Un Grand Homme de province - Le président De Brosses

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Un Grand Homme de province - Le président De Brosses
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 12 (p. 757-782).
UN
GRAND HOMME DE PROVINCE

LE PRESIDENT DE BROSSES

Le Président De Brosses, sa vie et ses ouvrages, par M. Henri Mamet, 1875.

L’attention vient d’être fort à propos ramenée sur l’un des esprits les plus curieux du XVIIIe siècle, le président de Brosses. Un jeune professeur, M. Mamet, a eu la pensée de résumer dans un écrit agréable ce que d’autres critiques, surtout M. Foisset[1], nous avaient appris de sa vie ; il y a joint une étude assez complète de ses ouvrages, où ses travaux sur la linguistique, la géographie, l’histoire, sont analysés, éclaircis et jugés. Par malheur, à toutes ces analyses il manque une conclusion. M. Mamet ne nous dit pas assez nettement ce qu’il faut penser du talent de De Brosses et la place qu’il mérite parmi les écrivains de son temps. Il a semblé surtout reculer devant certaines questions qui se posent inévitablement quand on le lit, et qui nous intéressent bien plus aujourd’hui que la plupart de ses livres, passés de mode.

Je n’en veux indiquer qu’une. — Depuis longtemps, il est convenu chez nous que les maux dont nous souffrons viennent des excès de notre centralisation. C’est un lieu-commun de la maudire, et à chacune des réactions qui suivent nos révolutions périodiques, le premier souci de tout le monde est de trouver un moyen de rendre quelque indépendance politique aux provinces. Jusqu’ici ces tentatives n’ont guère eu de résultat, mais on ne se lasse pas de les entreprendre, et l’on en espère toujours les meilleurs effets. Quelques personnes même vont plus loin : elles voudraient détruire aussi ce qu’on appelle la centralisation littéraire, c’est-à-dire cet attrait invincible que Paris exerce sur tous ceux qui tiennent une plume et cette habitude qu’il a prise d’imposer ses admirations à toute la France. On se révolte contre le préjugé qui fait supposer qu’on ne peut pas écrire de bons livres en province ; on prétend que la plupart des écrivains de talent qui s’empressent de quitter leur petite ville pour aller se faire connaître à Paris auraient eu plus de talent encore, s’ils étaient restés chez eux. En y demeurant, ils auraient mieux conservé leur caractère propre et celui de leur pays, tandis qu’à Paris ils prennent l’air de tout le monde. On en conclut que cette suprématie ou plutôt ce despotisme qu’une ville s’arroge sur les autres a fait grand tort à l’esprit français, et que sans lui notre littérature aurait été plus riche, plus variée, plus originale, plus vivante. Cette opinion a été plus d’une fois soutenue de nos jours ; l’exemple du président de Brosses peut nous aider à savoir ce qu’elle a de vrai.


I

Personne assurément ne paraissait mieux fait que lui pour mettre dans ses ouvrages cet accent personnel et ce tour local qu’on regrette de ne pas trouver plus souvent chez nos grands écrivains. S’il est vrai, comme le prétendent certains critiques, que toutes nos qualités nous viennent de la race et du sol, De Brosses devait être de ceux à qui leur naissance prépare un génie vigoureux et original. Il était d’une maison ancienne et connue, et comptait parmi ses aïeux de vaillans soldats qui avaient servi avec honneur pendant les guerres d’Italie sous Charles VIII et François Ier. Sa famille sortait du pays de Gex, c’est-à-dire de l’extrême frontière de la France. On a remarqué que ces contrées reculées nourrissent d’ordinaire chez ceux qui les habitent une certaine liberté de sentimens par le voisinage et le contact de mœurs et d’opinions différentes ; elles leur donnent de plus une grande indépendance d’action en leur offrant la facilité de passer au moindre danger dans un pays où l’on ne peut pas les poursuivre. Les De Brosses, qui étaient d’humeur hardie et changeante, usèrent souvent de ces facilités par intérêt ou par caprice. Ils servirent tour à tour le roi de France et le duc de Savoie ; ils quittèrent, suivant l’occasion, leur château à Tourney pour Chambéry ou pour Genève. De catholiques zélés, ils devinrent protestans fougueux, pour revenir un peu plus tard à la foi de leurs pères. Sous Louis XIII, ils abandonnèrent les armes pour la robe, et, comme ils ne faisaient rien à demi, ils se jetèrent dans l’étude de la jurisprudence avec une ardeur qui leur donna d’abord une grande renommée. Entrés de bonne heure au parlement de Bourgogne, ils surent y conserver une attitude fière au moment où tout ployait devant la royauté. On les tenait pour des sujets fidèles, mais en même temps « pour de courageux ennemis du gouvernement arbitraire, inaccessibles à la crainte que donne la peur et aux espérances que la faveur pouvait faire naître. » En apprenant le décès de Pierre de Brosses, en 1704, l’intendant de Bourgogne s’écria : « Il est mort aujourd’hui un grand républicain. » Les républicains n’étaient pas communs dans les parlemens de Louis XIV.

En prenant place au parlement de Bourgogne, les De Brosses étaient venus habiter Dijon. Cette ville est, on le sait, une de celles qui se sont le plus longtemps défendues de subir l’ascendant de Paris. C’est là que l’esprit provincial a le mieux résisté. Elle fut pendant trois siècles une sorte de capitale qui avait ses intérêts distincts et sa vie propre. Encore aujourd’hui, quand on la visite, on est frappé de lui trouver un aspect original, un air de dignité et de noblesse qui sent sa souveraine dépossédée. Elle le doit peut-être moins aux beaux monumens que lui ont laissés le moyen âge et la renaissance[2] qu’à ces grands hôtels du XVIIe et du XVIIIe siècle qui y sont si nombreux. L’architecture en est souvent assez ordinaire, ils n’ont rien qui excite une vive admiration, mais ils satisfont les yeux par leurs proportions heureuses, ils nous donnent l’idée d’une vie à la fois large et réglée, d’un luxe raisonnable, d’une magnificence sans forfanterie, et ils ont souvent grand air dans leur simplicité. Ils nous rendent surtout le service de nous conserver le souvenir d’une société disparue. C’est là que résidait cette noblesse parlementaire qui jouissait d’une réputation méritée dans tout le royaume, qui a fourni plus d’une fois des premiers présidens aux autres cours souveraines, qui a donné à l’état des ambassadeurs et des ministres ; c’est là qu’ont vécu les Brulart, les Legoux, les Berbisey, les Bouhier, tous ces magistrats grands seigneurs, dévoués au roi, mais fort attachés à leurs privilèges, fiers de leur passé, fidèles à leurs traditions. Ces nobles maisons qu’ils ont bâties et où ils ont laissé comme une empreinte de leurs goûts nous les remettent aisément devant les yeux : plaçons-y par l’imagination ces conseillers et ces présidens, qui étaient en même temps des gens d’esprit, qui se délassaient de leurs graves fonctions par des œuvres légères, et faisaient souvent de petits vers au sortir de l’audience, ces abbés mondains et lettrés qui se glissaient partout, ces femmes élégantes que n’effarouchait pas un propos hardi, et nous aurons l’idée d’une société agréable et vivante, fort éloignée de cette monotonie ennuyeuse qu’on reproche aujourd’hui à la province, et qui pouvait plaire même à des esprits difficiles, accoutumés au séjour des plus grandes capitales. On raconte que, vers l’époque de la régence, un grand seigneur anglais, le duc de Kingston, qui n’était venu à Dijon que pour y passer quelques jours, y resta plusieurs mois, et qu’en quittant cette aimable ville où il avait trouvé tant de gens agréables, il voulut emmener avec lui l’un de ceux dont la conversation l’avait le plus charmé : il détermina à le suivre le jeune fils d’un conseiller aux enquêtes, qui s’appelait alors Louis Leclerc, et qui devait plus tard illustrer le nom de Buffon.

Tel est le milieu dans lequel De Brosses a passé sa vie. Paris l’attirait peu ; les devoirs de sa charge et les intérêts de sa fortune l’y appelaient quelquefois ; il y était bien accueilli et avait su s’y faire de nobles liaisons et des amitiés distinguées. Cependant il revenait toujours volontiers à Dijon. Il n’était pas de ceux qui se regardent comme en exil quand il leur faut rester chez eux ; au contraire c’est chez lui, parmi ses amis et ses collègues, dans la maison de sa famille, qu’il aimait à vivre. Voilà donc un homme d’esprit qui est resté fidèle à sa province, qui doit avoir fort peu subi l’influence de Paris, qu’on accuse de nous avoir été si funeste ; cherchons s’il a conservé cette originalité d’allures et ce goût de terroir dont on regrette la perte. S’il s’agissait de juger seulement l’homme et le magistrat, nous serions bien forcés de reconnaître que c’était un caractère résolu et une figure énergique. Il défendit courageusement les droits de sa compagnie, et quand il crut avoir raison, les menaces ni l’exil ne purent le dompter. Il avait la repartie vive et se piquait de dire aux ministres et même au roi « la vérité sans tortillage. » Il ne montra pas moins de fermeté dans sa lutte avec un souverain plus absolu encore que Louis XV, et auquel les contemporains ne résistaient pas. Brouillé avec Voltaire, qui ne voulait pas lui payer « quatorze moules de bois, » qu’il lui devait[3], il osa lui tenir tête. À ses attaques ouvertes, à ses insinuations perfides, il répondit par une lettre dans laquelle on lisait des phrases comme celles-ci : « souvenez-vous, monsieur, des avis prudens que je vous ai donnés en conversation, lorsqu’en me racontant les traverses de votre vie vous ajoutâtes que vous étiez d’un caractère naturellement insolent. Je vous ai donné mon amitié ; une preuve que je ne vous l’ai pas retirée, c’est l’avertissement que je vous donne encore de ne jamais écrire dans vos momens d’aliénation d’esprit, pour n’avoir pas à rougir dans votre bon sens de ce que vous avez fait pendant le délire… En vérité, je gémis pour l’humanité de voir un si grand génie avoir un cœur si petit, sans cesse tiraillé par des misères de jalousie ou de lésine… Tenez-vous pour dit de ne m’écrire plus sur cette matière, ni surtout de ce ton. » Voltaire, à qui les souverains parlaient respectueusement, n’était point accoutumé à s’entendre ainsi traiter : aussi nous dit-on qu’il pleura de rage en recevant cette fière réponse. Elle nous montre ce qu’était De Brosses quand on l’avait blessé, et il me semble qu’on y reconnaît le descendant des grands baillis d’épée du pays de Gex ; mais je n’ai pas à m’occuper ici de son caractère ou de sa conduite publique : c’est le littérateur et non l’homme qu’il s’agit d’apprécier. Quelle influence ce séjour de la province a-t-il exercée sur son talent ? Ses écrits sont-ils vraiment plus originaux de pensée ou de style que s’il les eût composés à Paris ? Voilà toute la question, et il suffit de jeter les yeux sur ses principaux ouvrages pour la résoudre. Quand on parle des ouvrages de De Brosses, il en est un qu’il faut toujours mettre à part : ce sont les charmantes lettres qu’il écrivit pendant son voyage d’Italie. Depuis cinquante ans, on a beaucoup visité Naples, Venise et Rome, et ceux qui les ont admirées ont rarement résisté au plaisir de nous le dire, mais personne ne l’a si bien dit que De Brosses, et aucune relation n’a pu faire oublier la sienne. Malgré les changemens du goût public, et, quoiqu’il y ait aussi une mode pour les admirations, son livre, qui date de plus d’un siècle, n’a pas vieilli d’un jour ; c’est encore une des lectures les plus instructives et les plus agréables qu’on puisse faire. Il porte tout à fait le cachet du temps où il fut écrit ; il en a gardé quelques défauts, par exemple une pointe de gaillardise, cette hardiesse de propos qui étaient à la mode dans le meilleur monde, et cette ironie qui veut avoir l’air de rire de tout. Il en a aussi les qualités, surtout cette ouverture d’esprit, cette ardeur de curiosité, ce besoin de savoir, cette faculté de comprendre et d’admirer qui semble alors vraiment s’être élargie. De Brosses s’intéresse à tout : dans ce pays qu’il visite et qui ressemble si peu au sien, tout le frappe et l’attire. Il n’y a guère que la nature qui lui paraisse à peu près indifférente ; mais Rousseau n’en avait pas encore fait sentir toutes les beautés. Contrairement aux habitudes des voyageurs de notre temps, De Brosses peint rarement des paysages ; le seul site qu’il ait décrit avec plaisir, c’est celui des pays qu’on traverse entre Vicence et Padoue. Il est ravi de voir « que les vignes y forment des festons chargés de feuilles et de fruits, et que le chemin est garni d’arbres en échiquier ou en quinconce, » et il ajoute cette réflexion curieuse : « il n’y a point de décoration d’opéra plus belle ni mieux ornée qu’une pareille campagne. » Voilà comme il aime la nature. Quant aux beautés sévères des Alpes, il n’en a pas dit un mot[4], et la grandeur majestueuse et triste de la campagne romaine ne lui suggère que cette pensée : « il fallait que Romulus fût ivre quand il songea à bâtir une ville dans un terrain aussi laid. » En revanche quel vif sentiment des beaux-arts ! que de goût pour les monumens de l’antiquité et les chefs-d’œuvre de la renaissance ! comme il les décrit avec intelligence, comme il en parle avec plaisir ! Il comprend bien l’architecture, surtout celle du XVe et du XVIe siècle. La peinture l’enchante, et il l’apprécie d’ordinaire en juge éclairé. On lui reproche sans doute de trop estimer l’école bolonaise et de donner aux Carraches une place trop élevée, mais, il adore Raphaël ; Michel-Ange lui-même, malgré « ses furies d’anatomie, » a séduit son goût réservé. Il avait d’abord des préventions « contre ce terrible dessinateur, cet esprit vaste et féroce, » mais quand il voit la chapelle Sixtine, il est vaincu. « Les figures de cette frise, dit-il, leur force et leur raccourci emportent l’imagination hors d’elle-même, comme le sublime du grand Corneille. » Il est surtout amateur passionné de musique. L’opéra italien le ravit, et il a d’avance sa place marquée au coin de la reine. Il veut connaître tous les compositeurs de son temps, entendre les virtuoses les plus célèbres. Il dit d’un opéra-bouffe de Pergolèse, auquel il vient d’assister : « On ne meurt pas de rire, puisque je suis encore en vie. » Au sortir d’un concert chez l’ambassadeur de France à Turin, il écrit à ses amis : « Je fus régalé d’un excellent concert, bonnes chanteuses, et de ces airs, de ces charmans airs italiens ; on n’en veut pas d’autres en paradis ! Ajoutez Lanzetti, dont vous connaissez tout le mérite sur le violoncelle, les deux Bezzuzzi, l’un hautbois, l’autre basson, qui eurent ensemble de petites conversations musicales dont il fallait pâmer d’aise. Je ne puis vous exprimer les ravissemens où cela jette. Je n’ai rien éprouvé en ma vie de plus enchanteur ; cela ne se peut comparer qu’à la Nuit du Corrège. » Avec ce goût ardent pour les arts et ces aptitudes diverses, l’Italie devait l’enchanter. Il en revint pénétré pour elle d’une admiration très vive, mais parfaitement sincère, où il n’entrait ni mode ni convention. Aujourd’hui qu’elle a été si souvent décrite, on la connaît avant de l’avoir vue. On subit, sans le vouloir, l’influence de ceux qui l’ont visitée avant nous. Dans l’enthousiasme qu’on ressent pour elle, il y a toujours une part de souvenir et d’imitation. Comme au temps de De Brosses les voyages étaient moins fréquens, il a pu se livrer davantage à ses sentimens personnels, et toute son émotion lui appartient. Il ne nous dit que ce qu’il éprouve, comme il l’éprouve, et ce mérite est devenu si rare chez les voyageurs de nos jours qu’on en est tout à fait charmé.

Une autre raison du plaisir que nous cause son livre, c’est qu’il nous a dépeint une société fort étrange et qui n’existe plus. L’Italie, qu’il a si bien vue, n’est pas celle que nos aînés ont visitée et que nous voyons aujourd’hui ; il l’a saisie à un moment curieux et piquant. Vers 1740, quand il l’a parcourue, elle n’avait plus de grands écrivains ni de grands artistes ; tous les arts, à l’exception de la musique, étaient en pleine décadence, mais elle n’en était guère préoccupée. Elle se reposait dans une inaction joyeuse de sa longue fécondité, de cette fièvre de travail et d’invention qui l’avait fatiguée pendant trois siècles. Le souci de la vie politique ne s’était pas encore réveillé chez elle, elle ne songeait pas à réclamer son indépendance ou à rêver son unité. Satisfaite du présent, heureuse de vivre, elle était toute à la gaîté, à l’insouciance, au plaisir. Les petits princes entre lesquels elle était partagée se ruinaient à entretenir des cours fastueuses ; les républiques qui existaient encore n’avaient pas d’autre affaire d’état que d’inventer des amusemens nouveaux. C’est ainsi que De Brosses l’a vue et l’a décrite, et Stendhal, qui la connaissait si bien, lui rend ce témoignage « qu’aucun étranger, avant ni depuis, ne l’a mieux vue et jugée que lui. » Il l’a prise sur le vif, il la met sous nos yeux avec ses mœurs étranges et ses contrastes saisissans, ces abbés à talons rouges « qui dans un spectacle public, en présence de quatre mille personnes, se font donner des coups d’éventail sur le nez par des courtisanes célèbres, » ces abbesses qui se battent à coups de poignard pour un amant, ces podestats « ensevelis dans une perruque hors de toute mesure et de toute vraisemblance, » ces théâtres où l’on voit plus de moines qu’à la procession et où pendant l’entr’acte de grandes dames font la quête pour le luminaire de la paroisse, ces couvens « où les religieuses sont mises de manière à faire bien valoir leur beauté, avec une petite coiffure charmante, un habit bien entendu qui leur découvre les épaules et la gorge, ni plus ni moins que ceux des comédiennes. » C’est la Rome des papes pendant les agitations et les intrigues d’un conclave, c’est Naples avec ses lazzarielli, « la plus abominable canaille, la plus dégoûtante vermine qui ait jamais rampé sur la surface de la terre, » c’est Venise et les folies de son carnaval qui dure six mois, « et où qui que ce soit ne va autrement qu’en masque, même le nonce et le gardien des capucins. » Tout ce monde bizarre, quand nous lisons les lettres de De Brosses, passe devant nos yeux comme une apparition extravagante. Son livre nous en conserve le souvenir, et c’est ce qui l’empêchera d’être oublié.

Mais ce livre n’est après tout qu’un accident et un hasard dans la vie du président ; on l’aurait fort surpris, j’imagine, si on lui avait dit que sa réputation y resterait attachée, et que de tous ceux qu’il avait écrits la postérité ne se souviendrait que de celui-là. Il ne l’avait pas fait pour elle et ne le destinait qu’à quelques personnes. C’est donc une œuvre intime, personnelle, dont les qualités n’appartiennent qu’à lui, et qui ne peut servir à juger que son talent naturel. Si nous voulons apprécier l’influence qu’a pu exercer sur lui ce milieu de province où il a vécu, il nous faut étudier les ouvrages qu’il a écrits pour le public. Ceux-là ne ressemblent pas aux Lettres d’Italie. Ils témoignent assurément d’un esprit éveillé et curieux qu’attirent toutes les connaissances humaines et qui veut faire des pointes sur tous les chemins. Il y montre sans doute une science fort étendue, beaucoup de finesse et de sagacité, mais on ne voit pas qu’ils aient beaucoup gagné à n’être pas composés à Paris. Ils n’ont rien qui les distingue des autres et qui porte la trace du pays où ils sont nés. On prétend que les esprits qui ne se seront pas laissé séduire aux charmes de la capitale conserveront en récompense un air plus original, et il se trouve précisément que ce qui paraît manquer le plus aux ouvrages de De Brosses pour la pensée et surtout pour le style, c’est l’originalité.


II

Ceux-là seuls en seront surpris qui ne savent pas ce qu’était devenue la province sous l’ancien régime. On ne s’en fait pas toujours une idée bien juste, et l’on se laisse aisément tromper par l’habitude qu’on a prise de faire tout dater de la révolution. D’ordinaire ceux qui maudissent la révolution et ceux qui l’exaltent, quoique portant sur elle des jugemens contraires, s’accordent à la regarder comme une rupture complète avec le passé ; mais Tocqueville a victorieusement montré qu’elle n’en était le plus souvent qu’une suite légitime et la conclusion la plus naturelle. La plupart des réformes qu’elle a faites étaient depuis longtemps préparées, et il y avait bien des années que la France marchait dans le chemin où elle l’a fait courir. Ce n’est pas elle qui a créé la centralisation politique, quoiqu’on l’en accuse ; elle n’a fait qu’achever l’œuvre de Richelieu et de Louis XIV. Ce n’est pas elle non plus qui est coupable de cette centralisation littéraire qu’on croit funeste à l’originalité de l’esprit. Quand éclata la révolution, il y avait longtemps que la province n’avait plus de littérature. S’il se produisait chez elle quelque écrivain de talent, il s’empressait de la quitter pour aller briller sur un plus grand théâtre. Malherbe, qui s’ennuyait de n’être un grand homme qu’en Provence, fut enchanté que le roi lui donnât l’ordre de ne plus quitter la cour. Ce n’était pas seulement pour fuir sa femme que La Fontaine partit un beau jour de Château-Thierry ; il était bien aise de montrer à un public digne de les entendre ces vers qu’il s’était mis à composer en rêvant dans les bois dont il avait la garde. Quant à ceux qui étaient forcés de rester chez eux, ils regrettaient amèrement de vivre « loin de ces climats fortunés, qui sont le siège du bon goût et de l’urbanité française ; » ils avaient de loin les yeux sur Paris et l’imitaient de leur mieux. Lorsque l’Académie française commença de faire parler d’elle, il se forma partout des réunions de beaux esprits qui se piquaient de marcher sur ses traces et de discuter comme elle « sur les différences et les conformités qui sont entre l’amour et l’amitié, et si l’amour des esprits vaut mieux que l’amour des corps[5]. » Les chefs-d’œuvre de Corneille et de Racine ont été, dès leur apparition, transportés dans toute la France par des troupes errantes, et partout accueillis avec le même enthousiasme. Mme de Sévigné vit jouer Andromaque à Vitré par des comédiens qui ne lui déplurent pas et lui firent pleurer plus de six larmes. « C’est bien assez, dit-elle, pour une troupe de campagne. » Les deux spirituels voyageurs Chapelle et Bachaumont racontent que, dans une petite ville du Languedoc, on leur donna la comédie, « qui fut un assez grand divertissement pour eux, parce que la troupe n’était point mauvaise. » Ils nous disent aussi qu’ils furent très surpris de tomber à Montpellier au milieu d’une assemblée de belles dames, qu’à leurs petites mignardises, à leur parler gras, à leur tête penchée de côté, ils reconnurent aussitôt pour des précieuses. Il y avait donc des précieuses à Montpellier comme à Paris ; elles se piquaient de connaître l’Alaric, le Moïse et la Pucelle ; dans le Cassandre, elles louaient la délicatesse de la conversation, dans le Cyrus et la Clélie la magnificence de l’expression et la grandeur des événemens. Elles voulaient savoir le nom de tous les beaux esprits et se permettaient de les juger. Il est vrai qu’elles en parlaient souvent d’une façon plaisante et qui faisait sourire le malin Chapelle. Vus à cette distance, les grands hommes de Paris produisent d’étranges illusions. Ménage leur semblait un esprit galant et léger, Chapelain un génie fougueux ; elles croyaient Scudéry

Un homme de fort bonne mine,
Vaillant, riche et toujours bien mis,
Sa sœur une beauté divine,
Et Pellisson un Adonis.


C’étaient de ces « pecques provinciales, » comme les appelle Molière, qui proclamaient que Paris « est le grand bureau des merveilles, le centre du bon goût, du bel esprit et de la galanterie, et qui tenaient que hors de là il n’y a pas de salut pour les honnêtes gens. » Au fond, tout le monde pensait comme elles, même ceux qui s’en moquaient. Quoique alors les communications fussent lentes et les voyages rares, l’air de Paris trouvait moyen de pénétrer partout ; partout il était de bon ton d’en copier les modes et d’en imiter les manières. C’est ainsi que, d’un bout de la France à l’autre, il s’était établi, dès le XVIIe siècle, une sorte d’unité dans le tour de l’esprit et dans la façon de penser ou d’écrire de toute la France.

Au siècle suivant, les rapports entre Paris et la province deviennent encore plus actifs. L’esprit public, qui partout s’éveille, sent le besoin d’être informé. Dans les villes les plus lointaines, les moins connues, on veut savoir ce que pensent, ce que disent, ce qu’imaginent ces grands esprits qui de Paris mènent l’opinion. On dévore leurs livres ; leurs pamphlets interdits et condamnés circulent sous les yeux et quelquefois par les mains de ceux qui sont chargés de les poursuivre ; mais des pamphlets et des livres ne suffisent pas. Ils ne paraissent qu’à des intervalles irréguliers, et l’ardeur des esprits est telle qu’on éprouve le désir d’être renseigné jour par jour. C’est de ce temps que date, sinon la création, au moins la grande vogue des journaux. Ils vont porter dans tous les pays, sous toutes les formes, les idées nouvelles ; ils les introduisent à chaque instant dans la critique des pièces de théâtre, dans ces dissertations philosophiques dont ils sont prodigues, et jusque dans ces petits contes, moraux ou non, qu’ils insèrent quelquefois pour divertir le lecteur. Bientôt les journaux eux-mêmes ne paraissent pas suffisans ; ils sont surveillés par l’autorité, corrigés par la censure ; pour avoir l’opinion véritable et entière des salons de Paris, on y entretient des correspondans. Il y a des gens qui font métier de tout entendre pour tout répéter, qui courent les théâtres, les salons, les antichambres, épiant ce qui se fait, écoutant ce qui se dit, et qui, de retour chez eux, s’empressent d’envoyer partout ce qu’ils savent ou croient savoir. Les souverains étrangers eux-mêmes ont recours à eux, car l’Europe à ce moment vit de la vie de la France ; seulement, comme ils peuvent bien payer, ils choisissent d’ordinaire quelque homme de lettres important et bien informé. Les princes d’Allemagne se servent de la plume vive et mordante de Grimm, et ils ont Diderot par-dessus le marché pour les tenir au courant de la peinture et des arts. Le grand-duc de Russie s’est adressé à La Harpe, qui lui envoie des lettres pleines de fiel où il fait l’apologie de ses pièces et la satire de celles des autres, où il attaque tout le monde, et ses protecteurs plus encore que ses ennemis. On comprend que tous les curieux de province ne pouvaient pas se donner pour correspondans d’aussi grands personnages ; mais ils en trouvaient à meilleur compte parmi la foule des littérateurs malheureux et des journalistes de second ordre, dont il y a toujours à Paris une si grande abondance. Quand on parcourt des papiers de famille et qu’on fouille les bibliothèques publiques, il n’est pas rare d’y trouver de ces feuilles manuscrites qui contiennent des nouvelles à la main et portent la trace de l’avidité avec laquelle on les a lues. D’ordinaire la littérature en est pauvre ; mais on ne les lisait pas pour satisfaire son goût, on voulait seulement repaître sa curiosité, et il faut avouer que le grand nombre de détails qu’elles renferment, ces anecdotes de toute espèce, ces bons mots rapportés, ces annonces d’ouvrages qui vont paraître, et ces critiques de livres qui viennent d’être publiés, ces comptes-rendus infinis de premières représentations ou de séances d’académie pouvaient faire arriver jusqu’aux gens de province quelque chose de ce mouvement d’esprit et de cette fermentation d’idées dont Paris était alors le théâtre[6] C’est par ces communications de tous les jours qu’une sorte de niveau s’établit sur toute la France. On arrive vite à imiter ce qu’on tient tant à connaître : Paris donna le ton à toutes les autres villes, il devint le modèle sur lequel elles voulaient se régler. On peut dire que, longtemps avant le décret de l’assemblée nationale qui supprima les provinces, elles n’existaient plus guère, et que leur caractère propre s’était presque entièrement effacé. C’est donc une grande erreur de croire qu’un écrivain pouvait mieux protéger son originalité en y séjournant ; il serait aisé de prouver au contraire que l’originalité y courait beaucoup plus de risques qu’ailleurs. Une grande ville, quel qu’en soit l’esprit, laisse toujours à un écrivain une certaine liberté par sa grandeur même. Les influences y sont moins gênantes, les préjugés moins étroits ; il y échappe plus facilement à une surveillance qui ailleurs peut l’embarrasser. S’il se met en révolte contre l’opinion commune, il a plus de chance, dans cette variété infinie d’intelligences, d’en trouver quelqu’une qui le suive et l’encourage. Au contraire il est rare qu’une petite ville ne soit pas mortelle à l’indépendance de l’esprit. Il ne faut guère compter s’y faire une retraite que l’œil du voisin ne parvienne pas à percer ; on y vit sous le regard de tout le monde, et ceux dont l’esprit dépasse l’intelligence commune, étant plus suspects, sont sûrs d’être plus surveillés[7]. Les moindres convenances y deviennent des règles impérieuses dont on ne peut s’affranchir sans crime, les plus sots préjugés y exigent un respect religieux ; on est contraint de subir l’opinion des autres, il faut s’habiller et penser comme tout le monde sous peine d’être mis hors du savoir-vivre et du sens commun. On y est plus qu’ailleurs l’esclave de sa famille, dont il convient de partager toutes les idées, l’esclave de son rang, l’esclave de ses fonctions, et quand par hasard, dans ce milieu médiocre, quelqu’un s’est élevé au-dessus des autres et qu’il leur a fait accepter sa supériorité, c’est encore un esclavage de plus, car il faut faire comme lui, si l’on veut parvenir où il est arrivé, et il n’y a plus d’autre moyen d’être connu et distingué que celui qu’a employé avec succès le grand homme du pays.

C’est ce qui arriva précisément à De Brosses. Il y avait de son temps à Dijon un important personnage dont la ville était fière et qu’elle proposait à l’admiration de tous ses enfans. Cet homme rare avait eu la bonne fortune de plaire aux étrangers sans déplaire à ses concitoyens et de réussir aussi bien hors de son pays que chez lui. C’était le président Bouhier. Il appartenait, comme De Brosses, à une vieille maison parlementaire qui se faisait un honneur de cultiver les lettres autant que le droit. « J’ai plaisir à penser, disait-il, que depuis deux siècles il n’y a eu aucun de mes ancêtres qui n’ait aimé les sciences et les livres. » Les livres surtout étaient chez les Bouhier une passion de famille ; les pères la transmettaient fidèlement à leurs fils, et par ces efforts continus ils parvinrent à réunir une des plus belles bibliothèques que des particuliers aient jamais possédée. Quand Bouhier eut quinze ans, son père lui confia le soin de ses livres, et, comme il était tourmenté du désir d’apprendre, il profita de ces richesses accumulées par six générations de savans pour acquérir une érudition précoce. Je ne dirai pas, comme son ami D’Olivet, qu’il devint un prodige de science, et je n’aurai garde de le comparer aux hommes de la renaissance ou du XVIe siècle ; entre lui et les Scaliger, les Godefroy ou les Saumaise, la distance est trop grande. Bouhier appartenait, malheureusement pour lui, à une époque où la science était fort abaissée. Les savans du XVIIe et du XVIIIe siècle n’ont pas fait de grandes découvertes ni publié d’ouvrages, importans. Ils semblaient vivre frugalement des restes de leurs prédécesseurs, et se contentaient de traiter quelques questions de détail qui avaient été jusque-là négligées. C’est ainsi que Bouhier, en dehors de ses travaux de jurisprudence que je ne puis apprécier, ne composa guère que quelques dissertations d’histoire ou d’archéologie dont les sujets n’ont qu’une importance médiocre et qui manquent souvent de critiqué. On est très surpris par exemple de le voir le plus sérieusement du monde appliquer la chronologie aux légendes de la mythologie grecque ; il prétend fixer la date précise de la naissance d’Hercule ou de Bacchus, et vous dira sans sourire en quelle année exacte Hélène fut enlevée pour la première fois à sa famille et quand elle épousa Ménélas. Ces sortes de recherches étaient du goût de son temps et faisaient partie de ce qu’on appelait alors « la belle érudition. » Aussi les dissertations de Bouhier, où il traitait ces graves questions, furent-elles fort appréciées de tout le monde. D’ailleurs les érudits de profession, les pédans de collège étaient flattés de voir un personnage si important, l’un des premiers magistrats d’une cour souveraine, prendre part à leurs travaux et les honorer en s’y livrant. Bouhier, qui soignait sa réputation, ne négligeait aucune occasion de leur être utile. Il entretenait avec le monde entier un commerce de lettres et un échange de prévenances qui faisait de tous les savans de l’univers ses amis ou ses obligés. Ils le payaient libéralement en éloges ; on célébrait son nom dans toutes les langues, et c’est ainsi que, sans se donner beaucoup de peine, il obtint de l’accord unanime de tous les érudits, qui s’accordent si rarement ensemble, la gloire d’être l’un des plus savans hommes de son temps.

À cette renommée d’érudit qu’on lui accordait si aisément, Bouhier en ajouta bientôt une autre. On l’admirait sans contestation dans les académies ; il voulut se faire connaître dans les salons. Il a raconté qu’étant fort incommodé de la goutte, il imagina, pour se distraire et se soulager, de traduire en vers français quelques beaux passages des poètes latins. Ces vers, qu’il lisait volontiers à des gens d’esprit, furent bientôt fort répandus. Il mit quelque complaisance à se les laisser dérober, et ne fut sans doute pas trop mécontent de les voir publier par les libraires de Hollande. Il finit par les avouer tout à fait et en donna une édition fort soignée où la traduction est accompagnée au bas des pages de notes sommaires en faveur des gens qui veulent s’instruire, et suivie d’un commentaire fort détaillé pour les savans de profession, « en sorte, disait-il, que chacun était servi selon ses goûts. » Cette diversité aida beaucoup au succès de l’ouvrage ; les gens du monde furent saisis de respect pour un poète qui était si érudit, et les érudits se montrèrent ravis devoir un si savant homme qui faisait à l’occasion de petits vers. Nous trouvons aujourd’hui que, si la science de Bouhier est souvent très solide, sa poésie est toujours fort médiocre. Il eut l’imprudence de s’attaquer d’ordinaire à des œuvres agréables et frivoles qui voulaient être traitées d’une touche légère, et c’est ce qui n’était pas facile à un personnage aussi grave. Il n’y a rien de plus curieux que de voir comment sous sa plume un peu lourde toutes les grâces de l’original se sont fanées. Pour traduire une invocation charmante que le poète de la Veillée de Vénus (Pervigilium Veneris) adresse à Diane, Bouhier ne trouve rien de mieux que de lui dire :

Ah ! si nous pouvions espérer
Que de ton auguste présence
Tu daignasses nous honorer !

Il n’est pas plus heureux lorsqu’après avoir parlé de la « mère d’amour, » il nous dépeint

Son fils, qui d’un air ingénu
Semble montrer son cœur à nu.


Quelquefois même il ne se contente pas d’être lourd, il devient étrangement incorrect. Dans sa traduction d’une des plus brûlantes héroïdes d’Ovide (Bouhier a du goût pour les sujets d’amour), il fait parler Léandre, que la tempête retient loin de sa chère Héro, sur les bords de l’Hellespont ; l’impatient amoureux envie le sort de ceux qui, plus heureux que lui, ont pu traverser la mer, et dit d’une façon assez barbare :

O trop heureux Phryxus, dont le bélier agile
Te servit à passer cette mer indocile !
Quoique j’envierais peu cet utile secours,
Si la mer à mes bras laissait un libre cours.

Ce furent pourtant ces vers qui, au moins autant que ses dissertations savantes, lui ouvrirent les portes de l’Académie française. Il y entra sans résistance, presque sans concurrence, dès qu’il en témoigna le désir, et l’Académie fut si heureuse de le recevoir qu’elle oublia que ses fonctions le retenaient loin de Paris, ce qui était un cas d’exclusion qu’on appliquait rigoureusement à d’autres[8]. Cet honneur, le plus grand que pût obtenir un homme de lettres, mit le comble à la réputation de Bouhier. A Dijon surtout, où il continuait à résider, il fut l’objet de toute sorte d’hommages et de distinctions. Il y vieillit au milieu de l’estime publique, recherché de tout le monde pour les agrémens de son commerce, respecté de la compagnie dont il faisait partie et qu’il honorait par sa grande renommée, et ses collègues, quand ils prononçaient son nom dans les cérémonies officielles, n’hésitaient pas, même en sa présence, à l’appeler ouvertement « un grand homme. »

Tel fut le modèle que De Brosses eut devant les yeux dès sa jeunesse et que de bonne heure il se proposa d’imiter. Bouhier avait été surtout un érudit célèbre ; c’est par l’érudition que De Brosses voulut s’illustrer. Il quittait à peine le collège quand il fit choix du travail auquel il résolut de consacrer sa vie. Il conçut l’idée de choisir quelque grand écrivain de l’antiquité qui ne nous fût parvenu qu’en débris et d’essayer de le compléter. « Pourquoi ne pas entreprendre, disait-il, sur les fragmens rassemblés d’un ancien historien ce que d’industrieux artistes ont heureusement exécuté sur des statues mutilées ? Nous sommes riches, peut-être plus que nous ne croyons, en débris informes d’originaux perdus. Diodore, Plutarque, Josèphe, Strabon, Pline, Athénée, Diogène Laërce, Clément d’Alexandrie, Isidore, les grammairiens, etc., peuvent en fournir un très grand nombre tirés des anciens historiens, poètes et philosophes, dont les écrits subsistaient encore de leur temps ; mais, tandis que ces débris, ainsi désunis et dispersés, ne font presque aucun effet, il s’agirait de ranimer un peu la cendre des plus anciens historiens ensevelis dans la nuit des temps, de mettre à part tout ce qui appartient à chacun, d’en disposer les fragmens dans leur ordre naturel, de les comparer soigneusement soit entre eux, soit avec les histoires moins mutilées des mêmes faits, de les réunir. lorsqu’ils doivent se rejoindre, de remplir les intervalles, quand cela est possible, par le narré que fournit un autre auteur ancien, et d’éclaircir le surplus par de bonnes explications. » C’est le travail qu’il entreprit sur Salluste. On sait que Salluste avait écrit, outre le Catilina et le Jugurtha que nous avons conservés, une grande histoire qui s’est presque entièrement perdue : De Brosses forma le dessein de publier de nouveau l’œuvre entière du grand écrivain de Rome. Il voulait donner des deux ouvrages qui subsistent des éditions plus exactes et restituer celui que nous n’avons plus d’après les fragmens qui en restent. Son projet était tout à fait arrêté et son travail, en train lorsqu’il partit pour l’Italie. Il allait y étudier sur place tous les monumens antiques qui avaient quelque rapport avec les faits racontés par Salluste. Il voulait surtout rassembler, autant qu’il le pourrait, les portraits des principaux personnages dont il avait à parler. « Il me semble, disait-il très justement, qu’un lecteur s’intéresse davantage aux gens qu’il connaît de vue. » Il ne négligea pas non plus d’étudier tous les manuscrits de son auteur qui se trouvaient dans les bibliothèques italiennes. Il en vit de ses yeux sept au Vatican et vingt à Florence. Il fit collationner par des copistes fidèles ceux de Naples, de Venise, de Milan. « Enfin, écrivait-il à ses amis en rentrant chez lui, vous pourrez vous vanter d’avoir un Salluste vu et revu avec toutes les herbes de la Saint-Jean. » Il semblait que l’œuvre était près d’être achevée, et pourtant il s’en occupa quarante ans encore. Il est vrai qu’il n’y travaillait pas toujours avec la même ardeur ; pendant les années heureuses que remplissaient le plaisir ou les affaires, le Salluste se reposait ; mais il s’empressait d’y revenir aux jours d’exil et de solitude. En réalité, malgré beaucoup d’infidélités et d’intermittences, il y songea toute sa vie. Dans le cours de cette longue préparation, le plan et l’esprit du livre furent souvent modifiés. Ce devait être d’abord un ouvrage d’érudition pure, et, pour en éloigner les profanes, De Brosses s’était décidé à l’écrire en latin. Puis, à mesure qu’il voyait davantage le monde, ce monde léger du XVIIIe siècle où l’érudition n’était guère en honneur, le Salluste s’humanisait et prenait un air moins sévère. Le latin était remplacé par le français et la science émigrait de plus en plus dans les notes. Il consentit enfin à le donner au public, mais seulement pendant la dernière année de sa vie, et il s’y était pris si tard qu’il n’en put achever lui-même l’impression. Il avait donné à cet essai de restitution de l’œuvre perdue de Salluste le titre d’Histoire de la république romaine pendant le cours du septième siècle.


III

Il est aisé de comprendre pourquoi De Brosses a tant hésité dans son âge mûr à terminer l’ouvrage commencé dans un élan de jeunesse. Il avait reconnu sans doute la difficulté de la tâche qu’il s’était imprudemment imposée. C’est toujours une entreprise délicate de refaire l’œuvre d’un grand écrivain quand il n’en reste que quelques débris, d’essayer de prendre ses sentimens et son langage, de se mettre à sa place, et de parler en son nom ; mais le péril est grand surtout quand cet écrivain est Salluste. Il n’y a personne peut-être dont on puisse moins deviner ce qu’il a dû penser des événemens et des hommes. Ce devait être un esprit aigre, malveillant, une âme inquiète et troublée, pleine d’obscurités et d’indécisions. Pour savoir en quelle disposition d’esprit il se trouvait, lorsqu’à la fin de sa vie, définitivement éloigné de la politique, il écrivit ses ouvrages, nous n’avons que ces fameux préambules qu’il a mis en tête du Catilina et du Jugurtha. Celui qui les lit rapidement est tenté de n’y voir que des lieux-communs de morale ; mais on s’aperçoit, quand on regarde de près, qu’il est possible d’y trouver l’expression de ses sentimens personnels. Il faut les étudier avec soin et s’efforcer de les comprendre pour se rendre compte des difficultés que De Brosses avait à vaincre et apprécier le succès de son entreprise.

Ce qui se voit du premier coup, c’est que l’homme qui a écrit ces grandes tirades philosophiques qui veulent être calmes et froides n’est pas aussi détaché des choses humaines, aussi tranquille, aussi heureux qu’il cherche à le paraître. Au milieu de cette grande existence qu’il s’est faite, et sous cet air de philosophie qu’il affecte de prendre, on aperçoit qu’il est tourmenté de regrets et de souvenirs. Il a éprouvé des mécomptes qu’il ne pardonne pas, il a participé à des désordres qu’il voudrait faire oublier. Ses mécomptes sont ce qu’il prend le moins la peine de dissimuler. On sait que sa vie politique avait été mêlée d’incidens fâcheux et éclatans. Entré dans les affaires avec de grandes ambitions, le désir de se faire vite connaître et le besoin de s’enrichir, il rencontra en face de lui la vieille noblesse, qui tenait les bonnes places et ne voulait pas les quitter. Son intérêt fit ses convictions ; il se tourna vers César, qui attirait à lui les ambitieux et les mécontens. Ce parti du reste était celui de la révolution et de l’avenir, et presque tous les jeunes gens, comme c’est l’usage, se rangeaient de ce côté. Avec l’appui de cette jeunesse remuante, Salluste parvint aux honneurs, il fut questeur et tribun ; mais, comme il avait pris part aux émeutes de la rue pendant la lutte de Clodius et de Milon, le parti aristocratique, dans un moment de réaction où il fut le maître, le fit chasser du sénat. Il y rentra deux ans après, grâce au triomphe de César ; il s’empressa alors de se mettre aux ordres du dictateur et l’aida dans son expédition d’Afrique : en échange il obtint la préture et le gouvernement de Numidie, mais il ne fut pas consul, et se retira fort mécontent des affaires. La politique ne lui avait pas donné ce qu’il s’en était promis ; aussi la traita-t-il avec le mépris qu’affectent pour elle les ambitieux qu’elle a trompés. Il se moque cruellement de ceux « qui trouvent qu’on ne peut mieux employer son temps qu’à serrer la main des gens du peuple et à leur donner de bons dîners pour gagner leurs votes. » Quant à lui, il se félicite de s’être tiré de tous ces tracas et nous dépeint le bonheur dont il jouit dans cette retraite sereine « où il commence enfin à vivre et à se posséder lui-même ; » mais ce qui prouve qu’il n’y était pas si heureux qu’il le dit, et que son repos était souvent troublé de regrets, c’est l’amertume des jugemens qu’il porte sur tout le monde. Il trouve son siècle un des temps les plus misérables de l’histoire. Les partis qui se combattent lui paraissent tous injustes et violens, sans respect du droit, sans souci du bien public ; il comble l’aristocratie d’outrages : nous n’en sommes pas surpris, il a passé sa vie à lutter contre elle ; mais il ne conserve aucune illusion non plus sur ce parti populaire qu’il a si ardemment servi : il n’y voit qu’un amas de brouillons « qui veulent tout changer pour être mieux, et qui, n’ayant rien à perdre, n’hésitent pas à tout risquer. » Aucun des personnages importans qu’il a connus n’échappe à sa mauvaise humeur. César lui-même, à qui il doit tant, n’est pas tout à fait épargné. Il le met en balance avec Caton, c’est-à-dire avec l’homme du monde que César détestait le plus, et laisse entre eux la première place incertaine ; il lui reproche a ces espèces de gens » qu’il a introduits dans le sénat[9], enfin il semble parler en termes peu flatteurs de son pouvoir et de ses réformes, quand il dit : « Se faire par la violence le maître des siens et de son pays, quelque bien qu’on puisse accomplir, c’est un vilain rôle. » Ne faut-il pas voir dans la sévérité de ces jugemens le dépit d’une ambition trompée ?

Salluste n’est pas seulement mécontent des autres ; on a lieu de croire qu’il n’était pas non plus entièrement satisfait de lui-même. Il a essayé de s’excuser, ce qui prouve qu’il ne se sentait pas irréprochable. L’opinion de ses contemporains lui était contraire, peut-être même le jugeait-on trop durement, comme il jugeait les autres. Il ne faudrait pas pourtant céder trop vite au désir de le réhabiliter ; nous savons qu’au moins quelques-uns des reproches qu’on lui faisait étaient fondés. Une indiscrétion du grave Varron nous a conservé le récit d’une aventure légère qui ne prouve pas en faveur de l’austérité de ses mœurs. Il était l’amant heureux d’une grande dame, Fausta, fille de Sylla et femme de Milon, et, quoiqu’il passât pour avoir l’habitude des bonnes fortunes et qu’il s’en tirât d’ordinaire avec adresse, il se laissa surprendre un jour par le mari. Milon, à qui la loi permettait de tuer son rival, se contenta de le faire étriller d’importance (loris probe cœsum) ; puis, après l’avoir bien rançonné, il le renvoya chez lui honteux et ruiné. Voilà ce qu’il lui en coûta « pour avoir voulu se faire le gendre d’un dictateur ! » Nous savons encore qu’étant proconsul en Numidie il ne se conduisit pas tout à fait à la satisfaction de ses administrés, puisqu’ils l’accusèrent à son retour d’avoir rudement pillé la province, et qu’il ne fut absous que par la protection de César. Pour se justifier de ses fautes, Salluste invoque la meilleure excuse qu’il puisse alléguer. Il rappelle en quel temps le hasard l’a fait naître et quelles compagnies il a fréquentées dans sa jeunesse. Il a vécu au milieu d’une société corrompue « où la pudeur, l’honnêteté, la vertu, étaient remplacées par l’audace, les profusions et l’avidité ; » sans doute il n’a pas échappé tout à fait à la contagion de ces vices, mais il lui semble, quand il se compare à ses compagnons, qu’à tout prendre il valait mieux qu’eux. Il a pourtant été jugé plus sévèrement que les autres ; tandis qu’on est souvent assez indulgent pour les Cœlius, les Curion, les Dolabella, les Antoine, on s’est montré pour lui sans pitié. D’où vient cette différence qu’on a mise entre eux, et pourquoi ne les a-t-on pas traités tous exactement d’après leurs mérites ? Je n’en vois qu’une raison : Salluste, après une vie qui n’était pas exemplaire, s’est permis de prêcher la vertu ; l’ancien amant de Fausta n’a pas craint de flétrir les débauchés ; le magistrat peu scrupuleux qui avait rapporté d’Afrique des richesses scandaleuses a vanté les biens honorablement acquis et proclamé d’un ton d’oracle « que la fortune est une chimère, et que le sage n’en doit pas faire cas. » C’est ce contraste d’une morale sévère et d’une conduite relâchée qui a indisposé contre lui. On lui a naturellement appliqué les principes rigoureux qu’il affichait : plus il était dur à tout le monde, plus on était tenté de l’être pour lui.

Pourquoi donc a-t-il commis cette faute grossière de se faire à contre-temps prédicateur de morale et de se donner un rôle qui lui convenait si mal ? C’est, je l’avoue, ce qu’il n’est pas aisé de comprendre. J’ai peine à croire, comme on le pense d’ordinaire, qu’il voulait seulement tendre un piège à la postérité et qu’il espérait, au moyen de quelques déclamations vagues, se faire passer pour un personnage austère. Un tel calcul serait peu digne d’un homme d’esprit si perspicace, qui connaissait à fond le monde et sa malignité. Il aurait été vraiment trop naïf, s’il avait cru qu’il pouvait si aisément la désarmer et qu’il lui suffisait de quelques belles paroles pour effacer le souvenir de tant de méchantes actions. Ce qu’il y a de plus simple après tout, c’est de penser qu’il entrait peut-être dans ces protestations de vertu plus de sincérité qu’on ne croit. L’époque où les ouvrages de Salluste furent composés peut expliquer bien des choses. C’est seulement à la fin de sa vie qu’il s’avisa d’écrire[10], c’est-à-dire après les proscriptions et les guerres civiles, au moment où cette société, qui venait d’être agitée de secousses terribles, cherchait à se rasseoir. Nous connaissons par expérience ces lendemains de crise, où l’effroi produit tant de conversions subites, où l’on se jette les uns aux autres tant de reproches mérités, où l’on est prêt à attaquer tout ce qu’on défendait la veille, où enfin, après s’être si longtemps glorifié du chemin qu’on a fait, on souhaite avec tant de passion revenir d’où l’on est parti. A Rome aussi, la haine du présent, la frayeur de l’avenir, firent naître un regret ardent du passé. Jamais on n’a tant comblé d’éloges les vertus républicaines que depuis que la république n’existait plus. Ceux même qui, comme Salluste, avaient aidé à la détruire, affectaient de n’en parler jamais qu’avec attendrissement. C’est alors que commence cette glorification des mœurs antiques qui va devenir le programme de tous les hommes d’état de l’empire. Les ouvrages de Salluste ont cet intérêt de nous faire savoir qu’aussitôt après les effroyables désastres qui suivirent la mort de César, dès que l’opinion publique put se faire entendre, elle proclama sans hésitation que le remède à tous les maux c’était le retour aux vieux usages et aux anciennes vertus. Salluste le dit avec tout le monde, comme firent plus tard Auguste, Mécène, Horace et les autres écrivains de ce siècle. Tous parlent de la même façon, sans paraître embarrassés le moins du monde du désaccord qui existait entre leur vie passée et leurs doctrines nouvelles. Aucun d’eux ne s’est mis en peine de l’effet que pouvaient produire dans leur bouche ces grandes protestations morales que leur conduite avait si souvent démenties, et le fait est qu’en général on n’en a pas paru trop étonné. Salluste est presque le seul chez qui ce contraste ait paru choquant, peut-être parce qu’il était le premier et qu’avec le temps on s’y est accoutumé. Quant à lui, il est possible qu’après avoir traversé ces révolutions qui changent brusquement les hommes, et encore sous le coup des événemens, il se soit laissé entraîner aux mouvemens irrésistibles de l’opinion publique et qu’il ait répété avec une certaine sincérité ce qu’il entendait dire à tout le monde, ce qui semblait à tous en ce moment une vérité banale, sans se demander si ce qui pouvait convenir aux autres n’était pas déplacé dans sa bouche.

Ce qui est sûr, c’est que voilà une complication de plus introduite dans cet esprit déjà si complexe ; elle augmente encore la difficulté de savoir de quelle façon il a dû raconter les événemens et juger les hommes. Qu’on essaie de se figurer Salluste au moment où, convaincu définitivement qu’il a manqué la gloire dans la politique, il se décide à la poursuivre dans la littérature ; que de tendances différentes qui le tirent en sens contraire, que d’incertitudes dans ses jugemens, que de souvenirs amers qui aigrissent encore ses haines, que de dépits cruels qui tempèrent ses admirations, que de confusions et quelle lutte entre ses opinions anciennes et ses sentimens nouveaux, que d’hommes enfin dans un seul homme ! Il annonçait solennellement, au début de son Histoire, « que rien ne l’avait détourné de la vérité. » Il se prétendait dégagé des partis (liber a partibus) ; mais leur échappe-t-on tout à fait, même quand on s’est séparé d’eux, et n’emporte-t-on pas toujours en les quittant tout un fonds de préférences ou de haines obscures qu’on ne se sait pas dans le cœur et qui influent sur les jugemens ? Il n’est pas possible, quand on a fréquenté les hommes et pris part aux événemens, d’en parler avec indifférence. Les vieilles querelles ne sont jamais si bien apaisées qu’elles ne laissent un levain dans l’âme la plus maîtresse d’elle-même, et, quelque affermi qu’on se croie dans ses sentimens nouveaux, il arrive qu’à l’improviste les plus vieilles impressions se réveillent. Quelle trace avaient laissée dans les œuvres de Salluste ces souvenirs du passé ? Comment s’accommodaient ensemble tant d’opinions et de tendances contraires ? Par quelles insinuations perfides, par quels demi-mots malveillans, par quelles réticences calculées se faisaient jour ces rancunes mal éteintes ? Voilà ce qu’il n’est plus possible aujourd’hui de savoir. On nous dit que, malgré ses protestations d’impartialité, il était trop sévère pour Pompée, c’est ce qui n’est guère surprenant ; mais qui sait si son admiration pour César n’était pas mêlée aussi de quelques réserves ? Que disait-il de ces intrigues obscures dans lesquelles le grand dictateur consuma sa jeunesse ? Et Cicéron, dont il était l’ennemi, qu’il a traité ailleurs avec une froide estime qui aurait assurément plus irrité l’illustre orateur qu’une hostilité ouverte, comment racontait-il sa première apparition au forum et ses débuts triomphans ? De quelle façon jugeait-il Mithridate, Spartacus, ces grands ennemis de Rome qui arrêtèrent sa fortune, et jusqu’à quel point sa générosité naturelle parvenait-elle à l’emporter sur ses préjugés nationaux ? On ne le saura jamais, je le répète, et aucun prodige de divination ne peut nous l’apprendre. C’est ce qui rendait l’entreprise de De Brosses impossible. Il a bien pu, par un effort prodigieux de travail, recueillir chez les autres écrivains à peu près tous les faits que l’Histoire de Salluste devait contenir ; il en a pour ainsi dire rétabli la matière, mais il ne pouvait pas nous en rendre l’esprit ; il n’a pas retrouvé ce tour particulier de ses récits ni ces appréciations pénétrantes sur les faits et sur les hommes qui sont en réalité la vie d’un ouvrage. Pour remplacer ce qui n’existait plus, ce qu’on ne pouvait se flatter de refaire, il ne s’est pas fié à lui-même, il a emprunté les sentimens des autres historiens, d’Appien, de Plutarque, essayant de les accorder quand ils ne s’entendent pas, et prenant en toute chose l’opinion moyenne de l’antiquité ; il a dit des personnages dont il racontait l’histoire ce qu’un homme ordinaire, avec un peu de sens, en pouvait dire. Peut-être était-il difficile de faire autrement ; la faute consistait à mettre à cette œuvre sage, mais terne, le grand nom de Salluste. C’est presqu’une profanation d’attribuer à un génie si personnel, si original, cette sagesse commune et ces jugemens vulgaires. Tel est le grand défaut du livre de De Brosses ; en réalité, cette histoire n’appartient à personne. Nous venons de voir qu’elle n’est pas de Salluste, quoiqu’elle en porte le nom, et, comme, pour être Salluste, De Brosses a négligé d’être lui-même, elle n’est pas de De Brosses non plus.

Il ne faudrait pas prétendre que, si l’ouvrage manque d’intérêt, ce soit uniquement la faute des événemens que l’auteur avait à raconter. La période que Salluste a choisie pour sujet de ses récits s’étend depuis la mort de Sylla jusqu’au moment où l’accord entre César et Pompée rend le pouvoir à la démocratie. Assurément, si on la compare aux temps qui précèdent et qui suivent, c’est-à-dire au terrible duel entre Sylla et Marius et aux dernières luttes de la république expirante, elle paraît moins animée et moins dramatique ; elle ne manque pourtant pas d’importance, elle forme un ensemble complet d’où ressort un grave enseignement. C’est une histoire qu’on pourrait intituler : Comment les restaurations échouent. Celle que Sylla avait entreprise semblait avoir toute chance de réussir ; elle était l’œuvre d’un politique profond, esprit ferme et cœur froid, sans scrupule et sans pitié, prêt à tout faire pour le succès. Il tenta d’arrêter la révolution par des moyens révolutionnaires ; ne pouvant espérer changer le parti qui lui était contraire, il n’hésita pas à l’anéantir : il massacra les chefs, il bannit les soldats et les dépouilla tous au profit des siens. Quand la place fut nette et qu’il n’eut plus un seul ennemi sur le forum, pour empêcher qu’il n’en pût renaître plus tard, il changea la constitution et abolit tous les privilèges que la démocratie avait obtenus en quatre siècles de combats. Sylla sentait bien qu’il jouait la dernière partie de la république ; il avait tout fait pour la gagner, et cependant elle fut perdue, tant il est difficile de remonter le cours des événemens et d’arrêter leur pente naturelle ! Il ne lui servit de rien de s’être donné tant de mal pour ne pas laisser d’ennemis après lui ; ce furent ses amis qui se chargèrent de détruire son œuvre. Personne n’y travailla avec plus d’ardeur que ce Pompée, son meilleur général, auquel il ne savait rien refuser, dont il avait flatté la vanité en lui donnant le nom de « grand » après sa première victoire. Ce fut lui qui, en s’alliant aux restes de la démocratie vaincue, lui rendit l’audace de réclamer et la force de reconquérir les privilèges qu’elle avait perdus. Voilà les événemens que racontait Salluste et De Brosses après lui. Ils sont loin d’être, comme on voit, dépourvus d’importance et d’intérêt ; mais De Brosses n’a pas su leur donner la vie, et si le récit qu’il en fait attache si peu le lecteur, s’il faut un effort pour achever son livre et s’il ne laisse aux plus bienveillans, quand il est fini, que des sentimens de froide estime, il n’y a pas moyen de s’en prendre à d’autres que lui.

Il serait intéressant, parmi les défauts qu’on peut reprocher à l’ouvrage, de chercher ceux qui lui viennent du milieu où l’auteur a vécu. Il en est un qui m’a frappé plus que les autres et que je veux signaler en finissant. Quoique la province ait l’œil sur Paris, elle ne parvient pas toujours à régler son pas sur le sien. Elle est sujette à marcher trop lentement ou trop vite : tantôt elle reste trop fidèle aux modes anciennes, tantôt elle exagère les modes nouvelles. Sa littérature, quand elle en fait, présente les mêmes caractères : tout en accueillant avec empressement les nouvelles opinions, elle ne se détache pas aussi vite des autres, et, malgré le goût qu’elle a pour le présent, elle ne perd pas tout à fait le souvenir du passé. De là certaines indécisions qui surprennent : les écrivains y sont souvent de deux époques à la fois et unissent les contraires. La société que fréquentait De Brosses à Dijon paraît avoir offert de ces contrastes. Il y régnait encore un air précieux qui semblait un héritage des salons du XVIIe siècle. Les hommes s’y appelaient couramment entre eux : « monsieur le doux objet. » Les plaisanteries y étaient souvent peu naturelles et cherchées ; on en trouve dans les lettres de De Brosses qui prouvent que ce monde appréciait encore les bons mots maniérés à la façon de Voiture, comme quand il dit que la tour de Pise « affecte de petits airs penchés, » que les Apennins qu’on traverse dans les états du pape sont « de bons petits diables d’Apennins, d’un commerce fort aisé, » mais qu’en revanche ceux de Toscane sont plus difficiles à vivre, « qu’à les voir de loin si bien élevés, on leur aurait cru plus d’éducation qu’ils n’en ont, et qu’ils sont rustiques et sauvages au possible, » lorsque enfin, à propos de la pluie dont il est inondé dans l’état de Lucques, il fait cette réflexion : « je n’aurais jamais imaginé que dans un si petit état il pût faire une si grande pluie ! » Voilà des plaisanteries qui retardent et dont Voltaire aurait dit, comme de celles de Voiture : « C’est du rouge et du plâtre sur le visage d’une poupée. » On ne parlait plus ainsi chez Mme Geoffrin ou chez M. le de L’Espinasse. Et cependant dans ces salons de petite ville, où se conservaient quelques habitudes d’esprit de l’époque précédente, le XVIIIe siècle avait largement pénétré. On y tenait volontiers des propos hardis et cyniques, on affectait d’y être léger et moqueur, on y riait de tout, et même des choses qu’au fond on respectait, on y raillait les moines et les prêtres, et l’on entendait avec le plus vif plaisir De Brosses dire du collège de la Propagande : « On y engraisse des missionnaires pour donner à manger aux cannibales. C’est, ma foi, un excellent ragoût pour eux que deux pères franciscains à la sauce rousse. Le capucin en daube se mange aussi comme le renard, quand il a été gelé. »

Tout en écrivant ces légèretés, où se retrouve l’esprit du XVIIIe siècle, De Brosses tenait par beaucoup de liens encore au siècle précédent. Il a partout des accès de colère subite et des pointes vives contre son époque. Il ne dit pas sans mauvaise humeur « que la méthode actuelle est d’appliquer à tout le ton philosophique. » Il ne peut s’empêcher de sourire quand il rappelle « que son siècle se pique d’être le siècle de la philosophie et du bon goût ; » loin de partager l’enthousiasme que ses contemporains éprouvent pour leur temps, il lui semble, ce qui est bien exagéré, « qu’on a déjà fait quelques pas du côté de la barbarie. » Il est resté le partisan passionné, exclusif, des grands écrivains de l’époque de Louis XIV. Il ne souffre pas que Voltaire se permette « de dérober à Corneille l’admiration publique dont il jouit, » et déclare « que la réclamation nationale s’est prononcée contre cette injuste critique. » Il a tenu aussi à venger la mémoire de l’illustre Saumaise contre les dédains des ignorans, et à ce propos il a pris la défense des recherches érudites, que personne n’estimait alors et dont il était à la mode de se moquer ; mais ici le courage l’abandonne vite, et dans cette opposition aux goûts de son temps il n’ose pas aller jusqu’au bout. Sa résistance est mêlée de faiblesses et de concessions. Quelle que soit la passion dont il est possédé pour les études d’érudition, et quoiqu’il leur ait consacré sa vie, ce n’est en réalité qu’un savant honteux qui cherche tous les moyens de se faire pardonner, qui a peur d’être ridicule, qui abandonne lestement ses confrères, et même au besoin se moque d’eux pour échapper lui-même aux railleries dont ils sont l’objet. Il faut voir comme il parle « de ces insipides grammairiens dont la lecture est tout à fait dégoûtante, » et comme il s’excuse d’être forcé de les imiter. Il a même émis à propos d’eux une théorie fort singulière, mais qui devait plaire aux gens de son temps et de son mondé : il a prétendu prouver qu’on pouvait désormais se passer de leur travail et que leur œuvre était achevée. « Disons vrai à cet égard : lors de la renaissance des lettres, ils étaient nécessaires pour éclaircir, pour rectifier le texte obscur et défiguré de tant d’excellens écrivains de l’antiquité. Ils nous en ont rendu l’intelligence aisée, et par là notre siècle, ennemi de la peine, leur doit ce bon goût dont il se vante, et qu’il a formé par la lecture facile des anciens auteurs classiques ; mais aujourd’hui la tâche des littérateurs de ce genre est à peu près remplie : on n’a plus besoin d’eux, et on n’en fait plus de cas depuis que par leur travail ils nous ont mis en état de nous en passer. » Voilà une assurance bien surprenante chez un esprit si perspicace, et qui aurait dû voir à certains indices qu’autour de lui la science était en train de se renouveler et de se rajeunir. En 1770, quand De Brosses écrivait ces paroles étranges, Anquetil-Duperron avait déjà rapporté en France les livres sacrés des Persans ; déjà les Anglais commençaient à étudier les langues anciennes de l’Inde, et les résultats de ces premières études n’étaient pas restés étrangers à Voltaire, qui avait vaguement pressenti que des lumières nouvelles nous arrivaient de l’Orient. Pour nous en tenir à l’antiquité classique, n’est-il pas curieux qu’au moment où De Brosses déclare d’un ton si décidé que tout est fini, tout recommence ? Des découvertes importantes dont il avait été témoin et qu’il a signalées le premier apportent des ressources nouvelles pour mieux connaître la vie antique et rétablir les anciens textes dans leur intégrité. Il avait vu à Milan déchiffrer les premiers palimpsestes ; à Naples, il avait assisté aux premières fouilles d’Herculanum.. Est-il possible de comprendre qu’avec son goût naturel pour l’érudition il n’ait pas prévu quelques-unes des conséquences qu’allaient avoir ces grandes découvertes ? Comment se fait-il que, malgré ses velléités d’indépendance, il ait laissé sur lui tant de prise aux opinions de son temps, qu’il soit devenu incapable d’entrevoir et d’annoncer le grand avenir réservé à la science ?

Le séjour de la province, on le voit, ne lui a guère profité. Il n’a pas suffi à le défendre de cette servitude des préjugés populaires à laquelle il est si difficile d’échapper. De Brosses gronde quelquefois son siècle, mais en somme il le subit ; il en accepte même les sentimens qui lui sont au fond le plus contraires. Son exemple est peu favorable à ceux qui prétendent que, si les écrivains fuyaient Paris et restaient chez eux, ils auraient plus de chance de conserver l’originalité de leurs opinions et le tour naturel de leur esprit. Ce qui lui manque le plus, c’est précisément d’être original et d’avoir une façon de penser ou d’écrire qui lui soit propre. On a beau chercher dans ses ouvrages, on ne voit pas quelles sont les qualités qu’il doit au pays où il a voulu passer sa vie ; il est possible au contraire de signaler quelques défauts qu’il aurait peut-être évités, s’il avait écrit dans un autre milieu, en sorte qu’au lieu de le féliciter de n’avoir pas quitté sa province, je crois bien qu’il faut dire avec M. Villemain « qu’il lui a manqué de vivre à Paris. »


GASTON BOISSIER.

  1. L’ouvrage de M. Th. Foisset, le Président de Brosses, histoire des lettres et des parlemens au dix-huitième siècle, a été composé sur des papiers de famille et publié par l’académie de Dijon.
  2. Ai-je besoin de rappeler les études si intéressantes que M. Montégut a consacrées dans la Revue aux monumens de Dijon ?
  3. Il faut lire dans M. Foisset toute l’histoire de ce débat. Voltaire, que l’avarice poignardait (le mot est de Mme Denis), voulait que le président de Brosses, en lui cédant Tourney, lui fit cadeau pour se chauffer d’une coupe de bois qui était déjà vendue ; le président refusa. « Je ne pense pas, lui écrivit-il, qu’on ait jamais fait à personne un présent de quatorze moules de bois, si ce n’est à un couvent de capucins. » La querelle s’envenima si bien que Voltaire parlait non-seulement de rendre De Brosses ridicule, mais de le déshonorer. C’est ce qui n’était pas aisé, et il n’y réussit guère ; mais, quand le président voulut être de l’Académie française, Voltaire eut recours à toute sorte d’intrigues et de calomnies pour le faire échouer. Il alla jusqu’à écrire « qu’il serait forcé de renoncer à sa place, si l’on en donnait une à son ennemi. » C’est ainsi qu’il fit préférer au président de Brosses des littérateurs obscurs ou des hommes de cour dont le nom est aujourd’hui tout à fait ignoré.
  4. Le président, dans une de ses lettres, décrit le site de Tourney et le merveilleux panorama qu’on découvre du château. Il y est question de la vue du Mont-Blanc, « qui n’est pas un des moindres ornemens de cette magnifique décoration, » L’éloge semblerait aujourd’hui bien froid.
  5. Pellisson, dans son Histoire de l’Académie française, cite ces sujets parmi ceux qui occupèrent les premières séances de l’Académie. On y traita aussi les doux questions suivantes, qui paraissent à Pellisson d’une admirable subtilité métaphysique : « qu’il y a quelque chose qui est plus que-tout, et quelque chose qui est moins que rien. »
  6. Voici un exemple assez curieux de la façon dont la province se tenait alors au courant de tout ce qui se passait à Paris. Le marquis de Caumont, l’un des meilleurs amis de Mme de Simiane, était un homme d’esprit qui habitait Avignon et ne sortait guère de chez lui, mais qui voulait être bien informé. Il avait des correspondans nombreux à Paris qui lui racontaient les moindres nouvelles, et lui-même n’écrivait à ses amis que pour répandre ce qu’on lui avait appris. Quelques fragmens de ces lettres montreront jusqu’à quel point et avec quels détails ces correspondans de marquis le renseignaient sur les œuvres de théâtre, sur les livres qui venaient d’être publiés ou sur ceux qui allaient paraître. — 16 mars 1729. « On m’écrit de Paris que la comédie de la Mère rivale y a été fort applaudie et que l’Impertinent, de M. de Boissy, allait éclore, lorsqu’un malheureux incident vint l’arrêter la veille qu’il devait être joué. Un étranger et un conseiller, sans y penser, donnèrent au bal de l’Opéra la même scène que l’auteur avait déjà mise dans sa pièce. Sur-le-champ défense aux comédiens de représenter l’Impertinent. » — 11 juin 1729. « On m’écrit de Paris que Milton, traduit en français, y marche à petit bruit, et comme un homme qui marcherait nu-pieds. Sans vouloir m’asservir au jugement de la capitale, qui n’est pas toujours dicté par le bon goût et la saine raison, je vous dirai que j’ai trouvé des choses admirables dans ce poème, que je ne vois cependant qu’à travers les épais brouillards d’une traduction peu digne de l’original, » — 6 janvier 1730. « Vous aurez bientôt la satisfaction d’examiner les idées toutes neuves de M. de La Motte sur la poésie dramatique. Son théâtre parait depuis quelques jours avec une préface dogmatique, où il expose son système avec toute l’intrépidité d’un chef de secte. Il semble pourtant qu’il doive essuyer quelques contradictions. L’orthodoxie littéraire aura ses tenans, quand ce ne serait que l’abbé Desfontaines, qui n’a pas de meilleur fonds pour subsister que les paradoxes des néologues. » — 11 décembre 1730. « On me mande de Paris que la tragédie de Brutus paraîtra bientôt. Elle est, dit-on, destinée aux étrennes du public. Celui-ci, fidèle au premier accueil qu’il a coutume de faire aux ouvrages de l’auteur, commence par applaudir sur l’attente d’un chef-d’œuvre ; il retient toutes les places d’avance et s’expose par son empressement à nuire à sa propre curiosité. » — 9 mai 1731. « M. Burmann a fini son Claudien et travaille sur Virgile. Ce savant hollandais, connu dans la république des lettres par l’amertume de sa critique, a actuellement la jaunisse : il vaut encore mieux que sa bile s’évacue par ce moyen. » — 12 novembre 1732. « Voilà Voltaire qui veut absolument renoncer à sa réputation. Il prétend, dit-on, donner un livre des plus hardis sur la religion. Il est perdu sans ressource, s’il s’avise de dogmatiser en prose. C’est sans doute le succès de Zaïre qui lui enfle le cœur. Cette tragédie n’est point encore imprimée, mais on m’écrit que les représentations se soutiennent toujours avec le même empressement de la part du public. » — 19 décembre 1735. « Que dites-vous de la Chartreuse et des Ombres (de Gresset) ? Je trouve dans ces deux bagatelles une grande facilité, de l’esprit, mais de cet esprit qui ne saurait finir et qui remanie de cent façons la même pensée. Il semble que ces gens, accoutumés aux exercices de collège, ont de la peine à éviter ce défaut, et il n’y a guère qu’un commerce du monde qui puisse retrancher cette abondance tirée de l’art plutôt que d’une connaissance pratique des objets. » Cette correspondance inédite est conservée à la bibliothèque de Nîmes dans les papiers de Séguier, qui contiennent tant de choses curieuses. — Voyez la Revue du 1er avril 1871.
  7. « Vous connaissez cette ville, disait Lamonnoye précisément à propos de Dijon : de tous les torts qu’on peut y avoir, le mérite est sans contredit le plus grand. Une multitude d’ennemis est le sort infaillible de tous ceux qui paraissent vouloir s’y distinguer. »
  8. Bouhier fut élu à l’Académie française en 1727, à la place de Malézieu, un homme d’esprit, qui était le Voiture de la petite cour de la duchesse du Maine. Son discours de réception contient au éloge du jeune Louis XV, a dans le sein duquel le ciel a versé les vertus les plus solides, » et surtout « d’heureuses dispositions pour la piété. » Il fut remplacé par Voltaire, qui ne l’aimait pas, et qui, quand il fut reçu à sa place, parla de lui le moins qu’il put. Encore eut-il soin de faire remarquer, quand il publia son discours, « que les ouvrages de ce genre n’étaient d’ordinaire qu’un compliment rempli de louanges rebattues et surchargé de l’éloge d’un prédécesseur qui se trouve souvent être un homme très médiocre. »
  9. Parmi ces gens se trouvait Salluste, que César avait ramené aussi dans le sénat ; mais il aurait voulu sans doute y rentrer seul, et les collègues qu’on lui donnait n’étaient pas de son goût.
  10. De Brosses s’est trompé quand il a cru que le Catilina avait pu être écrit avant le triomphe de César. Il n’est pas douteux qu’il n’ait été composé qu’après que César était mort et dans les derniers temps de la vie de Salluste.