Un Maître de l’Ecole française - Théodore Géricault

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Un Maître de l’Ecole française - Théodore Géricault
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 36 (p. 374-391).
UN MAITRE DE L'ECOLE FRANCAISE
THEODORE GERICAULT

I. Géricault, étude biographique et critique, par M. Charles Clément. — II. L’Êtudiant, par J. Michelet. — III. Les Chefs d’école au XIXe siècle, par M. Ernest Chesneau. — IV. Géricault, par Batissier. — V. Charlet, sa vie, ses lettres, par le colonel de Lacombe.

C’est à l’atelier de David et de ses élèves que s’est formée la grande école du XIXe siècle. Mais David, par le caractère de son œuvre comme par le temps où il vécut, appartient autant au siècle passé qu’à celui-ci. Il en est de même de Gros, ce maître plein de grandeur et de faiblesses, qui eut des éclairs de génie ; il prépara la transition de l’école de David à l’école moderne. Pour Prudhon, il n’est ni du XVIIIe siècle ni du XIXe siècle, ce Grec élève du Corrège. Cette glorieuse triade écartée, il reste trois grands peintres qui, tout au moins pour la première partie du siècle, doivent être reconnus, comme les maîtres de l’école française : Ingres, Géricault et Delacroix. De ces trois incomparables artistes, le peintre de la Méduse est le moins connu. Il est mort jeune, presque ignoré, et il ne reste de lui qu’un très petit nombre d’œuvres, tandis que Ingres et Delacroix ont empli l’Europe du bruit de leurs luttes et de leurs succès, sont morts en pleine gloire et ont laissé une si grande multitude de tableaux qu’il faudrait un musée pour les contenir tous. De plus, beaucoup d’hommes de notre génération ont approché Ingres et Delacroix, tandis que les contemporains de Géricault sont rares aujourd’hui. Géricault n’est pourtant point oublié. On va au Louvre admirer ses tableaux, et son nom n’est jamais omis quand on cite les maîtres modernes. Mais sa vie, qui pourrait tenter un romancier, est mal connue, et sauf les six toiles du Louvre, son œuvre est, à peu près ignoré. M. Charles Clément, qui s’est fait le Vasari des peintres modernes, — un Vasari moins coloré et moins romanesque, mais plus consciencieux et plus exact que le Vasari florentin, — a entrepris de raconter cette vie et de dresser le catalogue raisonné de cet œuvre. Ce livre, très bien fait, très complet, témoignant d’un goût élevé, d’un jugement sûr, d’une expérience consommée des choses de la peinture, abondant en recherches curieuses et en documens nouveaux, a sa place marquée dans la bibliothèque de l’histoire de l’art.

I

Théodore Géricault est né à Rouen, le 26 septembre 1791. Son père, qualifié « homme de loy » dans les actes de l’état civil, appartenait à la bourgeoisie aisée de la province. S’il ne fut pas, comme le père d’Eugène Delacroix, ministre en Hollande sous la république, puis préfet de Marseille sous l’empire, sa position sociale était du moins plus relevée que celle de la plupart des pères d’artistes à cette époque. Né avec de la fortune, Géricault n’eut pas à s’inquiéter des nécessités quotidiennes de la vie ; il ne connut pas les privations, les angoisses, les souffrances de la misère. Il ne devait pas en être plus heureux pour cela. L’homme est si étrangement fait qu’il se crée les chimères du mal quand il n’en subit pas les cruelles réalités.

Qui connaît l’enfance d’un peintre connaît l’enfance de tous les peintres. Raconter que, dès ses plus jeunes années, Géricault fut passionné pour le dessin et qu’il couvrait de croquis les marges de sa grammaire, c’est n’apprendre rien à personne. Il passait les récréations et même une bonne partie des études à dessiner tout ce qu’il voyait et tout ce dont il se souvenait. Les jours de congé, quand il n’allait pas au Louvre « voir les Rubens, » — Rubens fut à l’origine son maître de prédilection, — il se glissait dans quelque écurie pour y dessiner d’après nature du matin au soir ; à peine aux heures des repas pouvait-on l’arracher à son travail. Pendant les vacances, il allait à Rouen ou à Morlaix ; là il était tout le jour avec des chevaux ou sur leur dos. Il ne cessait de dessiner que pour galoper, et quand il était las de ses longues courses aux furieuses allures, il se reposait en peignant son cheval. Mais dès qu’il fallait qu’il s’appliquât à autre chose qu’au dessin et à l’équitation, Géricault n’était rien moins que studieux. « Il était paresseux avec délices, » dit une de ses contemporaines. Aussi se trouvait-il extrêmement malheureux au lycée Louis-le-Grand ; il en sortit en 1808, à dix-sept ans, avec la joie d’un prisonnier qui quitte sa prison. Il n’y regrettait que les leçons de son professeur de dessin. Quelles leçons et quel professeur ! D’autres ennuis l’attendaient. Si manifestes que fussent les dispositions de Géricault pour la peinture, son père se refusait obstinément à ce qu’il fût peintre. Il prétextait, comme beaucoup de pères l’eussent fait à sa place, que ce n’est pas là un état sérieux. Ce n’était point l’avis de Napoléon Ier, qui depuis son avènement récompensait si magnifiquement David, Gros, Gérard, Guérin ; mais c’était l’avis de M. Géricault père. D’une nature très douce, très aimante et quelque peu timide, Géricault ne voulut pas entrer en rébellion ouverte contre son père. Il eut recours à un stratagème. Un oncle qui avait beaucoup d’affection pour le jeune homme le prit chez lui, disant qu’il l’occuperait à ses affaires, et au lieu de passer ses journées chez son oncle à aligner des chiffres, Géricault alla peindre dans l’atelier de Carle Vernet. L’auteur de la Bataille de Marengo était alors à l’apogée du succès. On le saluait comme le premier peintre de chevaux de son temps. Ce fut sans doute à ce titre que Géricault le choisit d’abord pour maître. Carle Vernet cependant, avec son dessin élégant mais chétif, son coloris vif mais sans vigueur, sa touche facile mais un peu creuse, n’était pas le maître qu’il fallait à Géricault. Celui-ci reconnut bien vite la méprise que son amour des chevaux lui avait fait commettre. Au commencement de 1810, il quitta l’atelier de Vernet pour entrer dans celui de Guérin.

Le sage Guérin ne semblait pas non plus devoir être le maître du fougueux peintre de la Méduse. Il faut reconnaître toutefois que, si les dons de la couleur, de l’expression et du mouvement manquaient à Guérin, c’était du moins, pour emprunter une épithète au langage de la critique littéraire, un impeccable grammairien. Les leçons d’un tel homme pouvaient être fécondes. D’ailleurs Guérin, qui n’était pas sans doute le peintre le plus à la mode dans le monde des artistes et des amateurs, était le professeur le plus à la mode parmi les jeunes peintres. Il avait dans son atelier les deux Scheffer, Henriquel, Dedreux-Dorcy, Jadin, et Eugène Delacroix allait y entrer quelques années plus tard. C’est de l’atelier de Guérin, le plus classique des peintres de l’empire, que devait partir le grand mouvement romantique. Guérin, nous l’avons dit, avait au demeurant plus d’une des qualités qui font un bon maître et un peintre médiocre. Ses élèves, Géricault le premier, étaient dociles à ses leçons, et Guérin, autant qu’il le pouvait, comprenait Géricault. Il disait bien parfois à son élève : « Votre coloris n’est pas vrai ; tous ces contrastes de clair-obscur me feraient croire que vous peignez au clair de la lune. Vos académies ressemblent à la nature comme des boîtes à violon ressemblent à des violons. » Au fond il reconnaissait quel peintre serait peut-être Géricault. C’est avec raison que M. Charles Clément se refuse à croire que Guérin ait dit un jour à Géricault : « Vous n’êtes pas né pour la peinture ; vous feriez mieux d’y renoncer. » Ce qui paraît plus vraisemblable, c’est que Guérin, un peu inquiet de l’influence que Géricault prenait sur ses condisciples, leur dit ces judicieuses paroles : « Ne cherchez pas à imiter Géricault ; il vous perdrait. Il y a en lui l’étoffe de trois ou quatre peintres. Il n’en est pas de même pour vous. » Au reste, Géricault n’était pas très assidu à l’atelier de Guérin. Il n’y alla régulièrement que pendant les six premiers mois. De l’été de 1811 à l’automne de 1812, il n’y fit que de rares apparitions, seulement quand il voulait peindre des académies. Géricault n’ayant point encore d’atelier à lui, force lui était d’aller peindre d’après le modèle à l’atelier de Guérin. Une note de la main du jeune peintre, citée par Batissier, indique l’emploi de son temps à cette époque.

« Novembre. — Dessiner et peindre les grands maîtres. Lire et composer. Anatomie, antiquités, italien, musique. Suivre les cours d’antiquités les mardis et samedis à deux heures.

« Décembre. — Dessiner d’après l’antique et composer quelques sujets.

« Janvier. — Aller chez M. Guérin pour peindre d’après nature.

« Février. — M’occuper uniquement du style des maîtres, et composer sans sortir et toujours seul. »

Comme on le voit, Géricault travaillait beaucoup d’après les maîtres. Le Louvre, que les conquêtes de l’armée d’Italie avaient singulièrement enrichi, regorgeait de chefs-d’œuvre. Dans son enfance, Géricault aimait surtout Rubens ; mais l’âge et l’étude avaient modifié son goût, qu’ils avaient conduit au plus large éclectisme. Au Louvre, Géricault posait son chevalet sans parti pris devant les toiles de tous les maîtres, comme s’il eût voulu surprendre le secret de chacun d’eux. De 1810 à 1814, il copia plus de quarante tableaux des écoles les plus diverses et des styles les plus opposés : la Transfiguration de Raphaël, l’Assomption du Titien, la Descente de croix de Rubens, la Bataille de Salvator Rosa, la Justice poursuivant le Crime de Prudhon[1], une nature morte de Weenyx, deux têtes de Rembrandt, et des Velasquez, des Lesueur, des Jouvenet, des Van-Dyck, des Sébastien Bourdon.

Le meilleur de son temps passé à ces travaux et à ces études, Géricault à vingt et un ans n’avait pas encore produit d’œuvres originales, sauf quelques dessins et quelques ébauches. Le Salon de 1812 approchait. Le jeune peintre avait grand désir d’y exposer, mais, hésitant entre les traditions d’école qui l’engageaient à peindre un épisode de l’histoire romaine et entre ses propres aspirations qui l’entraînaient à prendre un sujet tout moderne, il ne savait que choisir. On était arrivé à deux mois de l’ouverture du Salon, et Géricault, de plus en plus indécis, n’avait pas encore fait le moindre croquis, lorsqu’une rencontre qui n’avait rien de bien étrange ni de bien imprévu lui suggéra l’idée de son tableau. C’était le jour de la fête de Saint-Cloud, sur la grande route. Un cheval gris, non point très pur de formes, mais robuste et plein de feu, était attelé à une de ces tapissières où les Parisiens amoureux de villégiature dominicale se plaisent à s’entasser en famille. L’ardent animal, peu accoutumé sans doute à traîner pareil équipage, se cabrait furieusement, la sueur aux flancs, l’écume à la bouche et le sang aux yeux. Géricault avait trouvé son sujet. Ce cheval, c’était le cheval d’armes, monté par un guide ou par un cuirassier et courant dans la mêlée au milieu des volées de mitraille ; c’était l’image même de la guerre. Comment un simple cheval que la réforme avait réduit à traîner à la foire de Saint-Cloud une tapissière pleine de petits boutiquiers parisiens s’était-il transformé, transfiguré dans l’esprit de Géricault en un tableau aussi grandiose, aussi épique ? Voilà ce qui est impossible à expliquer, car l’homme qui expliquerait rigoureusement les phénomènes de l’inspiration du génie serait lui-même un homme de génie. On connaît le point de départ de la pensée de Géricault : un cheval de carriole, et on connaît l’expression dernière et suprême de cette pensée : le Chasseur chargeant. Mais qui pourrait dire les phases qu’a traversées cette pensée dans le cerveau du peintre ! Certes il ne suffit pas de voir un cheval pour peindre le Chasseur. C’est toujours la prétendue histoire de la pomme de Newton. Sans cette pomme, Newton n’eût sans doute pas trouvé la loi d’attraction ; mais il fût tombé cent mille pommes sur le nez de cent mille individus qui n’auraient pas été Newton, qu’aucun d’eux n’eût découvert cette loi.

Aussitôt après la rencontre du cheval gris, Géricault rentra chez lui. Il avait désormais bien autre chose à faire que d’aller à la fête de Saint-Cloud ! Dans le premier feu de la conception, il fit coup sur coup une vingtaine de croquis et d’esquisses. Le musée du Louvre possède une de ces esquisses, d’une exécution très enlevée et très brillante ; elle est peut-être, au point de vue de la simplicité et de l’effet de vérité, d’une composition supérieure au tableau. Dans le tableau, on voit l’officier de dos, tournant la tête en arrière pour appeler ses hommes ; le cheval, posé de trois quarts et vu par la croupe, se cabre on ne sait devant quel obstacle. Dans l’esquisse, cheval et cavalier sont peints presque de profil ; le chasseur lève son arme pour sabrer. Ainsi on s’explique mieux comment le cheval se cabre, attendu qu’on peut s’imaginer dans l’angle du cadre un carré de troupes ou un épaulement de batterie. Son esquisse définitive arrêtée, Géricault se mit à peindre sans perdre une heure. On raconte qu’il fit le Chasseur chargeant en moins de quinze jours ; mais c’est là probablement une légende. Un ami du peintre, le lieutenant Dieudonné, des chasseurs à cheval de la garde, posa pour la tête et pour l’uniforme. Pour le cheval, Géricault ne se servit pas précisément du modèle. Seulement chaque matin il se faisait amener un cheval de fiacre devant une boutique du boulevard Montmartre, qu’il avait louée pour quelques mois et transformée en atelier. « Ce cheval-là, disait-il, n’a rien de l’action ni des allures qu’il me faut, mais je le regarde, et cela me suffit pour me remettre du cheval dans la tête. »

« D’où cela sort-il ? dit David en voyant le Chasseur le jour de l’ouverture du Salon. Je ne reconnais point cette touche. » En effet ce furieux mouvement, cette pittoresque distribution du clair obscur, cette touche large et énergique, cet accent si personnel, pouvaient étonner le peintre des Sabines. Il eût dû cependant être préparé à la révolution qui allait s’accomplir dans l’art ; déjà les tableaux de Gros la faisaient pressentir. Le début de Géricault, encore qu’il surprît un peu, fut bien accueilli par le public et par la critique. Delécluze écrivait : « Le mouvement du cheval et celui du cavalier, un peu forcés peut-être, annoncent une grande vivacité d’exécution. L’ouvrage est rendu avec chaleur et avec une facilité rare, et le pinceau ne laisse à désirer qu’un peu plus de fermeté dans quelques parties. » Bien que pauvrement rédigé, le jugement de Delécluze était celui d’un vrai critique. D’un si grand effet que soit le Chasseur chargeant, ce premier tableau de Géricault est en somme plus enlevé que fait. Ce n’est point encore la touche large, ferme et précise qu’on admire dans le Carabinier à mi-corps et dans le Radeau de la Méduse.

Géricault reçut une médaille d’or ; mais avec sa nature impressionnable et portée, au découragement, il fut très affecté qu’on ne lui eût pas acheté son tableau. On dit même qu’il se résolut à ne plus exposer. Néanmoins il ne cessa pas de travailler. En 1813, il peignit les deux belles études de poitrails et de croupes qu’on a vues dans le cabinet de lord Seymour, et quelques tableaux de petite dimension : un Trompette de chasseurs, un Cuirassier, le Train d’artillerie. L’année suivante, les représentations de son père et de ses amis vainquirent ses répugnances à exposer de nouveau. Il entreprit pour le Salon de 1814 une sorte de pendant au Chasseur chargeant : le Cuirassier blessé quittant le feu. Cette figure, d’un effet pathétique, est loin de valoir pour l’exécution et la composition le Chasseur du Salon de 1812. C’est presque un tableau d’école, d’un coloris sourd et d’une peinture un peu creuse, sauf la tête et l’avant-train du cheval qui sont très franchement brossés. Tout y est disproportionné. Le cuirassier est trop grand pour le cheval, qui est lui-même trop grand pour le cadre. On a dit avec raison que le peintre ayant mal pris ses mesures avait été contraint, pour ainsi dire, de plier en deux le cheval afin de le faire entrer de force dans le cadre. Selon l’opinion de M. Gh. Clément, Géricault aurait peint comme étude pour ce tableau le Carabinier à mi-corps du musée du Louvre. Pourtant, quand on compare ces deux œuvres, on est surpris de la différence du faire. Même dans la Méduse, Géricault ne dépassera pas la puissance d’exécution qu’il a mise dans ce buste de soldat. La touche est magistrale. Le Carabinier à mi-corps est un des morceaux le plus largement peints qu’on puisse admirer ; un chef-d’œuvre qui supporterait sans y perdre le voisinage des meilleurs portraits de toutes les écoles.

Les journaux firent le silence sur le Cuirassier blessé. Si deux ou trois critiques parlèrent de la nouvelle œuvre de Géricault, ce fut pour la traiter avec une sévérité trop grande. D’ailleurs le jeune peintre, qui avait peint très vite, presque improvisé cette grande toile, — il n’y avait travaillé que trois semaines, — n’en était point content. Il disait de la tête du cavalier : « Une tête de veau avec un grand œil bétel » Ce sont là, comme dit Brid’oison, des choses qu’on peut se dire à soi-même ; mais on n’aime pas à se les entendre dire par les autres. Géricault fut très affligé des duretés de la critique et de l’indifférence du public, surtout quand il vit le Cuirassier non vendu venir prendre place dans son atelier à côté du Chasseur. Il arriva même à prendre en haine ces deux tableaux. Comme ils étaient un jour étendus par terre, il dit à un ami : « Voyons, voulez-vous m’en débarrasser ? Emportez-les, et que je ne les revoie jamais ! » Une autre fois, il donna l’ordre à son élève Jamin, qui n’eut garde de lui obéir, d’effacer le Cuirassier. A la vente qui eut lieu après la mort de Géricault, ces deux tableaux furent achetés par le duc d’Orléans ; de sa collection, ils passèrent dans celle du roi Louis-Philippe et furent enfin acquis par le Louvre en 1861 pour la somme de 23,400 francs. Michelet, dont le lumineux génie va parfois jusqu’à l’illuminisme, s’est imaginé que dans ces deux tableaux Géricault « a voulu peindre et juger l’empire. » Écoutez-le : « Le Chasseur, c’est la guerre et nulle idée. C’est l’officier des guides, ce terrible cavalier que tout le monde a vu, le brillant capitaine séché, tanné, bronzé. Mais la chute, mais la déroute, le peuple, touchèrent bien autrement le cœur de Géricault. Il fit comme l’épitaphe du soldat de 1814. C’est le cavalier démonté, ce bon géant, si pâle, géant de taille, et pourtant si homme et si touchant. Un soldat, mais un homme encore, la guerre ne l’a pas endurci ! » Michelet ne prête-t-il pas à Géricault une idée philosophique que celui-ci n’a jamais eue ? Que Géricault ait dans ces deux figures épiques exprimé les deux alternatives du combat et les deux antithèses de la guerre : la victoire et la défaite, cela saute aux yeux, frappe et émeut. Mais il y réussit inconsciemment, grâce à son génie de synthèse et à sa puissance objective. Il ne faut voir là aucune pensée politique, aucune idée préconçue. C’est s’abuser de croire, c’est abuser les autres d’écrire, que Géricault a voulu personnifier dans le Chasseur les victoires de 1812 et dans le Cuirassier les défaites de 1814.

Le mauvais accueil fait au Cuirassier blessé jeta Géricault dans la tristesse et le découragement. Géricault avait cependant mauvaise grâce à se plaindre de la vie. Il était jeune et riche. Il avait la conscience de son talent que ses maîtres, la critique et le public reconnaissaient, tout en ne ménageant pas les censures à ses œuvres. Son existence se passait dans les conditions les plus heureuses entre le travail de l’atelier et les plaisirs du monde. Son extérieur élégant, le charme particulièrement séduisant de sa personne et de ses manières, son nom déjà connu, lui donnaient accès dans tous les salons et lui conciliaient toutes les sympathies. L’argent était pour lui la liberté et la probité de l’artiste. Grâce à sa fortune, il pouvait choisir ses sujets sans s’inquiéter du goût du jour ; il pouvait travailler deux ou trois ans à une même œuvre sans être harcelé par les nécessités de la vie ; il pouvait, indifférent à la malveillance, attendre en paix dans les joies austères et suprêmes de la création que l’heure de la justice eût sonné pour lui. A la vérité, il avait subi un échec au Salon avec le Cuirassier blessé, mais il avait vingt-trois ans, et ce n’est pas à vingt-trois ans qu’un échec est mortel. Géricault, qu’on a reconnu comme le premier peintre du XIXe siècle qui ait su exprimer la vie moderne, était bien fait pour peindre les scènes et les sentimens du monde moderne. C’était dans l’entière acception du mot un homme moderne, sujet à toutes les maladies morales de notre époque inquiète et fiévreuse. La mélancolie, le découragement, l’inquiétude à propos de rien, l’angoisse à propos de tout, faisaient de lui leur proie. Le moindre insuccès lui semblait une condamnation, la plus légère contrariété un irréparable malheur. Sa nature nerveuse et délicate, véritable nature de femme, énergique seulement à quelques heures, ne lui donnait pas la force de réagir, et il se laissait aller à de longues périodes d’inaction et de désespérance. D’ailleurs, comme tous les artistes vraiment supérieurs, il n’était jamais content de son œuvre, parce qu’au moment de la conception il avait toujours rêvé un idéal plus élevé que celui auquel il pouvait atteindre dans l’exécution. A toutes ces peines plus ou moins imaginaires était venue s’en ajouter une plus réelle, Géricault aimait une jeune femme qu’il avait connue dans son enfance, et cette femme était mariée à un de ses amis. On conçoit qu’avec le caractère noble et droit du peintre, une telle liaison devait être une souffrance de tous les instans. Partagé entre sa passion et ses remords, Géricault n’avait pas le courage de rompre, et il n’avait pas non plus l’insouciance de goûter en paix les joies de son coupable amour. Cette liaison, qui eut une influence fatale sur toute la vie de Géricault, explique son existence fantasque, inquiète, tourmentée, pleine d’angoisses et de douleurs.


II

Géricault, ne trouvant même plus de consolation dans le travail, crut qu’un changement d’existence ferait diversion à ses peines. Durant la première restauration, il s’engagea aux mousquetaires rouges. Le 20 mars 1815, le nouveau mousquetaire, indigné des défections qui se produisaient autour du roi, partit avec Louis XVIII pour Gand ; il n’en revint que trois mois plus tard, avec la maison militaire. Nous apprécions, comme le fait M. Ch. Clément, les sentimens de fidélité qui poussèrent Géricault à suivre son roi dans la mauvaise fortune ; mais nous aimerions mieux, pour la mémoire du peintre du Chasseur et du Cuirassier, avoir à raconter, au lieu de cette expédition à Gand, la campagne qu’il aurait pu faire en 1814 dans les gardes d’honneur, ou plus simplement son enrôlement dans la garde nationale parisienne à l’approche des armées de la coalition. Un des meilleurs amis de Géricault, Horace Vernet, qui combattit vaillamment contre les Prussiens de Blucher à la barrière de Clichy, lui avait donné cet exemple. D’ailleurs Géricault ne resta pas longtemps aux mousquetaires. Peu de mois après le retour à Paris, il prit son congé. La vie de garnison, à Versailles, ne suffisait pas à lui faire oublier ses chagrins. Il y chercha une nouvelle diversion dans le voyage ; il partit pour Rome. Devant les fresques de la chapelle Sixtine, il éprouva une sorte de stupeur : « J’ai tremblé, disait-il ; j’ai douté de moi-même et j’ai été bien longtemps à me remettre de mon trouble. » Quoiqu’il se trouvât à Rome dans le monde des chefs-d’œuvre, dans la véritable patrie de l’artiste, Géricault ne tarda pas à s’en lasser. Sa pensée et son cœur n’étaient pas là. Il se remit pourtant au travail, mais par accès et avec de longs intervalles de paresse. Il fit quelques copies d’après Michel-Ange et Raphaël, et il peignit plusieurs esquisses pour la Course des chevaux libres : tableau qui eût peut-être été son chef-d’œuvre, mais qui ne fut jamais fait.

On connaît cette course des Barberi qui a lieu pendant le carnaval de Rome. Une vingtaine de petits chevaux barbes, à demi sauvages, sont amenés sur la place du Peuple. À un signal, on lève la barrière qui les retient, et ils s’élancent, nus et libres, le long du Corso. La course des Barberi, qui le frappa vivement, inspira à Géricault l’idée d’un tableau. Il n’avait pas à proprement parler d’imagination, ou plutôt chez lui l’imagination ne s’éveillait que sous l’influence d’une impression extérieure. Tous ses sujets lui ont été fournis par le hasard ou suggérés par les préoccupations générales du moment. Mais une fois que son sujet, qui n’avait rien de personnel, était trouvé, avec quelle originalité il savait l’interpréter, avec quelle puissance il le transformait ! Il existe trois ébauches pour la Course des chevaux libres. Indépendamment de leur valeur d’art, elles ont un grand intérêt. Les modifications successives que Géricault a fait subir à cette composition permettent de pénétrer dans l’esprit du maître, de suivre la marche de sa pensée créatrice. Que les critiques qui, n’étant pas frappés du caractère grandiose et épique du Chasseur et de la Méduse, s’obstinent à prôner Géricault comme un scrupuleux imitateur de la nature, comme un peintre du vrai, comme le précurseur des réalistes, comparent donc ces trois esquisses. Ils seront aveugles, s’ils ne voient pas que Géricault part en effet de la consciencieuse étude de la nature, mais que son génie ne tarde pas à s’élancer hors des étroites limites de l’imitation servile. La première esquisse pour la Course des chevaux libres n’est qu’une simple étude qui semble faite d’après nature et qui a la réalité un peu bête d’une photographie. Les chevaux retenus par des palefreniers sont placés de trois quarts, sur une seule ligne, devant une longue corde tendue ; au fond s’élève une vaste tribune chargée de spectateurs. C’est pris sur le vif, mais la ligne oblique formée par les chevaux n’est point heureuse comme composition ni comme effet, et la tribune garnie de draperies de mauvais goût qui occupe tout le fond du tableau est un décor banal. Dans la deuxième esquisse, les chevaux sont vus de profil, groupés par deux et par trois. Les palefreniers sont nus jusqu’à la ceinture, et une colonnade où se pressent les spectateurs remplace la tribune. Dans le troisième projet enfin, les chevaux ont gardé le même groupement pittoresque et les mêmes attitudes, mais les hommes qui les tiennent sont nus comme des éphèbes grecs, les spectateurs ont disparu, et les architectures perdues dans la perspective se distinguent à peine, Cette dernière composition a la beauté absolue d’un bas-relief de Phidias. Certes Géricault ne connaissait pas les sculptures du Parthénon, et cependant ce dessin en semble directement inspiré. Tout d’abord Géricault avait peint le vrai sous son caractère particulier ; cette fois, il peignait encore le vrai, mais sous son caractère général et typique. Cette façon large de comprendre la nature en sa suprême expression de grandeur n’est pas visible seulement dans les dernières esquisses pour la Course des chevaux libres ; elle se manifeste dans tous les tableaux de Géricault, depuis le Chasseur jusqu’à la Méduse.

La belle esquisse pour la Course des Barberi devait encourager Géricault, dès son retour à Paris, en 1817, à se mettre au tableau avec la passion et l’acharnement qu’on était en droit d’attendre de sa jeunesse et de son amour pour l’art. Au lieu de cela, il s’amusa plutôt qu’il ne travailla à peindre quelques études et à dessiner quelques lithographies. C’était gaspiller son temps[2]. Il semble que le travail n’était plus désormais pour Géricault qu’une distraction et non le but de la vie. Un drame maritime, qui eut le retentissement d’un grand événement, vint à point le tirer de son apathie. On a déjà nommé l’épouvantable sinistre de la frégate la Méduse. Pendant de longs mois, ce naufrage, dont deux des survivans, Corréard et Savigny, avaient publié l’émouvante relation, fut la conversation de tout Paris. Géricault, qui, on l’a vu, se laissait imposer ses sujets par l’impression du moment, conçut l’idée de son tableau sous le coup de l’émotion universelle. Il lut tout ce que livres et journaux publiaient sur ce désastre, il se lia avec Corréard, avec Savigny, avec tous les naufragés qui avaient échappé à la mort ; puis, bien pénétré de son sujet, il chercha dans une vingtaine d’esquisses son expression suprême. Il songea d’abord à représenter l’épisode des matelots des canots coupant les ancres qui retenaient leurs embarcations au radeau et l’abandonnant ainsi à la solitude sinistre de la mer. Il voulut aussi peindre la révolte des matelots contre les officiers. L’esquisse est connue : composition dramatique et mouvementée, mais un peu confuse. Dans un autre croquis, on voit la délivrance des naufragés par les matelots du brick l’Argus qui les recueillent dans leur canot. Mais toutes ces scènes étaient des épisodes qui appartenaient exclusivement au naufrage de la Méduse. Or le génie de Géricault le poussait, peut-être à son insu, à généraliser plutôt qu’à particulariser. Le peintre chercha encore jusqu’à ce qu’il eut trouvé l’admirable composition qui résume tout le drame. C’est le douzième jour du naufrage. Le radeau flotte sur les vagues perdu dans l’immensité de l’Océan ; la mer est livide et agitée, le ciel couvert des nuages noirs de l’orage. Des cent cinquante naufragés qui se sont réfugiés sur le radeau, il en reste quinze vivans. Les autres ont été tués ou sont morts de faim. A l’horizon embrumé, on aperçoit les voilés du brick l’Argus. Ranimés par l’espérance, ces mourans se traînent à l’avant du radeau pour faire des signaux et aussi pour voir, pour se montrer ce navire qui va peut-être les rendre à la vie. Un matelot monté sur un tonneau agite un bout de voile ; un autre indique de la main à Corréard et à Savigny, qui sont appuyés contre le mât, la marche du navire. Au second plan, des naufragés, groupés dans les vraies attitudes de la souffrance et de l’épuisement, font de suprêmes efforts pour s’approcher du bord de l’embarcation d’où l’Argus est visible. Seul un vieillard, tenant sur ses genoux le cadavre de son fils, semble indifférent au sentiment d’espoir qui transporte chacun. Il est là, les yeux creux, les traits tirés, la tête appuyée dans sa main, résolument perdu dans une douleur farouche. Ce radeau informe jonché de cadavres et ces hommes demi-nus, isolés au milieu des grandes vagues de l’Océan, n’appartiennent à aucune époque. Ce n’est pas plus le naufrage de la Méduse que tout autre naufrage réel ou imaginaire. C’est le naufrage même, dans sa hideur, dans son désespoir et dans sa pathétique épouvante.

Autant Géricault avait rapidement enlevé ses premiers tableaux, le Chasseur, le Cuirassier, autant il travailla longuement au Radeau de la Méduse. Il ne voulut rien faire par à peu près. Toutes les figures furent peintes d’après nature. Corréard, Savigny, Eugène Delacroix, Jamin, voulurent bien poser dans son atelier. Le charpentier de la Méduse fit pour Géricault un petit modèle du radeau qui reproduisait, avec la plus scrupuleuse exactitude, tous les détails de la construction ; le peintre y disposa des maquettes de terre. Il avait loué un grand atelier au haut du faubourg Saint-Honoré, près de l’hôpital Beaujon. Il allait souvent dans les salles des malades pour suivre sur le visage des agonisans toutes les phases de la souffrance, pour étudier toutes les expressions de la douleur et des suprêmes angoisses. Son atelier devint la succursale de la Morgue, il s’était entendu avec les internes et les infirmiers qui lui apportaient pour ses études[3] des membres coupés et des cadavres ; Géricault les gardait jusqu’à ce qu’ils tombassent en pleine décomposition. Au milieu de l’hiver, il fit une rapide excursion au Havre pour revoir la mer. Toutes ces études préparatoires achevées, Géricault s’enferma dans son atelier ; il y vécut six mois dans une claustration presque absolue, travaillant du matin au soir, sortant rarement et ne recevant que des modèles et deux ou trois amis intimes. Le Radeau de la Méduse fut achevé à temps pour être envoyé à l’exposition de 1819. Mais quelques jours avant l’ouverture du Salon, qui eut lieu cette année-là au foyer du Théâtre-Italien, Géricault, admis à venir voir son tableau en place, s’aperçut que toute la droite de la composition était vide. Il n’y avait pas une heure à perdre. Il apporta couleurs et pinceaux, et l’un de ses amis, M. Martigny, posant pour l’attitude, il improvisa la belle figure drapée étendue au bord du radeau.

Quand on connaît l’accueil qui fut fait à la Méduse, on est confondu et indigné. Cette composition si originale, si savante et d’un si grand effet, ce dessin magistral, ce puissant modelé des torses nus où se joue la lumière accusant des musculatures à la Michel-Ange, ces audacieux raccourcis, cette touche ferme et large précisant et enveloppant les formes, cette science du clair-obscur, cette vigoureuse couleur volontairement tenue, à cause du sujet auquel elle s’approprie si bien, dans l’austère harmonie des gammes sombres, ne trouvèrent que l’indifférence et la réprobation. Le public ne comprit rien à ce chef-d’œuvre ; la critique le traita avec un dédain ironique. « Il me presse, dit Kératry dans son Salon de 1819, d’être débarrassé de ce grand tableau qui m’offusque quand j’entre au Salon. » Ce tableau qui offusque Kératry, c’est la Méduse ! Et cette ridicule parole n’était pas seulement l’expression d’une opinion personnelle. Le critique se faisait ici l’écho de l’opinion unanime des amateurs, du public et même de la plupart des artistes. Celui qui parlait en son nom seul, c’était Delécluze, qui, tout en ayant le tort de comparer le faire de Géricault à la manière lâche de Jouvenet, avait au moins l’honneur de reconnaître de grands mérites à la Méduse et de faire ressortir « l’idée vraiment forte qui unit tous les personnages à l’action. » Les récompenses du Salon se composaient alors de deux prix : l’un de 10,000 francs, l’autre de 4,000 francs, que le jury, composé des membres de l’Institut, décernait aux auteurs des deux meilleurs tableaux d’histoire et de genre. Le nom de Géricault ne fut mis que le onzième sur la liste des peintres dignes d’obtenir un prix. Il est inutile d’ajouter qu’il n’en eut point. Par surcroît, l’état fît acheter au Salon un certain nombre de tableaux, et malgré les efforts très méritoires du comte de Forbin, directeur des musées, le Radeau de la Méduse ne fut pas compris dans les acquisitions de l’état[4]. On a dit, mais ce sont là des suppositions, que ce tableau ne fut pas acheté pour une raison politique. Le gouvernement de la restauration aurait été peu empressé d’exposer dans un musée un tableau qui consacrait le souvenir d’un désastre dont l’opposition faisait retomber toute la responsabilité sur l’incapacité du commandant et la complaisante faiblesse du ministre. Tout ce qu’on fit pour Géricault fut de lui donner une commande dont le sujet ne lui convint pas : un Sacré-Cœur de Jésus. Il proposa à Eugène Delacroix, qu’il encourageait extrêmement, de faire ce tableau. Delacroix peignit une Notre-Dame des sept douleurs, Géricault la signa et en donna le prix à son protégé.

Ce cruel insuccès eût abattu les plus énergiques, et Géricault n’était pas de ceux-là. Profondément attristé, il voulut quitter la France, entreprendre un long voyage en Orient. Ses amis, craignant de le perdre pour trop longtemps, lui conseillèrent de faire quelque voyage plus court, soit en Italie, soit en Angleterre. L’occasion d’aller en Angleterre s’offrait précisément à lui. Une espèce de Barnum proposait de faire à Londres une exposition spéciale du Radeau de la Méduse. Géricault partit pour l’Angleterre avec Charlet. Il avait connu le dessinateur en 1818, quand il s’était pris de passion pour la lithographie. La nature gaie, joviale et insouciante de Charlet plaisait à Géricault, en raison même de son contraste avec la sienne. Pendant quelques mois, ils avaient été inséparables, et on assure que Charlet entraînait parfois son ami à de gaies parties où il se faisait un malin plaisir de le griser. Géricault rentrait tout honteux, jurant qu’on ne l’y prendrait plus ; mais Charlet revenait deux jours après à l’atelier, et les deux camarades partaient de nouveau pour quelque cabaret des environs de Paris. A Londres, Charlet n’égayait plus Géricault. Le succès d’argent et de curiosité de l’exhibition de la Méduse, qui lui rapporta près de 20,000 francs, les œuvres des peintres de l’école anglaise, qu’il appréciait fort, les exercices de sport qu’il aimait tant, ne réussissaient pas davantage à le distraire. Aussi bien, Londres, où est né le spleen, ne saurait guérir du découragement ; or Géricault souffrait toujours de l’injustice de Paris et de peines plus intimes. Charlet raconte même que Géricault aurait tenté plusieurs fois de se suicider, et qu’il l’aurait fait renoncer à ces projets par une plaisanterie assez vulgaire : « Malheureux ! lui aurait-il dit une nuit qu’il l’avait surpris étendu sans connaissance près d’un réchaud allumé, malheureux ! que pourras-tu répondre à Dieu quand il t’interrogera ? .. Tu n’as seulement pas dîné ! » M. Charles Clément nie complètement cette tentative de suicide, qui semble pourtant bien dans la logique de la vie de Géricault.

En 1821, le jeune maître revint à Paris avec l’idée de deux grands tableaux : la Traite des nègres et l’Ouverture des portes de l’Inquisition. Il fit quelques études, mais déjà la sève créatrice était épuisée en lui. Malade d’esprit et malade de corps (il souffrait d’une sciatique qu’il avait prise à Londres), il n’avait plus ni le goût, ni le courage, ni la force d’un grand travail suivi. Des lithographies qu’il exécutait rapidement dans un jour de santé et de bonne humeur, des tableaux de chevalet qui ne nécessitaient pas non plus beaucoup de temps, étaient tout ce qu’il pouvait faire. Parmi ces tableaux de la dernière période, il faut citer la Forge de village, le Four à plâtre, vrai et original comme un Michel, une tête de chien très largement peinte, et le Derby d’Epsom, d’un dessin un peu sec, mais d’une élégance incomparable et d’un mouvement superbe ; — un Alfred de Dreux avec une plus vive expression de vie et une plus grande solidité de touche. Comme si, pressentant sa fin prochaine, il eût voulu toucher à tout, Géricault fit des essais de modelage. Il avait l’intention d’exécuter ces maquettes en grand, et il n’est pas douteux qu’il n’eût réussi dans la sculpture de même que dans la peinture ; nombre de ses dessins, entre autres la Course des chevaux libres et certains groupes de l’Horatius Coclès, ont un caractère statuaire bien déterminé. Sollicité par on ne sait quel attrait de nouveauté, il se lança aussi dans des spéculations financières et industrielles. Il joua à la Bourse et prit des intérêts dans une fabrique de pierres artificielles.

C’est en allant visiter la fabrique que Géricault fit cette funeste chute de cheval qui causa sa mort. Un abcès se forma dans les reins ; Géricault en guérit pourtant, mais quelques mois plus tard, en janvier 1823, vint un nouvel abcès qui dégénéra en tumeur. Géricault s’alita pour ne plus se relever. Il subit onze mois de douleurs avec une admirable résignation. Attristé sans être désespéré, il n’eut pas une parole amère ni un sentiment misanthropique. Cet homme, dont la vie avait été si inquiète et si tourmentée, eut la mort d’un sage. Dans les trêves que lui faisait la souffrance, il dessinait des croquis ou il causait esthétique, peinture, philosophie avec ses amis. Ceux-ci ont conservé un cher souvenir de ces derniers entretiens où Géricault, oubliant ses tristesses et ses tortures, mettait tout son esprit, tout son charme et tout son cœur. Quelques jours avant sa mort, il interrompait une discussion sur l’art pour dire à un de ses amis : « Vous avez encore votre mère. Aimez-la bien, car personne ne vous aimera comme elle ; ni votre maîtresse, ni votre femme ! » Géricault mourut dans une crise le 26 janvier 1824. Il avait trente-trois ans, et il y avait déjà douze ans qu’il avait peint le Chasseur chargeant et six ans qu’il avait peint le Radeau de la Méduse !


III

Géricault était un grand peintre et un esprit élevé et généreux ; mais avait-il « le cœur au triple airain » qu’il faut pour descendre dans cette terrible arène de l’art où on doit combattre toujours, après la victoire comme après la défaite ? Il n’était que par le génie de la race des lutteurs stoïques et infatigables ; il n’en avait pas la puissante nature. Michelet, qui, lui, fut l’homme de la lutte, s’est ému de la cruelle destinée de Géricault, et dans une heure de véritable hallucination il l’a expliquée ainsi : « On sait la réaction de 1816 et comme la France sembla se renier elle-même. Eh bien ! de plus en plus, Géricault l’adopta. Il protesta pour elle par l’originalité toute française de son génie et par le choix de types exclusivement nationaux. Dans le Naufrage de la Méduse, il peignit le naufrage de la France. Il est seul, il navigue seul. Cela est héroïque. C’est la France elle-même, c’est notre société tout entière qu’il embarqua sur ce radeau de la Méduse… Quand il revint d’Italie et d’Angleterre, il trouva le triomphe universel du faux. Dans la politique, les écoles bâtardes ; au théâtre et dans la peinture, la vogue des improvisations… Il ne crut pas à l’éternité de la patrie, et il mourut de croire à la mort de la France. » En vérité, que de grands mots hors de propos et que d’éloquence perdue ! Où Michelet prend-il que le Radeau de la Méduse symbolise le naufrage de la France ? Représenter Géricault comme un libéral si ardent, c’est oublier qu’il s’engagea aux mousquetaires de Louis XVIII. Dire qu’il ne peignit que des sujets exclusivement nationaux, c’est ignorer la Course des chevaux romains ; le Derby d’Epsom, le Marché aux bœufs, l’Horatius Coclès, l’Ouverture des portes de l’Inquisition, la Traite des noirs, et tant d’autres tableaux, esquisses ou projets. Avancer qu’en 1820 « la vogue en peinture était aux improvisations, » c’est ne pas savoir que la vogue était encore à cette époque aux représentans attardés de l’école de l’empire, peintres auxquels on peut tout reprocher, sauf la facilité et l’improvisation. Prétendre enfin que Géricault mourut parce qu’il désespéra de la patrie, c’est substituer le rêve du poète à la narration de l’historien. Géricault mourut tout simplement d’une chute de cheval, et si avant cet accident fortuit il était déjà atteint mortellement, c’était par l’injustice de ses contemporains et par les souffrances de son cœur déchiré, nullement par l’idée de la prétendue mort de la France.

On a dit souvent, et Balzac, par un sentiment d’orgueil assez mesquin, a surtout aidé à vulgariser cette opinion, qu’il faut à l’homme de génie les épreuves de la misère. Cela est faux dans le principe, car le génie n’a pas nécessairement besoin d’être contrarié pour s’épanouir ; mais cela est vrai parfois dans l’application, en ceci qu’à l’artiste ou à l’écrivain né riche il faut pour produire trois fois plus de volonté qu’à un autre. L’homme qui n’est pas contraint au travail par les exigences journalières n’est pas soutenu dans la vie par l’instinct de la concurrence vitale. Il se laisse aisément désarmer par l’insuccès ; il arrive à douter de lui-même, à se demander : à quoi bon ? Et il s’abandonne au découragement infécond ou il oublie le chemin de l’atelier dans des plaisirs de toute sorte auxquels sa fortune le sollicite trop. Quand Géricault vendait, lui qui avait peint la Méduse, dix planches lithographiées pour 200 francs, son amour-propre souffrait cruellement. S’il avait attendu après cette petite somme, il aurait moins senti son humiliation, heureux au moins d’avoir trouvé le pain du lendemain. De même il eût accepté comme une compensation de la non-acquisition de la Méduse la commande du tableau de sainteté, et il eût peint ainsi un beau tableau de plus. Il est vrai en outre que celui auquel la nécessité fait une loi du travail trouve dans le travail l’oubli, sinon la consolation. Si Géricault avait dû, comme Ingres, dessiner des portraits à la mine de plomb à un louis la pièce, il eût eu moins le temps de songer à ses douleurs d’amant et à ses découragemens d’artiste.

Aujourd’hui Géricault ne subirait pas les mêmes injustices. Quand on voit quels hommes font révolution dans l’art, quels noms deviennent célèbres du jour au lendemain, et quand on apprend que de tout jeunes peintres ont pour leurs toiles des offres si élevées que dans un sentiment d’économie bien entendue ils refusent de les vendre au Luxembourg, on se demande pourquoi le Radeau de la Méduse est resté sans acheteur, pourquoi Géricault est mort presque inconnu, et on se prend à penser que, comme des hommes, il y a des temps qui sont ingrats.

Et pourtant, malgré les belles théories sur la lumière diffuse du plein air et la suppression du clair-obscur conventionnel de l’atelier, nous doutons que la nouvelle école réaliste produise des hommes qui vaillent ceux qu’a produits la forte et sévère école de David : Prudhon, Gros, Ingres, Géricault, Delacroix, Gérard même sans parler des peintres plus modernes qu’a faits sa tradition. C’est en vain que les néo-réalistes voudraient revendiquer Géricault comme un précurseur. Leurs précurseurs, ce sont les impressionnistes et les intransigeans dont ils affectent de se moquer, mais auxquels ils prennent leur système qu’ils appliquent avec plus de science et de talent. Géricault fut un maître souverainement original ; mais il ne prétendit jamais à faire une révolution dans l’art, le peintre qui disait après le Chasseur chargeant : « Le plus beau cheval que j’aie vu est un cheval de Raphaël, » et qui disait après la Méduse : « Guérin est toujours le maître ; c’est moi qui suis l’élève. » S’il réagit contre l’école de David en peignant en pleine pâte et en animant ses figures par le mouvement et l’expression, ce ne fut pas dans la pensée de combattre cette école. Géricault était un grand peintre qui, comme tous les grands peintres, peignait avec son sentiment personnel, mais sans idée préconçue. Au reste, il ne faisait que suivre la tradition des maîtres. Avant Géricault, combien de peintres, depuis Michel-Ange et Rubens jusqu’à Chardin, avaient su accuser le mouvement, l’expression et le relief ? On prétend que Géricault fut un révolutionnaire en art parce qu’il peignit une scène contemporaine avec des figures de grandeur naturelle. À ce compte, Rembrandt, qui peignit la Ronde de nuit et la Leçon d’anatomie, Adrien Van der Helst, qui peignit le Repas des gardes civiques, Franz Hals, qui peignit les grands tableaux de Harlem, Murillo, qui peignit le Pouilleux, Gros, qui peignit les Pestiférés, furent aussi des révolutionnaires. Et d’ailleurs cette scène moderne, le Radeau de la Méduse, le génie objectif de Géricault en fit une scène épique. Parce qu’on fait vibrer la vie sur la toile, parce qu’on porte à leur dernière puissance l’expression et le mouvement, parce qu’on rend le relief dans son effet et dans sa saisissante impression, on n’est pas pour cela un réaliste. Non, il n’est pas un réaliste celui qui, au lieu d’imiter servilement la nature, l’exprime avec liberté et la transfigure.


HENRY HOUSSAYE.

  1. Cette copie, — un petit tableau de chevalet, — est au Louvre, dans la salle même de l’original. Elle est d’un ton très vif. Géricault a exalté les rouges et rendu dans la gamme verte les tons bleuâtres et violâtres de Prudhon. On jurerait cette copie faite par Delacroix, au temps de la Barque de Dante.
  2. C’est à dessein que nous disons « gaspiller son temps. » Nous ne partageons pas l’admiration commune pour l’œuvre lithographie de Géricault. Nous ne méconnaissons pas le mérite de celles de ses lithographies où le cheval est le principal personnage : les Chevaux qui se battent dans une écurie, le Chariot de charbon, les Chevaux allant à la foire. Mais nous tenons en petite estime la sentimentalité bourgeoise et les figures lourdes et courtes du Pauvre homme, du Joueur de cornemuse, de la Femme paralytique et de tant d’autres planches du même genre. Dans la Retraite de Russie même, voyez combien les soldats de Géricault, tout en étant d’un dessin plus serré, restent au-dessous, pour l’originalité, l’effet et l’impression, des héroïques grognards de Charlet et de Raffet.
  3. Il existe plusieurs de ces études. Nous en avons vu une tout dernièrement, au musée de Montpellier : une jambe et un bras coupés. On ne saurait pousser plus loin la précision de la forme et la puissance du relief. Ce dessin si serré et ce modelé si ferme et si gras font singulièrement tort aux tableaux qui occupent le même panneau que cette étude. Et cependant parmi ces tableaux, presque tous de premier ordre, se trouvent deux admirables Courbet qui sembleraient défier tous les voisinages pour la largeur de la touche et la puissance du relief : les Baigneuses et la Fileuse.
  4. C’est pourtant à M. de Forbin que le Louvre doit la Méduse, mais quelle persévérance il lui fallut ! Trois ans après le premier refus du ministre, le 2 février 1822, il lui écrivit pour lui reparler de ce tableau « que M. Géricault, disait-il, consent à vendre pour 6,000 francs, payables moitié sur l’exercice 1822 et moitié sur l’exercice 1823. » Sa lettre étant restée sans réponse, il en écrivit une nouvelle le 27 mai de la même année et une autre le 27 mai 1823 ; pas plus de résultat. En 1824, Géricault étant mort et la vente de son atelier devant avoir lieu, M. de Forbin s’adressa au ministre pour la quatrième fois. Celui-ci, qui était alors le fameux vicomte Sosthènes de la Rochefoucauld, célèbre par les longues jupes qu’il imposa aux danseuses et les larges feuilles de vigne qu’il imposa aux statues, consentit à l’acquisition, mais il n’alloua au comte de Forbin qu’une somme de 4,000 à 5,000 francs. La Méduse, mise sur table à 6,000 francs, fut adjugée pour 6,005 francs à M. Dedreux-Dorcy. Mais quelques jours après la vente, M. de Forbin ayant, par de nouvelles instances, obtenu 1,000 francs de plus du ministre, Dedreux-Dorcy eut le patriotique désintéressement de lui céder ce beau tableau qui prit enfin sa place au musée.