Un Loti américain - Charles Warren Stoddard

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Un Loti américain - Charles Warren Stoddard
Revue des Deux Mondes4e période, tome 138 (p. 615-644).
UN LOTI AMÉRICAIN

CHARLES WARREN STODDARD


I

C’était à New-York, dans l’atelier de John La Farge. Je revenais d’un voyage merveilleux à travers les mers du Sud, voyage accompli non pas sur un bateau quelconque, mais en deux heures, au fond d’un bon fauteuil. Le peintre le plus original qu’ait produit l’Amérique avait fait défiler devant mes yeux ravis deux cents esquisses peut-être, toutes intéressantes à des degrés différens, bien qu’il s’excusât de les avoir souvent jetées en quelques minutes sur du papier mouillé par la pluie et la mer. Si cela est, il faut croire que les élémens déchaînés sont de bons collaborateurs qui contribuent au caractère et à la vie. Elles ont, — ces marines du Pacifique, ces études aux différentes heures du jour, des cratères d’Hawaï, des cascades de Samoa, des pics de Tahiti, des montagnes de Fiji, ces représentations de mœurs et de types, si pleines de mouvement et de couleur locale, — elles ont presque toutes figure l’an dernier à l’Exposition du Champ-de-Mars. Une salle spéciale leur avait été attribuée ; mais qui donc songe à regarder des aquarelles au milieu du tapage des grandes toiles à sensation ? Seuls, quelques critiques d’art se sont arrêtés, en s’épongeant le front, dans cette oasis rafraîchissante après tant de kilomètres de peinture, et ont dit : « Quel dommage de n’avoir ni le temps ni la place de signaler cela ! Il faudrait une exposition à part. » D’autres affectaient de n’y voir que de l’ethnographie. Plusieurs se rappelaient cependant avoir admiré naguère, dans ce même Champ-de-Mars, un La Farge, maître verrier qui a renouvelé l’art du vitrail, ce qui ne l’empêche pas de peindre de belles fresques, de passer du paysage à la peinture religieuse, et de faire le tour du monde à ses momens perdus. Privilégiée pour ma part, je vis ces précieuses notes d’un artiste voyageur dans le cadre le plus favorable, avec assaisonnement de récits à bâtons rompus, où leur auteur apportait le charme de parole qu’il tient de ses origines françaises, car John La Farge est proche parent d’un autre coloriste, Paul de Saint-Victor. Il se répandait en détails sur les danses, les jeux, les chants, les cérémonies guerrières, les idées sociales si singulièrement aristocratiques de ces peuples qui ont gardé une partie de son cœur, sur la famille d’adoption qu’il avait laissée là-bas : une grand’mère exquise et des frères dont aucun ne l’oubliait. A propos d’un Himéné chanté à Tapara, il me dit, en me montrant un de ceux qui répètent la prière : « C’était le père de Rlarahu. »Et je m’intéressai vivement à ce personnage historique.

J’eus aussi le plaisir de revoir la sainte Montagne de Nikko, qu’un autre magicien (celui-là en guise de pinceau tient une plume) avait déjà évoquée à ma connaissance. Elle était là sous tous ses aspects, noyée dans le brouillard du matin, resplendissante dans l’éclat de midi, et encore au coucher du soleil, vue du jardin de La Farge qui eut longtemps l’avantage de son intimité. Car il n’y avait pas, dans cet atelier débordant d’exotisme, seulement les îles Polynésiennes ; tout le Japon était sur les murs : temples, pagodes, fontaines sacrées, portraits de prêtres bouddhistes, de Grishas, de Mous mes, etc. Plus achevé que le reste, un grand tableau représentait Kwannon, déesse de la méditation et de la compassion, assise auprès du flot éternel de la vie.

— Je me suis un peu écarté ici de la tradition sacrée, dit le peintre en nie la montrant. Je n’ai pas laissé à la divine Contemplation son caractère androgyne, et cette faute m’a valu de la part de mes amis les prêtres bouddhistes, auprès desquels je m’excusais, une réponse qui indique des artistes et des sages, les plus polis du monde, en outre : « Si le dieu s’est manifesté à toi de cette manière, tu as bien fait de le peindre tel que tu le voyais. » N’est-ce pas d’une délicieuse tolérance ?

Vraiment on oubliait le temps dans ce grand atelier ; on oubliait le tumulte tout proche de la grande ville cosmopolite et la complète absence de poésie du monde environnant. Il fallut, pour m’en chasser, que le domestique japonais de mon hôte lui apportât, avec tous les signes du plus profond respect, un message qui l’obligeait à sortir. Et ce Japonais, par parenthèse, n’était pas la moindre curiosité de l’endroit. Appartenant à une excellente famille, fort instruit, parfaitement bien élevé, il était venu à New-York s’occuper d’études historiques et trouvait tout simple de partager son temps entre les jouissances du travail intellectuel et le devoir de gagner sa vie. Contraste frappant, en pleine démocratie, avec la répugnance qu’ont les Américains les plus pauvres pour l’état de domesticité, lequel, somme toute, n’est bas que si l’on y apporte des sentimens vils et ressemble beaucoup à celui de tout autre fonctionnaire. L’échange d’égards et de dévouement entre ce maître et ce serviteur ami mérite d’être proposé à l’imitation des amateurs du progrès.

Le Japon cependant n’absorba ce jour-là mon attention que d’une façon secondaire. Je revenais toujours, malgré moi, par un attrait invincible, vers Tahiti avec ses effets d’uatea, c’est-à-dire de pluie et de soleil entrevus à travers les palmiers, ses crépuscules d’améthyste, son récif de corail où se brise la grande mer. Je revenais vers Samoa avec ses cascades où glissent des jeunes filles assises sur la roche polie et emportées par le courant ; vers Hawaï, avec ses clairs de lune qui créent un mirage de chutes d’eau, ses précipices remplis d’ombre bleuâtre, ses lointains où flottent des vapeurs de soufre, et ce lac au bord duquel dansent de petites flammes, le soir. Combien faut-il avoir pénétré attentivement tous les secrets d’un pays si différent de ce que nous avons jamais vu, ou même imaginé, combien faut-il s’être assimilé ses aspects, ses traditions, son âme, pour qu’il se dégage de ce qui semblerait sans cela pure féerie une pareille impression de sincérité ! Comme j’en faisais la réflexion, John La Farge me dit : « Si vous appréciez ce qui est sincère, cherchez donc Hawaï et Tahiti dans le livre trop peu connu où un véritable poète en prose a concentré l’essence même de ses impressions pendant les longs séjours qui lui ont permis, plus qu’à personne, de toucher le fonds et le tréfonds de la vie indigène. »

— Oh ! répliquai-je, la chose a été faite et de telle manière qu’il n’y a plus à y revenir. Quelqu’un aurait-il l’audace de traiter de pareils sujets après Pierre Loti ?

— Pardon, c’était avant lui. Les premiers ouvrages de mon ami Stoddard remontent à 1868.

— Stoddard ? Je le connais, dis-je, avec l’empressement qu’ont les étrangers à se montrer au courant de tout dans le pays qu’ils visitent pour la première fois.

— Mille pardons encore, mais je jurerais que vous ne le connaissez pas du tout. Vous aurez lu les vers de Richard Henry Stoddard, qui est célèbre aux Etats-Unis, tandis que Charles Warren Stoddard ne l’est pas… Vous m’apprendrez peut-être pourquoi, après avoir regardé ses Idylles des mers du Sud. Toutes les fois que vous parlez d’un de ces deux homonymes, on vous répond par l’éloge de l’autre. Mon ami n’a fait en réalité qu’un livre. C’est un grand paresseux, mais un paresseux de génie. Et il n’est pas de ces hommes qu’on peut s’en tenir à admirer, on s’éprend de lui tout de suite et pour toujours inévitablement. Vous comptez vous rendre à Washington. C’est là qu’il demeure. Voyez-le.

Malgré un avertissement qui aurait pu me faire craindre pour mon repos, je consentis à emporter l’exemplaire qu’il m’offrait de ces South Sea Idyls, dont l’un des hommes les plus raffinés, les plus difficiles, les moins susceptibles d’engouement que je connaisse, disait ainsi du bien sans réserve, avec une chaleur inaccoutumée.

Et ce prologue n’est peut-être pas inutile, car jamais je n’ai pu relire, — combien de fois depuis les ai-je relues ! — les impressions écrites de Charles Stoddard sans que les impressions colorées de John La Farge aient surgi aussitôt devant moi, celles-ci étant à celles-là comme l’accompagnement complémentaire d’une musique enchanteresse. Lequel est le plus peintre des deux ? Je serais bien embarrassée de le dire.


II

Il suffit d’avoir parcouru dix pages des Idylles pour se rendre compte que Stoddard et Loti n’ont rien emprunté l’un à l’autre. Entre eux, la ressemblance consiste à être amoureux des mêmes latitudes, et encore ces deux amours sont-ils de nature différente ; chez Loti, qui aima beaucoup ailleurs, c’est une passade : « Charmant pays quand on a vingt ans ; on s’en lasse vite, et le mieux est peut-être de ne pas y revenir à trente… » Mais pour Stoddard, c’est la tendresse unique de toute la vie, le bonheur pressenti, regretté, poursuivi de nouveau, l’image tentatrice qui hanta les pénitens et les saints jusque dans leur pieuse retraite. Les impressions de ces deux hommes, malgré quelques analogies de surface, diffèrent tellement quant au fond qu’en les écoutant on se dit : — Les choses n’existent que par le sentiment de celui qui les regarde ; il n’y a en elles que ce que nous y mettons.

Tandis que le Français s’oublie dans les bosquets cythéréens de Papeete, l’Américain s’en va plus loin, toujours plus loin, cherchant les sanctuaires cachés de la nature, le cœur secret de la montagne, telle cascade mystérieuse qui, sans bruit, descend du sein d’un nuage et glisse, par-dessus des coussins de mousse, comme un rayon de lune dans un rêve… « Jamais vous ne trouverez cette sorte de cascade près des chemins frayés… Personne ne peut vous l’indiquer exactement. Il faut que vous la cherchiez vous-même, que vous prêtiez l’oreille à sa voix, le plus souvent sans rien entendre, jusqu’à ce que, soudain, vous tombiez dessus à l’improviste ; oui, elle est là dans toute sa longueur, frémissante et diamantée, joyau suspendu sur le sein d’une haute falaise, seule chaîne visible qui relie la terre au ciel. » — Il ne s’en tient pas à une croisière dans la mer de corail, il va pocher des perles dans l’archipel dangereux ; et toutes les petites îles qu’on aborde en pirogue reçoivent ses visites empressées. Partout il fuit les hommes de sa couleur, sentant bien qu’il est né sauvage, qu’une étrange méprise de la destinée a seule pu lui donner pour patrie le pays de l’activité industrielle et des affaires.

De son côté, Pierre Loti nous dit bien que le charme de Tahiti n’est pas dans la demi-civilisation toute sensuelle d’une ville colonisée, ni même dans l’éternel printemps de fleurs et de jeunes femmes auquel il fut si sensible ; que ce charme réside au bord des plages de corail, devant l’immense océan désert ; mais presque jamais en somme il ne nous conduit là. S’il passe quelques jours dans une région écartée, il en a comme un peu d’étonnement, il avoue que son cœur se serre dans cette solitude de Robinson. Stoddard, au contraire, y est beaucoup plus à l’aise que partout ailleurs ; il ne lui faut que quarante-huit heures pour désapprendre l’usage de la fourchette et trouver qu’aucune manière d’accommoder le poulet ne vaut la cuisson sous la cendre avec une belle feuille succulente qui enveloppe et protège le rôti.

Il n’a rien d’un brillant officier de marine, ce sauvage par vocation. Lisez plutôt ses (impressions, sympathiques du reste, (ce n’est pas la sympathie qui lui fait jamais défaut) sur les officiers du Chevert, un bâtiment de l’État qui le conduisit une fois à Tahiti… Leur élégance, leur volubilité de paroles, la consommation qu’ils font de cigarettes et de bon vin, cette discipline, surtout, cet ordre qui est, à les en croire, la première loi de France, tout le confond.

Ni officier de marine, ni romancier, car sa paresse l’empocherait d’écrire rien qui fût de longue haleine, aucune histoire avec un commencement, un milieu et une fin ; il vagabonde tout simplement à travers ses souvenirs jetés au hasard sur le papier, et, presque sans tourner la page, il passe tout naturellement du ton familier au lyrisme. Là où Pierre Loti s’est, dans un rêve fugitif, enivré de tristesse et de volupté, il a réalisé, lui, un rêve innocent et bien ancien, celui qui l’a toujours poussé vers la vie primitive et élémentaire. Le pessimisme sensuel ou autre lui est inconnu ; ce qui domine chez cet être simple, c’est la joie de vivre et l’humour dans ses modes les plus rares, les plus délicats, mais aussi les plus francs. Il a un égal besoin de far niente et d’indépendance, l’horreur de toute convention ; avec cela une soif inextinguible de tendresse qui lui fait, comme il dit, porter son cœur sur sa manche, à la disposition de qui veut le prendre ; et cependant, il ne se marie pas en Polynésie, fût-ce à la mode du pays, pour un jour. Il n’y a pas de femme dans toute son œuvre. Je n’y vois guère que la silhouette d’une certaine Elizabeth, élevée à la mission protestante, au milieu des filles du pasteur et pourvue de tous les arts de la civilisation, de tous les principes d’un christianisme austère ; ce qui ne l’empêche pas de se jeter, si européanisée qu’elle paraisse, dans les bras du premier païen de sa race qui vient tout nu, et une flûte de bambou à la narine, chanter sous sa fenêtre l’amour débarrassé du Code et de la Bible. Sauf cette Elizabeth, redevenue en un clin d’œil, dans la solitude des bois, Hokoolélé, l’Etoile filante, bonne épouse d’ailleurs et tendre mère, on ne rencontre que des groupes féminins anonymes qui font partie intégrante du paysage, comme pour cette description de la danse à Papeali :

« La danse telle qu’elle est, quand tous les élans de l’âme trouvent leur expression dans les mouvemens du corps… Que ces corps soient des âmes incarnées, ou ces âmes des corps spiritualisés, ils sont pour le moment inséparables. Le feu brûlait avec ferveur, les bananiers déployaient en guise de décor leurs bannières déchirées, les palmiers agitaient des panaches d’argent là-haut, au clair de la lune. La mer haletait sur son lit de sable dans un profond sommeil ; le cereus, qui fleurit la nuit, ouvrait ses cellules de cire vierge et prodiguait son trésor de parfums. Cercle sur cercle, de sombres figures sauvages se tournaient vers l’aire illuminée par la flamme où les danseuses s’arrêtèrent un moment, les draperies diaphanes qui les enveloppaient rassemblées autour d’elles et retenues négligemment dans une seule main. Alors la musique exhala des sons réitérés empruntés au trille aigu des oiseaux et à la basse du vent, des syllabes pleines et sonores, richement poétiques, révélant les orgies et les mystères dont sont témoins ces vallées enchantées que fréquentèrent les dieux. A entendre cela, comment n’être pas pris de folie ? Et les danseuses aussi sont folles. Elles dansent et gesticulent à l’infini, tourbillonnant au milieu d’un tonnerre d’applaudissemens accompagnés de tam-tam, jusqu’à ce que l’incessante ondulation de leur corps devienne serpentine. Dans une suprême frénésie, elles crient l’ivresse qui les possède, jettent au loin leurs vêtemens et restent nues comme la lune elle-même. Telle fut la vision qui me tint éveillé jusqu’à l’aube ; ensuite, je repris péniblement mon chemin dans l’herbe mouillée, et je tâchai d’oublier, mais je ne pus y réussir tout à fait, et je ne l’ai pas pu jusqu’à ce jour. »

Au surplus, il n’a pas oublié davantage les prouesses des hardis nageurs de ressac à Hawaï, chevauchant leurs petites planchettes, hardis, agiles, étroits de hanches avec des biceps prodigieux et des têtes impudentes de jeunes dieux posées orgueilleusement sur de larges épaules. C’était la fleur du sang de Meha, et tous nageaient, sans exception, comme des marsouins.

« Il y avait une brèche dans le récif devant nous, la mer le savait et semblait prendre un plaisir spécial à bondir sur le rivage comme si elle allait tout dévorer. Kahèle et moi, nous contemplions les nageurs, ravis du spectacle qu’ils nous donnaient. Kahèle ne résista pas longtemps à l’envie d’y jouer un rôle. Comme on lui offrait une plancha qui eût fait pour son cercueil un couvercle excellent, légère comme un bouchon et lisse comme une glace, il se dépouilla en un clin d’œil de son dernier titre à la respectabilité, saisit ce diminutif de radeau et plongea avec lui dans la première vague qui allait se briser au-dessus de sa tête, à trois pieds de là. Une autre vague suivait, mais il passa dessous avec aisance. Au cri de « Sésame ! » les portes d’émeraude s’ouvrirent et se refermèrent après lui. On eût dit un triton se jouant parmi les élémens et tout à fait at home dans cet endroit fort humide. La troisième et la plus puissante des lames rassemblait ses forces pour donner l’assaut au rivage. Arrivé tout près d’elle, Kahèle plongea et reparut de l’autre côté de la montagne liquide, balancé une seconde dans le gouffre transparent, puis il décrivit un tour brusque, enfourcha le monstre énorme et s’étendit tout de son long sur la planche fragile en se servant de ses bras comme un oiseau se sert de ses ailes, planant de fait avec la vague sous lui. A mesure qu’elle s’élevait, il grimpait au sommet, et là, au milieu d’une mousse bouillonnante de Champagne, sur la crête de cette avalanche marine qui menaçait de s’écrouler et de se dissoudre en l’emportant, son point d’appui disparaissant tout entier dans l’écume, Kahèle, au faîte même de la dernière bulle, dansait pareil à une ombre. Il bondit sur ses pieds et nagea dans les airs, nouveau Mercure effleurant de la pointe du pied une montagne qui baise le ciel, léger, vaporeux, avec je ne sais quelle suggestion d’ailes invisibles. Cette métamorphose ne dura qu’un moment. Presque aussitôt, l’intrépide sautait sur la plage, poursuivi par une vague hurlante qui lui mordait les talons. Ce fut quelque chose de glorieux et de presque incroyable. »

Kahèle de Hawaï, Kana-Ana de Tahiti, Hua-Manu des îles Pomotou, voilà les héros de Stoddard. Ce n’est aucune de ces belles filles aux colliers de jasmin, ni elles toutes ensemble qui l’ont retenu et ramené dans les paradis des mers du Sud, mais des amitiés, amitiés de sauvages, plus dévouées, assure-t-il, que l’amour d’aucune femme, et dont il nous dit que le docteur, son compagnon de voyage, se scandalisa jusqu’à brouille complète. — Tant pis pour lui ! ajoute l’objet de ce courroux, sans condescendre à se justifier autrement et avec le calme parfait d’une bonne conscience.

Mais il est possible que le public américain, qui a, entre autres traits anglo-saxons, le préjugé de « la couleur », joint au goût d’une conclusion morale dans toute œuvre d’art, se soit scandalisé comme le docteur ; il est possible que ces partisans de la civilisation et du progrès, appliqués à tous selon les mêmes formules, il est possible que ces philanthropes, qui envoient aujourd’hui les nègres aux Universités et les Peaux-Rouges aux écoles industrielles, n’aient pas pardonné ses paradoxes à un amoureux déclaré de la barbarie. Est-elle, après tout, d’un bon Américain, cette tirade contre l’annexion possible de Hawaii par les États-Unis : « Quoi, voler à ce peuple si doux son droit d’aînesse et sa couronne ?… Le protéger, à la bonne heure ! Il a, certes, besoin qu’on le protège, ayant été à la merci des blancs sans scrupule, depuis les jours de ce vieux pirate de capitaine Cook. Celui-là a commencé, les baleiniers ont continué et les politiciens achèvent. C’est une histoire révoltante, mais les blancs n’agissent guère autrement dès qu’ils se trouvent en face de mœurs différentes des leurs. Oui, certes, Hawaï a besoin de protection, et l’Amérique est tout naturellement la marraine de l’endroit, mais l’annexer, jamais ! »

Stoddard va jusqu’à reprocher aux missionnaires de démoraliser ces païens innocens au lieu de les rendre meilleurs, et c’est le missionnaire protestant qu’il prend à partie, étant aussi catholique qu’on peut l’être avec une âme ingénue de panthéiste converti. Pas un brin de puritanisme ni de yankeeisme en lui. Voilà bien des raisons pour qu’il ne soit pas populaire !

L’exquise perfection de la forme qui distingue ses plus brèves fantaisies ne pouvait suffire à lui obtenir grâce dans un pays où « l’écriture artiste » est encore un mot dépourvu de sens, où le grand nombre n’a cure de l’expression pittoresque, portant souvent aux nues des auteurs dont le style ne compte pas. Howells qui, avec Henry James, occupe là-bas le premier rang comme critique aussi bien que comme romancier, eut beau placer Stoddard parmi les classiques, la gloire qu’il lui prédisait n’est pas venue.

Quand The prodigal in Tahiti parut d’abord dans une importante revue, the Atlantic Monthly, l’intérêt fut cependant très vif. On y sentit le caractère même de la vérité, on fut sensible à l’humour qui pétillait à chaque ligne, et le sujet était de ceux qui plaisent à un peuple aventureux. C’est, racontée par lui-même, l’histoire de l’enfant prodigue, un fils de famille que son caprice emporte, avec une poignée de dollars en poche, dans le jardin du Pacifique où il se trouve être de trop. Pas d’emploi : nul ne veut prendre de leçons quelconques, nul n’a besoin d’un commis, et, lorsqu’il se dit correspondant d’un journal, on lui répond : « Prouvez-le ! » Ce qu’il n’est point en mesure de faire. On représente, bien entendu, la colonie Manche. En peu de temps, il atteint le dernier degré du découragement et de la misère, errant la nuit par les rues ou couchant en compagnie de tous les insectes de la création dans des maisons inhabitées, prenant le matin, au marché, une tasse de café avec une ou deux cuillerées de sucre et de fourmis puisées dans une vieille boîte à cigares, une croûte de pain par là-dessus. Le reste du temps, il vit de bananes et remplit d’eau les creux de son estomac. Quelle différence avec les délices de ce mauvais lieu poétique, les jardins de la reine Pomaré, dont Loti nous fait part ! Mais comment serait-on homme de cour avec des bottes crevées et des habits en loques ? Les vils métiers que le prodigue est réduit à faire l’humilient fort. Un beau jour, la meilleure des inspirations lui vient ; il s’éloigne de la ville, il marche droit devant lui et trouve le paradis : « Oh ! être seul avec la nature ! Son silence est une religion, ses bruits sont une musique délicieuse ! » Songeant ainsi, le vagabond avance de plus en plus ; il a découvert sa vocation véritable. Les indigènes qui, le soir, allument leurs feux d’épluchures de noix de coco, l’accueillent, l’obligent à partager un morceau de poisson, et le fruit de l’arbre à pain. Faut-il passer un gué ? Deux épaules d’hercule se trouvent à point nommé dans cette solitude pour le porter sur l’autre rive ; du seuil de toutes les cases part une bienvenue cordiale : Aloha ! Il n’a qu’à choisir la maison où il lui convient de dormir ; une natte se déroulera comme d’elle-même sur le sol à son intention. Le voilà qui reprend sa belle confiance, un instant perdue, dans l’humanité. Il redevient fier, car aucun sauvage n’est plus libre que lui, personne n’a le droit de lui dire : « Pourquoi vous tenez-vous là à ne rien faire ? » Il peut être aussi paresseux qu’il lui plaît. Et toute sa vie, après cette expérience, il lui restera le regret, l’aspiration secrète, l’indéfinissable nostalgie de ce commerce passager avec la plus séduisante de toutes les maîtresses : la nature.

Ce fut alors sans doute qu’il noua l’amitié si poétiquement exposée dans le plus important de ses récits, Chumming with a savage, le seul peut-être où il y ait trace d’arrangement et de composition. L’entrée en matière de Camaraderie d’un sauvage est ravissante. On croit pénétrer avec le voyageur dans cette vallée heureuse où il se promet d’oublier le monde civilisé, on croit sentir la fraîcheur de ce petit nuage de pluie qui se dissipe en trois minutes après avoir arrosé les bananiers de gouttelettes aussitôt séchées. Voici le décor : à l’une des extrémités des deux abruptes murailles parallèles recouvertes d’une tapisserie de fougères, deux exquises chutes d’eau rivalisent de blancheur et de légèreté ; à l’autre bout, la mer, la vraie mer du Sud, se brise immense sur un récif. Elle ride le courant placide de la rivière qui glisse en silence jusqu’à elle, ayant quitté pour cet embrassement les bassins profonds au-dessus des cascades. Ce paysage est animé par une figure digne de lui, digne aussi de la statuaire antique : voyez-la, coiffée d’un chapeau de feuillage, sommairement vêtue d’une courte tunique blanc de neige, draperie sans sexe d’où se dégage, bien plantée sur un corps svelte aux parfaites proportions, une jolie tête souriante, une tête de seize ans, éclairée par des yeux resplendissans comme des étoiles. Kana-Ana est le rejeton d’une race de chefs, c’est-à-dire qu’il appartient à une aristocratie qui dépasse infiniment toutes les aristocraties européennes, un chef en Polynésie n’ayant jamais été autre chose, et son origine remontant aux premiers âges de l’humanité, aux héros et aux dieux. Aussi sa grandeur se trahit-elle par une noblesse de démarche et d’allures qui se reconnaît tout de suite. Et Kana-Ana s’attache à première vue à cet autre adolescent, le voyageur européen, quoiqu’il ne sache que cinq ou six phrases de sa langue. L’amitié polynésienne est soudaine, expansive et généreuse. L’ayant regardé cinq minutes d’un beau regard honnête et franc, il place les deux mains sur ses genoux et lui déclare qu’il est son meilleur ami, qu’il doit venir vivre chez lui et ne plus le quitter. Montrant une hutte d’herbe séchée de l’autre côté de la rivière, il lui dit : « Voilà ma maison et la tienne ! »

Comment refuser quand, presque aussitôt, la mère et la grand’mère de l’ami implorent à leur tour, assurant par gestes à l’étranger qu’il a besoin de repos, qu’elles ne veulent pas de son argent, qu’elles l’aiment ; et quand cette affection spontanée se trouve reflétée sur les traits de deux cents individus à la peau basanée, des cannibales peut-être ; ils en ont les dents à coup sûr, mais des yeux si doux ! Et voilà comment le voyageur, indifférent aux admonestations de ses camarades, demeure seul spécimen de la race blanche dans cette Arcadie. Pour son excuse, il n’a qu’une chose à dire, et elle suffit : l’île tout entière l’enchante ; c’est un monde en miniature, réunissant toutes les beautés imaginables, et plus belle encore que le reste est la vallée où on l’aime comme on ne sait guère aimer en pays civilisé. L’ombre au tableau, c’est que tous ces braves gens n’ont qu’une idée en tête, le gorger de nourriture : poisson, taro, lait de chèvre… Le village se met en frais : on empile à sa porte des goyaves, des mangues, des oranges, qui semblent avoir absorbé toutes les rosées du ciel, des noix de coco, des citrons, des ignames qui ne croissent pourtant que bien loin de là ! Et la désolation se peint sur les visages parce qu’on est persuadé qu’il va mourir de faim. Il faudrait manger à toute heure pour satisfaire cette exigeante hospitalité. Dans l’intervalle, ce sont des promenades sans fin en canot sur mer ou sur la rivière, des bains dans les eaux douces ou salées, des visites aux bois d’orangers qui succèdent à de vastes étendues de goyaviers, et la chasse aux chèvres, et ces heures de paresse, les plus délicieuses peut-être, où il reste des heures couché à regarder un banc de sable sur lequel un pavot sauvage salue sans relâche le vent. « Ce pavot me semblait être le type même de la vie dans cette vallée tranquille. Vivre pour occuper un tout petit espace, fleurir, mourir et puis l’oubli ! »

Mais peu à peu, la peur le prend de céder à l’espèce d’enchantement qui l’enlace de plus en plus ; la même disposition aventureuse qui l’a poussé à rompre avec la vie civilisée pour se jeter dans cette solitude lui fait de nouveau désirer le retour vers ce qu’il a fui. Ses parens le rappellent. Bref, il se procure un canot et décide deux rameurs indigènes à l’enlever en secret. Car le courage lui manque pour faire part de sa décision à Kana-Ana. Celui-ci, d’ailleurs, paraît la pressentir avec l’instinct contenu des animaux fidèles. Il ne le quitte plus d’un pas. Afin d’éviter des adieux déchirans, l’ingrat s’embarque à l’aube tandis que son ami dort. Mais à peine est-il en mer qu’il entend à travers le rugissement des eaux un cri de véritable agonie. Il reconnaît la voix. C’est Kana-Ana qui s’élance follement. Il a tout découvert, il court, se précipite à la nage répétant un seul nom dans sa lutte violente contre la mer qui le repousse. Eperdu, le fugitif presse les rameurs, car il sent que, s’il se laisse rattraper, jamais plus il ne s’échappera. « Au fond du cœur, j’aurais voulu que les pagaies pussent se briser ou le canot se fendre ; et cependant, je les pressais toujours, et eux, stupides, me prenaient au mot. Bientôt nous tournâmes le cap, ce point embrumé que je regardais le matin par le trou qui représente la fenêtre de la case… Là nous perdions de vue cet abri de roseaux et tout un passé trop court ; mais ce n’était rien encore, nous perdions de vue ce petit dieu de la mer, Kana-Ana, secouant avec désespoir l’écume de sa chevelure ; et cela, c’était perdre tout. Je ne me souciais plus de rien. J’allai droit chez moi, je redevins civilisé ou à peu près. Comme l’enfant prodigue, j’avais fini par me lever pour retourner vers mon père. Je me jetai à son cou et je lui dis : « Mon père, si j’ai péché contre le ciel et contre vous, je ne m’en repens guère. Ne tuez aucun veau gras et reprenez votre anneau ; je ne le mérite en aucune façon, car je donnerais plus pour revoir en ce moment mon petit compagnon, couleur de café, que pour toute chose au monde. Mon père, il déteste les affaires et je les déteste aussi. Il a été pétri du limon le plus pur et cuit au soleil du bon Dieu ; il est lui-même rayon de soleil a demi. Et, plus que personne ne l’aimera jamais en ce monde, il a aimé votre enfant prodigue. »

La seconde partie de l’histoire s’intitule : Comment j’ai converti mon cannibale.

Une fois revenu à l’existence des villes l’enfant prodigue réconcilié, songeant toujours à son ami, imagine de s’acquitter envers lui en l’initiant à la civilisation américaine. « Je pouvais, en effet, lui apprendre à s’habiller, à dire aux gens des choses aimables en les injuriant par derrière, à dormir pendant l’office, tout cela pour le bien de son âme ; mais en réalité, ce que je voulais, c’était le revoir. Il me manquait tant, lui et sa naïve habitude de montrer ses haines et ses préférences, avec sa confiance dans l’intuition pure, sa fidélité à ses amis, ses manières si différentes de ce qui a cours de l’autre côté de l’eau ! »

Kana-Ana, grâce à de puissantes influences, est donc enlevé à son innombrable famille et remis aux soins d’un capitaine qui le débarque à New-York. Hélas ! l’influence du cadre se fait aussitôt sentir. Il est cent fois moins intéressant que dans son pays natal : ce n’est plus qu’un petit noiraud à qui ses habits européens vont tout de travers. Il est mal à son aise, et ceux qui le reçoivent sont embarrassés de lui ; par exemple, quand il prend pour des dieux les figures d’Indiens en bois peint qui, le long des rues de New-York, servent d’enseignes aux marchands de tabac et s’agenouille devant elles. Dédaigneux du tub matinal, où il saute comme une truite dans une soucoupe, cet enfant du Pacifique plonge et barbote en se promenant, dans toute l’eau qu’il rencontre. Très fier, du reste d’avoir attrapé quelques mots d’anglais, comme bonjour, qu’il dit en pleine nuit, et eux, qu’il applique aux dames. Il s’efforce d’épeler, et, invariablement, quand on lui fait lire god, prononce dog, transformant ainsi Dieu en chien sans aucune cérémonie. Grand scandale dans le monde puritain qui l’entoure ! Son ami lui-même trouve fatigant le travail d’initiation qu’il s’est imposé. Il lui faut tout expliquer à Kana-Ana, sortir avec lui en veillant à ce qu’il n’oublie pas sa chemise sous son paletot, ou à ce qu’il ne la porte pas par-dessus son pantalon, l’empêcher de répondre par le gracieux salut d’Aloha (amour à toi) aux passans qui se moquent de lui, car il prend leurs gros mots pour la bienvenue du pays.

Quelque temps, il s’amuse du spectacle des rues, mais cela dure peu ; il commence à tomber dans le marasme et à réclamer l’île natale. Dans une maison de pierre, il étouffe, la mer l’attire, mais elle est si froide à New-York, et pas le plus petit cocotier ! A la fin, Kana-Ana ne fréquente plus que le port où certains étalages de coquilles et de coraux lui présentent un abrégé de l’Océanie ; il se croit ensorcelé ; bref, il faut le renvoyer à son monde auquel il racontera combien sont à plaindre et mauvais les gens des grandes villes. Mais la joie qu’il éprouve de revenir aux habitudes de sa libre enfance est de courte durée, une réaction s’ensuit ; l’aspiration vague vers ce qu’il a entrevu le saisit. Un germe funeste est tombé dans cette terre vierge : incapable de se laisser convertir à notre vie artificielle, il ne peut pas davantage retourner après cette expérience au contentement facile et à la confiance absolue, car il a appris à douter des choses et des personnes. Pendant de longs jours, il s’agite possédé d’un trouble étrange ; rien ne le console, ni ne le distrait ; le problème social est trop lourd pour cet esprit d’oiseau. Un soir que sa mélancolie nouvelle touche au délire, il se jette dans sa pirogue et s’en va droit devant lui sans savoir où. Peut-être pour retourner vers cette terre maudite dont l’attrait pervers le poursuit et qui a gardé son ami, peut-être pour fuir à jamais les visages humains auxquels il ne croit plus ; quoi qu’il en soit, la mer, sa première berceuse, berce son agonie ; elle l’endort dans son sein et ne rendra rien de lui, pas même un cadavre, aux récifs de corail.

Au fond, le résultat de cette camaraderie impossible est la conversion de l’ami blanc à une foi sauvage qui se résume en un article : voir, c’est croire. — Stoddard hérita de la confiance perdue par Kana-Ana et ne s’en trouva pas toujours bien par la suite.

Dans ces Idylles du Sud, il y a tout à la fois une œuvre d’art et d’attachantes confidences psychologiques, le mélange que Gœthe eût appelé : Dichtung und Wahrheit. Peu importe qu’ici la fiction l’emporte sur la vérité. Ce que l’auteur a voulu montrer, c’est la mortelle blessure faite par le contact de la civilisation à des créatures susceptibles et impressionnables.

Cette idée fondamentale du livre se retrouve dans Mysouth sea show, l’aventure d’un conférencier-explorateur quelconque qui rapporte de ses voyages en Polynésie un certain fils de roi surnommé Zèbre, à cause des tatouages qui le couvrent, attestant son rang illustre. Deux autres petits cannibales et une cargaison d’objets curieux de leur pays complètent un cadeau qui est reçu sans plaisir par de saintes femmes, dans un intérieur austère, où la Bible est lue régulièrement. Mais ces échantillons variés doivent contribuer au succès de lectures annoncées avec fracas dans la ville. Malheureusement, le soir de la première, on trouve Zèbre étendu inanimé sur le plancher d’une chambre où il s’est enivré d’eau de Cologne. Cette orgie lui donne le goût de la boisson sous toutes ses formes. Tandis que les Midgets, ses compatriotes, remportent une série d’éclatans succès, tandis qu’ils dansent leurs danses fantastiques et chantent des chants d’amour, des chants de guerre, des chants de deuil, qui, au gré du public américain, font grand honneur à l’éducation qu’ils ont reçue, le Zèbre boit sans interruption tout ce qui lui tombe sous la main. Bientôt il n’est plus que l’ombre de lui-même, mettant au défi l’art des médecins et persuadé, quand de bonnes âmes prient pour lui, qu’elles appellent la mort sur sa tête, car prier pour quelqu’un dans les plaines de Pottobokee, dont il est originaire, est, de toutes les formes de vengeance, la plus terrible. Le Zèbre croit succomber à une malédiction, l’arc-en-ciel de tatouage dont il est revêtu pâlit à vue d’œil, et un jour il murmure des paroles funèbres dans un langage inconnu, car les chefs ont un dialecte à eux, un vocabulaire que le commun des mortels n’a jamais su apprendre. C’est le signal du retour de son âme au pays natal, tandis que le petit squelette zébré reste enfoui dans un verger de la Nouvelle-Angleterre.

La transplantation n’est pas plus favorable à Kahèle, Kahèle the goer, le marcheur, le nageur, le guide incomparable qui conduit son maître par des chemins de féerie à la maison du Soleil et vers la poétique chapelle des Palmes, où deux bons prêtres dévoués à un troupeau sauvage nous donnent de si touchantes leçons de charité, puis sur la plage de Meha, « dans la vallée de la solitude » habitée par des amphibies. « Kahèle, gentil caméléon dont l’humeur prend la nuance de ce qui l’environne, pieux à l’appel des cloches, enragé plus qu’aucun danseur au signal lascif du hula-hula, versatile, amusant, capable surtout de s’incarner dans chaque rôle si bien qu’on ne sait jamais laquelle des mille dispositions contradictoires, existantes en lui, est la plus naturelle. »

Eh bien, il suffit que le caméléon vienne à San Francisco pour emprunter des couleurs fâcheuses. Cela commence par l’enthousiasme : Kahèle s’enflamme successivement ou à la fois pour tout : la civilisation lui donne le vertige ; en sortant du cirque, il a envie d’être clown ; le théâtre lui fait prendre la résolution de devenir acteur ; toutes les fois qu’il assiste à la messe, il se promet d’exercer le saint ministère. Un jour, il va dans un quartier suspect où l’on parle espagnol ; à partir de ce moment, il répète en rêve : yo amo, et déclare que les señoritas sont aussi belles que les plus belles d’Hawaï. Quelque temps après, il disparait en emportant ce qu’il croit être la richesse, une liasse poudreuse d’actions qui assurent à leur maître une part plus ou moins chimérique dans des mines d’argent au Mexique. Deux lignes datées de Santa Cruz expliquent son projet : « Je suis parti avec ma femme. Aloha ! »

La transplantation aboutit donc pour le sauvage à l’ivrognerie, au vol, au vice, à la mort, et le seul contact de l’homme blanc est un malheur pour lui.

Mais plus je lisais les Idylles des mers du Sud, plus il me semblait que l’homme blanc devait gagner au contraire à son intimité avec le sauvage, tant m’apparaissait naïve et charmante la personnalité de Charles Stoddard, poète et humoriste, si franchement sentimental et si finement ironique, sauvage lui-même, au moins à demi, car il l’a dit et répété : « Tous les rites de la sauvagerie trouvent un écho sympathique dans mon cœur. C’est comme si je me rappelais quelque chose d’oublié depuis longtemps et de si cher ! Il faut croire que l’esprit indompté de quelque ancêtre aborigène précipite le cours de mon sang. »

Imaginatif et impressionnable, ces deux épithètes, qu’il applique toujours à ses amis les insulaires, lui conviennent à merveille.


III

Quand j’arrivai à Washington, le désir de faire connaissance avec le Capitole, la Maison blanche, l’obélisque, ou même d’assister aux séances du sénat et du congrès, était moins vif chez moi que celui de rencontrer l’auteur des South sea Idyls. Mon premier soin fut de lui envoyer un mot d’invitation et, l’ayant vu, son œuvre me captiva davantage encore, car je compris tout ce qu’il y avait mis de passion vraie. L’adolescent qui alla de si bonne heure prendre à Tahiti le mal de regret dont il ne guérira jamais, a maintenant beaucoup de cheveux blancs, mais il sera toujours jeune par la vivacité des sentimens, par le besoin de se créer des idoles, quitte à découvrir le lendemain, sans aucune amertume, qu’elles sont d’argile. La France l’intéresse tout particulièrement, il connaît ses gloires littéraires, il en parle avec chaleur et avec goût. J’admirai l’absence complète de retour sur lui-même et de jalousie d’artiste dont il fit preuve en exaltant le Mariage de Loti, en déclarant que rien de plus parfait n’avait été écrit sur son île bien-aimée. Ce fut presque en riant qu’il me conta que l’édition bostonienne de ses Nouvelles, éparses auparavant dans les magazines, avait eu le malheur de paraître à la veille de la panique financière de 1873, de sorte que personne n’y avait pris garde ; d’autre part, un éditeur de Londres lui avait dit avec dédain que jamais il n’imprimerait ce livre sous un titre aussi déplaisant qui pouvait faire redouter des vers ! De sorte qu’il dut le baptiser de nouveau : Croisières d’été dans les mers du Sud.

« J’ai fait cinq de ces croisières-là, et, la dernière fois, j’ai rendu visite à Rarahu. Je l’ai trouvée, ajouta-t-il d’un ton de tendre ménagement, je l’ai trouvée un peu fanée. » Le mot me parut doux, à moi qui me rappelais une certaine photographie de cette bacchante sur le retour.

Mais Charles Stoddard est de ceux qui ne frapperaient pas, fût-ce avec une fleur, une femme, fût-elle simple sauvage. Il a eu l’occasion, au cours de ses voyages, de connaître Adah Menken, qui lui a adressé des vers mélancoliques, et il est resté convaincu que le corps sans défaut de ce Mazeppa féminin logeait une âme profonde. Cette simplicité d’enfant, cette bonté peinte sur toutes les lignes d’un beau visage fatigué par la vie, cet abandon génial dans la conversation, ce mélange qu’ont aussi, paraît-il, les insulaires du Pacifique, de distinction parfaite et d’étonnante spontanéité, tout cela m’expliqua dès la première rencontre l’appréciation de son ami La Farge. Le tourment d’écrire n’existe pas pour lui qui n’aima jamais que la rêverie nonchalante ; d’autant plus prodigue-t-il on causant les richesses de son imagination. Je m’efforçai de découvrir ce qui, dans les Idylles, était de l’autobiographie, et je crus comprendre qu’il n’avait rien ou presque rien ajouté aux souvenirs de jeunesse qui concernent Kahèle. Je ne pus lui faire dire en revanche si vraiment le chasseur de perles des îles Pomotou, qui portait en nageant une demi-douzaine d’œufs derrière lui dans sa chevelure nattée, lui avait tout de bon, devant une alternative de vie ou de mort, donné son sang à boire en se coupant une artère.

— Ils sont capables de cela, capables de tout en fait de dévouement, répondit-il. Un chrétien pourrait-il être meilleur que ces païens-là ? Pourquoi entreprendre de les changer, de les déformer en les civilisant ? On ne met pas de vin nouveau dans de vieilles outres, et dans ces outres-là il ne faut mettre aucun vin. Elles ne sont faites que pour contenir l’eau pure des sources. Ils en ont pour si peu de temps, les pauvres ! Quand on se promène durant ces nuits trop belles pour permettre le sommeil, on entend une toux de mauvais augure dans les cases devant lesquelles on passe, et il vous semble marcher sur des tombes à demi creusées ! »

Je lui rappelai les lignes qui terminent son Enfant prodigue à Tahiti, — quand il dit comment, du bateau qui l’emportait, lui apparut de loin l’île pâlissante, ces glorieux pics verdoyans qui s’effacent : « Les nuages les embrassaient de leur profond secret. Comme un mirage, Tahiti flottait sur le sein de la mer. Entre le ciel et l’eau s’étaient engloutis vallées, jardins, cascades, et les promontoires frangés de palmes, et ces fleurons aigus, s’élevant les uns au-dessus des autres, éternelle couronne de beauté. Et avec eux la nation de guerriers et d’amoureux tombant comme la feuille, mais sans espoir d’être comme elle remplacée par d’autres feuilles. »

— Il faut absolument, me dit-il, que vous alliez à Tahiti, tandis qu’il en reste quelque chose.

Et il me persuada que c’était le voyage le plus facile, le plus rapide. De San Francisco, j’y serais en six jours. Qu’était-ce que cela ? Il en avait mis trente au moins, lui, la première fois, grâce à un gros temps qui l’avait poussé vers le Japon. Mais aujourd’hui, tout est simplifié…

— Vous n’y-retournerez pas cependant ?

— Non, j’ai jeté l’ancre ici.

— Sans regrets ?

Il hésita : — Peut-être n’est-il pas permis de s’abandonner toujours uniquement au plaisir de vivre.

Je me souvins alors qu’il était catholique, fervent comme tous les convertis, et, avec cette indiscrétion qui vous gagne quand on a quelque temps habité le pays de l’interview, j’osai lui demander comment avait été amenée cette conversion, en ajoutant, ce qui était manquer de respect, j’en convions, à la religion et à lui-même : — N’est-ce pas par amour du paganisme que vous avez cessé d’être protestant ?

Il sourit et, comme si c’était là une question trop grave pour qu’il pût y répondre sur ce ton d’irrévérence, me dit seulement : — Vous le saurez demain.

Le lendemain en effet, il m’envoya un petit volume qui n’augmente point son mérite littéraire, mais qui met à nu avec une singulière audace une conscience et un caractère. C’est intitulé : Un cœur troublé, et, sur la première page, l’auteur avait écrit de sa grande écriture lâche et légère, toute frémissante et si personnelle, la formule affectueuse des sauvages : Aloha !

Des récits de conversion on écarte d’ordinaire tout ce qui n’est pas de nature à produire l’édification ; ils tombent donc nécessairement sous la rubrique des livres de piété ; mais ici, les deux religions, protestante et catholique, sont mises en présence de la manière la plus piquante. On y voit aussi combien certaines âmes ont besoin de ce qui sous le nom de direction a été si souvent attaqué, combien l’austérité un peu dure de la réforme est antipathique à ceux qui ont choisi involontairement et irrésistiblement pour dieux l’amour et la beauté, combien le catholicisme est artiste au contraire, quoi qu’on en puisse dire. À en juger par l’effet que le protestantisme produisit sur Stoddard, il ne doit que médiocrement améliorer d’autres primitifs.

La peur le domina dès son enfance, la peur du mal qu’il n’avait pas encore commis, et de son châtiment. La nuit, quand les lumières étaient éteintes, il éprouvait des terreurs sans nom, car, songeait-il avec épouvante, nous sommes tous pécheurs.

En face de la maison de ses parens, il y avait une église où tous les matins entraient de nombreux fidèles et d’où partait de belle musique. Il s’y glissa un jour sans permission. Pour la première fois il vit des cierges, des tableaux, des statues, une foule à genoux ; mais, quand la procession des prêtres en habits sacerdotaux, sortant de la sacristie, s’approcha de l’autel, il prit la fuite épouvanté, car il avait rencontré ces costumes sur les images du terrible livre qu’on lui donnait à lire le dimanche et dont les récits de supplices avaient ajouté pour lui tant d’horreur à l’horreur quotidienne des ténèbres. C’était une histoire protestante de l’Inquisition.

Les longs sermons de sa propre église ne lui plaisaient guère cependant, et la Bible qu’il lisait sur la recommandation expresse de sa mère jetait son pauvre esprit d’enfant dans une confusion indicible. On le confia quelque temps à son grand-père, un propriétaire rural de la Nouvelle-Angleterre qui habitait non loin d’une école en renom où il commença ses études. Ce grand-père était l’honnête homme par excellence, mais le sang des puritains de Plymouth coulait dans ses veines. Quoiqu’il fût incapable de faire en ce monde aucun tort à personne, il envoyait délibérément en enfer tous ceux dont la foi n’était pas sienne. Son petit-fils fut conduit par lui aux meetings du soir d’un évangéliste qui adjurait tout le voisinage, par inspiration directe d’en haut, d’avoir à changer de cœur. Il y avait sous la chaire un banc qu’on appelait « le banc d’anxiété ». Ceux qui se reconnaissaient pécheurs allaient s’y asseoir et devenaient l’objet de prières à haute voix que le petit Charles trouvait très humiliantes. Un jour, ces mots retentirent à son oreille : « Enfant, ne veux-tu pas être sauvé ? Ne veux-tu pas être chrétien ? » Et on le traîna de force sur le banc où d’innombrables voix lui criaient : « Ne veux-tu pas être sauvé ? Voudrais-tu mourir en cet instant, tout de suite, et brûler à jamais ? » Il fallut l’emporter presque évanoui, et il lui resta de cette expérience de sanctification un commencement de maladie nerveuse. Il est vrai qu’un peu plus tard il eut tout le temps de se remettre chez son aïeul paternel qui était universaliste, c’est-à-dire persuadé que le salut sera octroyé à l’humanité tout entière, quoi qu’elle fasse. Il en résultait un certain relâchement et la plus aimable tolérance. Les influences morbides qui avaient menacé la santé du petit Charles Stoddard se dissipèrent, mais il resta très préoccupé des causes qui pouvaient amener une telle séparation spirituelle entre ses deux grands-pères.

Il grandit, toujours obsédé par l’incertitude de l’au-delà et le besoin de croire à quelque chose. Il se servit du savoir acquis pour se mettre à la recherche de la vérité, — chez les unitaires d’abord, qui lui parurent borner leur culte à l’éloquence oratoire ; chez les méthodistes, dont il haïssait les rugissemens de fauves ; la frénésie ne lui disait rien, il trouvait en revanche d’autres sectes bien pâles, bien froides, bien dépourvues de symboles. Son goût délicat se révoltait contre les vulgarités de l’armée du Salut ; l’invitation, imprimée sur affiche, à rencontrer Jésus de telle heure à telle heure, dans telle ou telle salle publique, lui faisait l’effet d’un blasphème. L’église épiscopale lui parut posséder en partie ce qui manquait aux autres, mais il lui sembla aussi que l’esprit était absent de ces formes empruntées à un culte plus ancien. Partout, il rencontrait des gens très honorables auxquels suffisait la permission de scruter les Écritures, mais il n’était pas de ces gens-là et il souffrait, réduit à édifier un temple idéal dans le silence et le recueillement de son cœur. Une femme qu’il prit à tort pour un ange faillit l’entraîner dans les avenues nuageuses du spiritisme. Ce fut une femme encore qui lui désigna le prêtre auquel, un jour, il demanda de compléter l’instruction religieuse qu’il avait depuis longtemps ébauchée tout seul, attiré qu’il était à l’église catholique par la beauté des chants, la pompe des offices, l’antique poésie répandue dans tous les détails du culte. Son cœur troublé avait enfin trouvé le repos ! La persécution ne fit que stimuler une ferveur qui depuis ne s’est jamais démentie : non qu’il fût persécuté par sa famille qui respecta ses convictions, mais le monde, mais la presse protestante ne lui épargnèrent aucune amertume. Il avait déjà quelque réputation dans les lettres, et le scandale n’en fut que plus grand. Repoussé, trahi, découragé, il ne trouva de secours que dans l’Église, et non pas seulement des secours spirituels ; les besoins de son intelligence furent compris. Ses nouveaux frères l’engagèrent à visiter Rome, Jérusalem, et, sur son passage, il rencontra toujours des amis. Le plus intéressant de tous l’attendait, celui-là, dans sa chère Océanie. C’est le l’ère Damien, dont il m’a parlé beaucoup et dont l’œuvre héroïque lui inspira des pages émouvantes : les Lépreux de Molokaï.

IV

« L’après-midi tirait à sa fin dans ce port des tropiques ; déjà la chaleur s’apaisait et l’aveuglante lumière était tempérée par l’humidité prochaine de la nuit. Encore un peu et le soleil s’enfoncerait silencieusement dans l’abîme des flots, encore un peu et le crépuscule bien court, mais exquis, baigné de splendeur l’espace d’une minute, se parerait d’étoiles tremblantes.

« Dans un tel moment, je fus arraché aux charmes de rêverie et de paix que vous versent les parfums du soir par un cri perçant ; on eût dit la protestation angoissée d’un cœur qui se brise. Et ce n’était pas une seule voix ; une autre, d’autres encore déchirèrent le silence jusqu’à ce qu’une clameur de désespoir sonnât au-dessus des maisonnettes basses qui peuplaient le petit bois, entre l’endroit où je me trouvais et le rivage. Non sans émotion, je courus vers la mer et j’eus vite fait de rattraper une triste procession de femmes en pleurs escortant quelques malheureux que l’on conduisait en toute hâte à l’esplanade de Hono-lulu. La mort mettait déjà sa triste empreinte sur ces physionomies stupéfiées. Un petit vapeur attendait la cargaison humaine qui fut hissée à bord. Alors, dans les quelques instans qui s’écoulèrent entre le départ et la sortie du port, cette même plainte lamentable se renouvela poussée par des voix confondues d’hommes, de femmes et d’enfans. Groupés sur l’extrême bord du quai, ceux qui restaient tendaient les bras et se tordaient les mains, tandis que des ruisseaux de larmes coulaient sur les joues d’une pâleur de cendre. Les exilés, debout sur le pont, restèrent quelque temps silencieux, puis leur agonie se fit jour et un nouveau cri qui n’était pas de ce monde vibra sur la mer tranquille : c’était leur adieu, un long adieu. Et le soleil qui venait de toucher l’horizon parut s’arrêter, tandis que la mer se changeait en une grande nappe enflammée. Des langues de feu se jouaient parmi les petites vagues soulevées par la brise du soir, et les larges rayons dardés de nuage en nuage y allumaient une gloire qui finit par gagner tous les pics de cette île adorable surmontée d’une couronne d’or rougi. Les palmiers eux-mêmes se transformaient en or, leurs panaches brillaient à chaque ondulation rythmée dont ils accompagnaient la sourde mélodie du reflux au-dessous d’eux.

« Ainsi s’effaça, comme un atome sur la mer miroitante, cette barque infortunée. L’éclat du couchant est bref non moins qu’intense dans les régions tropicales ; l’irruption soudaine de la nuit jeta un voile sur ce tableau de deuil auquel, si fréquent qu’il soit, l’observateur le moins sympathique ne réussit jamais à s’habituer. Les ténèbres étaient venues, le silence qui les accompagne n’était rompu que par le clapotement de l’eau sous quelque rame passagère ou par le bris lointain des vagues contre un récif. Toujours cependant les affligés restaient couchés sur le pont d’où leurs yeux en pleurs avaient aperçu pour la dernière fois la forme presque évanouie des êtres aimés que, vivans, ils ne devaient plus revoir. Car ces âmes navrées, mais soumises, qui venaient d’être englouties dans la transfiguration d’un coucher de soleil, étaient des lépreux voués sans espérance au bannissement éternel et emportés dans la nuit vers cette île à peine distincte dont le rivage mélancolique est le seul refuge de ces otages de la mort, une île solitaire, silencieuse, sereine comme la terre même des rêves : Molokaï[1]. »

Une première fois déjà, vingt années auparavant, Charles Stoddard était allé à Molokaï. L’établissement était alors beaucoup moins considérable qu’il ne l’est aujourd’hui, car ceux qu’une loi rigoureuse, mais nécessaire, oblige à l’habiter, s’éparpillaient alors de tous côtés, propageant le mal. Les précautions qui ont été prises depuis rendent très difficiles ces visites des curieux. Le voyageur dut attendre longtemps une permission du service de santé. Pourvu enfin de ce passeport indispensable, il se joignit aux médecins du gouvernement qui allaient faire leur tournée professionnelle, et, à l’automne de 1884, le trio cingla vers Molokaï pour aborder au port principal. Ils commencèrent ensuite la longue et pénible ascension vers les falaises qui défendent contre toute fuite et toute approche la colonie des lépreux.

Au sommet d’un haut plateau herbu, fertile et boisé, le surintendant de cette colonie se tient entre le monde et ceux qui déjà ne lui appartiennent plus. Dans sa demeure, une hospitalité toute patriarcale est exercée. Après quoi la chevauchée continue à travers d’admirables campagnes rendues mélancoliques par les ruines d’une nation qui tend à disparaître : murs écroulés, jardins déserts, enclos qui indiquent des héritages que nul ne recueille plus. C’est là, dans toutes ces îles mystérieuses, la dernière trace des grandes traditions rappelées par les chants du passé, les meles qu’entonne encore la voix chevrotante des vieillards, mais qui deviennent de plus en plus rares, — terre d’héroïsme et de magie, sur laquelle plane un arrêt définitif du destin, solitude fertile et embaumée où l’on a la sensation de vivre et d’agir en rêve. Une barrière rustique réveilla les cavaliers, qui se trouvèrent soudain devant un précipice vertigineux à trois mille pieds dans les airs. L’abîme au-dessous n’est qu’une cataracte de verdure et de fleurs. Entre la mer bleue comme le ciel et le ciel bleu comme la mer, ils se sentaient suspendus parmi les broussailles d’une espèce de jungle qui pliaient et ondoyaient sous leur poids. En bas, tout en bas, si loin, une large langue de terre, sans arbres et bordée de rochers que la mer frangeait d’écume, supportait à une courte distance l’une de l’autre deux poignées de maisonnettes blanches éparses sur des taches de verdure qui, vues de près, sont des jardins. Au centre de la péninsule, un petit cratère éteint renferme dans sa coupe de lave un lac minuscule qui s’élève et retombe avec la marée. Tel est le site de l’établissement des lépreux. « Quelle dérision que d’entrer dans la vallée de la mort et d’aborder la gueule même de l’enfer, sous les guirlandes triomphales des lianes entrelacées et les cascades de feuillage qui se brisent à mille pieds plus bas en une écume de fleurs ! » Non que le chemin soit doux : on glisse à la file sur la pente en zigzags rapides qui dessine l’arête tranchante de ce contrefort aérien, et le plus favorisé est celui qui ferme la marche, car il ne court pas le risque de recevoir sans relâche une pluie de cailloux détachés. Des squelettes de botes rappellent çà et là les accidens arrivés aux troupeaux qui sont quelquefois poussés sur cette voie presque à pic jusqu’au marché des lépreux. Enfin on débouche dans la plaine sans ombre, et bientôt on atteint Kalawao, le plus gros des deux villages.

Au premier aspect, Kalawao est un hameau prospère de cinq cents habitans. Si l’on ne regardait pas ceux-ci de trop près, on croirait d’abord avoir affaire à une communauté des plus joyeuses, car de toutes les fenêtres, de tous les pas de portes part un cordial et vibrant Aloha ! à l’adresse des visiteurs. Au bout de la rue, près de la mer, se trouve une petite chapelle, puis le cimetière envahi par une troupe de gamins aussi gais que les autres enfans de leur âge, mais tous couverts de cicatrices, avec des yeux hagards, des pieds et des mains saignans ou difformes. Ce sont des lépreux. D’autres accourent, car l’arrivée d’un étranger fait sensation à Kalawao ; à mesure que leur nombre augmente dans le cimetière, il semble que chacun d’eux soit plus horrible que les précédens et que la décomposition de la chair ne puisse aller plus loin.

Alors s’ouvrit la porte de la chapelle, un jeune prêtre parut ; sa vieille soutane montrait la corde, ses mains étaient durcies par le travail ; mais il avait un air de santé, une physionomie ouverte et riante. C’était le Père Damien, l’exilé volontaire, le héros du devoir, le martyr désigné, car il savait à n’en pas douter quelle serait la fin de son sacrifice. Par une sorte de miracle, il avait alors résisté à onze années d’apostolat, seul intact dans cet immonde troupeau. De la meilleure grâce du monde, il met à la disposition des étrangers le peu qu’il possède, et se hâte de les accompagner à l’hôpital, où il est l’auxiliaire le plus zélé du médecin. Il connaît chaque cas particulier ; à sa vue, tous ces pauvres visages expriment la confiance et la joie. Le sourire est le dernier trait qui s’efface de la figure d’un Hawaïen. Ce sourire est naturellement chez lui aimable et ingénu, mais l’affreuse maladie en détruit l’expression, le transforme en un rictus abominable. Nous épargnerons à nos lecteurs la description prolongée des divers effets de la lèpre, telle qu’elle se manifeste chez ces malheureux gisant dans les dortoirs ou accroupis sous les vérandas. Chose touchante, les moins malades passent leur temps à soigner, à panser, à éventer, à consoler ceux qui achèvent leur triste vie. Dans l’intervalle de ces soins tout gratuits, ils jouent aux cartes, s’amusent de quelque façon avec une insouciance que ne trouble même pas le bruit du marteau incessamment occupé à clouer des cercueils. Avant que l’arrêt d’expulsion eût été promulgué, alors que les lépreux restaient dans leurs villages respectifs, ils étaient soignés de même par leurs amis valides, ignorans de toute crainte, de toute répugnance. L’amour dans ces parages exceptionnels est vraiment plus fort que la mort. C’était entre ces doux et tendres fatalistes un perpétuel échange de vêtemens, une habitude gardée de fumer la même pipe, c’étaient des caresses dont personne n’avait l’air de soupçonner le danger.

Les lépreux relativement ingambes qui habitent les maisonnettes entourées de fleurs sont accoutumés aux fréquentes visites de leur pasteur qui trouve à travers ses occupations le temps de leur apporter de bonnes paroles et de petits présens. Depuis la messe matinale jusqu’au couvre-feu, le Père Damien travaille. Toutes ces demeures proprettes qui remplacent les huttes indigènes, il a aidé à les construire. Quarante enfans sont élevés sous sa direction immédiate ; il baptise, enterre et marie (car le mariage est permis aux jeunes lépreux). Ses seuls devoirs de prêtre seraient suffisans pour remplir sa journée. Le dimanche et les jours fériés, il célèbre la messe dans les deux villages, Kalawao et Kaulapapa courant de l’un à l’autre pour les vêpres, le sermon, le salut, le catéchisme. Stoddard fait un tableau émouvant de la grand’messe à Kalawao ; il l’entendait d’une niche réservée près de l’autel et lui trouvait presque le caractère d’un requiem, tous les assistans étant condamnés et quasi morts déjà. Les pauvres petits enfans de chœur, si estropiés qu’ils fussent, s’acquittaient assez adroitement de leurs fonctions ; les fidèles, très nombreux et parmi lesquels il y en avait qu’on aurait crus sortis de la corruption du tombeau, faisaient de leur mieux pour chanter. « Le grondement solennel de la mer accompagnait ce solennel service et le long soupir du vent était comme un soupir de sympathie. Impossible de ne pas penser aux lépreux dont parle saint Luc, qui, se tenant à l’écart, élevaient la voix et disaient : « Jésus, notre maître, ayez pitié de nous ! »

Presque jamais les deux amis, — le prêtre et l’étranger étant devenus amis très vite, — n’avaient le temps de se voir, car, après les offices, le Père Damien devait vaquer aux affaires temporelles de son peuple, préparer sa propre nourriture, nettoyer sa maison, homme à tout faire par excellence : médecin de lame et du corps, magistrat, maître d’école, charpentier, peintre, jardinier, cuisinier, fossoyeur au besoin. Lors de son arrivée à Molokaï, il avait eu tant de besogne que longtemps il coucha en plein air sous un arbre. Les blancs de Honolulu ayant envoyé du bois de charpente et un peu d’argent, il se bâtit enfin la petite maison où Stoddard reçut souvent la plus frugale hospitalité. Le repas préparé par le bon Père était accompagné d’une pipe ou d’une cigarette et l’on causait. Mais autrement il fallait chercher le Père Damien à l’hôpital, au chevet d’un moribond, ou parmi ses ouvriers, le marteau à la main, leur donnant l’exemple. L’Angélus venait-il à sonner, le travail était suspendu, tous s’agenouillaient, la tête découverte, et, au milieu d’un cercle recueilli, le prêtre récitait la prière, le bourdonnement confus des voix lui répondant avec le bruissement des feuilles de bananiers.

Un grand secours vint au Père Damien en la personne d’un confrère, le Père Albert, comme lui de la Société de Picpus, mais natif de Coutances, tandis qu’il était, lui, originaire de Belgique, parti de Louvain, sa patrie, pour les missions océaniennes dès l’âge de vingt-quatre ans. Le Père Albert, de son côté, avait porté l’Evangile dans l’archipel du nom de Pomoutou, qui forme entre Tahiti et les Gambier une longue traînée d’îlots madréporiques. Brisé par l’âge et la maladie, il reçut des médecins le conseil de s’en tenir aux îles Sandwich et alla se reposer chez les lépreux dont la direction lui parut chose facile après ses luttes, parfois à main armée, contre les missionnaires mormons qui empoisonnaient son ancien troupeau des plus mauvaises doctrines. Le Père Damien n’obtenant jamais qu’à grand’peine du conseil de santé la permission de rejoindre son confesseur dans une autre île, — car une fois établi à Molokaï on y reste, — se réjouit pour bien des raisons de ce voisinage inespéré. Malheureusement, le séjour du Père Albert ne se prolongea pas au-delà de cinq ou six ans. Les Pomoutou, délivrés des mormons, le rappelaient, et de nouveau le Père Damien se trouva seul. Le roi, qui cependant n’était pas catholique, lui envoya en gage d’estime la croix de commandeur de l’ordre de Kalakaua Ier. Ce fut un grand jour pour les lépreux, sinon pour leur pasteur, que ce hochet embarrassait plutôt. Des cris d’allégresse retentissaient dans l’air, les femmes pleuraient de joie. Ils sont expansifs et tendres, ces pauvres réprouvés. Rien de touchant, paraît-il, comme l’arrivée du bateau qui amène de temps en temps dans l’île un renfort de population. D’avance, tout le monde est excité jusqu’à la fièvre ; les moins malades courent au lieu du débarquement, qui à pied, qui à cheval, et ce sont, des effusions de bienvenue répétées de maison en maison sur le passage du triste cortège.

Certes, le bon cœur de Charles Stoddard compatissait au sort des lépreux, mais il plaignait surtout ce prêtre, prisonnier volontaire entre le ciel et l’eau, presque sans correspondance avec le dehors, bien des gens ayant peur de la contagion que peut leur apporter une lettre. Souvent sa pensée alla chercher le solitaire pendant l’année qui suivit son voyage à Molokaï. Cette année n’était pas achevée quand le Père Damien écrivit incidemment, entre autres nouvelles, que les microbes s’étaient établis sur sa jambe gauche et son oreille. Déjà, et avec raison, il se déclarait perdu. Toutefois il existait encore quand son ami publia le récit de son excursion à Molokaï en le datant du jour de la Purification, 188u ; Stoddard était alors professeur à l’Université de Notre-Dame (Indiana).

On ne peut s’étonner que le souvenir de cette visite dans un cercle nouveau de l’enfer ait hanté à plusieurs reprises son imagination. Une courte nouvelle, entre autres, Joe de Lahaina, nous ramène d’une façon inoubliable au royaume de la lèpre.

L’auteur avait été retenu par la tempête dans le petit village de Lahaina, auquel une chanson indigène fait l’allusion suivante, à propos d’une jolie fille : « Son haleine est plus douce que les vents si doux qui soufflent sur la vigne en fleur de Lahaina. » Au milieu d’une de ces vignes, il habitait une maison d’herbe bâtie sur le modèle d’une meule de foin que des ouvertures quelconques perceraient de quatre côtés, et là un jeune serviteur soignait son ménage, c’est-à-dire qu’il lui épluchait une banane ou une noix de coco tout en lui volant son argent pour s’acheter des habits neufs, peccadille dont il ne faisait d’ailleurs aucun mystère. L’unique mérite de Joe était une beauté extraordinaire. Son maître, après avoir essayé d’éveiller en lui la conscience absolument absente, le laissa sur la plage où il l’avait trouvé. Quelques mois plus tard, il visite Molokaï et est reconnu par un malheureux épouvantablement défiguré qui l’appelle d’une voix gémissante : « Ami, bon ami, maître ! » Est-il possible, serait-ce vraiment Joe l’effronté, l’indomptable, l’incorrigible, cet être humilié qui, ne pouvant approcher davantage du maître qu’il a tant aimé et tant volé, s’agenouille devant la barrière dressée entre eux et touche la poussière à ses pieds ? Oui ! sa vie aura été joyeuse, passionnée, mais courte ; le mal a fondu sur lui avec une rapidité si terrible qu’il peut s’attendre, plus heureux que bien d’autres, à une mort prochaine. Et il languit après Lahaina, et il évêque de chers souvenirs, et il chante comme autrefois pour son maître qui, à travers l’obscurité, ne distingue plus, Dieu merci, cette figure, devenue pareille à celle d’un monstrueux reptile. Joe chante, un pied dans sa fosse béante ; d’autres voix lui répondent. La mer se joint au concert, et le maître retrouvé profite des ténèbres qui s’épaississent pour fuir, le cœur serré.

Mais où l’horreur de cette reine des épouvantes, la lèpre, nous apparaît surtout, c’est à la fin de l’esquisse intitulée : les Danses de nuit à Waipio. Le massage hawaïen, qu’on appelle lomi-lomi, et le hula-hula, défendu alors, mais toujours dansé en secret, y sont peints avec verve. Puis, tout à coup, en pleine description d’exercices chorégraphiques qui pourraient porter le nom d’hystérie et qui durent, sans que par miracle personne en meure, depuis le lever de la lune jusqu’à l’aube, se trouve rappelée, — contraste effroyable, — certaine fête macabre à l’hôpital de Molokaï. Ce ne sont plus là de belles jeunes filles tordant des hanches lascives et battant l’air de leurs bras nus dans toutes les attitudes de la séduction, mais des mutilés, des infirmes qui se rassemblent, une fois la nuit venue, dans la chambre des morts éclairée pour la circonstance. Deux ou trois jeunes gens possédant quelques doigts de reste ont retrouvé des airs joyeux sur leurs flûtes de bambou ; des voix qui n’ont plus rien de musical s’élèvent en chœur, et les jambes paralysées à demi de s’agiter dans un croissant délire. La passion de la danse galvanise peu à peu ces misérables ; un lépreux à demi aveugle saisit une femme au visage de Gorgone. Excités par leurs efforts mêmes, enivrés de l’odeur quasi cadavérique qui remplit la salle, les couples se livrent à un tournoiement vertigineux ; ayant atteint le paroxysme de l’excitation, ils réclament à grands cris le hula-hula et en jouissent jusqu’à complet épuisement. C’est avant l’arrivée du Père Damien que fut dansée cette mémorable danse des morts. Son ami ne nous dit pas si le catholicisme a exorcisé la déesse impudique qui préside au hula-hula et à laquelle on offre encore de légers sacrifices ; mais il affirme que les Hawaïens catholiques sont beaucoup plus pieux que les convertis protestans, trop souvent livrés à la direction d’un clergé indigène.

V

Charles Warren Stoddard a visité, nous l’avons dit, d’autres terres que les îles de l’Océanie. Son voyage en Orient a été publié, sous le nom de Mashallah ! Il y raconte sa fuite en Égypte, et même certain séjour à Paris au quartier Latin, où Bullier, qu’il s’obstine à écrire et à prononcer Boullier, tient un peu trop de place. Qu’on le ramène aux mers du Sud ! C’est là seulement qu’il peut soutenir la comparaison avec Loti : c’est là qu’il est tout de bon chez lui : « O Hawaï ! Hawaï ! Cendrillon parmi les peuples, poignée de cendres sur un foyer de corail fructifiant sous le ciel et la rosée d’un été éternel, comme vous êtes solitaire et comme vous êtes belle ! Et comme ceux qui, vous ayant connue, ont dû vous quitter, reviennent vite vous rapporter cet amour qui ne peut être qu’à vous ! »

Il faut lire sa Croisière sur la mer de corail avec un équipage que compose à lui tout seul Féfé, âgé de dix ans, et dont le nom est un diminutif d’éléphantiasis ! Il faut lire surtout l’histoire de Taboo. Le tableau de la fête Napoléon telle qu’elle eut lieu à Papeete, le 15 août qui précéda la chute de l’empire, s’y ajoute au récit d’une rencontre fantastique avec le bouffon local, l’idiot sacré, espèce de Caliban qui apparaît, puis s’évanouit, dans l’arc-en-ciel d’une cascade. Il faut lire encore Vie d’amour dans un lanai, lequel lanai est l’équivalent hawaïen d’ajoupa, une tente de feuillage où règne le demi-jour verdâtre des grands bois et où s’abritent tous les rêves les plus indolens, les plus suaves, des rêves qui n’auraient rien de particulièrement éthéré s’ils n’étaient fi lires pour ainsi dire par cette fraîche, candide et toujours jeune imagination, idéalisés en outre par un merveilleux talent descriptif. Est-ce bien le mot ? Stoddard ne décrit pas la nature, il l’évêque, il nous la fait voir et toucher, respirer et sentir, avec toutes ses vibrations de lumière, de couleur et de parfum.

Ce charmeur raconte son dernier pèlerinage à Hawaï dans un petit recueil de lettres : Hawaiian life : Lazy letters from low latitudes. Ce n’est pas là une œuvre d’art complète ; mais on y trouve, comme autant de perles négligemment enfilées, des pages bien originales : celles par exemple qui sont consacrées à la prison de Honolulu, l’établissement le moins triste et le plus confortable du monde. Nul ne la quitte sans aspirer à revenir « sur le récif. »

Par habitude, on dit encore d’un condamné qui subit sa peine : « Il est sur le récif », vu qu’autrefois cette peine consistait à scier le corail pour la construction des maisons qui sont aujourd’hui en pierre ou en briques. Honolulu a donc une prison assez sévère en apparence, mais dans la cour de laquelle les condamnés censés malades se divertissent à l’ombre, tandis que leurs camarades font semblant de travailler sur la route en costumes mi-partis de deux couleurs, fournis par le gouvernement, ce qui leur donne l’apparence d’un chœur d’opéra. Le loustic de la prison, qui entretient une constante gaîté parmi ses camarades, est un ancien protégé de Stoddard. Jadis, ils allaient à la pêche ensemble. Kane-Pihi s’appelait alors l’homme-poisson ; il avait une façon à lui de plonger, immobile comme un cadavre jusqu’au fond des flots où il avait jeté préalablement une poignée d’amorces. Les poissons dévoraient cela tout en regardant avec curiosité l’objet considérable tombé au milieu d’eux. Brusquement il enfonçait un coutelas dans le ventre du plus gros et remontait à la surface dans une flaque de sang. Et il recommençait plusieurs fois cet exercice. Il l’eût continué indéfiniment et il eût vécu jusqu’au bout comme les bêtes, innocent et heureux, si on l’eût laissé à la nature ; malheureusement, c’est ce que les missionnaires ne veulent pas. Certain évangéliste ambulant arrivé à Honolulu fit, au moyen de meetings sensationnels, beaucoup de conversions. L’homme-poisson fut du nombre ; on lui persuada qu’il se repentait, Dieu sait de quoi ! et il reçut le baptême.

« C’est mon idée, explique Stoddard, que la modestie native des Hawaïens et de toutes les races nues est supprimée dès qu’on les glisse sous une couverture. Ils endossent le vice comme un vêtement et avec la connaissance du mal leur en vient le désir. De sorte que Kane-Pihi, ayant pris des vêtemens étrangers, commença aussitôt à se corrompre. Muni de quelques bribes d’anglais, il essaya de la ruse dans les marchés, apprit à mentir un peu au besoin, et à tricher de temps en temps. Jusque-là, quand il avait pris ce qui n’était pas à lui, ce n’était nullement pour voler, mais parce qu’il en avait besoin ; rencontrant l’objet, il mettait la main dessus, sans se douter que ce fût un péché et prêt à laisser prendre de même ce qui lui appartenait. Mais à présent, il y avait un nouveau plaisir à s’approprier illicitement le bien d’autrui, et l’idée du secret ajoutait à cet acte tout simple un attrait qui n’existait pas auparavant. Des expériences diverses éveillèrent si bien l’esprit du nouveau baptisé qu’il devint un des pires sacripans de la ville, un de ceux sur lesquels la police avait l’œil, et sa brillante carrière fut interrompue par une condamnation qu’il prit fort légèrement, puis par une maladie qui, en revanche, le prit d’une façon si sérieuse qu’il en mourut à la fleur de l’âge. »

Le portrait du roi Kalakaua se détache très vivant de ces notes au jour le jour. Stoddard l’avait rencontré sur le bateau qui, après sept années d’absence, le ramenait de Californie dans son île bien-aimée.

« Un roi de conte de fées, qui se fait tout à tous, également capable de tenir tête à de joyeux compagnons et de garder dans la salle du trône la majesté voulue. Kalakaua avait passé par beaucoup d’expériences et dès sa jeunesse s’était essayé à tout, même au journalisme en langue hawaïenne. Il lui restait la grâce languide, le fatalisme consolateur, les superstitions heureuses de sa race ; cela était bien dans son sang, et quarante voyages autour du monde n’auraient pas pu l’en dépouiller ; seulement, il le montrait moins que ne le fait la majorité de son peuple, ayant mieux appris à déguiser sa vraie nature, capable, par exemple, de dire un jour à Rochefort qu’il était le seul républicain de son royaume, et une autre fois, à Stoddard, que ce qui était avant tout nécessaire aux États-Unis, c’était un empereur.

L’une des plus jolies, parmi les lettres écrites des basses latitudes, est intitulée : le Drame au pays des rêves. L’auteur adore le théâtre avec tout ce qui s’y rattache, à la façon de George Sand. Or, des nombreux théâtres qu’il a connus, celui de Honolulu est le plus théâtral, parce qu’il est le moins réel. Son directeur se nommait M. Protée (Mr Protcus). Epave de mille aventures, il semble avoir été digne de ce pseudonyme par ses métamorphoses ; la dernière fit de lui un lépreux, ou réputé tel, et il mourut à l’hôpital. Mais alors il était botaniste du gouvernement et professeur en diverses branches, tant sacrées que profanes. Quant aux acteurs, ils avaient tous joué dans la vie des rôles plus extraordinaires que ceux qui leur étaient confiés sur les planches. Pauvres pierres qui roulent, parties de tous les coins de l’Amérique et de l’Europe, pour échouer devant un parterre de Canaques ! Il est vrai que les loges sont remplies d’uniformes chamarrés de tous les pays, de toilettes du soir portées par des dames et des cheffesses de toute couleur. Un tonnerre d’applaudissemens accueille la version abrégée de Shakspeare qui montre Juliette penchée vers Roméo du haut d’un balcon entouré de palmes naturelles. On a pratiqué tant d’ouvertures pour cause de chaleur que les papillons, de grands sphinx aux yeux de rubis et aux ailes tachetées de gouttes de sang, viennent de tous côtés se brûler à la rampe, à moins qu’il ne faille ouvrir les parapluies si une averse s’avise de tomber. Dehors, les marchandes de fruits, les indigènes couchés sur l’herbe, font un écho sympathique aux bravos des spectateurs.

Que de tableaux étranges, combien d’étonnantes figures doivent passer et repasser dans la retraite paisible où Charles Stoddard s’efforce aujourd’hui, sans y réussir tout à fait, je crois, d’oublier son premier rêve : l’adieu définitif à la famille humaine, la rupture de tous les liens qui l’attachaient au monde, l’étroite intimité avec la nature qui se livre sans réserve à qui lui appartient sans retour ! Il ne réalise qu’à demi ce programme à l’université catholique de Washington, un véritable palais, situé hors la ville, près du parc de l’Asile pour les vieux soldats (Soldiers’home), où les voitures circulent comme au bois de Boulogne. Deux cents étudians suivent dans cet établissement magnifique les cours de professeurs ecclésiastiques au milieu desquels l’Enfant prodigue de Tahiti occupe une place exceptionnelle. On me dit que son cours de littérature est fait avec un charme, une grâce, une fantaisie, une liberté qui enthousiasment l’auditoire ; mais il est cependant difficile d’imaginer cet amoureux passionné de » mers du Sud emprisonné si peu que ce soit derrière de grands murs, astreint même faiblement à une règle quelconque, et je ne puis penser à lui dans cette incarnation dernière sans me rappeler les vers qui ouvrent la série de ses idylles en prose. En voici le sens, hélas ! dépouillé de la magie du rythme et de la couleur :


LE COCOTIER

Jeté sur l’eau par une main distraite, — De jour en jour entraîné par les vents, — Je flottai en dérive jusqu’à l’arbre de corail — Dont les branches m’arrêtèrent. — Le sable s’amassa autour de moi, — Je grandis lentement. — Nourri par le constant soleil et l’inconstante rosée.

Les oiseaux marins, en bâtissant leurs nids contre ma racine, — Regardent mon corps frêle sous sa gaine d’écaillés. — Je suis veuf à jamais dans cette solitude. — Au sein de la mer indifférente tombent et se perdent mes fruits inutiles, — Je végète sans joie, car nul homme ne jouit — Des trésors que pour lui je porte.

Que me fait le baiser du matin ? — Les âpres brises me dérobent la vie qu’elles m’ont donnée. — Je mire dans le flot mon ombre échevelée. — Sans relâche s’abaisse et remonte ma crête fléchissante — Tandis que toutes mes fibres se raidissent et s’épuisent — A faire signe aux navires qui tardent, — Aux navires qui ne passent jamais.

Depuis longtemps, ces navires-là auraient dû lui apporter le succès. Peut-être, cependant, a-t-il mieux que ce qu’on entend bien souvent par ce mot assez vulgaire : il a l’appréciation sympathique de quelques esprits d’élite qui rangent les fantaisies vagabondes de Stoddard parmi les plus délicieux morceaux de littérature ayant paru en langue anglaise.


TH. BENTZON.

  1. Il y a en outre une espèce de succursale, l’hôpital de Kakaako, près d’Hono-lulu, dirigé par des sœurs Franciscaines et où sont traités les cas douteux avant l’exil définitif.