintenant liquider au plus vite et au mieux ce passé chevaleresque pour être prête aux grandes luttes d’idées et de puissance dont le XVIe siècle sera fait. Son entrée sur cette scène nouvelle est bien cette « bataille de géans, » toute frémissante d’héroïsme et dont certaines suites auront une portée si lointaine. La campagne de Marignan affrontait dans la vallée du Pô les troupes du Pape, de l’Empereur, de la France, de l’Espagne, de Venise, et la seule armée vraiment nationale qu’il y eût alors, celle des Suisses. Les Suisses vaincus, pour la première fois depuis des siècles, l’Empereur décontenancé, l’Espagnol tenu à la réserve, Venise délivrée de ses craintes, le Pape réduit & traiter : telle fut la solution que les armes françaises donnèrent à la crise, tirant de cette affaire italienne des conséquences séculaires pour la France, pour la Papauté, pour l’Europe même. Et c’est à ce triple titre qu’il convient à l’heure présente de n’en pas laisser passer sans le saluer le quatrième centenaire, si riche de souvenirs et d’espoirs.


Quand, au printemps de l’année 1515, le successeur du vieux roi Louis XII, le brillant duc d’Angoulême, devenu François Ier, s’était mis à préparer avec soin l’expédition militaire qu’il se proposait de mener en Italie, un pareil projet ne pouvait passer à aucun titre pour une innovation du nouveau règne. Depuis plus de vingt ans, l’Italie, anarchique et somptueuse, était le domaine d’élection où les rois de France venaient déployer leur force militaire et leur faiblesse diplomatique, où nos gentilshommes allaient chercher des passes d’armes et des richesses et d’où notre civilisation recevait à la fois des idées renouvelées de l’antique, des formules d’art encore inconnues, des raffinemens de vie et des élémens de corruption. En avance de plusieurs siècles sur l’évolution morale, politique et technique du reste de l’Europe, l’Italie est alors par divers côtés comparable à la Grèce des beaux jours de l’hellénisme. Comme celle-ci, elle n’a d’unité que dans un commun idéal de beauté partout éparse et de vie intellectuelle intense ; même effritement politique de cités jalouses, où la vie publique, dans des communautés trop restreintes pour leur richesse, aboutit au scepticisme politique et à l’oblitération du sens national ; et, comme la Grèce de jadis devait périr politiquement sous les coups des grands voisins qu’elle méprisait comme barbares, mais qu’elle devait civiliser, de même l’Italie, devenue par la déchéance de ses mœurs la proie et le champ clos des peuples de l’Europe, fécondait des civilisations nouvelles en mettant en contact leurs jeunes énergies et ses trésors accumulés. La France de Charles VII et de Louis XII, encore brutale et fruste au sortir de la guerre de Cent Ans, avait connu, dans ce pays merveilleux, des ivresses de rêve. Mais déjà une génération nouvelle s’y élevait qui avait au donjon des ancêtres percé des fenêtres italiennes, appris, outre les jeux des armes, les joutes plus déliées de l’esprit et, trop intelligente pour ne pas sentir ce qui lui manque, trop fière pour consentir à rester inférieure, s’appliquera méthodiquement à comprendre ce qu’elle admire en Italie, pour l’imiter, ou mieux’ se l’assimiler.

Cette assimilation, cette adaptation consciente des qualités d’autrui à sa vie nationale ont été de tout temps une des forces maîtresses de la France, de celles qui, aux heures les plus critiques d’infériorité momentanée, lui ont assuré le plus de ressort et les plus vastes espoirs. N’avait-on pas vu la Gaule, abattue par l’admirable organisation romaine, adopter cette organisation, même au point de devenir le modèle des provinces de l’Empire ? Et, plus récemment, n’est-ce pas aux Anglais leurs vainqueurs que les Français avaient emprunté, en les perfectionnant, les armes et les méthodes, dont ils n’avaient que trop senti l’efficacité ? L’artillerie anglaise avait, à Crécy, soulevé l’indignation générale, comme contraire au droit des gens, puisqu’elle effrayait les chevaux et ne permettait plus aux preux de combattre de près à armes égales. Un siècle plus tard, l’artillerie française des frères Bureau était la première du monde, écrasant à Castillon les prouesses du vieux Talbot, le dernier des paladins anglais. Et les leçons reçues des artificiers italiens, experts en procédés de toutes sortes pour l’attaque et la défense des places, allaient permettre aux Français de perfectionner encore leur outillage, d’adapter en grand ce qu’ils avaient vu faire en petit dans telle ou telle cité, par telle ou telle bande de la Péninsule, bref, de donner une fois de plus aux idées venues d’ailleurs la hardiesse et l’ampleur qui en feraient une chose bien française. Unifiée, affinée, outillée pour la guerre comme pour la paix, la France de François Ier est déjà donc, en 1515, un État moderne, non pas certes dans le sens démocratique que nous attribuons aujourd’hui à ce mot, mais dans celui de puissance cohérente et disciplinée, qui, de Machiavel à la Révolution française, dominera de son idéal la politique générale. Par son unité morale et politique, autant que par ses réserves financières et militaires, elle est alors la plus grande force qu’il y ait en Europe au service d’une volonté unique. Les plus belles destinées lui sont promises, pour peu qu’elle en ait conscience et qu’elle sache s’y préparer.

Pour s’opposer à cette puissance exubérante, aucun autre État ne possède alors en Europe ni les richesses qui autorisent les vastes desseins, ni l’idée directrice capable d’en assurer le succès. Sans doute, au-delà des Pyrénées, l’Espagne a déjà constitué l’unité, qui, après des siècles de guerres obscures, va l’armer pour la conquête du monde ; mais Ferdinand y règne encore, et son petit-fils, le jeune archiduc Charles, ose à peine rêver de pouvoir ceindre un jour la double couronne, impériale et royale, qui fera de lui, plus tard, l’arbitre de l’Europe, et, de sa maison, le plus redoutable danger qui menacera la France pendant un siècle. Tenue séculairement à l’écart de la grande politique européenne par ses luttes d’affranchissement et d’expulsion des Maures, l’Espagne est absorbée par la fondation de l’immense empire colonial qui lui est échu presque malgré elle et causera tour à tour sa splendeur et sa ruine. Sans doute la couronne d’Aragon a-t-elle en Italie des intérêts et une armée ; mais ce sont des intérêts secondaires pour lesquels elle ne saurait s’engager à fond. Il faut attendre que Charles-Quint empereur ait mis au service de ses projets d’hégémonie européenne « l’or du Pérou » et « la redoutable infanterie d’Espagne » pour voir sur les champs de bataille de l’Italie l’épée castillane trancher des conflits d’une portée singulièrement plus grande que ne l’ont été jusqu’alors tous ceux qui ont ensanglanté ce pays.

Le XVIe siècle verra cette mêlée, qui mettra aux prises les impérialismes rivaux des grandes puissances naissantes et les convictions opposées des masses populaires, bouleversées par les agitations de la Réforme. Mais, en 1515, aucun de ces conflits européens ne s’est posé déjà, bien qu’ils soient tous en puissance dans la constitution nouvelle des forces et des idées. Luther n’est qu’un moine hardi, en conflit avec quelques-uns de ses supérieurs ecclésiastiques ou laïques, et que d’autres ménagent par calcul politique plus encore que par conviction. Henri VIII, despotique et cruel, n’a pas davantage conçu l’ensemble de la politique qui mènera l’Angleterre au schisme. L’Europe, où fermentent déjà tant de germes d’évolutions diverses, est encore médiévale de tendances, comme de formules, qui se survivent à elles-mêmes ; elle se trouve à l’un de ces momens d’histoire, où les hommes, vieillis dans les habitudes de penser et d’agir d’une époque que leur jeunesse avait remplie d’action féconde, se voient tout à coup supplantés par une génération nouvelle qui cherche des inspirations, non dans des traditions surannées, mais dans l’étude objective des réalités qui l’entourent. Il suffit alors d’un choc extérieur plus ou moins violent pour faire mesurer tout l’abîme qui sépare les réalités actuelles des formes d’autrefois : Marignan fut un de ces chocs, et trois au moins des élémens qui avaient dominé l’Italie des âges précédens ne s’en relevèrent pas : l’Empereur, le Pape et les Suisses.


Sans doute, il y avait longtemps que l’Empereur avait cessé d’être pour l’Italie le prétendant redoutable au légendaire trône d’Occident, et l’infortuné Maximilien, sans puissance, sans argent comme sans fixité politique, n’était guère plus qu’un élément d’intrigues, dont s’accommodait fort bien la complexité des rivalités italiennes. Sans doute aussi, un autre empereur allait surgir, qui réellement, celui-là, pourrait prétendre à l’hégémonie impériale. Mais précisément, de Maximilien à Charles-Quint, l’Empire devait évoluer de l’impuissance politique du germanisme féodal à la conception plus moderne du souverain, tirant de ses ressources propres les moyens d’action nécessaires à son prestige. Si Charles est bien ainsi le premier des grands empereurs qui ont façonné l’Europe moderne, Maximilien est le dernier de ces fantômes de souveraineté nominale auxquels avait abouti le fractionnement indéfini de la puissance souveraine dans les conceptions allemandes du Moyen Age. Cette survivance d’un passé que le XVIe siècle allait bouleverser par des consolidations nouvelles ne pouvait, devant les armées d’une France monarchique et unie, que négocier ou disparaître.

Et tel était bien aussi le cas pour cette autre survivance politique du XVe siècle italien, la puissance du Pape, en tant que souverain belliqueux. Les Borgia n’étaient plus, Jules II était mort ; dans l’effondrement général des forcés morales et politiques de l’Italie, ces pontifes ambitieux s’étaient montrés également incapables de restaurer le prestige de leur autorité spirituelle et de créer autour de leur puissance temporelle un groupement durable des cités rivales, dédaigneuses de leur médiation trop intéressée. Ils étaient devenus des potentats comme les autres, et cette décadence, en leur fermant les yeux sur les problèmes généraux qui secouaient déjà l’Eglise universelle, avait abaissé leur politique aux conceptions mesquines des coalitions purement italiennes et des intrigues de cours. Les efforts mêmes de quelques réformateurs s’usaient et se perdaient dans cet inquiétant lacis de compromissions immorales, où ne semblait guère subsister d’universel que le goût des belles choses et de cette haute culture dont Rome était devenue l’asile magnifique et tolérant. Bonne tout au plus pour intervenir dans les conflits des petites républiques voisines, l’armée de tels souverains, formée de bandes d’aventure, ne pouvait plus prétendre à jouer un rôle dans le champ clos élargi des grandes luttes européennes. A Marignan, les troupes de l’humaniste Léon X resteront en réserve, et la défaite de ses alliés lui suffira pour comprendre que, désormais, la force des papes est d’ordre diplomatique et que leurs plus belles victoires seront, dans les temps modernes, des traités.

Mais, à côté de cette Italie divisée, où le Pape et l’Empereur achevaient d’user leur prestige médiéval en de mesquines intrigues, indignes de leur passé autant que des grandes luttes prochaines, une puissance militaire s’était depuis un siècle développée à l’abri de ses montagnes inexpugnables et grâce à l’indomptable fierté de ses rudes et valeureuses milices. Alors que presque partout en Europe les petites républiques, nées çà et là des révoltes populaires contre l’oppression féodale, avaient peu à peu dû se soumettre à la puissance reconstituée des princes, les Suisses avaient su défendre contre toutes les emprises les libertés locales, que leurs petites communautés avaient une à une extorquées de leurs seigneurs. De haute taille, forts, énergiques, habitués par la rudesse même de leur vie rurale aux privations et aux fatigues et par l’isolement de leurs montagnes à l’indépendance individuelle et collective, ces hommes semblaient destinés par la nature à constituer la plus redoutable des infanteries pour l’attaque en masse, pourvu qu’une volonté commune les armât dans le même dessein. Et de fait, cette armée populaire était, au XVe siècle, unique en son genre, car si les milices ouvrières des cités flamandes l’égalaient en patriotisme, elle possédait en propre des qualités physiques et militaires qui la rendaient invincible dans le corps à corps. Sa tactique était d’ailleurs fort simple et se réduisait à la charge en masse, sur seize rangs de profondeur, hérissés de piques si longues que les cavaliers les mieux bardés de fer ne pouvaient espérer atteindre de front les hommes du premier rang. Pour protéger les flancs de ces gros bataillons, lourds et massifs comme la phalange macédonienne, les joueurs d’épée maniaient à deux mains ces lames énormes dont le moulinet était fatal aux jarrets des chevaux. Sans doute, cet armement se rapprochait de celui des lansquenets allemands dont les princes germaniques et même les rois de France entretenaient ou soudoyaient des bandes ; mais il manquait à ces dernières le facteur moral qui avait assuré la victoire des Suisses, ce patriotisme qui, en mettant sous les armes tous les hommes valides du pays, leur assurait pour sa défense des effectifs supérieurs ou au moins égaux à ceux des armées féodales qui venaient les y attaquer. Les victoires remportées par cette jeune nation armée avaient eu dans l’Europe d’alors un retentissement et des conséquences considérables ; la puissance bourguignonne s’y était brisée, l’Empereur avait dû céder devant elle, et le Pape, utilisant habilement la foi simple et la pauvreté avide de ces braves montagnards, avait su se servir de leur force pour appuyer quelques-uns de ses desseins,

Car si les Suisses, unis et vainqueurs dans la défense de leurs libertés et l’affranchissement de leur territoire, avaient persévéré à la fois dans cette union nationale et dans une politique d’alliances et d’acquisitions collectives, leur force militaire leur eût assuré dans l’Europe d’alors un rôle important, qui aurait peut-être entraîné de lointaines conséquences. Les historiens n’ont pas manqué de déplorer le manque d’esprit politique qui laissait alors les Cantons besogneux, séduits par l’appât de gains immédiats en numéraire, gaspiller leurs forces au profit des étrangers, venus chez eux lever des troupes. Sans doute, ce service militaire étranger devait nuire à la fois à la moralité publique et aux destinées nationales de la Suisse ; mais il ne faut pas oublier qu’il était alors dans les mœurs : non seulement les cités italiennes, mais même les plus grands princes, comme le roi de France, ménageaient leurs propres hommes pour conduire de préférence en guerre des mercenaires de toute origine, lansquenets allemands, aventuriers gascons, cavaliers albanais ; et les conducteurs (condottiere) de ces troupes étaient des sortes d’entrepreneurs de victoire, auxquels tout sentiment national était étranger. Les Suisses, le plus militaire des peuples d’alors, n’avaient donc d’exceptionnel que leur patriotisme, qui les conduisait parfois à lutter sur les champs de bataille, non pour un gain promis par quelque haut seigneur, mais pour une cause nationale et le profit de leur communauté. A Marignan, leurs troupes concentrées à Milan participaient aux combinaisons complexes qui armaient, en cet été de 1515, l’Empereur, le Pape, Venise, le Français, l’Espagnol, autour du Milanais lui-même. Mais alors que des raisons de politique plus ou moins subtile poussaient les uns et les autres à ménager le Français, c’est une vraie rancune nationale qui surexcitait les Suisses contre l’héritier de Louis XII. Car ce roi, le dernier de nos grands féodaux, avait dédaigné de ménager l’alliance de ces héroïques paysans, qu’il trouvait trop rapaces. Froissés et lésés dans leurs intérêts, ceux-ci étaient redescendus en Italie pour régler une bonne fois ce vieux compte avec les Français et ils allaient, dans l’acharnement de la bataille, mettre toute la fougue de ce patriotisme qui les avait tant de fois rendus vainqueurs des rois.


On connaît le détail de cette magnifique épopée. A l’annonce que le nouveau roi de France marchait avec une imposante armée vers les Alpes, pour tendre la main aux Vénitiens et restaurer son autorité sur le Milanais, les Suisses, entraînés par l’éloquence du cardinal Schinner, l’un des leurs, s’étaient enthousiasmés pour la cause qu’ils croyaient être en même temps celle du Pape et de la chrétienté. L’Empereur devait les rejoindre avec une armée ; les troupes pontificales sous Laurent de Médicis accouraient de leur côté ; on escomptait le concours des vaillans Espagnols de Raimon de Cardone, et certes, devant une coalition pareille, l’armée française pouvait s’attendre à de rudes combats ! Aussi n’avait-on rien négligé pour la rendre redoutable. Aux célèbres « bandes noires » des lansquenets lorrains, corps régulier, entraîné, bien payé, de vieux soldats de carrière, se joignaient ces Gascons ou Biscaïns, dont la bravoure bien connue était la gloire militaire de la Navarre. Mais le roi de France avait, outre ces mercenaires, deux forces qui lui étaient propres et faisaient la terreur et l’envie de l’ennemi : son artillerie et ses gens d’armes. On sait que ces derniers possédaient depuis déjà plus d’un siècle l’organisation régulière, la discipline et les traditions des armées de métier, tout en étant recrutés exclusivement parmi la noblesse, c’est-à-dire les familles militaires du royaume. Leurs « compagnies d’ordonnance, » de cent lances ou six cents hommes chacune, étaient donc de véritables régimens de grosse cavalerie, au sens moderne du mot ; et c’étaient des troupes nationales, non seulement bien dans la main de leurs chefs, mais indéfectiblement fidèles à la cause de leur roi, qui se confondait à la fois avec leur devoir militaire et avec leur foi dans leur pays. Seule en Europe, cette cavalerie jouissait de pareilles forces morales et son armement par ailleurs ne laissait plus rien à désirer : bien montée, pourvue pour l’attaque de lances, épées et masses bien étudiées, protégée, hommes et chevaux, par des armures pratiquement impénétrables, tant que le cavalier restait en selle, cette force était, dans la charge, la plus formidable machine de guerre qu’on pût alors déchaîner sur des gens de pied.

Quant à l’artillerie française, encore perfectionnée, nous l’avons dit, depuis vingt ans, elle avait eu, dès le premier jour de son règne, l’attention particulière du roi. Celui-ci n’avait pas hésité à pourvoir des moyens d’action nécessaires ce gentilhomme gascon, Jacques Galiot de Genouilhac, qui devait être pour l’artillerie française de son temps ce qu’avaient été les Bureau sous Charles VII, ce que serait plus tard un Montalembert à la veille de la Révolution. Grâce à lui, l’armée partant pour l’Italie disposait d’un nombre de pièces lourdes tout à fait inconnu pour l’époque, puisqu’elle n’emmenait pas moins de soixante-quatorze gros canons, sans compter les petits, et même des pièces d’un modèle nouveau, qui étaient sans doute des obusiers chargés à mitraille, si l’on en croit du moins la description, donnée par Fleuranges l’Aventureux, de cette « façon d’artillerie…, pas plus longue que deux pieds, qui tiroit cinquante boulets à ung coup et servit fort bien. » C’est cette supériorité d’artillerie, en effet, qui devait seule permettre à l’armée française de briser l’ordonnance des gros bataillons suisses, mal servis de quelques pièces insuffisantes, et frayer un chemin à la gendarmerie française pour achever la défaite de ces braves, que nul ennemi n’avait jamais enfoncés. Ainsi la France de 1515 présentait déjà comme en un raccourci les ressources qui lui assurèrent le succès aux grandes époques de son histoire. Riche et bien administrée par Louis XII, elle disposait d’une puissance financière qui lui avait permis d’acheter pour un million d’écus la neutralité anglaise, sans nuire à la préparation de la guerre projetée ; forte et unie, elle allait vaincre à la fois par sa supériorité technique dans son armement le plus moderne et par la fougue réfléchie de ses troupes, vraiment nationales.

Une stratégie adroite, mais simple, fit le reste. Tandis que 20 000 Suisses l’attendaient au débouché du mont Cenis et du mont Genèvre, François Ier avait franchi, à 2 000 mètres, le col de l’Enchastraye, rendu tant bien que mal praticable par 1 500 pionniers, sous l’habile Pedro Navarro. Déçus, les Suisses s’étaient repliés en toute hâte et, tout en les suivant de près, par Turin et Novare, le roi ne laissait pas de faire entamer avec eux d’actifs pourparlers en vue d’une entente. Son objectif était Milan, d’où il tenait à éliminer Sforza ; les Suisses, le Pape n’étaient pour lui que d’occasionnels adversaires. Sa marche foudroyante avait si bien décontenancé tout le monde, que ni don Raimon de Cardone, malgré ses excellentes troupes espagnoles, ni Médicis, avec ses vieilles bandes, ne se montraient pressés d’intervenir. Ils restaient également en observation vers Plaisance, et cela, dit du Bellay, « pour deux occasions : l’une que l’un ne se fioit de l’autre… et tous deux aussi en général craignoient d’entrer entre l’armée du Roy tant gaillarde et celle des Vénitiens. » Ces derniers effectivement s’approchaient vite pour se joindre sous Milan aux forces françaises. Les délégués des Suisses eux-mêmes acceptèrent donc les propositions du roi, et, le 8 septembre, un armistice était signé par eux présageant une paix prochaine, quand brusquement, en quelques heures, l’orage éclata. Mécontens de paraître s’enfuir sans combattre, n’admettant pas qu’ils pussent être vaincus, la plupart des Suisses rassemblés dans Milan refusaient d’accepter une solution pacifique. Plus papalin que le Pape lui-même, le cardinal Schinner saisit l’occasion. Il sut enflammer ses compatriotes par les mots qui leur allaient au cœur et, s’il ne put tous les convaincre, au moins eut-il la folle joie de lancer la plupart d’entre eux en une attaque brusquée, héroïquement téméraire, sur le camp de François Ier, posté sans défiance à Marignan.

C’était le 13 septembre au matin. Il n’est guère besoin de rappeler ici les hauts faits de ces deux jours de lutte épique, la rapide mise en garde des Français, avertis par la poussière que soulevait l’ennemi dans la plaine, les ruées folles des Suisses, jusque sous la gueule des canons, la mêlée si intense dans la poussière et jusqu’au crépuscule que personne ne s’y retrouvait plus, Français et Suisses ayant pour même uniforme la croix blanche, à laquelle ces derniers avaient seulement, avant la bataille, ajouté comme insigne une clé distribuée par Schinner. Qui ne connaît cette nuit passée à se rallier tant bien que mal, le roi François Ier.lui-même ne reposant qu’un moment sui l’affût d’un canon, et ces beaux récits d’élégantes prouesses, comme ce geste du souverain, brave parmi les braves et voulant se faire adouber chevalier par Bayard ; enfin dès le point du jour, ces charges réitérées de la gendarmerie française, rétablissant l’ordre compromis par la panique des lansquenets et achevant la défaite des Suisses, que l’artillerie avait décimés. Le 14 septembre, vers huit heures du matin, l’avant-garde vénitienne atteignait le champ de bataille, amenée à bride abattue par le vaillant Barthelemi d’Alviana lui-même. Trois heures plus tard, quand le gros de ce secours arriva, les Suisses étaient en pleine retraite. Ils avaient perdu plus des trois quarts de leur effectif et laissaient plus de douze mille hommes sur le terrain. Mais le reste avait rallié ses canons, ses étendards, et, massé en bon ordre, s’en allait en faisant bonne contenance. Car le roi-chevalier, ému de cette noble infortune, avait défendu de poursuivre et d’inquiéter aucunement les débris glorieux de ce grand passé militaire. La victoire n’abaissait pas chez les Français la grandeur d’âme, et leur politique estimait aussi qu’il peut être loyal et sage de faire naître, par la déférence du vainqueur, l’estime et l’amitié des vaincus !

Là fut la sagesse profonde de cette attitude chevaleresque par où François Ier voulut inaugurer son règne. Fut-ce calcul de grand politique ou simple réflexe de gentilhomme, il n’importe ; la France ne saurait oublier ce que lui valut l’heureuse générosité de ce roi. L’écrasement militaire des Suisses déblayait l’Italie du seul adversaire que pût redouter l’armée française, C’était pour la politique temporelle du Pape un coup fatal ; c’était pour la Suisse elle-même une menace. Loin de pousser à bout les conséquences de sa victoire, François Ier sut respecter chez ses ennemis vaincus tout ce qui n’était pas strictement opposé à ses premiers desseins. Le canon de Marignan avait brisé les dernières structures politiques du Moyen Age. Le roi de France se comporta déjà suivant des conceptions modernes. Avec le Pape, qu’il affecta de combler d’égards comme souverain pontife, tout en semblant négliger la neutralité contrainte de sa petite armée, ce fut dans le domaine spirituel qu’il traita : le concordat de 1516 fut la première et non la moins directe conséquence du succès de nos armes. Pour les Suisses, qu’il savait pauvres autant que braves, et dont il estimait à son juste prix l’amitié, il fut d’une largeur qui surprit, non seulement les hommes de cette époque, mais même bien des historiens postérieurs. Mais, en feignant de les indemniser pour leurs campagnes malheureuses contre la France, le roi les attachait à nos destinées par cette communauté d’intérêts qui seule assure aux peuples des amitiés durables. En payant ainsi d’un million d’écus et du Tessin la « paix perpétuelle » et l’alliance défensive avec les Suisses, consacrée définitivement le 29 novembre 1516, par le traité de Fribourg, François Ier a fait œuvre plus durable que s’il eût, par quelque mesure violente, prétendu faire payer aux Suisses leur défaite.

Une entente équitable avec la puissance pontificale, sur le terrain purement religieux, en dehors de toute politique, une collaboration franco-suisse, où l’assistance du trésor français à la vie économique des Cantons avait pour contre-partie notre sécurité vers les Alpes et le concours à nos armes des meilleurs élémens militaires d’Europe : tels furent les deux résultats séculaires que nous valut après Marignan la modération de la politique française. Le Milanais, repris alors par nous suivant une tradition déjà surannée, ne devait que trois siècles et demi plus tard être délivré, avec l’appui de nos forces, des serres de l’aigle autrichienne qui, sous Maximilien déjà, le convoitait. Mais l’indépendance helvétique, désormais assurée par l’alliance française, est un fait trop capital dans l’histoire de l’Europe pour que les gloires qui s’y rattachent ne méritent pas doublement d’être fêtées par nous en ce moment. Les Suisses, « nos bons et grands amis et alliés, » — comme dit le protocole officiel conservé entre nous depuis cette date, — nous pardonneront de célébrer, parmi les fastes de notre passé national, le quatrième centenaire d’une victoire que leur héroïsme nous rendit si particulièrement chère ! Si Marignan marqua dans l’histoire de leur pays la fin d’une politique d’expansion, démesurée pour ses ressources économiques d’alors, le sang versé en commun par nos pères, dans une lutte sans haine, pour des causes extérieures, a en réalité cimenté entre nous une union de quatre siècles, où le respect mutuel d’une égale valeur s’est mué en une glorieuse fraternité d’armes et une amitié d’âge en âge renouvelée.


JACQUES DE DAMPIERRE.