Un Livre de Brunetière sur Bossuet
« Vous seriez bien tachés que je n’eusse point invoqué Bossuet ! » Ainsi se terminait, par un de ces traits qu’il ne lui déplaisait pas de se décocher à lui-même, en même temps qu’à ses adversaires, le retentissant, le virulent article que Brunetière avait écrit En l’honneur de la Science. Et, en effet, l’autorité de Bossuet ne pouvait manquer d’être invoquée au cours de cette campagne contre la « nouvelle idole. » La secrète influence du grand évêque n’avait-elle pas été pour quelque chose dans l’évolution intellectuelle et morale dont l’article Après une visite au Vatican marquait une étape décisive ? A lire Bossuet, à le relire, chaque fois avec une admiration plus vive et une piété plus fervente, à se le convertir, comme il aimait à dire, « en sang et en nourriture, » l’autour du Roman naturaliste ne s’était-il pas ouvert, presque à son insu, à un ordre d’idées et de préoccupations auxquelles le commerce assidu de Darwin et d’Auguste Comte n’aurait pu suppléer ? Telle était la question que plusieurs ont dû se poser dès lors, et à laquelle nous pouvons aujourd’hui répondre avec plus d’assurance.
Dis-moi qui tu hantes… Quand on les connaît un peu l’un et l’autre, le prêtre du XVIIe siècle et le critique du XIXe, on se rend assez bien compte de tout ce qui, chez le premier, a pu attirer et séduire le second.
Les raisons générales, — les seules qu’il eût peut-être avouées, — ne manquaient certes pas à Brunetière pour justifier l’admiration profonde que de longue date il professait pour Bossuet. « La gloire de Bossuet, écrivait déjà Sainte-Beuve, la gloire de Bossuet est devenue l’une des religions de la France ; on la reconnaît, on la proclame, on s’honore soi-même en y apportant chaque jour un nouveau tribut, en lui trouvant de nouvelles raisons d’être et de s’accroître ; on ne la discute plus. » Renan n’aurait assurément point signé ces lignes, mais Brunetière y eût pleinement souscrit. Je suis d’autant plus à l’aise pour y souscrire moi-même que, si j’ose le dire, je n’irais point, pour ma part, aussi loin que Brunetière dans le culte véritablement unique qu’il avait voué au grand orateur : je sais, au XVIIe siècle même, non pas de plus grands écrivains, mais de plus hauts et de plus vastes génies, de plus hardis, de plus féconds, de plus modernes. Mais, quelques réserves que l’on soit en droit de faire sur quelques-unes des idées de Bossuet, sur son œuvre et sur son influence, une chose est sûre néanmoins. Aucun écrivain d’abord n’a plus honoré notre langue, n’en a mieux connu, ni mieux utilisé les ressources, n’en a su tirer de plus beaux, de plus prodigieux accens que ce prêtre qui n’a jamais été, ni voulu être que prêtre, et qui n’a jamais écrit que pour agir. Ah ! comme je comprends les sentimens de Chateaubriand à la fin d’une nouvelle lecture de l’oraison funèbre de Condé : « À ce dernier effort de l’éloquence humaine, les larmes de l’admiration ont coulé de nos yeux, et le livre est tombé de nos mains. » Il y a des pages, il y a des phrases de Bossuet, — songez à celle du Sermon sur l’unité de l’Eglise qu’a si bien commentée jadis M. Lanson, — qui frapperont d’un éternel étonnement, et presque d’une sorte de stupeur admirative, tous ceux qui ont l’honneur de tenir une plume. « Ce demi-dieu de la prose française : » le mot est de M. Bourget, et il exprime à merveille le jugement qu’il faut porter sur Bossuet écrivain. D’autre part, s’il est permis, je le répète, de discuter certaines parties de son œuvre, cette œuvre est si imposante, si cohérente, si puissamment harmonieuse, qu’elle commande le respect, et qu’à défaut de l’assentiment de l’esprit, elle force « les raisons du cœur » à lui payer leur juste tribut. Et enfin, ce qui, plus que tout, dans Bossuet, mérite nos pieux hommages, et cette espèce de vénération tendre dont si peu de grands hommes sont vraiment dignes, c’est la beauté du caractère et la générosité du rôle historique. Personne n’a été plus désintéressé, ne s’est plus complètement oublié soi-même, n’a plus candidement enseveli sa personne éphémère dans la grandeur des causes qu’il soutenait, n’a combattu en un mot, — sauf peut-être dans l’allaire du quiétisme, — avec un cœur plus dépouillé de tout ce qui n’est pas le pur amour de la vérité. Je ne relis jamais sans émotion cette Méditation sur la brièveté de la vie où le jeune prêtre de vingt et un ans promettait à son Dieu de songer tous les jours à la mort, et de « penser non pas à ce qui passe, mais il ce qui demeure. » Il a bien tenu sa promesse. Pour l’honneur des Lettres françaises, il faut s’applaudir qu’un Bossuet ait existé.
Epris comme il l’était de tout ce qui rehausse l’éclat de notre tradition littéraire, Brunetière ne pouvait pas ne pas être particulièrement sensible aux raisons que nous avons tous d’admirer et d’aimer l’auteur des Variations. Je crois qu’il en avait d’autres, de plus personnelles et de plus intimes, des raisons à peine conscientes, comme le sont toujours celles qui nous dictent nos sentimens profonds. Et ces raisons-là se ramènent peut-être toutes à celle-ci qu’il y avait entre Bossuet et lui de secrètes et curieuses ressemblances.
Je sais, ou crois savoir les différences, et il est bien entendu que je n’assimile pas les génies ou les talons, et encore bien moins les œuvres. Mais, cela dit, que de traits de ressemblance morale on pourrait signaler entre les deux écrivains ! Comme Bossuet, Brunetière n’était pas l’homme de son style. Impérieux, autoritaire, presque despotique quand il parlait ou qu’il écrivait, il était à l’ordinaire doux, simple, conciliant, beaucoup plus hésitant et même faible qu’on ne l’a cru. On se trompait étrangement sur son compte quand on se l’imaginait tout d’une pièce : la vérité est qu’il a beaucoup changé, beaucoup évolué, si l’on préfère, et non pas seulement dans le détail de ses idées, mais même sur des points essentiels de ses doctrines ; d’un systématique, il n’a eu bien souvent que l’apparence. Comme Bossuet encore, il était passionnément épris d’ordre et de certitude : le scepticisme, le dilettantisme où plusieurs de ses contemporains se sont complu avec tous les raffinemens les plus exquis de la volupté lapins abandonnée lui étaient littéralement en horreur : il avait besoin d’un terrain solide où asseoir sa vie morale. Et comme Bossuet enfin, Brunetière a été un adversaire acharné, une sorte d’ennemi personnel de l’individualisme sous toutes ses formes : il n’a jamais pu admettre qu’un homme, fût-il un Napoléon, se fit le centre du monde, s’opposât et se préférât, lui tout seul, à l’humanité tout entière, à l’innombrable armée des vivans et des morts : ces revendications insolentes du moi lui paraissaient odieuses, inhumaines ; elles avaient le don de provoquer toutes les fureurs de sa verve sarcastique, de son indignation, de son mépris. Il a prononcé dans les dernières années de sa vie, à Bordeaux, je crois, un grand discours de combat qu’il avait intitulé bravement Contre l’individualisme, et j’ai plus d’une fois regretté qu’il ne l’eût pas rédigé et publié. Mais, à vrai dire, ce discours, il l’a prononcé durant toute sa carrière. Bossuet lui-même n’a pas revendiqué avec plus d’éloquence les droits sacrés de la tradition ; il n’a pas dénoncé plus fortement le scandale de tous ceux qui se sont orgueilleusement insurgés contre elle.
La ressemblance ne s’arrêtait pas là ; elle n’était pas seulement d’ordre moral ; elle était aussi d’ordre intellectuel. Brunetière est un esprit de la même famille que Bossuet. Je me rappelle avoir lu, il y a quelques années, une intéressante et curieuse étude d’un philosophe contemporain, M. Albert Leclère, qui a pour titre Essai critique sur le droit d’affirmer. Ce droit, que nous avons tous, mais que, philosophiquement parlant, nous ne devrions exercer que dans certaines conditions et sous certaines réserves, Brunetière, comme avant lui Bossuet, en usait, je ne dirai pas avec indiscrétion, ni avec intempérance, mais enfin avec une complaisance qui pouvait paraître excessive à des esprits construits un peu différemment. Il existe une lettre de Renan où Bossuet est qualifié d’ « idole de l’admiration routinière, » la Politique tirée de l’Écriture Sainte, d’ « ignoble parodie de la Bible au profit de Louis XIV, » et où le subtil écrivain s’emporte jusqu’à dire : « Pour ma part, la destruction de cette superstition-là (dans la mesure, bien entendu, où une superstition se détruit) a toujours été une de mes idées fixes ! » Cette violente aversion de l’auteur de la Vie de Jésus pour celui des Variations, et, bien entendu, — il ne s’en cachait point, — pour le critique du Roman naturaliste, ne s’explique que trop bien. Les esprits ondoyans et divers, indécis, tout en nuances, en demi-mots et en demi-teintes, tels que Henan, ne peuvent sentir les esprits résolus, catégoriques, épris d’idées nettes et de solutions fermes, tels que Bossuet ou Brunetière. « Tu diffères ; donc, je ne t’aime pas ! » Que d’ailleurs ces derniers, les esprits dogmatiques, soient parfois un peu trop impatiens dans leur enquête, que, dans leur besoin de croire et d’affirmer, ils brusquent la recherche, et se précipitent, quelquefois trop vite, à des conclusions prématurées, qu’en un mot, suivant le mot de Pascal, ils ne sachent pas toujours « douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut, » il est possible : la vérité est chose si difficile à atteindre qu’il ne faut ni s’en étonner, [ni s’en indigner, ni peut-être même s’en plaindre. Chaque esprit va à la vérité comme il peut, suivant son allure propre, sa structure intime, sa pente originelle. Pourquoi la méthode d’un Bossuet ou d’un Brunetière ne vaudrait-elle pas celle d’un Renan ? Une seule chose est sure : c’est qu’il y a opposition entre les deux méthodes, entre les deux formes d’esprit, et qu’autant, en lisant Renan, Brunetière a dû sentir s’accuser et se préciser la foncière contradiction de sa propre nature, autant, en lisant Bossuet, il a dû se reconnaître et s’aimer en lui.
Est-ce à dire cependant que Bossuet ait exercé sur la pensée de Brunetière l’influence souveraine, décisive qu’on lui a si souvent attribuée ? Contrairement à l’opinion commune, — et Brunetière lui-même nous en faisait l’aveu un jour, — nous croyons cette influence sinon pleinement illusoire, tout au moins assez superficielle. Tel était aussi, je le sais, l’avis d’un excellent juge et d’un intime ami, Eugène-Melchior de Vogué, et il l’a, du reste, publiquement exprimé. Et si l’on était tenté ici de crier à la contradiction, ou au paradoxe, nous oserions présenter les observations que voici.
D’abord, on peut admirer, aimer, même avec quelque excès, sans pour cela subir l’influence de qui l’on admire ou l’on aime. Admiration n’est nullement synonyme d’imitation. Il y a des admirations d’ordre historique qui sont parfaitement conciliâmes avec la plus entière indépendance de jugement, et qui autorisent, et même légitiment toute sorte de réserves sur le fond des choses et des questions. D’autre part, et sans qu’il les ait jamais dites, ce me semble, expressément, on peut entrevoir les raisons profondes qui font que, au moins pendant longtemps, Brunetière s’est secrètement dérobé à l’impérieux ascendant de la parole et de la pensée du grand orateur ; et ces raisons, je crois bien qu’on peut les définir en trois mots : Bossuet était un prêtre, non un laïque ; il n’était point pessimiste ; il n’avait pas dans sa foi cette inquiétude, ce je ne sais quoi de tragique sans lequel, nous autres modernes, nous avons peine à concevoir le profond sentiment religieux. Or, tout cela, Brunetière le trouvait dans Pascal. Et c’est pourquoi, bien plus que Bossuet, l’auteur des Pensées a été, je crois, le vrai maître de sa vie intérieure, celui en tout cas qu’il a le plus écouté et le mieux suivi.
De cet ensemble de dispositions intimes il est difficile, je le sais, d’apporter des preuves péremptoires. Peut-être cependant n’en est-on pas réduit, là-dessus, aux simples conjectures, et certains indices nous permettent-ils de nous rendre compte que nous ne faisons pas fausse route. De ces indices le plus révélateur peut-être est ce besoin qu’à plus d’une reprise a éprouvé Brunetière de pascaliser, si j’ose ainsi dire, son cher Bossuet. Tout au début de sa carrière, dans un très beau parallèle entre Voltaire et Bossuet, il écrivait : « Et le prêtre du XVIIe siècle a vu plus loin et plus juste que le pamphlétaire du XVIIIe, car ayant traversé comme les autres les angoisses du doute et sué, dans le secret de ses méditations, l’agonie du désespoir, il a compris que, toutes choses qui tiennent de l’homme étant imparfaites, c’était trahir la cause elle-même de l’humanité que de dénoncer au sarcasme, au mépris, à l’exécration les maux dont on n’a pas le remède. » La phrase est admirable : elle s’appliquerait assez bien à l’auteur du Mystère de Jésus, lequel d’ailleurs n’a probablement jamais connu le doute ; elle ne s’applique guère à Bossuet, [que la sérénité de sa foi a toujours préservé, ce me semble, de « l’agonie du désespoir. » A plus de vingt ans d’intervalle, dans une conférence sur Ce que l’on apprend à l’école de Bossuet, Brunetière déclarait encore que l’une des principales leçons qu’il avait personnellement puisées dans l’étude du grand écrivain, c’était la distinction des différens ordres de vérités et des différons ordres de certitudes. Or, est-ce là une idée de Bossuet ? Peut-être, et l’on pourrait sans doute trouver plus d’un texte à l’appui de cette assertion. Mais c’est surtout une idée de Pascal, et l’on sait assez que la fameuse théorie des trois ordres est l’une des maîtresses pièces des Pensées. Et n’est-il pas curieux de constater que le Bossuet qu’aime et admire particulièrement Brunetière, c’est surtout celui qu’il s’est complu à voir à travers Pascal ?
L’a-t-il d’ailleurs toujours vu à travers Pascal ? Ce n’est en tout cas pas faute d’avoir, durant toute sa carrière, lu et relu les œuvres du grand orateur. On voudrait pouvoir le suivre dans ces lectures successives et noter les impressions successives qu’il en retirait. Et d’abord, à quelle époque, exactement, a-t-il pris pour la première fois contact avec Bossuet ? Et Bossuet figurait-il parmi les vastes lectures que le jeune rhétoricien du lycée Louis-le-Grand, « vétéran irrégulier, élève intermittent, et qui travaillait à côté, » entreprenait pour son propre compte ? Nous ne savons ; mais cela semble assez probable, car, un peu plus tard, après la guerre, alors qu’à l’institution Le large, il était le compagnon de chaîne de M. Bourget, « le XVIIe siècle et Bossuet, — nous rapporte l’auteur du Disciple, — revenaient sans cesse dans ses propos. Je crois l’entendre me disant : « Ce coquin de Fénelon ! » du même accent que s’il eût parlé d’un camarade indélicat et dont il eût eu à se plaindre personnellement, tant était grande sa ferveur pour l’impérieux évêque de Meaux. » Mais s’il lisait déjà et admirait passionnément Bossuet, s’il poussait le zèle pour cette grande mémoire jusqu’à publier en 1882 une édition peu connue des Sermons choisis, il lui résistait encore, témoin cette figure curieuse que je trouve dans des pages inédites de la même époque sur l’Encyclopédie : « Depuis ce grand Bossuet à l’abri duquel je souffre de ne pouvoir me mettre. » « Ce grand Bossuet, » Brunetière le retrouvait encore à plus d’une reprise dans ses cours à l’Ecole normale, d’abord en 1887, quand il enseignait l’histoire littéraire du XVIIe siècle, puis en 1890-1891, quand, durant toute cette année scolaire, il parla de Bossuet. Je me rappelle encore ces trente leçons si fortes, si pleines, où ses dons d’orateur, de lettré, d’historien et de penseur, portés en quelque sorte à leur suprême puissance par la flamme delà sympathie, se donnaient si librement carrière, et qui, si elles avaient été rédigées, auraient formé un si beau livre : on en jugera par les suggestifs sommaires que, dans un précieux Appendice, a recueillis M. Alphonse Dieuzeide. Un peu plus tard, en 1894, — on se rappelle encore avec quel éclat, — Brunetière reprenait le même sujet en Sorbonne : je ne sais si les leçons, d’ailleurs plus amples et plus détaillées de l’Ecole normale, n’auraient pas été préférées par les connaisseurs aux brillantes conférences de la Sorbonne. Ce qui est certain, c’est que les unes et les autres sortaient d’une nouvelle et toute fraîche lecture de tout Bossuet.
D’autres conférences, quelques articles sortaient encore, au hasard des circonstances, de ces travaux préparatoires. A Paris, à Dijon, à Besançon, à Montréal, à Rome, où Brunetière n’a-t-il pas parlé de Bossuet ? Il s’était fait le champion de cette gloire hautaine. A mesure qu’il évoluait lui-même, il semble bien que les objections ou les réserves qui perçaient quelquefois sous son admiration allaient en s’atténuant. Bossuet lui-même était-il pour quelque chose dans cette nouvelle manière de voir ? On peut le conjecturer avec quoique vraisemblance. Si je persiste à croire qu’aux momens de crise notamment, un Pascal a eu plus d’action que Bossuet sur le fond et sur l’orientation générale de la pensée de Brunetière, j’admets très volontiers que Bossuet a fini par agir aussi sur lui, a sa manière, moins heurtée et plus discrète. Bossuet a certainement contribué à entretenir l’auteur des Discours de combat dans la méditation continue des grands problèmes ; il a alimenté l’inquiétude morale et religieuse qui couvait en lui ; il l’a, si je puis ainsi dire, préparé à subir l’assaut de Pascal. En 1900, dans cette conférence de Besançon dont j’ai déjà parlé, et qui a été comme le prélude d’une déclaration décisive, Brunetière ramenait à trois principales les hautes leçons qu’on peut retirer, et qu’il avait personnellement retirées de l’étude de Bossuet : la rhétorique supérieure que l’on apprend à son école ; l’art d’aller au point vif des questions ; et la distinction des différens ordres de vérités et de certitudes. Et il ajoutait en terminant :
Quand je me suis mis à l’école de Bossuet, rempli que j’étais des idées de mon temps et des leçons de mes maîtres, j’ai résisté, et j’ai résisté longtemps. Puis, quoi qu’on dise cependant à la fin, dans cette fréquentation, j’ai trouvé, et, chaque fois que j’y reviens, je retrouve tant de bon sens, tant de génie, tant d’autorité, tant de probité intérieure, que j’ai fini par me laisser faire, et je crois que quiconque de vous renouvellerait la même expérience, aboutirait au même résultat.
Il y aurait assurément quelque impertinence à vouloir affaiblir la portée de ce témoignage.
Comment se fait-il donc qu’une piété si fervente et si diligente, que tant de lectures, d’études et de travaux d’approche n’aient pas abouti à un vrai livre, à un beau livre sur Bossuet ? Ce livre, que nous n’avons pas encore, qui, mieux que Brunetière, aurait pu l’écrire ? Il l’eut écrit, nous n’en pouvons guère douter, avec toute sa pensée, tout son talent et tout son cœur, et je sais bien des gens qui regretteront éternellement qu’il ne nous l’ait point donné. Pourquoi donc ne l’a-t-il pas fait ?… Hélas ! pourquoi un homme, qui semblait né pour écrire Surtout des livres, n’a-t-il guère laissé que des recueils d’articles ou de discours ?… En ce qui concerne l’ouvrage sur Bossuet, peut-être le hasard, qui fait tant de choses dans la vie de chacun de nous, est-il le seul coupables Peut-être aussi Brunetière, qui était toujours prêt à parler ou à écrire sur Bossuet, voyait-il trop nettement les multiples difficultés d’une étude d’ensemble, telle qu’il la concevait, sur l’auteur des Variations, et ne se sentait-il pas, à son gré, encore suffisamment armé pour l’entreprendre. Peut-être enfin craignait-il, — car il avait de ces scrupules, — d’arrêter, et de fixer, et de lier ou d’engager trop prématurément sa pensée par un livre, d’imposer les contours rigides et irrévocables de l’histoire morte à une œuvre qu’il sentait très vivante en lui, et dont l’intime substance était comme mêlée à sa propre vie morale. En toutes choses, cet esprit toujours mobile aimait à « se réserver la possibilité des reprises et des tâtonnemens. » Je l’ai entendu regretter d’avoir écrit autrefois sur les Provinciales des pages qu’il ne pensait plus, et nul doute que, s’il avait prononcé sur Pascal la série de conférences qu’il méditait, il n’eût hardiment revendiqué le droit de se contredire et d’avoir changé d’opinion.
Et cependant, ce livre qu’il semble n’avoir pas voulu écrire, il se trouve, à y regarder d’un peu près, que Brunetière nous en a laissé plus que des fragmens. Il n’a pas rédigé, — tant s’en faut, — toutes les conférences qu’il a prononcées sur Bossuet, mais enfin il en a rédigé quelques-unes, et il a écrit aussi, au hasard de l’actualité, plusieurs articles considérables sur certaines parties de l’œuvre de son héros. Or, à rapprocher articles et conférences les uns des autres, à les disposer suivant un certain ordre, on s’aperçoit non seulement que ces divers morceaux forment comme les divers chapitres d’une étude d’ensemble à peu près complète sur Bossuet, mais encore, — et chose purement accidentelle, mais extrêmement heureuse, — que la succession même de ces chapitres reproduit, presque trait pour trait, le plan idéal d’une vaste étude sur Bossuet que Brunetière avait un jour tracé à ses élèves de l’École normale, en déplorant, faute de temps, de ne pouvoir s’y conformer. On nous a conservé ce plan, ou ce programme, dans une note du volume récemment publié, sur le Dix-septième siècle, et chacun peut vérifier la très curieuse concordance.
Le voilà donc, semble-t-il, retrouvé ou restauré, écrit presque malgré lui, ce Bossuet qu’on avait si souvent réclamé à Ferdinand Brunetière, et qu’il s’obstinait à ne pas écrire. Et assurément, il manque bien quelque chose à ce livre, pour qu’il soit entièrement digne et de son auteur, et du noble sujet qu’il traite. On y trouvera sans peine quelques répétitions, et certains détails, non pas oiseux, mais qui se ressentent de l’origine première des diverses parties de l’édifice. Entre ces diverses parties, les proportions idéales ne sont peut-être pas toujours absolument respectées, précisément parce qu’elles n’étaient pas primitivement conçues en vue d’un ensemble. Enfin ces divers morceaux sont de date différente, et peut-être, aux yeux d’un juge minutieux et difficile, l’entière unité de pensée et de style pourra-t-elle paraître, çà et là, recevoir quelques atteintes. Évidemment, la dernière main de l’ouvrier manque à cette œuvre. Oserons-nous dire qu’elle n’en paraîtra que plus sincère, et peut-être plus attachante, sans les retouches dernières qu’il lui eût été si facile d’y apporter ?
Car, je vous prie, n’allez pas, à ce propos, sacrifier au préjugé vulgaire qui condamne sans appel les « recueils d’articles. » S’il était vrai, comme le prétendent certains éditeurs, que le public n’aime pas les recueils d’articles, le public aurait tort, voilà tout. Mais le public n’a pas tort : s’il se défend, comme c’est son droit, et même son devoir, contre les Mélanges destinés à sauver de l’oubli des pages aussi éphémères que les feuilles où elles ont d’abord vu le jour, le public a fait un assez beau succès à certains recueils d’articles, quand ces recueils étaient signés Sainte-Beuve ou Taine, Montégut ou Brunetière, pour ne rien dire ici des vivans. C’est qu’en effet rien ne vaut, pour un esprit qui pense, quand ils sont d’un maître, ces recueils d’essais où, sans dogmatisme, sans raideur, avec la liberté d’une âme vivante qui suit sa pente et son goût du moment, qui tantôt se concentre et tantôt s’épanche, qui passe d’un objet à un autre sans effort, sans transition, une riche, haute ou subtile pensée se livre à nous dans la souple familiarité de ses démarches coutumières. Dans les livres le mieux « composés, » l’art, quelquefois, confine un peu à l’artifice : les nécessités du « discours, » de l’exposition logique et suivie entraînent parfois à des réductions, à des transpositions du réel qui peuvent en paraître une mutilation regrettable ; il faut reconstruire pour « exposer d’ordre, » comme disait Pascal ; et toute reconstruction n’est-elle pas un peu infidèle ? Pour adapter la réalité vivante, qui, de sa nature, est mouvement, ondoiement, devenir, aux besoins de l’esprit qui la pense, il faut lui imposer des cadres qui, si larges qu’ils soient, sont toujours rigides par quelque côté, et qui, donc toujours, en laisseront échapper quelque chose. Et c’est pourquoi, plus l’ordonnance d’un livre sera forte, ingénieuse, systématique, plus on pourra accuser l’auteur d’avoir fait violence à la réalité qu’il interprète, et même à la sincérité de sa propre pensée, pour enfermer dans un moule trop parfait la mouvante complexité de la nature et de la vie. Les bons recueils d’essais échappent complètement à ce spécieux reproche ; ils ont quelque chose d’inachevé, comme la vie elle-même : ils n’ont pas la prétention d’épuiser le réel, ils en figurent simplement quelques aspects ; ils définissent moins qu’ils ne suggèrent ; ils esquissent plus qu’ils ne dessinent ; en un mot, ils imitent, par leur mouvement même, le libre et souple mouvement de la pensée comme de la vie.
Tous ces mérites, on sera sans doute heureux de les trouver dans le Bossuet de Brunetière. Comme d’autre part les études qui composent le livre se répartissent sur une période d’environ un quart de siècle, ce n’est pas un simple moment d’une vie de penseur ou d’écrivain qui se reflète dans ce recueil, c’est bien toute une vie intellectuelle et morale qui s’y exprime, et une vie dont on sait les remarquables vicissitudes. Ces vicissitudes, il est facile de les entrevoir à travers divers essais dont l’objectivité voulue, et d’ailleurs réelle, ne laisse pas de trahir la pensée intime : il y a quelque distance entre l’état d’esprit qui, en 1881, dictait à l’auteur des Discours de combat ses pages sur les Sermons ou sur la Querelle du quiétisme et celui qui, en 1900, lui inspirait sa conférence de Rome sur la Modernité de Bossuet, ou encore le vigoureux et vibrant article d’ensemble qu’en 1906, à la veille même de sa mort, il écrivait sur son auteur de prédilection ; et ce ne sera peut-être pas le moindre intérêt de ce volume que d’être, en même temps qu’une importante « contribution » à l’étude de la vie et de l’œuvre du grand évêque, une « contribution » aussi, d’autant plus instructive qu’elle est plus involontaire, à l’histoire morale d’une âme tourmentée, inquiète, et qui a tardivement trouvé « l’apaisement de son inquiétude. »
Et à ceux enfin qui, fortement épris d’unité, cherchent dans un livre, fût-il composé de morceaux disparates, une communauté de pensée, d’intention et de direction, celui-ci procurera plus d’une satisfaction. D’abord, l’unité du sujet n’en est pas absente, puisque Bossuet en demeure l’unique héros. S’il y a des recueils d’articles que les esprits les plus injustement réfractaires à ce genre d’ouvrages doivent tolérer, et même approuver, ce semble, ce sont bien ceux qui sont consacrés à un seul écrivain : on pourra reprocher aux auteurs de ces recueils de n’avoir pas su coordonner leurs recherches, on ne leur reprochera pas d’avoir dispersé leur attention. De plus, on ne saurait refuser à chacun des morceaux qui forment ce Bossuet une forte, une rigoureuse unité. Il y a des écrivains, — et Brunetière était du nombre, — qui « composent, » qui bâtissent un article ou un discours comme d’autres construisent un livre, et qui, dans le suggestif raccourci d’un seul essai, savent faire tenir et maîtriser autant d’idées et de faits que d’autres en un gros volume : de sorte qu’atout prendre, il n’y a pas trop lieu de regretter qu’ils n’aient pas ou guère écrit de vrais livres. Il me semble que ce rare mérite frappera vivement tous les lecteurs du Bossuet : il y a là tel essai, par exemple l’article capital sur la Philosophie de Bossuet, qui, pour la vigueur concentrée de la pensée, pour la beauté, l’élégante simplicité de l’ordonnance, vaut à lui seul tout un livre. Et enfin, et en dépit des « variations » de détail que nous signalions tout à l’heure, on remarquera, si je ne me trompe, dans tout ce volume une très suffisante unité d’inspiration, — unité d’autant plus curieuse qu’elle n’a pas été concertée, et que les différens morceaux qui le composent sont d’époques assez différentes : Brunetière a certainement évolué sur le compte de Bossuet ; à proprement parler, il n’a pas, ou il n’a guère changé. Lui-même, dans les dernières années, quand il relisait ses propres écrits, ne pouvait s’empêcher d’en être frappé, et presque surpris. Dans une lettre à l’un de ses critiques que j’ai déjà citée ailleurs, mais qu’il me faut bien citer encore, il écrivait : « Quand on est demeuré fidèle, depuis vingt ans, à cette haine constante de Voltaire et à ce respect pour Bossuet, on peut bien avoir varié d’opinion sur Marivaux, je suppose, ou sur les Parnassiens, mais il y a des chances pour qu’on soit demeuré au fond le même, et, vous l’avouerai-je ? en dépit de l’évolution, j’ai eu peur quelquefois que ce ne fût mon cas. » Il me semble que la lecture de ce simple recueil d’études sur Bossuet mettra bien en lumière la réelle continuité de sa pensée. Assurément, si Brunetière avait publié lui-même ce volume, s’il avait voulu, de ces divers essais, faire un vrai livre ; il aurait élagué certains détails, fortifié certains développemens, modifié quelques proportions, repris et récrit bien des pages. Pour le fond des choses, il n’aurait pas eu beaucoup à changer ; surtout, il n’aurait pas eu à se renier lui-même. Et c’est pourquoi à ceux qui ont admiré, aimé le maître écrivain des Études critiques, nous offrons avec confiance cette « somme » de ses travaux et, de ses réflexions sur Bossuet : ils l’y retrouveront tout entier, et ce livre posthume servira bien sa mémoire.
VICTOR GIRAUD.
- ↑ Ces pages doivent servir de préface à un Bossuet de Ferdinand Brunetière qui paraîtra prochainement à la librairie Hachette.