Un Mariage à Mondorf/05

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Imprimerie de la Société St-Paul (p. 66-86).


V


Marcelle était ravie. Le docteur, exauçant le souhait qu’elle avait naguère exprimé, lui avait prescrit un traitement qui lui permettait de jouer toute la journée ; même, renchérissant encore sur ses désirs, il avait ordonné qu’elle se livrât à un exercice continuel. M. Dubreuil et Raymonde prirent donc leurs mesures pour composer adroitement la journée de l’enfant.

Le matin, après la visite à la source et le déjeuner, tandis que M. Dubreuil donnait quelques heures à la lecture des journaux et à sa correspondance, Raymonde et Marcelle rejoignaient dans le parc la bande joyeuse des fillettes qui s’ébattaient sur les pelouses. Ce qu’on organisait là de bonnes parties sous l’œil indulgent du régisseur de l’établissement, qui le saurait jamais raconter !

Mais aussi quel excellent homme que le régisseur, et comme il était adoré de tous ces enfants ! Quand la série de jeux était épuisée, qu’on était fatigué du crochet, du cache-cache et des poupées, c’était aussitôt une course folle de toutes ces têtes blondes à la recherche de leur homme de ressources :

— Monsieur Canon ! monsieur Canon !

Les appels s’élevaient de tous les coins du parc jusqu’à ce que le régisseur y répondît. Alors, quand on l’avait trouvé, c’était une explosion de joie.

— Bonjour, monsieur Canon !

— Bonjour, mesdemoiselles.

— Voulez-vous être bien gentil ?…

— Mais certainement, comme toujours.

— Venez donc à notre secours. Nous sommes menacées de nous ennuyer, nous ne savons plus que faire, à quel jeu fort amusant jouer…

— Ce n’est que cela ?

Aussitôt M. Canon, doué du talent remarquable de savoir mettre son langage et son cœur au niveau de cette folle jeunesse, commençait de longues explications et apprenait aux fillettes un jeu du pays.

D’abord, elles étaient tout oreilles, attentives. Mais aussitôt qu’arrivait, au cours des explications, un mot de l’idiôme particulier au Luxembourg, que la règle obligeait de répéter et que le régisseur déclarait intraduisible, c’étaient des cris, des éclats de rire, des trépignements, tandis que le mot drôle à dire courait de bouche en bouche, tronqué, estropié, écorché.

Mais on avait compris la règle du jeu, toutefois, et sur un remerciement, la bande folle quittait M. Canon pour aller mettre sa théorie en pratique.

L’excellent homme retrouvait alors la paix… jusqu’au lendemain. Et dans l’intervalle, il feuilletait le recueil des jeux luxembourgeois et se pénétrait, pour la prochaine consultation qu’on viendrait lui demander, des secrets d’une nouvelle recette.

Marcelle, avec son intelligence droite, n’avait pas tardé à apprécier le mérite de M. Canon et à se prendre pour lui d’une grande amitié. Elle était de quelques jours à peine à l’établissement, que, retrouvant tout son entrain et toute sa verve, elle avait pris une entière prépondérance sur toutes les fillettes de son âge, qui lui déléguaient maintenant le soin de porter la parole en leur nom.

Mais aussi cette confiance était bien placée. L’espiègle gamine excellait à comprendre à demi-mot. Une explication était à peine ébauchée que déjà elle l’avait saisie, comme au vol, et qu’elle présidait à l’éducation de ses compagnes. Alors la partie commençait, et il fallait la volée de la cloche de l’hôtel, sonnant l’heure du dîner, pour mettre fin à la récréation.

Un pareil exercice, comme il était facile de le prévoir, développait un vif appétit dans ce jeune corps : aussi le retour de Marcelle à la santé fit en quelques jours des progrès étonnante.

C’est ce qui frappa le plus M. Pauley, la première fois qu’il vint à Mondorf depuis que les Dubreuil y étaient installés. Il venait d’Altwies pédestrement, quand, au détour du chemin, il rencontra Marcelle et son père qui faisaient la promenade accoutumée de chaque après-midi. On se salua de part et d’autre fort cordialement, puis l’enfant, qui s’était approchée, dit sans attendre que son tour de parler fût venu :

— Vous savez, Monsieur, comme nous nous sommes amusés à Luxembourg, le jour de notre arrivée, et comme nous avons trouvé beau tout ce que vous nous faisiez voir. Mais c’est bien mieux ici, et nous aimons Mondorf davantage. N’est-il pas vrai, petit père ?….

— Je n’en doute pas, ma petite amie, dit M. Pauley. Je devine les bonnes parties que vous devez faire dans le parc et qui ont ramené les couleurs à vos joues.

Puis, s’adressant à M. Dubreuil :

— Je vous félicite de tout mon cœur, Monsieur, dit-il, de l’heureux résultat produit par le début de la cure. Votre charmante enfant a fait de grands progrès en ces quelques jours.

— Dites d’énormes, Monsieur le ministre. Je veux admettre que mes inquiétudes à l’égard de cette enfant étaient quelque peu exagérées et que je m’abusais sur l’étendue de son mal. Il n’en est pas moins vrai qu’elle était menacée d’une rechute et que la voici, dès à présent, sauvée. C’est un bienfait dont je suis redevable à Mondorf, j’en saurai garder la mémoire.

Et déjà, tenez, j’ai conquis une recrue nouvelle. Un des vieux amis avec lequel je suis en correspondance, le chanoine Liévin, du chapitre de Notre-Dame de Paris, m’écrivait son prochain départ pour Luxeuil : je lui ai, tambour battant, intimé l’ordre de renoncer à cette station et de venir nous rejoindre ici. Il viendra.

Voilà, ou je me trompe fort, qui va être un élément de succès de plus pour l’établissement. Je n’ai pas eu le plaisir encore de faire la connaissance de M. le curé de Mondorf, mais je sais qu’il ne prêche pas en français. La colonie des baigneurs était ainsi menacée de ne pas entendre un sermon de toute la saison : grâce à mon ami le chanoine, cette menace est dès à présent écartée.

— Il viendra, bien sûr ?….

— Il viendra et il prêchera. Il me l’a écrit, et cette promesse qu’il m’a faite lui a causé à lui-même la plus vive surprise. Depuis dix ans il n’est pas monté en chaire, sa charge ayant absorbé tout son temps au profit de l’administration de son diocèse. Pensez ainsi s’il est curieux de savoir comment il refera son premier sermon !

En tout cas, nous en aurons tout le profit, nous autres, car le chanoine est un esprit d’élite et un fin causeur.

— Je me promets d’aller l’entendre. Oui, vraiment, Monsieur le député, c’est là une excellente recrue que vous avez conquise pour nos baigneurs et je vous en sais un gré infini.

— De grâce, Monsieur le ministre, ne me remerciez pas. C’est un devoir de reconnaissance que j’accomplis, et ma dette n’est pas payée : je ne me tiens pas quitte à si bon compte.

Mais, pardonnez-moi ; je bavarde et vous retiens sans penser que votre temps est précieux.

— Pas le moins du monde, cher Monsieur. Je suis venu en flâneur aujourd’hui, et je me félicite d’être assez favorisé pour vous avoir rencontré au cours de votre promenade. Si vous le permettez, nous la continuerons ensemble, en causant.

Ce que M. Dubreuil avait dit de son ami le chanoine, on pouvait à coup sûr le dire de lui : c’était un fin causeur. Le temps un peu bizarre de ce mois de mai ayant mis la conversation sur le chapitre de l’agriculture, dont on pouvait craindre qu’elle souffrît du retard de la végétation, l’agronome aussitôt reparut sous l’habit du baigneur. Non pas l’agronome pédant qui parle en formules et en axiomes ; mais un homme d’expérience connaissant le pourquoi et l’origine des choses dont il parlait, et les analysant de telle sorte que le plus indifférent fût demeuré sous le charme.

Or, M, Pauley n’était pas un indifférent en cette matière : aussi prit-il à la conversation du député un intérêt qui lui rapporta autant de plaisir que de profit.

Il était six heures quand on rentra à l’établissement. Marcelle rapportait à Raymonde un énorme bouquet de fleurs des champs, fourragées au hasard le long des haies et des chemins. Elle avait pris l’avance pour le lui porter, de sorte que, quand son père et M. Pauley entrèrent au Casino, Raymonde, prévenue, s’y trouvait pour les saluer.

Elle avait passé une après-midi charmante, à faire de la musique dans le petit salon, réservé aux dames pour cet usage, et attenant au kursaal. Son talent de musicienne, tant de pianiste que de chanteuse, et aussi l’aménité de son caractère et la distinction de son esprit avaient fait de la jeune fille la reine de ce petit club féminin. Toujours gracieuse et bienveillante, incapable de refuser à qui la priait de se mettre au piano pour accompagner une romance, elle gagnait auprès des dames les sympathies que tous les baigneurs de leur côté accordaient à son père.

Quelques jours après son arrivée à Mondorf, elle avait fait le projet de reprendre ses habitudes charitables, auxquelles le voyage l’avait contrainte de renoncer depuis quelques jours. Elle s’enquit donc de l’adresse de quelque famille nécessiteuse, à laquelle il lui fût possible de porter chaque semaine ses consolations et ses secours. Mais elle ne trouva pas ce qu’elle cherchait : la population des villages luxembourgeois en général, et tout spécialement celle des contrées vignobles, compte un nombre d’indigents excessivement restreint.

Raymonde, tout d’abord sincèrement réjouie en l’apprenant, se trouva ensuite un peu déçue. Elle chercha de quelle manière il lui serait possible d’exercer les devoirs de la charité et de la miséricorde, ne trouva rien et, finalement, résolut de prendre patience en attendant l’occasion. Dès ce moment elle rechercha, sans qu’il y parût, la société des plus malades parmi les baigneuses, conversant avec elles, compatissant à leurs peines, leur prodiguant des paroles de consolation, les encourageant à la résignation, à la patience.

L’occasion cependant se présenta bientôt de faire mieux. Un soir, le régisseur des bains découvrit dans une allée du parc, étendu sur un banc, un homme vêtu d’habits misérables et qui paraissait dormir. L’ayant interrogé, il apprit de ce malheureux qu’il avait fait une longue route pour venir à Mondorf, où il espérait obtenir la guérison d’une maladie dont il souffrait. Dans son village on lui avait conté des merveilles sur le succès des cures de l’établissement ; on lui avait dit, en outre, que la station appartenait au gouvernement, qui consentirait à le faire traiter pour rien ; et il était venu.

— On ne vous a pas trompé, mon brave homme, dit M. Canon. Mais ce soir l’établissement est fermé, et vous ne pourrez voir le docteur que demain. Ainsi, allez chercher un logement et reposez-vous jusque-là.

— Ce serait bien mon envie, monsieur, répondit le pauvre diable. Mais je n’ai point d’argent et j’ai cru que le gouvernement…

— Parbleu ! se dit le régisseur en se grattant le sommet de la tête du bout de l’ongle, voici un particulier qu’on ne pourra accuser d’avoir manqué de confiance… Je ne puis cependant le laisser couché sur ce banc… Que faire ?…

Tandis qu’il réfléchissait ainsi, Raymonde arrivait par l’avenue avec quelques amies. Sur leurs pressantes instances, M. Canon, d’abord tout confus, mit ces jeunes filles au courant de l’affaire.

— Voilà un tout petit malheur, monsieur, s’écria Raymonde, et je vous prie de me permettre de le réparer. Cherchez-nous, s’il vous plaît, un homme qui puisse conduire ce malheureux dans un hôtel ici près : mes amies et moi, nous nous cotiserons pour payer les frais de son séjour.

— Tu as une bonne idée, Raymonde, dit une des jeunes filles, et je te remercie, pour ma part, d’avoir bien voulu m’associer à ton charitable projet.

Tout s’arrangeant parfaitement de cette façon, les demoiselles se retirèrent, tandis que le régisseur disait au pauvre diable, qui n’avait pas compris un mot du colloque :

— Peste ! mon ami, vous êtes né sous une bonne étoile. Des demoiselles qui s’intéressent à vous et qui s’engagent à solder la note de vos frais de séjour ici, rien que ça….

— Eh bien, lui dit l’homme, et le gouvernement ? Il n’aura plus rien à payer et c’est lui qui en profitera, alors ?….

— Décidément, pensa M. Canon en aidant le malheureux à se remettre debout, son éducation sera difficile à faire. A-t-il de drôles d’idées sur la mission du gouvernement, celui-là !…

Dès le lendemain matin, Raymonde mit son père au courant de cette petite aventure. Les devoirs de la charité n’étaient point exercés par elle au détriment du respect filial, et chaque fois qu’il lui arrivait spontanément de prendre, ainsi que la veille, une résolution généreuse, elle ne manquait pas de la soumettre aussitôt à l’approbation de son père et de la faire ainsi sanctionner.

Cette approbation, d’ailleurs, ne lui manquait jamais, et sa fille ne la lui demandait pas sans que M. Dubreuil se sentît envahir tout entier d’un sentiment de fierté orgueilleuse. Cette fois, quand Raymonde eut exposé son cas en détail :

— Tu as noblement agi, ma chère enfant, lui dit le député, et je te félicite de tout mon cœur.

Mais Marcelle, qui avait assisté à l’entretien, ne le laissa pas se terminer ainsi. Elle prétendit avoir sa part dans la bonne action de sa grande sœur, et être mise au nombre des demoiselles qui payeraient plus tard la note du malheureux. Elle avait des économies, n’est-ce pas, et elle tenait à en faire quelque chose d’utile. L’avarice était un vilain péché, elle voulait donc ne pas en être accusée.

— Soit ! ma chère, dit Raymonde, qui était heureuse de pouvoir encourager chez l’enfant d’aussi bonnes dispositions. Tu seras portée sur la liste de notre association et tu payeras ta quote part.

— Voilà qui est parfait, dit alors M. Dubreuil. Et puisque Dieu me fait le bonheur d’avoir d’aussi généreuses filles, je veux leur prouver combien je les aime en leur faisant une proposition…

— Dis bien vite, petit père ?…

— Eh ! bien, voici ce que c’est. J’ai entendu annoncer hier que c’est au commencement de la semaine prochaine que doit avoir lieu le grand pèlerinage d’Echternach. Je propose d’y aller ensemble : le docteur permet à Marcelle une absence de deux jours….

Puis il donna quelques explications au sujet de cette excursion.

Le pèlerinage d’Echternach est une des fêtes annuelles du pays de Luxembourg : on l’organise chaque année, le mardi de la Pentecôte, en l’honneur de Saint Willibrord, l’apôtre des tribus gauloises qui peuplaient, autrefois, la contrée comprise entre les pays des Éburons et celui des Trévires. Ce saint est invoqué contre les maladies nerveuses en général et en particulier contre la danse de Saint Guy. Willibrord et Guy sont de même origine, l’un traduit de l’autre. Or, en souvenir de la tradition, qui prétend que le pèlerinage se composait exclusivement autrefois de malheureux, atteints de cette terrible affection, la grande procession annuelle, organisée dans les rues d’Echternach, n’est point marchée, mais dansée. Ce mouvement de danse, qui donne à la procession un élément de curiosité pour lequel elle est citée dans le monde entier, s’obtient par l’obligation imposée aux pèlerins de faire trois pas en avant, puis de reculer de deux en arrière, et d’accomplir ainsi l’itinéraire de leur procession. Le défilé semble ainsi agité perpétuellement d’un remous colossal, qui oblige à sautiller à la manière des paysans qui dansent.

En entendant leur père leur donner ces explications, Raymonde et Marcelle étaient demeurées bouche bée, ébahies d’entendre parler pour la première fois de cette procession singulière. Quand M. Dubreuil eut fini, ravie, Marcelle battit des mains.

— Et c’est bien loin, Echternach, dis, petit père ?…

— Non, chérie. Nous partirons lundi soir pour Luxembourg, où nous passerons la nuit. Mardi, à six heures du matin, un des trains spéciaux, organisés en vue de l’affluence des pèlerins, nous emmènera vers Echternach où nous arriverons avant neuf heures, pour assister au commencement du défilé.

— Oh ! dit encore Marcelle, comme je voudrais bien être à mardi déjà…

Puis elle disparut en courant vers le parc, où elle allait reprendre ses jeux et annoncer cette grande nouvelle à ses amies, faisant involontairement naître ainsi de grandes jalousies.

Un soleil radieux illuminait le ciel quand, le mardi suivant, M. Dubreuil et ses filles s’installèrent dans le train qui les emmenait faire leur court voyage. La gare fourmillait de monde. Des groupes venus là des localités de la frontière belge et de la frontière française s’appelaient, s’inquiétaient des heures de départ, se querellaient au sujet d’un bagage oublié. Les employés des chemins de fer, polis, serviables ici peut-être plus que partout au monde, s’empressaient, apaisant les turbulences, rassurant les inquiétudes. Un long sifflet de vapeur vibra enfin sous les marquises vitrées de la gare, et le train partit.

Ah ! l’adorable pays qu’on traverse pour faire ce trajet entre Luxembourg et Echternach. Aux portes de la ville, la voie court sur des viaducs hardis d’où l’on découvre, l’espace d’un moment, d’inoubliables panoramas, puis s’engage dans une crevasse de rocs, tunnel sans voûte dont le creusement a coûté de surhumains efforts. C’est alors, jusque Wasserbillig, assis au confluent de la Sûre et de la Moselle, une succession de paysages charmants, variés à l’infini.

Puis le train remonte la Sûre, suivant tantôt les capricieux méandres de la charmante rivière, tantôt les coupant en ligne droite et rasant le rocher, toujours courant entre les forêts qui dessinent à droite la frontière de la Prusse et les vignes qui, sur la gauche, couronnent de leurs pampres verts les coteaux luxembourgeois. Sur toutes les routes, des groupes de pèlerins vont, le chapelet en main et le front découvert, se dirigeant vers la ville prochaine ; des cabriolets, des charrettes, des attelages de toute sorte se suivent à la file, y emmenant des curieux par bandes.

Et enfin là-bas, dans un val profond, auquel des collines verdoyantes font une riche ceinture, Echternach dresse les tours majestueuses de sa vieille basilique. Petite ville, dont la caractéristique est une paix profonde, à peine troublée par l’animation des quinze mille étrangers venus là pour le pèlerinage, surnageant avec le souvenir de la gloire d’autrefois, aujourd’hui disparue. À l’origine, une abbaye, successivement entourée de quelques groupes d’habitations, où vivaient dans la prière, l’étude et le travail, les disciples de Willibrord. Aujourd’hui, un bourg peu peuplé, sans industrie propre, groupé autour des ruines de l’ancienne splendeur, à laquelle la basilique a seule survécu.

Au débarqué du train, M. Dubreuil se fit conduire à l’hôtel, où il espérait trouver, après le déjeûner, une fenêtre libre pour s’installer avec ses filles et assister au défile mouvementé des pèlerins. Il eut la chance de pouvoir s’en faire encore réserver une.

Au loin, déjà l’on entendait des bruits de voix chantant des litanies et de fanfares rythmant la cadence d’un air original, mais monotone. Marcelle s’était hâtée d’achever sa tasse de lait et de courir à la fenêtre s’asseoir à côté de Raymonde. Mais comme M. Dubreuil quittait la table pour les rejoindre, le maître d’hôtel poussa la porte sans façon, procédé bien excusable à Echternach un pareil jour, et fit entrer un inconnu qu’il présenta à son hôte :

— Celui-ci est un de mes bons amis, dit-il, et malgré la promesse que je vous avais faite de vous laisser seuls, je vous prie de l’accueillir et de lui permettre de jeter un coup d’œil par-dessus vos épaules.

— Certainement, répondit M. Dubreuil, en mesurant de l’œil l’étroitesse de la croisée et souhaitant, à part lui, l’intrus à mille lieues de là.

On se salua légèrement, l’ami de l’hôtelier ne paraissant pas choqué du tout d’ailleurs, étant assez intelligent pour comprendre qu’il gênait, et qu’on ne peut faire beaucoup d’amabilités à un gêneur. Même il se fit le moins encombrant possible, s’assit au milieu de la place et se mit à lire un journal, laissant la vue sur la rue aux étrangers, se proposant de ne regarder que plus tard, au bon moment.

La fenêtre où étaient accoudés, impatients, M. Dubreuil et ses filles, donnait sur une rue étroite, pour mieux dire une ruelle pavée, comme sont à Echternach toutes les voies de communication séparant les uns des autres les pâtés de maisons. Dans cette ruelle piétinaient d’ennui une foule de badauds arrivés trop tard pour conquérir une place sur le pont de la Sûre, où est prêché le sermon avant le départ de la procession, mais engagés trop avant pour pouvoir se refaire une trouée au travers de la foule, amassée de l’autre côté jusque sur la place.

La procession cependant devait être en marche, car on entendait maintenant plus distinctement le bruit des chants et des fanfares. Mais elle n’avance pas vite : il fallait attendre. M. Dubreuil commençait à s’impatienter, ne trouvant rien à dire aux fillettes, gêné aussi d’adresser la parole à l’inconnu, que sa lecture paraissait absorber.

Il se fit violence encore dix minutes ; alors, entendant toujours des chants et des fanfares, mais ne voyant encore rien venir, il n’y tint plus et se tourna vers son liseur :

— Pardonnez, Monsieur, la liberté grande que je prends de vous déranger, peut-être… Mais ne pourriez-vous me dire si la procession se fera longtemps attendre encore ?…

— Non, Monsieur, répondit son interlocuteur, quelques minutes au plus. Les chantres vont entrer dans la rue ; immédiatement après viendront les enfants de chœur et les pèlerins proprement dits, qui sont les deux groupes curieux de notre procession.

M. Dubreuil devinant, à l’urbanité du ton de son interlocuteur, un homme complaisant et communicatif, demanda des détails, implora des renseignements, pestant maintenant d’avoir tantôt mis tant de mauvaise grâce à accueillir celui à qui il les demandait. Celui-ci eut un léger sourire et raconta tout ce qu’il savait. Il narra même tout au long une des nombreuses légendes accréditées dans le pays au sujet de la procession dansante.

— Je n’en garantis pas l’exactitude, dit-il en commençant, et je ne fais que vous répéter un récit qui m’a été fait par une vieille tante à moi, au temps de ma jeunesse.

Or donc il fut, dans un autre âge, une époque où la plus grande fortune d’Echternach se trouvait entre les mains d’une famille d’agriculteurs dont le fils aîné s’appelait Guy. — Malgré les pressantes instances de ses parents, Guy ne s’était jamais mis qu’à contre-cœur aux travaux des champs et il nourrissait la volonté formelle d’endosser le froc des moines de ce temps-là. Colères ni menaces ou promesses ne l’en firent démordre : un beau jour il prit le bâton de pèlerin, fit ses adieux à sa mère et partit pour Rome. — Il y devint moine, comme il l’avait voulu, mais ses souhaits cependant ne furent qu’à moitié exaucés : il avait souhaité courir le monde en prêchant l’Évangile, et l’ordre de son supérieur le retenait au couvent, chargé de guider les chœurs pendant les offices et d’enseigner la musique, pour laquelle il avait d’étonnantes dispositions. — Pour se consoler, il se mit opiniâtrement au travail, et consacra tout le temps que la prière n’absorbait pas, à la recherche d’un instrument de musique dont la conception avait germé dans sa cervelle, et dont il voulait doter le monde. Il le chercha durant trente ans sans relâche, et le découvrit enfin : une sorte de caisse allongée, sur laquelle des cordes étaient tendues et produisaient des sons harmonieux sous la pression d’un mince bâton qui les faisait vibrer. — Cette découverte merveilleuse coïncida avec l’arrivée à Rome d’un ami de la famille de Guy, venant lui annoncer la mort de ses parents, qui lui avaient pardonné et laissé leur héritage. — Avec la permission de ses supérieurs, le moine revint à Echternach et y rapporta son instrument. Mais un triste sort l’attendait. À la nouvelle de son retour, ses proches, qui s’étaient déjà partagé l’héritage, résolurent de le faire mourir. Lorsque Guy posa le pied sur le seuil de la maison paternelle, des furieux se jetèrent sur lui, l’emprisonnèrent, et un jugement sommaire le condamna à mourir à la potence. — Le lendemain était le jour fixé pour l’exécution de la sentence. Le moine avait passé toute la nuit en prières. Le matin, comme on lui demandait s’il voulait que, selon la coutume, une faveur lui fût accordée, il demanda celle de pouvoir monter à la potence avec son instrument de musique et d’en jouer là un dernier morceau. On le lui accorda. — Debout contre le poteau du gibet, Guy se mit à jouer son adieu à la vie : l’air lugubre de cet adieu arracha des larmes à plus d’un assistant ; plusieurs même élevèrent la voix pour demander merci ! Mais les proches du condamné refusèrent brutalement. Alors, tout à coup, Guy changea le rythme de sa musique, et fit vibrer son instrument dans la cadence d’un air léger et joyeux. — Un miracle s’accomplit ainsi, par lequel Dieu voulait sauver son serviteur. Tandis que Guy continuait de jouer, ses proches, qui l’avaient condamné à mort, se mirent à danser, sautant sur place, tout le corps agité de frissons et de tremblements. Ils dansèrent et dansèrent jusqu’à l’heure de midi, où leurs jambes s’étaient presque tout entières enfoncées dans le sable. Puis ils crièrent merci ! à leur tour. Mais Guy continua son air et ils dansèrent jusqu’à ce qu’ils se fussent ensevelis jusqu’à mi-corps. — Et ils redemandèrent merci ! Mais le moine continua, et ils s’ensevelirent, étouffés dans le sable, à l’exception de quelques-uns dont le repentir était sincère et à qui il fut fait grâce. Les descendants de ceux-ci reçurent en héritage le mal terrible de cette danse, qui avait été le châtiment de leurs parents et qu’on appela la danse de Saint-Guy. Mais à chaque accès du mal, ils venaient se faire bénir par leur saint parent, qui vécut un siècle, et ils étaient guéris.

La fin de ce récit coïncidait avec l’entrée du clergé précédant la procession, dans la rue où étaient assis les Dubreuil. Un long défilé de prêtres, vêtus de surplis blancs, chantant à l’unisson les litanies du patron d’Echternach, s’écoula lentement, suivi d’un nombreux groupe de chanteurs dont les voix reproduisaient, comme un formidable écho, les paroles de la prière. Jusque-là rien d’extraordinaire.

Tout à coup une fanfare de la ville déboucha dans la rue, jouant la marche au rythme de laquelle toute la procession doit obéir. Derrière les musiciens, deux cents gamins, sans veste ni blouse, en manches de chemise, marquaient le rythme en sautant : trois pas en avant, deux pas en arrière, se donnant à peine le loisir d’éponger, du revers de la main, leurs fronts et leurs visages ruisselants de sueur. Le soleil était haut déjà dans le ciel et dardait ses rayons ardents sur les pèlerins, à peine protégés par l’ombre des maisons.

Au premier moment, M. Dubreuil et ses filles ne purent empêcher un sourire de plisser leurs lèvres : la procession leur faisait, à son apparition, l’impression d’être moins originale que grotesque. Mais cette impression ne dura pas. Le défilé continuait, une nouvelle fanfare marquant la cadence, suivie celle-ci d’hommes et de femmes de l’âge mur, qui dansaient dans le grand soleil, exténués mais convaincus. La note triste ne manqua pas de se révéler bientôt. Dans un groupe de danseurs, une femme, petite mais plutôt obèse, que la transpiration avait échevelée déjà, continuait à sauter. Une fillette marchait à côté d’elle à petits pas incertains, bousculée, pressée dans le perpétuel remous de la cohue, s’accrochant désespérément au jupon de sa mère, tandis que de gros sanglots roulaient sur ses joues. La mère cependant paraissait s’en inquiéter à peine et sautait, tenant appuyée contre son sein une autre fillette, du même âge à peu près, qui paraissait se tordre dans d’atroces convulsions. Le corps déjeté de ci de là, le visage grimaçant dans de hideuses contorsions, les bras, les mains esquissant de grands gestes de folie, la pauvre petite était atteinte de ce terrible mal qui est la danse de Saint Guy, et pour la guérison duquel on invoque le patron d’Echternach. La mère voulait que son enfant fût guérie, et elle dansait avec foi, préférant tomber raide sur le pavé que de manquer un seul pas.

Cependant elle faisait peine à voir : elle avait maintenant le visage congestionné, à demi caché par les mèches de ses cheveux dénoués, que la transpiration collait en large bandeaux. On s’attendait à la voir succomber sous l’effort surhumain qu’elle faisait pour vaincre la fatigue et la chaleur ; mais douée d’une énergie rare, que doublait peut-être encore sa ferme conviction, elle résista et disparut enfin au détour de la rue, s’étant arrêtée quelques secondes seulement, pour avaler un doigt de vin trempé d’eau qu’on était venu lui offrir.

Car c’est encore un des détails caractéristiques du pèlerinage dansant, que les habitants de la ville se chargent de rafraîchir gratuitement les danseurs altérés. Des seaux de vin circulent, et tout le long de l’itinéraire des femmes debout tendent des verres demi-pleins à qui les veut prendre. Les pèlerins acceptent, boivent et rendent le verre sans même remercier, tant la force de la tradition leur fait considérer la chose comme une obligation imposée à leurs hôtes.

Le défilé dura trois heures durant, divisé par masses de danseurs devant lesquelles une fanfare, un trio ou un violoneux seul quelquefois marquait la cadence. Des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, tous les âges se trouvaient là représentés, paraissant avoir tous la même foi robuste. Dans chaque peloton distinct, deux ou trois malades se traînaient, appuyés au bras de parents complaisants. Même, dans un des derniers groupes, une femme atteinte du terrible mal attirait tous les regards et faisait naître sur son passage force commentaires. Grande, le corps maigre et presque sec dans le ballottement de son vêtement à longs plis, le visage émacié et les cheveux gris roulant sur les épaules, elle sautait tout d’une pièce comme sous l’impression d’un puissant ressort, touchait des pieds le pavé et rebondissait violemment. Dans ce mouvement, qu’elle paraissait accomplir sans en avoir le moins du monde conscience, ses yeux clos et sa bouche mi-ouverte donnaient à sa physionomie un air d’extase. Immobile et comme raidi dans un accès de paralysie, le bras droit était étendu, dans l’attitude du prêtre qui bénit.

Comme elle passait sous la fenêtre de l’hôtel, l’hôtelier entra pour renseigner son ami sur cette femme aux allures étranges. M. Dubreuil s’approcha pour écouter.

L’infirme, qu’accompagnaient ses deux frères, deux robustes campagnards veillant sur elle et la soutenant de chaque côté sans pouvoir l’empêcher de bondir, était une riche fermière de Poméranie que les médecins avaient renoncé à guérir. Les frères, qui connaissaient la légende de Saint-Guy — car la tradition l’avait portée jusque dans cette contrée reculée de l’Allemagne du Nord — avaient décidé de faire avec elle le pèlerinage. Ils étaient arrivés la veille et avaient couché à l’hôtel : mais dès minuit la malade s’était levée pour se mettre en prières. La fatigue du voyage paraissait l’avoir un peu apaisée : le matin cependant l’accès du mal eut une reprise et on avait emmené la pauvre femme.

— Mais d’où vient cet air d’extase de la physionomie ? demanda M. Dubreuil.

— Ah ! Monsieur, répondit l’hôtelier, ignorez-vous que c’est un des signes caractéristiques de la véritable danse de Saint-Guy ?… L’autre est la position du bras et de la main qui bénit. Les malades reproduisent ainsi exactement l’attitude donnée aux portraits du Saint…

— Étrange, étrange en vérité, murmura M. Dubreuil.

Quand il retourna près de ses filles, il trouva Raymonde occupée à consoler Marcelle, tout en larmes. L’impression faite sur la pauvre petite par le douloureux spectacle de la procession avait été trop forte, et les larmes, qui s’étaient précipitées, l’avaient seules empêchée de perdre connaissance.

M. Dubreuil s’effraya presque :

— Allons, allons, ma chérie, dit-il, en enlevant Marcelle. La procession est finie et nous avons tout vu : ne nous fatiguons pas à regarder davantage.