Un Hiver au Midi de l’Europe/01

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UN HIVER
AU
MIDI DE L’EUROPE.

I.

Deux touristes anglais découvrirent, il y a, je crois, une cinquantaine d’années, la vallée de Chamounix, ainsi que l’atteste une inscription taillée sur un quartier de roche, à l’entrée de la mer de Glace. La prétention est un peu forte, si l’on considère la position géographique de ce vallon, mais légitime jusqu’à un certain point, si ces touristes, dont je n’ai pas retenu les noms, indiquèrent les premiers aux poètes et aux peintres ces sites romantiques où Byron rêva son admirable drame de Manfred. On peut dire en général, et en se plaçant au point de vue de la mode, que la Suisse n’a été découverte par le beau monde et par les artistes que depuis le siècle dernier. Jean-Jacques Rousseau est le véritable Christophe Colomb de la poésie alpestre, et, comme l’a très bien observé M. de Châteaubriand, il est le père du romantisme dans notre langue.

N’ayant pas précisément les mêmes titres que Jean-Jacques à l’immortalité, et en cherchant bien ceux que je pourrais avoir, j’ai trouvé que j’aurais peut-être pu m’illustrer de la même manière que les deux Anglais de la vallée de Chamounix, et réclamer l’honneur d’avoir découvert l’île de Majorque. Mais le monde est devenu si exigeant, qu’il ne m’eût pas suffi aujourd’hui de faire inciser mon nom sur quelque roche baléare. On eût exigé de moi une description assez exacte, ou tout au moins une relation assez poétique de mon voyage, pour donner envie aux touristes de l’entreprendre sur ma parole ; et, comme je ne me sentis point dans une disposition d’esprit extatique en ce pays-là, je renonçai à la gloire de ma découverte, et ne la constatai ni sur le granit ni sur le papier.

Si j’avais écrit sous l’influence des chagrins et des contrariétés que j’éprouvais alors, il ne m’eût pas été possible de me vanter de cette découverte ; car chacun, après m’avoir lu, m’eût répondu qu’il n’y avait pas de quoi. Et cependant il y avait de quoi, j’ose le dire aujourd’hui, car Majorque est pour les peintres un des plus beaux pays de la terre, et un des plus ignorés. Mais là où il n’y a que la beauté pittoresque à décrire, notre plume littéraire est si pauvre et si insuffisante, que je ne songeai même pas à m’en charger. Il faut le crayon et le burin du dessinateur pour révéler les grandeurs et les graces de la nature aux amateurs de voyages. Donc, si je secoue aujourd’hui la léthargie de mes souvenirs, c’est parce que j’ai trouvé un de ces derniers matins sur ma table un joli volume intitulé : Souvenirs d’un voyage d’art à l’île de Majorque, par J.-B. Laurens[1]. Ce fut pour moi une véritable joie que de retrouver Majorque avec ses palmiers, ses aloès, ses monumens arabes et ses costumes grecs. Je reconnaissais tous les sites avec leur couleur poétique, et je retrouvais toutes mes impressions effacées déjà, du moins à ce que je croyais. Il n’y avait pas une masure, pas une broussaille, qui ne réveillât en moi un monde de souvenirs, comme on dit aujourd’hui ; et alors je me suis senti, sinon la force de raconter mon voyage, du moins celle de rendre compte de celui de M. Laurens, artiste intelligent, laborieux, plein de rapidité et de conscience dans l’exécution, et auquel il faut certainement restituer tout l’honneur d’avoir découvert l’île de Majorque.

Ce voyage de M. Laurens au fond de la Méditerranée, sur des rives où la mer est parfois aussi peu hospitalière que les habitans, est beaucoup plus méritoire que la promenade de nos deux Anglais au Montanvert. Néanmoins, si la civilisation européenne était arrivée à ce point de supprimer les douaniers et les gendarmes, ces manifestations visibles des méfiances et des antipathies nationales, si la navigation à vapeur était organisée directement de chez nous vers ces parages, Majorque ferait bientôt grand tort à la Suisse ; car on pourrait s’y rendre en aussi peu de jours, et on y trouverait certainement des beautés aussi suaves et des grandeurs étranges et sublimes qui fourniraient à la peinture de nouveaux alimens. Pour aujourd’hui, je ne puis recommander ce voyage qu’aux artistes robustes de corps et passionnés d’esprit. Un temps viendra sans doute où les amateurs délicats, et jusqu’aux jolies femmes, pourront aller à Palma sans plus de fatigue et de déplaisir qu’à Genève.

Longtemps associé aux travaux artistiques de M. Taylor sur les vieux monumens de la France, M. Laurens, livré maintenant à ses propres forces, a imaginé, l’an dernier, de visiter les Baléares, sur lesquelles il avait eu si peu de renseignemens, qu’il confesse avoir éprouvé un grand battement de cœur en touchant ces rives où tant de déceptions l’attendaient peut-être en réponse à ses songes dorés. Mais ce qu’il allait chercher là, il devait le trouver, et toutes ses espérances furent réalisées ; car, je le répète, Majorque est l’Eldorado de la peinture. Tout y est pittoresque, depuis la cabane du paysan, qui a conservé dans ses moindres constructions la tradition du style arabe, jusqu’à l’enfant drapé dans ses guenilles, et triomphant dans sa malpropreté grandiose, comme dit Henri Heine à propos des femmes du marché aux herbes de Vérone. Le caractère du paysage, plus riche en végétation que celui de l’Afrique ne l’est en général, a tout autant de largeur, de calme et de simplicité. C’est la verte Helvétie sous le ciel de la Calabre, avec la solennité et le silence de l’Orient. En Suisse, le torrent qui roule partout, et le nuage qui passe sans cesse, donnent aux aspects une mobilité de couleur et pour ainsi dire une continuité de mouvement, que la peinture n’est pas toujours heureuse à reproduire. La nature semble s’y jouer de l’artiste. À Majorque, elle semble l’attendre et l’inviter. Là, la végétation affecte des formes altières et bizarres ; mais elle ne déploie pas ce luxe désordonné sous lequel les lignes du paysage suisse disparaissent trop souvent. La cime du rocher dessine ses contours bien arrêtés sur un ciel étincelant, le palmier se penche de lui-même sur les précipices sans que la brise capricieuse dérange la majesté de sa chevelure, et jusqu’au moindre cactus rabougri au bord du chemin, tout semble poser avec une sorte de vanité pour le plaisir des yeux.

Avant de suivre M. Laurens dans son Voyage d’art, nous donnerons une description très succincte de la grande Baléare, dans la forme vulgaire d’un article de dictionnaire géographique. Cela n’est point si facile que cela semble, surtout quand on cherche à s’instruire dans le pays même. La prudence de l’Espagnol et la méfiance de l’insulaire y sont poussées si loin, qu’un étranger ne doit adresser à qui que ce soit la question la plus oiseuse du monde, sous peine de passer pour un agent politique. Ce bon M. Laurens, pour s’être permis de croquer un castillo en ruines dont l’aspect lui plaisait, a été fait prisonnier par l’ombrageux gouverneur, qui l’accusait de lever le plan de sa forteresse[2]. Aussi notre voyageur, résolu à compléter son album ailleurs que dans les prisons d’État de Majorque, s’est-il bien gardé de s’enquérir d’autre chose que des sentiers de la montagne, et d’interroger d’autres documens que les pierres des ruines. Après avoir passé quatre mois à Majorque, je ne serais pas plus avancé que lui, si je n’eusse consulté le peu de détails qui nous ont été transmis sur ces contrées. Mais là ont recommencé mes incertitudes, car ces ouvrages, déjà anciens, se contredisent tellement entre eux, et, selon la coutume des voyageurs, se démentent et se dénigrent si superbement les uns les autres, qu’il faut se résoudre à redresser quelques inexactitudes, sauf à en commettre beaucoup d’autres. Voici toutefois mon article de dictionnaire géographique ; et, pour ne pas me départir de mon rôle de voyageur, je commence par déclarer qu’il est incontestablement supérieur à tous ceux qui le précèdent.

Majorque, que M. Laurens appelle Balearis Major comme les Romains, que le roi des historiens majorquins, le docteur Juan Dameto dit avoir été plus anciennement appelée Clumba ou Columba, se nomme réellement aujourd’hui par corruption Mallorca, et la capitale ne s’est jamais appelée Majorque, comme il a plu à plusieurs de nos géographes de l’établir, mais Palma. Cette île est la plus grande et la plus fertile de l’archipel baléare, vestige d’un continent dont la Méditerranée doit avoir envahi le bassin, et qui, ayant uni sans doute l’Espagne à l’Afrique, participe du climat et des productions de l’une et de l’autre. Elle est située à 25 lieues sud est de Barcelone, à 45 du point le plus voisin de la côte africaine, et je crois à 95 ou 100 de la rade de Toulon. Sa surface est de 1,234 milles carrés[3], son circuit de 143, sa plus grande extension de 54, et la moindre de 28. Sa population, qui, en l’année 1787, était de 136,000 individus, est aujourd’hui d’environ 160,000. La ville de Palma en contient 36,000, au lieu de 32,000 qu’elle comptait à cette époque. La température varie assez notablement suivant les diverses expositions. L’été est brûlant dans toute la plaine ; mais la chaîne de montagnes qui s’étend du nord-est au sud-ouest (indiquant par cette direction son identité avec les territoires de l’Afrique et de l’Espagne, dont les points les plus rapprochés affectent cette inclinaison et correspondent à ses angles les plus saillans) influe beaucoup sur la température de l’hiver. Ainsi, Miguel de Vargas rapporte qu’en rade de Palma durant le terrible hiver de 1784, le thermomètre de Réaumur se trouva une seule fois à 6 degrés au-dessus de glace dans un jour de janvier ; que d’autres jours il monta à 16, et que le plus souvent il se maintint à 11. — Or, cette température fut à peu près celle que nous eûmes dans un hiver ordinaire sur la montagne de Valdemosa, qui est réputée, il est vrai, une des plus froides régions de l’île. Dans les nuits les plus rigoureuses, et lorsque nous avions deux pouces de neige, le thermomètre n’était que de 6 à 7 degrés. À huit heures du matin, il était remonté à 9 ou 10, et à midi il s’élevait à 12 ou 14. Ordinairement, vers trois heures, c’est-à-dire après que le soleil était couché pour nous derrière les pics de montagnes qui nous entouraient, le thermomètre redescendait subitement à 9 et même à 8 degrés.

Les vents du nord y soufflent souvent avec fureur, et, dans certaines années, les pluies d’hiver tombent avec une abondance et une continuité dont nous n’avons en France aucune idée. En général, le climat est sain et généreux dans toute la partie méridionale qui s’abaisse vers l’Afrique, et que préservent de ces furieuses bourrasques du nord la cordilière médiane et l’escarpement considérable des côtes septentrionales. Ainsi, le plan général de l’île est une surface inclinée du nord-ouest au sud-est, et la navigation, à peu près impossible au nord à cause des déchirures et des précipices de la côte, escarpada y horrorosa, sin abrigo ni resguardo[4], est facile et sûre au midi.

Malgré ses ouragans et ses aspérités, Majorque, à bon droit nommée par les anciens l’Île Dorée, est extrêmement fertile, et ses produits sont d’une qualité exquise. Le froment y est si pur et si beau, que les habitans l’exportent, et qu’on s’en sert exclusivement à Barcelone pour la pâtisserie blanche et légère, appelée pan de Mallorca. Les Majorquins font venir de Galice et de Biscaye un blé plus grossier et à plus bas prix, dont ils se nourrissent ; ce qui fait que, dans le pays le plus riche en blé excellent, on mange du pain détestable. J’ignore si cette spéculation leur est fort avantageuse. Dans nos provinces du centre, où l’agriculture est le plus arriérée, l’usage du cultivateur ne prouve rien autre chose que son obstination et son ignorance. À plus forte raison en est-il ainsi à Majorque, où l’agriculture, bien que fort minutieusement soignée, est à l’état d’enfance. Nulle part je n’ai vu travailler la terre si patiemment et si mollement. Les machines les plus simples sont inconnues ; les bras de l’homme, bras fort maigres et fort débiles comparativement aux nôtres, suffisent à tout, mais avec une lenteur inouie. Il faut une demi-journée pour bêcher moins de terre qu’on n’en expédierait chez nous en deux heures, et il faut cinq ou six hommes des plus robustes pour remuer un fardeau que le moindre de nos portefaix enlèverait gaiement sur ses épaules.

Malgré cette nonchalance, tout est cultivé, et en apparence bien cultivé à Majorque. Ces insulaires ne connaissent point, dit-on, la misère ; mais au milieu de tous les trésors de la nature, et sous le plus beau ciel, leur vie est plus rude et plus tristement sobre que celle de nos paysans. Les voyageurs ont coutume de faire des phrases sur le bonheur de ces peuples méridionaux, dont les figures et les costumes pittoresques leur apparaissent le dimanche aux rayons du soleil, et dont ils prennent l’absence d’idées et le manque de prévoyance pour l’idéale sérénité de la vie champêtre. C’est une erreur que j’ai souvent commise moi-même, mais dont je suis bien revenu, surtout depuis que j’ai vu Majorque. Il n’y a rien de si triste et de si pauvre au monde que ce paysan qui ne sait que prier, chanter, travailler, et qui ne pense jamais. Sa prière est une formule stupide qui ne présente aucun sens à son esprit, son travail est une opération des muscles qu’aucun effort de son intelligence ne lui enseigne à simplifier, et son chant est l’expression de cette morne mélancolie qui l’accable à son insu, et dont la poésie nous frappe sans se révéler à lui. N’était la vanité qui l’éveille de temps en temps de sa torpeur pour le pousser à la danse, ses jours de fête seraient consacrés au sommeil.

Mais je m’échappe déjà hors du cadre que je me suis tracé. J’oublie que, dans la rigueur de l’usage, l’article géographique doit mentionner avant tout l’économie productive et commerciale, et ne s’occuper qu’en dernier ressort, après les céréales et le bétail, de l’espèce homme. Dans toutes les géographies descriptives que j’ai consultées, j’ai trouvé, à l’article Baléares, cette courte indication que je confirme ici, sauf à revenir plus tard sur les considérations qui en atténuent la vérité : « Ces insulaires sont fort affables (on sait que, dans toutes les îles, la race humaine se classe en deux catégories : ceux qui sont anthropophages et ceux qui sont fort affables). Ils sont doux, hospitaliers ; il est rare qu’ils commettent des crimes, et le vol est presque inconnu chez eux. » En vérité, je reviendrai sur ce texte. Mais, avant tout, parlons des produits ; car je crois qu’il a été prononcé dernièrement à la chambre quelques paroles (au moins imprudentes) sur l’occupation réalisable de Majorque par les Français, et je présume que, si cet écrit tombe entre les mains de quelqu’un de nos députés, il s’intéressera beaucoup plus à la partie des denrées qu’à mes réflexions philosophiques sur la situation intellectuelle des Majorquins.

Je dis donc que le sol de Majorque est d’une fertilité admirable, et qu’une culture plus active et plus savante en décuplerait les produits. Le principal commerce consiste en amandes, en oranges et en cochons. Ô belles plantes hespérides gardées par ces dragons immondes, ce n’est pas ma faute si je suis forcé d’accoler votre souvenir à celui de ces ignobles pourceaux dont le Majorquin est plus jaloux et plus fier que de vos fleurs embaumées et de vos pommes d’or ! Mais ce Majorquin qui vous cultive n’est pas plus poétique que le député qui me lit. Je reviens donc à mes cochons. Ces animaux, cher lecteur, sont les plus beaux de la terre, et le docte Miguel Vargas fait, avec la plus naïve admiration, le portrait d’un jeune porc qui, à l’âge candide d’un an et demi, pesait vingt-quatre arrobes, c’est-à-dire six cents livres. En ce temps-là, l’exploitation du cochon ne jouissait pas, à Majorque, de cette splendeur qu’elle a acquise de nos jours. Le commerce des bestiaux était entravé par la rapacité des assentistes ou fournisseurs, auxquels le gouvernement espagnol confiait, c’est-à-dire vendait l’entreprise des approvisionnemens. En vertu de leur pouvoir discrétionnaire, ces spéculateurs s’opposaient à toute exportation de bétail, et se réservaient la faculté d’une importation illimitée. Cette pratique usuraire eut le résultat de dégoûter les cultivateurs du soin de leurs troupeaux. La viande se vendant à vil prix et le commerce extérieur étant prohibé, ils n’eurent plus qu’à se ruiner ou à abandonner complètement l’éducation du bétail. L’extinction en fut rapide. L’historien que je cite déplore pour Majorque le temps ou les Mores la possédaient, et où la seule montagne d’Aria comptait plus de têtes de vaches fécondes et de nobles taureaux, qu’on n’en pourrait rassembler aujourd’hui, dit-il, dans toute la plaine de Majorque.

Cette dilapidation ne fut pas la seule qui priva le pays de ses richesses naturelles. Le même écrivain rapporte que les montagnes, et particulièrement celles de Torrella et de Galatzo, possédaient de son temps les plus beaux arbres du monde. Certain olivier avait quarante-deux pieds de tour et quatorze de diamètre ; mais ces bois magnifiques furent dévastés par les charpentiers de marine qui, lors de l’expédition espagnole contre Alger, en tirèrent toute une flottille de chaloupes canonnières. Les vexations auxquelles les propriétaires de ces bois furent soumis alors, et la mesquinerie des dédommagemens qui leur furent donnés, engagèrent les Majorquins à détruire leurs bois, au lieu de les augmenter. Aujourd’hui la végétation est encore si abondante et si belle, que le voyageur ne songe point à regretter le passé ; mais aujourd’hui comme alors, et à Majorque comme dans toute l’Espagne, l’abus est encore le premier de tous les pouvoirs. Cependant le voyageur n’entend jamais une plainte, parce qu’au commencement d’un régime injuste le faible se tait par crainte, et, quand le mal est fait, il se tait encore par habitude.

Quoique la tyrannie des assentistes ait disparu, le bétail ne s’est point relevé de sa ruine, et il ne s’en relèvera pas, tant que le droit d’exportation sera limité au commerce des pourceaux. On voit fort peu de bœufs et de vaches dans la plaine, aucunement dans la montagne. La viande est maigre et coriace. Les brebis sont de belle race, mais mal nourries et mal soignées ; les chèvres, qui sont de race africaine, ne donnent pas la dixième partie du lait que donnent les nôtres. L’engrais manque aux terres, et, malgré tous les éloges que les Marjorquins donnent à leur manière de cultiver, je crois que l’algue qu’ils emploient est un très maigre fumier, et que ces terres sont loin de rapporter ce qu’elles devraient produire sous un ciel aussi généreux. J’ai regardé attentivement ce blé si précieux que les habitans ne se croient pas dignes de le manger ; c’est absolument le même que nous cultivons dans nos provinces centrales, et que les paysans appellent blé blanc ou blé d’Espagne ; il est chez nous tout aussi beau, malgré la différence du climat. Celui de Majorque devrait avoir pourtant une supériorité marquée sur celui que nous disputons à nos hivers si rudes et à nos printemps si variables. Et pourtant notre agriculture est fort barbare aussi, et sous ce rapport nous avons tout à apprendre ; mais le cultivateur français a une persévérance et une énergie que le Majorquin mépriserait comme une agitation désordonnée.

La figue, l’olive, l’amande et l’orange viennent en abondance à Majorque ; cependant, faute de chemins dans l’intérieur de l’île, ce commerce est loin d’avoir l’extension et l’activité nécessaires. Cinq cents oranges se vendent sur place environ 3 fr. ; mais, pour faire transporter à dos de mulet cette charge volumineuse du centre à la côte où on les embarque, il faut dépenser presque autant que la valeur première. Cette considération fait négliger la culture de l’oranger dans l’intérieur du pays. Ce n’est que dans la vallée de Soller et dans le voisinage des criques, où nos petits bâtimens viennent charger, que ces arbres croissent en abondance. Pourtant ils réussiraient partout, et dans notre montagne de Valdemosa, une des plus froides régions de l’île, nous avions des citrons et des oranges magnifiques, quoique plus tardives que celles de Soller. À la Granja, dans une autre région montagneuse, nous avons cueilli des limons gros comme la tête. Il me semble qu’à elle seule, l’île de Majorque pourrait entretenir de ces fruits exquis toute la France, au même prix que les détestables oranges que nous tirons d’Hyères et de la côte de Gênes. Ce commerce, tant vanté à Majorque, est donc, comme le reste, entravé par une négligence superbe. On peut en dire autant du produit immense des oliviers, qui sont certainement les plus beaux qu’il y ait au monde, et que les Majorquins, grâce aux traditions arabes, savent cultiver parfaitement. Malheureusement ils ne savent en tirer qu’une huile rance et nauséeuse qui nous ferait horreur, et qu’ils ne pourront jamais exporter en abondance qu’en Espagne, où le goût de cette huile infecte règne également. Mais l’Espagne elle-même est très riche en oliviers, et, si Majorque lui fournit de l’huile, ce doit être à fort bas prix. Nous faisons une immense consommation d’huile d’olive en France, et nous l’avons fort mauvaise à un prix exorbitant. Si notre fabrication était connue à Majorque, et si Majorque avait des chemins, enfin si la navigation commerciale était réellement organisée dans cette direction, nous aurions l’huile d’olive beaucoup au dessous de ce que nous la payons, et nous l’aurions pure et abondante, quelle que fût la rigueur de l’hiver. Je sais bien que les industriels qui cultivent l’olivier de paix en France préfèrent de beaucoup vendre au poids de l’or quelques tonnes de ce précieux liquide que nos épiciers noient dans des foudres d’huile d’œillette et de colza, pour nous l’offrir au prix coûtant ; mais il serait étrange qu’on s’obstinât à disputer cette denrée à la rigueur du climat, si à vingt-quatre heures de chemin nous pouvions nous la procurer meilleure et à bon marché. Que nos assentistes français ne s’effrayent pourtant pas trop : nous promettrions au Majorquin, et je crois à l’Espagnol en général, de nous approvisionner chez eux et de décupler leur richesse, qu’ils ne changeraient rien à leur coutume. Ils méprisent si profondément l’amélioration qui vient de l’étranger, et surtout de la France, que je ne sais si pour de l’argent (cet argent que cependant ils ne méprisent pas en général) ils se résoudraient à changer quelque chose au procédé qu’ils tiennent de leurs pères[5].

Ne sachant ni engraisser les bœufs, ni utiliser la laine, ni traire les vaches (le Majorquin déteste le lait et le beurre autant qu’il méprise l’industrie), ne sachant pas faire pousser assez de froment pour oser en manger, ne daignant guère cultiver le mûrier et recueillir la soie, ayant perdu l’art de la menuiserie autrefois très florissant chez lui et aujourd’hui complètement oublié, n’ayant pas de chevaux (l’Espagne s’empare maternellement de tous les poulains de Majorque pour ses armées, d’où il résulte que le pacifique Majorquin n’est pas si sot que de travailler pour alimenter la cavalerie du royaume), ne jugeant pas nécessaire d’avoir une seule route, un seul sentier praticable dans toute son île, puisque le droit d’exportation est livré au caprice d’un gouvernement qui n’a pas le temps de s’occuper de si peu de chose, le Majorquin végétait et n’avait plus rien à faire qu’à dire son chapelet et rapiécer ses chausses, plus malades que celles de don Quichotte, son patron en misère et en fierté, lorsque le cochon est venu tout sauver. L’exportation de ce quadrupède a été permise, et l’ère nouvelle, l’ère du salut, a commencé. Les Majorquins nommeront ce siècle, dans les siècles futurs, l’âge du cochon, comme les musulmans comptent dans leur histoire l’âge de l’éléphant.

Maintenant l’olive et la caroube ne jonchent plus le sol ; la figue du cactus ne sert plus de jouet aux enfans, et les mères de famille apprennent à économiser la fève et la patate. Le cochon ne permet plus de rien gaspiller, car le cochon ne laisse rien perdre, et il est le plus bel exemple de voracité généreuse, jointe à la simplicité des goûts et des mœurs, qu’on puisse offrir aux nations. Aussi jouit-il, à Majorque, des droits et des prérogatives qu’on n’avait point songé jusque-là à offrir aux hommes. Les habitations ont été élargies, aérées ; les fruits, qui pourrissaient sur la terre, ont été ramassés, triés et conservés, et la navigation à la vapeur, qu’on avait jugée superflue et déraisonnable, a été établie de l’île au continent. C’est donc grâce au cochon que j’ai visité l’île de Majorque ; car si j’avais eu la pensée d’y aller, il y a trois ans, le voyage, long et périlleux sur les caboteurs, m’y eût fait renoncer. Mais, à dater de l’exportation du cochon, la civilisation a commencé à pénétrer. On a acheté en Angleterre un joli petit steamer, qui n’est point de taille à lutter contre les vents du nord, si terribles dans ces parages, mais qui, lorsque le temps est serein, transporte une fois par semaine deux cents cochons et quelques passagers par dessus le marché, à Barcelone. Il est beau de voir avec quels égards et quelle tendresse ces messieurs (je ne parle point des passagers) sont traités à bord, et avec quel amour on les dépose à terre. Le capitaine du steamer est un fort aimable homme qui, à force de vivre et de causer avec ces nobles bêtes, a pris tout à fait leur cri et même un peu de leur désinvolture. Si un passager se plaint du bruit qu’ils font, le capitaine répond que c’est le son de l’or monnayé roulant sur le comptoir. Si quelque femme est assez bégueule pour remarquer l’infection répandue dans le navire, son mari est là pour lui répondre que l’argent ne sent point mauvais, et que, sans le cochon, il n’y aurait pour elle ni robe de soie, ni chapeau de France, ni mantille de Barcelone. Si quelqu’un a le mal de mer, qu’il n’essaye pas de réclamer le moindre soin des gens de l’équipage ; car les cochons aussi ont le mal de mer, et cette indisposition est, chez eux, accompagnée d’une langueur spleenétique et d’un dégoût de la vie qu’il faut combattre à tout prix. Alors, abjurant toute compassion et toute sympathie pour conserver l’existence à ses chers cliens, le capitaine en personne, armé d’un fouet, se précipite au milieu d’eux, et derrière lui les matelots et les mousses, chacun saisissant ce qui lui tombe sous la main, qui une barre de fer, qui un bout de corde ; en un instant toute la bande muette et couchée sur le flanc est fustigée d’une façon paternelle, obligée de se lever, de s’agiter, et de combattre par cette émotion violente l’influence funeste du roulis. Lorsque nous revînmes de Majorque à Barcelone, au mois de mars, il faisait une chaleur étouffante ; cependant il ne nous fut point possible de mettre le pied sur le pont. Quand même nous eussions bravé le danger d’avoir les jambes avalées par quelque pourceau de mauvaise humeur, le capitaine ne nous eût point permis, sans doute, de les contrarier par notre présence. Ils se tinrent fort tranquilles pendant les premières heures ; mais, au milieu de la nuit, le pilote remarqua qu’ils avaient un sommeil bien morne, et qu’ils semblaient en proie à une noire mélancolie. Alors on leur administra le fouet, et régulièrement, à chaque quart d’heure, nous fûmes réveillés par des cris et des clameurs si épouvantables, d’une part la douleur et la rage des cochons fustigés, de l’autre les encouragemens du capitaine à ses gens et les juremens que l’émulation inspirait à ceux-ci, que plusieurs fois nous crûmes que le troupeau dévorait l’équipage. Quand nous eûmes jeté l’ancre, nous aspirions certainement à nous séparer d’une société aussi étrange, et j’avoue que celle des insulaires commençait à me peser presque autant que l’autre ; mais il ne nous fut permis de prendre l’air qu’après le débarquement des cochons. Nous eussions pu mourir dans nos chambres que personne ne s’en fût soucié, tant qu’il y avait un cochon à mettre à terre et à délivrer du roulis. Je ne crains point la mer ; mais quelqu’un de ma famille était dangereusement malade. La traversée, la mauvaise odeur et l’absence de sommeil n’avaient pas contribué à diminuer ses souffrances. Le capitaine n’avait eu d’autre attention pour nous que de nous prier de ne pas faire coucher notre malade dans le meilleur lit de la cabine, parce que, selon le préjugé espagnol, toute maladie est contagieuse ; et comme notre homme pensait déjà à faire brûler la couchette où reposait le malade, il désirait que ce fût la plus mauvaise. Nous le renvoyâmes à ses cochons, et quinze jours après, lorsque nous revenions en France sur le Phénicien, un magnifique bateau à vapeur de notre nation, nous comparions le dévouement du Français à l’hospitalité de l’Espagnol. Le capitaine d’el Mallorquin avait disputé un lit à un mourant ; le capitaine marseillais, ne trouvant pas notre malade assez bien couché, avait ôté les matelas de son propre lit pour les lui donner… Quand je voulus solder notre passage, le Français me fit observer que je lui donnais trop ; le Majorquin m’avait fait payer double. D’où je ne conclus pas que l’homme soit exclusivement bon sur un coin de ce globe terraqué, ni exclusivement mauvais sur un autre coin. Le mal moral n’est, dans l’humanité, que le résultat du mal matériel. La souffrance engendre la peur, la méfiance, la fraude, la lutte dans tous les sens. L’Espagnol est ignorant et superstitieux ; par conséquent il croit à la contagion, il craint la maladie et la mort, il manque de foi et de charité. Il est misérable et pressuré par l’impôt ; par conséquent il est avide, égoïste, fourbe avec l’étranger. Dans l’histoire, nous voyons que là où il a pu être grand, il a montré que la grandeur était en lui ; mais il est homme, et dans la vie privée, là où l’homme doit succomber, il succombe. J’ai besoin de poser ceci en principe avant de parler des hommes tels qu’ils me sont apparus à Majorque, car aussi bien j’espère qu’on me tient quitte de parler davantage des olives, des vaches et des pourceaux. La longueur même de ce dernier article n’est pas de trop bon goût. J’en demande pardon à ceux qui pourraient s’en trouver personnellement blessés, et je prends maintenant mon récit au sérieux ; car je croyais n’avoir rien à faire ici, qu’à suivre M. Laurens pas à pas dans son Voyage d’art, et je vois que beaucoup de réflexions viendront m’assaillir malgré moi en repassant par la mémoire dans les âpres sentiers de Majorque.

II.

Mais, puisque vous n’entendez rien à la peinture, me dira-t-on, que diable alliez-vous faire sur cette maudite galère ? — Je voudrais bien entretenir le lecteur le moins possible de moi et des miens ; cependant je serai forcé de dire souvent, en parlant de ce que j’ai vu à Majorque, moi et nous ; moi et nous, c’est la subjectivité accidentelle, sans laquelle l’objectivité majorquine ne se fût point révélée sous de certains aspects, sérieusement utiles peut être à révéler maintenant au lecteur. Je prie donc ce dernier de regarder ici ma personnalité comme une chose toute passive, comme une lunette d’approche à travers laquelle il pourra regarder ce qui se passe en ces pays lointains desquels on dit volontiers avec le proverbe : J’aime mieux croire que d’y aller voir. Je le supplie en outre d’être bien persuadé que je n’ai pas la prétention de l’intéresser aux accidens qui me concernent. J’ai un but quelque peu philosophique en les retraçant ici, et, quand j’aurai formulé ma pensée à cet égard, on me rendra la justice de reconnaître qu’il n’y entre pas la moindre préoccupation de moi-même.

Je dirai donc sans façon à mon lecteur pourquoi j’allai dans cette galère, et le voici en deux mots : c’est que j’avais envie de voyager. — Et, à mon tour, je ferai une question à mon lecteur : Lorsque vous voyagez, cher lecteur, pourquoi voyagez : vous ? — Je vous entends d’ici me répondre ce que je répondrais à votre place : Je voyage pour voyager. — Je sais bien que le voyage est un plaisir par lui-même ; mais enfin, qui vous pousse à ce plaisir dispendieux, fatigant, périlleux parfois, et toujours semé de déceptions sans nombre ? — Le besoin de voyager. — Eh bien ! dites-moi donc ce que c’est que ce besoin-là, pourquoi nous en sommes tous plus ou moins obsédés, et pourquoi nous y cédons tous, même après avoir reconnu mainte et mainte fois que lui-même monte en croupe derrière nous pour ne nous point lâcher, et ne se contenter de rien ?

Si vous ne voulez pas me répondre, moi j’aurai la franchise de le faire à votre place. C’est que nous ne sommes réellement bien nulle part en ce temps-ci, et que de toutes les faces que prend l’idéal (ou, si mon mot favori vous ennuie, le sentiment du mieux), le voyage est une des plus souriantes et des plus trompeuses. Tout va mal dans le monde officiel : ceux qui le nient le sentent aussi profondément et plus amèrement que ceux qui l’affirment. Cependant la divine espérance va toujours son train, poursuivant son œuvre dans nos pauvres cœurs, et nous soufflant toujours ce sentiment du mieux, cette recherche de l’idéal. L’ordre social, n’ayant pas même les sympathies de ceux qui le défendent, ne satisfait aucun de nous, et chacun va de son côté où il lui plaît. Celui-ci se jette dans l’art, cet autre dans la science, le plus grand nombre s’étourdit comme il peut. Tous, quand nous avons un peu de loisir et d’argent, nous voyageons, ou plutôt nous fuyons, car il ne s’agit pas tant de voyager que de partir, entendez-vous ? Quel est celui de nous qui n’a pas quelque douleur à distraire ou quelque joug à secouer ? Aucun. Quiconque n’est pas absorbé par le travail, ou engourdi par la paresse, est incapable, je le soutiens, de rester longtemps à la même place sans souffrir et sans désirer le changement. Si quelqu’un est heureux (il faut être très grand ou très lâche pour cela aujourd’hui), il s’imagine ajouter quelque chose à son bonheur en voyageant ; les amans, les nouveaux époux partent pour la Suisse et l’Italie tout comme les oisifs et les hypocondriaques. En un mot, quiconque se sent vivre ou dépérir est possédé de la fièvre du juif errant, et s’en va chercher bien vite au loin quelque nid pour aimer ou quelque gîte pour mourir.

À Dieu ne plaise que je déclame contre le mouvement des populations, et que je me représente dans l’avenir les hommes attachés au pays, à la terre, à la maison, comme les polypes à l’éponge ! mais si l’intelligence et la moralité doivent progresser simultanément avec l’industrie, il me semble que les chemins de fer ne sont pas destinés à promener d’un point du globe à l’autre des populations attaquées de spleen, ou dévorées d’une activité maladive. Je veux me figurer l’espèce humaine plus heureuse, par conséquent plus calme et plus éclairée, ayant deux vies : l’une, sédentaire, pour le bonheur domestique, les devoirs de la cité, les méditations studieuses, le recueillement philosophique ; l’autre, active, pour l’échange loyal qui remplacerait le honteux trafic que nous appelons le commerce, pour les inspirations de l’art, les recherches scientifiques et surtout la propagation des idées. Il me semble, en un mot, que le but normal des voyages est le besoin de contact, de relation et d’échange sympathique avec les hommes, et qu’il ne devrait pas y avoir plaisir là où il n’y aurait pas devoir. Et il me semble qu’au contraire, la plupart d’entre nous, aujourd’hui, voyagent en vue du mystère, de l’isolement, et par une sorte d’ombrage que la société de nos semblables porte à nos impressions personnelles, soit douces, soit pénibles.

Quant à moi, je me mis en route pour satisfaire un besoin de repos que j’éprouvais à cette époque-là particulièrement. Comme le temps manque pour toutes choses dans ce monde que nous nous sommes fait, je m’imaginai qu’en cherchant bien, je trouverais quelque retraite silencieuse, isolée, où je n’aurais ni billets à écrire, ni journaux à parcourir, ni visites à recevoir, où je pourrais ne jamais quitter ma robe de chambre, où les jours auraient douze heures, où je pourrais m’affranchir de tous les devoirs du savoir-vivre, me détacher du mouvement d’esprit qui nous travaille tous en France, et consacrer un ou deux ans à étudier un peu l’histoire et à apprendre ma langue par principes avec mes enfans.

Quel est celui de nous qui n’a pas fait ce rêve égoïste de planter là un beau matin ses affaires, ses habitudes, ses connaissances et jusqu’à ses amis, pour aller dans quelque île enchantée vivre sans soucis, sans tracasseries, sans obligations et surtout sans journaux ? L’on peut dire sérieusement que le journalisme, cette première et cette dernière des choses, comme eût dit Ésope, a créé aux hommes une vie toute nouvelle, pleine de progrès, d’avantages et de soucis. Cette voix de l’humanité qui vient chaque matin à notre réveil nous raconter comment l’humanité a vécu la veille, proclamant tantôt de grandes vérités, tantôt d’effroyables mensonges, mais toujours marquant chacun des pas de l’être humain, et sonnant toutes les heures de la vie collective, n’est-ce pas quelque chose de bien grand, malgré toutes les taches et les misères qui s’y trouvent ? Mais, en même temps que cela est nécessaire à l’ensemble de nos pensées et de nos actions, n’est-ce pas bien affreux et bien repoussant à voir dans le détail, lorsque la lutte est partout, et que des semaines, des mois s’écoulent dans l’injure et la menace, sans avoir éclairé une seule question, sans avoir marqué un progrès sensible ? Et dans cette attente qui paraît d’autant plus longue qu’on nous en signale toutes les phases minutieusement, ne nous prend-il pas souvent envie, à nous autres artistes qui n’avons point d’action au gouvernail, de nous endormir dans les flancs du navire, et de ne nous éveiller qu’au bout de quelques années pour saluer alors la terre nouvelle en vue de laquelle nous nous trouvons portés ? Oui, en vérité, si cela pouvait être, si nous pouvions nous abstenir de la vie collective, et nous isoler de tout contact avec la politique pendant quelque temps, nous serions frappés, en y rentrant, du progrès accompli hors de nos regards. Mais cela ne nous est pas donné, et, quand nous fuyons le foyer d’action pour chercher l’oubli et le repos chez quelque peuple à la marche plus lente et à l’esprit moins ardent que nous, nous souffrons là des maux que nous n’avions pu prévoir, et nous nous repentons d’avoir quitté le présent pour le passé, les vivans pour les morts.

Voilà tout simplement quel sera le texte de mon récit, et pourquoi je prends la peine de l’écrire, bien qu’il ne me soit point agréable de le faire, et que je me fusse promis, en commençant, de me garder le plus possible des impressions personnelles ; mais il me semble à présent que cette paresse serait une lâcheté, et je me rétracte.

Nous arrivâmes à Palma au mois de novembre 1838, par une chaleur comparable à celle de notre mois de juin. Nous avions quitté Paris quinze jours auparavant par un temps extrêmement froid ; ce nous fut un grand plaisir, après avoir senti les premières atteintes de l’hiver, de laisser l’ennemi derrière nous. À ce plaisir se joignit celui de parcourir une ville très caractérisée, et qui possède plusieurs monumens de premier ordre comme beauté ou comme rareté. Mais la difficulté de nous établir vint nous préoccuper bientôt, et nous vîmes que les Espagnols qui nous avaient recommandé Majorque comme le pays le plus hospitalier et le plus fécond en ressources, s’étaient fait grandement illusion, ainsi que nous. Dans une contrée aussi voisine des grandes civilisations de l’Europe, nous ne nous attendions guère à ne pas trouver une seule auberge. Cette absence de pied-à-terre pour les voyageurs eût dû nous apprendre, en un seul fait, ce qu’était Majorque par rapport au reste du monde, et nous engager à retourner sur-le-champ à Barcelone, où du moins il y a une méchante auberge appelée emphatiquement l’Hôtel des Quatre Nations. À Palma, il faut être recommandé et annoncé à vingt personnes des plus marquantes, et attendu depuis plusieurs mois, pour espérer de ne pas coucher en plein champ. Tout ce qu’il fut possible de faire pour nous, ce fut de nous assurer deux petites chambres garnies, ou plutôt dégarnies, dans un espèce de mauvais lieu, où les étrangers sont bien heureux de trouver chacun un lit de sangle avec un matelas douillet et rebondi comme une ardoise, une chaise de paille, et, en fait d’alimens, du poivre et de l’ail à discrétion. En moins d’une heure, nous pûmes nous convaincre que, si nous n’étions pas enchantés de cette réception, nous serions vus de mauvais œil comme des impertinens et des brouillons, ou tout au moins regardés en pitié comme des fous. Malheur à qui n’est pas content de tout en Espagne ! La plus légère grimace que vous feriez en trouvant de la vermine dans les lits et des scorpions dans la soupe, vous attirerait le mépris le plus profond et soulèverait l’indignation universelle contre vous. Nous nous gardâmes donc bien de nous plaindre, et peu à peu nous comprîmes à quoi tenaient ce manque de ressources et ce manque apparent d’hospitalité. Outre le peu d’activité et d’énergie des Majorquins, la guerre civile, qui bouleversait l’Espagne depuis si longtemps, avait intercepté, à cette époque, tout mouvement entre la population de l’île et celle du continent. Majorque était devenue le refuge d’autant d’Espagnols qu’il y en pouvait tenir, et les indigènes, retranchés dans leurs foyers, se gardaient bien d’en sortir pour aller chercher des aventures et des coups dans la mère patrie.

À ces causes il faut joindre l’absence totale d’industrie, et les douanes qui frappent tous les objets nécessaires au bien-être d’un impôt démesuré[6]. Palma est arrangée pour un certain nombre d’habitans ; à mesure que la population augmente, on se serre un peu plus, et on ne bâtit guère. Dans ces habitations, rien ne se renouvelle. Excepté peut-être chez deux ou trois familles, le mobilier n’a guère changé depuis deux cents ans. On ne connaît ni l’empire de la mode, ni le besoin du luxe, ni celui des aises de la vie. Il y a apathie d’une part, difficulté de l’autre ; on reste ainsi. On a le strict nécessaire, mais on n’a rien de trop. Aussi toute l’hospitalité se passe en paroles. Il y a une phrase consacrée à Majorque, comme dans toute l’Espagne, pour se dispenser de rien prêter ; elle consiste à tout offrir : La maison et tout ce qu’elle contient est à votre disposition. Vous ne pouvez pas regarder un tableau, loucher une étoffe, soulever une chaise, sans qu’on vous dise avec une grace parfaite : Es a la disposition de usted. Mais gardez-vous bien d’accepter, fût-ce une épingle, car ce serait une indiscrétion grossière. Je commis une impertinence de ce genre dès mon arrivée à Palma, et je crois bien que je ne m’en relèverai jamais dans l’esprit du marquis de ***. J’avais été très recommandé à ce jeune lion palmesan, et je crus pouvoir accepter sa voiture pour faire une promenade. Elle m’était offerte d’une manière si aimable ! Mais, le lendemain, un billet de lui me fit bien sentir que j’avais manqué à toutes les convenances, et je me hâtai de renvoyer l’équipage sans m’en être servi.

J’ai pourtant trouvé des exceptions à cette règle, mais c’est de la part de personnes qui avaient voyagé, et qui, sachant bien le monde, étaient véritablement de tous les pays. Si d’autres étaient portées à l’obligeance et à la franchise par la bonté de leur cœur, aucune (il est bien nécessaire de le dire pour constater la gêne que la douane et le manque d’industrie ont apportée dans ce pays si riche), aucune n’eût pu nous céder un coin de sa maison sans s’imposer de tels embarras et de telles privations, que nous eussions été véritablement indiscrets de l’accepter.

Ces impossibilités de leur part, nous fûmes bien à même de les reconnaître lorsque nous cherchâmes à nous installer. Il était impossible de trouver dans toute la ville un seul appartement qui fût habitable. Un appartement à Palma se compose des quatre murs absolument nus, sans portes ni fenêtres. Dans la plupart des maisons bourgeoises, on ne se sert pas de vitres, et lorsqu’on veut se procurer cette douceur, bien nécessaire en hiver, il faut faire faire les châssis. Chaque locataire, en se déplaçant (et l’on ne se déplace guère), emporte donc les fenêtres, les serrures et jusqu’aux gonds des portes. Son successeur est obligé de commencer par les remplacer, à moins qu’il n’ait le goût de vivre en plein vent, et c’est un goût fort répandu à Palma. Or, il faut au moins six mois pour faire faire non-seulement les portes et fenêtres, mais les lits, les tables, les chaises, tout enfin, si simple et si primitif que soit l’ameublement. Il y a fort peu d’ouvriers ; ils ne vont pas vite, ils manquent d’outils et de matériaux. Il y a toujours quelque raison pour que le Majorquin ne se presse pas. La vie est si longue ! Il faut être Français, c’est-à-dire extravagant et forcené, pour vouloir qu’une chose soit faite tout de suite. Et si vous avez attendu déjà six mois, pourquoi n’attendriez-vous pas six mois de plus ? Et si vous n’êtes pas content du pays, pourquoi y restez-vous ? Avait-on besoin de vous ici ? On s’en passait fort bien. Vous croyez donc que vous allez mettre tout sens dessus dessous ? Oh ! que non pas ! Nous autres, voyez-vous, nous laissons dire, et nous faisons à notre guise.

— Mais, n’y a-t-il donc rien à louer ? — Louer ? qu’est-ce que cela ? louer des meubles ? Est-ce qu’il y en a de trop pour qu’on en loue ? — Mais il n’y en a donc pas à vendre ? — Vendre ? il faudrait qu’il y en eût de tout faits. Est-ce qu’on a du temps de reste pour faire des meubles d’avance ? Si vous en voulez, faites-en venir de France, puisqu’il y a de tout dans ce pays-là.

— Mais pour faire venir de France, il faut attendre six mois tout au moins, et payer les droits. Or donc, quand on fait la sottise de venir ici, la seule manière de la réparer, c’est de s’en aller ? — C’est ce que je vous conseille, ou bien prenez patience, beaucoup de patience ; mucha calma, c’est la sagesse majorquine.

Nous allions mettre ce conseil à profit, lorsqu’on nous rendit, à bonne intention certainement, le mauvais service de nous trouver une maison de campagne à louer. C’était la villa d’un riche bourgeois qui pour un prix très modéré, selon nous, mais assez élevé pour le pays (environ 100 fr. par mois), nous abandonna toute son habitation. Elle était meublée comme toutes les maisons de plaisance du pays. Toujours les lits de sangle ou de bois peint en vert, quelques-uns composés de deux tréteaux sur lesquels on pose deux planches et un mince matelas, les chaises de paille, les tables de bois brut, les murailles nues bien blanchies à la chaux, et, par surcroît de luxe, des fenêtres vitrées dans presque toutes les chambres : enfin en guise de tableaux, dans la pièce qu’on appelait le salon, quatre horribles devans de cheminée, comme ceux qu’on voit dans nos plus misérables auberges de village, et que le señor Gomez, notre propriétaire, avait eu la naïveté de faire encadrer avec soin comme des estampes précieuses, pour en décorer les lambris de son manoir. Du reste, la maison était vaste, aérée, trop aérée, bien distribuée et dans une très riante situation, au pied de montagnes aux flancs arrondis et fertiles, au fond d’une vallée plantureuse que terminaient les murailles jaunes de Palma, la masse énorme de sa cathédrale, et la mer étincelante à l’horizon.

Les premiers jours que nous passâmes dans cette retraite furent assez bien remplis par la promenade et la douce flânerie à laquelle nous conviait un climat délicieux, une nature charmante et tout à fait neuve pour nous. Je n’ai jamais été bien loin de mon pays, quoique j’aie passé une grande partie de ma vie sur les chemins. C’était donc la première fois que je voyais une végétation et des aspects de terrain essentiellement différens de ceux que présentent nos latitudes tempérées. Lorsque je vis l’Italie, je débarquai sur les plages de la Toscane, et l’idée grandiose que je m’étais faite de ces contrées m’empêcha d’en goûter la beauté pastorale et la grace riante. Aux bords de l’Arno, je me croyais sur les rives de l’Indre, et j’allai jusqu’à Venise sans m’étonner ni m’émouvoir de rien. Mais, à Majorque, il n’y avait pour moi aucune comparaison à faire avec des sites connus. Les hommes, les maisons, les plantes, et jusqu’aux moindres cailloux du chemin, avaient un caractère à part. Mes enfans en étaient si frappés, qu’ils faisaient collection de tout, et prétendaient remplir nos malles de ces beaux pavés de quartz et de marbres veinés de toutes couleurs, dont les talus à pierres sèches bordent tous les enclos. Aussi les paysans, en nous voyant ramasser jusqu’aux branches mortes, nous prenaient, les uns pour des apothicaires, les autres nous regardaient comme de francs idiots.

L’île doit la grande variété de ses aspects au mouvement perpétuel que présente un sol labouré et tourmenté par des cataclysmes postérieurs à ceux du monde primitif. La partie que nous habitions alors, nommée Establiments, renfermait, dans un horizon de quelques lieues, des sites fort divers. Autour de nous, toute la culture, inclinée sur des tertres fertiles, était disposée en larges gradins irrégulièrement jetés autour de ces monticules. Cette culture en terrasse, adoptée dans toutes les parties de l’île que les pluies et les crues subites des ruisseaux menacent continuellement, est très favorable aux arbres et donne à la campagne l’aspect d’un verger admirablement soigné. À notre droite, les collines s’élevaient progressivement depuis le pâturage en pente douce jusqu’à la montagne couverte de sapins. Au pied de ces montagnes coule, en hiver et dans les orages de l’été, un torrent qui ne présentait encore à notre arrivée qu’un lit de cailloux en désordre. Mais les belles mousses qui couvraient ces pierres, les petits ponts verdis par l’humidité, fendus par la violence des courans, et à demi cachés dans les branches pendantes des saules et des peupliers, l’entrelacement de ces beaux arbres sveltes et touffus qui se penchaient pour faire un berceau de verdure d’une rive à l’autre, un mince filet d’eau qui courait sans bruit parmi les joncs et les myrtes, et toujours quelque groupe d’enfans, de femmes et de chèvres accroupis dans les encaissemens mystérieux, faisaient de ce site quelque chose d’admirable pour la peinture. Je regrette bien que M. Laurens ne l’ait pas vu ; il aurait ajouté plusieurs dessins à sa charmante collection. Nous allions tous les jours nous promener dans le lit du torrent, et nous appelions ce coin de paysage le Poussin, parce que cette nature libre, élégante et fière dans sa mélancolie, nous rappelait les sites que ce grand maître semble avoir chéris particulièrement.

À quelques centaines de pas de notre ermitage, le torrent se divisait en plusieurs ramifications, et son cours semblait se perdre dans la plaine. Les oliviers et les caroubiers pressaient leurs rameaux au-dessus de la terre labourée, et donnaient à cette région cultivée l’aspect d’une forêt. Sur les nombreux mamelons qui bordaient cette partie boisée s’élevaient des chaumières d’un grand style, quoique d’une dimension réellement lilliputienne. On ne se figure pas combien de granges, de hangars, d’étables, de cours et jardins, un pagès (paysan propriétaire) accumule dans un arpent de terrain, et quel goût inné préside à son insu à cette disposition capricieuse. La maisonnette est ordinairement composée de deux étages avec un toit plat dont le rebord avancé ombrage une galerie percée à jour, comme une rangée de créneaux que surmonterait un toit florentin. Ce couronnement symétrique donne une apparence de splendeur et de force aux constructions les plus frêles et les plus pauvres, et les énormes grappes de maïs qui sèchent à l’air, suspendues entre chaque ouverture de la galerie, forment un lourd feston alterné de rouge et de jaune d’ambre, dont l’effet est incroyablement riche et coquet. Autour de cette maisonnette s’élève ordinairement une forte haie de cactus ou nopals, dont les raquettes bizarres s’entrelacent en muraille et protègent contre les vents du nord les frêles abris d’algue et de roseaux qui servent à serrer les brebis. Comme ces paysans ne se volent jamais entre eux, ils n’ont pour fermer leurs propriétés qu’une barrière de ce genre. Des massifs d’amandiers et d’orangers entourent le jardin où l’on ne cultive guère d’autre légume que le piment et la pomme d’amour ; mais tout cela est d’une couleur magnifique, et souvent, pour couronner le joli tableau que forme cette habitation, un seul palmier déploie au milieu son gracieux parasol, ou se penche sur le côté avec grace, comme une belle aigrette.

Cette région est une des plus florissantes de l’île, et les motifs qu’en donne M. Grasset de Saint-Sauveur dans son voyage aux îles Baléares, confirment ce que j’ai dit précédemment de l’insuffisance de la culture en général à Majorque. Les remarques que ce fonctionnaire impérial faisait, en 1807, sur l’apathie et l’ignorance des pagès majorquins, le conduisirent à en rechercher les causes. Il en trouva deux principales.

La première, c’est la grande quantité de couvens, qui absorbait une partie de la population, déjà si restreinte. Cet inconvénient a disparu, grace au décret énergique de M. Mendizabal, que les dévots de Majorque ne lui pardonneront jamais.

La seconde est l’esprit de domesticité qui règne chez eux, et qui les parque par douzaines au service des riches et des nobles. Cet abus subsiste encore dans toute sa vigueur. Tout aristocrate majorquin a une suite nombreuse que tout son revenu suffit à peine à entretenir, quoiqu’elle ne lui procure aucun bien-être ; il est impossible d’être plus mal servi qu’on ne l’est par cette espèce de serviteurs honoraires.

Quand on se demande à quoi un riche Majorquin peut dépenser son revenu dans un pays où il n’y a ni luxe ni tentations d’aucun genre, on ne se l’explique qu’en voyant sa maison pleine de sales fainéans des deux sexes, qui occupent une portion des bâtimens réservés à cet usage, et qui, dès qu’ils ont passé une année au service du maître, ont droit pour toute leur vie au logement, à l’habillement et à la nourriture. Ceux qui veulent se dispenser du service le peuvent en renonçant à quelques bénéfices ; mais l’usage les autorise encore à venir chaque matin manger le chocolat avec leurs anciens confrères, et à prendre part, comme Sancho chez Gamache, à toutes les bombances de la maison. Au premier abord, ces mœurs semblent patriarcales, et on est tenté d’admirer le sentiment républicain qui préside à ces rapports de maître à valet ; mais on s’aperçoit bientôt que c’est un républicanisme à la manière de l’ancienne Rome, et que ces valets sont des cliens enchaînés par la paresse ou la misère à la vanité de leurs patrons. C’est un luxe à Majorque d’avoir quinze domestiques pour un état de maison qui en comporterait deux tout au plus. Et quand on voit de vastes terrains en friche, l’industrie perdue, et toute idée de progrès proscrite par l’ineptie et la nonchalance, on ne sait lequel mépriser le plus, du maître qui encourage et perpétue ainsi l’abaissement moral de ses semblables, ou de l’esclave qui préfère une oisiveté dégradante au travail qui lui ferait recouvrer une indépendance conforme à la dignité humaine.

Il est arrivé cependant qu’à force de voir augmenter le budget de leurs dépenses et diminuer celui de leurs revenus, de riches propriétaires majorquins se sont décidés à remédier à l’incurie de leurs tenanciers et à la disette des travailleurs. Ils ont vendu une partie de leurs terres en viager à des paysans, et M. Grasset de Saint-Sauveur s’est assuré que, dans toutes les grandes propriétés où l’on avait essayé de ce moyen, la terre, frappée en apparence de stérilité, avait produit en telle abondance entre les mains d’hommes intéressés à son amélioration, qu’en peu d’années les parties contractantes s’étaient trouvées soulagées de part et d’autre. Les prédictions de M. Grasset à cet égard se sont réalisées tout à fait, et aujourd’hui la région d’Establiments, entre autres, est devenue un vaste jardin ; la population y a augmenté, de nombreuses habitations se sont élevées sur les tertres, et les paysans y ont acquis une certaine aisance qui ne les a pas beaucoup éclairés encore, mais qui leur a donné plus d’aptitude au travail. Il faudra bien du temps encore pour que le Majorquin soit actif et laborieux, et s’il faut que, comme nous, il traverse la douloureuse phase de l’âpreté au gain individuel, pour arriver à comprendre que ce n’est pas encore là le but de l’humanité, nous pouvons bien lui laisser sa guitare et son rosaire pour tuer le temps. Mais sans doute de meilleures destinées que les nôtres sont réservées à ces peuples enfans que nous initierons quelque jour à une civilisation véritable, sans leur reprocher tout ce que nous aurons fait pour eux. Ils ne sont pas assez grands pour braver les orages révolutionnaires que le sentiment de notre perfectibilité a soulevés sur nos têtes. Seuls, désavoués, persécutés et combattus par le reste de la terre, nous avons fait des pas immenses, et le bruit de nos luttes gigantesques n’a pas éveillé de leur profond sommeil ces petites peuplades qui dorment à la portée de notre canon au sein de la Méditerranée. Un jour viendra où nous leur conférerons le baptême de la vraie liberté, et ils s’assiéront au banquet comme les ouvriers de la douzième heure. Trouvons le mot de notre destinée sociale, réalisons nos rêves sublimes, et, tandis que les nations environnantes entreront peu à peu dans notre Église révolutionnaire, ces malheureux insulaires, que leur faiblesse livre sans cesse comme une proie aux nations marâtres qui se les disputent, accourront à notre communion. En attendant ce jour où, les premiers en Europe, nous proclamerons la loi de l’égalité pour tous les hommes et de l’indépendance pour tous les peuples, la loi du plus fort à la guerre, ou du plus rusé au jeu de la diplomatie, gouverne le monde, le droit des gens n’est qu’un mot, et le sort de toutes les populations isolées et restreintes,

Comme le Transylvain, le Turc et le Hongrois[7],

est d’être dévorées par le vainqueur. S’il en devait être toujours ainsi, je ne souhaiterais à Majorque ni l’Espagne, ni l’Angleterre, ni même la France pour tutrice, et je m’intéresserais aussi peu à l’issue fortuite de son existence qu’à la civilisation étrange que nous portons en Afrique.

Nous étions depuis trois semaines à Establiments, lorsque les pluies commencèrent. Jusque-là nous avions eu un temps adorable, les citronniers et les myrtes étaient encore en fleurs, et, dans les premiers jours de décembre, je restai en plein air sur une terrasse, jusqu’à cinq heures du matin, livré au bien-être d’une température délicieuse. On peut s’en rapporter à moi, car je ne connais personne au monde qui soit plus frileux, et l’enthousiasme de la belle nature n’est pas capable de me rendre insensible au moindre froid. D’ailleurs, malgré le charme du paysage éclairé par la lune, et le parfum des fleurs qui montait jusqu’à moi, ma veillée n’était pas fort émouvante. J’étais là, non comme eût fait un poète cherchant l’inspiration, mais comme un oisif qui contemple et qui écoute. J’étais fort occupé, je m’en souviens, à recueillir les bruits de la nuit et à m’en rendre compte. Il est bien certain, et chacun le sait, que chaque pays a ses harmonies, ses plaintes, ses cris, ses chuchotemens mystérieux, et cette langue matérielle des choses n’est pas un des moindres signes caractéristiques dont le voyageur est frappé. Le clapotement mystérieux de l’eau sur les froides parois des marbres, le pas pesant et mesuré des sbires sur le quai, le cri aigu et presque enfantin des mulots qui se poursuivent et se querellent sur ces dalles limoneuses, enfin tous les bruits furtifs et singuliers qui troublent faiblement le morne silence des nuits de Venise, ne ressemblent en rien au bruit monotone de la mer, au qui vive ? des sentinelles et au chant mélancolique des serenos de Barcelone. Le lac Majeur a des harmonies différentes de celles du lac de Genève. Le perpétuel craquement des pommes de pin dans les forêts ne ressemble en rien non plus aux craquemens qui se font entendre sur les glaciers. À Majorque, le silence est plus profond que partout ailleurs. Les ânesses et les mules qui passent la nuit au pâturage l’interrompent parfois en secouant leurs clochettes, dont le son est moins grave et plus mélodique que celles des vaches suisses. Le boléro y résonne dans les lieux les plus déserts et dans les plus sombres nuits. Il n’est pas un paysan qui n’ait sa guitare et qui ne marche avec elle à toute heure. De ma terrasse, j’entendais aussi la mer, mais si lointaine et si faible, que la poésie étrangement fantastique et saisissante des Djins me revenait en mémoire.

J’écoute,
Tout fuit.
On doute,
La nuit,
Tout passe.
L’espace
Efface
Le bruit.

Dans la ferme voisine, j’entendais le vagissement d’un petit enfant, et j’entendais aussi la mère qui, pour l’endormir, lui chantait un joli air du pays, bien monotone, bien triste, bien arabe. Mais d’autres voix moins poétiques vinrent me rappeler la partie grotesque de Majorque. Les cochons s’éveillèrent et se plaignirent sur un mode que je ne saurais point définir. Alors le pagès, père de famille, s’éveilla à la voix de ses porcs chéris, comme la mère s’était éveillée aux pleurs de son nourrisson. Je l’entendis mettre la tête à la fenêtre et gourmander ses hôtes de l’étable voisine d’une voix magistrale. Les cochons l’entendirent fort bien, car ils se turent. Puis, le pagès, pour se rendormir apparemment, se mit à réciter son rosaire d’une voix lugubre qui, à mesure que le sommeil venait ou se dissipait, s’éteignait ou se ranimait comme le murmure lointain des vagues. De temps en temps encore les cochons laissaient échapper un cri sauvage ; le pagès élevait alors la voix sans interrompre sa prière, et les dociles animaux, calmés par un Ora pro nobis ou un Ave Maria prononcé d’une certaine façon, se taisaient aussitôt. Quant à l’enfant, il écoutait sans doute, les yeux ouverts, livré à l’espèce de stupeur où les bruits incompris plongent cette pensée naissante de l’homme au berceau, qui fait un mystérieux travail sur elle-même avant de se manifester.

Mais tout à coup, après des nuits si sereines, le déluge commença. Un matin, après que le vent nous eut bercés toute la nuit de ses longs gémissemens, tandis que la pluie battait nos vitres, nous entendîmes, à notre réveil, le bruit du torrent qui commençait à se frayer une route parmi les pierres de son lit. Le lendemain il parlait plus haut ; le surlendemain, il roulait les roches qui gênaient sa course. Toutes les fleurs des arbres étaient tombées, et la pluie ruisselait dans nos chambres mal closes.

On ne comprend pas le peu de précautions que prennent les Majorquins contre ces fléaux du vent et de la pluie. Leur illusion ou leur fanfaronnade est si grande à cet égard, qu’ils nient absolument ces inclémences accidentelles, mais sérieuses, de leur climat. Jusqu’à la fin des deux mois de déluge que nous eûmes à essuyer, ils nous soutinrent qu’il ne pleuvait jamais à Majorque. Si nous avions mieux observé la position des pics de montagnes et la direction habituelle des vents, nous nous serions convaincus d’avance des souffrances inévitables qui nous attendaient.

Mais une autre déception plus sérieuse nous était réservée : c’est celle que j’ai indiquée dans mon premier paragraphe, lorsque j’ai commencé à raconter mon voyage par la fin. Un d’entre nous tomba malade. D’une complexion fort délicate, étant sujet à une forte irritation du larynx, il ressentit bientôt les atteintes de l’humidité. La Maison du Vent (Son-Vent en patois), c’est le nom de la villa que le señor Gomez nous avait louée, devint inhabitable. Les murs en étaient si minces, que la chaux dont nos chambres étaient crépies se gonflait comme une éponge. Jamais, pour mon compte, je n’ai tant souffert du froid, quoiqu’il ne fît pas très froid en réalité ; mais pour nous, qui sommes habitués à nous chauffer en hiver, cette maison sans cheminée était sur nos épaules comme un manteau de glace, et je me sentais tout paralysé. Nous ne pouvions nous habituer à l’odeur asphyxiante des braseros, et notre malade commença à souffrir et à tousser.

De ce moment nous devînmes un objet d’horreur et d’épouvante pour la population. Nous fûmes atteints et convaincus de phthisie pulmonaire, ce qui équivaut à la peste dans les préjugés contagionistes de la médecine espagnole. Un riche médecin, qui, pour la modique rétribution de 45 francs, daigna venir nous faire une visite, déclara pourtant que ce n’était rien, et n’ordonna rien. Nous l’avions surnommé Malvavisco, à cause de sa prescription unique.

Un autre médecin vint obligeamment à notre secours ; mais la pharmacie de Palma était dans un tel dénuement, que nous ne pûmes nous procurer que des drogues détestables. D’ailleurs, la maladie devait être aggravée par des causes qu’aucune science et aucun dévouement ne pouvaient combattre efficacement.

Un matin que nous étions livrés à des craintes sérieuses sur la durée des pluies et de ces souffrances qui étaient liées les unes aux autres, nous reçûmes une lettre du farouche Gomez, qui nous déclarait, dans le style espagnol, que nous tenions une personne, laquelle tenait une maladie qui portait la contagion dans ses foyers et menaçait par anticipation les jours de sa famille ; en vertu de quoi il nous priait de déguerpir de son palais dans le plus bref délai possible. Ce n’était pas un grand regret pour nous, car nous ne pouvions plus rester là sans crainte d’être noyés dans nos chambres ; mais notre malade n’était pas en état d’être transporté sans danger, surtout avec les moyens de transport qu’on a à Majorque, et le temps qu’il faisait. Et puis la difficulté était de savoir où nous irions, car le bruit de notre phthisie s’était répandu instantanément, et nous ne devions plus espérer de trouver un gîte nulle part, fût-ce à prix d’or, fût-ce pour une nuit. Nous savions bien que les personnes obligeantes qui nous en feraient l’offre n’étaient pas elles-mêmes à l’abri du préjugé, et que d’ailleurs nous attirerions sur elles, en les approchant, la réprobation qui pesait sur nous. Sans l’hospitalité du consul de France, qui fit des miracles pour nous recueillir tous sous son toit, nous étions menacés de camper dans quelque caverne comme des bohémiens véritables.

Un autre miracle se fit, et nous trouvâmes un asile pour l’hiver. Il y avait à la chartreuse de Valdemosa un Espagnol réfugié qui s’était caché là pour je ne sais quel motif politique. En allant visiter la chartreuse, nous avions été frappés de la distinction de ses manières, de la beauté mélancolique de sa femme, et de l’ameublement rustique et pourtant confortable de leur cellule. La poésie de cette chartreuse m’avait tourné la tête. Il se trouva que le couple mystérieux voulut quitter précipitamment le pays, et qu’il fut aussi charmé de nous céder son mobilier et sa cellule, que nous l’étions d’en faire l’acquisition. Pour la modique somme de mille francs, nous eûmes donc un ménage complet, mais tel que nous eussions pu nous le procurer en France pour cent écus, tant les objets de première nécessité sont rares, coûteux, et difficiles à rassembler à Majorque.

Comme nous passâmes alors quatre jours à Palma, quoique j’y aie peu quitté cette fois la cheminée que le consul avait le bonheur de posséder (le déluge continuant toujours), je ferai ici une lacune à mon récit pour décrire un peu la capitale de Majorque. M. Laurens, qui vint l’explorer et en dessiner les plus beaux aspects l’année suivante, sera le cicerone que je présenterai maintenant au lecteur, comme plus compétent que moi sur l’archéologie.


  1. Chez Arthus Bertrand, libraire-éditeur, rue Hautefeuille, 23, et chez Gihaut frères, boulevard des Italiens ; 1 vol. grand in-8o, avec 55 planches lithographiées. Prix : 24 fr.
  2. « La seule chose qui captiva mon attention sur ce rivage, fut une masure couleur d’ocre foncé et entourée d’une haie de cactus. C’était le castillo de Soller. À peine avais-je arrêté les lignes de mon dessin, que je vis fondre sur moi quatre individus montrant une mine à faire peur, ou plutôt à faire rire. J’étais coupable de lever, contrairement aux lois du royaume, le plan d’une forteresse. Elle devint à l’instant une prison pour moi. J’étais trop loin d’avoir de l’éloquence dans la langue espagnole pour démontrer à ces gens l’absurdité de leur procédé. Il fallut recourir à la protection du consul français de Soller, et, quel que fût son empressement, je n’en restai pas moins captif pendant trois mortelles heures, gardé par le señor Sei-Dedos, gouverneur du fort, véritable dragon des Hespérides. La tentation me prenait quelquefois de jeter à la mer, du haut de son bastion, ce dragon risible et son accoutrement militaire ; mais sa mine désarmait toujours ma colère. Si j’avais eu le talent de Charlet, j’aurais passé mon temps à étudier mon gouverneur, excellent modèle de caricature. Au reste, je lui pardonnais son dévouement trop aveugle au salut de l’État. Il était bien naturel que ce pauvre homme, n’ayant d’autre distraction que celle de fumer son cigare en regardant la mer, profitât de l’occasion que je lui offrais de varier ses occupations. Je revins donc à Soller, riant de bon cœur d’avoir été pris pour un ennemi de la patrie et de la constitution. » (Souvenirs d’un voyage d’art à l’île de Majorque, par J.-B. Laurens.)
  3. « Medida por el ayre. Cada milla de mil pasos geometricos y un paso de 5 pies geometricos. » (Miguel de Vargas, Descripciones de las islas Pitiusas y Baleares. Madrid, 1787.)
  4. Miguel de Vargas.
  5. Cette huile est si infecte, qu’on peut dire que dans l’île de Majorque, maisons, habitans, voitures et jusqu’à l’air des champs, tout est imprégné de sa puanteur. Comme elle entre dans la composition de tous les mets, chaque maison la voit fumer deux ou trois fois par jour, et les murailles en sont imbibées. En pleine campagne, si vous êtes égaré, vous n’avez qu’à ouvrir les narines ; et si une odeur d’huile rance arrive sur les ailes de la brise, vous pouvez être sûr que derrière le rocher, ou sous le massif de cactus, vous allez trouver une habitation. Si dans le lieu le plus sauvage et le plus désert cette odeur vous poursuit, levez la tête ; vous verrez à cent pas de vous un petit Majorquin sur son âne descendre de la colline et se diriger vers vous. Ceci n’est ni une plaisanterie ni une hyperbole ; c’est l’exacte vérité.
  6. Pour un pianino que nous fîmes venir de France, on exigeait de nous 700 fr. de droits d’entrée ; c’était presque la valeur de l’instrument. Nous voulûmes le renvoyer, cela n’est point permis ; le laisser dans le port jusqu’à nouvel ordre, cela est défendu ; le faire passer hors de la ville (nous étions à la campagne), afin d’éviter au moins les droits de la porte, qui sont distincts des droits de douane, cela était contraire aux lois ; le laisser dans la ville, afin d’éviter les droits de sortie, qui sont autres que les droits d’entrée, cela ne se pouvait pas ; le jeter à la mer, c’est tout au plus si nous en avions le droit. Après quinze jours de négociations, nous obtînmes qu’au lieu de sortir de la ville par une certaine porte, il sortirait par une autre, et nous en fûmes quittes pour 400 fr. environ.
  7. La Fontaine, fable des Voleurs et l’Âne.