Un Manuscrit retrouvé, lettres inédites de Mme de Sévigné

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Un Manuscrit retrouvé, lettres inédites de Mme de Sévigné
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 18 (p. 455-466).
UN
MANUSCRIT RETROUVÉ

Lettres inédites de Mme de Sévigné, publiées par M. Charles Capmas, 2 vol. in-8o, Paris. 1876; Hachette.

C’était chose facile autrefois de faire une édition, — trop facile peut-être, — un plaisir plutôt qu’une tâche. Quand on avait passé de longues années dans le commerce d’un auteur favori, de douces heures, quand on avait vieilli dans sa lecture et qu’on avait goûté ce charme d’y trouver, aux jours de tristesse la parole qui console, aux jours de lassitude ou d’ennui le sourire qui rend le courage et l’espoir, il semblait alors qu’on payât, en l’éditant à nouveau, sa dette de reconnaissance. On écrivait donc, après bien du travail, une préface émue ; on faisait au texte connu les honneurs d’un format nouveau, d’un papier choisi, d’une impression de luxe; on le commentait longuement, avec amour, — car c’étaient ses propres souvenirs et ses lointaines émotions qu’on repassait en le commentant ; — on dédiait l’édition à quelque personne chère, à quelque mémoire gardée pieusement, et la bibliothèque des amateurs s’enrichissait d’une pièce rare. Altri tempi, altre cura; c’était le mot de Mme de Sévigné ; nos érudits ont changé tout cela. C’est une science aujourd’hui que d’éditer un texte, une science épineuse, une science qu’on n’aborde pas sans avoir fait ses preuves dans un long et pénible apprentissage. Déchiffrement des autographes, copie, collation, révision, critique des textes, obscurités grammaticales, bizarreries du vieil usage dont il faut rendre compte, énigmes historiques à deviner, contradictions à résoudre, concordances à rectifier… quoi encore? C’est tout un appareil formidable, et c’est une vie tout entière qu’il faut avoir le loisir de consacrer à un seul auteur. Au moins, si ce labeur obtenait sûrement sa récompense! Mais en vérité, le plus souvent, on n’a pas sitôt donné l’Édition définitive, qu’elle retarde, et qu’une découverte imprévue remettant les choses en l’état, c’est déjà le temps de recommencer le travail sur nouveaux frais. Les exemples ne manqueraient pas de semblables mésaventures : en voici le plus récent.

S’il était une édition qu’on eût quelque lieu de croire définitive, c’était assurément la belle édition des Lettres de Mme de Sévigné publiée naguère sous le nom de M. de Monmerqué dans la collection des Grands Écrivains de la France. Depuis près de cinquante ans, M. de Monmerqué n’avait-il pas fait son domaine privé de la merveilleuse correspondance? Et d’autre part, s’il était homme de France qui pût appliquer à la restitution d’un texte corrompu, falsifié de parti-pris et mutilé de propos délibéré, toute la rigueur des méthodes nouvelles, n’était-ce pas M. Régnier? Aussi l’édition n’avait-elle pas encore vu le jour qu’on l’annonçait déjà comme une révolution, et le troisième volume des dix n’était pas encore sorti des presses qu’on se félicitait « d’avoir enfin le texte de Mme de Sévigné aussi sincère et aussi authentique qu’il fût alors possible de l’obtenir. » Alors ! heureuse restriction d’un critique tourmenté, s’il en fut, de la peur d’être dupe, et prudente réserve que nous ne saurions après tout mieux faire que d’imiter, si l’on songe que de toute cette vaste correspondance qu’entretint Mme de Sévigné nous ne possédons qu’une partie, et de cette partie même à peine peut-être cent cinquante pièces autographes. À ce maigre total d’autographes, disons tout de suite que le nouveau manuscrit n’ajoutera malheureusement rien ; c’est une copie. Mais il nous livre vingt-quatre lettres inédites, quelques-unes très longues et très intéressantes, dix-neuf lettres inédites en partie seulement, — presque toutes, il est vrai, « pour la majeure partie et quelques-unes pour la presque totalité. » Si nous ajoutons des fragmens de cent vingt-sept autres lettres, « fragmens dont quelques-uns ont l’importance et l’étendue de lettres ordinaires, » on ne méconnaîtra pas l’inespéré de la trouvaille, et tous les chercheurs comprendront aisément la joie de celui qui l’a faite. M. Charles Capmas, professeur à la faculté de droit de Dijon. On la comprendra mieux encore, si nous rappelons brièvement l’histoire et la bibliographie du texte de Mme de Sévigné.

Aussi bien cette histoire n’est-elle pas seulement la sienne, et, plus ou moins, ces grands classiques du XVIIe siècle que nous nous représentons volontiers comme transmis intacts jusqu’à nous et préservés par l’admiration de l’atteinte du temps, ont-ils éprouvé les mêmes vicissitudes et leurs chefs-d’œuvre les mêmes injures. Nul n’ignore que du vivant même de Mme de Sévigné quelques-unes de ses lettres couraient : les lettres du cheval et de la prairie sont demeurées célèbres. Avant qu’elle se fût séparée de sa fille, on savait déjà que la princesse Clarinte, — c’est le nom qui la désigne dans la Clélie de Mlle de Scudéry, — « écrivait comme elle parlait, c’est-à-dire le plus galamment et le plus agréablement qu’il fût possible. » La Bruyère, trente ans plus tard, au chapitre des Ouvrages de l’esprit, a prononcé sur elle et sur son style, dont on n’avait rien imprimé, le jugement de la postérité. Les premières lettres rendues publiques ne le furent qu’en 1697, par la marquise de Coligny, la fille aînée de Bussy, dans un recueil des lettres de son père. Elle accomplissait le vœu, pour ne pas dire qu’elle exécutait l’ordre du grand seigneur si jaloux de sa gloire d’homme de lettres, et qui poussa la vanité d’écrivain jusqu’à l’oubli des devoirs du gentilhomme quand il refusa d’effacer de son Histoire amoureuse des Gaules le spirituel et calomnieux portrait qu’il y avait tracé de Mme de Sévigné. Le goût de l’époque n’y fut pas trompé : il alla droit aux lettres de Mme de Sévigné. Elles servirent, elles servent encore de passeport à celles de Bussy. Deux autres recueils parurent en 1725 et 1726, sans nom de lieu ni d’imprimeur : ils contenaient une soixantaine de lettres à Mme de Grignan. La Beaumelle, grand compilateur et faussaire illustre, attribua l’origine de la publication à quelque indélicatesse et quelque abus de confiance de Voltaire[1]; mais, comme Voltaire avait accusé La Beaumelle « d’avoir volé sur le coin de la cheminée de M. Racine le manuscrit des lettres de Mme de Maintenon, » le témoignage est peut-être suspect. Quoi qu’il en soit, cette publication, trois ou quatre fois et toujours furtivement reproduite, blessa vivement Mme de Simiane. Elle mit en mouvement, pour l’arrêter, et d’ailleurs sans y réussir, de puissans personnages. Ce ne fut enfin qu’après de longues hésitations, avec une répugnance mal dissimulée, quand elle vit bien, suivant son expression, qu’on refusait à son aïeule « le droit d’avoir eu de l’esprit impunément, » qu’elle consentit à fournir au chevalier de Perrin, ami de la famille, les matériaux qui servirent à la première édition authentique, l’édition de 1734-1737. La dernière main y fut mise en 1754 : c’est la seconde édition de Perrin. Il est pénible d’apprendre que ce grand admirateur de Mme de Sévigné mourut d’une indigestion.

Je pense qu’on ne saurait s’étonner que Mme de Simiane ait exigé du chevalier de Perrin, et que celui-ci, naturellement, ait consenti de nombreuses suppressions. Ces correspondances, comme ces Mémoires qui trahissent les petites raisons des choses et qui sont en quelque sorte l’envers d’une grande époque, on ne les donne pas au public sans éveiller de nombreuses susceptibilités, ni sans courir le risque de réclamations nombreuses. Pendant un long temps, il ne fut octroyé qu’à de rares privilégiés de parcourir les Mémoires de Saint-Simon. Certainement il y a peu d’exemples, chez Mme de Sévigné, de cette âpreté de style qui fouille au plus profond des cœurs. Heureuse et souriante, elle n’a pas, comme le duc et pair, de bile à décharger, ou du moins, — c’est elle qui le dit, et nullement au figuré, — « elle rend un peu sa gorge tous les matins, et le reste du jour elle est gaillarde, sans qu’il soit question d’aucune bile. » Jamais elle ne s’est déchaînée contre personne avec cette fureur persuasive de la passion qui donne à la calomnie même un air de vérité ; mais enfin elle est femme qui dit franchement les choses, comme elle les sait, comme elles lui viennent, et qui ne se défendra pas d’un plaisir de mère à charger le trait ou aiguiser la pointe, si seulement elle y trouve de quoi dérider « la plus jolie fille de France, » devenue là-bas, dans sa Provence, la froide et rêche comtesse de Grignan. J’avoue que de notre temps on n’y regarde pas de si près, et c’est même tant mieux pour la malignité publique si des mémoires ou des lettres privées font scandale. Quelque bon mot s’y rencontre-t-il qui puisse détacher du souvenir d’un mort illustre une vieille affection qui survivait : c’est à ce coup que le livre s’enlève, et il n’y a rien au-delà. Mais au XVIIe, au XVIIIe siècle, on se piquait encore de quelques ménagemens à garder.

D’autres suppressions avaient porté sur des détails de famille, affaires d’argent et de santé. Mme de Simiane n’avait pas cru qu’il fût bien utile d’apprendre à la postérité quel temps de l’année Mme de Sévigné choisissait pour se purger. Elle n’avait pas cru qu’il importât beaucoup à l’érudition d’un siècle trop curieux de savoir le secret des froideurs et des douleurs que Mme de Grignan avait aux jambes, ni de connaître par le menu le journal de ses grossesses. Marquise ! vous ne vous doutiez pas qu’un jour la physiologie régenterait la critique et l’histoire, et que des maîtres écriraient que « la physiologie et l’hygiène d’un écrivain sont devenues un des chapitres indispensables de l’analyse qu’on fait de son talent. » Encore bien moins, Mme de Simiane pouvait-elle permettre qu’on imprimât tout vifs, sans parler des affaires d’argent, ces passages accusateurs de sa propre mère, d’où l’on a pu conclure, avec apparence de raison, que Mme de Grignan, non-seulement n’avait pas répondu comme on eût aimé qu’elle répondît aux touchantes exagérations de l’amour de Mme de Sévigné, mais encore qu’elle en avait peut-être été plus souvent importunée qu’émue.

Et c’est ainsi que l’un après l’autre auraient disparu les traits de la physionomie de Mme de Sévigné, s’ils avaient pu disparaître, et qu’ils n’eussent pas tous été ramassés, par bonheur, dans dix lignes de sa correspondance. D’ailleurs le chevalier de Perrin avait fait à son tour et de son chef encore bien mieux, c’est-à-dire bien pis.

On le lui a tant reproché, à ce pauvre chevalier, si aigrement, qu’en vérité nous serions tenté de lui chercher des excuses. Il y en a peut-être une qui dispense de toutes les autres : il était de son temps. De nos jours certainement, un éditeur croirait démériter de ses lecteurs et trahir la confiance qu’il leur demande, s’il prenait avec son texte une telle liberté que d’y déplacer la moindre virgule ou d’en redresser la plus audacieuse irrégularité. Jusqu’aux fautes d’orthographe, qui nous sont aujourd’hui sacrées! Au contraire, il y a quelque cent ans, atténuer les hardiesses, sauver les incorrections, réparer les négligences, je ne sais si l’on ne pourrait dire que c’était une partie du devoir de l’éditeur. Si le chevalier de Perrin corrigeait à sa façon Mme de Sévigné, La Beaumelle n’avait-il pas encore bien autrement traité Mme de Maintenon? L’abbé de Voisenon ne réduisait-il pas, « en homme de goût, » sur l’invitation expresse de M. de Choiseul, les Mémoires de Saint-Simon? Condorcet s’inquiétait-il, en rééditant les Pensées de Pascal, d’endosser les corrections que Nicole, c’est-à-dire Port-Royal s’était permis d’y introduire? Et sur la fin du siècle, le fougueux abbé Maury ne s’indignait-il pas violemment contre dom Déforis, qui publiait les sermons de Bossuet « sans triage et sans retranchement, » et prétendait ramasser « jusqu’au linge sale » du grand évêque?

Comme l’édition de La Beaumelle, — moins longtemps, mais trop longtemps encore, — l’édition du chevalier de Perrin passa donc pour le texte authentique de Mme de Sévigné. Par une remarquable contradiction, les mêmes raisons qui la défendaient alors nous la rendraient aujourd’hui suspecte. Le nom de Mme de Simiane était une garantie d’authenticité: c’est précisément de Mme de Simiane que nous nous défierions aujourd’hui, de son respect obligé de certaines bienséances, de ses scrupules de piété filiale et d’une sorte de pudeur qui craint de voir les secrets de famille violés même par l’éclat de la gloire littéraire. Et cependant il eût suffi de comparer l’édition de 1754 à celle de 1734 pour être mis sur la voie des suppressions et des altérations. On attendit plus d’un demi-siècle, et M. de Monmerqué fut le premier qui s’avisa de cette comparaison si simple. Il découvrit que plusieurs passages avaient disparu dans la deuxième édition, 1754, qui figuraient dans la première, ceux-là tout particulièrement qui, publiés comme par mégarde, portaient une atteinte sensible au caractère de Mme de Grignan[2]. Il prit donc pour base d’un nouveau texte la confrontation des deux éditions de Perrin, il y joignit les éditions anonymes, divers recueils de lettres parus depuis 1754, les copies autographes de Bussy, d’autres pièces authentiques de provenances diverses, et donna en 1818 une édition qui jusqu’en 1854 a fait loi pour le texte de Mme de Sévigné. Non pas que l’éditeur fût entièrement satisfait de son œuvre ; mieux que personne, il en connaissait les imperfections. Il en savait les lacunes, surtout depuis qu’un manuscrit du XVIIIe siècle, et vraisemblablement antérieur aux premières impressions, lui avait fait connaître une vingtaine de lettres inédites et donné la preuve matérielle des altérations qu’on soupçonnait en somme plutôt qu’on ne les démontrait. Le Grosbois, comme on l’appelle, du nom du marquis de Grosbois, qui le communiqua, devint, après les autographes de la copie de Bussy, le plus important et le plus considérable des documens manuscrits qui servirent à l’établissement du texte de la dernière édition. Or voici précisément l’intérêt du manuscrit dernier trouvé : c’est qu’il y a toutes raisons d’y voir la copie originale dont le Grosbois ne serait qu’un exemplaire, tiré d’ailleurs par le plus inintelligent des copistes et le plus insouciant des expéditionnaires. Il provient, comme le Grosbois, d’une bibliothèque de Bourgogne, dont les derniers débris ont été vendus publiquement à Semur en Auxois, il y a quatre ans, bientôt cinq, au mois de janvier 1872. C’est le cas, ou jamais, de répéter que livres et manuscrits ont leur destin. Celui-ci, méconnu, dédaigné, tomba pour une somme modique dans le lot d’une marchande de vieux meubles et d’antiquités. Pendant près de quinze mois, il traîna le long d’un étalage, « soumis à tous les hasards du bric-à-brac, obligé d’endurer des voisinages compromettans et souvent exposé au dehors à de dangereuses intempéries. » C’est là que M. Capmas eut le bonheur de le découvrir, la bonne fortune d’en apprécier la valeur et la joie de l’acheter au mois de mars 1873. Nous avons dit ce qu’il contenait; M. Capmas pense avoir démontré qu’il a mis la main sur l’original du Grosbois, nous ne le suivrons pas sur ce terrain ; il nous semble en tout cas qu’on y peut voir dès à présent un document d’une autorité, non pas égale, mais supérieure à celle de Grosbois. Les incrédules, s’il en restait après la lecture de l’introduction de M. Capmas, en auraient d’ailleurs pour garant l’accueil que le manuscrit a reçu du dernier et savant éditeur de Mme de Sévigné; j’ai nommé M. Régnier.

La question est maintenant de savoir ce qu’elle-même, Mme de Sévigné, gagne à la découverte, ayant fait, je pense, par sa vie trop d’honneur à la femme, et par cette admirable correspondance trop d’honneur à la gloire littéraire de la France, pour qu’on admette un instant qu’elle y puisse perdre. Sans doute il n’était pas à croire que le nouveau manuscrit, non plus que le Grosbois dans son temps, nous révélât une Mme de Sévigné nouvelle. Il serait même téméraire d’espérer que jamais, et quelque surprise que l’avenir nous ménage encore, les recherches de l’érudition dussent ramener à la lumière quelqu’une de ces pages resplendissantes où Mme de Sévigné, sans effort et sans prétention, comme par l’effet d’une aisance aristocratique et d’une grâce légère qu’on ne trouve qu’en elle, s’égale, quand elle ne les surpasse pas, aux maîtres de l’art de penser et d’écrire. Il y a des privilèges pour les morceaux d’éclat. Le hasard vaut mieux que sa réputation : c’est un aveugle plus clairvoyant qu’on ne pense et qui les laisse rarement périr ou dormir dans un trop long oubli. L’édition qu’il y a tantôt cent ans dom Déforis publia des sermons de Bossuet ne s’est guère enrichie qu’en volume, après tant de travaux dont les sermons depuis lors ont été l’objet. Ainsi deux ou trois cents lettres inédites, publiées dans ce siècle, ont ajouté beaucoup au plaisir des lecteurs, peu de chose à la réputation de Mme de Sévigné. C’est que, comme on l’a très bien dit, « en littérature, quatre lignes de prose ou de vers classent un écrivain presque sans retour, » et les véritablement grands écrivains tiennent tout entiers dans les quatre lignes. Prenez-les où vous voudrez :

« j’ai été à cette noce de Mlle de Louvois ; que vous dirai-je ? Magnificence, illustration, toute la France, habits rabattus et rebrochés d’or, pierreries, brasiers de feu et de fleurs, embarras de carrosses, cris dans la rue, flambeaux allumés, reculemens et gens roués ; enfin le tourbillon, la dissipation, les demandes sans réponse, les complimens sans savoir ce que l’on dit, les civilités sans savoir à qui l’on parle, les pieds entortillés dans les queues : du milieu de tout cela, il sortit quelques questions de votre santé, où, ne m’étant pas assez pressée de répondre, ceux qui les faisaient sont demeurés dans l’ignorance et dans l’indifférence de ce qui en est . O vanité des vanités ! »

La marque y est; vous la retrouverez ailleurs, ce seront d’autres peintures, ce sera le même pinceau, le pinceau de Saint-Simon, mais combien moins chargé de couleur, combien plus sobre et combien plus souple à suivre le mouvement ondoyant, l’aspect divers et changeant de la scène! Et c’est pourquoi, si les additions, si les corrections que ces découvertes récentes ont permis de faire au texte de Mme de Sévigné dissipent évidemment bien des obscurités et sur nombre de points répandent certainement des clartés précieuses, il y va bien moins de sa réputation littéraire que de notre connaissance plus exacte de sa personne peut-être, et surtout de l’histoire de son temps.

Par exemple, les anciennes éditions donnaient bien ce passage ; «Adieu, divine comtesse, je baise le petit enfant, je l’aime tendrement ; mais j’aime bien madame sa mère, et de longtemps ce degré ne lui passera par dessus la tête; » elles ne donnaient pas celui-ci, que le Grosbois nous a rendu : « Votre petite devient aimable, on s’y attache. Elle sera dans quinze jours une pataude blanche comme la neige, qui ne cessera de rire. » Elles ne donnaient pas cet autre encore, que nous devons au nouveau manuscrit : « Mme du Puy du Fou prit la peine, l’autre jour, de venir voir ma nourrice; elle la trouva fort près de la perfection, une brave femme, là, qui est résolue, qui se tient bien, qui a de gros bras, et pour du lait, elle en perd tous les jours un demi-setier parce que la petite ne suffit pas. Cet endroit est un des plus beaux de ma vie, » — ni cet autre : « Voilà votre fille au coin de mon feu, avec son petit manteau d’ouate. Elle parle plaisamment : et titata, tetita, y totata. » N’est-il pas intéressant de voir Mme de Sévigné dans son rôle de grand’mère, le cercle de ses affections qui va s’élargissant, et son amour enfin, cet amour maternel, qu’il semblait qu’on voulût rendre exclusif, passant, comme elle le dit, « par-dessus la tête » de Mme de Grignan? « Je serai ravie d’embrasser ma petite mie; vous la regardez comme un chien, et moi je veux l’aimer. » Hélas! la petite mie, c’était cette malheureuse Marie-Blanche de Grignan qu’on mit encore toute enfant au couvent de la Visitation d’Aix, et qui paya de cinquante ans de vie monacale l’honneur d’appartenir à son illustre maison. N’est-il pas peut-être plus intéressant encore, dans vingt autres endroits comme ceux que nous venons de citer, de voir Mme de Sévigné rejeter ces façons de petite-maîtresse que lui avait imposées, par excès de respect, le chevalier de Perrin, et parler franchement cette langue du XVIIe siècle, si pleine, si libre, si vigoureuse et si hardiment ennemie de toute réticence et de toute pruderie ?

On pourra faire, à la vérité, moins de cas de quelques autres restitutions. Voici sans doute une anecdote, nous dirions un fait-divers aujourd’hui, vivement et admirablement contée : « Un M. du Rivaux de Beauveau, grande maison, jeune et joli, qui avait donné dans la vue d’une fille de Mme de Montglas, qui est en religion, enfin devant, après plusieurs embarras trop longs à vous dire, l’épouser jeudi gras, il eut la fièvre le mercredi. Il faut attendre que l’accès soit passé, la petite vérole paraît : ah! mon Dieu, cela est fâcheux! Cette petite vérole fit si bien qu’il mourut hier, et voilà cette fille dans des furies d’un désespoir amoureux et romanesque dont je vous parlerais longtemps, si je voulais; » mais, comme le dit Mme de Sévigné, « en vérité, vous ne vous en souciez guère, ni moi non plus. » Remarquons toutefois en passant cette prétendue singularité grammaticale du redoublement du sujet : « un M. du Rivaux... il eut; » c’est l’usage constant du XVIIe siècle, et ce sont nos grammaires qui ont tort d’y voir une exception. Voici sans doute une correction encore curieuse ; on lisait dans la grande édition cette phrase incompréhensible : « On me mande que votre intendant et votre premier président... vous avez un fort honnête homme, n’est-il pas des amis de M. de Grignan ? » Le nouveau manuscrit donne la leçon plus claire : « On me mande que votre intendant est votre premier président ; vous aurez un fort honnête homme, » et le nouvel éditeur nous apprend qu’en effet l’intendant de Provence venait d’être nommé premier président du parlement d’Aix. Le renseignement a sa valeur historique, et c’est fort bien fait d’avoir éclairci l’obscurité. Le malheur est qu’on ne saurait se flatter de pouvoir les éclaircir toutes. Il manquera toujours à la parfaite intelligence des détails du texte de Mme de Sévigné la connaissance du texte de Mme de Grignan. C’est un échange qu’une correspondance, et, pour bien comprendre ce que Mme de Sévigné donnait, il faudrait savoir aussi ce qu’elle recevait. Un lecteur curieux de l’expérience n’aurait qu’à lire les lettres à Bussy sans tenir compte aucun des lettres de Bussy, pour juger ce qu’y perd la clarté. D’ailleurs, il faut bien l’avouer, le texte de Mme de Sévigné restera longtemps encore et toujours peut-être un des plus malaisés qu’il y ait à fixer, et des plus délicats. Les autographes, l’édition de 1725, l’édition de 1726, l’édition de 1734, l’édition de 1754, la copie de Bussy, le Grosbois, le nouveau manuscrit, que de sources et combien diverses, même sans parler de celles que nous omettons certainement I Qu’il y ait une science de classer les manuscrits et vingt moyens après cela de déterminer la valeur d’une édition, nous n’aurons pas l’impertinence de le mettre en question, mais on voit le danger, car enfin l’éditeur, entre tant de variantes et de leçons, ne conserve-t-il pas une certaine liberté de choix et de trop nombreuses facilités pour substituer le texte tel qu’il le conçoit au texte tel qu’il devrait être ? On tremble pour Mme de Sévigné quand on songe qu’une douzaine de manuscrits et d’éditions ont pu quelquefois concourir, tantôt pour un alinéa, tantôt pour une ligne, à la restitution d’une seule lettre! Si malgré cela, malgré tant de raisons de se tenir en garde, la confiance néanmoins s’impose, n’est-ce pas le plus bel hommage que la critique puisse rendre à la sagacité des éditeurs?

Or plus on examine et plus cette confiance s’impose, mais avec quelle autorité, si l’on s’élève au-dessus des discussions de détail et que, prenant les choses d’un peu haut, enveloppant toute la correspondance d’un seul regard, on compare Mme de Sévigné telle que le chevalier de Perrin l’avait faite à Mme de Sévigné telle que nous la voilà dès à présent rendue !

Tout ce qui survivait encore en elle de la précieuse, le langage trop poli des ruelles, et si j’ose dire ce léger parfum d’hôtel de Rambouillet qu’elle semblait parfois laisser après elle, ces grâces factices et cet air pincé que lui avait prêté son infidèle éditeur, cette étroite observation des règles, le souci de Vaugelas et cette extrême décence grammaticale où l’on avait ramené la liberté de cette plume toujours courante, — ces traits si faux, l’un après l’autre nous les aurons vus se fondre, s’effacer, et ce beau visage ouvert se dégager enfin, cette physionomie rayonnante de la femme qui n’a jamais su rougir d’exprimer librement sa pensée parce qu’elle ne connut jamais de pensée dont elle eût à rougir. Et vraiment pour ceux qui retiennent encore le culte des gloires d’autrefois, c’est une satisfaction plus grande qu’ils ne sauraient dire. Dans le temps où nous sommes, une certaine critique a répandu des idées que j’appellerais volontiers si coupables sur cette grande littérature du XVIIe siècle, — ces honnêtes gens et ces grands hommes, elle nous les a représentés si ridiculement et par-dessus tout préoccupés de je ne sais quel idéal de régularité majestueuse, de correction solennelle et compassée, de pompe et de symétrie, — ces grandes œuvres, elle a pris un tel plaisir à les mettre tour à tour au-dessous des chefs-d’œuvre de la profonde Allemagne, parce qu’elles sont claires, et, parce qu’elles respirent la santé de l’esprit, au-dessous des chefs-d’œuvre de la mélancolique Angleterre, que c’est une joie de s’assurer par des preuves nouvelles qu’il n’y aurait pour répondre que d’y puiser à pleines mains. Disons-le bien haut, cette préoccupation de la noblesse et de l’uniformité sous la règle, c’est du XVIIIe siècle qu’elles datent, et ce n’est certainement ni de Corneille ni de Molière, ni de Pascal ni de Bossuet, ni de Mme de Sévigné ni de Saint-Simon qu’il l’avait héritée. C’est la franchise qui est ancienne, et la pruderie qui est moderne, et c’est nous encore aujourd’hui qui ferions des mines, c’est nous qui nous voilerions la face avec le mouchoir de Tartuffe au récit des aventures de Charles de Sévigné. Comme si nous étions incapables de comprendre qu’il y a, je ne dis pas une innocence, mais une honnêteté naturelle de l’esprit que rien de vrai n’étonne et que rien de franc n’effarouche.

Nous n’ajouterons plus que les quelques mots nécessaires sur la manière dont M. Capmas a rempli ses devoirs d’éditeur. C’est un érudit, et nous le désobligerions à coup sûr, si nous ne lui faisions quelque chicane d’érudition.

Nous lui signalerons d’abord une inadvertance légère et sans aucun doute facile à réparer. On rencontre dans un fragment inédit cette phrase : « Le Bien Bon vous enverra votre pendule, mais qu’elle ne sorte donc point de votre tête comme un serpent; » l’expression est au moins singulière, et je cours promptement à la note; la note me renvoie à la lettre 93, note 5 et à la lettre 97, note 26; mais cette note 26 et cette note 5 me ramènent toutes deux, sans explication plus ample, à la lettre 75 d’où précisément la phrase est tirée. L’une d’elles cependant m’indique en plus, dans la grande édition, la lettre 796, où je trouve enfin cette ligne : « Je voulais que Mme de Vins vous portât votre pendule, mais... » Quoi! tant de peine perdue pour suivre les pérégrinations d’une pendule, et pas un mot pour éclaircir la locution ! Eh ! la pendule ne m’importe guère, mais « qu’elle ne sorte donc point de votre tête comme un serpent, » voilà ce qu’il nous fallait expliquer.

Dans un autre fragment on rencontre le nom de Jabach. « Ce Jabach était, paraît-il, un ancien fournisseur de Mazarin, à la fois marchand et curieux. » Ce n’est ni marchand ni curieux ni fournisseur qu’il faut dire, c’est familier de Mazarin, amateur illustre et riche banquier, assez riche pour avoir acheté les plus fameux joyaux de la collection de peinture de Charles Ier, roi d’Angleterre. Peut-être même, au bas de ces pages libéralement chargées de tant de notes, était-il intéressant de rappeler que, ce Jabach étant tombé depuis en déconfiture, c’est de lui que Colbert acquit pour le cabinet du roi nombre de chefs-d’œuvre qui sont encore aujourd’hui l’orgueil de notre musée du Louvre, ainsi le Saint Jean de Léonard de Vinci, le Christ au tombeau du Titien, le Concert champêtre du Giorgione, etc. Et c’est encore sa collection de dessins qui est devenue l’origine de la collection actuelle du Louvre[3]. L’erreur ou plutôt l’omission n’est rien, c’est la méthode qui est dangereuse, et cette habitude ordinaire aux érudits de ne mesurer l’abondance des renseignemens qu’ils donnent qu’à l’abondance des documens qu’ils se trouvent avoir entre les mains. Il arrive alors comme ici qu’un personnage fort intéressant disparaisse à l’arrière-plan, et que tel autre, dont nous n’avons que faire, prenne sa place au premier. M. la Forêt, par exemple, ou « Marguerite-Louise-Suzanne de Béthune, mariée à treize ans, le 23 janvier 1658 au comte de Guiche, fils aîné du maréchal de Gramont. » C’est un grand art que de savoir faire des sacrifices. Parce qu’on aura sous la main l’Histoire généalogique de la maison de Gondi par Corbinelli, ce n’est pas une raison pour surcharger la page de quinze lignes sur la duchesse de Lesdiguières, qui n’intéresse, que je sache, à aucun titre, ni l’histoire, ni Mme de Sévigné.

C’est la méthode encore à qui nous en avons quand nous relevons ce détail de l’Introduction. On lisait dans une lettre du 26 août 1675 : « M. de Pompone me dit qu’il y avait encore du désordre en Provence; je n’en avais pas entendu parler; je lui demandai que c’était. » Il faut lire, nous dit M. Capmas, d’après le nouveau manuscrit, « je lui demandai ce que c’était; » voilà qui va bien, mais pourquoi cette réflexion? « Si Mme de Sévigné s’était réellement permis cette ellipse, ne faudrait-il pas reconnaître que certaines manières de parler de la population la moins cultivée des boulevards parisiens ont une origine bien plus ancienne et plus noble qu’on ne pense? » L’origine est bien plus ancienne et par conséquent bien plus noble encore : et sans compter que l’ellipse vient du latin en droite ligne, elle est pour ainsi dire de règle chez nos écrivains du XVIe siècle par exemple[4]. Mais ce qui nous semble furieusement hardi, c’est de décider ce que Mme de Sévigné s’est permis ou s’est interdit. À ce compte, on aurait tôt fait d’enchérir sur le chevalier de Perrin.

Toutes ces observations n’empêcheront pas d’ailleurs qu’on ne doive à M. Capmas des félicitations pour sa trouvaille et des remercîmens pour cette besogne ingrate de lecture et de comparaisons de textes et de manuscrits à laquelle il s’est courageusement assujetti. Mais la trouvaille ne vaudra tout son prix que quand les circonstances permettront de fondre ces fragmens nouveaux dans une édition complète de Mme de Sévigné. M. Capmas avoue modestement qu’il a reculé devant la tâche, ou du moins qu’il la renvoie à une lointaine époque. Peut-être aussi cette timidité n’est-elle qu’une ambition plus grande, et, mis en goût par un premier succès, se flatte-t-il de faire encore quelque découverte nouvelle. Il est là, dans la capitale de cette Bourgogne qui fut la patrie des Rabutin. Souhaitons-lui de réussir, car, s’il est de par le monde quelques esprits chagrins qui pensent qu’on a publié déjà trop de lettres de Mme de Sévigné, nous ne lui apprendrons pas que c’est le bien petit nombre. Il ne nous a jamais été plus nécessaire qu’aujourd’hui de nous remettre k l’école de nos pères et de nous souvenir que la première vertu des peuples est le respect, l’amour, l’orgueil de leurs traditions nationales.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Nous empruntons la plupart de ces renseignemens tant aux notices bibliographiques, avertissemens et reproductions de préfaces qu’on trouve au tome XI de la grande édition, p. 422, 523, qu’à la longue et curieuse introduction de M. Capmas (Lettres inédites de Mme de Sévigné, t. Ier, p. 3, 240).
  2. Les précautions de Mme de Simiane étaient d’ailleurs bien superflues, et dès le milieu du XVIIIe siècle on savait le jugement qu’il convenait de porter de Mme de Grignan. «Vous ne m’avez point donné de nouvelles du catarrhe, ma chère enfant, j’en suis inquiète; je vous en demande, et je mérite d’en avoir, parce que je vous aime autant que Mme de Sévigné aimait Mme de Grignan, et vous avez sur celle-ci l’avantage d’être plus aimable, comme j’ai sur l’autre l’avantage d’avoir bien mieux placé mon sentiment. » Ce sont les expressions d’une lettre de Mme de Choiseul à Mme Du Deffand (1767) en lui envoyant une lettre autographe de Mme de Sévigné, les Grands écrivains de la France. — Mme de Sévigné, t. XI, p. 12.
  3. Frédéric Reiset, Notice des Dessins du Louvre.
  4. La voici deux fois dans une seule page d’Amyot. « Et ce pendant qu’elle dînait, il arriva un paysan des champs qui apportait un panier; les gardes lui demandèrent incontinent que c’était qu’il portait léans, » Et huit lignes plus bas : « Incontinent que César eut ouvert ces tablettes, il entendit soudain que c’était à dire. » Et comme en vérifiant on trouve toujours quelque chose, on lit à la ligne suivante : « Il envoya premièrement en diligence voir que c’était. » Amyot, Vie d’Antoine. Naturellement nous empruntons les citations à une édition du temps (1583), «revue et corrigée en infinis passages. »