Aller au contenu

Un Humoriste protestant

La bibliothèque libre.
Un Humoriste protestant
Revue des Deux Mondesvolume 58 (p. 197-214).
UN
HUMORISTE PROTESTANT

Les Prouesses de la bande du Jura, par l’auteur des Horizons prochains ; 2 vol. in-18, Michel-Lévy, 1865.

Depuis que le protestantisme a fait son entrée dans le monde, le cours des choses a donné un sens nouveau, un sens réel et palpable à cette mystérieuse et libérale parole de Jésus : « Dans la maison de mon père, il y a plusieurs demeures. » L’univers est la grande maison du souverain père de famille ; les demeures différentes sont les religions, les cultes où s’enferment les âmes, où elles habitent, où elles prennent en quelque sorte leur pli et leur caractère. Entre ces demeures diverses au sein d’une même demeure, il y a eu bien souvent la guerre ; il y a eu des haines, des persécutions, des chocs sanglans ; puis est venue la paix. Est-ce bien la paix souveraine et définitive ? C’est du moins une trêve entre habitans séparés de la même maison. On se rencontre, on se visite, on s’accoutume à se respecter un peu plus, à se supporter mutuellement. Il n’y a plus que les têtes vives qui font des sorties, soufflant vainement le feu de la guerre, et dans cette paix relative on pourrait dire qu’il s’est formé, au courant du monde moderne, deux lignes parallèles de civilisation, deux ordres d’idées, deux familles d’esprits. Il y a des esprits catholiques et il y a des esprits protestans. Je ne dis pas qu’ils soient opposés en tout, qu’ils ne se confondent sur bien des points. Ils ont puisé à la même source première, ils sont de la même maison ; mais il est certain que comme dans cette maison ils ont des demeures diverses, ils se font aussi à la longue une originalité séparée et distincte, qui se manifeste par mille nuances dans la manière de voir, de sentir et de se produire. Ils ont une façon particulière de comprendre les choses, de les interpréter et de les exprimer. Ce qui n’était à l’origine qu’une divergence de communion religieuse s’étend chemin faisant à toute la vie morale, aux habitudes, aux goûts, à la nature même de l’intelligence, insensiblement modifiée. Les facultés s’aiguisent dans des sens opposés ; l’imagination se teint de couleurs différentes ; l’ironie elle-même, quand elle jaillit, se ressent de cette variété de formation intellectuelle, et jusque dans les conceptions les plus familières, dans la pénétrante analyse ou dans la grâce des descriptions pittoresques, l’esprit protestant ne ressemblera pas à l’esprit catholique. Chacun d’eux a son monde d’idées et de sentimens, comme il a ses dons particuliers. Chacun porte dans l’art, dans la littérature aussi bien que dans la philosophie, son inspiration et sa sève.

Quoi donc ! direz-vous, y a-t-il un art du catholicisme et un art du protestantisme ? L’esprit peut-il être protestant ou catholique ? — Il peut l’être sans doute, il peut même l’être trop, s’il devient la proie d’une préoccupation fixe et unique, s’il arbore trop ostensiblement et avec une obsédante affectation son symbole et les couleurs de son église. C’est assurément une âme protestante qui se joue dans ces récits des Prouesses de la bande du Jura, dernier fruit d’un talent hardi, chercheur et inégal, qui depuis longtemps est occupé à se frayer une voie en dehors des routes banales, en alliant toutes les libertés de l’imagination à la rigidité de la foi religieuse. Mme de Gasparin, l’auteur de ces récits qui viennent après bien d’autres, est ce qu’on pourrait appeler en toute vérité un humoriste protestant, si ces deux mots peuvent marcher ensemble, un humoriste qui enveloppe des histoires de sainteté de toute sorte d’arabesques, qui vous jette à la face des poignées d’éblouissans caprices et de fleurs des Alpes avec les bouffées d’un calvinisme incandescent. Esprit singulier, brillant, tourmenté, subtil, laborieusement naïf, doué d’un vif sentiment de la nature terrestre aussi bien que des choses morales, passant d’un mysticisme ardent à de véritables crudités réalistes, et qui dans ses voyages à travers le monde extérieur et les mondes invisibles de l’âme, dans ses fantaisies, dans sa fine psychologie, dans ses aimables impétuosités, garde toujours la forte saveur du terroir genevois. Mme de Gasparin, pour tout dire, est un moraliste et un paysagiste qui fait l’école buissonnière sous le pavillon protestant. Voilà bien des choses réunies dans un même talent et formant ce que j’appelle un humoriste avec tout le décousu et sans le scepticisme du genre, un humoriste pour le moment lancé par monts et par vaux à travers le Jura, les sites alpestres et les campagnes attirantes de l’Italie.

Ce n’est point sous cette figure, il est vrai, qu’apparaissent d’habitude nos spirituelles dames de France, même dans un temps qui passe pour propice à toutes les émancipations et à toutes les fantaisies de l’imagination. Je sais bien un chapitre de notre histoire qui serait curieux à retracer. Ce ne serait ni le chapitre des guerres ni celui des révolutions de pouvoir, ni celui des révolutions économiques ; ce serait le chapitre plus intime des révolutions dans la vie et dans le génie des femmes, depuis Mme de La Fayette jusqu’à nos plus brillantes contemporaines, en passant par Mme du Deffand, Mlle de Lespinasse, Mme Roland, Mme de Staël, Mme de Souza, Mme de Duras, et tant d’autres qui jusqu’au moment présent forment comme une tradition ininterrompue d’élégance, de grâce ou de supériorité intelligente. Tout a changé, tout s’est transformé, mœurs, idées, caractères, habitudes privées, conditions publiques. L’atmosphère bouleversée par l’orage est restée confuse et agitée. Le monde n’est plus un salon où se jouent de gracieuses influences, où se déploie une sociabilité raffinée ; il est devenu un champ de bataille, une mêlée où de nouveaux mobiles se sont fait jour, où le rôle des femmes se ressent nécessairement de toutes les complications, de toutes les excitations de la vie moderne. Ce n’est plus le temps de ces existences somptueusement frivoles qui se prélassaient dans les régions privilégiées, de cette légèreté élégante, de ce ton suprême qui faisait l’originalité d’une maréchale de Luxembourg et qui se perd désormais dans une société tumultueuse, ouverte à tout venant. Les barrières sont tombées, le cadre s’est élargi. La vie est aujourd’hui plus libre, plus affairée, plus vulgaire quelquefois, moins artificielle aussi, et les femmes comme les hommes ont leur part dans cette manifestation d’un monde nouveau, dans cette métamorphose universelle.

Au fond cependant, ce qui tient essentiellement à la nature féminine n’a point changé et ne pouvait changer. Quelles que soient les catastrophes et les révolutions, rien ne peut faire qu’il n’y ait chez les femmes des dons de l’esprit, des habitudes d’intelligence qui survivent à tout et se retrouvent à travers tout : dons de sagacité, de promptitude, de finesse, de spontanéité, d’inspiration facile. Comme il y a des travaux matériels auxquels se prête mieux la nature des femmes, il y a aussi des facultés morales qui dominent en elles, qui marquent tout ce qu’elles font d’une ineffaçable empreinte et donnent un caractère très particulier à leur littérature. Il y a un certain ordre de sentimens, des secrets de passion, des nuances de mœurs, des ridicules qu’elles excellent à découvrir, à deviner quelquefois et à reproduire. Ce sont de merveilleuses observatrices, d’une imagination plus vive qu’étendue, plus déliée que profonde, plus délicate et plus pénétrante que réellement inventive. Leur vrai domaine est cette vie sociale qu’elles gouvernent même quand ce sont les hommes qui règnent, et qu’elles décrivent d’une main légère, guidée par l’instinct plus que par la réflexion. Elles semblent audacieuses quelquefois, elles sont moins aventureuses par l’intelligence qu’elles ne le paraissent. Elles ont du bon sens, elles sont singulièrement dépaysées dans les abstractions philosophiques ou religieuses, et si on voulait les classer à la lumière de cette distinction dont je parlais entre esprits catholiques et esprits protestans, on pourrait dire qu’en France elles sont au fond catholiques d’imagination et d’éducation. Elles n’ont pas l’instinct protestant, ou, si l’on veut, elles ne sont pas de nature protestante ; elles n’ont pas la sévère et vigoureuse trempe d’une miss Brontë, de même qu’en étant d’aimables satiriques, de piquantes observatrices, elles ne vont pas jusqu’à être des humoristes.

Et voilà pourquoi je disais que Mme de Gasparin était une exception dans la littérature des femmes, dans cette famille traditionnelle d’imaginations charmantes qui ont laissé leur gracieuse trace dans l’histoire de notre vie intellectuelle et morale, sans parler de celles qui y ont laissé la marque de leur génie. Mme de Gasparin ne rompt pas absolument sans doute avec cette tradition ; elle s’en détache du moins par l’indépendance un peu vagabonde de son imagination, par une certaine saveur âpre d’observation, par les capricieuses hardiesses de sa verve, par les habitudes de sa pensée, par les cadres qu’elle choisit, par la forme même qu’elle donne à ses sentimens, à son active méditation, par ce quelque chose d’agité et d’impétueux enfin qui n’est ni de l’esprit d’une femme ni de l’esprit d’une Française. L’originalité de l’auteur des Horizons prochains, originalité réelle, animée et provoquante, tient certainement en partie à sa nature, elle tient aussi aux conditions particulières de sa formation et de son développement.

Mme de Gasparin a notamment cela de caractéristique, qu’elle semble étrangère à cette vie sociale dont s’inspirent le plus souvent les femmes du monde qui écrivent. Son talent est aussi peu parisien, aussi peu mondain que possible ; il s’est fait en quelque sorte une autre patrie aux frontières de Suisse, et a pour cadre naturel le Jura, les Alpes, les bords du lac Léman, le pays de Genève. Ce monde-là, Mme de Gasparin le connaît ; elle en a exploré les sites et les mœurs, elle y puise son inspiration et sa sève, et ce n’est pas elle qui trouverait, comme Mme de Staël, que la campagne sent le fumier ; elle saurait tout au moins trouver dans ce fumier une poésie. C’est une campagnarde, je veux dire une châtelaine, douée du sens agreste, attirée par le spectacle des montagnes à la cime neigeuse, par les aspects changeans des prairies sur lesquelles flotte le brouillard du matin ou par les mille bruits des vallons empourprés de soleil. Elle a cela de particulier, d’aimer la nature vraie et réelle, de la sentir, de vivre dans une sorte d’intimité avec elle. Mme de Gasparin a un autre trait distinctif, peu commun en vérité chez les femmes qui écrivent et même chez beaucoup d’hommes : elle a l’humeur voyageuse ; elle aime les voyages pour les voyages, pour voir, pour satisfaire une curiosité d’esprit, non pour suivre une mode et tromper une oisiveté frivole. Elle a commencé autrefois par visiter l’Égypte, la Grèce, la Palestine, lorsque c’était un vrai voyage, et elle en a rapporté un livre animé, coloré, ingénieux, qui serait plus intéressant encore, s’il n’était trop parsemé de distribution de bibles et de petites prédications. Aujourd’hui elle pousse moins loin ses excursions, il est vrai ; elle va là où tout le monde passe, en Italie ; elle découvre plus près d’elle les sources de l’Orbe, le Mont-Tendre, le Suchet, ou les aiguilles de Beaulmes, dans la pétulante compagnie de la bande du Jura. Elle a échangé la cange du Nil d’autrefois pour le char à échelles des montagnes. C’est toujours la même curiosité voyageuse, le même goût de mouvement qui, en révélant un trait de caractère, communique pour ainsi dire son animation à tout ce qu’écrit l’auteur, qui laisse tomber sur ses pages le reflet des souvenirs et des impressions. Et avec tout cela Mme de Gasparin reste une puritaine ardente, agitée, intraitable, douée d’une activité infatigable d’analyse, de réflexion, de méditation, d’une curiosité du monde invisible égale à sa curiosité de toutes les choses extérieures. C’est peut-être la plus spirituelle des filles « de la paroisse de Calvin, » selon le mot que Sismondi appliquait à son ami Lullin de Chateauvieux ; mais elle est assurément de la paroisse. De là cette physionomie singulière d’une femme alliant une croyance sévère, passionnée, à toutes les fantaisies d’un talent libre et hardi ; de là ce mélange de tons se heurtant, se contredisant et finissant par se fondre dans cet ensemble d’œuvres, non pas même d’œuvres, de fragmens au titre poétique, les Horizons prochains, les Horizons célestes, Vesper, les Tristesses humaines, qui ressemblent à quelque chose comme une symphonie confuse, stridente, douloureuse ou spirituellement gaie, quelquefois saisissante et passablement bizarre, sur des thèmes toujours vieux et toujours nouveaux.

Que sont en effet toutes ces compositions nées au souffle de l’inspiration du moment et jetées dans le monde sous des noms expressifs ou symboliques, si ce n’est des fragmens détachés, inachevés, à peine liés, formant une collection de rêveries, d’anecdotes, de boutades, d’effusions qui se succèdent et se mêlent, semblables à une mélopée alternée et étrange ? L’auteur se définit lui-même et définit son œuvre : « Il n’y a rien ici pour les utilitaires, rien pour ceux qu’on appelle réalistes, rien pour les amans du drame, rien pour les fins connaisseurs, rien, je crois, en vérité que pour moi et mes pareils, songeurs, vivant de peu, qu’un gros poème épouvante et qu’une corolle entr’ouverte, qu’un bourdon en fête, qu’une-agreste silhouette jette dans des rêves infinis… Si cela commence, cela ne s’achève guère. Ce ne sont pas des tableaux, ce sont encore moins des romans. Qu’est-ce ? Vraiment, je ne sais. C’est ce quelque chose d’inconnu qui chante en nous, dont la voix aux larges ondes s’épand à mesure que nous marchons et parfois accompagne de mélodies idéales les plus vulgaires détails de la plus prosaïque vie… » Et puis encore tournez le feuillet : « Aux maîtres les symphonies, aux humbles créatures de Dieu les murmures discrets ! Chanson de pêcheur, bruissement d’ailes, clarté de ver luisant, ce petit livre sera tout cela, si vous voulez ; si vous ne voulez pas, il ne sera rien. »

Je ne réponds pas que la définition soit des plus précises et des plus substantielles. L’auteur dit bien ce qu’il n’est pas, ce qu’il ne veut pas être ; il est visiblement un peu plus embarrassé pour dire ce qu’il est, ce qu’il veut être, à quel monde il s’adresse. A travers les bruissemens d’ailes et les clartés de ver luisant de sa définition, c’est dans tous les cas indubitablement une personne d’esprit, d’imagination, de plus de verve que dégoût, qui dans sa solitude alpestre n’est point sans avoir lu M. Michelet, et qui s’en souvient, — une personne différente des autres femmes qui écrivent, je le disais, par un certain penchant à tout oser, femme encore pourtant par la mobilité et la finesse avec laquelle elle déroule le tissu des impressions, faisant passer devant vos yeux les visions de l’inconnu comme dans les Horizons célestes, les plus humbles réalités terrestres comme dans les Horizons prochains ou Vesper, les souffrances et les drames invisibles de l’âme comme dans les Tristesses humaines, les voyages en belle compagnie comme dans les Prouesses de la bande du Jura. Au fond, sous cette forme de liberté humoristique, qui est la forme préférée de l’écrivain, qui est devenue comme son allure naturelle, on pourrait découvrir un conteur, un historien des petites choses de la vie, un moraliste, un peintre ; seulement tout cela est à l’état de germe et d’ébauche, tout cela se produit dans un certain désordre agité, nerveux, un peu quintessencié, à travers lequel se laisse voir un esprit qui semble quelquefois s’échapper du dogme religieux dans la fantaisie pour se repentir bientôt de sa littérature en rentrant au plus vite dans l’enceinte sacrée, et qui finit par tout brouiller, tout confondre, au risque de laisser le vulgaire lecteur souvent charmé, plus souvent encore étonné, et, qui sait ? peut-être même en définitive impatienté. Il y a un conteur, dis-je, chez Mme de Gasparin, comme il y a un moraliste, comme il y a un paysagiste, et ce triple don, soutenu, vivifié par une observation directe, perçante et originale, est certainement la meilleure partie de ce talent. Conteur ou moraliste du reste, Mme de Gasparin l’est à sa manière, qui n’est pas la manière commune, qui est celle des imaginations ingénieusement capricieuses et ardentes. Ce n’est point à coup sûr un romancier. Elle n’a rien de l’inventeur qui coordonne un récit, déroule d’une main sûre la trame d’une fiction et s’efface dans la reproduction désintéressée de caractères logiquement reconstruits. Elle serait bien capable de s’arrêter chemin faisant, au premier détour de l’action, et de dire comme dans un de ses contes : « Il fait bon ici, le chemin se glisse sous le couvert ; des branches fleuries viennent vous frapper le visage. À mesure que vous avancez, des bruits d’ailes, un cri léger, un vol rapide, décèlent les nids que votre main, en écartant les rameaux, fait doucement balancer… Un tronc mort est couché dans l’ombre ; il fait frais, restons. Belle retraite pour philosopher, belle occasion pour discourir avec soi-même… » Belle occasion pour respirer les arômes, pour regarder la dentelle des feuilles se découpant dans le ciel bleu, pour se sentir vivre, l’âme a comme suspendue dans l’éther, » et pour laisser là le roman commencé ! Les histoires de Mme de Gasparin ne sont donc pas des histoires, ses personnages ne sont pas des personnages ; ce sont des réductions, des types resserrés sur lesquels se concentre un rayon de lumière échappé de l’imagination de l’auteur ; ses figures ne sont pas même des figures, ce sont des silhouettes qui passent et se succèdent. Où prend-elle ses héros ? Un peu partout, presque jamais dans le monde d’en haut, le plus souvent dans le monde des humbles et des petits ou des excentriques, dans un faubourg perdu, dans un taudis visité par la misère, dans la ferme des montagnes, dans les pâturages ou sur le chemin.

Et ils sont en vérité curieux, ils forment une galerie singulière, j’allais dire une ménagerie, tous ces petits êtres, réels et fantastiques à la fois, subtilement fouillés et Vivement enlevés, bûcherons, vachers, fromagers, laboureurs, héros obscurs de quelque détresse inconnue ou passans qu’on voit défiler à l’horizon pour ne les revoir jamais. Ils ont un relief étrange dans un cadre de fantaisie et prennent je ne sais quelle originalité qui tient ou à une situation poignante ou à un ridicule familier, à une nuance de physionomie ou à une habitude morale ; monde en définitive assez bizarre où fourmillent les apparitions les plus diverses, depuis le jeune capitaine hégélien qui marche avec l’imperturbable assurance d’un dieu à la régénération de l’humanité, au risque de faire couler des flots de sang, — c’était au temps des révolutions d’il y a quinze ans, — jusqu’à mademoiselle la docteuse, l’héroïne du conte de Philémon et Baucis, depuis l’honnête fermier Jacques, qui meurt dans la sérénité, jusqu’aux bohémiens qui campent autour de leur feu au coin d’un bois, jusqu’à ces deux jeunes Italiens au visage noble, au cou nu et à la bouche épanouie, qui ont l’air de princes déchus en faisant leur métier de rhabilleurs de vaisselle, et dont l’aisance contraste avec l’embarras des bons campagnards suisses, vigoureux à l’ouvrage, mais « un peu gauches au repos et comme gênés dans leurs membres. »

Ce sont des personnages qui vivent dans leurs médiocres proportions. Leur histoire est en quelques pages, leur physionomie est en quelques traits. Ils sortent on ne sait d’où. Ainsi le vieux nègre Kalampin, l’être silencieux et timide, tout luisant de propreté, avec sa redingote usée à force d’être brossée, sa chemise éclatante de blancheur, son chapeau frotté à en perdre son dernier poil, ses gants jadis paille, et au milieu de cela un type baroque et touchant de tendresse paternelle. Ainsi le petit Juif polonais, hôte passager d’une ville de bains en Allemagne. Qui est-il ? quelle est sa vie ? quel est même son nom ? On ne le sait. Il passe dans sa robe brune et râpée : tête fine, barbe soyeuse, teint pâle, bouche mince, misère et dignité, grandeur et crainte, gravité de patriarche et « démarche rappelant la fuite d’une belette surprise en flagrant délit. » Il se dérobe, il glisse, il rase les poteaux du chemin, comme s’il craignait d’occuper au grand soleil le milieu de la chaussée. Si son regard se croise avec le vôtre, « il le retire d’un mouvement inquiet. » Dans son allure, dans son accent, on devine l’habitude de la dissimulation, le pli de la servitude. Chez lui, il n’est plus le même ; ce n’est plus l’être misérable se faufilant à la dérobée : il se redresse. Une bible hébraïque qu’on lui offre, le nom de Jérusalem qu’on prononce, illuminent son visage. Au dehors, il redevient l’être malingre et craintif, le petit Juif polonais « courbé sous l’arbitraire, soupçonné, soupçonneux, écrasé, fléchissant. »

Il y a au courant de ces récits des intérieurs de fermes qui resplendissent en quelque sorte de la saine simplicité de la vie, de l’aisance et du travail, et il y a aussi de ces intérieurs de villages nus, froids, désolés, théâtres obscurs de tragédies vulgaires, comme cette maison où s’accomplit la destinée d’Ulysse, le pauvre garçon. Il n’est pas fait pour le bonheur, celui-là ; c’est un pauvre petit être déshérité, à la tête ébouriffée, avec des yeux écarquillés, effrayés et incertains, une bouche qui serpente d’une oreille à l’autre, des bras et des jambes qui n’en finissent pas. Il fait tout mal, il ne peut bouger sans commettre quelque maladresse ; ses camarades se moquent de lui. Il est le fils d’un père rusé campagnard, tyran domestique, égoïste et brutal, qui mangetout au cabaret, laissant la pauvreté à la maison, et d’une de ces mères qui, à force de plier, de se courber, finissent par n’avoir plus une idée, plus le sentiment d’elles-mêmes. Tant que l’enfance dure, passe encore pour le pauvre garçon : il court, il vit aux champs. A mesure que l’âge vient, il ne se débrouille pas ; au contraire il acquiert la conscience de sa laideur et de sa stupidité, il devient le souffre-douleur de son père, blessé dans sa vanité. Il se pelotonne d’abord au coin du foyer, puis il devient morne, sauvage. L’insuffisance de nourriture, la solitude, les plaies qui viennent, font le reste : alors : il va se blottir dans un réduit, au grenier, comme les bêtes fauves, « ’ et se met à l’écart pour mourir. » Le père ne va jamais le voir ; la mère monte et descend sans cesse l’escalier sans rien dire. Un jour elle trouve l’enfant mort, et elle redescend effarée. Le campagnard tousse, se secoue, et impose silence à sa femme, qui se replie, s’affaisse, et la tête basse, le pas mal assuré, « retourne dans la cuisine, au coin du foyer, accroupie comme hier, comme il y a une année, comme demain, comme dans dix ans, tant qu’elle vivra. » L’auteur aime visiblement ces petits drames et ces héros obscurs, Kalampin, le petit Juif, Ulysse, qu’elle rapetisse, qu’elle abaisse, pour les relever par un rayon de lumière morale qu’elle laisse tomber sur eux.

Quelquefois aussi Mme de Gasparin tourne son regard vers un autre monde, et alors ce sont des histoires comme celle de la mystérieuse Anglaise, lady Mary, la fille d’un honnête docteur du Yorkshire, qui a épousé un jeune gentilhomme, a tout pour elle en apparence, la beauté, la fortune, le rang, et s’éteint dans l’obscurité au milieu des fleurs dont elle s’entoure. De quoi meurt-elle donc ? Elle meurt peut-être d’un « suicide sans préméditation, » comme elle dit, d’un accident, et elle meurt aussi bien plus sûrement d’un mal innommé, du sentiment du vide et de la solitude, d’une découverte toute morale. Un jour elle s’aperçoit que son bonheur est perdu avec son mari sir John, et par degrés elle glisse dans une indifférence qui la tue. « D’un regard clair, elle avait sondé le caractère de son mari, elle le voyait comme il était : incapable de tenue, jamais fixé ni dans le bien ni dans le mal. » Garder du ressentiment contre son mari, non ; maintenant c’était fini, elle ne s’irritait plus, une réalité morne lui déchirait le cœur. Dans un moment où elle souffre, sir John l’entoure de tendresse et s’écrie : « Mon amour, mon amour, vous ne mourrez pas. » Elle fixe sur lui un regard limpide plein d’une expression terrible, et répète ironiquement ces mots : « Mon amour, mon amour ! » Puis, se tournant vers une personne qui est là, d’un accent bref, tranchant comme une hache, elle ajoute : « Six semaines après ma mort, il sera remarié ! » Elle est impitoyable dans sa supériorité sur son mari, et elle en meurt, et effectivement, comme elle l’a prévu, trois mois après sa mort, sir John se trouve avoir épousé un vrai démon. Décidément les hommes n’ont pas le beau rôle dans les récits retracés par des femmes. Lady Mary est une apparition comme les autres personnages de Mme de Gasparin. Après cela, je ne veux pas le cacher, il y a du danger à presser ces histoires ; il ne faut pas trop insister, il ne faut pas regarder de trop près ces petits héros ; on s’exposerait à les trouver un peu artificiels, à saisir la main de l’auteur qui les fait mouvoir comme dans une lanterne magique, qui a son idée fixe. On finirait par découvrir, à côté de je ne sais quoi de vivant, ce qui est le faible ou le piège de l’auteur, un certain parti-pris dans le décousu et la fantaisie, une certaine note qui vient périodiquement dissiper le charme d’un instant.

« Si cela commence, cela ne s’achève guère, » dit Mme de Gasparin en caractérisant d’un trait fin et juste sa propre manière et le genre de ses histoires. Il est vrai, c’est comme dans la vie, où l’on ne sait souvent, à bien dire, ni ce qui commence ni ce qui s’achève, où tout se noue, se dénoue et s’enchevêtre dans une sorte d’obscurité émouvante, où passions, sentimens, influences, caprices, se succèdent et s’enchaînent sans qu’on puisse préciser l’heure de leur naissance ou de leur déclin ou de leurs métamorphoses. L’homme vit dans ce mystère, dans cet indéfini qui a été de tout temps le thème des explorateurs de la nature morale, que les esprits créateurs mettent quelquefois en roman, et dont Mme de Gasparin elle-même s’inspire, qu’elle fait passer dans ses récits et qu’elle observe aussi plus directement, sous une forme plus abstraite, quoique toujours animée, dans ses pages de moraliste. Ce n’est point sans doute un moraliste comme La Bruyère, précis, sobre, substantiel et vigoureux ; c’est plutôt une imagination chaleureuse et libre où vient se refléter tout ce qui a une action sur l’âme humaine, tout ce qui la remplit, l’obsède et la modifie sans cesse, la fuite des choses, les êtres préférés qui s’en vont, l’amertume qui s’exhale du bonheur lui-même, les espérances qui trompent, les dévouemens inutiles, les fatalités contre lesquelles on se débat. Thèmes toujours vieux et toujours nouveaux, je le disais, sur lesquels l’auteur brode sa symphonie de moraliste d’imagination, écrivant à son tour son poème des Tristesses humaines, analysant ces tristesses non-seulement en elles-mêmes, mais encore dans leurs mille causes, dans leurs sources, dans leurs caractères, dans leurs effets, qui s’étendent de proche en proche à tous les replis de la nature morale.

Vous vous croyez libre : non, vous ne l’êtes pas ; vous êtes entouré d’oppressions, — oppressions visibles et invisibles, directes et indirectes, extérieures et intérieures, les préoccupations, les désirs, quelquefois les scrupules, la vanité, le pédantisme, la nécessité, l’argent, les tyrannies de l’atmosphère, le temps gris, « les mélancolies du ciel, » l’hostilité d’un milieu contraire. Il y a « l’oppression des idées médiocres qui étendent leur niveau sur tout ce qui les dépasse,… l’oppression des gros esprits qui imposent aux faibles leur grosse vigueur,… l’oppression de l’ignorance qui écrase en aveugle,… l’oppression des natures mal ébauchées qui vont de l’avant, cassant et broyant sans pitié… » Et, chose étrange, que remarque finement l’auteur, c’est que ce sont les natures d’élite, les natures les plus délicates, qui sont le plus menacées d’esclavage, parce qu’elles sont travaillées de scrupules, plus disposées à souffrir qu’à se défendre, parce que « le froissement dont s’apercevrait à peine un épiderme moins délicat les déchire, et tel poids qu’enlèverait du bout du doigt un de ces hercules fortement musclés qui se rient de nos membres débiles les laisse abattues par terre. » — Vous avez l’orgueil de la vie, du bonheur, de la puissance : prenez garde, vous êtes aussi entouré de destructions. La destruction sous toutes les formes, à pas comptés, fait incessamment son œuvre et touche à tout, à votre force, à votre esprit, à ceux que vous aimez, à vos relations. « Vous souvient-il du Miserere de la chapelle Sixtine ? A chaque strophe, un cierge s’éteint. Le chant continue de pleurer, plus triste à mesure que l’obscurité se fait plus profonde. C’est bien cela ; une tendresse, une faculté, le bonheur, le malheur, tout disparaît… » Mme de Gasparin a de ces tableaux rapides et imagés où se révèle poétiquement le sentiment de la destruction des choses, de l’universalité de la douleur, des contrastes de la vie et de la mort. « La nuit, par une nuit d’été, vous dira-t-elle, avez-vous voyagé au galop d’un rapide attelage ? Les brises fraîches couraient autour de vous. Enivré des parfums que les fleurs versent le soir, vos regards s’enfonçaient dans le ciel infini parmi les innombrables étoiles. A moitié rêveur, vous n’habitiez plus la terre qu’à demi, et cette terre était charmante ; elle était idéalement belle. Tout à coup, dans quelque village, vous voyez une petite fenêtre éclairée ; les autres chaumière, dorment ; ici l’on veille. Qui veille ? Le bonheur ? — Non, une mère courbée sur le berceau de l’enfant dont s’éteint la vie ; une femme debout, pâle, vers la couche où meurt son mari ; deux hommes assis au coin de l’âtre, et sur le lit un corps glacé que demain on portera au cimetière… »

Est-ce un moraliste, est-ce un poète qui parle ? Je ne sais ; c’est toujours un esprit vif, curieux, qui a l’instinct des tristesses humaines, mais qui ne laisse pas en même temps d’avoir l’œil ouvert sur les ridicules, sur les inconséquences, sur les vices de la race mortelle, qui a certainement son originalité, et qui d’un autre côté pourtant glisse quelquefois dans le vague domaine des lieux-communs sonores, des banalités moroses. Et Mme de Gasparin, elle aussi, dans sa symphonie, a son couplet sur la décadence du temps. — « Notre génération n’a pas d’air, pas de souffle ; elle étouffe et elle subit… » Autrefois, à nos vingt ans,… « on saccageait l’Europe, on jetait aux quatre vents fortune, avenir, sagesse. On était révolutionnaire, on était insensé… » Aujourd’hui notre sagesse s’en est allée, nos jeunes ne sont plus jeunes ; ils ne se courroucent pas,… ils ne font pas des choses « absurdes et grandes, » ils calculent et aiment à se bien porter et à s’amuser avant de savoir ce qu’ils croiront ; ils ne trahissent même pas leurs convictions, ils n’en ont pas… Au rôle de Phaéton tombant à travers les cieux, ils préfèrent le rôle d’un « cocher de fiacre abrité sous une porte cochère. » Pour tout dire, ils sont vulgaires et frivoles. Voilà bien des années que j’entends résonner périodiquement ce glas funèbre. Ainsi c’est entendu, il n’y a plus de jeunesse, plus de convictions, plus de génie, plus de valeur morale. Qui vous l’a dit cependant ? Est-ce que quelques jeunes vagabonds, quelques effrontés de tripots et quelques joueurs de bourse représentent toute une jeunesse et toute une époque ? Encore si c’était neuf, si cette plainte était seulement propre à notre temps ! mais, hélas ! voilà des siècles qu’il vient un moment dans la vie où il est bien convenu que le printemps n’a plus de fleurs, que les femmes n’ont plus de beauté, que les hommes n’ont plus de génie, que la jeunesse n’est plus la jeunesse, que tout s’en va en un mot, et il y a même des météorologistes sur le retour qui en certaines années ont assuré qu’il n’y avait plus d’été ! D’autres l’ont dit avant nous, d’autres le diront après nous. J’aime mieux, je l’avoue, Mme de Gasparin se jouant à décrire les méprises de la vie, même les belles tristesses, ou faisant spirituellement la guerre au formalisme, au pédantisme, aux gens bardés de logique et de déductions rigoureuses qui ne poussent pas un soupir dont ils ne tiennent note, qui ne prononcent pas un mot sans avoir l’œil fixé sur un but.

Ce qu’il y a surtout de plus vivant, de plus original dans ces pages prodiguées par une impétueuse imagination, c’est cette partie descriptive et pittoresque qui se mêle à la fiction légère ou à l’analyse morale, c’est ce sentiment énergique, inépuisable, de la nature qui fait explosion en quelque sorte, qui se répand en mille tableaux d’une libre et franche couleur. Mme de Gasparin est le peintre du Jura et des Alpes. Ses fragmens, — je dis toujours ses fragmens plutôt que ses ouvrages, — sont une succession de paysages où passent tous les sites, tous les aspects, les dentelures des montagnes, les ondulations des vallées, la sombre verdure des forêts, la lumière émiettée et mystérieuse des clairières. Elle aime la campagne parce qu’elle la connaît, parce qu’elle vit dans une étroite et familière intimité avec elle, et elle la connaît non-seulement dans ce qu’elle a de séductions superficielles et banales, mais dans ses secrètes nuances, dans les mœurs de ceux qui l’habitent, dan ? tous ces détails qui vont se fondre dans la grande harmonie. Elle sait, n’en doutez pas, comment apparaît la nature à toutes les heures et à toutes les saisons, dans son travail éclatant de fécondité et dans son doux déclin d’automne, aux douteuses lueurs du crépuscule et à l’heure chaude, lourde, du gros du jour, — par quelles teintes passe la verdure des champs, depuis le vert « cru, énergique, hardi » du printemps jusqu’au vert orangé et rougissant des fins d’été. Aussi les paysages de Mme de Gasparin sont-ils pleins d’expression et de couleur, abondans et nuancés, — trop abondans quelquefois, trop riches de détails. Ils ont l’accent de la vie et de la réalité. Voyez vers la montagne, à mi-hauteur, cette petite maison tout encadrée de sapins, avec un verger planté de pommiers, de poiriers, et des champs de luzerne ou de pommes de terre ! Devant la maison, quatre sources versent leurs eaux dans une auge travaillée par la vétusté, encombrée de mousse, et ces sources ont donné leur nom au petit domaine. Tout est solitaire. Les habitans ne descendent guère dans la plaine ; l’enclos leur fournit des occupations suffisantes. « Il y a un moment de transfiguration pour le petit domaine, c’est le mois de mai, alors que le verger, serré dans son cadre noir, fleurit comme un bouquet de mariée. Eh bien ! cette blancheur immaculée m’attriste un peu ; je préfère l’enclos au gros de l’été, quand chaque culture moire le terrain de sa couleur particulière, ou bien encore en automne, au moment où les poires sauvages se dorent, où les petites pommes se teignent de pourpre, où les récoltes s’entassent sous l’auvent de la grange. Une fumée s’élève proche de la maison dans une place abritée ; sous la hutte tapissée, de bottes de chanvre brille un feu clair, la mère bat les javelles avec ses filles à grand bruit. Ce bruit est le seul à peu près qu’on entende. » Et dans une succession de peintures le clos apparaît, étincelant au mois de mai, enveloppé de frimas en hiver, et toujours calme.

Suivez d’un autre côté l’intrépide voyageuse dans une de ses ascensions, en pleine montagne, aux lueurs incertaines du jour naissant : on tombe dans un campement de bohémiens rangés autour d’un feu ; les figures se détachent dans des vapeurs pourpres, et forment un tableau saisissant. « À cette heure, poursuit l’auteur, nous avons franchi la forêt ; les horizons élargis apparaissent dans leur splendeur ;… la lune, seule reine, verse sa lumière tranquille sur le bas pays qui va se déroulant jusqu’aux Alpes. On ne voit ni villes ni villages. Les glaciers, presque diaphanes, dressent leur pâle rempart dans le ciel noir. Ce n’est pas le jour, ce n’est plus la nuit. Heure charmante sous le ciel constellé, dans les hauts pâturages, avec les vaches qui nous regardent étonnées et souillent fortement des naseaux ! Montons, montons encore : plus de sapins, plus de troupeaux ; l’herbe est fine, le vent de l’aurore commence à courir sur les crêtes. Regardez au couchant : la lune sombre derrière les forêts de France. A l’orient, l’aube jette son ruban argenté, le voilà qui s’empourpre ! Le soleil, immense, éclatant, sort et s’arrête comme indécis sur le bord de ce monde… Voyez ! une flamme a touché le Mont-Blanc, puis le Cervin, puis le Vélan, puis la Jung-frau, puis la Blumlisalp. Toutes s’éclairent, la plaine reste plongée dans les ombres, les lacs sont ensevelis sous une brume plombée. Avez-vous senti les froides haleines du matin ?… » Et au milieu de ces scènes qui se succèdent il y a le souffle humain, il y a le sentiment simple et large de la vie de campagne, de la poésie et de la réalité du travail. C’est la brave fermière qui range la maison ; ce sont les bergers qui s’ennuient dans la plaine, qui reconduisent leurs vaches vers les hauts pâturages et les appellent pour la traite. Ce sont les faucheurs qui s’acheminent avant le jour, la faux sur l’épaule et à la ceinture l’étui de la pierre à aiguiser ; Mme de Gasparin multiplie, prodigue ces tableaux d’une franche et vivante rusticité, au risque d’en encombrer ses pages et d’éblouir par la profusion des couleurs, souvent aussi par l’abus des expressions locales, pittoresques sans doute, mais quelquefois plus alpestres que françaises. Au fond, le sentiment de la nature est réel et prend par instans une ingénieuse originalité.

Il n’y a qu’un malheur, et c’est ce qui atténue souvent le charme de ces pages d’une libre inspiration courant à travers tous les sujets. Peintre de la vie humaine et de la nature, conteur, moraliste ou paysagiste, Mme de Gasparin est encore autre chose : à la description comme à l’analyse morale se mêle sans cesse je ne sais quel souffle de prédication et de psalmodie. Sous l’écrivain il y a, — comment dirai-je ? — le sectaire qui perce. En un mot, Mme de Gasparin n’est pas seulement protestante de cœur, d’esprit, de caractère, elle l’est de préoccupation, de forme et d’allure. Je ne veux pas dire certainement qu’on puisse lui appliquer le portrait qu’elle signale comme une des méprises des jugemens humains sur un croyant. « Lui ! son signalement pend à toutes les murailles. C’est un puritain raide, anguleux, disgracieux, pris dans un étau. Lui ! l’ennemi de tout ce qui chante et de tout ce qui s’épanouit sous les cieux… Lui ! c’est l’homme de la Bible, l’homme aux noires visions, à la cervelle étroite, au cœur de glace, méticuleux, gourmé, despote. C’est l’homme de Calvin : il a brûlé Servet. » Mme de Gasparin n’est point évidemment une puritaine de cette famille ; elle n’a plus même l’ardeur agressive et l’humeur de propagande qu’elle avait dans ses premiers écrits. Autrefois elle passait en distribuant des bibles, et quand elle plaçait un catholique dans ses histoires, ce malheureux catholique avait assurément le rôle déplaisant et ingrat. Aujourd’hui elle s’est apaisée, et moralement on pourrait dire, d’un autre côté, qu’elle tend à se dégager du formalisme de sa propre église. Il reste toujours cependant la note criarde et monotone dans la symphonie, l’accent d’un méthodisme obstiné.

C’est Mme de Gasparin qui dit quelque part : « Restons chrétiens dans une conversation qui n’a pas le christianisme pour exclusif objet ;… parlons en chrétiens de ce qui est autre chose que Christ, des arts, de la philosophie, de la politique ; de sujets bien moins relevés, de notre jardin, de notre ferme, de notre verger ! » C’est là justement ce que je veux dire : Mme de Gasparin reste protestante, et le laisse voir en parlant de son jardin : elle s’arrête en pleine montagne pour chanter un psaume ; elle interrompt l’analyse d’une situation qui est tout près de devenir un drame pour se livrer à quelque effusion biblique. Ses petits personnages sont invariablement couronnés de l’auréole des saints, ou travaillent consciencieusement à conquérir leur couronne. Lisette, la vieille Lisette d’un de ses contes, l’honnête fermière du Jura, est une « penseuse, » une raffinée de la vie spirituelle, qui parle de Jéhovah le terrible, du péché, et qui a des songes mystiques. La jeune fille du clos des sources, Marguerite, a la tête perdue et dépérit parce qu’elle a commis le péché irrémissible, parce qu’elle a résisté à Dieu. La manière habituelle de l’auteur enfin, cette manière semi-poétique, semi-religieuse, pourrait se résumer, ce me semble, dans cette phrase de la description d’une promenade sur le lac de Côme : « Nos bateliers debout, l’un à l’arrière, l’autre à l’avant, donnent à la nef une impulsion égale. Nous chantons la barcarolle italienne, le vieux cantique de Luther, l’air magnifiquement désespéré de Stradella. » Et c’est ainsi que les récits de Mme de Gasparin deviennent facilement des histoires édifiantes, que ses ingénieuses études morales se changent en sermons, et que ses paysages eux-mêmes, si abondans et si colorés, sont envahis par cette teinte prévue, discordante et factice, — factice, bien entendu au point de vue de l’art. Une imagination romanesque et une âme puritaine se livrent dans ces pages un perpétuel combat. Quelquefois l’imagination a l’air de l’emporter et s’abandonne à de capricieuses audaces ; mais aussitôt la conscience religieuse se redresse, comme si elle avait laissé trop de liberté au talent, et vient mettre le signe calviniste. De là une certaine affectation jusque dans la sincérité, une certaine recherche laborieusement subtile, une certaine tension d’humeur et d’intelligence. Je n’y vois pas seulement pour ma part le faible d’un esprit distingué ; j’y vois plutôt l’expression d’un phénomène moral. Toute foi relativement nouvelle est le prix d’un grand effort, d’une victoire sur une foi ancienne, et longtemps encore après la victoire elle porte dans toutes ses manifestations la marque de cet effort d’où elle est née, par lequel elle continue à s’affirmer comme doctrine indépendante et distincte. Sans mettre en cause la valeur religieuse des deux croyances, on pourrait dire que le catholicisme, religion ancienne et de tradition, est plus souple dans sa manière de considérer la nature morale et de traiter avec elle, et que le protestantisme laisse dans les esprits la fixité, la rigidité d’une foi nouvelle. C’est justement cette tension qui est visible chez Mme de Gasparin, qui se manifeste dans les préoccupations de son intelligence, jusque dans ses gaîtés, dans ses velléités d’humeur enjouée et facile, dans le mouvement et le bruit qui remplissent les pages des Prouesses de la bande du Jura plus que tous les autres ouvrages de l’auteur.

Ceci en effet, pourrait-on dire, est un livre de bonne humeur aussi bien que de bonne foi. Il y a de la gaîté, du bruit, de l’éclat, de la verve, de la liberté ; seulement il y a une singulière confusion : la plaisanterie ne laisse pas de sentir l’effort, les saillies sont peut-être quelquefois un peu quintessenciées, et le titre lui-même, ce titre simple et bizarre, est d’une originalité un peu cherchée. Que cache-t-il donc, ce titre poétiquement tapageur de Prouesses de la bande du Jura ? Simplement le récit d’une série d’excursions faites en bonne et aimable compagnie, quelque chose comme un train de plaisir d’été ou d’automne, bourdonnant et rapide, comme une débauche d’honnêtes gens saisis de l’humeur voyageuse. Vous souvenez-vous de cette vieille pièce du vieux Ronsard, les Bacchanales, ou folastrissime voyage d’Hercueil près Paris, dédié à la ioyeuse troppe de ses compaignons ?

Amis, avant que l’aurore
Recolore
D’un bigarrement les cieux,
Il faut rompre la paresse
Qui vous presse
La paupière sus les yeux.

Io ! i’entends la brigade,
J’oy l’aubade
De nos compaings enioués,
Qui pour nous esveiller sonnent
Et entonnent
Leurs chalumeaux enroués…

Je ne sais pourquoi cette vieille poésie me revient à l’esprit. Hercueil est moins loin que les villes d’Italie ou les lacs de Neufchâtel et de Berne. Les compagnons de Ronsard allaient chercher la bonne chère et le plaisir, la brigade de Mme de Gasparin se contente d’égayer sa route en demandant partout des aubergines. La gaie fraîcheur du départ au matin est la même. Honnête et pieuse bande, celle-là, qui, dans ses prouesses, n’oublie pas de prier ! « Il y a parmi nous des natures très variées, nous dit l’auteur, il n’y a pas de caractère disparate : tous amoureux de l’idéal, chacun avec son petit bon sens ; tous nageant dans l’éther, chacun marchant sur la terre. De la gaîté, oh ! pour cela, de la meilleure. Décidés à voir en beau ce qui est beau, même un peu ce qui est laid. Délicieusement bêtes à nos heures, pas une parole de mauvaise humeur entre tous ! Est-ce assez ? — Talis qualis, la bande se trouve à son gré, et si vous voulez savoir pourquoi, venez-y voir. »

Elle part donc, « la fameuse, la superbe, l’invincible, l’à jamais triomphante, la séduisante et mirobolante bande du Jura ! » Quand elle n’a pas le bateau à vapeur des lacs, elle prend le char à échelles, ou le vulgaire omnibus, ou la voiture italienne, ou le chemin de fer. Elle va en Suisse, dans le Jura, en Italie. A Neufchâtel, elle tombe au milieu d’une révolution, la révolution qui restaura un moment le roi de Prusse il y a quelques années, et ce n’est pas l’épisode le moins curieux de la campagne. Il se trouve que, dans cette ville révolutionnée pour le roi de Prusse, la bande est un événement ; on se met sur les portes pour la voir, on la suit d’un regard inquiet. « On aperçoit par-ci par-là trois citoyens, même quatre, qui causent à voix basse. L’un d’eux s’écrie : Il faudra voir comment cela tournera ! Mais ces citoyens placides, humant le frais, les mains dans les poches, le nez au vent, la mine plutôt endormie qu’inquiète, n’ont l’air ni de révolutionnaires ni de révolutionnés… » A Milan, la bande fait son pèlerinage au musée, et elle s’arrête devant le tableau qui éclipse tous les autres, un tableau de Raphaël. C’est Valentin Borgia avec « sa méchanceté sinistre, sa diablerie cafarde, » et à côté César Borgia avec « son visage pâli par les débauches, son œil éraillé, son inexorable prunelle d’un bleu clair. » Mme de Gasparin vous les montre en passant, ces deux personnages. « N’allez pas vous imaginer des scélérats vulgaires, dit-elle ; Valentin, un parfait gentleman, a le visage paisible, l’air doux, la tenue irréprochable ; seulement, à mesure que vous le considérez, une sorte de concentration vicieuse et cruelle s’écrit sur ce front lisse. Cet homme est inexorable non parce que la passion l’emporte, mais parce qu’il n’a pas de passion… Cette bouche serrée n’a jamais laissé tomber le mot grâce. La contraction imperceptible des lignes marque un despotisme sans merci, parce qu’il est sans ivresse : tel est l’homme. » A Venise, la bande visite en courant la ville où « l’Autrichien commande ; » à Gênes, elle va voir la rivière du Levant. Partout elle s’égaie. Et puis, et puis ?… Au moment du retour et de la séparation, elle fait comme toujours. La note dominante revient : « Venez,… ici, à l’écart, ouvrons notre Bible, celle qui chaque soir nous a versé sa lumière. Demandons les énergies de la soumission, demandons l’ardeur des beaux zèles… » Rien n’empêcherait après tout d’être un bon chrétien sans avoir l’air à tout instant de faire pénitence de sa bonne humeur.

Œuvre d’humoriste contenu, rectifié par la piété ! Au fond, ce n’est point une physionomie vulgaire qui apparaît à travers toutes ces pages, où la vérité du talent se combine avec la monotonie d’une idée fixe. Mme de Gasparin a le mérite d’avoir un de ces talens qui cherchent et qui osent, qui ne craignent pas l’imprévu, qui ont une originalité indépendante au milieu du chœur vulgaire des banalités contemporaines. Elle a cette originalité qui naît d’une inspiration librement formée en dehors des milieux factices, nourrie de la contemplation familière des grands aspects de la nature et de la recherche inquiète, subtile, des nuances mystérieuses de la vie spirituelle. Elle dit quelque part que ce qu’elle écrit n’est point fait pour les fins connaisseurs. Elle se trompe : ceux-là au contraire, et ceux-là seuls, peuvent aller chercher à travers la diffusion, la prolixité et l’effort ce qu’il y a de charme secret, provoquant dans ses ouvrages. Littérairement, ces petits ouvrages ne réalisent point certes l’idéal de l’art ; ils ont tout le décousu d’une pensée à peine maîtresse d’elle-même, qui vagabonde et se joue ; la langue de l’auteur glisse même parfois dans les plus étranges incorrections, dans les plus abruptes témérités. Ce né sont point des livres faits, ce sont des fragmens, des pages qui se succèdent un peu en désordre ; mais ces pages, ces fragmens, ont ce je ne sais quoi qui est un stimulant, qui fait penser ; ils ont le mouvement d’une inspiration morale ambitieuse, et par-dessus tout ils laissent entrevoir à travers les capricieux nuages cette excitante parole inscrite en tête d’un des livres de l’auteur : Excelsior ! mot d’ordre des cœurs inassouvis, des esprits altérés de grandeur morale, des générations qui se lèvent et se mettent en marche pour porter à leur tour le poids de la journée.


CHARLES DE MAZADE.