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Un Maître de la nouvelle en Allemagne - Paul Heyse

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Un Maître de la nouvelle en Allemagne - Paul Heyse
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 82-104).
UN MAÎTRE DE LA NOUVELLE EN ALLEMAGNE
PAUL HEYSSE

L’Allemagne s’est enorgueillie pendant la seconde moitié du siècle dernier de deux quatuors successifs de grands romanciers. Le premier comprenait Freytag, Auerbach, Keller et Fontane ; le second, Spielhagen, Raabe, Heyse et Wilbrandt. Les auteurs du premier groupe sont tous morts dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ceux du second auront tous vu l’aurore du XXe. Paul Heyse est mort le 1er avril dernier. Adolf Wilbrandt, le plus jeune, vit encore.

La renommée de Paul Heyse était la plus universelle. Ses meilleures nouvelles ont été traduites dans toutes les langues. Il a reçu le prix Nobel en 1910. Quand cet honneur lui fut décerné, une approbation presque générale salua son succès. Un enviable bonheur était réservé à la verte vieillesse de ce bon poète : celui de vieillir entouré d’un minimum d’ennemis.

Paul Heyse s’est essayé, disons plus justement qu’il a réussi dans tous les genres : la poésie lyrique et le théâtre, le roman, la nouvelle, la critique et même la traduction (il a excellemment rendu en vers allemands les vers italiens de Leopardi et de Ginsti). Mais entre tant de réussites, il y a lieu d’établir des degrés. Et si l’on voulait à tout prix adresser des critiques à Paul Heyse, on pourrait soutenir que ses romans sont un peu froids et que, si ses pièces de théâtre n’ont jamais attiré les masses, la faute en est à leur délicatesse et à leur psychologie trop raffinée. Je ne vois pas trop, par exemple, quel reproche on pourrait faire à ses vers lyriques, si harmonieux et mélodieux, et je cherche vainement encore de quelle ombre on pourrait ternir sa gloire de nouvellier. Dans ce domaine, Paul Heyse possédait une supériorité incontestée. C’est là qu’il a cueilli ses plus durables lauriers.

Un auteur a beau s’être exercé avec un succès presque égal dans plusieurs genres : il est bien rare que la postérité apprécie également tous ses titres. Ou je me trompe fort, ou Paul Heyse figurera au temple de Mémoire comme auteur de nouvelles. Du moins tous les critiques allemands, dans leurs récentes études nécrologiques, s’accordaient-ils à porter ce jugement. C’est donc sous cet aspect essentiel que nous envisagerons Paul Heyse dans les pages qui suivent.


I

Il était né en 1830, et sa première nouvelle est de 1853 : elle est intitulée l’Arrabiata (l’Enragée), et déjà elle porte témoignage de toutes les qualités qui devaient assurer la renommée de son auteur. L’Arrabiata se déroule entre Sorrente et Capri. Elle est de ces nouvelles, si nombreuses dans l’œuvre de Paul Heyse, qui transportent le lecteur en Italie. Dès sa jeunesse, l’auteur qui vient de mourir admira passionnément le bel paese, sa littérature, son peuple, ses mœurs, ses sites. Son italianisme est même un élément capital de son talent. Ces sympathies italiennes sont chose, comme on sait, fort commune chez les hommes du Nord ; mais l’amour de l’Italie était chez Paul Heyse quelque chose de plus profond que chez la plupart de ses compatriotes. Il aimait ce pays d’une tendresse faite d’une compréhension aiguë, presque totale. Il la chérissait jusque dans ses tares, — tel un amant adorant sa maîtresse jusque dans ses imperfections, — alors que les Allemands, quelque enthousiasme qu’ils affichent, s’abstiennent rarement de reprocher à l’Italie ses mœurs « arriérées » et aux Italiens leur insuffisante propreté. En outre, s’ils sont protestans et quelque peu piétistes, il y a des chances pour que l’ « Italie papale » leur arrache quelques brocards supplémentaires.

Rien de tout cela chez Paul Heyse. L’Italie telle qu’elle est forme à ses yeux un tout parfait dont il serait désolé qu’on s’avisât de rien distraire. La « crasse » blâmée par ses compatriotes, mais c’est un « préjugé allemand ! » La crasse italienne, c’est, pour citer ses propres paroles, « une noble patine qui s’attache aux objets. »

Paul Heyse jugeait avec la même indulgence la « patine morale » du peuple italien, la simplicité et la bonhomie de ses mœurs, le séduisant naturalisme de ses superstitions. Et ce n’est pas moi qui l’en blâmerai.

Depuis Henri Heine, l’Allemagne n’avait pas produit d’esprit aussi latin. Paul Heyse n’avait pas grande affinité avec le génie français. Il semble aimer Musset, avec qui il n’est pas sans rapport, mais quel poète n’aime pas Musset ? Tiède ami des lettres françaises, il paraît, en revanche, très versé dans l’ancienne civilisation et l’ancienne littérature provençales. Et ce goût s’explique fort bien. L’ancienne culture provençale et la culture italienne ne sont-elles pas sœurs jumelles ? Et ne sont-elles pas l’une et l’autre tout près encore de cette civilisation gréco-romaine, la bonne nourrice de Paul Heyse ?

Il est d’ailleurs un point à signaler sans retard, de peur qu’on ne se méprenne sur le latinisme de ce poète allemand. Son latinisme ne va pas jusqu’à emprunter aux célèbres novellieri italiens des siècles héroïques leur tour de pensée et de style. Les conteurs italiens du Moyen âge et de la Renaissance (Boccace à leur tête) sont de licencieux personnages dont l’italien dans les mots brave l’honnêteté. Et sous ce rapport, certains conteurs provençaux leur disputent la palme. Paul Heyse puise chez ces auteurs des sujets, des situations, des caractères. Il emprunte a l’Italie et à la Provence des fonds lumineux et clairs pour ses tableaux et ses portraits, mais par son horreur de la grivoiserie, par son respect de la femme et par la haute idée qu’il se fait de l’amour, il s’éloigne autant que possible des conteurs italiens d’autrefois. Pour comprendre combien l’auteur de l’Arrabiata, malgré son italianisme et son provençalisme, reste un pudique Teuton, il suffirait de mettre en regard ces deux maîtres de la nouvelle au XIXe siècle en Allemagne et en France : Heyse et Maupassant. Le contraste est d’ailleurs si énorme qu’un parallèle serait non seulement oiseux, mais absurde. La diversité de race s’aggrave ici d’un antagonisme d’école. Maupassant est l’enfant chéri du naturalisme et Paul Heyse avait le naturalisme en horreur. Je me demande au surplus si la différence de race n’est pas plus apparente encore chez ces deux hommes que la différence d’école. En tout cas, la distance est entre eux aussi grande que possible. Paul Heyse, dont la critique allemande a maintes fois incriminé le latinisme ou le romanisme, n’a presque rien d’un écrivain français. Henri Heine s’était avancé beaucoup plus loin que lui à la rencontre de notre génie national.

Quand on a publié plusieurs centaines de nouvelles, on a forcément butiné ses sujets un peu partout. L’histoire offre au conteur une riche pâture. Paul Heyse en a largement profité. Son sens du passé est très vif. Il excelle à reconstituer les sociétés et les âmes d’autrefois. Son époque favorite n’est pas le Moyen âge proprement dit, mais la Renaissance. D’un fragment de chronique ou d’une simple visite en touriste dans un lieu illustre, le conteur germanique à l’imagination bouillonnante façonne un récit dramatique, touchant et surtout plein de vie ; mais là encore se révèle l’homme du Nord. Les contes de Paul Heyse n’ont pas la simplicité réaliste des meilleurs récits italiens. Ce n’est point par la vérité du trait que cet auteur se distingue. Idéaliste comme étaient la plupart des écrivains allemands de sa génération, il crée des personnages plus beaux que la réalité, plus grands que la nature et dans le bien et dans le mal, mais surtout dans le bien. Pour tout.dire d’un mot, les histoires de Paul Heyse embellissent le train ordinaire des choses jusqu’à paraître peu vraisemblables. On dirait même qu’il joue la difficulté dans ce sens. Ce divin raconteur est si sûr de sa puissance de persuasion qu’un thème l’attire en raison même de ce qu’il a d’exceptionnel.

La tragique aventure de Mme Amthor dans l’Enfant prodigue (1869) montre ce que Paul Heyse a pu tenter et réussir dans ce genre. Mme Amthor a recueilli un jeune homme blessé dans une rixe et qui du reste a tué son agresseur. Soigné par la douce Lisabethli, une fille de Mme Amthor, le blessé s’éprend d’elle. Et quand sa convalescence s’achève, il demande sa main.

Les fiancés qui s’adorent attendent avec impatience le jour des noces, lorsque, à la veille de la cérémonie, Mme Amthor acquiert la conviction que le bandit tué par l’homme qui va devenir son gendre est son propre fils, un garçon dévoyé et qui avait rompu toutes relations avec les siens. Après une crise de conscience terrible, Mme Amthor, voyant sa fille si heureuse et si avide de plus de bonheur encore, renonce à lui apprendre l’affreuse vérité. Elle assiste au mariage à demi morte, mais elle joue son rôle, tout son rôle de mère, avec une parfaite dignité. Toutefois, le secret qui l’oppresse est trop lourd. Peu de mois après le mariage de sa fille, elle meurt, non sans avoir commandé qu’on l’enterrât à côté de l’homme assassiné par son gendre et dont elle est seule à savoir qu’il est son enfant.

On pourrait énumérer d’autres nouvelles où Paul Heyse narre des événemens qui ne contrastent pas moins avec le cours quotidien de la vie ; mais il s’en faut que cette invraisemblance soit choquante ou qu’elle nuise à l’intérêt du récit. Tant qu’on garde en mains le livre de Paul Heyse, on subit le charme. Il raconte si délicieusement qu’on ne songe point à se défendre. Certes, ses personnages ne sont pas de ceux qu’on rencontre tous les jours, mais ce monde fantaisiste est tellement enchanteur qu’on n’en découvre pas d’emblée toute la fausseté. C’est seulement à la réflexion, c’est seulement à tête reposée qu’on s’en avise. Et même alors, le charme continue d’agir. On sait gré à cet impeccable conteur de ses belles histoires qui vous ravirent jusqu’au septième ciel.

Peut-être juge-t-on plus sévèrement cette invraisemblance quand elle entache des récits modernes. Paul Heyse, en effet, ne cultive pas seulement le récit historique : il excelle aussi dans le récit psychologique. Je sais des nouvelles historiques de Paul Heyse qui sont des chefs-d’œuvre, maison doit aussi à cet auteur des nouvelles psychologiques qui ne leur sont inférieures en rien. Quelle grâce, quelle finesse, quel naturel dans les Deux sœurs (1868) ! Alors que Paul Heyse, dans ses nouvelles historiques, accumule les dramatiques péripéties, il développe dans les Deux sœurs un sujet des plus minces. On peut dire de cette histoire ce qu’on a dit de certains ouvrages classiques : cela est fait avec rien. Les Deux sœurs racontent par lettres (les lettres d’une seule personne, Charlotte, à son amie Clotilde) un déplorable malentendu qui finit le mieux du monde.

Charlotte a vingt-six ans et son père compte qu’elle ne se mariera plus ; mais il entend que sa fille cadette, Lilli, ne coiffe pas sainte Catherine à son tour. On présente à Lilli un astronome destiné à s’éprendre d’elle et à devenir son époux ; mais la frivole Lilli ne réussit pas à aimer l’astronome, alors que la grave Charlotte s’en est éprise à première vue. Séduit tout d’abord par la grâce rieuse de Lilli, l’astronome s’en éloigne pour avoir constaté tout le vide de cette cervelle d’oiseau. Il se rapproche alors de Charlotte dont il apprécie la riche vie intérieure. Et le lecteur devine l’humeur nouvelle de l’astronome aux lettres de Charlotte à son amie, avant que Charlotte elle-même ait compris ce qui se passe dans son cœur. Cette subtile aventure d’amour, toute en nuances psychologiques, est contée à merveille. Il y a énormément d’esprit et un métier surprenant dans le déroulement de cette élégante intrigue. L’imbroglio finit à la satisfaction générale. La grave Charlotte épouse le grave astronome et la frivole Lilli épouse un jeune diplomate aussi écervelé qu’elle.

Un Marivaux aurait tiré de cette situation une exquise comédie, M. Heyse en a formé une exquise nouvelle, plus exquise par la maîtrise technique qui s’y découvre. Rien n’est plus scabreux que le roman par lettres. Ou bien l’on y échoue avec éclat (c’est un accident commun) et l’on produit une œuvre misérable ; ou l’on réussit brillamment et l’on frise le chef-d’œuvre, plus digne de ce nom en raison de l’extrême difficulté vaincue. Je n’hésite pas à gratifier les Deux sœurs de cette appellation de chef-d’œuvre dont je ne crois pas être prodigue.

Les nouvelles de Paul Heyse, — la franchise me fait un devoir de l’observer, — ne se maintiennent pas toutes à la même hauteur. Les plus récentes sont sensiblement inférieures aux plus anciennes. Mélusine (1894) contient encore des parties fort belles, mais l’étrange quiproquo, nœud de cette nouvelle, l’illusion de Mélusine se croyant aimée par Lucius, se produit dans des conditions si invraisemblables que tout le reste en est gâté. Et je n’aime pas du tout Une nuit vénitienne (1901), historiette à sensation où l’auteur cherche à communiquer un frisson bien vulgaire. Et je pense, enfin, qu’il eut mieux valu pour la réputation de Paul Heyse qu’il n’écrivit point Vroni (1891). On a lu Vroni quand on a lu ses meilleurs contes. Vroni semble fait d’élémens empruntés à Heyse lui-même. Heyse donne l’impression, dans ce récit, de s’être démarqué soi-même. Les qualités qu’il y déploie en paraissent singulièrement affadies. Vroni, c’est la dixième mouture d’un sujet qui commença par être un admirable sujet, mais qui, pour avoir trop servi, a perdu peu à peu son suc et sa sève.


II

La plupart des poètes ont vécu malheureux ; Paul Heyse fait exception à cette sinistre règle. Comme tous les humains, il eut sa part d’afflictions domestiques (il a perdu successivement trois enfans tendrement aimés) ; mais sauf ce triple tribut payé à la jalousie des dieux, il n’a guère eu qu’à se louer de la destinée. Il était né optimiste et la vie lui permit de rester tel. Ils sont rares, les grands hommes qui ont eu cette grande chance.

La philosophie de Paul Heyse est fortement attachée à la terre. Sous ce rapport, elle s’apparente à celle de Goethe. Elle ne nie point l’au-delà, mais en paraît peu préoccupée. La nature est si belle, la terre à qui sait en jouir est si riche en spectacles divins et en allégresses paradisiaques ! Est-il sage de réclamer pour le lendemain de la mort des joies nouvelles ? La mort apparaît à Paul Heyse démunie de tout aiguillon. Elle est le terme fatal d’un beau voyage qui n’a qu’un tort : celui d’être trop court.

Aussi exempt de mysticisme qu’il est possible, l’auteur de l’Arrabiata n’est point pour cela matérialiste. Certes, il ne méprise pas la matière. Et les épicuriens, pourvu qu’ils appliquent leurs principes avec mesure et avec goût, peuvent compter sur son indulgence ; mais sa tendresse, l’écrivain allemand la réserve à des personnages plus haut placés sur l’échelle humaine. Nul n’a mieux mérité ce prix Nobel pour la littérature, destiné, comme on sait, aux « auteurs idéalistes » et qui a été souvent délivré si mal à propos.

On formerait avec ses héros et ses héroïnes une galerie de « belles âmes » à faire pâlir ce que les Richardson, les Jean-Jacques Rousseau et leurs disciples ont produit dans ce genre de plus achevé. Les plus nobles sentimens animent ces êtres d’élite. Et une sympathie instinctive les jette aux bras les uns des autres. Ils se reconnaissent, ils se devinent à distance. Et de concert ils voguent vers de touchantes et romanesques aventures. Paul Heyse a le culte de la dignité humaine et, quand se mit à sévir en Allemagne la littérature naturaliste qui en est la négation, il pensa faire une maladie. A la réflexion, il se contenta de faire un livre où l’école et la formule nouvelles étaient couvertes de malédictions. Malédictions légèrement injustes, convenons-en. Car c’est l’excès d’idéalisme de Paul Heyse et des hommes de sa génération, c’est cette limitation du monde à un monde séduisant, mais irréel, qui provoquèrent la réaction naturaliste avec son culte fanatique du laid tenu pour le vrai. Et si quelque chose peut mériter au naturalisme les circonstances atténuantes, c’est bien l’idéalisme par trop idéalisant d’un Paul Heyse.

Ces luttes de générosité, ces rivalités de chevalerie, ces débauches de sacrifices où l’on voit ses héros acharnés constituent d’ailleurs un édifiant spectacle. Nous verrons tantôt sous quel aspect l’amour se présente dans ses écrits ; mais l’amitié, qui n’est à l’amour que ce que le purgatoire est au paradis, figure déjà chez Paul Heyse comme un sentiment sacré. La nouvelle intitulée David et Jonathan (1882) illustre d’une manière émouvante cette superstition de l’amitié. Un célibataire endurci, M. Jonathan, arrache a la rivière où il se noyait un jeune homme beau comme le jour, Edouard Vanesse. Et c’est l’origine d’une pure et solide amitié entre ces deux hommes. Jonathan sacrifie à son David ses chères manies de vieux garçon et jusqu’au fidèle caniche qui seul jusqu’alors recevait ses confidences. Aussi longtemps que Jonathan juge son David digne de tout ce dévouement, il l’en accable ; mais Edouard Vanesse n’est au fond qu’un ambitieux égoïste, un véritable homme de joie et, malgré son aveuglement, Jonathan finit par s’en apercevoir. Edouard séduit une aimable jeune fille, d’humble mais honorable condition ; après quoi, distingué par la fille de son patron qui est laide et sotte, il abandonne la jolie maîtresse pour épouser le riche laideron.

Le cynique langage dont Edouard justifie sa conduite ouvre enfin les yeux à Jonathan. Il n’éprouve plus désormais qu’une horreur instinctive pour l’objet de ses tendresses passées. Parce qu’Edouard lui a ravi sa croyance à la dignité humaine (cette religion des « belles âmes » chez Paul Heyse), Jonathan s’écarte de lui comme d’un monstre. Vainement Edouard cherche à l’amadouer. Vainement, lors d’un banquet en l’honneur de Jonathan, qui s’est révélé grand architecte, Edouard Vanesse lit des vers à sa gloire et propose un toast en son honneur. Implacable, Jonathan arrache aux mains de l’homme qui l’a trompé la coupe pleine de vin écumeux et la jette sur le sol où elle se brise.

Pour Paul Heyse, l’être humain ne compte et il ne lui accorde son attention que s’il possède un solide capital de beauté morale. En tête d’une de ses plus jolies nouvelles, Nerina (1874), il a inscrit, comme épigraphe, ces vers de Leopardi : « Toujours j’ai méprisé les âmes basses et sans générosité. » Après avoir traduit la pensée de Leopardi, ces vers traduisent un sentiment qui accompagne Paul Heyse toute sa vie.

Son goût pour les âmes droites et vertueuses n’entraîne aucun besoin de prosélytisme. Paul Heyse préfère naturellement les bons aux méchans, mais il ne se propose pas de changer ceux-ci en ceux-là. Il ne vise à réformer ni l’humanité ni la société. Sans doute, il estime que la littérature doit se proposer un autre idéal. Et j’incline à croire qu’il a raison. Le romantisme et le naturalisme avaient de plus hautes ambitions. Les héros du romantisme et du naturalisme sont le plus souvent des révoltés dont on prétend nous faire épouser les querelles. Sous ce rapport, Paul Heyse se sépare nettement de l’école qui l’a précédé et de celle qui lui succéda. Ni romantique, ni naturaliste, il inclinerait de nouveau, par sa philosophie comme par son esthétique, vers le classicisme. Il peint l’homme dans sa généralité et sa totalité, en poète, et non pas en moraliste ou en clinicien ou en sociologue. L’art de Paul Heyse est essentiellement concret. Il fuit les abstractions et les théories, le rêve et le symbole. Les Allemands, habitués à plus de nuages, ont blâmé la simplicité et la clarté de leur compatriote. Ils y ont vu la preuve de son inaptitude à s’élever jusqu’à l’infini. Et l’infini, cela est vrai, « tourmentait » médiocrement Paul Heyse. Il en convenait sans peine. Le Second Faust, de son aveu, le laissait froid. Coûtant aussi fort peu Wagner, il avait le courage de le dire. Les Allemands ont eu quelque peine à lui pardonner cette imprudente sincérité.


III

On adresse à Paul Heyse dans son pays d’autres reproches plus graves. Si injuste que cela paraisse, on l’a taxé d’immoralité antichrétienne. C’est d’ailleurs un grief auquel un poète échappe difficilement en Allemagne, pour peu qu’il ait son franc parler. Or il est bien évident que Paul Heyse a rejeté tout dogmatisme chrétien. Dans une nouvelle qui est une perle de grand prix, le Dernier Centaure, il oppose l’antiquité hellénique et les temps modernes. La supériorité poétique de l’Age mythologique sur l’époque présente ne fait pas l’ombre d’un doute pour l’auteur allemand. « Le monde est devenu plus triste, les hommes ne sont pas devenus plus intelligens, le vin est devenu plus aigre. » Cette boutade d’un de ses personnages traduit certainement sa pensée. Le Dernier Centaure est un conte philosophique plus profond que les autres récits de Paul Heyse. Il rajeunit avec succès ce thème fatigué : le héros antique revenant de nos jours à la vie et s’étonnant et s’affligeant des changemens survenus. Un Centaure qui dormait depuis trente siècles dans un glacier du Tyrol, affranchi de sa prison par un été torride, pénètre au fracas de ses quatre sabots dans un village perdu où il cause un scandale énorme. Charitablement, le peintre Genelli l’avertit du sort que lui réserve une société où divin et beau ne sont plus synonymes : « Ah ! s’écrie le peintre, si seulement vous aviez dégelé quelques siècles plus tôt, pendant le cinquecento, par exemple, tout se serait arrangé. Vous auriez gagné l’Italie où l’on faisait le meilleur accueil à tout ce qui était antique et où votre nudité païenne elle-même n’eût pas suscité le moindre ombrage. Mais aujourd’hui, parmi cette humanité de pacotille, parmi ces êtres sans virilité, larges de front, étroits de poitrine et qui forment le monde moderne, je crains, mio caro, que vous n’ayez lieu de regretter fort de n’être point resté dans votre glace jusqu’au Jugement dernier. » Le sinistre pressentiment de Genelli ne tarde pas à se réaliser. Les bigots se voilent la face à la vue du monstre splendide, nu et sans doute fort immoral, qui encombre le village de sa présence.

Imprudent jusqu’à l’héroïsme, le Centaure semble prendre peine à justifier leurs soupçons. Il met sur son dos Nanni, la jolie servante, et comme c’est fêle au village il exécute sur la grande place, aux sons de l’orchestre populaire, des pas rythmés qui sont d’un artiste en chorégraphie, mais qui augmentent le nombre de ses ennemis. Les gendarmes, mandés en hâte, interviennent et portent sur ranimai-homme une main sacrilège ; mais, d’un bond agile par-dessus leurs têtes, il leur échappe et, narquois, gagne au trot une éminence voisine. Exaspérés, les gendarmes l’y poursuivent, pressés de jeter dans les chaînes le Centaure, image de liberté et de beauté, qui offusque leur vue ; mais le Centaure les prévient encore en s’élançant, pour y périr, dans le gouffre ouvert devant ses pas.

Quel que soit son culte pour les mythes de la Grèce et de la Rome antiques, Paul Heyse n’est pas pour cela un ennemi des religions modernes. Il aime trop l’Italie pour ne pas aimer le catholicisme, pour ne point rendre hommage à ce qu’il contient de vérité éternelle et divine, à ce qu’il enferme d’art et d’humanité. Le catholicisme donne à ses figures de femmes une grâce de plus. Mais s’il aime le troupeau et son bercail, Paul Heyse n’aime pas beaucoup les bergers et leurs façons. Un frate impose-t-il à une jeune femme, amoureuse et belle, le sacrifice de son amour {Madame la marquise, 1876), il attribue, sans doute à tort, une si dure pénitence à la jalousie : le frate n’interdit à autrui l’accès du paradis d’amour que parce qu’il ne saurait y pénétrer lui-même.

Paul Heyse, qui n’a pas plus le sens de l’au-delà que de l’infini, établit, entre la piété et la superstition, une confusion regrettable ; mais ses écrits, quoi qu’on ait dit, n’attaquent pas la morale chrétienne. Paul Heyse doit peut-être au milieu protestant où il a été élevé son respect, son culte de la conscience individuelle. Elle est l’arbitre souverain du Bien et du Mal. Dans les conflits où la destinée les jette, ses héros n’écoutent guère que cette voix. Elle est la plus haute instance où ils recourent dans les cas graves. Elle les trompe parfois, mais les erreurs qu’elle inspire ne sont jamais sans noblesse.

La morale de Paul Heyse condamne sévèrement l’adultère. En quoi cet auteur allemand continue de s’éloigner de ces auteurs latins qu’il affectionne. Les conteurs italiens, provençaux, français, ne voient guère dans l’infidélité conjugale qu’un accident. Ils refusent de la prendre au tragique et ne la prennent même pas toujours au sérieux.

Paul Heyse marque moins d’indulgence aux époux oublieux de leurs devoirs. Les héros, même célibataires, et jusqu’aux beaux éphèbes qu’il met en scène, hésitent à répondre aux avances d’une épouse coquette. Eberhard, le jeune archéologue de Villa Falconieri (1887), aime à la folie la comtesse Sammartino, mais « dans son âme d’honnête Allemand, » le désir et la vertu se livrent un rude combat et la vertu finit par triompher. Le Germain tenté s’enfuit sans laisser même son manteau de voyage aux mains de la Putiphar romaine, qui le raille et le maudit : « Il vous plaît mieux d’être sage qu’heureux, partez !… » Je ne crois pas me tromper en déclarant que Paul Heyse approuve et même admire cette conduite héroïque de son jeune archéologue. L’adultère dans ses récits se paye très cher. Pour avoir succombé, le professeur Chlodwig {Amour céleste et Amour terrestre, 1885) et le poète Ramon de Miraval (la Poétesse de Carcassonne, 1880) expient amèrement. Encore ces terribles pénitences paraissent-elles à peine suffisantes à la sévérité vengeresse de Paul Heyse.

En revanche, il hésite à condamner le libre amour de deux êtres jeunes et qui s’aiment, mais qui négligent la sanction préalable du prêtre et du tabellion. Il justifie sa complaisance dans la Brodeuse de Trévisev(1868). Attiglio Buonfigli, gentilhomme trévisan, aime d’amour l’humble brodeuse Giovanna. Et ne pouvant s’épouser, ces jeunes gens se donnent l’un à l’autre en secret. Frappé dans un tournoi d’un mauvais coup de lance, Attiglio meurt. Giovanna, consumée de chagrin, languit et le rejoint bientôt dans la tombe. Paul Heyse met cette élégie en prose dans la bouche d’un érudit, qui l’exhuma, dit-il, d’une vieille chronique italienne, et en donne lecture, un jour de pluie, a une compagnie de gens délicats : « Que pensez-vous, demande à une jeune femme un membre de cette société ; que pensez-vous de la moralité de cette histoire ? » Sur quoi la personne interrogée répond avec un brin de lourdeur germanique : « Je ne sais s’il peut être question d’ériger en modèle un cas si singulier. On dit du reste : Autres temps, autres mœurs, et à chaque peuple ses idées ; mais j’avoue qu’un dévouement passionné qui ne compte point sur une fidélité éternelle me choquera toujours. Il a fallu la fin tragique de cette histoire pour me réconcilier avec son étrange début. Et pourtant, si cette blonde Giovanna avait été ma sœur, je n’aurais pas hésité à marcher à son côté, la main dans la main, derrière le cercueil d’Attiglio. »

Comme il est timide, ce plaidoyer pour l’amour libre ! De quelles réserves la prudente Allemande mise en cause n’entoure-t-elle pas son audacieux propos ! Si la source de ce récit est vraiment une chronique italienne, le chroniqueur italien faisait moins de manières, cela est.sûr.

Paul Heyse a composé la plupart de ses nouvelles a une époque où l’Allemagne était encore très embourgeoisée et très philistine. Elle a sensiblement chang& depuis, et c’est une question de savoir s’il y a lieu de l’en féliciter. Sa santé morale était très supérieure, il y a trente ans, à ce qu’elle est aujourd’hui. Les nouvelles de Paul Heyse en témoignent. Le Bonheur de Rothenburg (1881) enferme une haute morale : ce conte n’en est pas moins délicieux, plein de grâce, d’esprit et de finesse. Il met en scène un brave homme d’architecte, Hans Doppler, à qui une générale russe faillit tourner la tête. Hans et la générale ont fait connaissance en wagon. Hans s’est montré galant, la générale plus que coquette, ensorcelante. Voilà notre Hans parti pour la gloire ! Il rêve d’une fuite éperdue avec la générale au pays des fauves amours et des romantismes échevelés, en Sicile.

La générale se prête d’abord à ce jeu qui l’amuse, mais, quand elle voit l’exaltation de son amoureux, elle s’alarme et s’occupe d’éteindre en hâte ce feu qu’elle a allumé si imprudemment. Elle y parvient en faisant comprendre à Hans tout ce qu’il perdrait à échanger le calme et sur bonheur qu’il goûte à Rothenburg aux côtés de sa femme et de ses enfans contre une problématique félicité sicilienne. Dégrisé, l’architecte laisse la générale monter seule dans le train qui l’emmène vers le Sud.

J’ignore si ce récit a été composé avec préméditation pour un magazine destiné aux familles ou s’il a jailli spontanément de la libre inspiration de l’auteur, ce qui accroîtrait son mérite. Tel qu’il est, je n’hésite pas à y voir une des plus aimables, une des plus fraîches inventions de Paul Heyse. Pourquoi la vertu n’est-elle pas plus souvent célébrée en termes si élégamment littéraires ? Elle jouirait parmi les littérateurs d’un plus grand crédit.


IV

Paul Heyse, nature si peu mystique, rend à l’amour un culte tout imprégné de mysticisme. L’amour est sur terre la chose divine. L’amour est ici-bas un reflet de ce Dieu dont Paul Heyse se désintéresse trop. Cette ferveur à poétiser la passion lui a valu de chauds admirateurs parmi les âmes sentimentales, mais lui a fait aussi des ennemis, et considérables. Bismarck, par exemple, n’aimait point l’auteur qui nous occupe : il lui reprochait « de ne pas écrire pour les hommes. »

Je lui sais, quant à moi, un gré immense de n’avoir pas écrit pour les hommes à la mesure du Chancelier de fer. Cette tendresse raffinée, cette exaltation chevaleresque, cette dévotion superstitieuse à l’Éternel Féminin qui remplissent les histoires de Paul Heyse ne pouvaient plaire à Bismarck. Elles ont plu à d’autres. Que dis-je ? Elles ont charmé deux générations de lecteurs moins difficiles. Quoi qu’en pensât Bismarck, le prestige d’un conteur dépendra toujours de la façon plus ou moins heureuse dont il saura dire des amans les plaisirs et les peines.

Et Paul Heyse y excelle. L’amour n’est pas chez lui le « déduit » de nos vieux conteurs, la galanterie ou la volupté. L’amour tel qu’il le comprend est une passion jalouse, qui remplit toute l’âme, élève l’individu au-dessus de lui-même, inspire les plus grands dévouemens ou les plus grands crimes, mais plus souvent les grands dévouemens. Plus l’être humain appartient à cette élite où Paul Heyse va chercher ses héros, plus il est capable d’amour, de ce grand amour pur. L’amour est nécessaire aux belles âmes, au même titre que la nourriture et le sommeil. Il est de parfaits amans plus précoces les uns que les autres, mais ce ne sont pas les plus précoces que Paul Heyse aime le moins. Pour avoir commencé plus tôt de souffrir, ils sont dignes d’admiration et de respect : « Qu’on dise encore (Lottka, 1869) que la jeunesse est le temps du bonheur sans nuage, alors qu’en des tourmens forgés à plaisir, elle gaspille les meilleurs dons du ciel et s’adonne à des sentimens trompeurs, seulement pour pouvoir être malheureuse ! »

Au demeurant, qu’on n’aille point prendre à la lettre ce cri du cœur ! Les héros de Paul Heyse n’échangeraient point contre un paradis sans amour l’enfer amoureux où ils se consument. Ils aiment leur blessure, comme disaient les poètes d’autrefois. Elle leur est chère dans la mesure où elle est profonde. L’amour est la seule raison que l’homme ait de vivre et plus l’amour est absurde aux yeux des hommes, plus il est respectable aux yeux du romancier. Et quand Paul Heyse peut faire épouser une de ses bergères par un de ses rois, il en marque une joie un peu puérile. Il aime éperdument le romanesque. Un homme aurait-il eu en partage tous les plaisirs terrestres, s’il n’a pas eu son heure de folie amoureuse, il reste à plaindre. C’est parce que le professeur Chlodwig d’ Amour céleste et Amour terrestre a trouvé chez sa femme tous les dons de l’esprit et toutes les vertus, — tout, sauf l’élan d’un cœur épris, — qu’il s’égare dans les sentiers fangeux de l’adultère. Il en est d’ailleurs cruellement puni.

On a reproché au nouvellier allemand de n’avoir pas glorifié les grands sentimens héroïques comme l’amour de la patrie. Qu’importe, si l’amour de l’amour lui a inspiré un enthousiasme idéaliste de tous points semblable ! L’héroïsme moral d’un Jonathan épousant Gesine, la vertueuse et lamentable victime de l’égoïste Édouard, n’a-t-il pas aussi sa beauté ? À la malheureuse qui objecte sa « honte, » Jonathan répond avec feu : « Ta honte ! Si tu m’aimes, et si tu veux devenir ma femme, qui donc oserait prononcer ce mot ? Ce qui est à toi doit être à moi, et ce qui est à moi est à toi. J’ai été un pauvre niais aveugle, mais je compte bien récolter désormais un peu de gloire, assez pour toi et pour moi. Et si jamais un polisson par ses railleries s’avise de troubler notre paix, ce n’est pas nous qui devrons baisser les yeux, mais lui. Ce misérable qui nous a trompés, toi et moi, est mort pour nous. Tu es sa veuve, je veux consacrer ma vie à sécher tes pleurs de veuve et à te rendre la joie. »

On a fait à Ibsen un grand mérite de ce qu’il exige dans le mariage l’amour réciproque et une sincérité et une fidélité totales de la part des époux. Au fond, ces idées ibséniennes n’étaient pas aussi neuves qu’on l’a cru, — même dans les pays germaniques et Scandinaves. Et l’on dégagerait des fictions de Paul Heyse, — puisque c’est lui qui nous occupe, — un tableau du mariage idéal fort semblable à celui qu’a préconisé l’auteur de Maison de poupée. Les personnages du conteur allemand se conforment du reste à cet idéal beaucoup plus que ceux du dramaturge norvégien. Les personnages de Paul Heyse ne savent pas mentir. Et combien parfois n’en sont-ils pas gênés ! Il arrive à Paul Heyse de mettre en scène des pécheresses, des épouses coupables. Surprises par leur mari ou leur amant, elles renoncent à se défendre. La plupart des romanciers montrent, dans ces cas-là, le mensonge jaillissant spontanément des lèvres de la femme. Coupable évidemment, la femme n’hésitera pas à nier l’évidence. Et l’homme n’est pas moins roué. Moins fin, il n’est pas moins fourbe. Les intrigues amoureuses s’entourent, dans le roman et le théâtre contemporains, de beaucoup de vilenies, mais surtout de beaucoup de dissimulation. Paul Heyse exige de ses belles âmes qu’elles soient hautes, droites et loyales jusque dans l’amour, jusque dans l’amour irrégulier.

Les amans, chez cet auteur, aiment de toute leur âme et d’un amour qu’ils croient éternel. Et c’est pourquoi leurs tourmens nous émeuvent si fort ; mais, quelle que soit l’ardeur de leur amour, il est une chose, dussent-ils en mourir, qu’ils ne sauraient lui sacrifier : leur honneur. Une nouvelle où plusieurs critiques voient le chef-d’œuvre de Paul Heyse, Inoubliables paroles (1882), illustre ce sentiment avec une force de pathétique à tirer des larmes aux lecteurs sensibles. La jolie baronne Vittorina de Hainstetten tombe amoureuse du précepteur de son jeune frère, le docteur Philippe Schwarz. Orpheline de père et très habituée à n’agir qu’à sa guise, elle décide d’épouser ce roturier qui lui plaît, dût la jaunisse en sévir parmi les siens.

Elle s’ouvre de son projet à une cousine dans un entretien que Philippe Schwarz surprend malgré lui et pour son malheur. Tout en célébrant les mérites de l’homme qu’elle aime, Vittorina ne peut s’empêcher de parler de lui en patricienne : « Ne sais-tu pas, demande-t-elle à sa cousine, combien dépourvue a coulé ma vie jusqu’à ce jour en dépit de toute ma richesse ? Et si maintenant je me suis mis en tête d’acquérir cet homme sans apparence plutôt que de m’offrir un Titien de prix fabuleux ou une statue grecque, jugerais-tu ce luxe si coupable ? »

Philippe Schwarz osait à peine lever les yeux sur Vittorina ; mais il l’aimait, il l’aimait follement sans espoir. Quelle disgrâce est la sienne ! Apprendre en même temps qu’il est aimé de Vittorina et comprendre qu’il doit renoncer au bonheur suspect qu’elle lui offre ! Sa « liberté et sa fierté d’homme » lui commandent, en effet, ce sacrifice : « Si je n’avais pas entendu vos paroles, avoue-t-il, tout se serait arrangé avec le temps, notre sort serait devenu délicieux et de nature à exciter la jalousie et des dieux et des hommes. Car je sais, Vittorina, que moi aussi je vous aurais rendue heureuse comme mérite de l’être une créature de bonté. » Vainement Vittorina répète à l’ombrageux précepteur qu’elle plaisantait et qu’elle ne pensait point ce qu’elle disait quand elle le comparaît à un Titien ou à une statue grecque. Philippe Schwarz reste inflexible. Il prend congé de Vittorina pâmée, quitte le château et s’en va mourir de chagrin à Rome. Sur sa tombe on grave, d’après ses instructions, ces mots : Oblivisci nequeo.

Dans son château de Styrie où elle soigne sa vieille mère, la jeune baronne de Hainstetten apprend avec horreur cette fin tragique et prématurée. A force de volonté, elle surmonte le choc : sa mère morte, Vittorina s’empresse de mourir à son tour. Et sur sa tombe, dans le parc, on grave, aux termes de son testament, la même inscription latine : Oblivisci nequeo. Les sceptiques, les blasés, ces alme abbiette pour qui Paul Heyse, s’appropriant les vers de Leopardi, a proclamé son mépris, hausseront les épaules à de tels scrupules. Sacrifier un tangible bonheur à la chimère de la dignité humaine, quelle mauvaise farce ! Et certes, les amans capables des sentimens éthérés décrits dans Inoubliables paroles ne pullulent pas dans la vie réelle. Mais Paul Heyse, je le répète, ne visait point à copier la réalité. Inventer l’idéal, tel était bien plutôt son dessein.


V

C’est surtout dans les caractères de femmes qu’apparaît son irrésistible besoin d’embellir et d’idéaliser. Paul Heyse choisit souvent pour héroïnes des grisettes et moins encore ; mais il donne à ces humbles filles un cœur et des manières d’archiduchesses. Athénien de bonne race, il a soin d’égaler leur beauté physique à leur beauté morale, celle-là couronnant celle-ci. Elles ajoutent enfin à la beauté la grâce,


…la grâce plus belle encor que la beauté.


Gesine, la blanchisseuse dont Jonathan finit par faire sa femme, ressemble « à une caryatide de l’Acropole. » Plus est basse la naissance de ces héroïnes, plus sont hautes leurs vertus. Elles ont la pudeur et la modestie, un certain abord farouche, mais, une fois qu’elles ont donné leur cœur, une fidélité prête à tous les sacrifices. Et peut-être sont-elles trop immuablement vertueuses. Les héroïnes de Paul Heyse sont sublimes, mais d’une sublimité un peu monotone à force d’être soutenue. ! Accostée sur le chemin de l’église par un peintre qui brûle de faire son portrait… et sa connaissance, la danseuse de corde Maria Franzeska l’éconduit en ces termes : « Vous vous trompez, monsieur, si vous me croyez sans défense contre les humiliations. Ces heures matinales tout au moins m’appartiennent, à moi et au ciel. Si c’est à la danseuse de corde que vous en avez, venez à la représentation ce soir. »

Le parti pris de montrer la femme pure dans telles conditions où la pureté lui est bien difficile éclate d’une façon plus significative encore dans le caractère de Lothka, l’héroïne de la nouvelle qui porte ce nom (1869).

Lothka doit le jour à une courtisane. Elle a passé son enfance dans une société corrompue. Fils et filles de demi-mondaines sont personnages de la comédie humaine a qui les romanciers naturalistes vouèrent une prédilection marquée ; mais toujours la même fatalité domine, d’après eux, ces existences : la fille d’une demi-mondaine appartient de toute nécessité, par droit de naissance en quelque sorte, à la galanterie. L’honnêteté, la régularité ne sont point permises, si l’on en croit les psychologues du roman expérimental, a la jeune fille née en marge de la société. Le plus souvent, d’ailleurs, la fille de courtisane s’accommode chez ces auteurs de sa déchéance. Lothka aboutit à peu près à la même conclusion, mais après des détours bien caractéristiques. Loin d’aimer le luxe impur où elle est élevée, Lothka ne songe qu’à conquérir la liberté avec la pauvreté, mais aussi avec l’honneur. Elle s’enfuit de la demeure maternelle et vient gagner à Berlin sa misérable vie en vendant des gâteaux rancis dans une pâtisserie de troisième ordre. Son beau visage où se lit une incurable tristesse lui attire des complimens intéressés qu’elle repousse avec hauteur. Pour son anniversaire, un jeune étudiant qui l’adore lui fait la surprise d’une broche en or. Elle éclate en sanglots et c’est la brouille avec ce soupirant discret qu’elle voyait jusqu’alors d’un œil favorable.

Et tout cela, vraiment, est peu commun. Mais comment n’être point persuadé, conquis, par la façon incomparable dont cette histoire est contée ? De cette fable étrange, Heyse a tiré quelques pages achevées. Il faudrait être insensible à tout ce qui fait la beauté formelle d’une œuvre pour résister à la grâce insinuante de cette nouvelle.

Lothka disparaît sans laisser de trace et son jeune amoureux, Sébastien, après l’avoir beaucoup pleurée, commençait presque à l’oublier quand il la retrouve une nuit de Noël distribuant à de pauvres enfans dans les rues de Berlin ses derniers pfennigs. Au sortir d’expériences désastreuses et qui ont fini de lui ôter le goût de vivre, Lothka a décidé de mourir. Elle se dépouille de ce qui lui reste avant de se tuer. Sébastien la ramène chez lui. Penchés sous la lampe, ils lisent ensemble la lettre de Noël où la mère de Sébastien lui souhaite d’heureuses fêtes, lui annonce de modestes cadeaux et lui recommande d’être sage. Lothka verse des larmes en songeant au bonheur d’avoir une mère avouable, un passé et un avenir d’honnêteté et de vertu. Cédant d’ailleurs aux prières de Sébastien, elle se donne à lui ; mais elle se lève à l’aube en tapinois. Et dans un jardin public on la trouve, le lendemain, morte empoisonnée.

Sébastien survit à son deuil, mais ce drame a brisé sa vie : « Et quand il mourut vers trente-cinq ans, raconte Paul Heyse, il ne laissait après lui ni femme ni enfans. »

Il est curieux, le goût de cet auteur, si étranger à l’esprit démocratique de notre temps, pour les héroïnes nées dans les rangs du peuple, pour les ouvrières et les campagnardes. Un de ses personnages exprime cet avis que le charme principal de la femme « tient non pas a l’esprit, mais à la nature. » Paul Heyse pense comme cet amateur. La nature est santé, vertu, beauté. Plus une femme est près de la nature, plus elle a chance de répondre à l’idéal du poète allemand.

Heyse posait en fait que la femme est dans les pays du Sud plus conforme à ce type qu’il aimait. Et c’est pourquoi un si grand nombre de ses héroïnes sont des Italiennes ou des Provençales, ou du moins des Allemandes taillées sur ces modèles méridionaux.

Dans Amour céleste et Amour terrestre, il oppose une femme d’esprit et une femme de cœur et il rattache assez finement ces deux types aux deux figures féminines du célèbre tableau de Titien. Gina, belle, instruite et froide, Gina, avec son âme du Nord, est dessinée avec infiniment moins de sympathie que Traud.

Traud, belle aussi, est fort ignorante ; mais si elle n’a pas la science de Gina, ni sa gravité pédantesque, elle l’emporte sur cette rivale par la spontanéité, la fraîcheur, la naïveté de ses sentimens. Née sur les bords du Rhin, fille de l’Allemagne du Sud, elle a déjà ces traits, dont Paul Heyse orne les Méditerranéennes chères à son cœur. La supériorité de Traud sur Gina, c’est la supériorité du monde classique sur le monde romantique, de la civilisation antique sur la civilisation moderne, de la Renaissance sur les siècles gothiques.


VI

Le classicisme de Paul Heyse et son anti-romantisme commandent sa vision de la nature comme ils déterminaient son idéal féminin. On a soutenu que les classiques ne comprenaient, n’aimaient pas la nature. Sous une forme si tranchante, cette assertion est inexacte. D’autre part, il est certain que l’homme intéressait les classiques beaucoup plus que le monde extérieur où il se meut. Paul Heyse leur ressemblait sous ce rapport comme sous les autres. Il ne se gênait pas pour déclarer : « L’homme est l’alpha et l’oméga. » Et certains principes énoncés par le peintre Rossel (Au Paradis, 1876) reflètent sûrement son avis personnel : « La nature, de quelque sublimité, de quelque aménité, de quelque poésie que la revêtent les bavards, n’est que la coulisse d’un théâtre. Et la Scène du Monde commence seulement à valoir le prix qu’on paye pour y entrer lorsque des figures humaines s’y font voir. »

Au reste, comment rendre par des mots la splendeur des sites méridionaux où Paul Heyse aimait à placer ses idylles. Ce doit être encore une confession personnelle que cette plainte d’un « peintre allemand » en promenade à Sorrente : « Qu’il est vain, s’écrie-t-il, de glorifier dans la poésie l’art suprême ! La poésie peut-elle soulager le cœur du poids dont l’accable cette impression que j’ai sous les yeux ? Nommez-moi les plus grands qui jamais régnèrent sur le verbe. Devant l’Incommensurable, ne sont-ils pas frappés de mutisme tout comme moi, chétif tard venu ? Comment glorifier à peu près dignement la lumière, l’éther, la mer et les parfums qu’exhale ce bois d’orangers ? Le dernier parmi ceux qui se vantent encore d’une Muse, un danseur, pourrait ici surpasser les poètes. Ne peut-il exprimer l’effort vers le ciel par des signes, par des gestes, par toute sa personne ? Un peintre aussi l’emporte ici sur le poète. Le plus insignifiant, le plus humble, pourvu qu’il ait appris à mettre sur une feuille de papier la ligne de la montagne lointaine et le couvent à l’extrême lisière, le bois à l’arrière-plan, le rivage marin, au premier plan, l’arbre récemment brisé par le vent… Ah ! quel ne doit pas être son bonheur !… Je pourrais le tuer de jalousie. »

Il n’y a qu’un vrai poète, conscient de l’abîme qui séparera toujours l’idéal dont il rêve et la réalité où il aboutit pour dénoncer avec un tel feu l’infériorité de la poésie sur les arts plastiques. Les mots ne sont point, d’ailleurs, aux mains de Paul Heyse, les « pauvres hères » contre lesquels il s’emporte dans la suite du morceau dont nous venons de transcrire un fragment. Il en compose à merveille les paysages pleins de douceur, des paysages, naturellement, d’un goût tout classique. Jamais Paul Heyse ne s’exerce à la virtuosité dans le pittoresque. Jamais non plus il ne mêle aux descriptions tumultueuses d’une nature désordonnée ces effusions mystiques chères au romantisme. La nature, dans ses nouvelles, n’est qu’un cadre. Ses descriptions sont brèves, rapides, serrées. Elles achèvent d’expliquer les personnages sans les écraser, sans les étouffer. On trouve chez Paul Heyse de jolis tableaux de sous-bois allemands, mais surtout des croquis italiens pleins de soleil et de joie de vivre.

Pas de rocs sourcilleux, pas de sublimes horreurs, mais des paysages lumineux, aux grandes lignes simples et harmonieuses : « Le grand homme pâle, écrit Heyse dans la Fille de Treppi (1855), s’avançait sur un cheval de toute confiance que sa fiancée tenait par la bride. Des deux côtés défilaient dans la clarté de l’automne les cimes et les vallées du magnifique Apennin. Au-dessus des gorges planaient les aigles. Et, calme et clair comme la mer lointaine, brillait l’avenir devant les voyageurs. » Une telle concision paraît un peu nue, un peu sèche. Mais l’essentiel ne tient-il pas dans les lignes qu’on vient de lire ? Et toute cette profusion de détails dont certains auteurs contemporains n’auraient pas manqué d’empâter ce croquis n’est-elle pas un de ces empiétemens d’une forme d’art sur une autre où un compatriote de Paul Heyse, le judicieux Lessing, dénonçait déjà une grande erreur moderne ?

Le style de Paul Heyse est à la mesure de son esthétique et de sa philosophie. Il est uni, coulant, ennemi de toutes les aspérités. Et cette correction ne va pas toujours sans froideur ni cette élégance sans uniformité. Tous les personnages de Paul Heyse parlent la même langue frisée au petit fer. Tous, dans les momens les plus pathétiques, s’étudient encore à parler bien, trop bien. Il y a moins de force dans ce style que de grâce. La grâce, il faut toujours y revenir quand on parle de Paul Heyse. Elle est l’attribut essentiel de son langage comme le caractère dominant de ses personnages : « Si l’on peut parler des profondeurs de la grâce, a dit un critique, le poète a plongé dans ces profondeurs. Sa sympathie instinctive pour la grâce comme puissance universelle et puissance vitale lui manifesta une richesse de sujets, de figures, de situations qui semblait presque inépuisable. »

Pour être tout à fait sincère, il faut ajouter que la grâce de Paul Heyse s’essayait parfois à faire « des grâces, » ce qui n’est guère plaisant. Paul Heyse n’est pas toujours léger. De loin en loin, je ne sais quel tour un peu guindé, quel badinage un peu empesé déparent une page ravissante. L’auteur de Lothka ignorait presque totalement l’ironie, mais il avait souvent, sinon de l’esprit à la française, du moins un humour fait de gaité et de naturel qui relevait heureusement ce que ses historiettes avaient d’un peu fade. Enfin, l’humour de Paul Heyse restait toujours d’excellente compagnie. Cet auteur avait respiré l’air de cour à Munich, sous le roi Max. Sa littérature en gardait un cachet spécial.

Il est même permis de penser que le souci du bon ton entraînait parfois Paul Heyse un peu loin. Par crainte d’un mot bas, il lui arrivait de dévider des périphrases dont l’abbé Delille eût séché de jalousie. La logeuse de M. Jonathan, une brave femme du peuple sans malice et qui devait parler tout droit comme la Martine de Molière, annonce à son locataire que Gesine est accouchée d’un enfant mort-né qu’on a furtivement porté en terre. Et voici en quels termes elle s’exprime : « Vous ne le répéterez pas, monsieur Jonathan, mais je le tiens d’une personne en qui l’on peut avoir toute confiance : un malheur est arrivé là-bas. Le larmoyant témoignage de cette disgrâce n’a du reste pas dépassé la première heure de sa vie. Et maintenant nul ne sait ce que dissimule la petite éminence dans le cimetière villageois. » Je me demande où Paul Heyse a pu rencontrer des logeuses à ce point talon rouge. Ou plutôt, je suis bien sûr qu’il n’a pas tracé d’après nature le portrait de cette éloquente personne. Certes, je préfère ce trop beau langage au dégoûtant jargon des concierges de Pot-Bouille ; mais Paul Heyse, — j’y reviens, — a peut-être contribué par ses cérémonies idéalistes aux impures orgies du naturalisme.

Le jeu fatal des forces spirituelles, — qui alternent en poésie comme en politique, comme partout, — devait faire succéder à la littérature éthérée de Paul Heyse la littérature brutale de MM. Holz, Schlaf et Hauptmann première manière. Mais voici : la formule brutale est à son tour vieillie et dépassée. En Allemagne comme en France et dans le monde entier, le lecteur réclame de nouveau des fictions ménageant à la beauté et à l’idéal leur part.

J’ignore si l’œuvre de Paul Heyse a bénéficié de ce fait d’un regain de faveur auprès du public ; mais elle mérite assurément cette réhabilitation, cette consécration. La postérité, — la chose est certaine, — achèvera de venger Paul Heyse des mépris éphémères du naturalisme.


MAURICE MURET.