Un Homme sérieux/05

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UN
HOMME SÉRIEUX.

DERNIÈRE PARTIE.[1]

XXI.

Après la scène dont le jardin du pensionnat avait été le théâtre, Moréal était sorti du petit hôtel de l’avenue Sainte-Marie, en prévenant la portière qu’il viendrait s’y établir le lendemain. Le changement survenu dans la position de Mlle Chevassu prescrivait à son amant un nouveau plan de conduite. L’amour est prompt dans ses résolutions ; aussi le vicomte n’eut-il pas besoin de réfléchir longtemps pour prendre un parti.

— J’ai brûlé mes vaisseaux, se dit-il ; désormais la maison de Mme de Pontailly m’est fermée sans que celle de M. Chevassu me soit ouverte. Dès-lors il doit m’être égal qu’Henriette soit dans un pensionnat, puisqu’elle n’en sortirait que pour retourner chez sa tante ou chez son père. Pension pour pension, mieux vaut encore celle-ci que toute autre, car ici « la tranchée est ouverte, tandis qu’ailleurs peut-être je ne trouverais pas les mêmes facilités. Maintenant ferai-je part de ma découverte à M. de Pontailly et à Prosper ? Pas si écolier.

Le vicomte comprenait fort bien que choisir le marquis pour confident, c’était accepter une tutelle ; or, tout amant vise à l’émancipation ; d’un autre côté, s’ouvrir à l’étudiant, n’était-ce pas se mettre à la merci d’un étourdi dont la mauvaise tête pouvait tout gâter ? Entre ces deux écueils, Moréal se décida d’autant plus aisément à garder son secret, qu’en en restant maître il conservait la pleine liberté de ses actions, avantage qu’un jeune homme estime par-dessus tout. Le soir même, il alla chez un tapissier louer les meubles indispensables, et dès le lendemain matin il les fit conduire à son nouveau logement, dont il prit ainsi possession. Il revint ensuite à l’hôtel de Castille, où il avait gardé son petit appartement pour domicile officiel. Comme nous l’avons dit, il y attendit la visite de ses deux alliés et leur montra une réserve impénétrable ; mais, dès qu’ils furent sortis, il reprit en toute hâte le chemin de l’avenue Sainte-Marie ; l’heure de la récréation approchait, et il avait résolu de faire parvenir à Henriette un second message en dépit de tous les obstacles.

Le belvédère, dont Moréal avait tiré si bon parti la veille, ne pouvait de nouveau, sans une grave imprudence, lui servir de lieu d’observation ; dominant le jardin de la maison de Mme de Saint-Arnaud, ce petit pavillon se trouvait tellement en évidence, que paraître à l’une de ses fenêtres, surtout à l’heure de la récréation, c’eût été un infaillible moyen de se faire remarquer et par conséquent surveiller par le pensionnat tout entier. Le vicomte se souciait peu de mettre dans la confidence de son amour une centaine de jeunes filles non moins espiègles que curieuses ; il chercha donc, pour y établir son embuscade, un endroit moins exposé à leurs regards malicieux. Le hasard le servit à souhait. À droite de la grille de l’hôtel se trouvait une remise appuyée de flanc contre le mur de la pension ; le toit de ce petit bâtiment formait une plate-forme couverte en zinc et entourée d’une balustrade le long de laquelle étaient rangés des lilas, des orangers et des grenadiers en caisses ; un escalier extérieur, presque aussi frêle qu’une échelle, conduisait à cette terrasse, où le même architecte, qui dans la construction de l’édifice principal avait ingénieusement associé les styles grec, chinois et gothique, semblait s’être efforcé de reproduire en miniature les jardins suspendus de Babylone ; un banc s’y trouvait placé de manière qu’en s’y asseyant en été, on profitait de l’ombrage des arbres du pensionnat dont l’allée de tilleuls aboutissait précisément à cet endroit. Cette plate-forme paraissait avoir été construite spécialement à l’usage d’un espion ou d’un amoureux. Pourvu qu’on se tînt caché derrière les arbustes qui en garnissaient le pourtour, il était facile d’examiner ce qui se passait dans le jardin voisin sans s’exposer à être vu soi-même ; et, à supposer qu’on eût déjà quelque intelligence dans l’intérieur de la pension, rien n’empêchait qu’on n’établît par-dessus le mur une de ces correspondances sentimentales auxquelles suffit pour facteur, en pareille mitoyenneté, une petite pierre dans un billet.

Du premier coup d’œil, Moréal reconnut l’excellence de cette position, et résolut d’y transporter son quartier-général à l’heure de la récréation. Pour se mettre lui-même à l’abri de tout espionnage, il se débarrassa de la vieille portière en la chargeant d’une demi-douzaine de commissions qui devaient la tenir éloignée pendant plusieurs heures. Il découpa ensuite une étroite bande de papier en forme de flèche, et la colla extérieurement sur l’un des vitraux du belvédère, en ayant soin d’en diriger la pointe vers l’allée de tilleuls.

— Cette boussole est trop peu visible pour attirer l’attention, se dit-il alors : la remarquât-on d’ailleurs, personne n’en comprendrait le sens ; mais je peux me fier à l’intelligence d’Henriette.

L’heure qui annonçait la fin des études ayant sonné, le vicomte se hâta de monter sur la petite terrasse, et il y resta aux aguets, attendant le résultat de son stratagème. Comme la veille, les jeunes pensionnaires se répandirent joyeusement dans le jardin, et se divisèrent par groupes pour se livrer aux plaisirs de leur âge. Parmi les plus empressées à traverser la pelouse, Moréal reconnut celle qu’il aimait. Recommandée particulièrement par sa tante à la sévérité de la maîtresse du pensionnat, Henriette avait compris qu’au premier grief on userait à son égard d’une rigueur inexorable ; tout au moins la mettrait-on en retenue à l’heure de la récréation, et ce châtiment était celui qu’elle redoutait le plus, car pour revoir Moréal il fallait qu’elle pût descendre au jardin. La jeune fille s’appliqua donc à déjouer Mme de Pontailly, en détruisant, par la conduite la plus irréprochable, l’effet de ses malveillantes paroles. Si complète fut sa docilité, si douce son humeur, si exemplaire son application, que Mme de Saint-Arnaud, qui, sur la foi de la marquise, s’attendait à un tout autre début, ne put cacher sa surprise.

— Ou c’est une hypocrite consommée, ou sa tante est injuste à son égard, dit-elle à l’une des sous-maîtresses, sa confidente ordinaire ; qu’en pensez-vous ?

La sous-maîtresse était une femme d’esprit, qui, dans l’exercice de ses fonctions modestes, avait trouvé l’occasion de développer sa perspicacité naturelle.

— Les hypocrites n’ont pas ce pur et ferme regard, dit-elle sans hésitation ; Mme de Pontailly n’aime pas sa nièce. Pourquoi ? je l’ignore ; mais je parierais que cette antipathie n’a aucun motif légitime.

Henriette traversa le jardin d’un pas léger, et se dirigea vers l’endroit où la veille elle s’était assise avec sa tante. En marchant, elle interrogeait du regard la fenêtre du belvédère, et commençait à s’étonner de la voir complètement immobile ; mais, dès qu’elle fut arrivée près du banc, son inquiétude se dissipa. La jeune fille alors aperçut distinctement la petite flèche collée sur l’un des vitraux, et, comme l’avait espéré Moréal, elle comprit aussitôt le sens de cette indication amoureuse. Peut-être était-ce le cas de jouer l’inintelligence ou du moins l’embarras, et parmi les pensionnaires de Mme de Saint-Arnaud plus d’une n’eût pas laissé échapper une occasion si belle de faire honneur à son éducation ; mais la passion véritable dédaigne dans son honnêteté ces petites ruses et ces mesquins artifices. Sans hésiter, Henriette prit le chemin que lui désignait l’ingénieuse boussole inventée par le vicomte, et entra sous les tilleuls. Au bout de l’allée, la muraille était recouverte d’une charmille, en ce moment effeuillée par l’hiver. À travers les branches supérieures, la jeune fille aperçut Moréal appuyé sur la crête du mur, au risque de se couper les mains aux formidables tessons de verre qui s’y trouvaient incrustés. Malgré l’éloignement des sous-maîtresses et des pensionnaires, toute parole eût été imprudente, et les deux amans durent se contenter du langage des yeux. Mais le vicomte avait prévu cette contrainte et avisé au moyen d’y remédier. Tout à coup, un ruban à l’extrémité duquel était attaché un billet, se déroula rapidement entre le mur et la charmille. Ce tendre message arriva à sa destination avant d’avoir touché à terre, tant la jeune fille mit de prestesse à s’en emparer. La lettre prise, le ruban ne remonta pas ; évidemment l’amoureux écrivain attendait une réponse. Cette présomption embarrassa Henriette sans trop la courroucer. Quoique fine et spirituelle, la fille du député du Nord était tout-à-fait dépourvue de cette matoiserie qu’acquiert, selon Figaro, la femme la plus ingénue pour peu qu’on l’enferme ; elle n’avait pas, comme Rosine, sa lettre écrite d’avance. Que faire cependant ? Le ruban attendait toujours, et quelques-unes des pensionnaires qui jouaient à l’autre bout de l’allée pouvaient en s’approchant l’apercevoir. S’il était imprudent de prolonger cette scène, ne serait-il pas cruel de refuser à Fabien une réponse qu’il sollicitait avec une instance si expressive, quoique muette ? Par une inspiration soudaine, Henriette détacha le nœud de son fichu et le fixa au ruban, qui remonta aussitôt, chargé de ce frais trésor. Presque au même instant, le son d’une cloche se fit entendre, et Moréal disparut.

C’était à la grille du petit hôtel qu’avait retenti le signal qui venait de troubler la romanesque entrevue des deux amans. Non moins mécontent que surpris de cette interruption, le vicomte traversa la terrasse et se pencha vers la ruelle avec précaution, de manière à ne pas se laisser apercevoir. Il eut lieu tout aussitôt de s’applaudir de sa prudence, car l’importun arrêté devant la grille n’était autre qu’André Dornier. Le journaliste sonna une seconde fois, puis une troisième, en redoublant d’énergie à chaque reprise, sans que Moréal se décidât à se montrer et à lui ouvrir.

— Il est impossible qu’il ait deviné que j’ai loué cette maison, se disait pendant ce temps le vicomte ; ce n’est donc pas moi qu’il cherche, et rien ne m’oblige à le recevoir. D’ailleurs, il sait que je loge à l’hôtel de Castille, et, s’il a quelque chose à me dire, il n’a qu’à venir m’y trouver. Là, il peut en être sûr, je ne le laisserai pas sonner deux fois.

En toute autre occasion, Moréal se fût fait un point d’honneur de se mettre à la disposition de son rival, sans s’inquiéter de la part que pouvait avoir à cette rencontre l’hostilité ou le hasard ; mais la position délicate où il se trouvait tempéra sa belliqueuse susceptibilité. Se montrer, c’eût été livrer son secret à l’homme le plus intéressé à en abuser ; or, en amour pas plus qu’à la guerre, nul n’est tenu de se trahir. Le vicomte se crut donc légitimement dispensé d’accorder à son ennemi un avantage dont celui-ci n’eût pas manqué de profiter sans scrupule, et il resta caché derrière les arbustes de la terrasse, attendant impatiemment le départ de l’importun. Son espérance fut déçue au moment de se réaliser. Après avoir sonné une dernière fois en manière de carillon, Dornier allait enfin se retirer, lorsqu’à l’entrée de la ruelle parut la portière. Pour prouver son zèle à son nouveau maître, la vieille femme avait déployé une activité de jeune fille, et revenait, ses commissions faites, beaucoup plus tôt que Moréal ne s’y était attendu. En apercevant un inconnu devant la grille, elle pressa le pas et arriva bientôt près de lui.

— Que désirez-vous, monsieur ? demanda-t-elle alors d’une voix essoufflée.

— Voir la maison, répondit Dornier avec un accent de mauvaise humeur ; voilà une demi-heure que je sonne.

— L’hôtel n’est pas à louer, reprit la portière, qui appuya majestueusement sur le mot hôtel.

— Alors, que signifie cet écriteau ? demanda le journaliste en montrant la pancarte pendue aux barreaux de la grille.

— C’est moi qui suis fautive, j’aurais dû l’ôter ; mais ça ne sera pas long.

La vieille femme tira de son cabas une formidable paire de ciseaux, se dressa sur la pointe de ses galoches, et coupa la ficelle qui attachait l’écriteau ; elle prit ensuite dans sa poche une grosse clé, et se mit en mesure d’ouvrir la grille.

— J’ai sonné plusieurs fois sans qu’on vînt m’ouvrir, reprit Dornier ; il n’y a donc personne dans cette maison ?

La portière regarda le questionneur d’un air défiant, et serra instinctivement les ciseaux et la clé, qui, dans ses mains crochues, pouvaient devenir deux armes assez redoutables.

— Monsieur est peut-être sorti, reprit-elle en grommelant ; mais ce n’est pas une raison pour qu’il n’y ait personne à l’hôtel. D’ailleurs, quoiqu’il ne passe pas beaucoup de monde dans l’avenue, nous ne manquons pas de voisins.

Les frais éclats de rire dont retentissait le jardin du pensionnat confirmaient cette assertion, sans toutefois promettre en cas d’alarme un secours bien efficace. Aux regards sournois et à l’attitude martiale de la vieille, Dornier comprit qu’elle croyait voir en lui un de ces honnêtes industriels qui pour s’introduire dans une maison choisissent le moment où elle est déserte ; car ce n’est pas aux habitans, mais au mobilier, qu’ils rendent visite. Sans paraître offensé d’un pareil soupçon, le journaliste employa, pour le détruire, un moyen d’ordinaire infaillible.

— Ma brave dame, dit-il en tirant de sa poche une pièce de cinq francs, puisque votre maître est sorti, ne pourriez-vous pas me laisser voir l’hôtel ?

La vieille femme n’avait pas prévu cet argument : aussi éprouva-t-elle un moment de perplexité ; elle regarda alternativement, d’un air indécis, le tentateur et son offrande propitiatoire, mais à la fin la défiance l’emporta sur l’avarice.

— Ces voleurs sont si malins ! se dit-elle ; quand nous serons seuls dans l’appartement, il n’a qu’à sauter sur moi et m’égorger : ça se voit si souvent dans les journaux ; je serais bien avancée avec son écu ! — Puisque je vous dis que l’hôtel est loué depuis hier, reprit-elle tout haut, en serrant plus fort que jamais ses armes défensives.

— Mais peut-être est-il à vendre, dit le journaliste, qui laissa tomber négligemment la pièce de cinq francs dans le cabas de la portière.

En dépit de ses soupçons, la vieille fut sensible à la délicatesse de ce procédé ; d’un regard moins hostile, elle examina son interlocuteur, et finit par lui trouver une physionomie d’autant plus honnête, qu’à sa cravate étincelait une épingle en brillans, tandis qu’une chaîne non moins splendide serpentait entre les boutonnières de son gilet ; un jonc à pomme d’or incrustée de turquoises complétait ce luxe d’orfèvrerie, qui, malgré son goût peu châtié, imposa peu à peu à la portière cette sorte de respect que les gens de sa condition éprouvent volontiers pour les apparences de la richesse.

— J’avais la berlue, pensa-t-elle en remettant les ciseaux dans son cabas ; c’est un homme très comme il faut.

La physionomie de la vieille s’éclaircit au même instant et prit une expression obséquieuse.

— Je crois en effet, dit-elle, que, si le propriétaire trouvait un prix raisonnable de son hôtel, il se déciderait à le vendre.

— En ce cas, reprit Dornier, ouvrez la porte ; car je veux acheter une maison dans ce quartier, et celle-ci pourrait me convenir. Que je m’arrange ou non avec le propriétaire, je ne vous oublierai pas.

Cette habile péroraison acheva de séduire la portière ; après y avoir répondu par sa plus belle révérence, elle insinua dans la serrure de la grille la clé qu’elle tenait à la main.

— Vieille bohémienne ! se dit Moréal, qui, de la plate-forme de la remise, n’avait pas perdu un mot de ce dialogue, la voilà qui ouvre la porte, et je vais me trouver bloqué sur cette terrasse comme un blaireau dans son terrier ; il est impossible que des fenêtres Dornier ne m’aperçoive pas, et certes je dois faire une sotte figure. La position n’est plus tenable.

Aiguillonné par la crainte du ridicule, le vicomte se hâta de descendre l’escalier de la terrasse, et se présenta inopinément derrière la grille au moment où la portière achevait de l’ouvrir. À la vue de son nouveau maître qu’elle croyait absent, et dont la figure lui parut fort peu débonnaire, la vieille femme se glissa dans sa loge d’un air penaud. De son côté, Dornier, en reconnaissant son rival, ne put réprimer un mouvement de surprise et de dépit. Au lieu d’avancer, comme semblait l’y inviter la porte ouverte, il resta immobile sur le seuil.

— Si vous le permettez, monsieur, lui dit Moréal avec une politesse hautaine, c’est moi qui vous ferai les honneurs de la maison.

Le journaliste hésita, comme s’il eût craint de tomber dans un piége en acceptant la proposition de son ennemi ; mais cette indécision ne dura qu’un instant.

— Il n’est pas homme à m’attirer dans un guet-apens, se dit-il, et, lors même qu’il y aurait quelque danger, je suis trop avancé pour reculer sans honte.

Déterminé à accepter toutes les conséquences de sa démarche, Dornier s’inclina d’un air froid en signe d’acquiescement, et entra dans la cour. Le vicomte referma aussitôt la porte, et, sans ajouter un mot, se dirigea vers la maison. Au moment où ils y arrivaient, la cloche de la grille retentit de nouveau avec fracas : les deux rivaux se retournèrent en même temps, et ce fut avec un égal étonnement qu’à travers les barreaux ils reconnurent la figure cavalière de Prosper Chevassu.

— Messeigneurs, cria l’étudiant avec une emphase dramatique, vous plairait-il de changer le duo en trio ?

Déjà la vieille portière avait tiré le cordon. L’élève en droit traversa la cour du pas dont il appartiendrait à un triomphateur de pénétrer dans une ville conquise, et il rejoignit presque aussitôt Moréal et Dornier, qui, pour l’attendre, s’étaient arrêtés sur le perron.

XXII.

Quoique fort contrarié de ces visites aussi importunes qu’inattendues, le vicomte remplit avec une irréprochable politesse les devoirs de l’hospitalité, et il introduisit les deux jeunes gens dans un petit salon où le matin il avait fait placer la meilleure partie de ses meubles.

— Commençons par le commencement, dit Prosper avec gravité ; chez qui sommes-nous ?

— Chez moi, répondit Moréal en avançant des fauteuils.

— En ce cas, reprit l’étudiant d’un air piqué, vous pouvez vous vanter de jouer admirablement la comédie. C’est un talent ; mais il me semble que vous auriez pu vous dispenser de l’exercer à mes dépens, et surtout à ceux de mon oncle.

— Vous me pardonnerez, j’espère, ma réserve, lorsque je vous en aurai expliqué les motifs.

— Soit ; nous déviderons cet écheveau-là plus tard ; en ce moment, ne compliquons pas la discussion. Puisque vous êtes chez vous, votre présence ici se justifie d’elle-même ; mais la vôtre, monsieur Dornier, me paraît un peu plus difficile à expliquer.

— Pas plus que la vôtre, je crois, mon cher Prosper, répondit le journaliste avec un sourire contraint.

L’étudiant redoubla de solennité.

— Je croyais vous avoir prévenu, reprit-il, que vous ne deviez plus compter sur mon amitié. Dès-lors toute épithète affectueuse devient déplacée entre nous.

— Comme il vous plaira, répliqua Dornier sans cesser de sourire ; si vous ne m’aimez plus, je vous aime toujours, et je saurai attendre avec patience la fin de votre caprice.

— D’abord, veuillez répondre à une question que j’ai le droit de vous adresser, car c’est ma sœur qui est la cause innocente de tout ceci. Que venez-vous faire chez M. de Moréal ? Je ne suppose pas que vous soyez devenu son ami.

— Je reconnais que la supposition serait hasardée, dit le journaliste d’un air sardonique.

— Dois-je croire alors qu’oubliant la promesse que vous avez faite avant-hier à mon oncle, vous venez ici dans une intention hostile ?

— Supposition aussi mal fondée que la première.

— Expliquez-vous, morbleu ! Puisque le mot de l’énigme n’est ni paix ni guerre, je renonce à le chercher.

— Je me joins à M. Chevassu, dit sérieusement le vicomte, pour vous prier de nous dire à quoi je dois l’honneur de recevoir votre visite.

Pendant cette discussion préliminaire, Dornier avait recouvré sa présence d’esprit habituelle. Promenant sur les deux alliés un regard tranquille, il répondit avec une sorte de légèreté insouciante :

— Messieurs, aux termes où nous en sommes, il faut de la franchise ; j’espère que vous serez contens de la mienne. Pour répondre catégoriquement à vos questions, je vous dirai que je ne suis venu dans ces lointains parages ni à titre d’ami ni à titre d’ennemi.

— À quel titre donc, de par tous les diables ? s’écria impatiemment l’étudiant.

— À titre d’amoureux, si vous le trouvez bon, reprit Dornier avec un flegme inaltérable. La démarche, mon cher Prosper, je dis cher quand même, vous paraîtra peut-être un peu pastorale, car, don Juan que vous êtes, vous professez un magnifique dédain pour les enfantillages du cœur ; mais M. de Moréal aura sans doute plus d’indulgence pour une faiblesse dont il n’est pas exempt lui-même.

— Monsieur, dit le vicomte, je ne vois pas ce qu’il y a de commun…

— Entre votre conduite et la mienne ? Ou je me trompe fort, ou elles se ressemblent beaucoup : seulement, ce que je voulais faire aujourd’hui, vous avez eu le bon esprit de le faire hier ; voilà toute la différence, et, par malheur pour moi, elle est à votre avantage.

— Vous avez juré de me faire perdre patience, s’écria Prosper ; qu’a fait hier M. de Moréal, et que vouliez-vous faire aujourd’hui ?

— Cela commence sa troisième année de droit ! reprit Dornier en affectant de hausser les épaules ; allons, puisqu’il faut tout vous expliquer comme à un enfant, écoutez et profitez. Si je commets quelque erreur, M. de Moréal voudra bien m’en avertir ; mais il n’est pas probable que je lui donne cette peine.

L’aplomb railleur avec lequel s’exprimait le journaliste surprit ses auditeurs, quelque haute idée qu’ils eussent déjà de son assurance.

— L’effronté coquin ! telle fut la pensée qu’échangèrent par un regard le vicomte et l’étudiant.

— Voici l’idylle, continua Dornier, qui, en remarquant cette pantomime offensante, redoubla d’ironie ; Théocrite n’a rien écrit de plus naïf. Cet agréable séjour touche aux lieux habités par l’être charmant dont nous nous disputons le cœur, M. de Moréal et moi ; c’est dire qu’il possède un attrait auquel nous ne pouvions décemment résister ni l’un ni l’autre. S’enivrer de l’air que respire l’objet aimé, quoi de plus balsamique ? Pour moi, je m’empresse, et, sur la foi d’un écriteau fallacieux, je conçois l’espoir de m’emparer de la position ; mais, ô déception douloureuse ! la place est prise. Plus alerte que moi, mon heureux rival l’occupe depuis vingt-quatre heures. Me voici donc vaincu sans coup férir, et il ne me reste qu’à battre en retraite, à moins que M. de Moréal n’ait la générosité de me céder tout ou partie de son bail, ce qu’à vrai dire je n’ose espérer.

À ces mots, Dornier s’inclina d’un air de persiflage vers le vicomte ; ne recevant pas de réponse, il se leva et tira sa montre.

— Le charme de la conversation me fait oublier que je dîne dehors, ajouta-t-il négligemment ; trouverai-je un cabriolet dans ces contrées hyperboréennes ?

— Un instant, dit Prosper Chevassu ; je veux croire que, lorsque vous avez sonné à la porte de cette maison, vous ignoriez que M. de Moréal y demeurât. Ainsi, glissons sur ce chapitre ; mais j’ai une autre explication à vous demander.

— Parlez, mon cher Prosper, dussiez-vous me faire manquer à mon dîner.

— Est-il vrai que mon père vous ait remis hier cinquante mille francs ? reprit l’étudiant en regardant d’un œil farouche son ancien ami.

— Parfaitement vrai, répondit avec calme le journaliste.

— Est-il vrai que ma tante vous ait donné une pareille somme ?

— Donné, non ; je n’aurais pas accepté un don de cette nature ; c’est confié qu’il faut dire.

— Peu importe ; toujours est-il que vous êtes en ce moment détenteur de cent mille francs qui appartiennent à ma famille.

— Détenteur bien malgré moi, je vous assure. Un dépôt de cette valeur est très gênant, pour moi surtout qui demeure dans un hôtel garni. Je suis obligé de porter cette somme dans mon portefeuille, et il me tarde fort d’en être débarrassé.

— Qui vous empêche de vous en débarrasser aujourd’hui même ? dit avec vivacité l’étudiant.

— Comment cela ? demanda Dornier un peu surpris.

— Rien de plus simple. Je suis l’héritier de mon père et, selon toute apparence, de ma tante ; l’argent que vous avez entre les mains doit donc un jour m’appartenir.

— Vous oubliez mademoiselle votre sœur.

— Ma sœur et moi ne faisons qu’un en ceci, et nos intérêts sont communs. La qualité de dépositaire n’est sans doute pas incompatible avec celle de propriétaire futur, et je suis prêt à me charger du fardeau qui vous paraît si pénible. Puisque vous avez les cent mille francs dans votre portefeuille, remettez-les-moi ; je vais vous en donner un reçu.

Dornier hocha la tête en souriant d’un air faux.

— Ce n’est pas tout-à-fait ainsi que se traitent les affaires, dit-il enfin. Dieu sait que je serais ravi d’être déchargé de ce dépôt, mais, pour cela, il faut l’agrément des personnes de qui je l’ai reçu.

— Croyez-vous que mon père ou ma tante ait moins de confiance en moi qu’en vous ? s’écria Prosper, prêt à s’emporter.

— Loin de moi une pareille idée, reprit le journaliste avec un accent doucereux ; votre père vous considère comme un autre lui-même, et vous êtes le favori de madame votre tante ; cela me paraît évident.

— Pas de mauvaises plaisanteries.

— Est-ce plaisanter que de parler des sentimens que vous avez su inspirer aux personnes de votre famille ?

— Brisons là, et répondez-moi. Quelle objection sérieuse opposez-vous à ma proposition ?

— Une seule ; c’est que, chargé d’un mandat, je dois l’exécuter conformément aux intentions de ceux qui me l’ont confié.

— Ainsi vous voulez garder ces cent mille francs ?

— À mon grand regret, je vous le répète, car ils m’embarrassent beaucoup.

Prosper fut sur le point d’éclater, mais il se contint et n’exprima son incrédulité que par un rire amer.

— J’en appelle à M. de Moréal, reprit Dornier sans paraître ému de cette muette insulte : je doute qu’il comprenne autrement que moi les devoirs d’un dépositaire. Que M. Chevassu et Mme de Pontailly me disent de vous remettre cet argent, vous le recevrez à l’instant même ; jusque-là j’en suis responsable envers eux, et, au risque de vous déplaire, je dois le conserver.

Dornier salua le vicomte et l’étudiant avec la froide dignité d’un homme qui se croit le droit de mépriser de frivoles offenses ; puis il sortit de la chambre et bientôt après de la maison.

— Que dites-vous de ce drôle ? s’écria Prosper, qu’avait un instant déconcerté ce majestueux départ.

— En droit, il a raison, répondit le vicomte.

— Au diable le droit ! belle autorité à citer à un homme qui a perdu cinq inscriptions sur huit.

— Un dépôt est un dépôt ; on ne peut pas s’en dessaisir à l’insu du propriétaire.

— Chicane ! interrompit brusquement l’étudiant ; certes je ne m’attendais guère à vous voir prendre le parti de ce coquin, oui, de ce coquin, je le dis sans le moindre scrupule, car j’ai lu dans son regard hypocrite l’avenir réservé à ces pauvres cent mille francs. Rappelez-vous ce que je vous dis, Moréal ; le journal tombera dans l’eau, et il ne rentrera pas un centime dans la bourse de mon père ni dans celle de ma tante.

— Je le crois comme vous, dit le vicomte en souriant.

— Et c’est avec ce magnifique sang-froid que vous prenez la chose ! Songez cependant que, si vous épousez ma sœur, vous serez de moitié dans la catastrophe.

— À ce prix j’accepterais de plus grands malheurs.

— À votre aise, amant désintéressé ; mais laissons ce sujet, qui m’irrite malgré moi. Voulez-vous que je vous raconte comment j’ai découvert votre gîte ?

— J’allais vous en prier, répondit Moréal, qui pensa que le meilleur moyen d’abréger la visite de l’élève en droit était de lui céder la parole.

— Écoutez, reprit Prosper en riant d’un air content de lui-même, vous êtes un rusé diplomate, mais vous allez être forcé de convenir que je ne m’entends pas trop mal non plus à conduire ma barque. En vous quittant vous et mon oncle, il y a quelques heures, j’avais un projet dont je ne voulais vous faire part qu’en cas de succès. Sans retard je le mets à exécution. Il était quatre heures ; je vais chez ma tante ; elle venait de rentrer, et sa voiture était encore dans la cour : c’est ce que j’espérais. Le cocher dételait les chevaux ; je m’approche d’un air candide et lui dis : Dominique, vous savez que mon oncle m’a donné Léporello ? — Je sais cela, monsieur, répond l’esclave ; vous pouvez vous flatter que ce n’est pas la plus mauvaise bête de l’écurie. — Mais, dis-je, est-il vrai, comme mon oncle l’assure, que Léporello soit à deux fins, et puisse aller au cabriolet ? — Il rue un peu dans le brancard, mais il s’y fera. — Eh bien ! Dominique, savez-vous ce qu’il nous faut faire ? Si ma tante ressort, ce ne sera pas avant neuf heures, et jusque-là votre service est fini. Attelez Léporello au cabriolet de mon oncle, et allons faire une petite promenade pour l’essayer : je serais bien aise de prendre une leçon d’un homme aussi habile que vous. Je mentais bassement, car, pour conduire cabriolet ou tilbury, je n’ai besoin des leçons de personne ; mais tout cocher est un animal plein d’orgueil, et j’attaquais celui-ci par son faible. Il mord à l’hameçon, et en cinq minutes le cabriolet est prêt. — Où allons-nous ? me demande alors maître Dominique. C’est là que je l’attendais. — Au fait, où allons-nous ? dis-je à mon tour sans avoir l’air d’y entendre malice ; mais j’y songe, j’ai quelque chose à dire à ma sœur, menez-moi à sa pension. Hein ! n’était-ce pas bien joué ?

— Vous saviez donc que Dominique connaissait l’adresse de cette pension ?

— N’était-ce pas lui qui avait dû y conduire ma tante, si elle y était allée, chose à peu près certaine ? Vous comprenez qu’il me répugnait d’interroger un domestique ; mais de cette manière j’apprenais tout. Dominique, de son côté, n’en demande pas davantage, et nous voilà partis. La traversée n’a pas été sans orages ; Léporello, c’est-à-dire Tribonien, ruait à tout briser, Dominique jurait comme un pandour, et moi je riais dans ma barbe en pensant à la mine de ma tante lorsqu’elle apprendrait mon coup de maître. Bref nous finissons par arriver sains et saufs devant la maison de Mme de Saint-Arnaud. J’en savais assez. — Je verrai ma sœur un autre jour, dis-je alors à mon honnête conducteur ; retournons chez mon oncle. Nous rebroussons chemin, et déjà nous étions à deux ou trois cents pas du pensionnat, lorsque tout à coup j’avise, rasant les maisons, le nez dans la cravate, sombre et voûté comme un traître de mélodrame, devinez qui ?

— Dornier ?

— En chair et en os. Je m’enfonce dans le cabriolet pour éviter d’être aperçu, mais la précaution était superflue ; notre homme était tellement absorbé dans ses réflexions, qu’à coup sûr il ne voyait rien de ce qui se passait autour de lui. Je ne dis mot, mais au bout d’un instant je descends de cabriolet et congédie Dominique. Je suis Dornier à la piste, ayant soin de me tenir à une distance prudente ; je le vois bientôt passant et repassant devant le pensionnat, de l’air d’un homme qui médite une escalade. Il finit par entrer dans la ruelle, je m’y glisse après lui ; il s’arrête devant la grille de cette maison, je me tapis dans l’enfoncement d’un vieux mur ; il sonne, et alors, ma foi, je n’aurais pas donné ma place pour une stalle à l’Opéra. Vous étiez tous deux à peindre.

— Vous m’avez donc vu ?

— Parbleu ! de la place où j’étais, je vous prenais en écharpe malgré votre retranchement d’orangers et de grenadiers, et je ne perdais pas un seul de vos mouvemens. La scène était vraiment curieuse. Dornier au rez-de-chaussée, comme le renard de la fable, vous perché comme le corbeau, mais gardant mieux votre fromage ; l’un sonnant à tour de bras et jurant tout haut, l’autre se tenant coi et pestant tout bas. Je ne sais en vérité lequel était le plus amusant.

— Mais qu’avez-vous dû penser ? demanda Moréal en partageant de bonne grâce la gaieté de l’étudiant.

— Dans le premier moment, répondit Prosper, lorsque j’ai reconnu à travers les branches du bosquet aérien votre tragique physionomie, j’ai cru naïvement que vous aviez donné rendez-vous à Dornier dans ce lieu retiré pour vous couper la gorge à petit bruit, et même je trouvais le procédé un peu sournois ; mais votre obstination à ne pas ouvrir m’a bientôt désabusé : alors je n’ai plus rien compris du tout à l’aventure, et c’est pour en pénétrer le mystère qu’à mon tour j’ai sonné à la grille.

— Maintenant votre curiosité doit être satisfaite, reprit le vicomte, qui n’osait dire ouvertement à l’étudiant qu’il le verrait avec reconnaissance abréger sa visite.

— Pas tout-à-fait, répondit Prosper d’un air railleur : tant que Dornier a été là, je me suis conduit envers vous avec la générosité la plus rare ; pas un mot, pas un geste, pas une question. Je me serais fait scrupule de vous interroger devant votre rival ; mais, à présent qu’il est parti, vous devez comprendre que la chose ne se passera pas sans une petite explication.

— Au diable l’étourdi ! se dit Moréal ; il ne s’en ira pas ; que doit penser Henriette de ma brusque disparition ?

— Ah ! monsieur le vicomte, poursuivit l’élève en droit avec un redoublement d’ironie, voilà comme vous abusez de la candeur d’un vieillard respectable, et de celle d’un jeune homme dont vous vous dites l’ami. Et vous espérez sans doute jouir en paix du succès de votre tartuferie ? Parbleu ! vous avez compté sans votre hôte.

Prosper se leva résolument.

— Voyons d’abord l’état des lieux, dit-il en ouvrant une fenêtre. L’étudiant aperçut à six pieds de distance une grande muraille qui barra le passage à sa curiosité.

— Ce doit être le mur de la pension, reprit-il après avoir cherché à s’orienter.

— Clôture fort respectable, comme vous voyez, dit Moréal, qui dissimulait de son mieux son impatience.

— Sans doute, répondit Prosper en levant les yeux vers le chaperon de la muraille ; du verre cassé, des clous fichés par la tête, tout un système de chevaux de frise ; je vois que Mme de Saint-Arnaud entend assez passablement l’art des fortifications. Mais de ce rez-de-chaussée on ne peut juger l’ensemble de l’ouvrage ; montons au premier étage.

— À quoi bon ?

— À voir la garnison de cette redoutable forteresse ; elle est fort gaie, à ce qu’il paraît.

Les cris joyeux des jeunes pensionnaires retentissaient en effet sans interruption, et, depuis que la fenêtre était ouverte, on les entendait distinctement.

— Là-haut comme ici, vous ne verrez qu’un vieux mur, dit Moréal, dont la mauvaise humeur se contraignait avec peine.

— À d’autres, repartit l’étudiant avec un rire moqueur ; à quoi servirait ce délicieux belvédère que j’ai admiré depuis la ruelle ? Il m’a rappelé la terrasse d’où le saint roi David contemplait Bethsabée.

— Vous êtes fou, dit le vicomte en haussant les épaules.

— Non, mais je vois clair. Montez-vous avec moi ?

— Quel enfantillage !

— Vous refusez ? Comme il vous plaira.

L’étudiant ouvrit une des portes du petit salon, se retrouva dans le vestibule, et se mit à gravir d’un pas leste l’escalier qui conduisait à l’étage supérieur.

— Prosper, pas d’extravagance, s’écria Moréal en se précipitant sur ses pas.

— Soit ; mais alors montrez-moi le chemin.

— Suivez-moi donc, entêté ; si vous refusez d’entendre raison, du moins n’oubliez pas toute prudence.

— Où voulez-vous me mener ? demanda l’étudiant après avoir descendu l’escalier.

— Sur la terrasse qui est à côté de la grille ; nous y serons moins exposés à être vus qu’au belvédère.

— J’aurais dû me douter que c’était là votre affût, dit Prosper en riant de l’air dépité de son compagnon.

Un instant après, les deux jeunes gens, l’un fort gai, l’autre assez maussade, étaient embusqués derrière les arbustes de la petite plateforme.

— Surtout ne vous montrez pas, dit le vicomte, qui redoutait l’étourderie du frère d’Henriette.

La recommandation n’était pas inutile. À l’aspect du joyeux essaim qui bourdonnait, voltigeait, tourbillonnait à travers le jardin de la pension, Prosper Chevassu entra dans un transport d’enthousiasme.

— Le joli corps de ballet ! s’écria-t-il en joignant les mains ; voilà de vraies sylphides. Qu’on ne me parle plus des danseuses de théâtre ; le bonhomme Boileau a raison :

Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.

Vive la naturel à bas l’Opéra !

— Parlez moins haut, dit Moréal.

— Quand même on m’entendrait ? Je suis prêt à leur dire que je les trouve charmantes. Cette grande brune, par exemple, qui joue au volant, ne dirait-on pas une reine ? Dans sa main, la raquette semble un sceptre. Quelle pose majestueuse, quelle ampleur de gestes, quelle fière cambrure ! Près d’elle, Fanny Elsler aurait l’air d’une petite bourgeoise.

— Soit, mais ne vous avancez pas tant ; on pourrait vous apercevoir.

— Il me semble que je suis bon à voir, répondit l’étudiant en caressant avec complaisance sa barbe naissante. Ah ! la jolie blonde ! là sur la pelouse, celle qui court après une petite fille. Mlle Taglioni a moins de grace et de légèreté. Laquelle aimez-vous le mieux, de la brune ou de la blonde ?

— J’aime mieux votre sœur, répondit le vicomte en souriant.

— À propos, ma sœur que j’oubliais ! Comment se fait-il qu’elle ne soit pas dans le jardin ? J’ai beau regarder, je ne la vois pas.

Dans une réunion de belles personnes, ce n’est jamais sa sœur qu’un jeune homme de vingt ans distingue en premier lieu. Henriette, que son frère cherchait du regard sans la trouver, n’était cependant nullement invisible, et, dès le premier instant, Moréal l’avait aperçue. Solitairement assise sur l’un des bancs de l’allée de tilleuls, la jeune fille tournait les yeux vers la muraille en haut de laquelle son amant lui était apparu.

— Elle semble triste et inquiète, se dit le vicomte ; sans doute elle ne peut s’expliquer ma conduite. Sans cet insupportable écolier, je l’avertirais que je suis là. Mais, si je me montre, il en fera autant ; et que pensera-t-elle en voyant son frère ? Devinera-t-elle qu’il m’a été impossible de me débarrasser de lui, et que c’est malgré moi qu’il est mon confident ?

Craignant de commettre une imprudence s’il se montrait, Moréal, toutefois, ne put résister au désir de calmer l’apparente inquiétude d’Henriette. Sans avancer la tête à travers la charmille, il en agita les branches. Jamais signal télégraphique n’obtint une réponse plus prompte. La jeune fille se leva soudain, et l’anxiété peinte sur ses traits fit place à un malicieux sourire ; pour punir son amant de sa longue absence, elle lui tourna le dos et s’éloigna, mais cette bouderie ne dura que jusqu’au bout de l’allée ; bientôt elle revint sur ses pas, et déjà elle n’était plus qu’à quelque distance de la charmille, lorsque son frère l’aperçut.

— Ah ! voilà enfin Mlle Henriette, s’écria l’étudiant ; quelle œillade assassine elle dirige de ce côté !

— Prosper, dit le vicomte, je vous en prie, ne vous montrez pas.

— Peste ! je ne lui connaissais pas ce regard-là. Savez-vous qu’elle est jolie, ma sœur ? aussi jolie que la grande brune.

— Mille fois davantage.

— Voilà l’exagération de l’amour. Il paraît que Mlle Henriette trouve un grand charme aux bouteilles cassées qui embellissent ce mur, car, depuis que je l’ai aperçue, elle n’en a pas détourné les yeux. Elle les baissera, morbleu !

— Qu’allez-vous faire ? s’écria Moréal en retenant son compagnon par le bras.

— Belle demande ! dire bonjour à ma sœur. Doutez-vous que cela ne lui fasse plaisir ?

— Elle ne s’attend pas à vous voir, et la surprise…

— C’est-à-dire que vous prétendez me faire assister débonnairement à cette charmante scène à l’espagnole sans me laisser placer le plus petit mot dans la conversation. Désolé de vous déplaire, mon cher vicomte, mais je n’aime pas les rôles muets.

— Vous allez effrayer votre sœur.

— C’est ce que je veux. Vingt fois elle m’a défié de lui faire peur ; nous allons voir à l’épreuve ce grand courage.

Par un mouvement imprévu, Prosper se débarrassa de l’étreinte du vicomte, et, se penchant sur le mur, il écarta brusquement la charmille. À la vue de son frère, dont la physionomie affectait une expression fulminante, Henriette s’arrêta, aussi troublée que si elle eût aperçu à travers le branchage le museau d’un tigre à jeun. Enchanté de l’effet qu’il venait de produire, l’étudiant reprit l’air enjoué qui lui était naturel, et faisant de ses deux mains un porte-voix :

— Avoues-tu que tu as eu peur ? cria-t-il sans s’inquiéter que d’autres que sa sœur pussent l’entendre.

Au lieu de répondre, la jeune fille se sauva, rougissant de confusion, et fort courroucée contre son amant, qu’elle croyait complice de l’espièglerie de Prosper.

— Vous m’êtes témoin qu’elle a eu une peur atroce, dit l’étudiant, qui se retourna radieux vers son compagnon ; c’est que la chose est importante. Nous avions parié un châle contre un sabre turc. J’ai gagné, c’est évident. — Tu sauras que tu me dois un sabre turc, poursuivit l’étourdi d’une voix éclatante, en passant de nouveau la tête à travers la charmille.

Henriette avait disparu ; mais plusieurs pensionnaires, attirées par cette voix masculine qui venait effrontément troubler leurs ébats, montrèrent çà et là parmi les arbres leurs figures curieuses. Il y eut dans le jardin un moment d’émotion générale qui gagna les sous-maîtresses et Mme de Saint-Arnaud elle-même. Bientôt un groupe composé de trois femmes à figures revêches se dirigea vers le mur derrière lequel étaient postés les deux jeunes gens.

— Voici la vieille garde, fit Prosper en riant ; je crois que je puis battre en retraite sans humiliation.

— Mais retirez-vous donc ; elles vont vous voir, dit le vicomte de plus en plus contrarié.

— Il est trop tard, elles m’ont vu, et maintenant l’honneur m’ordonne de subir leur feu.

Mme de Saint-Arnaud, qui précédait d’un pas ses compagnes, s’arrêta en arrivant près du mur, prit son attitude la plus imposante, et levant sur l’étudiant un regard de majestueuse indignation :

— Cette conduite est indigne d’un jeune homme bien élevé, dit-elle ; si je connaissais monsieur votre père, je lui adresserais mes plaintes.

— Madame, répondit Prosper d’un air de vénération, depuis longtemps la réputation de votre maison était venue jusqu’à moi, et je n’ai pu résister au désir de m’assurer par mes propres yeux qu’elle n’était pas usurpée. Maintenant j’ai vu, et je suis prêt à soutenir contre tout venant que vous avez parmi vos pensionnaires les plus charmantes personnes de Paris.

— Faites rentrer ces demoiselles, dit aux sous-maîtresses Mme de Saint-Arnaud, outrée de cet audacieux langage.

— Eh quoi ! madame, reprit l’étudiant toujours profondément respectueux en apparence, seriez-vous assez cruelle pour abréger la récréation de ces demoiselles, parce qu’il se trouve à quelques pas d’elles un humble adorateur de leur beauté ?

Au lieu de répondre, Mme de Saint-Arnaud, effarouchée comme une poule à la vue d’un milan, se hâta de rassembler les jeunes filles confiées à sa garde ; un instant après, le jardin était désert.

— Vous voilà content, dit Moréal à Prosper ; cette belle équipée fera peut-être supprimer la récréation.

— Bah ! en attendant, j’ai produit un certain effet. Avez-vous remarqué que, lorsque j’ai parlé de mon adoration pour la beauté, la majestueuse brune a souri. C’est qu’en parlant je la regardais, et elle a compris que le compliment était pour elle.

— Où cela vous mènera-t-il ?

— À charmer les ennuis de mon rôle de confident. Vous ne vous attendez pas, j’espère, à ce que j’assiste les bras croisés à vos prouesses sentimentales.

— Qui vous dit d’y assister ? s’écria brusquement Moréal.

— Mon devoir de frère, répondit avec gravité l’étudiant. Croyez-vous que je vais naïvement vous laisser ici à deux pas d’Henriette ?

— Vous craignez peut-être que je ne prenne d’assaut le pensionnat, reprit le vicomte en riant d’un rire forcé.

— Pourquoi non ? La place est forte, j’en conviens, et, à franchir les murs, on risquerait de jouer le rôle de Régulus dans son tonneau ; mais l’amour est parfois si endiablé ! Non, mon maître ; que cela vous convienne ou non, vous resterez sous mon immédiate surveillance.

— Vous voulez donc vous établir ici ?

— Précisément. Dès aujourd’hui je deviens votre commensal. À la vérité, le faubourg du Roule est un peu loin de l’école de droit ; mais un homme qui a perdu cinq inscriptions sur huit peut bien en risquer une de plus. D’ailleurs je vais avoir un tilbury.

— Mais que dira votre père ?

— Il n’en saura rien.

— Et votre oncle ?

— Il en a fait bien d’autres dans sa jeunesse. Ce sera charmant, continua Prosper en se frottant les mains ; tandis que vous serez en contemplation devant Henriette, car ce sera de la contemplation pure, j’essaierai de conquérir le cœur de la belle brune par le charme de ma physionomie et la grace de mes attitudes ; de loin on assure que je ne suis pas mal. De plus nous aurons un piano, et nous leur chanterons nos duos les plus triomphans. L’oreille est le chemin du cœur, et toutes les femmes aiment les belles voix d’homme. Je pourrais même apporter mon cornet à piston, mais c’est un instrument qui rappelle le bal masqué, et il n’est peut-être pas tout-à-fait assez sentimental pour la circonstance. Qu’en dites-vous ?

— Je dis qu’en attendant la réalisation de ces agréables projets, nous ferions bien d’aller dîner.

— Vous avez raison, allons dîner. À demain, charmantes houris.

Prosper joignit les doigts sur ses lèvres et adressa vers la pension un simulacre de baiser. Un instant après, Moréal envoya la vieille portière chercher une voiture à la barrière du Roule, et les deux amis se firent conduire au Palais-Royal.

XXIII.

Le même jour, M. Chevassu se promenait à grands pas dans son cabinet, le front ridé de soucis et les lèvres plissées par un sourire amer. Le député du Nord éprouvait en ce moment une des mille angoisses auxquelles sont exposés les ambitieux. Le matin même, il avait appris qu’il se signait à Douai une pétition destinée à attaquer la validité de son élection, et certaines petites irrégularités dans les opérations du collége lui donnaient lieu de craindre que la démarche de ses ennemis politiques ne fût couronnée d’un plein succès.

— Les cerveaux étroits ! disait-il avec indignation ; les ânes bâtés ! Un seul homme peut-être est capable de relever aux yeux de la France l’ancienne réputation de l’Athènes du nord, et ils s’acharnent à lui barrer le chemin ! Nous n’avons pas la même opinion, disent-ils ; et qu’importe ? Ici la question de l’honneur du pays ne devrait-elle pas l’emporter sur toutes les considérations d’une politique mesquine ? Si, comme ils le prétendent, ils avaient à cœur les intérêts, j’oserai dire plus, la gloire de la ville de Douai, loin de se poser vis-à-vis de moi en adversaires stupides, ils se seraient fait un devoir de me donner leurs voix ; mais l’envie, la pâle envie !

Le soliloque de M. Chevassu fut interrompu par André Dornier, qui tout à coup entra dans l’appartement d’un air fort agité.

— Vous savez la nouvelle ? lui dit le député sans interrompre sa promenade ; on attaque mon élection.

— La chose est grave, répondit le journaliste, moins grave pourtant que celle que je vais vous apprendre.

— Que peut-il y avoir de plus sérieux que cette pétition infernale ? C’est, m’écrit-on, le procureur-général lui-même qui l’a rédigée.

— Il défend sa place.

— Qu’il se tienne bien ! Si une fois je parviens à mettre la main sur lui… Mais qu’avez-vous encore à me dire ?

— On veut enlever Mlle Henriette, dit Dornier, dont la souple physionomie exprimait en cet instant autant de trouble qu’il avait montré de sardonique impassibilité quelques momens auparavant.

— Enlever ma fille ? s’écria M. Chevassu en s’arrêtant brusquement.

— Et ce qu’il y a de plus odieux, ce que vous refuserez de croire, ce que j’ose à peine vous dire…

— Eh bien ?

— Non, je crains de blesser trop cruellement votre cœur.

— Expliquez-vous, Dornier, je le veux.

— C’est vous qui l’exigez !

— Je l’exige.

— Eh bien ! il paraît certain que votre fils est du complot.

— Prosper enlever sa sœur ? Allons donc ! cela n’a pas le sens commun.

— Plût au ciel ! Mais malheureusement les apparences justifient mes craintes. En ce moment même, M. de Moréal et Prosper sont embusqués dans une petite maison déserte attenant au pensionnat de Mme de Saint-Arnaud. Il y a là-dessous une machination infernale digne des beaux jours de la régence. Du repaire dont je vous parle il est facile de s’introduire pendant la nuit dans le jardin de la pension. Tel est sans aucun doute le projet de ce noble vicomte, et, s’il n’est pas question d’un enlèvement, de quoi donc s’agit-il, grand Dieu !

— Prosper avec M. de Moréal ? reprit le député surpris ; ils se voient donc maintenant ?

— Amis intimes depuis trois jours, grâce à M. de Pontailly.

— Ce vieux voltigeur de Coblentz a juré de me contrecarrer en tout. Je n’entends pas que mon fils fréquente des hobereaux. C’est déjà bien assez d’en avoir un dans ma famille.

— Si vous n’y mettez ordre, vous en aurez deux ; car, poursuivit Dornier d’une voix hypocrite, quoique les annales de l’ancien régime nous attestent que l’honneur d’une famille bourgeoise paraît souvent moins que rien aux yeux de certains gentilshommes, je veux croire que M. de Moréal…

M. de Moréal a demandé ma fille en mariage, interrompit sèchement M. Chevassu, et je suis sûr qu’il tiendrait à grand honneur une alliance avec moi.

— Si l’on juge de ses vues ultérieures par les moyens qu’il emploie, on peut douter pourtant de la loyauté de ses intentions.

— Je ne puis croire au projet que vous lui supposez. Un enlèvement de mineure ; c’est fort grave. Un homme, à moins d’avoir perdu la tête, ne se joue pas ainsi du code pénal.

— Le code pénal ne dort-il pas toujours en pareil cas ? répondit Dornier en attachant sur le père d’Henriette un regard pénétrant.

— Je saurais bien le réveiller, dit le député avec véhémence.

— Non, mon cher monsieur, vous n’en ferez rien, reprit le journaliste d’une voix mielleuse ; je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Vous êtes le meilleur des hommes, et la tendresse paternelle imposerait silence à votre juste indignation.

— Je vous dis que je poursuivrais à outrance l’homme coupable d’un tel attentat.

— Où cela vous mènerait-il ? À déshonorer votre fille pour le faible plaisir de faire enfermer son ravisseur. Non, vous dis-je. Un homme sensé, un homme honorable, enfin un homme comme vous accepte, quelque pénible que cela puisse lui paraître, le fait qu’il n’a pas su prévenir. En pareil malheur, un père est toujours faible : il ne se venge pas, il pardonne.

M. Chevassu se remit à marcher à grands pas d’un air soucieux.

— Il y a du vrai dans vos paroles, dit-il au bout d’un instant ; le remède serait pire que le mal. Peut-être pardonnerais-je, non par faiblesse, comme vous paraissez le supposer : Dieu merci, ce n’est pas le caractère qui me manque, mais par raison ; car enfin un père qui aime ses enfans comme j’aime les miens s’efforce de cacher leurs fautes au lieu de les publier.

— Brave homme ! se dit ironiquement Dornier ; je le vois déjà me pressant sur son cœur lorsque je lui ramènerai sa colombe.

— Ma sœur sait-elle ce qui se passe ? demanda le député après avoir quelque temps réfléchi.

— Pas encore. J’ai voulu avant tout vous avertir.

— Vous avez bien fait. Mais ma sœur est une femme de bon conseil, et, tout en conservant ma pleine liberté d’action, j’aime assez prendre ses avis. Après dîner, nous irons chez elle.

En apprenant que M. de Moréal était déjà parvenu à se rapprocher d’Henriette, Mme de Pontailly sentit redoubler le furieux dépit qu’elle éprouvait depuis la veille.

— Votre fille ne peut pas rester dans cette pension, dit-elle à son frère lorsque Dornier eut achevé son récit ; déjà je savais que l’éducation y est fort négligée.

— Mais c’est vous-même qui m’avez adressé à Mme de Saint-Arnaud, lui fit observer le député.

— J’ai eu tort, ou, pour mieux dire, j’ai été trompée. Maintenant je crois me rappeler qu’une des pensionnaires de Mme de Saint-Arnaud a disparu mystérieusement il y a quelques années. On a parlé d’un enlèvement : il serait assez fâcheux que notre famille fournît un pendant à cette ridicule aventure.

— Où mettre Henriette ? dit M. Chevassu ; voulez-vous la reprendre ? La marquise sourit d’un air pincé.

— Vous me permettrez, dit-elle, de décliner une pareille responsabilité. La surveillance d’une jeune fille aussi romanesque et aussi indocile que Mlle Henriette exige un soin dont je me déclare humblement incapable. D’ailleurs, je ne me soucie pas d’introduire la guerre civile dans ma maison.

— La guerre civile, madame ! s’écria Dornier.

— Le mot est peut-être un peu trop grandiose, appliqué à de petites mésintelligences de ménage ; mais, à cela près, il est juste.

M. de Pontailly raffole de sa nièce et ne s’épargne pas à la gâter ; moi, au contraire, je pense que la bonté du cœur ne doit pas exclure une sévérité intelligente ; vous voyez que nous ne serions jamais d’accord le marquis et moi. Hier déjà, au sujet d’Henriette, nous avons eu une discussion, et je n’ai pas envie qu’elle se renouvelle.

— Cela est fort embarrassant, dit M. Chevassu en se pressant le front.

— Tout vous embarrasse ; pourquoi votre fille ne demeurerait-elle pas avec vous ?

— Y pensez-vous ? un hôtel garni ! et moi qui suis toujours dehors, excepté à l’heure des repas. Comment voulez-vous d’ailleurs qu’avec les travaux dont je vais être accablé, je puisse m’occuper d’Henriette ? Je suis père, mais je suis député.

— Un autre pensionnat offrirait les mêmes inconvéniens que celui de Mme de Saint-Arnaud, dit Dornier, qui, dans cette discussion de famille, semblait avoir voix délibérative.

— Je suis de cet avis, répondit la marquise ; dans tous ces établissemens, la surveillance est trop divisée pour être bien efficace.

— D’ailleurs, poursuivit le journaliste, M. de Moréal paraît avoir des espions fort habiles : avant vingt-quatre heures, il saurait où l’on a conduit Mlle Henriette, et ce serait à recommencer.

— Mais, dit tout à coup Mme de Pontailly, comme si elle eût été frappée d’une soudaine inspiration, il y a un moyen fort simple, et il est étonnant que nous n’y ayons pas songé plus tôt.

— Quel moyen ? demanda le député.

— Votre belle-sœur, Mme Grenier, demeure à Montmorency : qui vous empêche de lui confier pour quelque temps votre fille ?

M. Chevassu hocha la tête en homme qui trouve à ce qu’on lui propose plus d’une objection.

— Depuis la mort de ma femme, répondit-il, j’ai conservé peu de relations avec ma belle-sœur. Vous savez qu’elle est confite en dévotion et ne voit que par les yeux de son confesseur. Depuis mon arrivée, je ne suis pas même allé la voir.

— Qu’importe ? elle est riche, elle a deux filles, et Henriette ne saurait être nulle part mieux que chez elle ; c’est sa tante, après tout. Si vous m’en croyez, vous n’hésiterez pas un instant, et dès demain vous conduirez votre fille chez Mme Grenier.

— Demain, jour de l’ouverture des chambres ! se récria le député.

— Après-demain alors.

— Ni demain, ni après, ni plus tard. Il m’est impossible de manquer à aucune des premières séances. À vous entendre, il semble qu’un député soit un être de loisir. Ah ! les hommes politiques ne devraient pas avoir d’enfans ! ajouta sentencieusement M. Chevassu.

— Mot digne de Brutus, dit d’un air moqueur Mme de Pontailly.

— Rendez-moi un service, reprit le député sans s’arrêter à cette raillerie ; conduisez vous-même Henriette chez ma belle-sœur.

— Impossible, je ne vois plus Mme Grenier. Quoique dévote, mon titre la suffoque, et elle tomberait en syncope, si elle entendait annoncer à la porte de son salon la marquise de Pontailly.

— Pour une fois…

— Elle en ferait une maladie, vous dis-je, et je suis trop bonne pour l’y exposer. Voici tout ce que je peux faire pour vous. Demain… non, pas demain : l’ambassadeur de Russie doit me présenter je ne sais quel prince serbe ou circassien, et je ne puis me dispenser d’être chez moi ; mais, après-demain matin, j’irai chercher Henriette. Je la mènerai moi-même dans ma voiture jusqu’à Saint-Denis, où j’ai précisément une visite à rendre à la femme du sous-préfet, qui est mon amie et chez qui je dînerai. Pendant ce temps, Dominique achèvera de conduire Henriette chez Mme Grenier, et il me reprendra en revenant.

— Mais au moins votre cocher connaît-il le chemin ?

— Il n’est pas un village du département de la Seine où il ne puisse aller les yeux bandés.

— Alors c’est bien convenu, dit le député avec l’accent d’un homme soulagé d’un lourd fardeau ; c’est bien entendu, et je ne m’en mêlerai pas davantage.

— C’est parfaitement entendu, mais je m’en mêlerai, moi, se dit Dornier, qui n’avait pas cessé d’étudier attentivement la physionomie de la marquise.

L’arrivée inattendue de M. de Pontailly interrompit cette conversation. À sa vue, les trois interlocuteurs échangèrent un regard comme pour se recommander mutuellement la discrétion.

— J’espère que je ne vous dérange pas, dit le vieillard, dont la brusquerie naturelle semblait accrue depuis le départ de sa nièce ; de quoi est-il question ? du fameux journal, je suppose ? Je suis sûr que les actions s’enlèvent à cinquante pour cent de bénéfice. N’est-il pas vrai, monsieur le rédacteur en chef ?

— Si monsieur le marquis désire en prendre quelques-unes, j’espère pouvoir lui en remettre au pair, répondit Dornier avec un froid sourire.

— Bien obligé. Je laisse les opérations industrielles aux gens qui ont de l’argent à perdre.

— D’ailleurs, dit M. Chevassu en ricanant, une société en commandite, c’est du commerce, et monsieur le marquis craindrait de déroger.

— Non, monsieur le député, je ne craindrais pas de déroger, mais bien de me ruiner, et, quoique je n’aie pas d’enfant, vous trouverez bon que je ne m’y expose pas.

— Voulez-vous dire qu’ayant des enfans, j’ai tort de prendre un intérêt dans ce journal ?

— Vos enfans ! dit le vieillard en élevant la voix ; tenez, Chevassu, ne prononcez pas ce mot-là. J’ai été fort écervelé dans ma jeunesse, et à soixante-cinq ans passés je ne suis pas encore trop sage ; j’ai fait des folies en un mot, mais pas une qui approche de celles que je vous vois accomplir avec un aplomb, une gravité, un contentement de vous-même dont je pourrais m’amuser si la chose en elle-même était moins sérieuse.

— Je fais donc des folies ? dit M. Chevassu avec un rire de pitié ; moi qui avais la prétention d’être un homme sérieux, il paraît que je suis un étourdi, un évaporé ! Vous faites bien de m’en avertir, car je ne m’en doutais pas. Des folies ! qu’en dites-vous, Dornier ?

— Oui, des folies, reprit énergiquement le marquis. Je suis votre aîné de beaucoup, et j’ai le droit de vous dire la vérité. Ma femme est votre sœur, M. Dornier est votre ami, il n’y a donc ici personne de trop.

— Parlez, monsieur, dit le député en reprenant l’emphatique gravité qui lui était habituelle ; fussions-nous en plein parlement, je vous prierais, je vous sommerais de vous expliquer. Je ne suis pas de ceux qui prétendent qu’on doit murer la vie privée, et les actions de mon existence intime, pas plus que celles de mon existence politique, ne redoutent le grand jour. Apertè et honestè ! voilà, depuis des siècles, la devise des Chevassu ; ma devise, entendez-vous, monsieur le marquis ?

— Qui prétend que vous manquiez d’honneur ou de franchise ? Je ne vous attaque sous aucun de ces rapports, et puisque, après tout, je ne suis pas un de vos commettans, vos frais d’éloquence sont inutiles.

— Enfin que me reprochez-vous ? demanda le député d’un ton bref.

— De gâter comme à plaisir une des plus belles destinées que le ciel puisse départir à un homme, répondit vivement le vieil émigré. Vous avez de la fortune, un nom considéré, un état honorable, deux enfans charmans, et, au lieu de jouir en paix et avec reconnaissance de ces biens dont la réunion est si rare, vous attachez à de creuses chimères vos affections, vos désirs, vos espérances. Le bonheur est dans votre logis, vous lui tournez le dos et le cherchez ailleurs. À cela, que répondrez-vous ? Que vous êtes ambitieux.

— Je ne m’en cache pas, dit M. Chevassu, qui porta la tête en arrière en redressant orgueilleusement sa longue taille.

— Ambitieux ! répéta le marquis avec un ricanement ironique ; savez-vous combien d’hommes en France auraient aujourd’hui le droit légitime d’avouer une pareille passion ? Une demi-douzaine tout au plus. L’ambition n’est excusable qu’à la condition d’être grande ; il lui faut pour piédestal le génie, ou du moins un talent incontesté. Réduite à des proportions mesquines, elle devient odieuse, ridicule, déplorable. Certes, je n’attaque pas votre capacité ; vous avez été un avocat remarquable, vous êtes en ce moment même un magistrat distingué, mais de là au rôle de Pitt ou de Richelieu il y a loin, trop loin, croyez-moi.

— Sans arriver au premier rang, dit le député d’un air moins superbe, il est au-dessus de la place de simple conseiller de cour royale plus d’une position où un homme d’honneur et d’intelligence peut se rendre utile au pays.

— Toute ambition qui se défie de ses forces au point de s’imposer des limites est déjà frappée d’impuissance et préparée à de coupables transactions. Vous êtes un parfait honnête homme, Chevassu, mais, sans vous en douter, vous côtoyez un terrain dangereux. En partant de Douai, vous visiez au plus haut, à la simarre, que sais-je ? peut-être même à la présidence du conseil. Une ou deux sessions modéreront ce présomptueux essor, forcément votre ambition descendra ; pour tomber où ? dans l’intrigue.

— Monsieur le marquis ! s’écria le député en se levant fièrement.

— Parbleu ! fâchez-vous si bon vous semble, j’irai jusqu’au bout ; oui, dans l’intrigue. Bien d’autres avant vous, qui au sortir de leur village ne prétendaient à rien moins qu’à gouverner la France, ont trouvé sur leur chemin ce bourbier, et s’y sont laissé choir. Ainsi risquez-vous de faire. Je pourrais vous prédire ce qui vous arrivera d’ici à deux ans, si vous n’y prenez garde. Pour peu que vous deveniez important et que le ministère voie son profit à vous conquérir, on vous jettera un petit ruban, puis quelque place de président de chambre, et, faute de mieux, vous vous rabattrez sur ces hochets. Alors, tout sera dit ; à moins d’être un ingrat, vous serez inféodé au banc ministériel. Qu’aurez-vous gagné cependant ? Un morceau de soie rouge à votre boutonnière et un galon de plus à votre toque de magistrat ; mais en crédit, en indépendance, en considération, en honneur enfin, je vous le répète, qu’aurez-vous gagné ?

— Si j’ai peu à gagner, qu’ai-je à perdre ? dit M. Chevassu, embarrassé malgré lui par la pressante dialectique du vieillard.

— Ce que vous avez à perdre ? répliqua celui-ci avec une chaleur croissante. La paix de votre maison, le bonheur de votre famille, le vôtre par conséquent. Ne voyez-vous pas que, tandis que vous poursuivez d’ambitieuses chimères, les liens qui vous attachent à Prosper et à Henriette se tendent violemment de jour en jour et finiront par se briser. Où le père néglige ses devoirs, comment prétendre que les enfans remplissent les leurs ? Depuis son arrivée à Paris, votre fils n’a pas mis le pied à l’école de droit ; s’il savait que vous avez l’œil sur lui, se permettrait-il une pareille dissipation ? En revanche, vous avez livré à je ne sais quelles béguines, que Dieu confonde ! cette pauvre Henriette, qui est pourtant fort innocente des étourderies de son frère. Qu’attendez-vous de cet acte de rigueur ? Est-ce par des duretés sans raison comme sans prudence que vous espérez dompter le caractère fier, mais si naïf et si charmant, de votre fille ? Vous avez tort, Chevassu, grand tort, et Dieu veuille que vous n’ayez pas lieu de vous en repentir !

— Monsieur le marquis, dit gravement le député en prenant son chapeau, j’ai déjà eu l’honneur de vous dire que, dans l’exercice de mes droits paternels comme en toute autre chose, j’avais la prétention de me diriger moi-même.

— Comme il vous plaira, reprit le vieillard d’un ton bourru ; quand Prosper aura fait quelque irréparable sottise, quand vous aurez perdu l’affection d’Henriette, vous vous repentirez d’avoir méprisé mes avis.

Les deux beaux-frères échangèrent un froid salut, et M. Chevassu, après avoir pris congé de sa sœur, se retira aussitôt, accompagné de Dornier.

— Votre frère est un fou de la pire espèce, dit alors M. de Pontailly à la marquise ; mais, mordieu ! qu’il ne rende pas ma petite Henriette trop malheureuse ; sinon, tout invalide que je suis, je lui montrerai le cas que je fais de son inviolabilité parlementaire.

XXIV.

Le surlendemain vers trois heures, dans un des carrefours les moins fréquentés de la forêt de Montmorency, deux hommes, assis sur un tronc d’arbre, causaient confidentiellement. L’un était André Dornier, recherché dans son costume plus que ne semblait l’exiger ce site champêtre et solitaire ; l’autre était un personnage que n’a fait qu’entrevoir le lecteur, et dont il n’est pas inutile d’esquisser en deux traits la physionomie.

Ancien recors, puis gérant responsable du Patriote Douaisien, le père Morlot, pour parler le langage de Prosper Chevassu, était, au physique, un petit homme maigre, à mine sournoise, et, au moral, un des moins timorés coquins qui aient jamais, moyennant salaire, arrêté un débiteur insolvable ou accepté la responsabilité des méfaits de la presse périodique. Las de son premier métier, qui ne satisfaisait pas complètement son ambition, Morlot, en obtenant la gérance du journal fondé par M. Chevassu, s’était cru arrivé à une position brillante ; mais le Patriote l’avait entraîné dans sa chute, et trois mois de détention qu’il venait de subir étaient loin de l’avoir consolé de la ruine de ses espérances. Au sortir de prison, selon l’usage des gens qui se sont fermé toute carrière dans leur pays natal, il était venu chercher fortune à Paris. Victime expiatoire des péchés de Prosper Chevassu, l’ex-gérant croyait avoir des droits incontestables à la reconnaissance du député du Nord : il s’était donc présenté chez lui en créancier plutôt qu’en solliciteur ; mais le cœur d’un homme politique est oublieux. Au lieu de l’efficace protection qu’il espérait, Morlot n’avait obtenu que quelques promesses banales. Indigné de ce qu’il nommait l’ingratitude de son ancien patron, il s’était alors adressé à Dornier, dont il avait été à Douai le collaborateur subalterne, et un peu ce qu’on appelle familièrement l’ame damnée. En ce moment, le journaliste avait besoin d’un homme de main. L’ancien recors, actif, rusé, et aussi peu chargé de scrupules que d’argent, lui parut un sujet précieux. Il se l’attacha donc par le lien le plus solide qui pût enchaîner un être de cette nature : un billet de mille francs comptant et en perspective une place au journal dont il devait être lui-même le rédacteur en chef. À ce prix, Morlot, qui du reste en convenait, eût conduit en prison son propre père. Il se livra donc corps et ame à Dornier. Un fragment de la conversation de ces deux hommes expliquera leur présence dans le lieu presque désert où depuis long-temps déjà ils étaient arrêtés.

— Trois heures cinq minutes, dit Morlot en tirant une montre d’argent ; il paraît que le cocher ménage ses chevaux.

— On se sera arrêté à Saint-Denis plus long-temps que je ne croyais, répondit Dornier tranquillement.

— Mais êtes-vous bien sûr que ce Dominique ne vous manquera pas de parole ?

— S’il me trompait, dit le journaliste avec un sourire sardonique, il faudrait ne plus croire à la probité humaine.

— Tant de coquins promettent pour ne pas tenir.

— Oui, quand ils n’ont aucun intérêt à exécuter leur promesse ; mais ce digne cocher, outre l’à-compte qu’il a reçu, sait bien qu’il sera libéralement récompensé.

— Je suis tranquille à cet égard, monsieur Dornier, dit l’ancien recors en riant d’un air agréable ; vous faites noblement les choses. Après cela, toute peine mérite salaire ; il faut convenir que l’affaire est délicate.

— Un enfantillage, je vous l’ai déjà dit.

— Un enfantillage ! voilà précisément le danger ; c’est qu’il s’agit d’une enfant. Si la jeune personne avait seulement une quarantaine d’années, cela marcherait de soi-même ; mais elle n’a que dix-huit ans : mineure, par conséquent.

— Qu’est-ce que cela fait ?

— Cela fait que, si la chose est prise du mauvais côté, vous vous exposez à la réclusion, et moi aussi.

— Père Morlot, dit le journaliste en jouant une insouciante bonne humeur, je ne vous croyais pas si fort sur le code pénal.

— J’ai eu le temps de l’étudier pendant les trois mois que ce gueux de républicain m’a fait passer en prison. C’est que j’ai assez comme ça du pain du gouvernement, voyez-vous.

— Vous n’en mangerez plus, c’est moi qui vous le promets, et même, si le pain en lui-même vous paraît indigeste, vous pourrez le remplacer par une nourriture plus succulente. Songez que vous voilà attaché à un journal important ; il ne s’agit plus, cette fois, du petit Patriote Douaisien.

— Que le diable ait son ame ! Mais enfin, pour en revenir à notre affaire d’aujourd’hui, les parens peuvent se fâcher.

— Quand je vous répète que tout est convenu avec eux, ou à peu près. Vous savez en quels termes je suis avec M. Chevassu.

— Vous lui feriez voir des étoiles à midi, je sais cela.

— Sa sœur, qui en fait ce qu’elle veut, m’est toute dévouée, et, entre nous, c’est elle qui dirige tout ceci. Ainsi donc, père et tante sont pour moi.

— Mais la mineure ? car c’est là le diable qu’elle soit mineure.

— Elle fera peut-être quelques façons pour la forme, mais, au fond, elle sera enchantée d’être l’héroïne d’une pareille aventure. C’est une tête exaltée ; il lui faut de grandes passions, des évènemens extraordinaires, du roman : nous la servons selon son goût. Tout cela finira le plus bourgeoisement du monde, par un bon mariage. Vous serez de la noce, père Morlot.

— Charmé et honoré, répondit le recors en s’inclinant.

— Dans tout cela, reprit Dornier, excepté ce petit fat de Moréal, il n’y aura qu’un seul mécontent ; c’est le frère.

— Prosper Chevassu ! Ah ! tant mieux. Ce que vous me dites là me fait autant de plaisir qu’un billet de cinq cents francs. Puisse-t-il crever de dépit, cet enragé-là !

— Vous avez toujours sur le cœur vos trois mois de prison ?

— Avec cela, j’ai été si bien récompensé ! Quand je suis allé chez M. Chevassu, au lieu de se conduire comme il l’aurait dû, savez-vous ce qu’il m’a dit, sans même me faire asseoir ? — Bien, bien, Morlot ; nous reparlerons de cela un autre jour. Aujourd’hui, je suis fort occupé ; mais soyez sûr que je ne vous oublierai pas. — Donneur d’eau bénite de cour ! ça se dit patriote. Aussi, quand même je saurais que l’aventure doit le faire mourir de chagrin, ce n’est pas cela qui me ferait reculer.

— Tout est prêt dans la petite maison ? reprit Dornier après un instant de silence ; la vieille femme qui la garde est à son poste ?

— Fiez-vous à moi ; tous vos ordres ont été exécutés. Maintenant la voiture n’a qu’à venir, le reste ira tout seul. Avant trois quarts d’heure, la jeune personne sera en lieu sûr. Si seulement elle avait vingt-un ans ! Enfin le vin est tiré.

— Trois heures et demie, dit le journaliste en interrogeant sa montre à son tour ; Dominique devrait être ici. Se serait-il trompé de chemin ? C’est impossible, puisque c’est lui qui a fixé l’endroit du rendez-vous. Moi-même, je suis sûr de n’avoir pas commis d’erreur ; c’est bien ici le carrefour de la Croix-Blanche.

— J’entends une voiture, dit tout à coup Morlot, qui se pencha vers la terre et y appuya son oreille ; ce doit être celle que nous attendons, car elle vient du côté de Paris, ajouta-t-il en se redressant.

— Vous avez raison, répondit Dornier après avoir écouté de son côté pendant un instant ; tenons-nous prêts, et exécutez ponctuellement votre consigne. Dominique sera seul, car bien certainement Mme de Pontailly aura gardé l’autre domestique à Saint-Denis. Dès que je serai monté dans la voiture, grimpez sur le siége, et dirigez le cocher vers la petite maison. Surtout, qu’il aille le plus vite possible.

— Soyez tranquille, monsieur Dornier ; ce sera enlevé.

La voiture s’avançait au petit trot des chevaux ; bientôt elle parut à un tournant du chemin, et un instant après elle entra dans le carrefour. Ainsi que l’avait prévu Dornier, aucun domestique n’accompagnait le cocher ; celui-ci, dès qu’il fut arrivé au lieu du rendez-vous, s’arrêta en souriant d’un air de complicité. Sans perdre de temps, Dornier ouvrit la portière, s’élança dans la voiture, et s’assit hardiment à côté d’Henriette.

— Ne craignez rien, mademoiselle, lui dit-il en même temps de sa voix la plus douce, c’est un ami véritable qui est près de vous. Quelque étrange que puisse vous paraître ma démarche, elle ne doit pas vous offenser, car votre père lui-même l’autorise.

— Que signifie cette nouvelle insulte ? s’écria la jeune fille, lorsqu’elle fut revenue de la frayeur que lui avait fait éprouver cette brusque invasion.

— Loin de songer à vous insulter, je verserais tout mon sang pour vous défendre, reprit tendrement le journaliste.

— Dominique ! cria Henriette en essayant de baisser la glace de la portière.

Dornier saisit les mains de la jeune fille.

— Vos cris sont inutiles ; je vous le répète, je n’agis que par l’ordre de votre père. Dans quelques instans, vous serez arrivée au terme de votre voyage, et alors je vous expliquerai tout.

Tandis que dans l’intérieur de la voiture Henriette continuait à se débattre contre son ravisseur, une autre scène se passait sur le siége, où, conformément aux instructions qu’il venait de recevoir, Morlot s’était lestement élancé.

— Maintenant, mon camarade, dit-il en s’asseyant près du cocher, prenez ce chemin à gauche, et ne craignez pas d’user votre fouet.

— Mes chevaux ne sont pas habitués à de si longues courses, répondit Dominique ; ils ont besoin de se reposer un peu.

— Crevez-les s’il le faut ; le patron est riche et généreux.

— Un instant seulement, pour leur donner le temps de souffler. À ces mots, le cocher tourna la tête en arrière.

Défiant, en qualité d’ancien recors, Morlot imita ce mouvement, et aperçut au tournant du chemin par où était arrivée la voiture un groupe de cavaliers qui s’avançaient rapidement.

— Partez donc, de par le diable ! reprit-il énergiquement ; voici des gens qui n’ont pas besoin de fourrer le nez dans nos affaires,

Dominique sourit d’un air narquois.

— Ça ? dit-il en désignant du bout de son fouet les nouveaux arrivans, ce sont des commis de boutique qui ont loué des ânes pour se promener dans la forêt. Il n’y a pas de danger qu’ils nous rattrapent.

— Des ânes ! reprit Morlot, de plus en plus inquiet ; dites de beaux et bons chevaux, et qui ne sont pas fourbus, je vous en réponds. Mais partez donc, entêté que vous êtes. N’entendez-vous pas que la petite pousse des cris de Mélusine ?

Le cocher allongea un coup de fouet à ses chevaux, mais au même instant il tira la bride, de manière à les retenir sur place.

— Bon ! voilà maintenant ces maudites bêtes qui se cabrent, s’écria l’ancien recors tout-à-fait effrayé, et là-bas ces trois endiablés qui arrivent comme le vent. C’est à nous qu’ils ont l’air d’en vouloir.

— Vous croyez ? dit Dominique en ricanant.

Morlot s’était retourné de nouveau, et il cherchait à reconnaître les traits des cavaliers qui s’avançaient à toute bride. Tout à coup il poussa un cri rauque, et son laid visage prit une expression effarée.

— Que je sois étranglé vif, dit-il, si celui qui galope en tête n’est pas ce démon incarné de Chevassu, le propre frère de la demoiselle. Nous voilà bien ! Détournement de mineure… réclusion… Que Dornier s’en tire comme il pourra ; pour moi, je lui souhaite beaucoup de plaisir.

En disant ces mots, il essaya de sauter à terre ; mais le cocher, sans paraître y mettre de la malice, fit partir brusquement ses chevaux. Morlot, perdant l’équilibre, faillit tomber sur le timon et n’eut que le temps de se retenir à la housse du siége.

— On dirait que vous le faites exprès, s’écria-t-il, tremblant de colère et de frayeur.

Il n’eut pas le temps d’en dire davantage, car en ce moment Prosper Chevassu, c’était bien lui, arriva comme un ouragan. Grâce à la rapidité du glorieux Tribonien, l’étudiant avait dépassé ses deux compagnons. Au terme de cette course désordonnée, la première personne qui frappa ses yeux fut l’ancien recors, toujours accroché au siége, car dans son trouble il semblait avoir perdu la tête et ne plus savoir s’il devait fuir ou demeurer.

— Comment ! père Morlot, s’écria Prosper, vous êtes aussi de l’aventure ? C’est avoir une vocation un peu forte pour le métier de gérant responsable ; mais cette fois, mordieu ! vous n’en serez pas quitte pour trois mois de prison.

Joignant aussitôt le châtiment à la menace, l’étudiant cingla d’une demi-douzaine de coups de cravache la figure consternée de l’ancien recors ; il le prit ensuite au collet, l’arracha du siége, et, au risque de lui briser les os, le jeta rudement sur la route.

— À l’autre maintenant, dit Prosper après avoir achevé cette exécution sans s’inquiéter de son plus ou moins de légalité.

Tandis qu’il se présentait à l’une des portières de la voiture, l’autre était ouverte par le vicomte de Moréal, qui, sans l’évidente infériorité de son cheval, n’eût sans doute pas cédé à son compagnon la gloire d’arriver le premier. En reconnaissant au même instant son amant et son frère, Henriette poussa un cri de joie, et, comme un oiseau rendu à la liberté, elle s’élança par la portière que venait d’ouvrir le vicomte.

Foudroyé par ce dénouement imprévu, Dornier restait dans la voiture, immobile, pâle et muet.

— Descendez, monsieur ! lui dit Moréal d’une voix émue de colère. Le journaliste ne bougea pas, et ne répondit à son rival que par un regard sombre et haineux.

— Dornier, descendez ! dit à son tour Prosper, non moins courroucé que le vicomte.

Le ravisseur déconcerté continua de rester immobile, et un amer sourire contracta ses lèvres livides.

— Descendez, vous dis-je ! reprit l’étudiant irrité de cette apparente résistance ; descendez, ou je vous coupe la figure de ma cravache.

À cette menace, Dornier entr’ouvrit sa redingote comme pour y chercher une arme cachée ; mais il ne trouva rien, et sa figure trahit l’angoisse furieuse de l’homme qui, en face d’un affront mortel, se sent désarmé. Prosper se jeta impétueusement à bas de son cheval, et il se précipitait dans la voiture pour en arracher son ancien ami, lorsque la voix tonnante de son oncle retentit à ses oreilles. En dépit d’une ardeur toute juvénile, le vieillard, à son grand regret, s’était laissé devancer par ses compagnons, dont les chevaux, chargés d’un poids raisonnable, avaient sur le sien un avantage notoire.

— Arrêtez, jeunes gens ! s’écria-t-il du ton dont il avait dû essayer de rallier ses soldats à la retraite de Biberach ; ce drôle m’appartient ; je vous défends de toucher à un seul de ses cheveux.

Le vieux cavalier et sa monture, également essoufflés, s’arrêtèrent près de la voiture. M. de Pontailly alors tira un mouchoir de sa poche, s’essuya le front, souffla bruyamment pour reprendre haleine, et finit par se dire à demi-voix :

— Qui diantre se douterait, à me voir en ce moment, que j’ai été un des plus pimpans hussards de Berchiny ?

À la vue du marquis, Dornier était enfin sorti du coupé, et il restait immobile sur la route, visiblement consterné, quoiqu’il cherchât encore à affecter un air calme et hautain.

— Monsieur Dornier, lui dit le vieillard après s’être rendu maître de son essoufflement, vous mériteriez que je vous fisse attacher par les quatre membres sur l’un de ces chevaux, et conduire en cet état au parquet du procureur du roi ; mais le métier de pourvoyeur de la justice ne me convient pas : d’un autre côté, un honnête homme se dégraderait en vous demandant raison de cet insolent attentat. Que faire de vous alors ? Vous chasser, comme on chasse un laquais fripon qu’on dédaigne de livrer à la justice ? C’est ce que je fais. Partez ; mais rappelez-vous que, si jamais vous avez la hardiesse de reparaître devant ma nièce ou devant moi, je vous ferai châtier d’une manière exemplaire et définitive.

Sans répondre un seul mot, sans regarder aucun des témoins de son humiliation, Dornier s’éloigna, et bientôt disparut dans le bois.

— Ma foi, mon oncle, dit alors Prosper, vous pouvez vous vanter d’être indulgent. À votre place, je lui aurais fait passer mon cheval sur le corps. Sans le respect que je vous dois, je lui aurais donné ici même la correction qu’il mérite.

— Après la victoire, le sabre dans le fourreau, répondit l’ancien hussard de Berchiny en descendant lourdement de cheval.

— Et le digne père Morlot, qu’est-il devenu ? reprit l’étudiant du ton d’un homme dont la vengeance non rassasiée cherche à se rabattre, faute de mieux, sur une victime subalterne.

— Il y a long-temps qu’il a pris la clé des champs, dit le cocher, qui, du haut de son siége, avait assisté à cette scène en riant sournoisement ; il courait, il courait ! on aurait dit un lièvre. C’est égal, monsieur Prosper, vous pouvez vous flatter de l’avoir marqué à votre chiffre. Son visage portera long-temps les traces de votre cravache. Quel fameux cocher vous auriez fait, sans vous offenser !

— Dominique, reprit M. de Pontailly en se tournant vers le domestique, tu n’es pas, toi, un fameux cocher ; tant s’en faut. Tu es paresseux, menteur, et je soupçonne que tu bois en partie l’avoine de tes chevaux.

— Monsieur le marquis peut-il avoir de pareilles idées ? répondit Dominique d’un ton patelin.

— Mais il ne s’agit pas de tes défauts, reprit le vieillard ; tu m’as rendu aujourd’hui un service qui t’assure des droits à ma reconnaissance, et tu ne tarderas pas à en avoir des preuves.

— Cela vaudra mieux pour moi que de m’être fourré dans une mauvaise affaire, comme cet enjôleur croyait m’y avoir décidé. Monsieur le marquis est généreux, et j’ai déjà un bon billet de mille francs dont il ne me demandera pas compte. Quant à M. Dornier, je ne lui conseille pas de venir réclamer ses arrhes.

L’esprit agréablement occupé par la récompense promise et par le bénéfice déjà réalisé, le cocher, qui par prudence s’était montré à peu près honnête une fois dans sa vie, assembla ses guides et caressa de son fouet la croupe de ses chevaux, avec la béatitude d’un homme qui a toujours vécu en paix avec sa conscience.

— Qu’est devenue notre héroïne ? demanda le marquis à son neveu.

— Qu’est devenu Moréal ? répondit Prosper avec un sourire malicieux.

— C’est juste, reprit le vieillard riant à son tour ; pour un homme de mon âge, la question est un peu naïve.

M. de Pontailly regarda autour de lui, et aperçut de l’autre côté de la voiture sa nièce et le vicomte engagés dans une conversation si intéressante, qu’ils semblaient n’accorder aucune attention à ce qui se passait près d’eux.

— Quand mademoiselle Henriette aura un moment à sa disposition, dit-il en élevant la voix, je la prierai de vouloir bien me l’accorder.

La jeune fille se hâta d’obéir à cette invitation moqueuse, et arriva près de son oncle les yeux baissés et les joues plus roses encore que de coutume.

— Princesse persécutée, lui dit alors le marquis d’un air d’emphase, êtes-vous contente de vos chevaliers ?

— Ah ! mon cher oncle, répondit Henriette, combien je vous remercie d’avoir veillé sur moi !

— En pareille aventure, reprit M. de Pontailly du même ton ampoulé, la beauté ne refuse jamais une récompense à ses défenseurs. Je réclame pour ma part un bon baiser, comme pour un père. Ce jeune homme barbu, continua-t-il en montrant Prosper, m’a raconté en route je ne sais quelle histoire de sabre turc ; c’est une affaire à arranger entre vous deux. Quant au troisième chevalier, ajouta malicieusement le marquis…

— Avant tout, voici votre baiser, s’écria la jeune fille, qui sauta au cou de son oncle pour lui couper la parole.

— Chère enfant, dit le vieillard en la serrant tendrement dans ses bras, il me semble que je ne t’ai pas vue depuis dix ans ; mais maintenant c’est moi qui serai ton gardien, et, mordieu ! que maître Dornier ne s’y frotte plus.

— À propos de ce coquin, nous sommes trois fiers étourdis, s’écria Prosper, qui brusquement se frappa le front comme pour se punir de quelque oubli important.

— Qu’est-ce donc ? demanda M. de Pontailly.

— Les cent mille francs qu’il emporte à notre barbe !

— C’est parbleu vrai ! Je n’ai pensé qu’à Henriette.

— Je n’ai pensé qu’à Henriette, répéta comme un écho muet un tendre regard du vicomte.

— En affaire d’argent, reprit le marquis, les enfans aujourd’hui ont plus de tête que les vieillards ; c’était à moi de songer à ces cent mille francs.

— À cheval, Moréal, s’écria Prosper ; il a pris de ce côté ; avant un quart d’heure, nous l’aurons rejoint.

— Il est dans le taillis, dit le vieillard, et vos chevaux ne vous serviront de rien. Laissons-le aller, on saura le retrouver ; d’ailleurs, poursuivit-il en baissant la voix de manière à n’être entendu que du vicomte, je ne serais pas très désespéré de la perte de cet argent. Cela ferait enrager ma femme et mon beau-frère, et, entre nous, ils ont besoin d’une petite leçon.

— Je le retrouverai, fût-il aux enfers ! reprit tragiquement l’élève en droit.

— Allons, la pièce est jouée, dit M. de Pontailly. Henriette, remonte dans la voiture ; je t’y tiendrai compagnie, car ce maudit cheval m’a brisé, et je crois que la pauvre bête est encore plus lasse que moi. Voilà donc ce que deviennent les hussards ! Dominique, attache Sganarelle derrière la voiture, et conduis-nous où tu sais.

Le cocher exécuta les ordres de son maître, qui pendant ce temps s’assit dans la voiture à côté de sa nièce.

— Adieu, messieurs, reprit M. de Pontailly quand Dominique fut remonté sur son siége ; nous prenons à droite ; vous pouvez prendre à gauche ou retourner sur vos pas, à votre choix.

— Quoi ! mon oncle, dit Prosper, nous n’allons pas avec vous ?

— Non, mon neveu, répondit laconiquement le vieillard.

— Et vous emmenez ma sœur ?

— Et j’emmène ta sœur.

— Qu’allons-nous faire, Moréal et moi ?

— Pauvre agneau ! crains-tu que les loups ne te mangent ?

— Mais je croyais que nous reviendrions tous ensemble à Paris.

— Tu t’es trompé. Buvez du lait, louez des ânes, livrez-vous à tous les plaisirs de la forêt de Montmorency ; cela vous est permis, mais il vous est interdit de nous suivre. Je te le défends, Prosper. Moréal, je m’en rapporte à votre discrétion. Allons, Dominique.

La voiture partit, et disparut bientôt aux yeux des deux amis, non moins surpris l’un que l’autre de ce dénouement imprévu.

XXV.

Plusieurs jours s’étaient écoulés. En revenant chercher la marquise à Saint-Denis, Dominique, interrogé par elle, lui avait répondu, par l’ordre de son maître, qu’il avait conduit Mlle Chevassu chez Mme Grenier, et qu’aucun incident digne d’être rapporté n’était survenu le long de la route. Persuadée que Dornier avait reculé devant l’exécution du projet dont elle lui avait, à demi-mot, suggéré la première idée, Mme de Pontailly avait voué à son ancien favori un mépris presque aussi vif que la haine que lui inspirait Moréal.

— Imposteurs ou lâches, voilà les hommes ! se disait-elle en essayant d’ennoblir par le dédain son désappointement.

Cependant ni l’un ni l’autre des deux rivaux ne reparaissait chez la marquise. Prosper, chose étrange, allait presque tous les jours à l’école de droit ; peut-être, il est vrai, le désir d’éblouir ses condisciples par l’élégance de son tilbury, les belles allures de Tribonien et l’aspect fantasque d’un négrillon qu’il venait d’attacher à son service à titre de groom, était-il la principale cause de cette assiduité inaccoutumée. Étourdissant d’audace et d’aplomb sur le boulevard ou dans l’avenue des Champs-Élysées, l’étudiant changeait de manières chaque fois qu’il venait chez sa tante ; il prenait alors l’air grave et réservé qu’affectent certains diplomates pour persuader aux gens naïfs qu’ils sont dans la confidence des secrets les plus importans. Depuis l’ouverture des chambres, M. Chevassu, oubliant la prudente réserve qu’il s’était promis d’observer pendant quelque temps, fatiguait de son éloquence d’avocat non moins que de sa morgue de magistrat le bureau dont il faisait partie ; s’étourdissant lui-même au bruit de ses paroles, il ne s’apercevait pas qu’il devenait à chaque réunion plus insupportable à ses collègues, fort habile qu’il était d’ailleurs à interpréter d’une manière flatteuse pour son amour-propre les petites vicissitudes de son début dans la vie parlementaire. Tandis qu’il parlait, un autre député semblait-il s’endormir, c’est qu’auditeur charmé, il se recueillait dans son admiration. N’obtenait-il aucune réponse à ses argumens, c’est qu’il leur avait fermé la bouche à tous. Se voyait-il interrompu par des murmures improbateurs, c’était la pâle envie. Quelque observation critique dont il faisait les frais arrivait-elle jusqu’à son oreille, c’était le moucheron importun que devait mépriser le lion.

Deux soucis cependant troublaient ces enivremens préliminaires ; le premier était la crainte qu’éprouvait M. Chevassu au sujet de son élection, car on parlait d’une enquête pour vérifier certains faits allégués dans la pétition des électeurs douaisiens, et jusque-là se trouvait ajournée l’admission définitive du député ; le second était l’inexplicable conduite de Dornier, dont la disparition subite sapait par la base la fondation du nouveau journal. À ces deux sujets d’inquiétude s’enjoignit inopinément un troisième beaucoup plus grand.

Un matin, au moment où M. de Pontailly déjeunait en tête-à-tête avec la marquise, une des portes de la salle à manger s’ouvrit avec bruit, et les deux époux virent entrer pâle, défait et presque hors de lui, M. Chevassu, si compassé d’ordinaire.

— Passons dans votre chambre, dit-il à sa sœur d’une voix altérée, et surtout, ajouta-t-il tout bas, qu’aucun de vos domestiques ne puisse nous entendre.

Mme de Pontailly se leva, inquiète, malgré son égoïsme, de l’état où elle voyait son frère ; le vieillard en fit autant, et tous trois passèrent dans un petit parloir attenant à la chambre à coucher de la marquise.

— Henriette a disparu, dit alors le député en écartant les bras par un geste pathétique.

— Henriette ? s’écria la marquise, dont la figure exprima aussitôt une émotion extraordinaire.

— Calmez-vous, Chevassu, et racontez-nous ce qui s’est passé, dit M. de Pontailly avec un sang-froid qui s’écartait étrangement de sa vivacité habituelle.

— Vous savez, reprit le député, que d’accord avec ma sœur j’avais envoyé ma fille chez ma belle-sœur, Mme Grenier ?

— Vous ne m’aviez pas dit un mot de cela ni l’un ni l’autre, répondit le marquis en regardant alternativement son beau-frère et sa femme ; mais peu importe, ce n’est pas le cas de montrer de la susceptibilité. Continuez, Chevassu.

— Croyant Henriette depuis une semaine à Montmorency, il m’a paru convenable d’écrire avant-hier à ma belle-sœur. Plût au ciel que je l’eusse fait plus tôt ! mais le travail dont je suis écrasé ne me l’a pas permis.

— Ah ! oui, la chambre ! interrompit le vieillard avec un accent moqueur.

— Tout à l’heure, je reçois la réponse de Mme Grenier. Elle ne sait ce que je veux lui dire ; elle n’a pas vu ma fille. Ainsi, depuis dix jours, Henriette a disparu. Qu’est-elle devenue, grand Dieu ?

— C’est un évènement affreux, dit Mme de Pontailly avec une affliction plus ou moins sincère.

— Affreux ! répéta comme un écho le marquis, dont la physionomie semblait moins troublée qu’on n’eût dû s’y attendre d’après l’affection qu’il portait à sa nièce.

— C’est vous, ma sœur, qui êtes responsable de ce malheur, puisque c’est dans votre voiture, avec vous, qu’Henriette est sortie de sa pension. Ne deviez-vous pas, d’après nos conventions, la conduire vous-même jusqu’à Saint-Denis ?

— C’est ce que j’ai fait. À Saint-Denis, j’ai laissé Henriette dans la voiture, et j’ai donné ordre à mon cocher de la mener aussitôt chez Mme Grenier. À son retour, Dominique m’a dit qu’il avait ponctuellement exécuté mes instructions.

— Faites-le venir, le misérable ! s’écria M. Chevassu.

— Tout tourne contre nous ; Dominique est absent.

— Absent !

— Le lendemain même de mon voyage à Saint-Denis, il m’a demandé un congé de quelques jours, sous le prétexte d’aller voir à Rouen son père, dangereusement malade ; il n’est pas encore revenu.

— Le scélérat était du complot, et cette prétendue maladie de son père n’était qu’un prétexte pour prendre la fuite ; c’est un enlèvement, que dis-je ? un rapt ! un rapt abominable !

M. Chevassu continua d’épancher son indignation en gesticulant avec véhémence ; même à travers sa douleur paternelle perçaient les habitudes ampoulées du barreau. Le marquis gardait le silence, et l’on pouvait attribuer à l’abattement que cause souvent le chagrin l’immobilité de son attitude. Mme de Pontailly enfin réfléchissait profondément, tout en ayant l’air d’écouter avec sympathie les déclamations de son frère ; une tristesse officielle était peinte sur son visage, mais ses pensées secrètes donnaient un démenti formel à ce simulacre d’affliction.

— J’ai eu tort d’accuser Dornier de lâcheté, se disait-elle, il a agi. Son absence, le départ de Dominique, la disparition d’Henriette, tout s’accorde. Plus de doute, je suis vengée !

— Un seul homme a pu se rendre coupable d’un tel attentat, s’écria tout à coup M. Chevassu ; c’est cet infâme Moréal !

Il n’entrait pas dans les vues de la marquise de laisser peser sur le vicomte un pareil soupçon ; pour que sa vengeance fût complète, il fallait que Dornier épousât Henriette. Attribuant à ce dernier l’enlèvement de la jeune fille, c’était servir sa propre rancune que de le désigner comme le véritable ravisseur, et d’obtenir pour lui le pardon du père outragé.

— Mon frère, dit-elle d’un ton d’affectueuse gravité, si légitime que soit votre douleur, elle ne doit pas vous rendre injuste. Vous savez que je n’ai jamais plaidé près de vous la cause de M. de Moréal ; je ne crains donc pas que vous m’accusiez de partialité en sa faveur. Eh bien ! je dois vous déclarer que vos soupçons me semblent mal fondés, et que je le crois tout-à-fait étranger à ce malheureux évènement.

— S’il n’est pas coupable, qui donc accuser ?

— Un homme que vous aimez, un homme qui, en raison même des preuves d’affection qu’il a reçues de vous, aura cru pouvoir compter sur votre indulgence.

— Dornier !

— Je le crois.

— Mais c’est impossible. Quelle raison aurait pu avoir Dornier pour enlever ma fille ? Ne la lui avais-je pas promise en mariage ?

— Il aura craint que vous ne changiez d’avis. Il a su que vous aviez paru fort refroidi à son égard pendant quelques jours. Les poursuites de M. de Moréal, les caprices d’Henriette, une passion irritée par les obstacles, l’inquiétude, la jalousie, que sais-je encore ? tout cela lui aura monté la tête. Ce n’est pas par la raison que brillent les amoureux, et un parti téméraire est si tôt pris.

— Dornier ! dit M. Chevassu en frappant ses mains l’une contre l’autre ; non, je ne puis le croire. Toutes les raisons sur lesquelles se fonde votre opinion ne sont que de vagues conjectures. Où sont vos preuves ?

— Rappelez-vous qu’à part vous et moi, Dornier seul savait que Henriette devait être conduite à Montmorency.

— C’est vrai, répondit le député, frappé de cette observation ; il était en tiers avec nous ici, lorsque la résolution en a été prise.

— Depuis le jour où je suis allée à Saint-Denis, plus de traces d’Henriette ; depuis le même instant, plus de nouvelles de Dornier.

— C’est vrai, reprit M. Chevassu ; la coïncidence est en effet frappante.

— Rapprochez de cette double disparition le départ subit de Dominique, et dites s’il n’est pas évident que M. Dornier, après avoir mis mon cocher dans ses intérêts, a enlevé votre fille de gré ou de force ? et, à vrai dire, je pencherais pour la première opinion, car, en pareil cas, la violence n’est guère présumable.

— Vous avez raison, ma sœur, dit le député tout-à-fait convaincu, la chose a dû se passer ainsi. Autrement, comment expliquer la conduite de Dornier devenu introuvable depuis dix jours ?

— Moi, je l’expliquais d’une autre manière, dit le marquis avec un air de bonhomie.

— De quelle manière, s’il vous plaît ? demanda le père d’Henriette.

— Je l’expliquais, reprit le vieillard en cherchant à dissimuler un sourire moqueur, par l’affection qu’a pu concevoir M. Dornier pour les cent mille francs que vous lui avez remis avec une si noble confiance, Mme de Pontailly et vous.

— L’un n’empêche pas l’autre, repartit brusquement le député du Nord, en ce moment exaspéré contre son ancien ami : qui dit ravisseur peut dire voleur. Un homme pour qui j’ai tant fait ! un homme que je me plaisais à regarder comme mon élève ! un homme que je voulais nommer mon fils ! Oh ! je t’écraserai, serpent réchauffé dans mon sein. À l’instant même je vais au parquet déposer ma plainte.

— Mon frère, mon frère, s’écria la marquise en s’opposant à la sortie du député ; réfléchissez, je vous en prie, à ce que vous allez faire. Que gagnerez-vous à mettre le public dans la confidence de vos chagrins de famille ? Ignorez-vous que les moindres évènemens qui intéressent un homme comme vous sont une bonne fortune pour la malignité des journaux ? Voulez-vous amuser à vos dépens Paris et la France entière ? Déjà vous avez pu remarquer le fâcheux effet qu’a produit à la chambre l’arrestation de votre fils. Avez-vous envie d’aggraver le mal en publiant vous-même l’enlèvement de votre fille ? Quelle joie, quel triomphe pour vos collègues jaloux de votre mérite ! Voyez donc, se diraient-ils, ce grand orateur, ce talent supérieur, cet homme d’état ! Il prétendait gouverner la France, et il ne sait pas même gouverner sa famille ! Croyez-moi, mon frère, point de bruit, point d’éclat. Étouffons cette fâcheuse affaire : si ce n’est pas pour votre fille, que ce soit pour vous, car votre réputation est solidaire de la sienne.

— Vous avez raison, ma sœur, répondit M. Chevassu d’un air d’abattement, et je dois me rendre à la justesse de vos remontrances. Une pareille esclandre me ferait le plus grand tort à la chambre, car la renommée d’un homme politique se compose de moralité non moins que de talent, et, comme vous l’avez dit fort judicieusement, les envieux ne manqueraient pas de m’imputer le scandale de cet évènement déplorable. Que Dornier ou un autre soit le ravisseur, il faut qu’un prompt mariage mette tout en règle avant que l’aventure soit ébruitée. Mais comment le trouver, ce misérable ?

— En le cherchant, dit M. de Pontailly ; allons d’abord à l’hôtel où il logeait ; n’épargnons aucune démarche ; les momens sont précieux, car, d’un instant à l’autre, les journaux peuvent éventer la mine, et alors tout serait perdu.

— Partons sur-le-champ, reprit le député, qui, malgré son peu d’affection pour son beau-frère, ne crut pas devoir refuser ses services.

Le marquis fit atteler aussitôt sa voiture, mais en y montant, lorsque le député s’y fut assis, il dit tout bas au cocher : — À l’hôtel Mirabeau, rue de la Paix.

— Pourquoi nous avoir fait conduire chez moi ? demanda M. Chevassu, surpris de voir la voiture s’arrêter à la porte de la maison où il demeurait.

— Parce qu’il faut que j’aie avec vous une explication à laquelle il est inutile qu’assiste Mme de Pontailly.

Les deux beaux-frères montèrent à l’appartement du député.

— Je vous écoute, dit celui-ci, fort préoccupé de cette nouvelle complication,

— Mon cher Chevassu, répondit le marquis, tout à l’heure, vous avez prononcé une parole qui m’a donné à réfléchir. Que Dornier ou un autre soit le ravisseur, avez-vous dit, il faut en finir par un prompt mariage. J’ai conclu de ces paroles que, pour vous, la chose importante était le prompt mariage, et qu’il vous serait à peu près égal que le ravisseur fût Dornier ou un autre.

— C’est-à-dire au contraire que je préférerais tout autre à Dornier, car je devais compter particulièrement sur l’attachement de ce malheureux, et il a montré dans cette circonstance une ingratitude épouvantable. Oui, je le répète, j’aimerais mieux marier ma fille à tout autre que lui.

— En ce cas, soyez satisfait, dit le vieillard, ce n’est pas Dornier qui a enlevé Henriette, c’est un autre.

— Un autre ! s’écria le député stupéfait, qui donc ?

— Vous le saurez tout à l’heure ; en attendant et pour en finir avec votre ancien protégé, je vais vous raconter sa dernière prouesse ; elle vous prouvera qu’en répugnant aujourd’hui à l’accepter pour gendre, vous ne faites que lui rendre justice. Dornier n’a pas enlevé votre fille, mais bien les cent mille francs que vous lui aviez confiés, ma femme et vous. J’avais prévu ce dénouement, mais la chose est faite, et il faut en prendre son parti. Depuis dix jours, Dornier a pris la fuite, et, entre nous, pour certaine circonstance à moi connue, c’est ce qu’il avait de mieux à faire ; mais un demi-coquin eût rendu l’argent : lui qui n’est pas fripon à demi, il l’a gardé, et toutes les recherches de la police, que j’ai lancée à sa poursuite, ont été jusqu’ici sans résultat. En ce moment, Dornier est, selon toute apparence, en pays étranger, et vous pouvez regarder les cent mille francs comme perdus ; mais, dans ce désastre, vous devez encore vous estimer heureux d’avoir échappé au malheur de devenir le beau-père d’un pareil homme.

— Mais le ravisseur d’Henriette ? dit avec anxiété M. Chevassu.

— Ne le devinez-vous pas ?

— Moréal !

— Hélas ! oui ; amoureux comme un fou, aimé d’ailleurs, désespéré de vos refus, craignant avec raison que vous ne forciez votre fille d’épouser Dornier, le pauvre garçon a perdu la tête ; car, comme le disait tout à l’heure avec justesse Mme de Pontailly, ce n’est pas par la raison que brillent d’ordinaire les amoureux.

— C’est sur lui qu’étaient d’abord tombés mes soupçons, dit d’un air tragique le père d’Henriette ; c’est sur lui que tombera ma vengeance.

— Permettez-moi, mon cher Chevassu, de vous répéter ici ce que vous disait tout à l’heure votre sœur, et vous-même avez été forcé de convenir qu’elle avait raison. Que gagnerez-vous à un éclat ? En quoi le scandale que soulèveraient infailliblement des poursuites judiciaires, améliorera-t-il votre position à la chambre ?

M. Chevassu se mit à marcher à grands pas, ainsi que cela lui arrivait lorsqu’il avait l’esprit travaillé de quelque grave perplexité.

M. de Moréal vous a donc écrit ? demanda-t-il tout à coup en regardant en dessous son beau-frère.

— Sans doute. Il n’aurait pas osé d’abord s’adresser à vous, et il m’a chargé de plaider sa cause, leur cause, faut-il dire, car après tout Henriette l’aime.

— Un noble ! dit M. Chevassu avec amertume.

— Ne le suis-je pas moi-même ? Pourtant nous sommes beaux-frères.

— Titré !

— Ne suis-je pas marquis ? D’ailleurs, entre un vicomte, gentilhomme de nom et d’armes, et un bourgeois qui, comme vous, compte trois cents, je veux dire quatre cents ans de roture prouvée, je ne vois pas que la disparate soit si choquante.

— Un merveilleux ! un lion, comme on dit aujourd’hui ! un fat amoureux de sa figure !

— Permettez, Chevassu ; vous avez été vous-même fort bien dans votre jeunesse, un homme à bonnes fortunes, si ma mémoire ne me trompe, et vous devriez avoir plus d’indulgence pour les jolis garçons.

— Un chanteur de romances ! dit le député un peu radouci.

— Il est prêt à vous sacrifier son la de poitrine.

— Un faiseur de vers !

— Qui n’a pas fait quelques vers dans sa jeunesse ? La plupart de nos hommes politiques ont plus ou moins commis ce péché. M. Étienne a fait des vers ; M. Viennet en fait tous les jours ; les vers sont le plus sûr titre de gloire de M. de Lamartine, à qui vous ne refuserez pas cependant un certain talent de tribune ; enfin, si l’on cherchait bien, je doute que M. Guizot lui-même eût la conscience bien nette sur ce chapitre. D’ailleurs, Moréal renonce à la poésie.

— Tant mieux pour lui.

— Depuis quelques mois, il tourne extraordinairement aux idées graves et aux études sérieuses. En ce moment même, il a sur le chantier une œuvre de longue haleine, un ouvrage profond, plein de recherches, et dont pourrait s’honorer plus d’un publiciste distingué.

— Quel ouvrage ? demanda le député avec une sorte d’intérêt.

— Un essai sur la théorie du gouvernement représentatif envisagé dans ses rapports avec l’économie politique, suivi de quelques considérations sur les avantages et les inconvéniens du système pénitentiaire en général, et en particulier sur le remplacement de la peine de mort par la réclusion en cellule à perpétuité ; car c’est là, si j’ai bonne mémoire, le titre du livre, dit le vieil émigré, qui improvisa sans hésiter ni sourire cette formidable tirade. Le sujet, comme vous voyez, ne manque pas d’importance, et d’après ce que je connais de l’ouvrage, je ne serais nullement étonné qu’il ouvrît de haute lutte à son auteur les portes de l’Académie des sciences morales et politiques.

— Le titre promet quelque chose, dit le député, complètement dupe du malin vieillard, mais vous avez beau dire, j’ai peine à croire qu’il puisse sortir rien de sérieux d’un homme qui porte des gants jaunes et une barbe de bandit napolitain.

— Haïssez-vous les gants jaunes ? Moréal choisira les siens d’une autre couleur. Est-ce sa barbe qui vous déplaît ? il la coupera. Pour obtenir votre consentement à son mariage, j’en suis sûr, il ne reculera devant aucun sacrifice. Allons, mon cher Chevassu, ne vous contentez pas d’être un homme politique distingué, soyez aussi un bon père. Que diantre ! le parti n’est pas si mauvais. Moréal a dès à présent seize bonnes mille livres de rentes. Ce mariage me plairait d’ailleurs, et je suis prêt à en donner des preuves quand on rédigera le contrat. Enfin, dernière considération qui a bien quelque importance, Moréal est allié aux familles les plus influentes de votre arrondissement. Si votre élection est cassée, chose possible, il peut décider une partie des légitimistes à voter, et vous assurer ainsi quinze à vingt voix ; il me semble que cela n’est point à dédaigner, lorsque, comme vous, on a été nommé à la simple majorité.

Cette dernière considération toucha le député plus que ne l’avaient fait tous les autres argumens du marquis.

— Pour consentir à ce mariage, dit-il, je suis obligé de faire violence à mes principes ; mais, au point où en sont les choses, le moyen de dire non ? — Vous savez où ils sont ?

— Dites-moi que vous accordez votre fille à Moréal, et aujourd’hui même je les amène tous deux à vos pieds.

— Ne viens-je pas de reconnaître que je ne suis plus libre de refuser ?

— Ce n’est pas répondre ; c’est votre parole qu’il me faut.

— Allons, puisque je suis forcé d’en passer par là, je vous la donne.

— Votre parole d’honneur ? dit le vieillard avec gravité.

— Ma parole de magistrat et de député, répondit M. Chevassu en étendant la main de son air le plus solennel.

— À merveille, reprit le marquis radieux ; maintenant attendez-moi ; avant une heure, vous embrasserez votre fille.

XXVI.

En sortant de chez son beau-frère, M. de Pontailly se fit conduire, au meilleur trot de ses chevaux, à l’hôtel de Castille, où il trouva son protégé.

— Faites votre barbe, lui dit-il pour première parole.

— Ma barbe ! fit Moréal ébahi.

— Votre barbe. Il me semble que je parle français.

— Mais, reprit le vicomte en riant, permettez-moi de vous faire observer que je porte toute ma barbe, et que par conséquent je ne la fais jamais.

— Avez-vous envie d’épouser Henriette ?

— Pouvez-vous m’adresser une telle question ?

— En ce cas, faites votre barbe, et tôt ; moustaches, royale, favoris, rasez tout.

— Parlez-vous sérieusement ? demanda Moréal, qui, quoique habitué aux façons parfois singulières du marquis, trouvait l’originalité un peu forte.

— Très sérieusement. Le sacrifice de votre barbe est une des clauses de votre mariage ; je me suis engagé en votre nom.

— Mon mariage ! Que dites-vous ? M. Chevassu consentirait-il enfin…

— Avant tout, veuillez faire ce que je vous demande.

— Mais au moins, dit le vicomte, si je vous obéis, daignerez-vous me tirer de l’inquiétude où vous me laissez depuis dix jours ? Me direz-vous où est Mlle Henriette ?

— Si, au lieu de discuter, vous étiez à l’ouvrage, dans une demi-heure vous seriez près d’elle.

Moréal se dirigea vers son cabinet de toilette avec un empressement qui fit sourire le vieillard.

— À la bonne heure ! dit celui-ci en prenant un livre sur une table, voici un volume de Châteaubriand qui me fera prendre patience, tandis que vous purgerez votre visage de cette superfluité qui choque si fort mon beau-frère.

Cinq minutes après, le vicomte rentra dans la chambre la figure rasée des tempes au nœud de la gorge.

— À merveille, dit le marquis avec un sourire de bonne humeur, la métamorphose est complète, mais vous n’y perdez rien ; barbu ou rasé, vous êtes toujours un joli garçon.

— Pourvu que Mlle Henriette ne me trouve pas trop laid, accommodé de la sorte ? répondit Moréal avec un accent d’inquiétude qui augmenta la gaieté du vieillard.

— Dans ma jeunesse, portions-nous la barbe ? répondit-il en riant, nous n’en étions pas pour cela plus mal accueillis des femmes. À présent, au lieu de remettre cette redingote un peu trop cavalière, choisissez dans votre garde-robe le vêtement le plus sérieux ; noir de la tête aux pieds, si vous m’en croyez.

Le vicomte exécuta ce nouvel ordre sans en demander les raisons, et un instant après il reparut dans une tenue qu’un conseiller-auditeur rendant visite à son premier président eût trouvée suffisamment digne et sévère.

— De mieux en mieux, dit M. de Pontailly après avoir fait subir au costume de son protégé un examen scrupuleux ; maintenant votre chapeau, et partons. Que faites-vous, malheureux ? ajouta-t-il en voyant le vicomte ouvrir un petit coffret de palissandre, des gants jaunes ! Vous voulez donc tout gâter. Apprenez qu’à dater d’aujourd’hui, vous êtes ce qu’on appelle, en langage parlementaire, un homme sérieux. Ceci veut dire : plus de cravache, plus d’éperons, plus de cigares ; plus de redingote courte, plus de cravate de couleur, plus de pantalon à la matelote ; plus de musique, plus de danse, plus de poésie ; plus de joyeux rire, plus de causerie sans prétention, plus d’esprit impromptu. En revanche, la démarche grave, le front soucieux, le regard altier, la bouche pincée, l’air compassé, le ton péremptoire, l’accent emphatique, le geste solennel, la parole abondante, le cerveau vide ; beaucoup de prétentions, passablement d’ennui, un peu de ridicule ; un homme sérieux enfin.

— L’emploi me paraît peu divertissant, répondit Moréal en respirant fortement, comme oppressé par la longue tirade du marquis.

— Se marie-t-on pour s’amuser ? De plus, n’oubliez pas que vous êtes l’auteur d’un ouvrage appelé aux plus illustres et aux plus graves suffrages : Essai sur la théorie du gouvernement représentatif envisagé dans ses rapports…, ma foi, j’ai oublié le reste, et c’est dommage, car votre futur beau-père a trouvé le titre fort beau.

— Je suis à votre merci, dit le vicomte en souriant ; puisque vous êtes en train de m’améliorer, faites de moi ce qu’il vous plaira ; pour épouser ma bien-aimée Henriette, je deviendrai tout ce qu’exigera M. Chevassu : apothicaire même, si vous voulez, ainsi que dit Cléante dans le Malade imaginaire.

— Voilà parler. Bien entendu que le lendemain de la noce, musique de soupirer, poésie de renaître, gaieté de revenir, moustaches de repousser !

Toute la bande des Amours
Revient au colombier…

pour répondre à votre Molière par du La Fontaine.

— Vous êtes mon ange tutélaire, dit Moréal en saisissant avec une respectueuse affection la main du vieillard.

Le protecteur et le protégé montèrent en voiture et arrivèrent au bout d’une vingtaine de minutes à la rue de Grenelle.

— Attendez-moi un instant, dit le marquis lorsque le coupé se fut arrêté ; je n’abuserai pas de votre patience.

Il descendit à ces mots et entra dans une vaste et belle maison, laissant son jeune ami livré aux plus agréables rêveries de l’amour heureux. Au bout de quelques instans, la porte se rouvrit, et M. de Pontailly reparut accompagné de sa nièce. À la vue de son amant, un mélange de surprise et de bonheur se peignit sur les traits de la jeune fille, qui, au grand dépit de Moréal, finit par partir du plus fol éclat de rire.

— Mon Dieu ! dit-elle, que vous êtes singulier comme cela ! Mais, ajouta-t-elle d’un ton plus sérieux et avec un accent de reproche, je ne crois pas vous avoir jamais dit que votre barbe me déplaisait.

— Je suis affreux, n’est-ce pas ? demanda tristement le vicomte.

— Pas trop, répondit la jeune fille d’un ton qui signifiait : pas du tout.

Le vieillard n’était pas encore monté dans la voiture.

— Monsieur le vicomte, veuillez vous mettre dans le coin, dit-il gaiement à Moréal, qui, par un sentiment où il entrait au moins autant d’amour que de convenance, avait pris la place du milieu ; quand vous serez marié, je vous permettrai de me rendre les égards dus à mon âge.

Le vicomte obéit après avoir échangé avec Henriette un tendre sourire. Pendant le trajet de la rue de Grenelle à l’hôtel Mirabeau, la conversation fut aussi gaie qu’animée. Les deux amans accablèrent le marquis de questions, mais le malin vieillard se montra inexorable à leur curiosité, et se contenta de répondre à chaque interrogation :

— Tout à l’heure. Ne voyez-vous pas que je file mon dénouement ? En entendant ouvrir la porte de son appartement, M. Chevassu s’assit sur un fauteuil dans une attitude presque aussi majestueusement sombre que dut l’être celle du premier des Brutus lorsqu’il prit place sur sa chaise curule pour condamner ses fils à mort. À l’aspect de cette formidable physionomie, Henriette, qui allait s’élancer au cou de son père, s’arrêta intimidée. M. de Pontailly sourit légèrement, et, prenant le vicomte par la main, il le conduisit près du député.

— Mon frère, dit-il, voici M. de Moréal, brave, digne et loyal jeune homme qui rendra votre fille aussi heureuse qu’elle mérite de l’être, et dont je réponds corps pour corps.

M. Chevassu accueillit par une sèche inclination de tête le respectueux salut de Moréal, adressa un regard sévère à sa fille, et retournant ensuite les yeux vers son futur gendre :

— Monsieur le vicomte de Moréal, dit-il lentement en accentuant chaque mot avec solennité, M. le marquis de Pontailly, mon beau-frère, a dû vous dire que je consentais à vous accorder la main de ma fille. En vous agréant pour gendre, il me paraît convenable de vous épargner les reproches que j’aurais le droit de vous adresser. Toute récrimination deviendrait intempestive, puisque nous allons contracter la plus sérieuse des alliances. Toutefois, monsieur, je veux vous dire, pour ne vous en reparler jamais, qu’en toutes choses la ligne droite est à la fois la plus courte et la plus honnête, que je vous eusse donné de meilleur cœur mon consentement sans l’espèce de violence que vous m’avez faite, qu’en deux mots, un enlèvement, un rapt n’est pas la meilleure porte par laquelle un homme puisse entrer dans une famille honorable.

— Un enlèvement, monsieur ! un rapt ! s’écria le vicomte ; de grace, que voulez-vous dire ?

— Mon cher beau-frère, dit M. de Pontailly, qui jugea qu’il lui appartenait d’intervenir, vous avez prononcé le grand mot, et toute comédie doit avoir une fin. Vous pouvez sans arrière-pensée de rancune donner la main à Moréal ; c’est un cœur noble et loyal, qui préférerait mille fois renoncer à la main de votre fille que de l’obtenir par des moyens condamnables. Vous pouvez également embrasser Henriette, c’est la plus candide et la plus pure enfant dont puisse s’enorgueillir un père. Si, dans cette chambre, il y a un ravisseur, c’est moi qui depuis dix jours, à la suite d’un petit évènement que je vais vous raconter tout à l’heure, ai placé ma nièce dans la meilleure pension de Paris, où je vais la reconduire tout à l’heure, car jusqu’à son mariage elle ne peut demeurer ni chez moi pour certaine raison que vous me permettrez de vous taire, ni près de vous, dans cet hôtel garni.

Après ce préambule, le vieillard raconta à son beau-frère l’aventure de la forêt de Montmorency. Pendant ce récit, la physionomie de M. Chevassu s’éclaircit insensiblement. Le mécontentement finit par en disparaître, mais la dignité y resta.

— Quoique je découvre que j’ai été votre dupe, je suis ravi de ce que je viens d’apprendre, dit-il d’un air presque aimable, quand le marquis eut achevé sa narration ; je vois avec plaisir que le mariage de ma fille se conclut sous d’irréprochables auspices. Henriette, embrassez-moi ; monsieur de Moréal, voici ma main.

La jeune fille se jeta dans les bras de son père, qui répondit avec un commencement de cordialité à la respectueuse étreinte de son gendre futur.

— Allons, je vois qu’il faut que j’en prenne mon parti, reprit le député du Nord en souriant de meilleure grace qu’on n’eût dû s’y attendre ; il était écrit que ma fille serait vicomtesse. Peut-être même faudra-t-il que je pardonne à M. de Pontailly le tour qu’il m’a joué ? La plaisanterie cependant a été un peu forte.

— Je vous conseille de vous plaindre, répondit le marquis avec un rire de bonne humeur ; ne vous ai-je pas donné là un gendre fort présentable ?

M. Chevassu arrêta sur le vicomte un regard d’approbation.

— Monsieur de Moréal, dit-il, je vois qu’il s’est opéré dans toute votre personne une modification, ou plutôt, permettez-moi de le dire, une réforme à laquelle je ne suis peut-être pas tout-à-fait étranger. Croyez que je vous sais gré de votre condescendance pour mes sentimens, ou, si vous l’aimez mieux, pour mes préjugés. C’est là un procédé qui me touche véritablement.

— Mon premier désir, monsieur, est de vous plaire en toute chose, répondit le vicomte en s’inclinant.

M. de Pontailly m’a dit que vous vous occupiez d’un travail de longue haleine, d’un ouvrage sur la théorie constitutionnelle envisagée au point de vue de l’économie politique ; cela est bien, monsieur ; le sujet est fort intéressant en lui-même, et un jeune homme ne peut employer ses loisirs plus utilement qu’en les consacrant à approfondir de pareilles questions. Avant de livrer votre ouvrage à l’impression, si vous pensez que mes faibles lumières puissent vous être de quelque secours, je les mets entièrement à votre service.

— Monsieur ! que de bontés ! s’écria l’économiste malgré lui, qui s’inclina de nouveau d’un air de gratitude.

— Travaillez, monsieur, ou plutôt travaillons, car j’espère que désormais nous aurons de fréquens échanges d’idées. C’est par le frottement que s’aiguisent les intelligences. Croyez-moi, plus de frivolités, plus de fadeurs, plus de romances, plus de petits vers ! Vous êtes fait, j’en suis convaincu, pour des succès d’un ordre plus relevé. En un mot, devenez tout-à-fait un homme sérieux, et je m’applaudirai de vous avoir donné ma fille.

Six semaines environ après cette dernière scène, le vicomte Fabien de Moréal épousa Mlle Henriette Chevassu. La cérémonie se fit à Douai avec la plus grande solennité. Il est sans doute inutile d’ajouter que Mme de Pontailly se dispensa d’y assister ; mais le marquis la remplaça de manière à faire oublier cette absence, en montrant du contentement pour deux. Un mois avant le mariage, l’élection du député du Nord avait été cassée pour un vice de forme dans les opérations du collége électoral. Cette catastrophe ne tarda pas à être réparée, grace à quelques voix de légitimistes que le vicomte, ainsi que l’avait prédit M. de Pontailly, parvint à gagner à son beau-père. Une autre prédiction du vieux marquis s’est également réalisée : aujourd’hui M. Chevassu est député ministériel, chevalier de la légion d’honneur et président de chambre, ce qui ne l’empêche de parler ni de l’indépendance de ses opinions, ni de ses services méconnus. Du reste, il n’a pas plus renoncé à l’espérance de devenir garde-des sceaux qu’à la prétention d’être un des meilleurs orateurs de la chambre, sinon le premier ; mais, sur ce dernier point, ses collègues ne sont pas de son avis. — La justice du ciel, dit-on, triomphe toujours tôt ou tard. Dornier en est la preuve : réfugié d’abord en Belgique, il ne tarda pas à perdre au jeu la plus grande partie de l’argent qu’il s’était si peu scrupuleusement approprié. Depuis cette époque, il poursuivit pendant plusieurs années à l’étranger la vie errante qu’il lui était désormais interdit de continuer en France, et finit par mourir assez misérablement à Alexandrie, au moment même où périssait, faute d’abonnés, un journal français qu’il avait essayé d’y fonder. Prosper Chevassu, après cinq ans de cours de droit, n’a pu parvenir à obtenir le diplôme d’avocat auquel, de guerre lasse, il a fini par renoncer, au grand regret de son père. Il mène à Douai la vie de gentilhomme campagnard ; il fume, chasse, monte à cheval, chante des duos avec son beau-frère, fait enrager les enfans de sa sœur, ne méprise ni la bonne chère ni le beau sexe, et se complaît surtout à caresser la plus belle barbe de l’arrondissement, le tout en attendant qu’il se marie, ce qui, selon toute apparence, ne tardera pas. M. de Pontailly est toujours impétueux et jovial, sensé et railleur, ennemi de l’eau pure et de la mélancolie ; on ne saurait voir une plus verte et plus aimable vieillesse ; un seul nuage quelquefois obscurcit passagèrement son front : c’est lorsqu’il lui arrive de comparer le présent au passé et de se rappeler ses beaux jours de Berchiny-hussard. Mme de Pontailly, qui a dépassé de plusieurs années la cinquantaine, est toujours une des plus illustres femmes savantes de Paris ; mais déjà une autre passion se mêle chez elle au bel esprit : la marquise devient dévote, ce qui ne veut pas dire qu’elle ait pardonné à sa nièce et à Moréal ; elle leur garde, au contraire, à tous les deux une inflexible rancune. Quoiqu’elle n’aime guère Prosper, c’est lui qui sera son héritier ; mais M. de Pontailly, qui lit dans le cœur de sa femme, a déjà pris ses mesures pour indemniser sa nièce, plus que jamais sa favorite. Il faut avouer que le vicomte de Moréal n’a pas répondu complètement aux espérances de M. Chevassu ; aussitôt après son mariage, il a supprimé la tenue de magistrat, mais, par une sorte de compromis, il n’a laissé repousser que ses moustaches ; de plus, il fait toujours des vers et de la musique. En revanche, son Essai sur la théorie du gouvernement représentatif n’est pas encore sous presse ; aussi le député du Nord commence-t-il à désespérer de voir son gendre devenir jamais un homme sérieux. À cela près, la bourgeoisie de l’un et la noblesse de l’autre vivent en très bonne intelligence. Enfin Henriette et Fabien sont heureux, si heureux, que nous craignons que cette parfaite félicité n’impatiente un peu le lecteur, et ne jette quelque fadeur sur le dénouement de cette peu sérieuse histoire.


Charles de Bernard.
  1. Voyez les livraisons des 15 juin, 1er et 15 juillet, et 1er août