Un Hiver au Midi de l’Europe/03

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UN HIVER
AU
MIDI DE L’EUROPE.

DERNIÈRE PARTIE.[1]

Nous partîmes pour Valldemosa, vers la mi-décembre, par une matinée sereine, et nous allâmes prendre possession de notre chartreuse au milieu d’un de ces beaux rayons de soleil d’automne qui allaient devenir de plus en plus rares pour nous. Après avoir traversé les plaines fertiles d’Establiments, nous atteignîmes ces vagues terrains, tantôt boisés, tantôt secs et pierreux, tantôt humides et frais, et partout cahotés de mouvemens abrupts, qui ne ressemblent à rien. Nulle part, si ce n’est en quelques vallées des Pyrénées, la nature ne s’était montrée à moi aussi libre dans ses allures que sur ces bruyères de Majorque, espaces assez vastes, et qui portaient, dans mon esprit, un certain démenti à cette culture si parfaite à laquelle les Majorquins se vantent d’avoir soumis tout leur territoire. Je ne songeais pourtant pas à leur en faire un reproche, car rien n’est plus beau que ces terrains négligés qui produisent tout ce qu’ils veulent, et qui ne se font faute de rien, arbres tortueux, penchés, échevelés ; ronces affreuses, fleurs magnifiques ; tapis de mousses et de joncs, câpriers épineux, asphodèles délicates et charmantes ; et toutes choses prenant là les formes qu’il plaît à Dieu, ravin, colline, sentier pierreux tombant tout à coup dans une carrière, chemin verdoyant s’enfonçant dans un ruisseau trompeur, prairie ouverte à tout venant et s’arrêtant bientôt devant une montagne à pic ; puis des taillis semés de gros rochers qu’on dirait tombés du ciel, des chemins creux au bord du torrent entre des buissons de myrte et de chèvrefeuille ; puis une ferme jetée comme une oasis au sein de ce désert, élevant son palmier comme une vigie pour guider le voyageur dans la solitude. La Suisse et le Tyrol n’ont pas eu pour moi cet aspect de création libre et primitive qui m’a tant charmé à Majorque. Il me semblait que, dans les sites les plus sauvages de ces montagnes, la nature, livrée à de trop rudes influences atmosphériques, n’échappait à la main de l’homme que pour recevoir du ciel de plus dures contraintes, et pour subir, comme une ame fougueuse livrée à elle-même, l’esclavage de ses propres déchiremens. À Majorque, elle fleurit sous les baisers d’un ciel ardent, et sourit sous les coups des tièdes bourrasques qui la rasent en courant les mers. La fleur couchée se relève plus vivace, le tronc brisé enfante de plus nombreux rejetons après l’orage ; et quoiqu’il n’y ait point, à vrai dire, de lieux déserts dans cette île, l’absence de chemins frayés lui donne un air d’abandon ou de révolte qui doit la faire ressembler à ces belles savanes de la Louisiane, où, dans les rêves chéris de ma jeunesse, je suivais René en cherchant les traces d’Atala ou de Chactas.

Je suis bien sûr que cet éloge de Majorque ne plairait guère aux Majorquins, et qu’ils ont la prétention d’avoir des chemins très agréables. Agréables à la vue, je ne le nie pas ; mais praticables aux voitures, vous allez en juger. La voiture à volonté du pays est la tartane, espèce de coucou-omnibus conduit par un cheval ou par un mulet, et sans aucune espèce de ressort ; ou le birlocho, sorte de cabriolet à quatre places, portant sur son brancard comme la tartane, comme elle doué de roues solides, de ferrures massives, et garni à l’intérieur d’un demi-pied de bourre de laine. Une telle doublure vous donne bien un peu à penser, quand vous vous installez pour la première fois dans ce véhicule aux abords doucereux ! Le cocher s’assied sur une planchette qui lui sert de siége, les pieds écartés sur les brancards, et la croupe du cheval entre les jambes, de sorte qu’il a l’avantage de sentir non-seulement tous les cahots de sa brouette, mais encore tous les mouvemens de sa bête, et d’être ainsi en carrosse et à cheval en même temps. Il ne paraît point mécontent de cette façon d’aller, car il chante tout le temps, quelque effroyable secousse qu’il reçoive, et il ne s’interrompt que pour adresser à son cheval des juremens épouvantables, lorsque le pauvre animal hésite à se jeter dans quelque précipice, ou à grimper quelque muraille de rochers ; car c’est ainsi qu’on se promène : ravins, torrens, fondrières, haies vives, fossés, se présentent en vain ; on ne s’arrête pas pour si peu. Tout cela s’appelle, d’ailleurs, le chemin. Au départ, vous prenez cette course au clocher pour une gageure de mauvais goût, et vous demandez à votre guide quelle mouche le pique. — C’est le chemin, vous répond-il. — Mais cette rivière ? — C’est le chemin. — Et ce trou profond ? — Le chemin. — Et ce buisson aussi ? — Toujours le chemin. — À la bonne heure ! Alors vous n’avez rien de mieux à faire que de prendre votre parti, de bénir le matelas qui tapisse la caisse de la voiture et sans lequel vous auriez infailliblement les membres brisés, de remettre votre ame à Dieu, et de contempler le paysage en attendant la mort ou un miracle.

Et pourtant vous arrivez quelquefois sain et sauf, grâce au peu de balancement de la voiture, à la solidité des jambes du cheval, et peut-être à l’incurie du cocher qui le laisse faire, se croise les bras, et fume tranquillement son cigare, tandis qu’une roue court sur la montagne, et une autre dans le ravin. On s’habitue très vite à un danger dont on voit les autres ne tenir aucun compte : pourtant le danger est fort réel. On ne verse pas toujours ; mais, quand on verse, on ne se relève guère. M. Tastu avait éprouvé l’année précédente un accident de ce genre sur notre route d’Establiments, et il était resté pour mort sur la place. Il en a gardé d’horribles douleurs à la tête, qui ne refroidissent pourtant pas son désir de retourner à Majorque.

Les personnes du pays ont presque toutes une sorte de voiture, et les nobles ont de ces carrosses du temps de Louis XIV, à boîte évasée, quelques-uns à huit glaces, et dont les roues énormes bravent tous les obstacles. Quatre ou six fortes mules traînent légèrement ces lourdes machines mal suspendues, pompeusement disgracieuses, mais spacieuses et solides, dans lesquelles on franchit au galop et avec une incroyable audace les plus effrayans défilés, non sans en rapporter quelques contusions, bosses à la tête, et tout au moins de fortes courbatures. Le grave Miguel de Vargas, auteur vraiment espagnol qui ne plaisante jamais, parle en ces termes de los horrorosos caminos de Mallorca : « En cuyo esencial ramo de policia no se puede ponderar bastantemente el abandono de esta Balear. El que llaman camino es una cadena de precipicios intratables, y el transito desde Palma hasta los montes de Galatzo presenta al infeliz pasagero la muerte a cada paso, etc. »

Aux environs des villes, les chemins sont un peu moins dangereux ; mais ils ont le grave inconvénient d’être resserrés entre deux murailles ou deux fossés qui ne permettent pas à deux voitures de se rencontrer. Le cas échéant, il faut dételer les bœufs de la charrette ou les chevaux de la voiture, et que l’un des deux équipages s’en aille à reculons, souvent pendant un long trajet. Ce sont alors d’interminables contestations pour savoir qui prendra ce parti ; et, pendant ce temps, le voyageur, retardé, n’a rien de mieux à faire qu’à répéter la devise majorquine : mucha calma, pour son édification particulière.

Avec le peu de frais où se mettent les Majorquins pour entretenir leurs routes, ils ont l’avantage d’avoir de ces routes-là à discrétion. On n’a que l’embarras du choix. J’ai fait trois fois seulement la route de la Chartreuse à Palma, et réciproquement ; six fois j’ai suivi une route différente, et six fois le birlocho s’est perdu et nous a fait errer par monts et par vaux, sous prétexte de chercher un septième chemin qu’il disait être le meilleur de tous, et qu’il n’a jamais trouvé.

De Palma à Valldemosa, on compte trois lieues, mais trois lieues mayorquines qu’on ne fait pas, en trottant bien, en moins de trois heures. On monte insensiblement pendant les deux premières ; à la troisième on entre dans la montagne et on suit une rampe très unie (ancien travail des chartreux vraisemblablement), mais très étroite, horriblement rapide, et plus dangereuse que tout le reste du chemin. Là on commence à saisir le côté alpestre de Majorque ; mais c’est en vain que les montagnes se dressent de chaque côté de la gorge, c’est en vain que le torrent bondit de roche en roche ; c’est seulement dans le cœur de l’hiver que ces lieux prennent l’aspect sauvage que les Majorquins leur attribuent. Au mois de décembre, et malgré les pluies récentes, le torrent était encore un charmant ruisseau courant parmi des touffes d’herbes et de fleurs, la montagne était riante, et le vallon encaissé de Valldemosa s’ouvrit devant nous comme un jardin printanier.

Pour atteindre la Chartreuse, il faut mettre pied à terre ; car aucune charrette ne peut gravir le chemin pavé qui y mène, chemin admirable à l’œil par son mouvement hardi, ses sinuosités parmi de beaux arbres, et les sites ravissans qui se déroulent à chaque pas, grandissant de beauté à mesure qu’on s’élève. Je n’ai rien vu de plus riant et de plus mélancolique en même temps que ces perspectives où le chêne vert, le caroubier, le pin, l’olivier, le peuplier et le cyprès marient leurs nuances variées en berceaux profonds, véritables abîmes de verdure, où le torrent précipite sa course sous des buissons d’une richesse somptueuse et d’une grace inimitable. Je n’oublierai jamais un certain détour de la gorge où, en se retournant, on distingue, au sommet d’un mont, une de ces jolies maisonnettes arabes que j’ai décrites, à demi cachée dans les raquettes de ses nopals, et un grand palmier qui se penche sur l’abîme en dessinant sa silhouette dans les airs. Quand la vue des boues et des brouillards de Paris me jette dans le spleen, je ferme les yeux et je revois, comme dans un rêve, cette montagne verdoyante, ces roches fauves et ce palmier solitaire perdu dans un ciel rose.

La chaîne de Valldemosa s’élève de plateaux en plateaux resserrés jusqu’à une sorte d’entonnoir entouré de hautes montagnes et fermé au nord par le versant d’un dernier plateau à l’entrée duquel repose le monastère. Les chartreux ont adouci, par un travail immense, l’âpreté de ce lieu romantique. Ils ont fait du vallon qui termine la chaîne un vaste jardin ceint de murailles qui ne gênent point la vue, et auquel une bordure de cyprès à forme pyramidale, disposés deux à deux sur divers plans, donne l’aspect arrangé d’un cimetière d’opéra. Ce jardin, planté de palmiers et d’amandiers, occupe tout le fond incliné du vallon, et s’élève en vastes gradins sur les premiers plans de la montagne. Au clair de la lune, et lorsque l’irrégularité de ces gradins est dissimulée par les ombres, on dirait d’un amphithéâtre taillé pour des combats de géans. Au centre et sous un groupe de beaux palmiers, un réservoir en pierre reçoit les eaux de source de la montagne, et les déverse aux plateaux inférieurs par des canaux en dalles, tout semblables à ceux qui arrosent les alentours de Barcelone. Ces ouvrages sont trop considérables et trop ingénieux pour n’être pas, à Majorque comme en Catalogne, un travail des Arabes. Ils parcourent tout l’intérieur de l’île, et ceux qui partent du jardin des chartreux, côtoyant le lit du torrent, portent à Palma une eau vive en toute saison.

La Chartreuse, située au dernier plan de ce col de montagnes, s’ouvre au nord sur une vallée spacieuse qui s’élargit et s’élève en pente douce jusqu’à la côte escarpée dont la mer frappe et ronge la base. Un des bras de la chaîne s’en va vers l’Espagne, et l’autre vers l’orient. De cette Chartreuse pittoresque, on domine donc la mer des deux côtés. Tandis qu’on l’entend gronder au nord, on l’aperçoit comme une faible ligne brillante au-delà des montagnes qui s’abaissent et de l’immense plaine qui se déroule au midi ; tableau sublime, encadré au premier plan par de noirs rochers couverts de sapins, au second par des montagnes au profil hardiment découpé et frangé d’arbres superbes, au troisième et au quatrième par des mamelons arrondis que le soleil couchant dore des nuances les plus chaudes, et sur la croupe desquels l’œil distingue encore, à une lieue de distance, la silhouette microscopique des arbres, fine comme l’antenne des papillons, noire et nette comme un trait de plume à l’encre de Chine sur un fond d’or étincelant. Ce fond lumineux, c’est la plaine ; et à cette distance, lorsque les vapeurs de la montagne commencent à s’exhaler et à jeter un voile transparent sur l’abîme, on croirait que c’est déjà la mer. Mais la mer est encore plus loin, et, au retour du soleil, quand la plaine est comme un lac bleu, la Méditerranée trace une bande d’argent vif aux confins de cette perspective éblouissante. C’est une de ces vues qui accablent parce qu’elles ne laissent rien à désirer, rien à imaginer. Tout ce que le poète et le peintre peuvent rêver, la nature l’a créé en cet endroit. Ensemble immense, détails infinis, variété inépuisable, formes confuses, contours accusés, vagues profondeurs, tout est là, et l’art n’y peut rien ajouter. L’esprit ne suffit pas toujours à goûter et à comprendre l’œuvre de Dieu, et, s’il fait un retour sur lui-même, c’est pour sentir son impuissance à créer une expression quelconque de cette immensité de vie qui le subjugue et l’enivre. Je conseillerais aux gens que la vanité de l’art dévore, de bien regarder de tels sites et de les regarder souvent. Il me semble qu’ils y prendraient pour cet art divin qui préside à l’éternelle création des choses un certain respect qui leur manque, à ce que je m’imagine d’après l’emphase de leur forme. Quant à moi, je n’ai jamais mieux senti le néant des mots que dans ces heures de contemplation passées à la Chartreuse. Il me venait bien des élans religieux ; mais il ne m’arrivait pas d’autre formule d’enthousiasme que celle-ci : Bon Dieu, béni sois-tu pour m’avoir donné de bons yeux !

Au reste, je crois que, si la jouissance accidentelle de ces spectacles sublimes est rafraîchissante et salutaire, leur continuelle possession est dangereuse. On s’habitue à vivre sous l’empire de la sensation, et la loi qui préside à tous les abus de la sensation, c’est l’énervement. C’est ainsi que l’on peut s’expliquer l’indifférence des moines en général pour la poésie de leurs monastères, et celle des paysans et des pâtres pour la beauté de leurs montagnes.

Nous n’eûmes pas le temps de nous lasser de tout cela, car le brouillard descendait presque tous les soirs au coucher du soleil, et hâtait la chute des journées déjà si courtes que nous avions dans cet entonnoir. Jusqu’à midi, nous étions enveloppés dans l’ombre de la grande montagne de gauche, et à trois heures nous retombions dans l’ombre de celle de droite. Mais quels beaux effets de lumière nous pouvions étudier, lorsque les rayons obliques pénétrant par les déchirures des rochers, ou glissant entre les croupes des montagnes, venaient tracer des crêtes d’or et de pourpre sur nos seconds plans ! Quelquefois nos cyprès, noirs obélisques qui servaient de repoussoir au fond du tableau, trempaient leurs têtes dans ce fluide embrasé ; les régimes de dattes de nos palmiers semblaient des grappes de rubis, et une grande ligne d’ombre, coupant la vallée en biais, la partageait en deux zones, l’une inondée des clartés de l’été, l’autre bleuâtre et froide à la vue comme un paysage d’hiver.

La chartreuse de Valldemosa contenant tout juste, suivant la règle des chartreux, treize religieux y compris le supérieur, avait échappé au décret qui ordonna, en 1836, la démolition des monastères contenant moins de douze personnes en communauté ; mais, comme toutes les autres, celle-là avait été dispersée et le couvent supprimé, c’est-à-dire considéré comme domaine de l’état. L’état majorquin, ne sachant comment utiliser ces vastes bâtimens, avait pris le parti, en attendant qu’ils achevassent de s’écrouler, de louer les cellules aux personnes qui voudraient les habiter. Quoique le prix de ces loyers fût d’une modicité extrême, les villageois de Valldemosa n’en avaient pas voulu profiter, peut-être à cause de leur extrême dévotion et du regret qu’ils avaient de leurs moines, peut-être aussi par effroi superstitieux : ce qui ne les empêchait pas de venir y danser dans les nuits du carnaval, comme je le dirai ci-après, mais ce qui leur faisait regarder de très mauvais œil notre présence irrévérencieuse dans ces murs vénérables. Cependant la Chartreuse était en grande partie habitée, durant les chaleurs de l’été, par les petits bourgeois palmesans qui viennent chercher, sur ces hauteurs et sous ces voûtes épaisses, un air plus frais que dans la plaine ou dans la ville. Mais aux approches de l’hiver le froid les en chassait, et, lorsque nous y demeurâmes, la Chartreuse avait pour tous habitans, outre moi et ma famille, le pharmacien, le sacristain, et la Maria-Antonia.

La Maria-Antonia était une sorte de femme de confiance qui était venue d’Espagne pour échapper, je crois, à la misère, et qui avait loué une cellule pour exploiter les hôtes passagers de la Chartreuse. Sa cellule était située à côté de la nôtre et nous servait de cuisine, tandis que la dame était censée nous servir de ménagère. C’était une ex-jolie femme, fine, proprette en apparence, doucereuse, se disant bien née, ayant de charmantes manières, un son de voix harmonieux, des airs patelins, et exerçant une sorte d’hospitalité fort singulière. Elle avait coutume d’offrir ses services aux arrivans, et de refuser d’un air outragé, et presqu’en se voilant la face, toute espèce de rétribution pour ses soins. Elle agissait ainsi, disait-elle, pour l’amour de Dieu, por l’assistencia, et dans le seul but d’obtenir l’amitié de ses voisins. Elle possédait, en fait de mobilier, un lit de sangles, une chaufferette ou brasero, deux chaises de paille, un crucifix, et quelques plats de terre. Elle mettait tout cela à votre disposition avec beaucoup de générosité, et vous pouviez installer chez elle votre servante et votre marmite. Mais aussitôt elle entrait en possession de tout votre ménage, et prélevait pour elle le plus pur de vos nippes et de votre dîner. Je n’ai jamais vu de bouche dévote plus friande, ni de doigts plus agiles pour puiser sans se brûler au fond des casseroles bouillantes, ni de gosier plus élastique pour avaler le sucre et le café de ses hôtes chéris à la dérobée, tout en fredonnant un cantique ou un boléro. C’eût été une chose curieuse et divertissante, si on eût pu être tout-à-fait désintéressé dans la question, que de voir cette bonne Antonia, et la Catalina, grande sorcière valldemosane qui nous servait de valet de chambre, et la niña, petit monstre ébouriffé qui nous servait de groom, aux prises toutes trois avec notre dîner. C’était l’heure de l’angelus, et ces trois chattes ne manquaient pas de le réciter, les deux vieilles en duo, faisant main basse sur tous les plats, et la petite répondant amen, tout en escamotant avec une dextérité sans égale quelque côtelette ou quelque fruit confit. C’était un tableau à faire et qui valait bien la peine qu’on feignît de ne rien voir ; mais, lorsque les pluies interceptèrent fréquemment les communications avec Palma, et que les alimens devinrent rares, l’assistencia de la Maria-Antonia et de sa clique devint moins plaisante, et nous fûmes forcés de nous succéder, mes enfans et moi, dans le rôle de planton pour surveiller les vivres. Je me souviens d’avoir couvé, presque sous mon chevet, certains paniers de biscottes bien nécessaires au déjeuner du lendemain, et d’avoir plané comme un vautour sur certains plats de poisson, pour écarter de nos fourneaux en plein vent ces petits oiseaux de rapine qui ne nous eussent laissé que les arêtes.

Le sacristain était un gros gars qui avait peut-être servi la messe aux chartreux dans son enfance, et qui désormais était dépositaire des clés du couvent. Il y avait une histoire scandaleuse sur son compte ; il était atteint et convaincu d’avoir séduit et mis à mal une señorita qui avait passé quelques mois avec ses parens à la Chartreuse, et il disait pour s’excuser qu’il n’était chargé par l’état que de garder les vierges en peinture. Il n’était pas beau le moins du monde, mais il avait des prétentions au dandysme. Au lieu du beau costume demi-arabe que portent les gens de sa classe, il avait un pantalon européen et des bretelles qui certainement donnaient dans l’œil des filles de l’endroit. Sa sœur était la plus belle Majorquine que j’aie vue. Ils n’habitaient pas le couvent, ils étaient riches et fiers, et avaient une maison dans le village ; mais ils faisaient leur ronde chaque jour et fréquentaient la Maria-Antonia, qui les invitait à manger notre dîner quand elle n’avait pas d’appétit.

Le pharmacien était un chartreux qui s’enfermait dans sa cellule pour reprendre sa robe jadis blanche et réciter tout seul ses offices en grande tenue. Quand on sonnait à sa porte pour lui demander de la guimauve ou du chiendent (les seuls spécifiques qu’il possédait), on le voyait jeter à la hâte son froc sous son lit, et apparaître en culotte noire, en bas et en petite veste, absolument dans le costume des opérateurs que Molière faisait donner en ballet dans ses Intermèdes. C’était un vieillard très méfiant, ne se plaignant de rien, et priant peut-être pour le triomphe de don Carlos et le retour de la sainte inquisition, sans vouloir de mal à personne. Il nous vendait son chiendent à prix d’or, et se consolait par ces petits profits d’avoir été relevé de son vœu de pauvreté. Sa cellule était située bien loin de la nôtre, à l’entrée du monastère, dans une sorte de bouge dont la porte se dissimulait derrière un buisson de ricins et d’autres plantes médicinales de la plus belle venue. Caché là comme un vieux lièvre qui craint de mettre les chiens sur sa piste, il ne se montrait guère ; et, si nous n’eussions été plusieurs fois le réclamer pour lui demander ses juleps, nous ne nous serions jamais douté qu’il y eût encore un chartreux à la Chartreuse.

Cette Chartreuse n’a rien de beau comme ornement d’architecture ; mais c’est un assemblage de bâtimens très fortement et très largement construits. Avec une pareille enceinte et une telle masse de pierres de taille, il y aurait de quoi loger un corps d’armée ; et pourtant cette vaste construction avait été élevée pour douze personnes. Rien que dans le nouveau cloître (car ce monastère se compose de trois chartreuses accolées l’une à l’autre à diverses époques), il y a douze cellules composées chacune de trois pièces spacieuses donnant sur un des côtés du cloître. Sur les deux faces latérales sont situées douze chapelles. Chaque religieux avait la sienne, dans laquelle il s’enfermait pour prier seul. Toutes ces chapelles sont diversement ornées, couvertes de dorures et de peintures du goût le plus grossier, avec des statues de saints en bois colorié, si horribles que je n’aurais pas trop aimé, je le confesse, à les rencontrer la nuit hors de leurs niches. Le pavé de ces oratoires est formé de faïences émaillées et disposées en divers dessins de mosaïque d’un très bel effet. Le goût arabe règne encore en ceci, et c’est le seul bon goût dont la tradition ait traversé les siècles à Majorque. Enfin chacune de ces chapelles est munie d’une fontaine et d’une conque en beau marbre du pays, chaque chartreux étant tenu de laver tous les jours son oratoire. Il règne dans ces pièces voûtées, sombres et carrelées d’émail, une fraîcheur qui pouvait bien faire des longues heures de la prière une sorte de volupté dans les jours brûlans de la canicule.

La quatrième face du nouveau cloître, au centre duquel règne un petit préau planté symétriquement de buis qui n’ont pas encore tout-à-fait perdu les formes pyramidales imposées par le ciseau des moines, est parallèle à une jolie église dont la fraîcheur et la propreté contrastent avec l’abandon et la solitude du monastère. Nous espérions y trouver des orgues ; nous avions oublié que la règle des chartreux supprimait toute espèce d’instrumens de musique, comme un vain luxe et un plaisir des sens. L’église se compose d’une seule nef pavée en belles faïences très finement peintes, à bouquets de fleurs artistement disposées comme sur un tapis. Les lambris boisés, les confessionnaux et les portes sont d’une grande simplicité ; mais la perfection de leurs nervures et la netteté d’un travail sobrement et délicatement orné attestent une habileté dans la main-d’œuvre qu’on ne trouve plus en France dans les ouvrages de menuiserie. Malheureusement cette exécution consciencieuse est perdue aussi à Majorque. Il n’y a dans toute l’île, m’a dit M. Tastu, que deux ouvriers qui aient conservé cette profession à l’état d’art. Le menuisier que nous employâmes à la Chartreuse était certainement un artiste, mais seulement en musique et en peinture. Étant venu un jour dans notre cellule pour y poser quelques rayons de bois blanc, il regarda tout notre petit bagage d’artistes avec cette curiosité naïve et indiscrète que j’avais remarquée autrefois chez les Grecs esclavons. Les esquisses que mon fils avait faites d’après des dessins de Goya représentant des moines en goguette, et dont il avait orné les murs de notre chambre, le scandalisèrent un peu ; mais, ayant aperçu la Descente de Croix gravée d’après Rubens, il resta long-temps absorbé dans une contemplation étrange. Nous lui demandâmes ce qu’il en pensait. « Il n’y a rien dans toute l’île de Majorque, nous répondit-il dans son patois, d’aussi beau et d’aussi naturel. » Ce mot de naturel dans la bouche d’un paysan qui avait la chevelure et les manières d’un sauvage nous frappa beaucoup. Le son du piano et le jeu de l’artiste le jetaient dans une sorte d’extase. Il abandonnait son travail et venait se placer derrière la chaise de l’exécutant, la bouche entr’ouverte et les yeux hors de la tête. Ces instincts élevés ne l’empêchaient pas d’être voleur comme tous les paysans majorquins le sont avec les étrangers, et cela sans aucune espèce de scrupule, quoiqu’ils soient d’une loyauté religieuse, dit-on, dans les rapports qu’ils ont entre eux. Il demandait de son travail un prix fabuleux, et il portait les mains avec convoitise sur tous les petits objets d’industrie française que nous avions apportés pour notre usage. J’eus bien de la peine à sauver de ses larges poches les pièces de mon nécessaire de toilette. Ce qui le tentait le plus, c’était un verre de cristal taillé, ou peut-être la brosse à dents qui s’y trouvait, et dont certainement il ne comprenait pas la destination. Cet homme avait les besoins d’art d’un Italien et les instincts de rapine d’un Malais ou d’un Caffre.

Cette digression ne me fera pas oublier de mentionner le seul objet d’art que nous trouvâmes à la Chartreuse. C’était une statue de saint Bruno en bois peint, placée dans l’église. Le dessin et la couleur en étaient remarquables ; les mains, admirablement étudiées, avaient un mouvement d’invocation pieuse et déchirante ; l’expression de la tête était vraiment sublime de foi et de douleur. Et pourtant c’était l’œuvre d’un ignorant, car la statue placée en regard, et exécutée par le même artiste, était pitoyable sous tous les rapports ; mais il avait eu, en créant saint Bruno, un éclair d’inspiration, un élan d’exaltation religieuse peut-être, qui l’avait élevé au-dessus de lui-même. Je doute que jamais le saint fanatique de Grenoble ait été compris et rendu avec un sentiment aussi profond et aussi ardent. C’était la personnification de l’ascétisme chrétien. Mais, à Majorque même, l’emblème de cette philosophie du passé est debout dans la solitude.

L’ancien cloître, qu’il faut traverser pour entrer dans le nouveau, communique à celui-ci par un détour fort simple que, grace à mon peu de mémoire locale, je n’ai jamais pu retrouver sans me perdre préalablement dans le troisième cloître. Ce troisième bâtiment, que je devrais appeler le premier parce qu’il est le plus ancien, est aussi le plus petit. Il présente un coup d’œil charmant. Le préau qu’il embrasse de ses murailles brisées, est l’ancien cimetière des moines. Aucune inscription ne distingue ces tombes que le chartreux creusait durant sa vie, et où rien ne devait disputer sa mémoire au néant de la mort. Les sépultures sont à peine indiquées par le renflement des touffes de gazon. M. Laurens a retracé la physionomie de ce cloître dans un joli dessin, où j’ai retrouvé, avec un plaisir incroyable, le petit puits à gable aigu, les fenêtres à croix de pierre où se suspendent en festons toutes les herbes vagabondes des ruines, et les grands cyprès verticaux qui s’élèvent la nuit comme des spectres noirs autour de la croix de bois blanc. Je suis fâché qu’il n’ait pas vu la lune se lever derrière la belle montagne de grès couleur d’ambre qui domine ce cloître, et qu’il n’ait pas mis au premier plan un vieux laurier au tronc énorme et à la tête desséchée qui n’existait peut-être déjà plus lorsqu’il visita la Chartreuse. Mais j’ai retrouvé dans son dessin et dans son texte une mention honorable pour le beau palmier nain (chamœrops] que j’ai défendu contre l’ardeur naturaliste de mes enfans, et qui est peut-être un des plus vigoureux de l’Europe dans son espèce.

Autour de ce petit cloître sont disposées les anciennes chapelles des chartreux du XVe siècle. Elles sont hermétiquement fermées, et le sacristain ne les ouvre à personne, circonstance qui piquait beaucoup notre curiosité. À force de regarder au travers des fentes, dans nos promenades, nous avons cru apercevoir de beaux débris de meubles et de sculptures en bois très anciennes. Il pourrait bien se trouver dans ces galetas mystérieux beaucoup de richesses enfouies dont personne à Majorque ne se souciera jamais de secouer la poussière.

Le second cloître a douze cellules et douze chapelles comme les autres. Ses arcades ont beaucoup de caractère dans leur délabrement. Elles ne tiennent plus à rien, et, quand nous les traversions le soir par un gros temps, nous recommandions notre ame à Dieu ; car il ne passait pas d’ouragan sur la Chartreuse qui ne fît tomber un pan de mur, ou un fragment de voûte. Jamais je n’ai entendu le vent promener des voix lamentables et pousser des hurlemens désespérés, comme dans ces galeries creuses et sonores. Le bruit des torrens, la course précipitée des nuages, la grande clameur monotone de la mer interrompue par le sifflement de l’orage, et les plaintes des oiseaux de mer qui passaient tout effarés et tout déroutés dans les rafales ; puis, de grands brouillards qui tombaient tout à coup comme un linceul, et qui, pénétrant dans les cloîtres par les arcades brisées, nous rendaient invisibles et faisaient paraître la petite lampe que nous portions pour nous diriger, comme un esprit follet errant sous les galeries, et mille autres détails de cette vie cénobitique qui se pressent à la fois dans mon souvenir, tout cela faisait bien de cette Chartreuse le séjour le plus romantique de la terre. Je n’étais pas fâché de voir en plein et en réalité une bonne fois ce que je n’avais vu qu’en rêve, ou dans les ballades à la mode, et dans l’acte des nonnes de Robert-le-Diable, à l’Opéra. Les apparitions fantastiques ne nous manquèrent même pas, comme je le dirai tout à l’heure ; et, à propos de tout ce romantisme matérialisé qui posait devant moi, je n’étais pas sans faire quelques réflexions sur le romantisme en général.

À la masse de bâtimens que je viens d’indiquer, il faut joindre la partie réservée au supérieur, que nous ne pûmes visiter, non plus que bien d’autres recoins mystérieux ; les cellules des frères convers, une petite église appartenant à l’ancienne Chartreuse, et plusieurs autres constructions destinées aux personnes de marque qui y venaient faire des retraites ou accomplir des dévotions pénitentiaires ; plusieurs petites cours entourées d’étables pour le bétail de la communauté, des logemens pour la nombreuse suite des visiteurs ; enfin, tout un phalanstère, comme on dirait aujourd’hui, sous l’invocation de la Vierge et de saint Bruno. Quand le temps était trop mauvais pour nous empêcher de gravir la montagne, nous faisions notre promenade à couvert dans le couvent, et nous en avions pour plusieurs heures à explorer l’immense manoir. Je ne sais quel attrait de curiosité me poussait à surprendre dans ces murs abandonnés le secret intime de la vie monastique. Sa trace était si récente, que je croyais toujours entendre le bruit des sandales sur le pavé et le murmure de la prière sous les voûtes des chapelles. Dans nos cellules, des oraisons latines imprimées et collées sur les murs, jusque dans des réduits secrets où je n’aurais jamais imaginé qu’on allât dire des oremus, étaient encore lisibles. Un jour que nous allions à la découverte dans des galeries supérieures, nous trouvâmes devant nous une jolie tribune, d’où nos regards plongèrent dans une grande et belle chapelle, si meublée et si bien rangée, qu’on l’eût dite abandonnée de la veille. Le fauteuil du supérieur était encore à sa place, et l’ordre des exercices religieux de la semaine, affiché dans un cadre de bois noir, pendait de la voûte au milieu des stalles du chapitre. Chaque stalle avait une petite image de saint collée au dossier, probablement le patron de chaque religieux. L’odeur d’encens dont les murs avaient été si long-temps imprégnés n’était pas encore tout-à-fait dissipée. Les autels étaient parés de fleurs desséchées, et les cierges à demi consumés se dressaient encore dans leurs flambeaux. L’ordre et la conservation de ces objets contrastaient avec les ruines du dehors, la hauteur des ronces qui envahissaient les fenêtres, et les cris des polissons qui jouaient aux petits palets dans les cloîtres avec des fragmens de mosaïque.

Quant à mes enfans, l’amour du merveilleux les portait bien plus vivement encore à ces explorations enjouées et passionnées. Certainement, ma fille s’attendait à trouver quelque palais de fée rempli de merveilles dans les greniers de la Chartreuse, et mon fils espérait découvrir la trace de quelque drame terrible et bizarre enfoui sous les décombres. J’étais souvent effrayé de les voir grimper comme des chats sur des planches déjetées et sur des terrasses tremblantes ; et quand, me devançant de quelques pas, ils disparaissaient dans un tournant d’escalier en spirale, je m’imaginais qu’ils étaient perdus pour moi, et je doublais le pas avec une sorte de terreur où la superstition entrait peut-être bien pour quelque chose.

Car, on s’en défendrait en vain, ces demeures sinistres, consacrées à un culte plus sinistre encore, agissent quelque peu sur l’imagination, et je défierais le cerveau le plus calme et le plus froid de s’y conserver long-temps dans un état de parfaite santé. Ces petites peurs fantastiques, si je puis les appeler ainsi, ne sont pas sans attrait ; elles sont pourtant assez réelles pour qu’il soit nécessaire de les combattre en soi-même. J’avoue que je n’ai guère traversé le cloître le soir sans une certaine émotion mêlée d’angoisse et de plaisir, que je n’aurais pas voulu laisser paraître devant mes enfans, dans la crainte de la leur faire partager. Ils n’y paraissaient cependant pas disposés, et ils couraient volontiers au clair de la lune sous ces arceaux rompus qui vraiment avaient l’air d’appeler les danses du sabbat. Je les ai conduits plusieurs fois, vers minuit, dans le cimetière. Cependant je ne les laissai plus sortir seuls, le soir, après que nous eûmes rencontré un grand vieillard qui se promenait parfois dans les ténèbres. C’était un ancien serviteur ou client de la communauté, à qui le vin et la dévotion faisaient souvent partir la cervelle. Lorsqu’il était ivre, il venait errer dans les cloîtres, frapper aux portes des cellules désertes avec un grand bourdon de pèlerin, où était suspendu un long rosaire, appelant les moines dans ses déclamations avinées, et priant d’une voix lugubre devant les chapelles. Comme il voyait un peu de lumière s’échapper de notre cellule, c’était là surtout qu’il venait rôder avec des menaces et des juremens épouvantables. Il entrait chez la Maria-Antonia qui en avait grand’peur, et, lui faisant de longs sermons entrecoupés de jurons cyniques, il s’installait auprès de son brasero jusqu’à ce que le sacristain vînt l’en arracher à force de politesses et de ruses ; car le sacristain n’était pas très brave, et craignait de s’en faire un ennemi. Notre homme venait alors frapper à notre porte à des heures indues, et, quand il était fatigué d’appeler en vain le père Nicolas, qui était son idée fixe, il se laissait tomber aux pieds de la madone dont la niche était située à quelques pas de notre porte, et s’y endormait, son couteau ouvert dans une main, et son chapelet dans l’autre. Son tapage ne nous inquiétait guère, parce que ce n’était point un homme à se jeter sur les gens à l’improviste. Comme il s’annonçait de loin par ses exclamations entrecoupées et le bruit de son bâton sur le pavé, on avait le temps de battre en retraite devant cet animal sauvage, et la double porte en plein chêne de notre cellule eût pu soutenir un siége autrement formidable ; mais cet assaut obstiné pendant que nous avions un malade accablé, auquel il disputait quelques heures de repos, n’était pas toujours comique. Il fallait le subir pourtant avec mucha calma, car nous n’eussions certes reçu aucune protection de la police de l’endroit ; nous n’allions point à la messe, et notre ennemi était un saint homme qui n’en manquait aucune.

Un soir, nous eûmes une alerte et une apparition d’un autre genre, que je n’oublierai jamais. Ce fut d’abord un bruit inexplicable et que je ne pourrais comparer qu’à des milliers de sacs de noix roulant avec continuité sur un parquet. Nous nous hâtâmes de sortir dans le cloître, pour voir ce que ce pouvait être. Le cloître était désert et sombre comme à l’ordinaire ; mais le bruit se rapprochait toujours sans interruption, et bientôt une faible clarté blanchit la vaste profondeur des voûtes. Peu à peu elles s’éclairèrent du feu de plusieurs torches, et nous vîmes apparaître, dans la vapeur rouge qu’elles répandaient, un bataillon d’êtres abominables à Dieu et aux hommes. Ce n’était rien moins que Lucifer en personne accompagné de toute sa cour, un maître diable tout noir, cornu, avec la face couleur de sang, et autour de lui un essaim de diablotins avec des têtes d’oiseau, des queues de cheval, des oripeaux de toutes couleurs, et des diablesses ou des bergères, en habits blancs et roses, qui avaient l’air d’être enlevées par ces vilains gnomes. Après les confessions que je viens de faire, je puis avouer que pendant une ou deux minutes, et même encore un peu de temps après avoir compris ce que c’était, il me fallut un certain effort de volonté pour tenir ma lampe élevée au niveau de cette laide mascarade, à laquelle l’heure, le lieu et la clarté des torches donnaient une apparence vraiment surnaturelle. C’étaient des gens du village, riches fermiers et petits bourgeois, qui fêtaient le mardi gras et venaient établir leur bal rustique dans la cellule de Maria-Antonia. Le bruit étrange qui accompagnait leur marche était celui des castagnettes, dont plusieurs gamins, couverts de masques sales et hideux, jouaient en même temps, et non sur un rhythme coupé et mesuré, comme en Espagne, mais avec un roulement continu semblable à celui du tambour battant aux champs. Ce bruit, dont ils accompagnent leurs danses, est si sec et si âpre, qu’il faut du courage pour le supporter un quart d’heure. Quand ils sont en marche de fête, ils l’interrompent tout d’un coup, pour chanter à l’unisson une coplita sur une phrase musicale qui recommence toujours et semble ne finir jamais ; puis les castagnettes reprennent leur roulement qui dure trois ou quatre minutes. Rien de plus sauvage que cette manière de se réjouir en se brisant le tympan avec le claquement du bois. La phrase musicale, qui n’est rien par elle-même, prend un grand caractère jetée ainsi à de longs intervalles, et par ces voix qui ont aussi un caractère très particulier. Elles sont voilées dans leur plus grand éclat et traînantes dans leur plus grande animation. Je m’imagine que les Arabes chantaient ainsi, et M. Tastu, qui a fait des recherches à cet égard, s’est convaincu que les principaux rhythmes majorquins, leurs fioritures favorites, que leur manière en un mot, est de type et de tradition arabe[2].

Quand tous ces diables furent près de nous, ils nous entourèrent avec beaucoup de douceur et de politesse, car les Majorquins n’ont rien de farouche ni d’hostile, en général, dans leurs manières. Le roi Belzébuth daigna m’adresser la parole en espagnol, et me dit qu’il était avocat. Puis il essaya, pour me donner une plus haute idée encore de sa personne, de me parler en français ; et, voulant me demander si je me plaisais à la Chartreuse, il traduisit le mot espagnol cartuxa par le mot français cartouche, ce qui ne laissait pas de faire un léger contre-sens. Mais le diable majorquin n’est pas forcé de parler toutes les langues.

Leur danse n’est pas plus gaie que leur chant. Nous les suivîmes dans la cellule de Maria-Antonia, qui était décorée de petites lanternes de papier suspendues, en travers de la salle, à des guirlandes de lierre ; l’orchestre, composé d’une grande et d’une petite guitare, d’une espèce de violon aigu et de trois ou quatre paires de castagnettes, commença à jouer les jotas et les fandangos indigènes, qui ressemblent à ceux de l’Espagne, mais dont le rhythme est plus original et le tour plus hardi encore. Cette fête était donnée en l’honneur de Rafaël Torres, un riche tenancier du pays, qui s’était marié peu de jours auparavant avec une assez belle fille. Le nouvel époux fut le seul homme condamné à danser presque toute la soirée, face à face avec une des femmes qu’il allait inviter tour à tour. Pendant ce duo, toute l’assemblée, grave et silencieuse, était assise par terre, accroupie à la manière des Orientaux et des Africains, l’alcade lui-même, avec sa cape de moine et son grand bâton noir à tête d’argent. Les boléros majorquins ont la gravité des ancêtres, et point de ces graces profanes qu’on admire en Andalousie. Hommes et femmes se tiennent les bras étendus et immobiles, les doigts roulant avec précipitation et continuité sur les castagnettes. Le beau Rafaël dansait pour l’acquit de sa conscience. Quand il eut fait sa corvée, il alla s’asseoir en chien comme les autres, et les malins de l’endroit vinrent briller à leur tour. Un jeune gars, mince comme une guêpe, fit l’admiration universelle par la raideur de ses mouvemens et des sauts sur place qui ressemblaient à des bonds galvaniques, sans éclairer sa figure du moindre éclair de gaieté. Un gros laboureur, très coquet et très suffisant, voulut passer la jambe et arrondir les bras à la manière espagnole ; il fut bafoué, et il le méritait bien, car c’était la plus risible caricature qu’on put voir. Ce bal rustique nous eût long-temps captivés, n’était l’odeur d’huile rance et d’ail qu’exhalaient ces messieurs et ces dames, et qui prenait réellement à la gorge. Les déguisemens de carnaval avaient moins d’intérêt pour nous que les costumes indigènes ; ceux-là sont très élégans et très gracieux. Les femmes portent une sorte de guimpe blanche en dentelle ou en mousseline, appelée rebozillo, composée de deux pièces superposées, une qui est attachée sur la tête un peu en arrière, passant sous le menton comme une guimpe de religieuse, et qui se nomme rebozillo en amount, et l’autre qui flotte en pèlerine sur les épaules, et se nomme rebozillo en volant ; les cheveux sont séparés en bandeaux lissés sur le front, et sont attachés derrière pour retomber en une grosse tresse qui sort du rebozillo, flotte sur le dos et se relève sur le côté, passée dans la ceinture. En négligé de la semaine, la chevelure non tressée reste flottante sur le dos en estoffadé. Le corsage en mérinos ou en soie noire, décolleté, à manches courtes, est garni, au-dessus du coude et sur les coutures du dos, de boutons de métal et de chaînes d’argent passées dans les boutons avec beaucoup de goût et de richesse. Elles ont la taille fine et bien prise, le pied très petit et chaussé avec recherche dans les jours de fête. Une simple villageoise a des bas à jour, des souliers de satin, une chaîne d’or au cou et plusieurs brasses de chaînes d’argent autour de la taille et pendantes à la ceinture. J’en ai vu beaucoup de fort bien faites, peu de jolies ; leurs traits étaient réguliers comme ceux des Andalouses, mais leur physionomie plus candide et plus douce. Dans le canton de Soller, où je ne suis point allé, elles ont une grande réputation de beauté.

Les hommes que j’ai vus n’étaient pas beaux, mais ils le semblaient tous au premier abord, à cause du costume avantageux qu’ils portent. Il se compose, le dimanche, d’un gilet (guarde-pits) d’étoffe de soie bariolée, découpé en cœur et très ouvert sur la poitrine ainsi que la veste noire (sayo) courte et collante à la taille, comme un corsage de femme. Une chemise d’un blanc magnifique, attachée au cou et aux manches par un poignet brodé, laisse le cou libre et la poitrine couverte de beau linge, ce qui donne toujours un grand lustre à la toilette. Ils ont la taille serrée dans une ceinture de couleur et de larges caleçons bouffans comme les Turcs, en étoffes rayées, coton et soie, fabriquées dans le pays. Avec cela, ils ont des bas de fil blanc, noir ou fauve, et des souliers de peau de veau sans apprêt et sans teint. Le chapeau à larges bords, en poil de chat sauvage (moxine), avec des cordons et des glands noirs en fil de soie et d’or, nuit au caractère oriental de cet ajustement. Dans les maisons, ils roulent autour de leur tête un foulard ou un mouchoir d’indienne en manière de turban, qui leur sied beaucoup mieux. L’hiver, ils ont souvent une calotte de laine noire qui couvre leur tonsure, car ils se rasent comme des prêtres le sommet de la tête, soit par mesure de propreté, et Dieu sait que cela ne sert pas à grand chose ! soit par dévotion. Leur vigoureuse crinière bouffante, rude et crépue, flotte donc (autant que du crin peut flotter) autour de leur cou. Un trait de ciseau sur le front complète cette chevelure, taillée exactement à la mode du moyen-âge, et qui donne de l’énergie à toutes les figures.

Dans les champs, leur costume, plus négligé, est plus pittoresque encore. Ils ont les jambes nues ou couvertes de guêtres de cuir jaune jusqu’aux genoux, suivant la saison. Quand il fait chaud, ils n’ont pour tout vêtement que la chemise et le pantalon bouffant. Dans l’hiver, ils se couvrent ou d’une cape grise qui a l’air d’un froc de moine, ou d’une grande peau de chèvre d’Afrique, avec le poil en dehors. Quand ils marchent par groupes avec ces peaux fauves traversées d’une raie noire sur le dos, et tombant de la tête aux pieds, on les prendrait volontiers pour un troupeau marchant sur les pieds de derrière. Presque toujours, en se rendant aux champs ou en revenant à la maison, l’un d’eux marche en tête jouant de la guitare ou de la flûte, et les autres suivent en silence, emboîtant le pas, et baissant le nez d’un air plein d’innocence et de stupidité. Ils ne manquent pourtant pas de finesse, et bien sot qui se fierait à leur mine. Ils sont généralement grands, et leur costume, en les rendant très minces, les fait paraître plus grands encore. Leur cou, toujours exposé à l’air, est beau et vigoureux ; leur poitrine, libre de gilets étroits et de bretelles, est ouverte et bien développée. Mais ils ont presque tous les jambes arquées. Nous avons cru observer que les vieillards et les hommes mûrs étaient, sinon beaux dans leurs traits, du moins graves et d’un type noblement accentué. Ceux-là ressemblent tous à des moines. La jeune génération nous a semblé commune et d’un type grivois, qui rompt tout à coup la filiation. Les moines auraient-ils cessé d’intervenir dans l’intimité domestique, depuis une vingtaine d’années seulement ?

J’ai dit plus haut que je cherchais à surprendre le secret de la vie monastique dans ces lieux, où sa trace était encore si récente. Je n’entends point dire par là que je m’attendisse à découvrir des faits mystérieux, relatifs à la Chartreuse en particulier ; mais je demandais à ces murs abandonnés de me révéler la pensée intime des reclus silencieux qu’ils avaient, durant des siècles, séparés de la vie humaine. J’aurais voulu suivre le fil amoindri ou rompu de la foi chrétienne dans ces ames jetées là par chaque génération comme un holocauste à ce Dieu jaloux, auquel il avait fallu des victimes humaines aussi bien qu’aux dieux barbares. Enfin j’aurais voulu ranimer un chartreux du XVe siècle et un du XIXe pour comparer entre eux ces deux catholiques séparés dans leur foi, sans le savoir, par des abîmes, et demander à chacun ce qu’il pensait de l’autre. Il me semblait que la vie du premier était assez facile à reconstruire avec vraisemblance dans ma pensée. Je voyais ce chrétien du moyen-âge tout d’une pièce, fervent, sincère, brisé au cœur par le spectacle des guerres, des discordes et des souffrances de ses contemporains, fuyant cet abîme de maux et cherchant dans la contemplation ascétique à s’abstraire et à se détacher autant que possible d’une vie où la notion de la perfectibilité des masses n’était point accessible aux individus. Mais le chartreux du XIXe siècle, fermant les yeux à la marche devenue sensible et claire de l’humanité, indifférent à la vie des autres hommes, ne comprenant plus ni la religion, ni le pape, ni l’église, ni la société, ni lui-même, et ne voyant plus dans sa Chartreuse qu’une habitation spacieuse, agréable et sûre, dans sa vocation qu’une existence assurée, l’impunité accordée à ses instincts, et un moyen d’obtenir, sans mérite individuel, la déférence et la considération des dévots, des paysans et des femmes, celui-là je ne pouvais me le représenter aussi aisément. Je ne pouvais faire une appréciation exacte de ce qu’il devait avoir eu de remords, d’aveuglement, d’hypocrisie ou de sincérité. Il était impossible qu’il y eût une foi réelle à l’église romaine dans cet homme, à moins qu’il ne fût absolument dépourvu d’intelligence. Il était impossible aussi qu’il y eût un athéisme prononcé, car sa vie entière eût été un odieux mensonge, et je ne saurais croire à un homme complètement stupide ou complètement vil. C’est l’image de ses combats intérieurs, de ses alternatives de révolte et de soumission, de doute philosophique et de terreur superstitieuse, que j’avais devant les yeux comme un enfer ; et plus je m’identifiais avec ce dernier chartreux qui avait habité ma cellule avant moi, plus je sentais peser sur mon imagination frappée ces angoisses et ces agitations que je lui attribuais.

Il suffisait de jeter les yeux sur les anciens cloîtres et sur la Chartreuse moderne pour suivre la marche des besoins de bien-être, de salubrité et même d’élégance, qui s’étaient glissés dans la vie de ces anachorètes, mais aussi pour signaler le relâchement des mœurs cénobitiques, de l’esprit de mortification et de pénitence. Tandis que les anciennes cellules étaient sombres, étroites et mal closes, les nouvelles étaient aérées, claires et bien construites. Je ferai la description de celle que nous habitions pour donner une idée de l’austérité de la règle des chartreux, même éludée et adoucie autant que possible. Les trois pièces qui la composaient étaient spacieuses, voûtées avec élégance et aérées au fond par des rosaces à jour, toutes diverses et d’un très joli dessin. Ces trois pièces étaient séparées du cloître par un retour sombre et fermé d’un fort battant de chêne. Le mur avait trois pieds d’épaisseur, la pièce du milieu était destinée à la lecture, à la prière et à la méditation ; elle avait pour tout meuble un large siége à prie-dieu et à dossier, de six ou huit pieds de haut, enfoncé et fixé dans la muraille. La pièce à droite de celle-ci était la chambre à coucher du chartreux ; au fond était située l’alcôve, très basse et dallée en dessus comme un sépulcre. La pièce de gauche était l’atelier de travail, le réfectoire, le magasin du solitaire. Une armoire située au fond avait un compartiment de bois qui s’ouvrait en lucarne sur le cloître, et par où on lui faisait passer ses alimens. Sa cuisine consistait en deux petits fourneaux situés en dehors, mais non plus suivant la règle absolue, en plein air. Une voûte ouverte sur le jardin protégeait contre la pluie le travail culinaire du moine, et lui permettait de s’adonner à cette occupation un peu plus que le fondateur ne l’aurait voulu. D’ailleurs, une cheminée introduite dans cette troisième pièce annonçait bien d’autres relâchemens, quoique la science de l’architecte n’eût pas été jusqu’à rendre cette cheminée praticable. Tout l’appartement avait en arrière, à la hauteur des rosaces, un boyau long, étroit et sombre, destiné à l’aération de la cellule, et au-dessus un grenier pour serrer le maïs, les oignons, les fèves et autres frugales provisions d’hiver. Au midi, les trois pièces s’ouvraient sur un parterre dont l’étendue répétait exactement celle de la totalité de la cellule, qui était séparé des jardins voisins par des murailles de dix pieds, et s’appuyait sur une terrasse fortement construite, au-dessus d’un petit bois d’orangers, qui occupait ce gradin de la montagne. Le gradin inférieur était rempli d’un beau berceau de vignes, le troisième d’amandiers et de palmiers, et ainsi de suite jusqu’au fond du vallon, qui, ainsi que je l’ai dit, était un immense jardin. Chaque parterre de cellule avait sur toute sa longueur à droite un réservoir en pierres de taille, de trois à quatre pieds de large sur autant de profondeur, recevant, par des canaux pratiqués dans la balustrade de la terrasse, les eaux de la montagne, et les déversant dans le parterre par une croix de pierre qui le coupait en quatre carrés égaux. Je n’ai jamais compris une telle provision d’eau pour abreuver la soif d’un seul homme, ni un tel luxe d’irrigation pour arroser un parterre de vingt pieds de diamètre. Si on ne connaissait l’horreur particulière des moines pour le bain et la sobriété des mœurs majorquines à cet égard, on pourrait croire que ces bons chartreux passaient leur vie en ablutions comme des prêtres indiens. Quant à ce parterre planté de grenadiers, de citronniers et d’orangers, entouré d’allées exhaussées en briques et ombragées, ainsi que le réservoir, de berceaux embaumés, c’était comme un beau salon de fleurs et de verdure, où le moine pouvait se promener à pied sec les jours humides, et rafraîchir ses gazons d’une nappe d’eau courante dans les jours brûlans, respirer au bord d’une belle terrasse le parfum des orangers, dont la cime touffue apportait sous ses yeux un dôme éclatant de fleurs et de fruits, et contempler, dans un repos absolu, le paysage à la fois austère et gracieux, mélancolique et grandiose dont j’ai parlé déjà ; enfin cultiver pour la volupté de ses regards des fleurs rares et précieuses, cueillir pour étancher sa soif les fruits les plus beaux et les plus savoureux, écouter les bruits sublimes de la mer, contempler la splendeur des nuits d’été sous le plus beau ciel, et adorer l’Éternel dans le plus beau temple que jamais il ait ouvert à l’homme dans le sein de la nature.

Telles me parurent au premier abord les ineffables jouissances du chartreux ; telles je me les promis à moi-même, en m’installant dans une de ces cellules qui semblaient avoir été disposées pour satisfaire les magnifiques caprices d’imagination ou de rêverie d’une phalange choisie de poètes et d’artistes. Mais, quand on se représente l’existence d’un homme sans intelligence et par conséquent sans rêverie et sans méditation, sans foi peut-être, c’est-à-dire sans enthousiasme et sans recueillement, enfouie dans cette cellule aux murs massifs, muets et sourds, soumise aux abrutissantes privations de la règle, et forcée d’en observer la lettre sans en comprendre l’esprit, condamnée à l’horreur de la solitude, réduite à n’apercevoir que de loin, du haut des montagnes, l’espèce humaine rampant au fond de la vallée, à rester éternellement étrangère à quelques autres ames captives, vouées au même silence, enfermées dans la même tombe, toujours voisines et toujours séparées, même dans la prière ; enfin quand on se sent soi-même, être libre et pensant, conduit par sympathie à de certaines terreurs et à de certaines défaillances, tout cela redevient triste et sombre comme une vie de néant, d’erreur et d’impuissance. Alors on comprend l’ennui incommensurable de ce moine pour qui la nature a épuisé ses plus beaux spectacles, et qui n’en jouit pas, parce qu’il n’a point un autre homme à qui faire partager sa jouissance ; la tristesse brutale de ce pénitent qui ne souffre plus que du froid et du chaud, comme un animal, comme une plante, et le refroidissement mortel de ce chrétien chez qui rien ne ranime et ne vivifie l’esprit d’ascétisme. Condamné à manger seul, à travailler seul, à souffrir et à prier seul, il ne doit plus avoir qu’un besoin, celui d’échapper à cette épouvantable claustration, et l’on m’a dit que les derniers chartreux s’en faisaient si peu faute, que certains d’entre eux s’absentaient des semaines et des mois entiers sans qu’il fût possible au prieur de les faire rentrer dans l’ordre.

Je crains bien d’avoir fait une longue et minutieuse description de notre Chartreuse, sans avoir donné la moindre idée de ce qu’elle eut pour nous d’enchanteur au premier abord, et de ce qu’elle perdit de poésie à nos yeux quand nous l’eûmes bien interrogée. J’ai cédé, comme je fais toujours, à l’ascendant de mes souvenirs, et, maintenant que j’ai tâché de communiquer mes impressions, je me demande pourquoi je n’ai pas pu dire en vingt lignes ce que j’ai dit en vingt pages, à savoir que le repos insouciant de l’esprit, et tout ce qui le provoque, paraissent délicieux à une ame fatiguée, mais qu’avec la réflexion ce charme s’évanouit. C’est qu’il n’appartient qu’au génie de tracer une vive et complète peinture en un seul trait de pinceau. Lorsque M. Lamennais visita les camaldules de Tivoli, il fut saisi du même sentiment, et il l’exprima en maître : « Nous arrivâmes chez eux, dit-il, à l’heure de la prière commune. Ils nous parurent tous d’un âge assez avancé, et d’une stature au-dessus de la moyenne. Rangés des deux côtés de la nef, ils demeurèrent après l’office à genoux, immobiles, dans une méditation profonde. On eût dit que déjà ils n’étaient plus de la terre ; leur tête chauve ployait sous d’autres pensées et d’autres soucis ; nul mouvement d’ailleurs, nul signe extérieur de vie ; enveloppés de leur long manteau blanc, ils ressemblaient à ces statues qui prient sur les vieux tombeaux. Nous concevons très bien le genre d’attrait qu’a, pour certaines ames fatiguées du monde et désabusées de ses illusions, cette existence solitaire. Qui n’a point aspiré à quelque chose de pareil ? Qui n’a pas plus d’une fois tourné ses regards vers le désert et rêvé le repos en un coin de la forêt, ou dans la grotte de la montagne, près de la source ignorée où se désaltèrent les oiseaux du ciel ? Cependant telle n’est pas la vraie destinée de l’homme : il est né pour l’action ; il a sa tâche qu’il doit accomplir. Qu’importe qu’elle soit rude ? n’est-ce point à l’amour qu’elle est proposée[3] ? »

Cette courte page, si pleine d’images, d’aspirations, d’idées et de réflexions profondes, jetée comme par hasard au milieu du récit des explications de M. Lamennais avec le saint-siége, m’a toujours frappé, et je suis certain qu’un jour elle fournira à quelque grand peintre le sujet d’un tableau. D’un côté, les camaldules en prières, moines obscurs, paisibles, à jamais inutiles, à jamais impuissans, spectres affaissés, dernières manifestations d’un culte près de rentrer dans la nuit du passé, agenouillés sur la pierre du tombeau, froids et mornes comme elle ; de l’autre, l’homme de l’avenir, le dernier prêtre, animé de la dernière étincelle du génie de l’église, méditant sur le sort de ces moines, les regardant en artiste, les jugeant en philosophe. Ici, les lévites de la mort immobiles sous leurs suaires ; là, l’apôtre de la vie, voyageur infatigable dans les champs infinis de la pensée, donnant déjà un dernier adieu sympathique à la poésie du cloître, et secouant de ses pieds la poussière de la ville des papes, pour s’élancer dans la voie sainte de la liberté morale.

Je n’ai point recueilli d’autres faits historiques sur ma Chartreuse que celui de la prédication de saint Vincent Ferrier à Valldemosa, et c’est encore à M. Tastu que j’en dois la relation exacte. Cette prédication fut l’évènement important de Majorque en 1413, et il n’est pas sans intérêt d’apprendre avec quelle ardeur on désirait un missionnaire dans ce temps-là, et avec quelle solennité on le recevait.

« Dès l’année 1409, les Mallorquins, réunis en une grande assemblée, décidèrent qu’on écrirait à maître Vincent Ferrer, ou Ferrier, pour l’engager à venir prêcher à Mallorca. Ce fut don Louis de Prades, évêque de Mallorca, camerlingue du pape Benoît XIII (l’anti-pape Pierre de Luna), qui écrivit, en 1412, aux jurats de Valence une lettre pour implorer l’assistance apostolique de maître Vincent, et qui, l’année suivante, l’attendit à Barcelone et s’embarqua avec lui pour Palma. Dès le lendemain de son arrivée, le saint missionnaire commença ses prédications, et ordonna des processions de nuit. La plus grande sécheresse régnait dans l’île ; mais, au troisième sermon de maître Vincent, la pluie tomba. Ces détails furent ainsi mandés au roi Ferdinand par son procureur-royal don Pedro de Casaldaguila :

« Très haut, très excellent prince et victorieux seigneur, j’ai l’honneur de vous annoncer que maître Vincent est arrivé dans cette cité le premier jour de septembre, et qu’il y a été solennellement reçu. Le samedi au matin, il a commencé à prêcher devant une foule immense, qui l’écoute avec tant de dévotion, que toutes les nuits on fait des processions dans lesquelles on voit des hommes, des femmes et des enfans se flageller. Et, comme depuis long-temps il n’était tombé de l’eau, le Seigneur Dieu, touché des prières des enfans et du peuple, a voulu que ce royaume, qui périssait par la sécheresse, vît tomber, dès le troisième sermon, une pluie abondante sur toute l’île, ce qui a beaucoup réjoui les habitans. — Que Notre-Seigneur Dieu vous aide longues années, très victorieux seigneur, et exhausse votre royale couronne. — Mallorca, 11 septembre 1413. «

« La foule, qui voulait entendre le saint missionnaire, croissait de telle façon que, ne pouvant l’admettre dans la vaste église du couvent de Saint-Dominique, on fut obligé de lui livrer l’immense jardin du couvent, en dressant des échafauds et abattant des murailles.

« Jusqu’au 3 octobre, Vincent Ferrier prêcha à Palma, d’où il partit pour visiter l’île. Sa première station fut à Valldemosa, dans le monastère qui devait le recevoir et le loger, et qu’il avait choisi sans doute en considération de son frère Boniface, général de l’ordre des chartreux. Le prieur de Valldemosa était venu le prendre à Palma, et voyageait avec lui.

« À Valldemosa plus encore qu’à Palma, l’église se trouva trop petite pour contenir la foule avide. Voici ce que rapportent les chroniqueurs :

« La ville de Valldemosa garde la mémoire du temps où saint Vincent Ferrier y sema la divine parole. Sur le territoire de ladite ville, se trouve une propriété qu’on appelle Son Gual[4] ; là se rendit le missionnaire, suivi d’une multitude infinie. Le terrain était vaste et uni ; le tronc creusé d’un antique et immense olivier lui servit de chaire.

« Tandis que le saint prêchait du haut de l’olivier, la pluie vint à tomber en abondance. Le démon, promoteur des vents, des éclairs et du tonnerre, semblait vouloir forcer les auditeurs à quitter la place pour se mettre à l’abri, ce que faisaient déjà quelques-uns d’entre eux, lorsque Vincent leur commanda de ne pas bouger, se mit en prière, et à l’instant un nuage s’étendit comme un dais sur lui et sur ceux qui l’écoutaient, tandis que ceux qui étaient restés travaillant dans le champ voisin, furent obligés de quitter leur ouvrage.

« Le vieux tronc existait encore il n’y a pas un siècle, car nos ancêtres l’avaient religieusement conservé. Depuis, les héritiers de la propriété de Son Gual ayant négligé de s’occuper de cet objet sacré, le souvenir s’en effaça. Mais Dieu ne voulut pas que la chaire rustique de saint Vincent fût à jamais perdue. Des domestiques de la propriété, ayant voulu faire du bois, jetèrent leur vue sur l’olivier et se mirent en devoir de le dépecer ; mais les outils se brisaient à l’instant, et, comme la nouvelle en vint aux oreilles des anciens, on cria au miracle, et l’olivier sacré resta intact.

« Il arriva plus tard que cet arbre se fendit en trente-quatre morceaux ; et, quoique à portée de la ville, personne n’osa y toucher, le respectant comme une relique.

« Cependant le saint prédicateur allait prêchant dans les moindres hameaux, guérissant et le corps et l’ame des malheureux. L’eau d’une fontaine qui coule dans les environs de Valldemosa était le seul remède ordonné par le saint. Cette fontaine ou source est connue encore sous le nom de Sa bassa Ferrera.

« Saint Vincent passa six mois dans l’île, d’où il fut rappelé par Ferdinand, roi d’Aragon, pour l’aider à éteindre le schisme qui désolait l’Occident. Le saint missionnaire prit congé des Mallorquins dans un sermon qu’il prêcha le 22 février 1414 à la cathédrale de Palma, et, après avoir béni son auditoire, il partit pour s’embarquer, accompagné des jurés, de la noblesse, et de la multitude du peuple, opérant bien des miracles, comme le racontent les chroniques, et comme la tradition s’en est perpétuée jusqu’à ce jour aux îles Baléares. »

Cette relation, qui ferait sourire Mme Fanny Elssler, donne lieu à une remarque de M. Tastu, curieuse sous deux rapports : le premier, en ce qu’elle explique fort naturellement un des miracles de saint Vincent Ferrier ; le second, en ce qu’elle confirme un fait important dans l’histoire des langues. Voici cette note :

« Vincent Ferrier écrivait ses sermons en latin, et les prononçait en langue limosine. On a regardé comme un miracle cette puissance du saint prédicateur qui faisait qu’il était compris de ses auditeurs, quoique leur parlant un idiome étranger. Rien n’est pourtant plus naturel, si on se reporte au temps où florissait maître Vincent. À cette époque, la langue romane des trois grandes contrées du nord, du centre et du midi était à peu de chose près la même ; les peuples et les lettrés surtout s’entendaient très bien. Maître Vincent eut des succès en Angleterre, en Écosse, en Irlande, à Paris, en Bretagne, en Italie, en Espagne, aux îles Baléares ; c’est que dans toutes ces contrées on comprenait, si on ne la parlait, une langue romane, sœur, parente ou alliée de la langue valencienne, la langue maternelle de Vincent Ferrier. D’ailleurs, le célèbre missionnaire n’était-il pas le contemporain du poète Chaucer, de Jean Froissart, de Christine de Pisan, de Boccace, d’Ausias-March et de tant d’autres célébrités européennes[5] ? »

Je ne puis continuer mon récit sans achever de compulser les annales dévotes de Valldemosa ; car, ayant à parler de la piété fanatique des villageois avec lesquels nous fûmes en rapport, je dois mentionner la sainte dont ils s’enorgueillirent et dont ils nous ont montré la maison rustique.

« Valldemosa est aussi la patrie de Catalina Tomas, béatifiée en 1792 par le pape Pie VI. La vie de cette sainte fille a été écrite plusieurs fois, et, en dernier lieu, par le cardinal Antonio Despuig. Elle offre plusieurs traits d’une gracieuse naïveté. Dieu, dit la légende, ayant favorisé sa servante d’une raison précoce, on la vit observer rigoureusement les jours de jeûne, bien avant l’âge où l’église les prescrit. Dès ses premiers ans elle s’abstint de faire plus d’un repas par jour. Sa dévotion à la passion du Rédempteur et aux douleurs de sa sainte mère était si fervente, que dans ses promenades elle récitait continuellement le rosaire, se servant, pour compter les dizaines, des feuilles des oliviers ou des lentisques. Son goût pour la retraite et les exercices religieux, son éloignement pour les bals et les divertissemens profanes, l’avaient fait surnommer la viejecita, la petite vieille. Mais sa solitude et son abstinence étaient récompensées par les visites des anges et de toute la cour céleste : Jésus-Christ, sa mère et les saints se faisaient ses domestiques ; Marie la soignait dans ses maladies ; saint Bruno la relevait dans ses chutes ; saint Antoine l’accompagnait dans l’obscurité de la nuit, portant et remplissant sa cruche à la fontaine ; sainte Catherine sa patrone accommodait ses cheveux et la soignait en tout comme eût fait une mère attentive et vigilante ; saint Côme et saint Damien guérissaient les blessures qu’elle avait reçues dans ses luttes avec le démon, car sa victoire n’était pas sans combat ; enfin, saint Pierre et saint Paul se tenaient à ses côtés pour l’assister et la défendre dans les tentations.

« Elle embrassa la règle de saint Augustin dans le monastère de Sainte-Madeleine de Palma, et fut l’exemple des pénitentes, et, comme le chante l’église en ses prières, obéissante, pauvre, chaste et humble.

« Ses historiens lui attribuent l’esprit de prophétie et le don des miracles. Ils rapportent que, pendant qu’on faisait à Mallorca des prières publiques pour la santé du pape Pie V, un jour Catalina les interrompit tout à coup en disant qu’elles n’étaient plus nécessaires, puisqu’à cette même heure le pontife venait de quitter ce monde, ce qui se trouva vrai.

« Elle mourut le 5 avril 1574, en prononçant ces paroles du Psalmiste : Seigneur, je remets mon esprit entre vos mains. Sa mort fut regardée comme une calamité publique ; on lui rendit les plus grands honneurs. Une pieuse dame de Mallorca, dona Juana de Pochs, remplaça le sépulcre en bois dans lequel on avait déposé d’abord la sainte fille par un autre en albâtre magnifique qu’elle commanda à Gênes ; elle institua en outre, par son testament, une messe pour le jour de la translation de la bienheureuse, et une autre pour le jour de sainte Catherine sa patronne ; elle voulut qu’une lampe brûlât perpétuellement sur son tombeau.

« Le corps de cette sainte fille est conservé aujourd’hui dans le couvent des religieuses de la paroisse de Sainte-Eulalie, où le cardinal Despuig lui a consacré un autel et un service religieux[6]. »

J’ai rapporté complaisamment toute cette petite légende, parce qu’il n’entre pas du tout dans mes idées de nier la sainteté, et je dis la sainteté véritable et de bon aloi, des ames ferventes. Quoique l’enthousiasme et les visions de la petite montagnarde de Valldemosa n’aient plus le même sens religieux et la même valeur philosophique que les inspirations et les extases des saintes du beau temps chrétien, la viejecita Tomasa n’en est pas moins une cousine germaine de la poétique bergère sainte Geneviève et de la bergère sublime Jeanne d’Arc. En aucun temps l’église romaine n’a refusé de marquer des places d’honneur dans le royaume des cieux aux plus humbles enfans du peuple ; mais les temps sont venus où elle condamne et rejette ceux de ses apôtres qui veulent agrandir la place du peuple dans le royaume de la terre. La pagésa[7] Catalina était obéissante, pauvre, chaste et humble : les pagès valldemosans ont si peu profité de ses exemples et si peu compris sa vie, qu’ils voulurent un jour lapider mes enfans parce que mon fils dessinait les ruines du couvent, ce qui leur parut une profanation. Ils faisaient comme l’église, qui d’une main allumait les bûchers de l’auto-da-fé et de l’autre encensait l’effigie de ses saints et de ses bienheureux.

Ce village de Valldemosa, qui se targue du droit de s’appeler ville dès le temps des Arabes[8], est situé dans le giron de la montagne, de plain-pied avec la Chartreuse, dont il semble être une annexe. C’est un amas de nids d’hirondelles de mer ; il est dans un site presque inaccessible, et ses habitans sont pour la plupart des pêcheurs qui partent le matin pour ne rentrer qu’à la nuit. Pendant tout le jour, le village est rempli de femmes, les plus babillardes du monde, que l’on voit sur le pas des portes, occupées à rapetasser les filets ou les chausses de leurs maris, en chantant à tue-tête. Elles sont aussi dévotes que les hommes ; mais leur dévotion est moins intolérante, parce qu’elle est plus sincère. C’est une supériorité que, là comme partout, elles ont sur l’autre sexe. En général, l’attachement des femmes aux pratiques du culte est une affaire d’enthousiasme, d’habitude ou de conviction, tandis que chez les hommes c’est le plus souvent une affaire d’ambition ou d’intérêt. La France en a offert une assez forte preuve sous les règnes de Louis XVIII et de Charles X, alors que l’on achetait les grands et les petits emplois de l’administration et de l’armée avec un billet de confession ou une messe. L’attachement des Majorquins pour les moines est fondé sur des motifs de cupidité, et je ne saurais mieux le faire comprendre qu’en citant l’opinion de M. Marliani, opinion d’autant plus digne de confiance qu’en général l’historien de l’Espagne moderne se montre opposé à la mesure de 1836 relative à l’expulsion subite des moines. « Propriétaires bienveillans, dit-il, et peu soucieux de leur fortune, ils avaient créé des intérêts réels entre eux et les paysans ; les colons qui travaillaient les biens des couvens n’éprouvaient pas de grandes rigueurs, quant à la quotité comme à la régularité des fermages. Les moines, sans avenir, ne thésaurisaient pas, et, du moment où les biens qu’ils possédaient suffisaient aux exigences de l’existence matérielle de chacun d’eux, ils se montraient fort accommodans pour tout le reste. La brusque spoliation des moines blessait donc les calculs de fainéantise et d’égoïsme des paysans : ils comprirent fort bien que le gouvernement et le nouveau propriétaire seraient plus exigeans qu’une corporation de parasites sans intérêts de famille ni de société. Les mendians qui pullulaient aux portes du réfectoire ne reçurent plus les restes d’oisifs repus. »

Le carlisme des paysans majorquins ne peut s’expliquer que par des raisons matérielles, car il est impossible, d’ailleurs, de voir une province moins liée à l’Espagne par un sentiment patriotique, ni une population moins portée à l’exaltation politique. Au milieu des vœux secrets qu’ils formaient pour la restauration des vieilles coutumes, ils étaient cependant effrayés de tout nouveau bouleversement, quel qu’il pût être, et l’alerte qui avait fait mettre l’île en état de siége, à l’époque de notre séjour, n’avait guère moins effrayé les partisans de don Carlos à Majorque que les défenseurs de la reine Isabelle. Cette alerte est un fait qui peint assez bien, je ne dirai pas la poltronnerie des Majorquins (je les crois très capables de faire de bons soldats), mais les anxiétés produites par le souci de la propriété et l’égoïsme du repos. Un vieux prêtre rêva une nuit que sa maison était envahie par des brigands ; il se lève tout effaré, sous l’impression de ce cauchemar, et réveille sa servante ; celle-ci partage sa terreur, et, sans savoir de quoi il s’agit, réveille tout le voisinage par ses cris. L’épouvante se répand dans tout le hameau, et de là dans toute l’île. La nouvelle du débarquement de l’armée carliste s’empare de toutes les cervelles, et le capitaine-général reçoit la déposition du prêtre, qui, soit la honte de se dédire, soit le délire d’un esprit frappé, affirme qu’il a vu les carlistes. Sur-le-champ toutes les mesures furent prises pour faire face au danger : Palma fut déclaré en état de siége, et toutes les forces militaires de l’île furent mises sur pied. Cependant rien ne parut, aucun buisson ne bougea, aucune trace d’un pied étranger ne s’imprima, comme dans l’île de Robinson, sur le sable du rivage. L’autorité punit le pauvre prêtre de l’avoir rendue ridicule, et, au lieu de l’envoyer promener comme un visionnaire, l’envoya en prison comme un séditieux. Mais les mesures de précaution ne furent pas révoquées, et, lorsque nous quittâmes Majorque, à l’époque des exécutions de Maroto, l’état de siége durait encore.

Rien de plus étrange que l’espèce de mystère que les Majorquins semblaient vouloir se faire les uns aux autres des évènemens qui bouleversaient alors la face de l’Espagne. Personne n’en parlait, si ce n’est en famille et à voix basse. Dans un pays où il n’y a vraiment ni méchanceté, ni tyrannie, il est inconcevable de voir régner une méfiance aussi ombrageuse. Je n’ai rien vu de si plaisant que les articles du journal de Palma, et j’ai toujours regretté de n’en avoir pas emporté quelques numéros pour échantillons de la polémique majorquine. Mais voici, sans exagération, la forme dans laquelle, après avoir rendu compte des faits, on en commentait le sens et l’authenticité : « Quelque prouvés que puissent paraître ces évènemens aux yeux des personnes disposées à les accueillir, nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs d’en attendre la suite avant de les juger. Les réflexions qui se présentent à l’esprit en présence de pareils faits demandent à être mûries, dans l’attente d’une certitude que nous ne voulons pas révoquer en doute, mais que nous ne prendrons pas sur nous de hâter par d’imprudentes assertions. Les destinées de l’Espagne sont enveloppées d’un voile qui ne tardera pas à être soulevé, mais auquel nul ne doit porter avant le temps une main imprudente. Nous nous abstiendrons jusque-là d’émettre notre opinion, et nous conseillerons à tous les esprits sages de ne point se prononcer sur les actes des divers partis, avant d’avoir vu la situation se dessiner plus nettement, etc. »

La prudence et la réserve sont, de l’aveu même des Majorquins, la tendance dominante de leur caractère. Les paysans ne vous rencontrent jamais dans la campagne sans échanger avec vous un salut ; mais, si vous leur adressez une parole de plus sans être connu d’eux, ils se gardent bien de vous répondre, quand même vous parleriez leur patois. Il suffit que vous ayez un air étranger pour qu’ils vous craignent et se détournent du chemin pour vous éviter.

Nous eussions pu vivre cependant en bonne intelligence avec ces braves gens, si nous eussions fait acte de présence à leur église. Ils ne nous eussent pas moins rançonnés en toute occasion ; mais nous eussions pu nous promener au milieu de leurs champs sans risquer d’être atteints de quelque pierre à la tête, au détour d’un buisson. Malheureusement cet acte de prudence ne nous vint pas à l’esprit dans les commencemens, et nous restâmes presque jusqu’à la fin sans savoir combien notre manière d’être les scandalisait. Ils nous appelaient païens, mahométans et juifs, ce qui est pis que tout, selon eux. L’alcade nous signalait à la désapprobation de ses administrés ; je ne sais pas si le curé ne nous prenait point pour texte de ses sermons[9]. Le dimanche, le cornet à bouquin qui retentissait dans le village et sur les chemins pour avertir les retardataires de se rendre aux offices, nous poursuivait en vain dans la Chartreuse. Nous étions sourds, parce que nous ne comprenions pas, et, quand nous eûmes compris, nous le fûmes encore davantage. Ils eurent alors un moyen de venger la gloire de Dieu, qui n’était pas chrétien du tout. Ils se liguèrent entre eux pour ne nous vendre leur poisson, leurs œufs et leurs légumes qu’à des prix exorbitans. Il ne nous fut permis d’invoquer aucun tarif, aucun usage. À la moindre observation : Vous n’en voulez pas ? disait le pagès d’un air de grand d’Espagne, en remettant ses oignons ou ses pommes de terre dans sa besace, vous n’en aurez pas ; et il se retirait majestueusement, sans qu’il fût possible de le faire revenir pour entrer en composition. Il nous faisait jeûner pour nous punir d’avoir marchandé. Il fallait jeûner en effet. Point de concurrence ni de rabais entre les vendeurs. Celui qui venait le second demandait le double, et le troisième demandait le triple, si bien qu’il fallait être à leur merci et mener une vie d’anachorètes, plus dispendieuse que n’eût été à Paris une vie de prince. Nous avions la ressource de nous approvisionner à Palma par l’intermédiaire du cuisinier du consul, qui fut notre providence, et dont, si j’étais empereur romain, je voudrais mettre le bonnet de coton au rang des constellations. Mais, les jours de pluie, aucun messager ne voulait se risquer sur les chemins, à quelque prix que ce fût ; et, comme il plut pendant deux mois, nous eûmes souvent du pain comme du biscuit de mer et de véritables dîners de chartreux.

C’eût été une contrariété fort mince si nous eussions tous été bien portans. Je suis fort sobre et même stoïque par nature à l’endroit du repas. Le splendide appétit de mes enfans faisait flèche de tout bois et régal de tout citron vert. Mon fils, que j’avais emmené frêle et malade, reprenait à la vie comme par miracle, et guérissait une affection rhumatismale des plus graves, en courant dès le matin, comme un lièvre échappé, dans les grandes plantes de la montagne, mouillé jusqu’à la ceinture. La Providence permettait à la bonne nature de faire pour lui ces prodiges ; c’était bien assez d’un malade. Mais l’autre, loin de prospérer avec l’air humide et les privations, dépérissait d’une manière effrayante. Quoiqu’il fût condamné par toute la faculté de Palma, il n’avait aucune affection chronique ; mais l’absence de régime fortifiant l’avait jeté, à la suite d’un catarrhe, dans un état de langueur dont il ne pouvait se relever. Il se résignait, comme on sait se résigner pour soi-même ; nous, nous ne pouvions pas nous résigner pour lui, et je connus pour la première fois de grands chagrins pour de petites contrariétés, la colère pour un bouillon manqué ou chipé par les servantes, l’anxiété pour un pain frais qui n’arrivait pas, ou qui s’était changé en éponge en traversant le torrent sur les flancs d’un mulet. Je ne me souviens certainement pas de ce que j’ai mangé à Pise ou à Trieste ; mais je vivrais cent ans, que je n’oublierais pas l’arrivée du panier aux provisions à la Chartreuse. Que n’eussé-je pas donné pour avoir un consommé et un verre de Bordeaux à offrir tous les jours à notre malade ! Les alimens majorquins et surtout la manière dont ils étaient apprêtés, quand nous n’y avions pas l’œil et la main, lui causaient un invincible dégoût. Dirai-je jusqu’à quel point ce dégoût était fondé ? Un jour qu’on nous servait un maigre poulet, nous vîmes sautiller sur son dos fumant d’énormes maîtres Floh, dont Hoffmann eût fait autant de malins esprits, mais que certainement il n’eût pas mangés en sauce. Mes enfans furent pris d’un si bon rire d’enfans, qu’ils faillirent tomber sous la table.

Le fond de la cuisine majorquine est invariablement le cochon sous toutes les formes et sous tous les aspects. C’est là qu’eût été de saison le dicton du petit Savoyard faisant l’éloge de son cabaret, et disant avec admiration qu’on y mange cinq sortes de viandes, à savoir : du cochon, du porc, du lard, du jambon et du salé. À Majorque, on fabrique, j’en suis sûr, plus de deux mille sortes de mets avec le porc, et au moins deux cents espèces de boudin, assaisonnées d’une telle profusion d’ail, de poivre, de piment et d’épices corrosives de tout genre, qu’on y risque la vie à chaque morceau. Vous voyez paraître sur la table vingt plats qui ressemblent à toutes sortes de mets chrétiens : ne vous y fiez pas cependant ; ce sont des drogues infernales cuites par le diable en personne. Enfin vient au dessert une tarte en pâtisserie de fort bonne mine, avec des tranches de fruit qui ressemblent à des oranges sucrées ; c’est une tourte de cochon à l’ail, avec des tranches de tomatigas, de pommes d’amour et de piment, le tout saupoudré de sel blanc, que vous prendriez pour du sucre à son air d’innocence.

Il y a bien des poulets, mais ils n’ont que la peau et les os. À Valldemosa, chaque graine qu’on nous eût vendue pour les engraisser eût été taxée sans doute un réal. Le poisson qu’on nous apportait de la mer était aussi plat et aussi sec que les poulets. Un jour nous achetâmes un calmar de la grande espèce, pour avoir le plaisir de l’examiner. Je n’ai jamais vu d’animal plus horrible. Son corps était gros comme celui d’un dindon, ses yeux larges comme des oranges, et ses bras flasques et hideux, déroulés, avaient quatre à cinq pieds de long. Les pêcheurs nous assuraient que c’était un friand morceau. Nous ne fûmes point alléchés par sa mine, et nous en fîmes hommage à la Maria-Antonia, qui l’apprêta et le dégusta avec délices. Si notre admiration pour le calmar fit sourire ces bonnes gens, nous eûmes bien notre tour quelques jours après. En descendant la montagne, nous vîmes les pagès quitter leurs travaux et se précipiter vers des gens arrêtés sur le chemin, qui portaient dans un panier une paire d’oiseaux admirables, extraordinaires, merveilleux, incompréhensibles. Toute la population de la montagne fut mise en émoi par l’apparition de ces volatiles inconnus. — Qu’est-ce que cela mange ? se disait-on en les regardant. Et quelques-uns répondaient : — Peut-être que cela ne mange pas ! — Cela vit-il sur terre ou sur mer ? — Probablement cela vit toujours dans l’air. — Enfin les deux oiseaux avaient failli être étouffés par l’admiration publique, lorsque nous vérifiâmes que ce n’étaient ni des condors, ni des phénix, ni des hippogriffes, mais bien deux belles oies de basse-cour qu’un riche seigneur envoyait en présent à un de ses amis.

À Majorque comme à Venise, les vins liquoreux sont abondans et exquis. Nous avions pour ordinaire du moscatel aussi bon et aussi peu cher que le Chypre qu’on boit sur le littoral de l’Adriatique. Mais les vins rouges, dont la préparation est un art véritable, inconnu aux Majorquins, sont durs, noirs, brûlans, chargés d’alcool, et d’un prix plus élevé que notre plus simple ordinaire de France. Tous ces vins chauds et capiteux étaient fort contraires à notre malade, et même à nous, à telles enseignes que nous bûmes presque toujours de l’eau, qui était excellente. Je ne sais si c’est à la pureté de cette eau de source qu’il faut attribuer un fait dont nous fîmes bientôt la remarque : nos dents avaient acquis une blancheur que tout l’art des parfumeurs ne saurait donner aux Parisiens les plus recherchés. La cause en fut peut-être dans notre sobriété forcée. N’ayant pas de beurre, et ne pouvant supporter la graisse, l’huile nauséeuse et les procédés incendiaires de la cuisine indigène, nous vivions de viande fort maigre, de poisson et de légumes, le tout assaisonné, en fait de sauce, de l’eau du torrent à laquelle nous avions parfois le sybaritisme de mêler le jus d’une orange verte fraîchement cueillie dans notre parterre. En revanche, nous avions des desserts splendides : des patates de Malaga et des courges de Valence confites, et du raisin digne de la terre de Chanaan. Ce raisin, blanc ou rose, est oblong, et couvert d’une pellicule un peu épaisse, qui aide à sa conservation pendant toute l’année. Il est exquis, et on en peut manger tant qu’on veut sans éprouver le gonflement d’estomac que donne le nôtre. Le raisin de Fontainebleau est plus aqueux et plus frais, celui de Majorque plus sucré et plus charnu. Dans l’un il y a à manger, dans l’autre à boire. Ces grappes, dont quelques-unes pesaient de vingt à vingt-cinq livres, eussent fait l’admiration d’un peintre. C’était notre ressource dans les temps de disette. Les paysans croyaient nous le vendre fort cher en nous le faisant payer quatre fois sa valeur ; mais ils ne savaient pas que, comparativement au nôtre, ce n’était rien encore, et nous avions le plaisir de nous moquer les uns des autres. Quant aux figues de cactus, nous n’eûmes pas de discussion : c’est bien le plus détestable fruit que je sache.

Si les conditions de cette vie frugale n’eussent été, je le répète, contraires et même funestes à l’un de nous, les autres l’eussent trouvée fort acceptable en elle-même. Nous avions réussi même à Majorque, même dans une chartreuse abandonnée, même aux prises avec les paysans les plus rusés du monde, à nous créer une sorte de bien-être. Nous avions des vitres, des portes et un poêle, un poêle unique en son genre, que le premier forgeron de Palma avait mis un mois à forger et qui nous coûta cent francs ; c’était tout simplement un cylindre de fer avec un tuyau qui passait par la fenêtre. Il fallait bien une heure pour l’allumer, et à peine l’était-il, qu’il devenait rouge, et qu’après avoir ouvert long-temps les portes pour faire sortir la fumée, il fallait les rouvrir presque aussitôt pour faire sortir la chaleur. En outre, le soi-disant fumiste l’avait enduit à l’intérieur, en guise de mastic, d’une matière dont les Indiens enduisent leurs maisons et même leurs personnes par dévotion, la vache étant réputée chez eux, comme on sait, un animal sacré. Quelque purifiante pour l’ame que put être cette odeur sainte, j’atteste qu’au feu elle est peu délectable pour les sens. Pendant un mois que ce mastic mit à sécher, nous pûmes croire que nous étions dans un des cercles de l’enfer où Dante prétend avoir vu les adulateurs. J’avais beau chercher dans ma mémoire par quelle faute de ce genre j’avais pu mériter un pareil supplice, quel pouvoir j’avais encensé, quel pape ou quel roi j’avais encouragé dans son erreur par mes flatteries ; je n’avais pas seulement un garçon de bureau ou un huissier de la chambre sur la conscience, pas même une révérence à un gendarme ou à un journaliste ! Heureusement le chartreux pharmacien nous vendit du benjoin exquis, reste de la provision de parfums dont on encensait naguère, dans l’église de son couvent, l’image de la Divinité, et cette émanation céleste combattit victorieusement, dans notre cellule, les exhalaisons du huitième fossé de l’enfer.

Nous avions un mobilier splendide, des lits de sangle irréprochables, des matelas peu mollets, plus chers qu’à Paris, mais neufs et propres ; de ces grands et excellens couvre-pieds en indienne ouatée et piquée, que les juifs vendent assez bon marché à Palma. Une dame française, établie dans le pays, avait eu la bonté de nous céder quelques livres de plume qu’elle avait fait venir pour elle de Marseille, et dont nous avions fait deux oreillers à notre malade. C’était certes un grand luxe dans une contrée où les oies passent pour des êtres fantastiques, et où les poulets ont des démangeaisons même en sortant de la broche. Nous possédions plusieurs tables, plusieurs chaises de paille comme celles qu’on voit dans nos chaumières de paysans, et un sofa voluptueux en bois blanc avec des coussins de toile à matelas rembourrés de laine. Le sol très inégal et très poudreux de la cellule était couvert de ces nattes valenciennes à longues pailles qui ressemblent à un gazon jauni par le soleil, et de ces belles peaux de mouton à longs poils, d’une finesse et d’une blancheur admirable, qu’on prépare fort bien dans le pays. Comme chez les Africains et les Orientaux, il n’y a point d’armoires dans les anciennes maisons de Majorque, et surtout dans les cellules de chartreux. On y serre ses effets dans de grands coffres de bois blanc. Nos malles de cuir jaune pouvaient passer là pour des meubles très élégans. Un grand châle-tartan bariolé, qui nous avait servi de tapis de pied en voyage, devint une portière somptueuse devant l’alcôve, et mon fils orna le poêle d’une de ces charmantes urnes d’argile de Felanitx[10], dont la forme et les ornemens sont de pur goût arabe. Ce joli vase entouré d’une guirlande de lierre arrachée à la muraille était plus satisfaisant pour des yeux d’artistes que toutes les dorures de nos Sèvres modernes. Le pianino de Pleyel, arraché aux mains des douaniers après trois semaines de pourparlers et 400 francs de contribution, remplissait la voûte élevée et retentissante de la cellule d’un son magnifique. Enfin, le sacristain avait consenti à transporter chez nous une belle chaise gothique sculptée en chêne, que les rats et les vers rongeaient dans l’ancienne chapelle des Chartreux, et dont le coffre nous servait de bibliothèque, en même temps que ses découpures légères et ses aiguilles effilées, projetant sur la muraille, au reflet de la lampe du soir, l’ombre de sa riche dentelle noire et de ses clochetons agrandis, rendait à la cellule tout son caractère antique et monacal.

Le seigneur Gomez, notre ex-propriétaire de Son-Vent, ce riche personnage qui nous avait loué sa maison en cachette, parce qu’il n’était pas convenable qu’un citoyen de Majorque eût l’air de spéculer sur sa propriété, nous avait fait un esclandre et menacés d’un procès, pour avoir brisé chez lui (estropeado) quelques assiettes de terre de pipe qu’il nous fit payer comme des porcelaines de Chine. En outre, il nous fit payer (toujours par menace) le badigeonnage et le repicage de toute sa maison, à cause de la contagion du rhume. À quelque chose malheur est bon, car il s’empressa de nous vendre le linge de maison qu’il nous avait loué, et, quoiqu’il fût pressé de se défaire de tout ce que nous avions touché, il n’oublia pas de batailler jusqu’à ce que nous eussions payé son vieux linge comme du neuf. Grace à lui, nous ne fûmes donc pas forcés de semer du lin pour avoir un jour des draps et des nappes, comme ce seigneur italien qui accordait des chemises à ses pages. Il ne faut pas qu’on m’accuse de puérilité parce que je rapporte des vexations dont, à coup sûr, je n’ai pas conservé plus de ressentiment que ma bourse de regret ; mais personne ne contestera que ce qu’il y a de plus intéressant à observer en pays étranger, ce sont les hommes ; et quand je dirai que je n’ai pas eu une seule relation d’argent, si petite qu’elle fût, avec des Majorquins, où je n’aie rencontré de leur part une mauvaise foi impudente et une avidité grossière, et quand j’ajouterai qu’ils étalaient leur dévotion devant nous en affectant d’être indignés de notre peu de foi, on conviendra que la piété des ames simples, si vantée par certains conservateurs de nos jours, n’est pas toujours la chose la plus édifiante et la plus morale du monde, et qu’il doit être permis de désirer une autre manière de comprendre et d’honorer Dieu.

Quant à moi, à qui l’on a tant rebattu les oreilles de ces lieux communs : que c’est un crime et un danger d’attaquer même une foi erronée et corrompue, parce que l’on n’a rien à mettre à la place ; que les peuples qui ne sont point infectés du poison de l’examen philosophique et de la frénésie révolutionnaire, sont seuls moraux, hospitaliers, sincères ; qu’ils ont encore de la poésie, de la grandeur, et des vertus antiques, etc., etc. !… j’ai ri à Majorque, un peu plus qu’ailleurs, je l’avoue, de ces graves objections. Lorsque je voyais mes petits enfans, élevés dans l’abomination de la désolation de la philosophie, servir et assister avec joie un ami souffrant, eux tout seuls, au milieu de cent soixante mille Majorquins qui se seraient détournés avec la plus dure inhumanité, avec la plus lâche terreur, d’une maladie réputée contagieuse, je me disais que ces petits scélérats avaient plus de raison et de charité que toute cette population de saints et d’apôtres. Ces pieux serviteurs de Dieu ne manquaient pas de dire que je commettais un grand crime en exposant mes enfans à la contagion, et que, pour me punir de mon aveuglement, le ciel leur enverrait la même maladie. Je leur répondais que dans notre famille, si l’un de nous avait la peste, les autres ne s’écarteraient pas de son lit ; que ce n’était pas l’usage en France, pas plus depuis la révolution qu’auparavant, d’abandonner les malades ; que des prisonniers espagnols affectés des maladies les plus intenses et les plus pernicieuses avaient traversé nos campagnes du temps des guerres de Napoléon, et que nos paysans, après avoir partagé avec eux leur gamelle et leur linge, leur avaient cédé leur lit, et s’étaient tenus auprès pour les soigner ; que plusieurs avaient été victimes de leur charité, et avaient succombé à la contagion, ce qui n’avait pas empêché les survivans de pratiquer l’hospitalité et la charité. Le Majorquin secouait la tête et souriait de pitié. La notion du dévouement envers un inconnu ne pouvait pas plus entrer dans sa cervelle que celle de la probité ou même de l’obligeance envers un étranger[11]. Et pourtant ce paysan majorquin a de la douceur, de la bonté, des mœurs paisibles, une nature calme et patiente. Il n’aime point le mal, il ne connaît pas le bien. Il se confesse, il prie, il songe sans cesse à mériter le paradis, mais il ignore les vrais devoirs de l’humanité. Il n’est pas plus haïssable qu’un bœuf ou un mouton, car il n’est guère plus homme que les êtres endormis dans l’innocence de la brute. Il récite des prières, il est superstitieux comme un sauvage ; mais il mangerait son semblable sans plus de remords, si c’était l’usage de son pays, et s’il n’avait pas du cochon à discrétion. Il trompe, rançonne, ment, insulte et pille, sans le moindre embarras de conscience. Un étranger n’est pas un homme pour lui. Jamais il ne dérobera une olive à son compatriote : au-delà des mers l’humanité n’existe dans les desseins de Dieu que pour apporter de petits profits aux Majorquins. Nous avions surnommé Majorque l’île des singes, parce que, nous voyant environnés de ces bêtes sournoises, pillardes et pourtant innocentes, nous nous étions habitués à nous préserver d’elles sans plus de rancune et de dépit que n’en causent aux Indiens les jockos et les orangs espiègles et fuyards.

Cependant on ne s’habitue pas sans tristesse à voir des créatures revêtues de la forme humaine, et marquées du sceau divin, végéter ainsi dans une sphère qui n’est point celle de l’humanité présente. On sent bien que cet être imparfait est capable de comprendre, que sa race est perfectible, que son avenir est le même que celui des races plus avancées, et qu’il n’y a là qu’une question de temps, grande à nos yeux, inappréciable dans l’abîme de l’éternité. Mais plus on a le sentiment de cette perfectibilité, plus on souffre de la voir entravée par les chaînes du passé. Ce temps d’arrêt, qui n’inquiète guère la Providence, épouvante et contriste notre existence d’un jour. Nous sentons par le cœur, par l’esprit, par les entrailles, que la vie de tous les autres est liée à la nôtre, que nous ne pouvons point nous passer d’aimer ou d’être aimés, de comprendre ou d’être compris, d’assister et d’être assistés. Le sentiment d’une supériorité intellectuelle et morale sur d’autres hommes ne réjouit que le cœur des orgueilleux. Je m’imagine que tous les cœurs généreux voudraient, non s’abaisser pour se niveler, mais élever à eux, en un clin d’œil, tout ce qui est au-dessous d’eux, afin de vivre enfin de la vraie vie de sympathie, d’échange, d’égalité et de communauté, qui est l’idéal religieux de la conscience humaine. Je suis certain que ce besoin est au fond de tous les cœurs, et que ceux de nous qui le combattent et croient l’étouffer par des sophismes en ressentent une souffrance étrange, amère, à laquelle ils ne savent pas donner un nom. Les hommes d’en bas s’usent ou s’éteignent quand ils ne peuvent monter, ceux d’en haut s’indignent et s’affligent de leur tendre vainement la main, et ceux qui ne veulent aider personne sont dévorés de l’ennui et de l’effroi de la solitude, jusqu’à ce qu’ils retombent dans un abrutissement qui les fait descendre au-dessous des premiers.

Nous étions donc seuls à Majorque, aussi seuls que dans un désert ; et quand la subsistance de chaque jour était conquise, moyennant la guerre aux singes, nous nous asseyions en famille pour en rire autour du poêle. Mais, à mesure que l’hiver avançait, la tristesse paralysait dans mon sein les efforts de gaieté et de sérénité. L’état de notre malade empirait toujours, le vent pleurait dans le ravin, la pluie battait nos vitres, la voix du tonnerre perçait nos épaisses murailles et venait jeter sa note lugubre au milieu des rires et des jeux des enfans. Les aigles et les vautours, enhardis par le brouillard, venaient dévorer nos pauvres passereaux jusque sur le grenadier qui remplissait ma fenêtre. La mer furieuse retenait les embarcations dans les ports ; nous nous sentions prisonniers, loin de tout secours éclairé et de toute sympathie efficace. La mort semblait planer sur nos têtes pour s’emparer de l’un de nous, et nous étions seuls à lui disputer sa proie. Il n’y avait pas une seule créature humaine à notre portée qui n’eût voulu au contraire le pousser vers la tombe pour en finir plus vite avec le prétendu danger de son voisinage. Cette pensée d’hostilité était affreusement triste. Nous nous sentions bien assez forts pour remplacer les uns pour les autres, à force de soins et de dévouement, l’assistance et la sympathie qui nous étaient déniées. Je crois même que dans de telles épreuves le cœur grandit et l’affection s’exalte, retrempée de toute la force qu’elle puise dans le sentiment de la solidarité humaine. Mais nous souffrions dans nos ames de nous voir jetés au milieu d’êtres qui ne comprenaient pas ce sentiment, et pour lesquels, loin d’être plaints par eux, il nous fallait ressentir la plus douloureuse pitié.

J’éprouvais d’ailleurs de vives perplexités. Je n’ai aucune notion scientifique d’aucun genre, et il m’eût fallu être médecin et grand médecin pour soigner la maladie dont toute la responsabilité pesait sur mon cœur. Le médecin qui nous voyait, et dont je ne révoque en doute ni le zèle, ni le talent, se trompait, comme tout médecin, même des plus illustres, peut se tromper, et comme, de son propre aveu, tout savant sincère s’est trompé souvent. La bronchite avait fait place à une excitation nerveuse qui produisait plusieurs des phénomènes d’une phthisie laryngée. Le médecin qui avait vu ces phénomènes à de certains momens, et qui ne voyait pas les symptômes contraires, évidens pour moi à d’autres heures, avait prononcé pour le régime qui convient aux phthisiques, pour la saignée, pour la diète, pour le laitage. Toutes ces choses étaient absolument contraires, et la saignée eût été mortelle. Le malade en avait l’instinct, et moi, qui, sans rien savoir de la médecine, ai soigné beaucoup de malades, j’avais le même pressentiment. Je tremblais pourtant de m’en remettre à cet instinct qui pouvait me tromper, et de lutter contre les affirmations d’un homme de l’art ; et, quand je voyais la maladie empirer, j’étais véritablement livré à des angoisses que chacun doit comprendre. Une saignée le sauverait, me disait-on, et, si vous vous y refusez, il va mourir. Pourtant il y avait une voix qui me disait jusque dans mon sommeil : Une saignée le tuerait, et, si tu l’en préserves, il ne mourra pas. Je suis persuadé que cette voix était celle de la Providence, et aujourd’hui que notre ami, la terreur des Majorquins, est reconnu aussi peu phthisique que moi, je remercie le ciel de ne m’avoir pas ôté la confiance qui nous a sauvés.

Quant à la diète, elle était fort contraire. Quand nous en vîmes les mauvais effets, nous nous y conformâmes aussi peu que possible ; mais, malheureusement, il n’y eut guère à opter entre les épices brûlantes du pays et la table la plus frugale. Le laitage, dont nous reconnûmes par la suite l’effet contraire, fut par bonheur assez rare, à Majorque, pour n’en produire aucun. Nous pensions encore à cette époque que le lait ferait merveille, et nous nous tourmentions pour en avoir. Il n’y a pas de vaches dans ces montagnes, et le lait de chèvre qu’on nous vendait était toujours bu en chemin par les enfans qui nous l’apportaient, ce qui n’empêchait pas que le vase ne nous arrivât plus plein qu’au départ. C’était un miracle qui s’opérait tous les matins pour le pieux messager, lorsqu’il avait soin de faire sa prière dans la cour de la Chartreuse, auprès de la fontaine. Pour mettre fin à ces prodiges, nous nous procurâmes une chèvre. C’était bien la plus douce et la plus aimable personne du monde, une belle petite chèvre d’Afrique, au poil ras couleur de chamois, avec une tête sans cornes, le nez très busqué et les oreilles pendantes. Ces animaux diffèrent beaucoup des nôtres. Ils ont la robe du chevreuil et le profil du mouton ; mais ils n’ont pas la physionomie espiègle et mutine de nos biquettes enjouées. Au contraire, ils semblent pleins de mélancolie. Ces chèvres diffèrent encore des nôtres en ce qu’elles ont les mamelles fort petites et donnent fort peu de lait. Quand elles sont dans la force de l’âge, ce lait a une saveur âpre et sauvage dont les Majorquins font beaucoup de cas, mais qui nous parut repoussante. Notre amie de la Chartreuse en était à sa première maternité ; elle n’avait pas deux ans, et son lait était fort délicat, mais elle en était fort avare, surtout lorsque, séparée du troupeau avec lequel elle avait coutume, non de gambader (elle était trop sérieuse, trop Majorquine pour cela), mais de rêver au sommet des montagnes, elle tomba dans un spleen qui n’était pas sans analogie avec le nôtre. Il y avait pourtant de bien belles herbes dans le préau, et des plantes aromatiques, naguère cultivées par les chartreux, croissaient encore dans les rigoles de notre parterre : rien ne la consola de sa captivité. Elle errait éperdue et désolée dans les cloîtres, poussant des gémissemens à fendre, les pierres. Nous lui donnâmes pour compagne une grosse brebis dont la laine blanche et touffue avait six pouces de long, une de ces brebis comme on n’en voit chez nous que sur la devanture des marchands de joujoux ou sur les éventails de nos grand’mères. Cette excellente compagne lui rendit un peu de calme, et nous donna elle-même un lait assez crémeux. Mais à elles deux, et quoique bien nourries, elles en fournissaient une si petite quantité, que nous nous méfiâmes des fréquentes visites que la Maria-Antonia, la niña et la Catalina rendaient à notre bétail. Nous le mîmes sous clé dans une petite cour au pied du clocher, et nous eûmes le soin de traire nous-mêmes. Ce lait, des plus légers, mêlé à du lait d’amandes que nous pilions alternativement, mes enfans et moi, faisait une tisane assez saine et assez agréable. Nous n’en pouvions guère avoir d’autre. Toutes les drogues de Palma étaient d’une malpropreté intolérable. Le sucre mal raffiné qu’on y apporte d’Espagne est noir, huileux, et doué d’une vertu purgative pour ceux qui n’en ont pas l’habitude. Un jour, nous nous crûmes sauvés parce que nous aperçûmes des violettes dans le jardin d’un riche fermier. Il nous permit d’en cueillir de quoi faire une infusion, et, quand nous eûmes fait notre petit paquet, il nous le fit payer à raison d’un sou par violette, un sou majorquin, qui vaut trois sous de France.

À ces soins domestiques se joignait la nécessité de balayer nos chambres et de faire nos lits nous-mêmes, quand nous tenions à dormir la nuit ; car la servante majorquine ne pouvait y toucher sans nous communiquer aussitôt, avec une intolérable prodigalité, les mêmes propriétés que mes enfans s’étaient tant réjouis de pouvoir observer sur le dos d’un poulet rôti. Il nous restait à peine quelques heures pour travailler et pour nous promener ; mais ces heures étaient bien employées. Les enfans étaient attentifs à la leçon, et nous n’avions ensuite qu’à mettre le nez hors de notre tanière pour entrer dans les paysages les plus variés et les plus admirables. À chaque pas, au milieu du vaste cadre des montagnes, s’offrait un accident pittoresque, une petite chapelle sur un rocher escarpé, un bosquet de rosages jeté à pic sur une pente lézardée, un ermitage auprès d’une source pleine de grands roseaux, un massif d’arbres sur d’énormes fragmens de roches mousseuses et brodées de lierres. Quand le soleil daignait se montrer un instant, toutes ces plantes, toutes ces pierres et tous ces terrains lavés par la pluie, prenaient une couleur éclatante et des reflets d’une incroyable fraîcheur. Nous fîmes surtout deux promenades remarquables.

Je ne me rappelle pas la première avec plaisir, quoiqu’elle fût magnififque magnifique d’aspects. Mais notre malade, alors bien portant (c’était au commencement de notre séjour à Majorque), voulut nous accompagner, et en ressentit une fatigue qui détermina l’invasion de sa maladie. Notre but était un ermitage situé au bord de la mer, à trois milles de la Chartreuse. Nous suivîmes le bras droit de la chaîne, et montâmes de colline en colline, par un chemin pierreux qui nous hachait les pieds, jusqu’à la côte nord de l’île. À chaque détour du sentier, nous eûmes le spectacle grandiose de la mer, vue à des profondeurs considérables, au travers de la plus belle végétation. C’était la première fois que je voyais des rives fertiles, couvertes d’arbres et verdoyantes jusqu’à la première vague, sans falaises pâles, sans grèves désolées, et sans plage limoneuse. Dans tout ce que j’ai vu des côtes de France, même sur les hauteurs de Port-Vendres, où elle m’apparut enfin dans sa beauté, la mer m’a toujours semblé sale ou déplaisante à aborder. Le Lido tant vanté de Venise a des sables d’une affreuse nudité, peuplés d’énormes lézards qui sortent par milliers sous vos pieds, et semblent vous poursuivre de leur nombre toujours croissant comme dans un mauvais rêve. À Royant, à Marseille, presque partout, je crois, sur nos rivages, une ceinture de varechs gluans et une arène stérile nous gâtent les approches de la mer. À Majorque, je la vis enfin comme je l’avais rêvée, limpide et bleue comme le ciel, doucement ondulée comme une plaine de saphir régulièrement labourée en sillons dont la mobilité est inappréciable, vue d’une certaine hauteur, et encadrée de forêts d’un vert sombre. Chaque pas que nous faisions sur la montagne sinueuse nous présentait une nouvelle perspective toujours plus sublime que la dernière. Néanmoins, comme il nous fallut redescendre beaucoup pour atteindre l’ermitage, la rive en cet endroit, quoique très belle, n’eut pas le caractère de grandeur que je lui trouvai en un autre endroit de la côte, quelques mois plus tard. Les ermites, qui sont établis là au nombre de quatre ou cinq, n’avaient aucune poésie. Leur habitation est aussi misérable et aussi sauvage que leur profession le comporte, et de leur jardin en terrasse, que nous les trouvâmes occupés à bêcher, la grande solitude de la mer s’étend sous leurs yeux ; mais ils nous parurent, personnellement, les plus stupides du monde, ils ne portaient aucun costume religieux. Le supérieur quitta sa bêche et vint à nous en veste ronde et en pantalon de drap bège ; ses cheveux courts et sa barbe sale n’avaient rien de pittoresque. Il nous parla des austérités de la vie qu’il menait, et surtout du froid intolérable qui régnait sur ce rivage ; mais, quand nous lui demandâmes s’il y gelait quelquefois, nous ne pûmes jamais lui faire comprendre ce que c’était que la gelée. Il ne connaissait ce mot dans aucune langue, et n’avait jamais entendu parler de pays plus froids que l’île de Majorque. Cependant il avait une idée de la France pour avoir vu passer la flotte qui marcha en 1830 à la conquête d’Alger ; c’avait été le plus beau, le plus étonnant, on peut dire le seul spectacle de sa vie. Il nous demanda si les Français avaient réussi à prendre Alger, et, quand nous lui eûmes dit qu’ils venaient de prendre Constantine, il ouvrit de grands yeux et s’écria que les Français étaient un grand peuple.

Il nous fit monter à une petite cellule fort malpropre, où nous vîmes le doyen des ermites. Nous le prîmes pour un centenaire, et fûmes surpris d’apprendre qu’il n’avait que quatre-vingts ans. Il était dans un état parfait d’imbécillité, quoiqu’il travaillât encore machinalement à fabriquer des cuillers de bois avec des mains terreuses et tremblantes. Il ne fit aucune attention à nous, quoiqu’il ne fût pas sourd, et, le prieur l’ayant appelé, il souleva une énorme tête qu’on eût prise pour de la cire, et nous montra une face hideuse d’abrutissement. Il y avait toute une vie d’abaissement intellectuel sur cette pauvre figure décomposée, dont je détournai les yeux avec empressement, comme de la chose la plus effrayante et la plus pénible qui soit au monde. Nous leur fîmes l’aumône, car ils appartiennent à un ordre mendiant, et sont encore en grande vénération parmi les paysans, qui ne les laissent manquer de rien.

En revenant à la Chartreuse, nous fûmes assaillis par un vent violent, qui nous renversa plusieurs fois, et qui rendit notre marche si fatigante, que notre malade en fut brisé.

La seconde promenade eut lieu quelques jours avant notre départ de Majorque, et celle-là m’a fait une impression que je n’oublierai de ma vie. Jamais le spectacle de la nature ne m’a saisi davantage, et je ne sache pas qu’il m’ait saisi à ce point plus de trois ou quatre fois dans ma vie. Les pluies avaient enfin cessé, et le printemps se faisait tout à coup. Nous étions au mois de février ; tous les amandiers étaient en fleurs, et les prés se remplissaient de jonquilles embaumées. C’était, sauf la couleur du ciel et la vivacité des tons du paysage, la seule différence que l’œil pût trouver entre les deux saisons ; car les arbres de cette région sont vivaces pour la plupart. Ceux qui poussent de bonne heure n’ont point à subir les coups de la gelée ; les gazons conservent toute leur fraîcheur, et les fleurs n’ont besoin que d’une matinée de soleil pour mettre le nez au vent. Lorsque notre jardin avait un demi-pied de neige, la bourrasque balançait, sur nos berceaux treillagés, de jolies petites roses grimpantes, qui, pour être un peu pâles, n’en paraissaient pas moins de fort bonne humeur.

Comme, du côté du nord, je regardais la mer de la porte du couvent, un jour que notre malade était assez bien pour rester seul deux ou trois heures, nous nous mîmes enfin en route, mes enfans et moi, pour voir la grève de ce côté-là. Jusqu’alors je n’en avais pas eu la moindre curiosité, quoique mes enfans, qui couraient comme des chamois, m’assurassent que c’était le plus bel endroit du monde. Soit que la visite à l’ermitage, première cause de nos douleurs, m’eût laissé une rancune assez fondée, soit que je ne m’attendisse pas à voir de la plaine un aussi beau déploiement de mer que je l’avais vu du haut de la montagne, je n’avais pas encore eu la tentation de sortir du vallon encaissé de Valldemosa. J’ai dit plus haut qu’au point où s’élève la Chartreuse la chaîne s’ouvre, et qu’une plaine légèrement inclinée monte entre ses deux bras élargis jusqu’à la mer. Or, en regardant tous les jours la mer monter à l’horizon bien au-dessus de cette plaine, ma vue et mon raisonnement commettaient une erreur singulière : au lieu de voir que la plaine montait et qu’elle cessait tout à coup à une distance très rapprochée de moi, je m’imaginais qu’elle s’abaissait en pente douce jusqu’à la mer, et que le rivage était plus éloigné de cinq à six lieues. Comment m’expliquer, en effet, que cette mer, qui me paraissait de niveau avec la Chartreuse, fût plus bas de deux à trois mille pieds ? Je m’étonnais bien quelquefois qu’elle eût la voix si haute, étant aussi éloignée que je la supposais ; je ne me rendais pas compte de ce phénomène, et je ne sais pas pourquoi je me permets quelquefois de me moquer des bourgeois de Paris, car j’étais plus que simple dans mes conjectures. Je ne voyais pas que cet horizon maritime dont je repaissais mes regards était à quinze ou vingt lieues de la côte, tandis que la mer battait la base de l’île à une demi-heure de chemin de la Chartreuse. Aussi, quand mes enfans m’engageaient à venir voir la mer, prétendant qu’elle était à deux pas, je n’en trouvais jamais le temps, croyant qu’il s’agissait de deux pas d’enfans, c’est-à-dire, dans la réalité, de deux pas de géant ; car on sait que les enfans marchent par la tête, sans jamais se souvenir qu’ils ont des pieds, et que les bottes de sept lieues du Petit-Poucet sont un mythe pour signifier que l’enfance ferait le tour du monde sans s’en apercevoir.

Enfin je me laissai entraîner par eux, certain que nous n’atteindrions jamais ce rivage fantastique qui me semblait si loin. Mon fils prétendait savoir le chemin ; mais, comme tout est chemin quand on a des bottes de sept lieues, et que depuis long-temps je ne marche plus dans la vie qu’avec des pantoufles, je lui objectai que je ne pouvais pas, comme lui et sa sœur, enjamber les fossés, les haies et les torrens. Depuis un quart d’heure je m’apercevais bien que nous ne descendions pas vers la mer, car le cours des ruisseaux venait rapidement à notre rencontre, et plus nous avancions, plus la mer semblait s’enfoncer et s’abîmer à l’horizon. Je crus enfin que nous lui tournions le dos, et je pris le parti de demander au premier paysan que je rencontrerais, si par hasard il ne nous serait pas possible de rencontrer aussi la mer.

Sous un massif de saules, dans un fossé bourbeux, trois pastourelles, peut-être trois fées travesties, remuaient la crotte avec des pelles pour y chercher je ne sais quel talisman ou quelle salade. La première n’avait qu’une dent, c’était probablement la fée Dentue, la même qui remue ses maléfices dans une casserole avec cette unique et affreuse dent. La seconde vieille était, selon toutes les apparences, Carabosse, la plus mortelle ennemie des établissemens orthopédiques. Toutes deux nous firent une horrible grimace. La première avança sa terrible dent du côté de ma fille, dont la fraîcheur éveillait son appétit. La seconde hocha la tête et brandit sa béquille pour casser les reins à mon fils, dont la taille droite et svelte lui faisait horreur. Mais la troisième, qui était jeune et jolie, sauta légèrement sur la marge du fossé, et, jetant sa cape sur son épaule, nous fit signe de la main et se mit à marcher devant nous. C’était certainement une bonne petite fée, mais sous son travestissement de montagnarde il lui plaisait de s’appeler Périca.

Périca est la plus gentille créature majorquine que j’aie vue. Elle et ma chèvre sont les seuls êtres vivans qui aient gardé un peu de mon cœur à Valldemosa. La petite fille était crottée comme la petite chèvre eût rougi de l’être ; mais, quand elle eut un peu marché dans le gazon humide, ses pieds nus redevinrent non pas blancs, mais mignons comme ceux d’une Andalouse, et son joli sourire, son babil confiant et curieux, son obligeance désintéressée, nous la firent trouver aussi pure qu’une perle fine. Elle avait seize ans et les traits les plus délicats avec une figure toute ronde et veloutée comme une pêche. C’était la régularité de lignes et la beauté de plans de la statuaire grecque. Sa taille était fine comme un jonc, et ses bras nus couleur de bistre. De dessous son rebozillo de grosse toile sortait sa chevelure flottante et mêlée comme la queue d’une jeune cavale. Elle nous conduisit à la lisière de son champ, puis nous fit traverser une prairie semée et bordée d’arbres et de gros blocs de rochers, et je ne vis plus du tout la mer, ce qui me fit croire que nous entrions dans la montagne, et que la malicieuse Périca se moquait de nous. Mais tout à coup elle ouvrit une petite barrière qui fermait le pré, et nous vîmes un sentier qui tournait autour d’une grosse roche en pain de sucre. Nous tournâmes avec le sentier, et, comme par enchantement, nous nous trouvâmes au-dessus de la mer, au-dessus de l’immensité, avec un autre rivage à une lieue de distance sous nos pieds.

Le premier effet de ce spectacle inattendu fut le vertige, et je commençai par m’asseoir. Peu à peu je me rassurai et m’enhardis jusqu’à descendre le sentier, quoiqu’il ne fût pas tracé pour des pas humains, mais bien pour des pieds de chèvre. Ce que je voyais était si beau, que pour le coup j’avais, non pas des bottes de sept lieues, mais des ailes d’hirondelle dans le cerveau ; et je me mis à tourner autour des grandes aiguilles calcaires qui se dressaient comme des géans de cinquante et quatre-vingts pieds de haut le long des parois de la côte, cherchant toujours à voir le fond d’une anse qui s’enfonçait sur ma droite dans les terres, et où les barques de pêcheurs paraissaient grosses comme des mouches. Tout à coup je ne vis plus rien devant moi et au-dessous de moi que la mer toute bleue. Le sentier avait été se promener je ne sais où : la Périca criait au-dessus de ma tête, et mes enfans, qui me suivaient à quatre pattes, se mirent à crier plus fort. Je me retournai et je vis ma fille toute en pleurs. Je revins sur mes pas pour l’interroger, et, quand j’eus fait un peu de réflexion, je m’aperçus que la terreur et le désespoir de ces enfans n’étaient pas mal fondés. Un pas de plus, et je fusse descendu beaucoup plus vite qu’il ne fallait, à moins que je n’eusse réussi à marcher à la renverse comme une mouche sur un plafond, car les rochers où je m’aventurais surplombaient le petit golfe, et la base de l’île était rongée profondément au-dessous.

Quand je vis le danger où j’avais entraîné mes enfans, j’eus une peur épouvantable, et je me dépêchai de remonter avec eux ; mais, quand je les eus mis en sûreté derrière un des pains de sucre, il me prit une nouvelle rage de revoir le fond de l’anse et le dessous de l’excavation. Je n’avais jamais rien vu de semblable à ce que je pressentais là, et mon imagination prenait le grand galop. Je descendis par un autre sentier, m’accrochant aux ronces et embrassant les aiguilles de pierre dont chacune marquait une nouvelle cascade du sentier. Enfin, je commençais à entrevoir la bouche immense de l’excavation où les vagues se précipitaient avec une harmonie étrange. Je ne sais quels accords magiques je croyais entendre, ni quel monde inconnu je me flattais de découvrir, lorsque mon fils, effrayé et un peu furieux, vint me tirer violemment en arrière. Force me fut de tomber de la façon la moins poétique du monde, non pas en avant, ce qui eût été la fin de l’aventure et la mienne, mais assis comme une personne raisonnable. L’enfant me fit de si belles remontrances, que je renonçai à mon entreprise, mais non pas sans un regret qui me poursuit encore ; car mes pantoufles deviennent tous les ans plus lourdes, et je ne pense pas que les ailes que j’eus ce jour-là repoussent jamais pour me porter sur de pareils rivages.

Il est certain cependant, et je le sais aussi bien qu’un autre, que ce qu’on voit ne vaut pas toujours ce qu’on rêve. Mais cela n’est absolument vrai qu’en fait d’art et d’œuvre humaine. Quant à moi, soit que j’aie l’imagination paresseuse à l’ordinaire, soit que Dieu ait plus de talent que moi (ce qui ne serait pas impossible), j’ai le plus souvent trouvé la nature infiniment plus belle que je ne l’avais prévu, et je ne me souviens pas de l’avoir trouvée maussade, si ce n’est à des heures où je l’étais moi-même. Je ne me consolerai donc jamais de n’avoir pas pu tourner le rocher. J’aurais peut-être vu là Amphitrite en personne sous une voûte de nacre et le front couronné d’algues murmurantes.

Au lieu de cela, je n’ai vu que des aiguilles de roches calcaires, les unes montant de ravin en ravin comme des colonnes, les autres pendantes comme des stalactites de caverne en caverne, et toutes affectant des formes bizarres et des attitudes fantastiques. Des arbres d’une vigueur prodigieuse, mais tous déjetés et à moitié déracinés par les vents, se penchaient sur l’abîme, et du fond de cet abîme une autre montagne s’élevait à pic jusqu’au ciel, une montagne de cristal, de diamant et de saphir. La mer, vue d’une hauteur considérable, produit cette illusion, comme chacun sait, de paraître un plan vertical. L’explique qui voudra. Mes enfans se mirent à vouloir emporter des plantes. Les plus belles liliacées du monde croissent dans ces rochers. À nous trois, nous arrachâmes enfin un oignon d’amaryllis écarlate, que nous ne portâmes point jusqu’à la Chartreuse, tant il était lourd. Mon fils le coupa en morceaux pour montrer à notre malade un fragment, gros comme sa tête, de cette plante merveilleuse. Périca, chargée d’un grand fagot qu’elle avait ramassé en chemin, et dont, avec ses mouvemens brusques et rapides, elle nous donnait à chaque instant par le nez, nous reconduisit jusqu’à l’entrée du village. Je la forçai de venir jusqu’à la Chartreuse, pour lui faire un petit présent, que j’eus beaucoup de peine à lui faire accepter. Pauvre petite Périca, tu n’as pas su et tu ne sauras jamais quel bien tu me fis en me montrant parmi les singes une créature humaine douce, charmante et serviable sans arrière-pensée ! Le soir, nous étions tout réjouis de ne pas quitter Valldemosa sans avoir rencontré un être sympathique.

Entre ces deux promenades, la première et la dernière que nous fîmes à Majorque, nous en avions fait plusieurs autres que je ne raconterai pas, de peur de montrer à mon lecteur un enthousiasme monotone pour cette nature belle partout, et partout semée d’habitations pittoresques à qui mieux mieux, chaumières, palais, églises, monastères. Si jamais quelqu’un de nos grands paysagistes entreprend de visiter Majorque, je lui recommande la maison de campagne de La Granja de Fortuñy, avec le vallon aux cédrats qui s’ouvre devant ses colonnades de marbre, et tout le chemin qui y conduit. Mais, sans aller jusque-là, il ne saurait faire dix pas dans cette île enchantée sans s’arrêter à chaque angle du chemin, tantôt devant une citerne arabe ombragée de palmiers, tantôt devant une croix de pierre, délicat ouvrage du quinzième siècle, et tantôt à la lisière d’un bois d’oliviers. Rien n’égale la force et la bizarrerie de formes de ces antiques pères nourriciers de Majorque. Les Majorquins en font remonter la plantation la plus récente au temps de l’occupation de leur île par les Romains. C’est ce que je ne contesterai pas, ne sachant aucun moyen de prouver le contraire, quand même j’en aurais envie, et j’avoue que je n’en ai pas le moindre désir. À voir l’aspect formidable, la grosseur démesurée et les attitudes furibondes de ces arbres mystérieux, mon imagination les a volontiers acceptés pour des contemporains d’Annibal. Quand on se promène le soir sous leur ombrage, il est nécessaire de bien se rappeler que ce sont là des arbres ; car, si on en croyait les yeux et l’imagination, on serait saisi d’épouvante au milieu de tous ces monstres fantastiques, les uns se courbant vers vous comme des dragons énormes, la gueule béante et les ailes déployées, les autres se roulant sur eux-mêmes comme des boas engourdis, d’autres s’embrassant avec fureur comme des lutteurs géans. Ici c’est un centaure au galop, emportant sur sa croupe je ne sais quelle hideuse guenon ; là un reptile sans nom qui dévore une biche pantelante ; plus loin un satyre qui danse avec un bouc moins laid que lui ; et souvent c’est un seul arbre, crevassé, noueux, tordu, bossu, que vous prendriez pour un groupe de dix arbres distincts, et qui représente tous ces monstres divers, pour se réunir en une seule tête, horrible comme celle des fétiches indiens, et couronnée d’une seule branche verte comme d’un cimier. Les curieux qui jetteront un coup d’œil sur les planches de M. Laurens, ne doivent pas craindre qu’il ait exagéré la physionomie des oliviers qu’il a dessinés. Il aurait pu choisir des spécimens encore plus extraordinaires, et j’espère que le Magasin pittoresque, cet amusant et infatigable vulgarisateur des merveilles de l’art et de la nature, se mettra en route un beau matin pour nous en rapporter quelques échantillons de premier choix.

Mais pour rendre le grand style de ces arbres sacrés d’où l’on s’attend toujours à entendre sortir des voix prophétiques, et le ciel étincelant où leur âpre silhouette se dessine si vigoureusement, il ne faudrait rien moins que le pinceau hardi et grandiose de Rousseau. Les eaux limpides où se mirent les asphodèles et les myrtes appelleraient Dupré. Des parties plus arrangées et où la nature, quoique libre, semble prendre, par excès de coquetterie, des airs classiques et fiers, tenteraient le sévère Corot. Mais pour rendre les adorables fouillis où tout un monde de graminées, de fleurs sauvages, de vieux troncs et de guirlandes éplorées se penche sur la source mystérieuse où la cigogne vient tremper ses longues jambes, j’aurais voulu avoir, comme une baguette magique, à ma disposition, le burin de Huet dans ma poche.

Combien de fois, en voyant un vieux chevalier majorquin au seuil de son palais jauni et délabré, n’ai-je pas songé à Decamps, le grand maître de la caricature sérieuse et ennoblie jusqu’à la peinture historique, l’homme de génie qui sait donner de l’esprit, de la gaieté, de la poésie, de la vie en un mot, aux murailles même ! Les beaux enfans basanés qui jouaient dans notre cloître, en costume de moines, l’auraient diverti au suprême degré. Il aurait eu là des singes à discrétion, et des anges à côté des singes, des pourceaux à face humaine, puis des chérubins mêlés aux pourceaux et non moins malpropres ; Périca, belle comme Galathée, crottée comme un barbet, et riant au soleil comme tout ce qui est beau sur la terre.

Mais c’est vous, Eugène, mon vieux ami, mon cher artiste, que j’aurais voulu mener la nuit dans la montagne lorsque la lune éclairait l’inondation livide. Ce fut une belle campagne où je faillis être noyé avec mon pauvre enfant de quatorze ans, mais où le courage ne lui manqua pas, non plus qu’à moi la faculté de voir comme la nature s’était faite ce soir-là archi-romantique, archi-folle et archi-sublime.

Nous étions partis de Valldemosa, l’enfant et moi, au milieu des pluies de l’hiver, pour aller disputer le pianino de Pleyel aux féroces douaniers de Palma. La matinée avait été assez belle et les chemins praticables ; mais, pendant que nous courions par la ville, l’averse recommença de plus belle. Ici, nous nous plaignons de la pluie, et nous ne savons ce que c’est : nos plus longues pluies ne durent pas deux heures ; un nuage succède à un autre, et, entre les deux, il y a toujours un peu de répit. À Majorque, un nuage permanent enveloppe l’île, et s’y installe jusqu’à ce qu’il soit épuisé ; cela dure quarante, cinquante heures, voire quatre et cinq jours, sans interruption aucune et même sans diminution d’intensité. Nous remontâmes, vers le coucher du soleil, dans le birlocho, espérant arriver à la Chartreuse en trois heures. Nous en mîmes sept, et faillîmes coucher avec les grenouilles, au sein de quelque lac improvisé. Le birlocho était d’une humeur massacrante ; il avait fait mille difficultés pour se mettre en route : son cheval était déferré, son mulet boiteux, son essieu cassé, que sais-je ? Nous commencions à connaître assez le Majorquin pour ne pas nous laisser convaincre, et nous le forçâmes de monter sur son brancard, où il fit la plus triste mine du monde pendant les premières heures. Il ne chantait pas, il refusait nos cigares ; il ne jurait même pas après son mulet, ce qui était bien mauvais signe ; il avait la mort dans l’ame. Espérant nous effrayer, il avait commencé par prendre le plus mauvais des sept chemins à lui connus. Ce chemin s’enfonçant de plus en plus, nous eûmes bientôt rencontré le torrent, et nous y entrâmes, mais nous n’en sortîmes pas. Le bon torrent, mal à l’aise dans son lit, avait fait une pointe sur le chemin, et il n’y avait plus de chemin, mais bien une rivière dont les eaux bouillonnantes nous arrivaient de face, à grand bruit et au pas de course. Quand le malicieux birlocho, qui avait compté sur notre pusillanimité, vit que notre parti était pris, il perdit son sang-froid et commença à pester et à jurer à faire crouler la voûte des cieux. Les rigoles de pierres taillées qui portent les eaux de source à la ville s’étaient si bien enflées, qu’elles avaient crevé comme la grenouille de la fable. Puis, ne sachant où se promener, elles s’étaient répandues en flaques, puis en mares, puis en lacs, puis en bras de mer sur toute la campagne. Bientôt le birlocho ne sut plus à quel saint se vouer ni à quel diable se damner. Il prit un bain de jambes qu’il avait assez bien mérité, et dont il nous trouva peu disposés à le plaindre. La brouette fermait très bien, et nous étions encore à sec ; mais d’instant en instant, au dire de mon fils, la marée montait ; nous allions au hasard, recevant des secousses effroyables, et tombant dans des trous dont le dernier semblait toujours devoir nous donner la sépulture. Enfin, nous penchâmes si bien, que le mulet s’arrêta comme pour se recueillir avant de rendre l’ame : le birlocho se leva et se mit en devoir de grimper sur la berge du chemin qui se trouvait à la hauteur de sa tête ; mais il s’arrêta en reconnaissant, à la lueur du crépuscule, que cette berge n’était autre chose que le canal de Valldemosa, devenu fleuve, qui de distance en distance se déversait en cascade sur notre sentier, devenu fleuve aussi à un niveau inférieur. Il y eut là un moment tragi-comique. J’avais un peu peur pour mon compte, et grand’peur pour mon enfant. Je le regardai ; il riait de la figure du birlocho, qui, debout, les jambes écartées sur son brancard, mesurait l’abîme, et n’avait plus la moindre envie de s’amuser à nos dépens.

Quand je vis mon fils si tranquille et si gai, je repris confiance en Dieu. Je sentis qu’il portait en lui l’instinct de sa destinée, et je m’en remis à ce pressentiment que les enfans ne savent pas dire, mais qui se répand comme un nuage ou comme un rayon de soleil sur leur front. Le birlocho, voyant qu’il n’y avait pas moyen de nous abandonner à notre malheureux sort, se résigna à le partager, et devenant tout à coup héroïque : — N’ayez pas peur, mes enfans ! nous dit-il d’une voix paternelle ; — puis il fit un grand cri, et fouetta son mulet, qui trébucha, s’abattit, se releva, trébucha encore, et se releva enfin à demi noyé. La brouette s’enfonça de côté : Nous y voilà ! se rejeta de l’autre côté : Nous y voilà encore ! fit des craquemens sinistres, des bonds fabuleux, et sortit enfin triomphante de l’épreuve, comme un navire qui a touché les écueils sans se briser.

Nous paraissions sauvés, nous étions à sec ; mais il fallut recommencer cet essai de voyage nautique en carriole une douzaine de fois avant de gagner la montagne. Enfin nous atteignîmes la rampe ; mais là le mulet, épuisé d’une part, et de l’autre effarouché par le bruit du torrent et du vent dans la montagne, se mit à reculer jusqu’au précipice. Nous descendîmes pour pousser chacun une roue, pendant que le birlocho tirait maître Aliboron par ses longues oreilles. Nous descendîmes ainsi je ne sais combien de fois, et, au bout de deux heures d’ascension, pendant lesquelles nous n’avions pas fait une demi-lieue, le mulet s’étant acculé sur le pont et tremblant de tous ses membres, nous prîmes le parti de laisser là l’homme, la voiture et la bête, et de gagner la Chartreuse à pied. Ce n’était pas une petite entreprise. Le sentier rapide était un torrent impétueux contre lequel il fallait lutter avec de bonnes jambes. D’autres menus torrens improvisés, descendant du haut des rochers à grand bruit, débusquaient tout d’un coup à notre droite, et il fallait souvent se hâter pour passer avant eux, ou les traverser à tout risque, dans la crainte qu’en un instant ils ne devinssent infranchissables. La pluie tombait à flots ; de gros nuages plus noirs que l’encre voilaient à chaque instant la face de la lune ; et alors, enveloppés dans des ténèbres grisâtres et impénétrables, courbés par un vent impétueux, sentant la cime des arbres se plier jusque sur nos têtes, entendant craquer les sapins et rouler les pierres autour de nous, nous étions forcés de nous arrêter pour attendre, comme disait un poète narquois, que Jupiter eût mouché la chandelle. C’est dans ces intervalles d’ombre et de lumière que vous eussiez vu, Eugène, le ciel et la terre pâlir et s’illuminer tour à tour des reflets et des ombres les plus sinistres et les plus étranges. Quand la lune reprenait son éclat et semblait vouloir régner dans un coin d’azur rapidement balayé devant elle par le vent, les nuées sombres arrivaient comme des spectres avides pour l’envelopper dans les plis de leurs linceuls. Ils couraient sur elle et quelquefois se déchiraient pour nous la montrer plus belle et plus secourable. Alors la montagne ruisselante de cascades et les arbres déracinés par la tempête nous donnaient l’idée du chaos. Nous pensions à ce beau sabbat que vous avez vu dans je ne sais quel rêve et que vous avez esquissé avec je ne sais quel pinceau trempé dans les ondes rouges et bleues du Phlégéton et de l’Érèbe. Et à peine avions-nous contemplé ce tableau infernal qui posait en réalité devant nous, que la lune, dévorée par les monstres de l’air, disparaissait et nous laissait dans des limbes bleuâtres, où nous semblions flotter nous-mêmes comme des nuages, car nous ne pouvions même pas voir le sol où nous hasardions les pieds. Enfin nous atteignîmes le pavé de la dernière montagne, et nous fûmes hors de danger en quittant le cours des eaux. La fatigue nous accablait, et nous étions nus pieds, ou peu s’en faut ; nous avions mis trois heures à faire cette dernière lieue.

Mais les beaux jours revinrent, et le steamer majorquin put reprendre ses courses hebdomadaires à Barcelone. Notre malade ne semblait pas en état de soutenir la traversée, mais il semblait également incapable de supporter une semaine de plus à Majorque. La situation était effrayante ; il y avait des jours où je perdais l’espoir et le courage. Pour nous consoler, la Maria-Antonia et ses habitués du village répétaient en chœur autour de nous les discours les plus édifians sur la vie future. Ce phthisique, disaient-ils, va aller en enfer, d’abord parce qu’il est phthisique, ensuite parce qu’il ne se confesse pas. S’il en est ainsi, quand il sera mort, nous ne l’enterrerons pas en terre sainte, et, comme personne ne voudra lui donner la sépulture, ses amis s’arrangeront comme ils pourront. Il faudra voir comment ils se tireront de là ; pour moi, je ne m’en mêlerai pas, — ni moi, — ni moi, et amen !

Enfin nous partîmes, et j’ai dit quelle société et quelle hospitalité nous trouvâmes sur le navire majorquin. Quand nous entrâmes à Barcelone, nous étions si pressés d’en finir pour toute l’éternité avec cette race inhumaine, que je n’eus pas la patience d’attendre la fin du débarquement. J’écrivis un billet au commandant de la station, M. Belvès, et le lui envoyai par une barque. Quelques instans après, il vint nous chercher dans son canot, et nous nous rendîmes à bord du Méléagre. En mettant le pied sur ce beau brick de guerre, tenu avec la propreté et l’élégance d’un salon, en nous voyant entourés de figures intelligentes et affables, en recevant les soins généreux et empressés du commandant, du médecin, des officiers et de tout l’équipage ; en serrant la main de l’excellent et spirituel consul de France, M. Gautier d’Arc, nous sautâmes de joie sur le pont en criant du fond de l’ame : Vive la France ! Il nous semblait avoir fait le tour du monde et quitter les sauvages de la Polynésie pour le monde civilisé.

Et la morale de cette narration, puérile peut-être, mais sincère, c’est que l’homme n’est pas fait pour vivre avec des arbres, avec des pierres, avec le ciel pur, avec la mer azurée, avec les fleurs et les montagnes, mais bien avec les hommes ses semblables. Dans les jours orageux de la jeunesse, on s’imagine que la solitude est le grand refuge contre les atteintes, le grand remède aux blessures du combat ; c’est une grave erreur, et l’expérience de la vie nous apprend que là où l’on ne peut vivre en paix avec ses semblables, il n’est point d’admiration poétique ni de jouissances d’art capables de combler l’abîme qui se creuse au fond de l’ame. J’avais toujours rêvé de vivre au désert, et tout rêveur bon enfant avouera qu’il a eu la même fantaisie. Mais croyez-moi, mes frères, nous avons le cœur trop aimant pour nous passer les uns des autres, et ce qui nous reste de mieux à faire, c’est de nous supporter mutuellement ; car nous sommes comme ces enfans d’un même sein qui se taquinent, se querellent, se battent même, et ne peuvent cependant pas se quitter.


George Sand.
  1. Voyez les livraison des 15 janvier et 15 février.
  2. Lorsque nous allions de Barcelone à Palma, par une nuit tiède et sombre, éclairée seulement par une phosphorescence extraordinaire dans le sillage du navire, tout le monde dormait à bord, excepté le timonier, qui, pour résister au danger d’en faire autant, chanta toute la nuit, mais d’une voix si douce et si ménagée, qu’on eût dit qu’il craignait d’éveiller les hommes de quart, ou qu’il était à demi endormi lui-même. Nous ne nous lassâmes point de l’écouter, car son chant était des plus étranges. Il suivait un rhythme et des modulations en dehors de toutes nos habitudes, et semblait laisser aller sa voix au hasard, comme la fumée du bâtiment, emportée et balancée par la brise. C’était une rêverie plutôt qu’un chant, une sorte de divagation nonchalante de la voix, où la pensée avait peu de part, mais qui suivait le balancement du navire, le faible bruit du remous, et ressemblait à une improvisation vague, renfermée pourtant dans des formes douces et monotones. Cette voix de la contemplation avait un grand charme.
  3. Affaires de Rome.
  4. Son signifie maison, propriété rurale, villa, en majorquin.
  5. Les peuples baléares parlent l’ancienne langue romane-limosine, cette langue que M. Raynouard, sans examen, sans distinction, a comprise dans la langue provençale.

    De toutes les langues romanes, la mallorquine est celle qui a subi le moins de variations, concentrée qu’elle est dans ses îles, où elle est préservée de tout contact étranger.

    Le languedocien, aujourd’hui même dans son état de décadence, le gracieux patois languedocien de Montpellier et de ses environs, est celui qui offre le plus d’analogie avec le mallorquin ancien et moderne. Cela s’explique par les fréquens séjours que les rois d’Aragon faisaient avec leur cour dans la ville de Montpellier. Pierre II, tué à Muret (1213) en combattant Simon de Montfort, avait épousé Marie, fille d’un comte de Montpellier, et eut de ce mariage Jaeme Ier, dit lo Conquistador, qui naquit dans cette ville et y passa les premières années de son enfance.

    Un des caractères qui distinguent l’idiome mallorquin des autres dialectes romans de la langue d’hoc, ce sont les articles de sa grammaire populaire, et, chose à remarquer, ces articles se trouvent pour la plupart dans la langue vulgaire de quelques localités de l’île de Sardaigne.

    Indépendamment de l’article lo masculin, le, et la féminin, la, le mallorquin a les articles suivans :

    Masculin. — Singulier : So, le ; sos, les, au pluriel.
    Féminin. — Singulier : Sa, la ; sas, les, au pluriel.
    Masculin et féminin. — Singulier : Es, le ; ets, les, au pluriel.
    Masculin. — Singulier : En, le ; na, la, au fém. sing. ; nas, les, au fém. plur.

    Nous devons déclarer en passant que ces articles, quoique d’un usage antique, n’ont jamais été employés dans les instrumens qui datent de la conquête des Baléares par les Aragonais, c’est-à-dire que, dans ces îles comme dans les contrées italiques, deux langues régnaient simultanément, la rustique, plebea, à l’usage des peuples (celle-là change peu), et la langue académique littéraire, aulica illustra, que le temps, la civilisation ou le génie épurent ou perfectionnent.

    Ainsi, aujourd’hui, le castillan est la langue littéraire des Espagnes ; cependant chaque province a conservé pour l’usage journalier son dialecte spécial. À Mallorca, le castillan n’est guère employé que dans les circonstances officielles ; mais dans la vie habituelle, chez le peuple comme chez les grands seigneurs, vous n’entendrez parler que le mallorquin. Si vous passez devant le balcon où une jeune fille, une Atlote (du mauresque aila, lella) arrose ses fleurs, c’est dans son doux idiome national que vous l’entendrez chanter :

    Sas atlotes, tots es diumenges,
    Quan no tenen res mes que fer,

    Van à regar es claveller,
    Dihent-li : Veu ! jà que no menjes !

    « Les jeunes filles, tous les dimanches,
    « Lorsqu’elles n’ont rien de mieux à faire,
    « Vont arroser le pot d’œillets,
    « Et lui disent : Bois, puisque tu ne manges pas ! »

    La musique qui accompagne les paroles de la jeune fille est rhythmée à la mauresque, dans un ton tristement cadencé qui vous pénètre et vous fait rêver.

    Cependant la mère prévoyante qui a entendu la jeune fille ne manque pas de lui répondre :

    Atlotes, filau ! filau !
    Que sa camya se riu ;
    Y sino l’apadassau,
    No v’s arribar’à s’estiu !

    « Fillettes, filez ! filez !
    « Car la chemise va s’usant ; (Littéralement, la chemise rit.)
    « Et, si vous n’y mettez une pièce,
    « Elle ne pourra vous durer jusqu’à l’été. »

    Le mallorquin, surtout dans la bouche des femmes, a pour l’oreille des étrangers un charme particulier de suavité et de grace. Lorsqu’une Mallorquine vous dit ces paroles d’adieu, si doucement mélodieuses :

    « Bona nit tengua ! es meu cô no basta per di li : Adios ! »

    « Bonne nuit ! mon cœur ne suffit pas à vous dire : Adieu ! »

    il semble qu’on pourrait noter la molle cantilène comme une phrase musicale.

    Après ces échantillons de la langue vulgaire mallorquine, je me permettrai de citer un exemple de l’ancienne langue académique. C’est le Mercader mallorqui (le marchand mallorquin), troubadour du XIVe siècle, qui chante les rigueurs de sa dame et prend ainsi congé d’elle :

    Cercats d’uy may, jà siats bella e pros,
    ’quels vostres pres, e laus, e ris plesents ;
    Car vengut es lo temps que m’aurets mens.
    No m’aucirà vostre ’sguard amoros,
    Ne la semblança gaya ;
    Car trobat n’ay
    Altra qui m’play,
    Sol que lui playa !

    Altra, sens vos, per que l’in volray be,
    E tindr’ en car s’amor, que ‘xi s’conve.

    « Cherchez désormais, quoique vous soyez belle et noble,
    « Ces mérites, ces louanges, ces sourires charmans quin’étaient que pour vous ;

    « Or, le temps est venu où vous m’aurez moins près de vous.
    « Votre regard d’amour ne pourra plus me tuer,
    « Ni votre feinte gaieté ;
    « Car j’en ai trouvé
    « Une autre qui me plaît,
    « Si je pouvais seulement lui plaire !
    « Une autre, non plus vous, ce dont je lui saurai gré,
    « De qui l’amour me sera cher : ainsi dois-je faire.

    Les Mallorquins, comme tous les peuples méridionaux, sont naturellement musiciens et poètes, ou, comme disaient leurs ancêtres, troubadours, trobadors, ce que nous pourrions traduire par improvisateurs. L’île de Mallorca en compte encore plusieurs qui ont une réputation méritée, entre autres les deux qui habitent Soller.

    C’est à ces trobadors que s’adressent ordinairement les amans heureux ou malheureux. Moyennant finance, et d’après les renseignemens qu’on leur a donnés, les troubadours vont sous les balcons des jeunes filles, à une heure avancée de la nuit, chantant les coblas improvisées sur le ton de l’éloge ou de la plainte, quelquefois même de l’injure, que leur font adresser ceux qui paient le poète-musicien. Les étrangers peuvent se donner ce plaisir, qui ne tire pas à conséquence dans l’île de Mallorca. (Notes de M. Tastu.)

  6. Notes de M. Tastu.
  7. Pagès, pagésa, nom que portent les hommes et les femmes de la troisième caste à Majorque ; la première, ès cavallers, est celle des chevaliers ou nobles ; la deuxième, ès pagésos, les cultivateurs ; la troisième, ès manastrals, les artisans. Pagès se dit de tout habitant de la campagne cultivant les terres.
  8. Les Arabes l’appelaient Villa-Avente, nom roman qu’elle avait reçu, je pense, des Pisans ou des Génois.
  9. La blouse et le pantalon de ma fille les scandalisaient beaucoup aussi. Ils trouvaient fort mauvais qu’une jeune personne de neuf ans courût les montagnes déguisée en homme. Ce n’étaient pas seulement les paysans qui affectaient cette pruderie.
  10. Felanitx est un village de Majorque qui mériterait d’approvisionner l’Europe de ses jolis vases, si légers qu’on les croirait de liège, et d’un grain si fin, qu’on en prendrait l’argile pour une matière précieuse. On fait là de petites cruches d’une forme exquise dont on se sert comme de carafes, et qui conservent l’eau dans un état de fraicheur admirable. Cette argile est si poreuse, que l’eau s’échappe à travers les flancs du vase, et qu’en moins d’une demi-journée il est vide. Je ne suis pas physicien le moins du monde, et peut-être la remarque que j’ai faite est plus que niaise ; quant à moi, elle m’a semblé merveilleuse, et mon vase d’argile m’a souvent paru enchanté. Nous le laissions rempli d’eau sur le poêle dont la table en fer était presque toujours rouge, et quelquefois, quand l’eau s’était enfuie par les pores du vase, le vase, étant resté à sec sur cette plaque brûlante, ne cassa point. Tant qu’il contenait une goutte d’eau, cette eau était d’un froid glacial, quoique la chaleur du poêle fit noircir le bois qu’on posait dessus.
  11. Tous les voyageurs qui ont visité l’intérieur de l’île ont été émerveillés de l’hospitalité et du désintéressement du fermier majorquin. Ils ont écrit avec admiration que, s’il n’y avait pas d’auberge en ce pays, il n’en était pas moins facile et agréable de parcourir des campagnes où une simple recommandation suffit pour qu’on soit reçu, hébergé et fêté gratis. Cette simple recommandation est un fait assez important, ce me semble. Ces voyageurs ont oublié de dire que toutes les castes de Majorque, et partant tous les habitans, sont dans une solidarité d’intérêts qui établit entre eux de bons et faciles rapports, où la charité religieuse et la sympathie humaine n’entrent cependant pour rien. Quelques mots expliqueront cette situation financière. Les nobles sont riches quant au fonds, indigens quant au revenu, et ruinés grace aux emprunts. Les juifs, qui sont nombreux et riches en argent comptant, ont toutes les terres des chevaliers en portefeuille, et l’on peut dire que de fait l’île leur appartient. Les chevaliers ne sont plus que de nobles représentans chargés de se faire les uns aux autres, ainsi qu’aux rares étrangers qui abordent dans l’île, les honneurs de leurs domaines et de leurs palais. Pour remplir dignement ces fonctions élevées, ils ont recours chaque année à la bourse des juifs, et chaque année la boule de neige grossit. J’ai dit dans mon premier article combien le revenu des terres est paralysé à cause du manque de débouchés et d’industrie ; cependant il y a un point d’honneur pour les pauvres chevaliers à consommer lentement et paisiblement leur ruine sans déroger au luxe, je ferais mieux de dire à l’indigente prodigalité de leurs ancêtres. Les agioteurs sont donc dans un rapport continuel d’intérêts avec les cultivateurs, dont ils touchent en partie les fermages, en vertu des titres à eux concédés par les chevaliers. Ainsi le paysan, qui trouve peut-être son compte à cette division dans sa créance, paie à son seigneur le moins possible et au banquier le plus qu’il peut. Le seigneur est dépendant et résigné, le juif est inexorable, mais patient. Il fait des concessions, il affecte une grande tolérance, il donne du temps, car il poursuit son but avec un génie diabolique : dès qu’il a mis sa griffe sur une propriété, il faut que pièce à pièce elle vienne toute à lui, et son intérêt est de se rendre nécessaire jusqu’à ce que la dette ait atteint la valeur du capital. Dans vingt ans, il n’y aura plus de seigneurie à Majorque. Les juifs pourront s’y constituer à l’état de puissance, comme ils ont fait chez nous, et relever leur tête encore courbée et humiliée hypocritement sous les dédains mal dissimulés des nobles et l’horreur puérile et impuissante des prolétaires. En attendant, ils sont les vrais propriétaires du terrain, et le pagès tremble devant eux. Il se retourne vers son ancien maître avec douleur, et, tout en pleurant de tendresse, tire à soi les dernières bribes de sa fortune. Il est donc intéressé à satisfaire ces deux puissances, et même à leur complaire en toutes choses, afin de n’être pas écrasé entre les deux. Soyez donc recommandé à un pagès, soit par un noble, soit par un riche (et par quels autres le seriez-vous, puisqu’il n’y a point là de classe intermédiaire ?), et à l’instant s’ouvrira devant vous la porte du pagès. Mais essayez de demander un verre d’eau sans cette recommandation, et vous verrez !