Un Mariage à Mondorf/Texte entier

La bibliothèque libre.
Imprimerie de la Société St-Paul (p. -290).

Joseph MORESSÉE




UN

MARIAGE À MONDORF



ROMAN LUXEMBOURGEOIS


LUXEMBOURG
Imprimerie de la Société St-Paul
1887


I


— Ainsi, Raymonde, petit père ne t’a rien laissé pressentir de ce qu’il a promis de faire ?

— Je t’assure, mignonne, que je n’en ai pas la moindre idée. Quand il est sorti ce matin, il m’a dit seulement de commencer nos préparatifs de départ, en me recommandant de ne rien négliger pour que nous fussions prêts à quitter Paris lundi ou mardi au plus tard. Cette bonne nouvelle m’a tellement réjouie, que la pensée ne m’est pas même venue de lui demander où il se proposait de nous faire passer nos vacances.

Mais prends patience, chérie, il est cinq heures et tu sais que petit père a prévenu qu’il rentrerait exactement à six heures pour le dîner. Nous l’interrogerons dès son retour, et nous saurons bien vite dans quel pays nous allons faire notre résidence pendant ces trois mois…

Marcelle fit une petite moue d’impatience et se dirigea vers la fenêtre de l’appartement, d’où elle allait guetter le retour de son père. Raymonde, assise devant le Pleyel où tout à l’heure elle laissait ses doigts errer au hasard de l’inspiration, feuilletait distraitement les pages d’un recueil de romances. Les questions de l’enfant venaient de lui rappeler brusquement ce départ, décidé à l’improviste le matin même.

D’ordinaire, M. Dubreuil ne quittait Paris qu’à la dernière extrémité, aux derniers jours de juillet : et voici que cette année, à la mi-mai, il parlait des préparatifs des vacances. Quel mystère pouvait cacher cette dérogation aux habitudes si régulières de son père ? Peut-être la santé de Marcelle inspirait de nouvelles inquiétudes au docteur… Mais oui, il avait pris un air si mystérieux tout à coup, pour entretenir M. Dubreuil lors de sa dernière visite.

Pauvre petite !… Et Raymonde, laissant sa pensée retourner bien loin dans le passé, songeait, tandis qu’une larme roulait furtive sous sa paupière.

M. Dubreuil était le fils unique d’un riche agronome de la Touraine. Après avoir brillamment passé l’épreuve du baccalauréat, il était venu à Paris où il avait poursuivi l’étude du droit, conquérant rapidement ses diplômes. Le jour même où il était reçu avocat, comme il se préparait à en écrire la bonne nouvelle au pays le télégraphe l’avait informé de la mort de son père.

Il avait songé d’abord à réaliser sa fortune, à mettre en vente ces propriétés devenues siennes et que son père faisait lui-même valoir depuis si longtemps. Mais bientôt, sur les conseils du régisseur qui avait, durant vingt ans, servi son père avec une rare fidélité, il y renonça. Oubliant, peu à peu, ses rêves d’autrefois, il s’était appliqué à l’étude de cette science si fertile de l’agronomie, et bientôt s’était fait la réputation d’un homme de grand savoir.

À trente ans, il avait épousé une des plus riches héritières de Tours, bonne et charmante créature qui fut l’ange de son foyer. Raymonde naquit l’année suivante ; et dès lors, Pierre Dubreuil se crut le plus heureux des hommes. Ce bonheur cependant ne devait pas être de longue durée. À peine un an s’était écoulé que la guerre, la fatale guerre de 1870, éclata, jetant la consternation, dès le début des hostilités, dans l’âme de tous ceux qui croyaient invincibles les armes françaises. À l’annonce de chaque nouvelle bataille, de chaque nouvel échec, Dubreuil se sentait envahir par une sourde colère ; sa femme cependant, qui savait le fervent patriotisme dont il était rempli, lui prêchait la confiance et l’espoir.

Au commencement de septembre, on apprit la capitulation de Sedan et le départ de l’empereur : Dubreuil manda son régisseur, lui donna ses instructions, lui confiant avec le soin de ses propriétés et de sa fortune, la mission de veiller sur sa femme et son enfant.

— Je ne veux point leur faire d’adieux, dit-il ; je sens trop bien, hélas ! que je ne partirais pas, et je veux être demain à l’armée. Quoi qu’il arrive en mon absence, ne prends conseil que de toi-même et fais ce que ton affection pour nous te commandera de faire.

Puis, essuyant une larme qu’il n’avait pu retenir, il avait serré la main du vieillard, avait sauté en selle et, sans oser jeter un regard derrière lui, sur cette maison où restaient seuls désormais les êtres qu’il chérissait plus que tout au monde, il était parti à franc étrier pour rejoindre l’armée de la Loire.

La guerre terminée, quand il revint à Beautaillis, Raymonde était orpheline. Sa mère n’avait pas su résister aux continuelles angoisses dont elle était assiégée. Elle était morte avant d’avoir revu son mari, en confiant son enfant aux soins vigilants de la fille du vieux régisseur.

Cet épouvantable malheur avait atterré Pierre Dubreuil. Pendant plusieurs semaines, terrassé par une fièvre aiguë, il était resté entre la vie et la mort ; mais enfin sa robuste nature avait repris le dessus et il avait recommencé son existence d’autrefois, comprenant où était son devoir. Travailleur infatigable, il étudia durant six années les besoins et les souffrances de la petite culture, en chercha le remède et, assez riche pour dépenser sans compter, se mit à l’appliquer généreusement. Il se fit d’abord le banquier de ces pauvres gens, en instituant dans la commune où il venait d’être nommé maire, une caisse de dépôts et de prêts d’un mécanisme fort ingénieux, qui rendit de grands services et qui eut un plein succès. Il parcourut alors l’arrondissement, se prodiguant avec un rare dévoûment, prêchant les petits cultivateurs, donnant des conférences, faisant partout de la propagande.

À cheval dès l’aube, il parcourait ses propriétés en compagnie du fils de son ancien régisseur, un gars robuste et intelligent, qu’il avait formé lui-même et auquel il destinait la charge que la vieillesse et les fatigues avaient contraint le père à abandonner. Il inspectait les travaux, donnait des conseils, rectifiant les fautes commises, exigeant que l’on se conformât à la méthode rationnelle de culture qu’il avait inaugurée. Puis il partait pour l’une ou l’autre commune éloignée, rendant visite aux grands propriétaires, les convertissant à ses idées généreuses, prêchant sans trêve sa croisade dont la devise était : « Il faut s’entr’aider ».

Un soir de l’automne 1877, Pierre Dubreuil revenait d’une de ces excursions, quand au détour de la route, à proximité du petit bois qui terminait de ce côté sa propriété, son cheval tout à coup se cabra, renâclant furieusement et refusant d’avancer. Il mit pied à terre pour connaître la nature de l’obstacle imprévu qui l’arrêtait ainsi : sur le talus du fossé longeant la route, un enfant au maillot était étendu et poussait des vagissements plaintifs.

Sans se donner même le temps de la réflexion, il avait pris dans ses bras le pauvre bébé abandonné et l’avait emporté chez lui avec des précautions inouïes. Dans la cour précédant son habitation, rencontrant Rose, la gouvernante fidèle qui servait de mère à Raymonde, il lui avait remis son précieux fardeau en lui racontant sa trouvaille.

— Oh ! le pauvre chéri, avait dit Rose.

Et avec cette bonté si touchante des paysannes tourangelles, elle avait borné là ses réflexions et avait couvert de baisers et de caresses le petit être, qui déjà ne pleurait plus. Puis quand elle l’eut attentivement examiné et fait l’inspection des langes qui l’enveloppaient :

— Ce ne peut être assurément, dit-elle, qu’un enfant abandonné. Sa famille n’est point de ce pays, car personne, à dix lieues à la ronde, n’a coutume d’emmailloter de cette façon un enfant. Le linge d’ailleurs est d’une rare finesse, mais n’est point marqué : ce serait bien un enfant volé, peut-être….

— Mais non, Rose, c’est impossible, répondit M. Dubreuil ; on ne vole point un enfant pour l’abandonner ensuite sur les grands chemins. Mais dis-nous, est-ce un garçon, est-ce une fille ?

— C’est une fille, maître, et voyez comme elle est jolie, quels beaux yeux bleus, quels soyeux cheveux blonds. Oh ! elle est gentille, vraiment !…

Et la bonne femme se remit à couvrir l’enfant de caresses, tandis que son maître lui disait de faire tout ce qui serait nécessaire pour le garder en bonne santé jusqu’à ce qu’il eût pris une décision.

Rentré chez lui, M. Dubreuil se demanda ce qu’il allait faire. Il avait trouvé l’enfant sur le territoire de la commune dont il était le maire, c’était donc à lui qu’il appartenait de prendre une décision. Son parti fût bientôt pris.

— De deux choses l’une, se dit-il, c’est un enfant abandonné ou un enfant volé : dans le premier cas, je le garde, donnant tout ensemble de cette manière une famille au pauvre petit être et à Raymonde une compagne. Si c’est un enfant volé puis jeté là au hasard par le ravisseur obligé de s’en défaire, quelques annonces insérées dans les journaux les plus répandus de la province et de Paris auront bientôt remis ses parents sur sa trace : ils n’auront qu’à venir le reprendre chez moi. Dans tous les cas, par conséquent, cet enfant restera un certain temps à mon foyer et il faut en prendre soin.

Mais d’abord comment allons-nous l’appeler, car il faut lui donner un nom. Enfin nous verrons bien demain…

Raymonde avait alors huit ans accomplis. C’était une charmante fillette, alliant au robuste tempérament qu’elle avait hérité de son père une rare vivacité d’intelligence. Grande et bien prise dans sa taille, on lui eût donné douze ans pour le moins, ainsi que disait Rose, qui en était aussi fière que si c’eut été sa propre fille. C’est avec des transports de joie délirante qu’elle avait accueilli l’entrée dans la maison de l’enfant abandonnée. C’était une petite fille ?… ah ! quel bonheur ; elle aurait la grande poupée blonde, celle qui fermait et ouvrait les yeux et qui marchait toute seule ; et puis tout de suite, tout de suite, elle apprendrait le piano !…

Quand elle sut que la petite fille n’avait pas de nom, elle voulut qu’on l’appelât Marcelle, un prénom qu’elle avait trouvé dans un livre, où il était porté par une enfant bien sage, que les bonnes fées aimaient bien et qu’elles avaient rendue heureuse.

Tout le monde y avait consenti et l’enfant avait pris, en même temps que sa place au foyer de l’homme charitable qui l’avait recueillie, ce nom de Marcelle où Raymonde voyait un présage de bonheur.

Les annonces envoyées aux journaux par M. Dubreuil n’amenèrent aucun résultat : sa conviction se fit ainsi de jour en jour plus profonde que Marcelle avait été abandonnée. Par qui ? Pourquoi ?… Mystère insondable et qui ne serait peut-être jamais éclairci.

Cependant les années s’écoulèrent. Raymonde et Marcelle grandirent côte à côte, profitant l’une et l’autre également, des avantages de l’instruction et de l’éducation que permet une grande fortune et s’habituant chaque jour davantage à se considérer comme deux sœurs.

Elles n’offraient cependant aucun point de ressemblance, et l’amitié tendre qui les unissait était faite même pour étonner ceux qui connaissaient la diversité de leur caractère. Raymonde était devenue une grande demoiselle sérieuse, fort posée et très instruite de toutes choses ; Marcelle était d’une infatigable espièglerie, mettant son bonheur dans la perpétuelle récréation de l’esprit et du corps, ne s’appliquant jamais à l’étude que contrainte et forcée par la nécessité d’obéir. Raymonde, sévère pour elle-même, avait pour Marcelle une indulgence que rien ne pouvait lasser et qui dégénérait même en faiblesse ; à chaque nouvelle niche imaginée par la folle gamine, elle tenait prête une nouvelle excuse. Pas n’était besoin d’ailleurs de beaucoup insister pour obtenir le pardon de M. Dubreuil, qui aimait la petite fille autant que si elle eût été son propre enfant, ou celui de Rose, qu’une petite câlinerie suffisait à désarmer.

L’adoption de Marcelle par M. Dubreuil n’avait fait que redoubler le zèle du vaillant agronome : il s’était remis à la tâche qu’il s’était imposée, courageusement, ajoutant chaque année à sa fortune et tout ensemble à sa réputation de générosité. Personne ne fut donc surpris lorsqu’en automne 1885, les électeurs du département lui offrirent la mission d’aller à Paris représenter leurs intérêts à la Chambre des députés. Il avait d’abord, par modestie, songé à décliner l’honneur qu’on lui faisait ; mais bientôt, envisageant le bien qu’il pourrait faire et les services qu’il pourrait rendre, il accepta et posa sa candidature.

Profondément conservateur, il s’était rallié au programme de l’Union conservatrice ; mais il entendait qu’avant tout son élection signifiât le ferme désir, exprimé par le département, de voir revendiquer à la Chambre les droits de l’agriculture.

Personne ne fut assez hardi pour combattre sa candidature ; il rallia sur son nom une masse imposante de suffrages et fut élu député.

Cet honneur devait nécessairement entraîner des charges : la moins pénible ne fut pas l’obligation imposée au nouvel élu de quitter sa commune, pour aller, pendant une grande partie de l’année, fixer sa résidence à Paris.

Au début de la législature, il avait tenté de n’y séjourner que provisoirement, profitant de son privilège pour circuler gratuitement et faire la navette entre la capitale et sa propriété de Beautaillis. Mais à ce voyage continuel, il n’avait pas tardé à trouver une incroyable fatigue, une lassitude physique telle qu’il en perdait toute liberté d’esprit, tout ressort.

Il résolut alors de renoncer à ce système, prévint Raymonde, fit un choix parmi les meilleurs de ses domestiques et partit avec eux pour Paris. Obligé de vivre au centre de la capitale, où il avait toutes ses relations, il loua le premier étage d’un grand hôtel de la rue Lepelletier et chargea sa fille, sur laquelle il pouvait désormais compter comme sur lui-même, de diriger les travaux d’aménagement.

Il hésita quelque temps sur le point de savoir s’il ne conviendrait pas de mettre Marcelle pendant une ou deux années en pension. Mais il rejeta bien vite cette pensée, autant pour obéir à ses idées sur l’éducation des enfants, pour laquelle il jugeait indispensable le milieu de la famille, que pour plaire à Raymonde qui le suppliait de lui laisser l’orpheline. Il choisit à l’enfant des maîtresses instruites, et n’eut plus bientôt qu’à se féliciter du changement de caractère amené chez elle par ce changement d’existence.

Le premier discours prononcé au Palais-Bourbon par le nouveau député fut un véritable événement parlementaire. La presse lui fit un gros succès, son nom fut lancé dans le public et tout le monde comprit qu’il fallait compter avec lui. Il n’en tira pas autrement vanité ; il ne profita de cette illustration donnée à son nom et de l’influence réelle qui en résultait, que dans l’intérêt de ses mandataires d’abord, en faveur des pauvres et des déshérités de la capitale ensuite. Partout où une bonne œuvre était organisée, on était assuré de le rencontrer, empressé, actif, se prodiguant avec la même générosité qu’il mettait autrefois à porter la bonne parole dans les réunions de cultivateurs.

Il consacrait sa matinée à sa correspondance ; puis c’étaient les réunions du groupe parlementaire auquel il était inscrit, puis les séances de la Chambre, puis les soirées auxquelles il était invité : toute sa journée était consacrée aux intérêts d’autrui, et le temps lui restait à peine de s’occuper, comme il l’aurait voulu, de ses chères enfants.

— Bien sûr, lui disait Rose, que son affection pour son maître autorisait à lui donner ce sage avertissement, vous finirez par tomber malade. Que vous travaillez, pardi ! on sait bien qu’il serait impossible de vous en empêcher. Mais du moins, n’en faites pas d’excès : si le travail vous est utile, le repos vous est nécessaire. Ménagez-vous, maître ?…

M. Dubreuil, en entendant les exhortations de la dévouée servante, souriait joyeusement. Malade, lui !… allons donc. Il savait bien quelle constitution de fer était la sienne ; la maladie perdrait son temps, bien sûr, à vouloir entamer un homme bâti comme lui à chaux et à sable. Et il recommençait de plus belle.

Raymonde, qui se taisait par respect pour son père, n’en souffrait pas moins au dedans d’elle même de le voir ainsi se dépenser pour autrui. Depuis quelque temps, elle n’aurait su dire pourquoi, un nuage de tristesse pesait sur son front. Paris, avec ses fêtes et ses plaisirs à outrance, ne plaisait point à son humeur sérieuse : sous l’empressement qu’elle mettait à paraître partout, dans le monde et dans les salons où son père la priait de l’accompagner, un sentiment très prononcé de répugnance se cachait et l’amenait à traduire le mot : fête, par celui-ci : corvée. Sans qu’il y parût, elle ne sortait qu’à contre-cœur.

Ces sentiments n’avaient fait que s’accroître, dans les derniers temps, depuis le changement, survenu dans la manière d’être de Marcelle. Une ombre indéfinissable avait envahi le front de l’enfant devenue tout à coup sérieuse, d’une réserve que Raymonde ne trouvait pas naturelle. Marcelle ne se plaignait pas ; tout au plus imaginait-on que le souci, peint dans son œil triste et doux, provenait du regret d’avoir quitté l’existence joyeuse et toute en dehors qu’on menait jadis en Touraine, à la campagne.

— Nous y retournerons, bientôt, va ! petite sœur, disait souvent Raymonde en caressant les boucles blondes et soyeuses de l’orpheline. Et tu peux croire que nous rattraperons tout ce temps perdu. Dans un mois, peut-être même plus tôt, petit père sera libre, et tu verras comme il se hâtera de nous ramener là-bas. Lui aussi regrette, sais-tu ? la bonne vie libre d’autrefois, et brûle d’aller la reprendre…

Un éclair fugitif s’allumait alors dans l’œil de Marcelle ; mais il disparaissait bientôt et l’enfant, la lèvre adoucie d’un triste sourire, secouait la tête et ne répondait pas. Qu’avait-elle ?… Elle souffrait, peut-être.

Et une indéfinissable angoisse envahissait l’âme de Raymonde, à la pensée que sa chère petite orpheline allait tomber malade. N’y pouvant tenir davantage, elle s’en fut un matin trouver son père et lui dire ses craintes. Ce fut alors que M. Dubreuil comprit véritablement quel attachement l’unissait à la petite étrangère : il fut frappé en plein cœur. Sans prendre le temps de faire atteler, il prit son chapeau et s’élança dans la rue : une voiture de place le déposait dix minutes plus tard devant la porte de son médecin, qu’il forçait à le suivre et qu’il ramenait aussitôt sans lui donner le temps de se reprendre.

Le docteur se fit amener Marcelle, l’examina avec une attention minutieuse et conclut enfin à une maladie de langueur. Ce n’était pas bien grave encore, le mal n’ayant eu guère le temps d’exercer ses ravages dans l’organisme frêle de la pauvre petite ; mais il fallait se hâter d’appliquer un remède si l’on ne voulait pas la voir s’étioler bientôt et courir le risque de la perdre.

— Et le remède, s’écria M. Dubreuil, dites vite, docteur, vous me faites mourir : le remède ?

— Il faut faire voyager Marcelle, répondit le docteur, lui donner assez de distractions de toute sorte pour chasser la mélancolie noire qui l’obsède en ce moment. Puis, la mener dans une station thermale, dans le Midi de préférence, et lui faire observer, sans paraître toutefois l’y contraindre, un régime réparateur et fortifiant.

On était à la mi-juillet, la session était close. M. Dubreuil exigea que tout fût prêt pour le départ, qu’il fixa au surlendemain. Il renvoya ses domestiques en Touraine, n’emmenant que Rose, à qui l’enfant était fort attachée, et l’on partit. On visita successivement la Suisse, l’Italie, puis le nord de l’Espagne : mais un mois entier consacré à ces déplacements continuels n’avait point amené le moindre changement dans l’état de santé de Marcelle. De jour en jour plus sombre, luttant contre le mal sourd et lâche par lequel elle se sentait envahir, elle regardait sans curiosité les sites nouveaux qui se déroulaient sous ses yeux, les monuments somptueux et célèbres des villes où l’on s’arrêtait.

M. Dubreuil était désespéré de ce premier insuccès. Il se hâta de repasser les Pyrénées et vint s’installer à Luchon, où il remit Marcelle entre les mains d’un médecin expérimenté. Celui-ci examina la petite malade et ses conclusions furent identiques à celles de son confrère parisien. Connaissant la personnalité et l’influence du député, il résolut d’en faire son obligé en guérissant la fillette, et consacra tous ses soins à obtenir cette guérison.

L’action du traitement sur Marcelle fut sensible ; un mieux considérable et facile à constater se produisit dans l’état de sa santé, mais elle était loin d’être guérie quand, la fin de la saison étant arrivée, il fallut rentrer à Paris. M. Dubreuil consulta les plus célèbres médecins de la Faculté, qui mirent leur savoir et leur dévoûment au service de la guérison de Marcelle. L’année s’écoula dans des alternatives de tranquillité et d’inquiétude sans cesse renaissantes. La fillette semblait reprendre sa gaieté d’autrefois ; les idées sombres dont la mélancolie emplissait son cerveau faisaient trêve ; la pâleur exsangue de la face et des mains se colorait du teint rosé de la convalescence : on croyait Marcelle sauvée. Et tout à coup elle retombait en proie à son mal, si subitement et sous le coup d’un accès si grave, qu’on n’osait qu’à peine espérer la voir se relever de cette nouvelle rechute.

Cependant, au commencement du printemps, elle avait repris ses forces et petit à petit avait reconquis son allure enjouée et espiègle de jadis. Au Bois, où M. Dubreuil et Raymonde la conduisaient tous les jours, elle prétendait ne plus rester emmitouflée dans les fourrures dont on avait coutume de la couvrir, sautait lestement à bas de la victoria, et courait par les pelouses, reprise soudain comme d’un irrésistible besoin de folles gambades et de sauteries joyeuses. Cette sorte de convalescence avait duré deux grands mois : Raymonde renaissait à l’espérance, malgré le souvenir des continuelles alertes, et Rose elle-même, qui avait longtemps cru la pauvre petite condamnée à mourir dans sa fleur, reprenait bon courage.

Maintenant, seul, le médecin ordinaire de la famille venait visiter Marcelle et indiquer les soins dont elle avait besoin qu’on l’entourât. L’amitié dont il s’était lié avec M. Dubreuil lui faisait un devoir de plus d’être vigilant : aussi n’était-ce pas sans inquiétude qu’il avait remarqué, deux ou trois jours avant le soir par lequel s’ouvre ce récit, les premiers symptômes d’un nouvel accès.

Sans hésitation, pour obéir à l’ordre exprès du député qui voulait être tenu au courant de tous les détails, il prévint M. Dubreuil de ses observations et des craintes qu’elles lui suggéraient :

— Marcelle, lui dit-il, est menacée d’une nouvelle rechute. Cependant, si vos occupations ne vous retenaient pas à Paris et que vous puissiez librement disposer de votre temps, je vous donnerais le conseil de partir pour la campagne et je serais alors assuré de pouvoir prédire une entière guérison.

— Mais je suis libre ! avait répondu M. Dubreuil avec une sorte d’emportement ; le seul incident parlementaire qui pût me retenir, à savoir la discussion des céréales, est définitivement clos : rien ne m’obligera à attendre la fin de la session, alors que la santé de notre bien-aimée Marcelle dépend peut-être de mon prompt départ. Quand faut-il partir, docteur, et où faut-il aller ?

— Partir le plus tôt serait le mieux : donnez vos ordres pour que tous vos préparatifs soient achevés pour le commencement de la semaine prochaine. Quant au but de votre voyage, permettez-moi de me recueillir et de prendre quarante-huit heures de réflexion avant de vous le fixer…

On s’était quitté sur ce dernier mot ; le docteur était allé à ses affaires et M. Dubreuil s’était empressé d’écrire au président de la Chambre pour obtenir un congé, en motivant sa demande.

Puis il avait commencé la longue série des visites qu’il était tenu de faire pour prévenir de son départ ses amis et ses protégés.

Le matin même du jour où commence ce récit, prévoyant qu’il aurait tout réglé avant la soirée, il avait prévenu Raymonde de la décision, prise de concert avec le docteur, et lui avait recommandé de faire diligence, de sorte que tout fût prêt et qu’il fut possible de partir le surlendemain ou dans trois jours au plus tard.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce tableau rapide de l’existence de son père et de la sienne venait de repasser tout à coup sous les yeux de Raymonde, assise, toute songeuse, devant le piano.

— Oui, se dit-elle, en poussant un soupir de profonde angoisse, Marcelle se retrouve sous le coup de la même menace… La science sera-t-elle donc obligée de s’avouer vaincue, et restera-t-elle impuissante à conserver à notre amour cette chère petite enfant !…

Puis, sa pensée s’élevant plus haut, jusqu’à Celui qui peut tout, là même où la science humaine reste inutile et incapable, une ardente prière monta de son cœur à ses lèvres.


II


En cet instant Marcelle, qui de la fenêtre de l’appartement épiait, le coin du rideau soulevé, le retour de M. Dubreuil, accourut vers Raymonde en battant des mains :

— Grande sœur, le voici qui rentre enfin. Sur le siége du coupé j’ai reconnu d’ici les favoris roux de Jean, le cocher. Descendons bien vite, veux-tu ? et allons embrasser petit père.

Et elle s’élança dans l’escalier la première, suivie de Raymonde qui achevait de sécher, du coin de son mouchoir, la trace des larmes qu’elle avait répandues.

En bas, à peine descendu de voiture, M. Dubreuil avait saisi Marcelle dans ses bras et couvrait de baisers les boucles de ses blonds cheveux.

— Bonjour, chère Raymonde, dit-il ensuite en baisant le front que celle-ci lui tendait, comment as-tu passé la journée ? Ne vous êtes-vous pas trop ennuyées, toutes seules, depuis le matin ?

Puis plus bas, en se penchant à l’oreille de sa fille :

— Et la petiote ? Ne s’est-elle pas plaint ? n’a-t-elle point souffert ?…

Après avoir répondu par un signe de tête à la question qui concernait Marcelle, Raymonde dit tout haut :

— Non, père, nous ne nous sommes pas ennuyées du tout, demande plutôt à petite sœur. Après ton départ, nous avons été entendre la maîtrise de la Madeleine au mariage de la comtesse de Vlissac. Puis, après déjeûner, nous sommes allées au Bois par Neuilly et Suresnes. Ah ! la bonne promenade ! quelle délicieuse journée de printemps, et comme nous t’avons plaint d’avoir dû la passer tout entière dans ce vilain Paris où l’on ne respire pas !…

— N’en dis pas trop de mal, grande sœur, dit Marcelle joyeusement : ce serait une peine bien inutile puisque nous allons bientôt le quitter, pour aller… Pour aller où, petit père ? ajouta-t-elle après un moment d’hésitation.

— Pour aller où il plaira au docteur de nous envoyer, ma chère petite, répondit M. Dubreuil. J’espérais le voir hier ; mais il a été empêché de venir. Tout à l’heure, je l’ai croisé sur le boulevard et il m’a promis d’être des nôtres ce soir. Nous allons donc savoir la résidence qu’il nous a choisie pour cet été.

On passa dans la salle à manger, où le dîner était servi, et l’on se mit à table.

M. Dubreuil touchait maintenant à la cinquantaine. Il était le type accompli de ce que l’on est convenu d’appeler un beau vieillard : de haute taille, la poitrine large et ouverte, la moustache fière, accentuée par la cédille de son impériale, les cheveux tout blancs et ras coupés, sa physionomie respirait tout ensemble la plus virile énergie et la plus compatissante bonté.

Il était assis au haut bout de la table, ayant à sa droite Raymonde, le visage encore empreint de tristesse et le front soucieux, mais admirablement belle dans un costume fort seyant de lainage sombre, relevé çà et là de dentelles assorties. Marcelle, assise vis-à-vis, de l’autre côté de la table, offrait avec elle le plus frappant contraste. Aussi blonde que Raymonde était brune, son œil bleu pétillant maintenant de malice, elle était vêtue d’une coquette blouse de foulard, dont les nuances se mariaient admirablement avec l’or de ses cheveux et le large ruban bleu qui en retenait les boucles épaisses.

Le commencement du repas fut silencieux. M. Dubreuil rapportait chaque soir, à l’heure du dîner, un appétit d’homme bien portant qu’il était indispensable tout d’abord de satisfaire. Mais quand le domestique, après avoir fait le dernier service, se fut retiré, Raymonde invita son père à leur raconter sa journée.

— Une journée bien maussade, ma chérie. J’ai d’abord perdu un temps infini à rejoindre le président de la droite parlementaire, que je désirais prévenir moi-même de notre départ. Puis il m’a fallu passer aux bureaux de l’Autorité, où j’ai porté le manuscrit de la fin de cette étude sur la question agricole, que M. de Cassagnac m’avait prié de vouloir écrire pour ses lecteurs.

J’ai eu d’ailleurs le plaisir de le trouver à son journal : apprenant que je quittais Paris, il a voulu absolument que je déjeunasse avec lui. Nous sommes allés chez Marguery et, comme nous pouvions bien nous y attendre, nous avons rencontré là quelques amis avec lesquels il a fallu faire un tour de boulevard.

Cependant, désireux de terminer aujourd’hui mes courses, j’ai quitté nos amis pour aller retrouver le secrétaire du comité du neuvième arrondissement, et lui déléguer tous mes pouvoirs de président pour l’organisation des colonies scolaires des prochaines vacances. Une affaire pressante l’empêchant de me donner son temps comme il le voulait, je l’ai invité à venir passer la soirée avec moi : je l’ai d’ailleurs chargé de nous amener le vice-président. Nous aurons aussi mon collègue du département à la députation, puis quelques amis que j’ai rencontrés et invités à cette soirée d’adieux improvisée.

Je t’ai dit déjà que j’avais croisé le docteur sur le boulevard… Eh ! mais, au fait, il m’a remis un petit livre en me recommandant d’y jeter un coup d’œil avant son arrivée…

M. Dubreuil sonna et pria le domestique de lui monter ce livre, que par distraction il avait laissé dans la poche de son coupé.

— Tiens, dit-il quand on le lui eut apporté, Mondorf-les-Bains… Qu’est-ce que c’est que cela ? Sais-tu peut-être, Raymonde, où perche ce port de mer ?

— Absolument pas, dit Raymonde ; mais à en juger par la tournure du nom, ce pourrait bien être en Allemagne… Mondorf ?… Dorf doit signifier notre mot : village.

Marcelle prit le livre des mains de M. Dubreuil :

— Êtes-vous assez drôles tous deux, dit-elle finement, de vous creuser la tête à chercher une chose que ne peut manquer de nous renseigner la première page du livre…

Et ouvrant l’opuscule, elle lut à haute voix : « Mondorf-les-Bains est un bourg fort ancien, situé dans le coin le plus méridional du Grand-Duché de Luxembourg, tout contre la frontière de la Lorraine. La source minérale se trouve à un kilomètre à l’est de la localité, au milieu d’un parc splendide, bordé par le cours de la Ganer ou Altbach. Cette petite rivière forme, sur une étendue de deux lieues, la frontière entre le pays de Luxembourg et la patrie de Jeanne d’Arc. L’Altbach serpente à travers une vallée étroite très pittoresque, qui s’étend en forme de bassin, dont les hauteurs sont couronnées de bois et de vignobles. À une lieu de Mondorf, en face de l’ancienne Chartreuse de Rettel, la Ganer se jette dans la Moselle, au milieu d’un panorama qui peut rivaliser de beauté avec les meilleurs sites du Rhin… »

Elle s’arrêta pour s’écrier :

— Oh ! que c’est gentil, petit père ! Est-ce là, dis, que nous irons ?… Je voudrais bien aller à Mondorf-les-Bains, moi…

— Il est bien possible, même probable, ma chérie, dit M. Dubreuil, que ce soit le lieu choisi par le docteur pour la période de nos vacances. Nous ne tarderons d’ailleurs pas à le savoir : prends encore un peu de patience.

À sept heures, le dîner terminé, Marcelle exprima le désir d’aller faire avec M. Dubreuil et Raymonde le tour du boulevard. On sortit. La soirée d’ailleurs était splendide : au détour de la rue Lepelletier, en mettant le pied sur le trottoir des Italiens, on était malgré soi saisi d’un grand mouvement d’admiration. La longue enfilée des boulevards, dans la direction de l’Ouest jusqu’à la place de la République, était baignée des rayons du soleil couchant, dont le faisceau énorme la remplissait d’un flot d’or pourpre. Attirée par le charme puissant de ce joyeux mirage, la foule qui inondait la rue s’écoulait lentement, comme recueillie, cessant les cris aigus qui perçaient tantôt d’une note stridente le long bourdonnement des conversations.

M. Dubreuil avançait doucement, appuyé au bras de Raymonde. Chaque incident survenant dans la foule, chaque nouveauté exposée provoquait un léger temps d’arrêt, pendant lequel il donnait des explications complaisantes à Marcelle. Là-bas, c’était un mitron passant dans la foule avec, en équilibre sur la tête, une large galette d’osier qu’une femme avait accrochée ; on se disait des injures qu’un groupe de dilettanti écoutait curieusement. Ici, c’était un cocher maladroit qui tempêtait contre les piétons : au coin de la rue Montmartre il avait renversé un vieil ouvrier qu’on avait dû transporter dans une pharmacie et avait tâché de s’esquiver avec sa voiture avant qu’on eût pris son numéro : mais un gardien de la paix l’avait reconnu, avait téléphoné à la grande station du boulevard et venait ainsi, sans se déranger, de le faire pincer au passage. Des rassemblements se formaient, des groupes de badauds s’arrêtaient, fichés comme des poteaux devant une affiche drôle, des files d’hommes-sandwichs s’attardaient, promenant sous les yeux du public la cage de bois où ils étaient emprisonnés.

M. Dubreuil tourna tout à coup dans la rue Drouot : avant de rentrer, on aurait encore le temps de passer par le Figaro et d’aller voir les curiosités étalées dans la salle des dépêches. Mais on n’y vit rien de fort intéressant : les photographies des morts de la veille, occupant une place élevée dans le monde de la politique, des arts et des belles-lettres ; les caricatures topiques des journaux illustrés de l’étranger ; puis encore des croquis au crayon de la catastrophe survenue récemment dans un puits de charbonnage et de l’assassinat de la rue Montaigne ; des armes envoyées d’Afrique, en usage chez une peuplade cruelle que M. Stanley venait de réduire ; puis le cadre banal des photographies d’actrices et d’acteurs parisiens.

Sur le trottoir, en sortant de la salle des dépêches, M. Dubreuil trouva un de ses amis, chef de bureau du ministère des affaires étrangères, causant avec un inconnu qui portait le ruban d’un ordre étranger à la boutonnière de sa redingote.

— Mon cher Florian, dit M. Dubreuil en s’avançant vers son ami la main tendue, quel heureux hasard de te rencontrer ?

Puis, se tournant vers l’étranger, il le salua avec une exquise politesse.

L’ami Florian, un bon gros garçon dans lequel il était impossible de ne pas reconnaître, sous le vernis de l’homme du monde, la nature exubérante du paysan tourangeau, présenta ces messieurs l’un à l’autre :

— M. Dubreuil, député d’Indre-et-Loire… ses filles…

— M. Vanier, chargé d’affaires du Grand-Duché de Luxembourg près la République…

Le député tressauta, pendant que Raymonde et Marcelle chuchotaient.

— Ah ! par exemple, la coïncidence est assez singulière, dit-il, et le hasard qui me procure, Monsieur, l’honneur de faire votre connaissance, a pour moi tout l’attrait d’une gageure. Figurez-vous que ce nom du Grand-Duché de Luxembourg, je ne l’avais plus jamais prononcé, je crois bien, depuis que j’ai quitté l’école et fermé mon atlas. On a peut-être raison de définir le Français en général : Un monsieur qui ne connaît pas la géographie.

Or, ce soir, au dîner, c’est le Grand-Duché qui a fait tous les frais de notre conversation et c’est du Grand-Duché que l’imagination de ces demoiselles est remplie. La mienne aussi, je ne vous le cacherai point. Et voici que, tout à coup, mon ami Florian vous présente…

Connaissez-vous, Monsieur, la station de Mondorf-les-Bains ?…

Et comme le chargé d’affaires allait répondre, M. Dubreuil se tourna tout à coup vers son ami :

— Florian, dit-il, si tu veux être bien gentil et m’obliger vraiment, accepte la proposition que je vais te faire. J’ai ce soir quelques amis à qui j’offre sans façon aucune le thé et le cigare. Sois des nôtres et, pour mettre le comble à ton amabilité, dis à Monsieur Vanier combien je serai charmé qu’il me donne aussi cette soirée.

Le chef de bureau ayant accepté, M. Vanier s’inclina.

— Je suis trop honoré, Monsieur, de la gracieuse invitation que vous voulez bien me faire pour ne pas m’y rendre avec empressement ; je ne quitterai donc pas mon ami.

Sans plus s’attarder, car huit heures venaient de sonner au clocheton du Comptoir européen, M. Florian offrit galamment le bras à Raymonde, qu’il connaissait depuis de longues années et qu’elle traitait en ami de la maison. Puis on se mit en marche, M. Dubreuil venant derrière avec M. Vanier.

Quelques heures plus tard, l’animation était grande dans le salon du député. Tous les amis qu’il avait invités se trouvaient au rendez-vous. Marcelle avait guetté l’entrée du docteur et, sur un mot de lui qui l’avait rendue toute joyeuse, elle s’était retirée avec Raymonde en souhaitant le bonsoir à son père.

— Alors, dit quelqu’un, vous êtes absolument décidé à partir sans attendre la fin de la session ? On comptait cependant sur un discours à sensation dans la question des sucres…

— Mon cher ami, répondit M. Dubreuil, il y a quelque chose dont je suis plus préoccupé en ce moment que des sucres et du succès possible d’un maiden-speech ; c’est la santé de mes enfants. Or, l’excellent docteur que voici vous dira lui-même qu’il m’a conseillé de hâter mon départ le plus possible. Je lui obéis.

— Et l’heureux pays que vous honorerez de votre séjour ?…

— Est le pays que représente Monsieur près le respectable président de l’Élysée, ajouta le député en se tournant vers M. Vanier : le Grand-Duché de Luxembourg. Le docteur prétend m’y avoir déniché un coquet petit village, où je pourrai satisfaire à la fois mes goûts d’existence sans façon et mon désir de guérir ma fille.

— Et comment s’appelle cette petite merveille luxembourgeoise ?

— Mondorf-les-Bains !

— Le nom a jolie tournure, dit l’ami Florian, mais je ne l’avais jamais entendu prononcer.

— Ni moi !

— Ni moi !

— Ni moi !

Cette dénégation partit de toutes les bouches comme un feu de file, tandis que tous les regards se tournaient vers M. Vanier, semblant quêter quelques renseignements. Celui-ci comprit et sourit :

— La chose, dit-il, ne saurait paraître étonnante à qui connaît la gigantesque réclame faite autour des stations thermales réputées. Mondorf-les-Bains, moins recommandé à coups d’annonces et de prospectus, n’en est cependant pas moins une station très recommandable : il me suffira, pour vous en convaincre, de vous dire que l’établissement hydrothérapique créé à proximité de la source minérale de Mondorf, a été construit par votre savant professeur Fleury lui-même, le promoteur de l’hydrothérapie scientifique. Il appréciait tellement les vertus de l’eau de la source qu’il accepta, il y a vingt ans, de prendre la direction des bains : aussitôt la réputation du savant praticien y attira une foule de malades, plus que n’en pouvait contenir le petit bourg.

S’il eût pu y demeurer, soyez persuadé que je n’aurais rien à vous dire que vous ne connussiez aussi bien que moi-même, de la station de Mondorf-les-Bains, qui eût pris rang parmi les premières stations balnéaires de l’Europe. Malheureusement, le passage de M. Fleury fut aussi court que brillant : la guerre franco-allemande survint et il quitta la direction.

Je ne pourrais dire le tort que fit la guerre de 1870 à l’établissement de Mondorf, dont la clientèle, qui était surtout française, ne revint plus guère après l’annexion de la Lorraine à l’empire allemand. Ce fut la décadence et presque la mort de la coquette station balnéaire.

— Et à la suite de quelles circonstances, demanda M. Dubreuil que ces renseignements intéressaient fort, a-t-elle retrouvé sa prospérité ?

— Le retour de Mondorf à la vie date du commencement de l’année dernière, reprit M. Vanier. La société qui exploitait l’établissement n’étant pas disposée à faire les sacrifices qu’exigeait le succès d’une pareille entreprise, elle l’offrit en vente. Un des membres du gouvernement luxembourgeois, M. Pauley, comprit tout le parti qu’on pourrait tirer d’une pareille acquisition, et obtint de la Chambre des députés le rachat de Mondorf par l’État.

Il a pris à cœur de vaincre les obstacles qui se sont opposés jusqu’ici à l’essor de l’établissement, et de conduire Mondorf aux destinées que la valeur médicale de ses eaux et son excellente position géographique permettent d’espérer pour lui. Il a fait des prodiges pour rendre agréable aux baigneurs et aux malades le séjour de la station et en a été récompensé dès la première saison : chose inouïe depuis nombre d’années, l’établissement a clôturé son année par un excédant de recettes.

— Voilà qui me paraît assez décisif, dit l’ami Florian. Décidément, cher M. Vanier, vous me faites venir à la bouche cette eau de Mondorf, et j’ai bien envie, cet été, d’aller passer une huitaine de jours dans le Grand-Duché.

Je le devrais faire d’ailleurs, ne fût-ce que pour aller vous y rendre votre aimable visite. Et puis j’y retrouverais notre cher député et ses gentilles demoiselles.

Et comme M. Dubreuil, à ce mot, le regardait d’un air singulier :

— Oh ! sois tranquille, reprit-il aussitôt ; rassérènetoi, père modèle. Je suis un célibataire trop endurci pour que tu puisses craindre de trouver en moi l’étoffe d’un ravisseur. Je grisonne, ô père jaloux, et te laisserai ta fille. Je te déclare enfin, ô vil réactionnaire, que je ne suis pas prêt à trahir la République pour entrer dans ta famille, un nid de l’ancien régime…

Tout le monde éclata de rire dans le salon. Seul, M. Dubreuil se contenta de sourire. C’est qu’il ressentait un étrange malaise, ce père aimant et dévoué, quand le hasard de la conversation ramenait en son esprit la pensée qu’un jour il lui faudrait se séparer de ses filles. La maladie menaçait de lui ravir Marcelle : il luttait pied à pied pour rendre vaines ses attaques. Mais si l’amour maintenant, venant à s’en mêler, allait se mettre contre lui et essayer de lui prendre Raymonde, serait-il de force à combattre ?…

Il chassa bientôt cependant ces pénibles pensées et se remit promptement de son mouvement de faiblesse.

— Tu n’attends pas sans doute, beau républicain, répondit-il en contrefaisant l’ironie de Florian, que je m’émeuve outre mesure de tes spirituelles injures. Je courrais trop le risque de nous brouiller à mort : auquel cas je perdrais tout le plaisir que j’aurai de te recevoir là-bas, quand tu viendras visiter Mondorf.

Car je compte sur cette visite : non pas seulement qu’elle me procure l’agréable perspective de serrer la main à un vieil ami, mais encore — pardonne-moi d’être aussi intéressé — parce que personne mieux que toi ne saurait venir me donner des nouvelles de mes amis et des œuvres dont j’ai pris la prospérité à cœur. Je te donnerai tantôt les adresses des personnes chez lesquelles il te faudra venir prendre tes renseignements avant de te mettre en route : à commencer par notre ami Cottin, que voilà, qui te dira les décisions prises par notre comité du neuvième arrondissement pour l’organisation des colonies scolaires de vacances.

— Cette institution vous intéresse, Monsieur le député ? dit M. Vanier. Mondorf aura donc un attrait de plus pour vous, car de pareilles colonies y sont organisées pour les enfants des écoles de notre petite capitale.

— Et avec l’attrait, ajouta M. Cottin, viendra l’obligation d’étudier la méthode suivie là-bas pour la tenue des colonies et de nous en exposer au retour le mécanisme.

— Je m’y engage, cher ami, dit M. Dubreuil. Pourvu que je rencontre à Mondorf quelqu’un qui me renseigne, et que je puisse obtenir l’autorisation…

— De ceci, l’interrompit M. Vanier, vous permettrez bien, Monsieur, que je me charge. Vous m’avez fait ce soir un trop gracieux accueil pour que je puisse omettre, en retour, de tenir mes amis de là-bas à votre disposition.

— Cette promesse, dit le docteur, rend presque superflue la recommandation que j’allais vous offrir pour mon confrère de Mondorf, l’excellent docteur Petit. Car il est bien temps de vous dire à la suite de quelles circonstances je me suis trouvé amené à vous recommander un séjour dans la station qu’il dirige.

J’étais sérieusement occupé de faire un choix entre les villes d’eaux nombreuses qu’il m’était possible de vous recommander dans l’intérêt de la santé de Marcelle, lorsque je reçus l’opuscule que je vous ai glissé cet après-midi, en vous croisant sur le boulevard. Je n’aurais peut-être pas songé à l’ouvrir, si le courrier suivant ne m’avait apporté une lettre d’un ancien camarade que j’avais presque perdu de vue, ce docteur Petit précisément, le directeur médical de Mondorf-les-Bains et l’auteur de l’opuscule qui m’avait été envoyé.

Il me rappelait dans sa lettre son excellent souvenir, et puis, en savant praticien qu’il est, me vantait la grande valeur médicale des eaux de sa station.

« Tu sais, ajoutait-il, quel respect profond j’ai toujours eu pour la vérité dépouillée d’artifices, et quelle instinctive répugnance m’inspire tout ce qui, de près ou de loin, touche au charlatanisme. C’est en suivant strictement la ligne de ces principes que j’ai écrit le petit livre que je t’ai envoyé ce matin : il ne s’y trouve pas un mot qui ne soit strictement vrai, et l’éloge que j’y fais des eaux de Mondorf est plutôt modeste qu’exagéré. Lis ce petit livre attentivement : je suis certain que tu y découvriras plus d’une indication utile, et qu’il se prouvera, parmi tes malades, quelqu’un à qui le conseil de venir se faire soigner ici rendra la santé. »

Connaissant par expérience quelle absolue confiance il m’était permis d’avoir en la parole de mon ami, j’ai lu son livre minutieusement. Après cette lecture, mon opinion a été faite et ma résolution prise de vous engager à conduire Marcelle à Mondorf.

— Je vous suis reconnaissant, docteur, de toute la peine que vous voulez bien prendre en faveur de mon enfant. En arrivant à Mondorf, je dirai à votre ami l’empressement que vous avez mis à écouter son conseil. Puisse-t-il être savant et dévoué comme vous l’êtes vous-même !…

— Le souhait est superflu, Monsieur le député, dit M. Vanier : le docteur Petit est un médecin savant et plus dévoué au salut de ses malades que je ne saurais vous le dire. Il guérira votre enfant.

— Le Ciel exauce votre prédiction, Monsieur, et je serai le plus heureux des hommes…

Une heure plus tard, M. Dubreuil debout, la tête inclinée devant le crucifix appendu à son chevet, priait dans la nuit silencieuse.


III


Le mardi suivant, la famille Dubreuil se mit en route à destination de Mondorf-les-Bains, Rose, la fidèle gouvernante, et tous les domestiques de l’hôtel, gens attachés à leur maître depuis l’enfance, étaient partis la veille pour la Touraine, les uns s’en allant passer dans leurs familles les trois mois que devait durer l’absence de M. Dubreuil, les autres envoyés à Beautaillis, où le régisseur avait ordre de les accueillir comme d’habitude et de les occuper au mieux des intérêts du propriétaire.

Au début du voyage, dans le compartiment très confortable de première où l’on s’était commodément installé, Marcelle fut d’une gaieté inaccoutumée. L’idée qu’elle se faisait de Mondorf, à tort ou à raison, le nom même de cette localité où l’on allait passer les vacances, le hasard qui voulait qu’aucun inconnu ne fût monté dans leur wagon, la matinée fraîche et tout ensoleillée de ce beau jour de mai, tout la rendait heureuse et satisfaite. Elle battit des mains quand le train coupa la ligne des fortifications de l’enceinte de Paris, se pencha hors la portière pour envoyer à la grande ville son adieu moqueur, puis se mit à babiller gaiement avec Raymonde.

Dans le coin du coupé, M. Dubreuil lisait les journaux du matin, absorbé depuis un instant par l’explication fort ingénieuse que donnait un journaliste des combinaisons financières proposées pour le budget de 1888. Entre son regard préoccupé et la feuille qui tremblait des cahots de la voiture, les arbres, les maisons, les viaducs étendaient rapidement leur silhouette vertigineuse : Pantin, Lagay, Villemomble, Noisy-le-Sec paraissaient dans le cadre de la portière, y étranglant, l’espace d’un éclair, leurs panoramas joyeux, puis filant à grande vitesse pour disparaître bientôt dans un vaporeux lointain.

Il ne voyait toujours rien, épluchant entre les lignes les commentaires du courriériste…

Mais, tout-à-coup, il lui devint impossible de lire : le papier tremblait si fort qu’il semblait secoué par les hoquets d’un joyeux éclat de rire. C’était drôle, et quelle extravagance de son imagination : il lui semblait entendre distinctement ce rire du papier ! Pour couper court à cette illusion drôle, il leva la tête et chercha Marcelle.

Alors le mystère du papier rieur s’expliqua : la folle gamine, aux pieds de son père, s’était accroupie riant aux éclats, tandis que du bout de son doigt tendu elle agitait vivement le journal.

— Enfin, dit-elle, je t’ai tiré de ta politique maudite. Et maintenant, petit père, sois sage, n’est-ce pas, et conte-nous quelque chose… Tiens, Château-Thierry ! Nous voici dans l’Aisne…

— Oui, acheva M. Dubreuil, en pleine sous-préfecture. À propos, mignonne, tu sais que tu vas devoir changer ton manuel de géographie : M. Goblet les supprime, les sous-préfectures !…

— Ah ! tu n’es pas gentil. Je t’enlève ton journal pour que tu laisses la politique en repos et voici que ton premier mot est pour en reparler ?

— Au fait, tu as raison, ma chérie. Que peut bien nous faire la proposition de M. le sous-préfet et la suppression de tous les Goblet de France !… Pardon, c’est le contraire que je voulais dire : la proposition de M. Goblet et la suppression des sous-préfets….

À cette distraction, la belle humour avait repris de plus belle et l’on riait encore que déjà le train filait à travers les premiers villages champenois.

M. Dubreuil se mit à parler de la Champagne, de ses vignobles immenses, de ses vins pétillants. Mais comme il en était au beau milieu de ses explications sur la fabrication des vins mousseux, le train s’arrêta et le garde, longeant le quai de son pas uniforme, se mit à crier d’une voix nasillarde et traînante :

— Épernay ! Dix minutes d’arrêt ! Buffet !

— Tiens, une idée ! dit M. Dubreuil. Puisque nous parlions de vin mousseux, l’occasion serait excellente de joindre l’exemple au précepte, comme on fait dans la grammaire, et de boire un verre de Champagne. Personne sans doute ne s’avisera de venir nous déranger en s’installant auprès de nous : je cours au buffet et je reviens…

Mais comme il reparaissait sur le quai, rapportant une demi bouteille carte d’or et une flûte, il eut une vive contrariété. Ce coupé où il était resté jusque là si tranquille, seul avec ses filles, un jeune homme l’escaladait, aidé, soutenu plutôt par un grand gaillard de laquais, chargé de fourrures et de couvertures de voyage. Quel ennui !… En reprenant sa place à côté de Raymonde, répondant d’un léger haussement d’épaules qui voulait dire : « C’est dommage, mais qu’y faire ! » au regard consterné de ses filles, il salua pourtant avec politesse le compagnon de voyage dont le hasard les gratifiait si malencontreusement.

Du dehors, perché sur le marche-pied et se retenant des mains à la portière, le domestique saluait aussi :

— À tout à l’heure, Monsieur Fernand ! Je viendrai à tous les arrêts du train m’informer de ce que vous pourriez désirer…

Le jeune homme répondit d’une voix à demi éteinte :

— Bien, Jacques, merci !

Puis il tira sur ses genoux le pan d’une couverture et, appuyant la tête sur les coussins du dossier, il se mit à sommeiller.

Le train repartait lentement. L’aspect pitoyable de celui que le domestique avait appelé Monsieur Fernand avait répandu dans le coupé un air de contrainte étrange, et quand M. Dubreuil eut tranché les fils qui retenaient bouchée sa demi bouteille carte d’or, il n’osa même point en faire sauter le bouchon, le retenant de la main comme pour l’empêcher de troubler, du bruit de son évacuation violente, le silence triste qui venait d’entrer avec ce malade.

Car, visiblement, le jeune homme était malade. Le visage, sympathique dans son encadrement de cheveux noirs bouclés, était d’une pâleur terreuse ; les yeux tirés et cerclés d’une large bande de bistre, les mains maigres et exsangues, les ongles longs et transparents dénonçaient le poitrinaire. Comme Raymonde, en portant le verre à ses lèvres, regardait de son côté, elle pensa : « Pauvre jeune homme ! » Marcelle aussi se disait : « Pauvre Monsieur ! » Et M. Dubreuil, reprenant le verre que sa fille lui tendait, dit à demi-voix, craignant d’être entendu : « Pauvre garçon ! »

Mais il ne fallait pas se laisser envahir par ces idées lugubres ; cela ne valait rien, surtout à Marcelle, trop disposée déjà à la mélancolie. M. Dubreuil épuisa donc lestement la dernière flûte et s’empressa de reprendre ses explications. Il parlait maintenant des opérations préparatoires à la fabrication du champagne : il avait eu jadis, à Reims, l’occasion de les voir pratiquer dans d’immenses caves qu’on lui faisait visiter.

— Je ne sais plus comment cela s’appelle, disait-il, mais c’est fort curieux. On range les bouteilles provisoirement bouchées sur des pupitres percés de trous, où elles se trouvent prises par le goulot, renversées. Le sommelier passe, les prend deux à deux et les secoue légèrement dans un rapide mouvement de rotation…

Ces explications paraissaient intéresser le jeune homme. Se remettant d’aplomb, le coude appuyé au bras du siège où il était assis, il se tourna vers M. Dubreuil et le pria d’excuser son interruption. Mais il connaissait dans les détails, disait-il, ces opérations curieuses de la champanisation, et si on voulait bien le lui permettre, il expliquerait à ces demoiselles…

D’une voix lente et difficile, il commença une fort intéressante description des caves de Champagne, des appareils divers employés dans la fabrication, des opérations diverses qu’elle nécessite. Raymonde surtout y prenait grand intérêt, sentant se développer en elle un profond sentiment de compassion pour le pauvre jeune homme, que cette simple conversation paraissait épuiser déjà.

— Vous êtes sans doute de ce pays ? dit M. Dubreuil. La connaissance parfaite que vous avez de toutes ces choses le fait supposer du moins ?

— Vous ne vous trompez pas, Monsieur, répondit-il ; même ma famille y est, depuis le siècle dernier, propriétaire d’une maison considérable dont le nom est connu un peu partout. C’est du champagne fabriqué dans nos caves que vous buviez tantôt.

Raymonde, saisissant vivement le flacon abandonné sur le siège à côté d’elle, lut le nom inscrit sur l’étiquette, puis le fit voir à son père.

— Darcier, lut M. Dubreuil à ton tour ; en effet, le nom est très connu.

Ils se saluèrent de nouveau, puis le silence se fit, chacun suivant sa pensée tandis que le train filait à toute vapeur.

À chaque arrêt du train, Jacques montrait la tête à la portière :

— Vous ne désirez rien ? monsieur Fernand. Il ne vous manque rien ? Mes services ne vous sont pas nécessaires ?

Et chaque fois le jeune homme répondait en secouant la tête, paraissant fort ennuyé de cet empressement qui faisait ressortir encore davantage le triste état de sa santé, le montrant contraint de se faire accompagner en voyage par un laquais.

Enfin le train entra en gare de Nancy. M. Dubreuil et ses filles saluèrent leur compagnon de voyage et se jetèrent dans une voiture de place pour aller en ville, où ils devaient passer la nuit, tandis que Jacques s’empressait auprès de son maître, les bras embarrassés dans l’amoncellement des couvertures, des fourrures, des cache-nez.

Le lendemain matin, M. Dubreuil venait de s’installer dans son compartiment à destination de Metz, quand Marcelle, qui avait la tête penchée à la portière, se retourna tout à coup :

— Petit père, voici le monsieur d’hier, tu sais, le malade : il cherche un compartiment.

M. Dubreuil regarda sur le quai à son tour, et avec cette amabilité toute française que suffit à faire naître quelques heures passées ensemble en wagon, invita son compagnon de la veille à monter auprès de lui. Et quand Jacques se fut retiré, un moment il eut la pensée de demander à Darcier quel était le but de son voyage. Mais songeant aussitôt qu’on y pourrait voir une indiscrétion, il s’abstint et parla d’autre chose.

À Metz, on se salua comme la veille. M. Dubreuil, profitant des deux heures dont il pouvait disposer jusqu’au départ du train de Luxembourg, conduisit ses jeunes filles visiter rapidement les curiosités de la ville. Mais comme, revenu à la gare, il cherchait un coupé, il vit encore Fernand assis dans l’encoignure du premier qu’il ouvrit. Cette persistance à voyager ensemble l’intrigua. Puis il se dit qu’à Luxembourg on quitterait définitivement, pour ne plus le revoir, ce compagnon peu agréable, et il monta en voiture sans faire d’observation.

Ce qui avait intrigué M. Dubreuil n’avait pas manqué de faire impression sur ses filles : elles se communiquèrent leurs réflexions à ce sujet. Même Raymonde insinua que ce voyage fait de concert avec le jeune homme n’était point un simple hasard, et avoua qu’elle s’attendait à le retrouver quelque jour, à voir des relations s’établir entre son père et lui. Pourquoi ?… Oh ! pour rien… Une sorte de pressentiment qu’elle avait ainsi. Ses pressentiments l’avaient rarement trompée, et elle y croyait.

Ces vagues pensées furent interrompues tout à coup par l’arrêt du train, qui venait d’entrer en gare de Luxembourg. Il y eut un moment d’ennui, causé par les tracas inséparables de l’arrivée à destination : les bagages à se faire délivrer, puis à réexpédier directement sur Mondorf, où il devait aller pendant que M. Dubreuil ferait voir la ville à ses filles et se présenterait chez l’hôte pour lequel il avait une lettre d’introduction.

Cette lettre avait été une surprise aimable de M. Vanier, qui lui donnait ainsi le moyen le plus facile de se présenter et de faire connaissance. Elle était à l’adresse de M. Pauley, le ministre des travaux publics, celui-là même qui avait la haute direction de la station thermale de Mondorf.

Aussitôt après avoir déjeûné, M. Dubreuil, laissant ses filles à l’hôtel en leur promettant de rentrer sans retard, se fit conduire chez le ministre et eut la bonne fortune de le trouver chez lui. Il fit passer en même temps sa carte et sa lettre : quelques instants plus tard, M. Pauley était devant lui.

— Je suis charmé, Monsieur le député, lui dit-il en lui tendant les mains, de faire dès aujourd’hui votre connaissance. M. Vanier m’a écrit qu’il vous avait promis de mettre ses amis à votre disposition : je suis heureux de pouvoir ratifier aussi tôt cette

— Vous me voyez confus, répondit M. Dubreuil aussi flatté qu’il est possible de ce charmant accueil. Je ne mérite en aucune façon, vraiment, l’honneur que vous me faites…

Il n’en avait pas fallu davantage pour rompre la glace entre ces deux hommes, inconnus l’un à l’autre une heure auparavant, et qui maintenant sentaient naître en eux le germe d’une franche et cordiale sympathie.

Ils se plaisaient l’un à l’autre, dès l’abord, par cet air indéfinissable d’affabilité dont sont illuminées certaines physionomies, et qui brusquement, sans motif, charme et enchante. M Pauley possédait au suprême degré cette puissance considérable de savoir, par un seul sourire, capter la sympathie de ceux qui l’approchaient : M. Dubreuil était conquis du premier coup et se sentait tout à fait à l’aise. Mais il ne lui paraissait pas possible de prolonger plus longtemps cette première visite, et il se préparait à prendre congé, expliquant que ses filles l’attendaient à l’hôtel, qu’il avait encore des informations à prendre, qu’il devait s’enquérir des départs pour Mondorf…

Alors M. Pauley l’interrompit :

— Je me serai mal expliqué, sans doute, dit-il. Ce n’est point d’une formule banale que je me servais tout à l’heure en vous disant que j’étais à votre entière disposition. J’entends obtenir de votre confiance, que vous vous en rapportiez à moi du soin de vous renseigner et de vous piloter dans ce pays si nouveau pour vous.

Et tout d’abord, nous irons prendre Mesdemoiselles Dubreuil, à qui je me propose de faire visiter dès aujourd’hui notre petite capitale.

Raymonde et Marcelle furent, elles aussi, enchantées, dès le premier regard, du nouvel ami de leur père. À peine les premiers compliments échangés, il leur semblait qu’elles connussent depuis toujours ce charmant homme, dont l’accueil gracieux était un heureux présage. Elles prirent un plaisir extrême à le suivre à travers la ville, à entendre les explications qu’il donnait, à admirer avec lui les sites merveilleux qui font à Luxembourg une si pittoresque ceinture. Ah ! la jolie cité, tout animée du besoin d’oublier les pesantes murailles de l’enceinte qui l’étouffait jadis, tout occupée de s’étendre et d’atteindre la verdoyante campagne dont si longtemps l’avaient séparée ses fossés, hérissés de fer et de mitraille. Dans les somptueux jardins qui la prolongent vers le plateau, on dirait qu’une fée a semé en passant les bijoux de la plus élégante architecture : les villas sortent de terre comme par enchantement, aux endroits délicieux où les plantations attendent de pouvoir leur faire un cadre de souriante verdure.

Tandis qu’on traversait le parc splendide qui abrite la ville contre les vents du nord, les deux fillettes ayant pris l’avance en babillant, leur père écoutait attentivement les détails que M. Pauley lui donnait sur le pays, sa population, ses mœurs, ses ressources. Puis vint l’exposé, fait pour intéresser tout particulièrement le député, du mécanisme gouvernemental et législatif régissant le Grand-Duché. La conversation durait encore que déjà l’on était arrivé, par les boulevards, jusqu’à la majestueuse perspective du viaduc jeté sur la Pétrusse.

Alors, tout à coup, l’aspect changea comme au coup d’une baguette magique. On suivit un dédale de tortueuses ruelles débouchant de l’autre côté de la ville sur le Bock, l’imprenable boulevard des anciennes fortifications. L’admirable panorama qu’on découvre du haut de ce rocher, arracha un cri de ravissement à Marcelle qui regardait, les yeux élargis, ces merveilles enfantées par la nature puissante. Au pied du roc, la ville basse du Pfaffenthal s’élargissant dans la coulée pittoresque des Bons-Malades et de Dommeldange ; de l’autre côté, l’entassement des maisons du faubourg du Grund, paraissant comme écrasé du poids du piédestal titanesque au-dessus duquel la ville trône en reine orgueilleuse ; en face, le bourg de Clausen, coupé en deux par la ligne droite que dresse le clocher de sa pimpante église, paisiblement assise au pied du bloc colossal des rochers du Mansfeld.

Les promeneurs escaladèrent encore le plateau du Rham, d’où l’on a la vue superbe de la ville au revers, avec les puissants contreforts auxquels s’accrochent, comme dans un effort d’équilibre vertigineux, les grappes de bâtisses suspendues. M. Pauley exposa à son hôte la destination de ces massifs bâtiments du Rham, qui étaient autrefois des casernes et où sont installés aujourd’hui différents services de la bienfaisance publique, un orphelinat, un institut de sourds-muets.

Ceci était fait pour piquer la curiosité de M. Dubreuil, intéressé plus que tout au monde au soulagement de l’enfance infirme ou misérable. Il savait exactement tout ce qui s’est fait en France sous ce rapport et eût été bien aise de pouvoir comparer. Mais le temps aujourd’hui manquait : on ne put que traverser rapidement l’enfilée des longs corridors blancs de l’orphelinat et jeter un coup d’œil, en passant, dans une classe où un maître à l’air intelligent donnait aux petits sourds-muets la leçon de lecture à haute voix.

Le temps pressait : le dernier train de Mondorf partant à sept heures, on devait se hâter si l’on voulait voir rapidement les curiosités de la ville même. Mais comme, en sortant de la Maison des États, M. Pauley se proposait de faire voir la cathédrale à ses hôtes, une idée lui vint tout-à-coup et l’on s’arrêta pour écouter sa proposition :

— C’est demain matin, dit-il, que défilent dans nos rues les dernières processions isolées de l’Octave de Notre-Dame. Le spectacle en est éminemment curieux et édifiant : il faut en saisir l’occasion, qui ne se présente qu’une fois chaque année à cette époque.

— Nous devrions donc venir de Mondorf demain matin, dès la première heure ? interrogea M. Dubreuil.

— Ce serait bien malaisé, reprit le ministre. Ces demoiselles ne consentiraient pas sans doute, après les fatigues du voyage, à se remettre en route d’aussi bonne heure. Mais vous avez un autre moyen. Rien n’est encore préparé là-bas pour votre arrivée : vous avez donc toute liberté de passer la nuit à Luxembourg, d’y assister demain au défilé des pèlerinages et de partir ensuite pour Mondorf où vous choisirez vous-même votre appartement. Que vous en semble ?

— Accepte bien vite, petit père, s’écria Marcelle…

— Des deux mains, ajouta M. Dubreuil. Mais je vous le répète, Monsieur le ministre, je suis littéralement confus de tant d’attentions…

— Laissons cela, interrompit M. Pauley. Et maintenant que nous ne sommes plus contraints à la tyrannie de l’heure fixe, nous pourrons achever notre promenade à l’aise.

On termina le plus agréablement du monde cette première journée passée dans le Grand-Duché. Mais on abrégea la soirée. Le voyage de la veille et celui du matin, puis ces courses interminables à travers la ville avaient harassé les fillettes : leur robuste père lui-même se sentait le besoin d’un sommeil réparateur…

Le lendemain de bonne heure, comme ils achevaient de déjeuner, un domestique vint prendre M. Dubreuil et ses filles pour les conduire dans une maison de la place Guillaume, où une fenêtre leur avait été réservée par les soins de M. Pauley. Quand ils y furent installés, la croix qui venait en tête de la première procession se montrait au détour d’une rue voisine, suivie des confréries, du clergé, des pèlerins, dont les deux interminables files allaient se développer sur la place.

Un groupe de chanteurs avait entonné un hymne religieux : les phrases puissantes du plain-chant grégorien se suivaient sur un rythme lent, que hachait de son martèlement monotone le rosaire récité à haute voix par la foule. Puis déjà s’entendait dans le lointain l’accord d’une fanfare, interrompu presque aussitôt par la volée d’une cloche de l’église voisine, ou couvert par le bourdonnement puissant des conversations de la foule qui se pressait sur la place.

Cette foule aussi était fort curieuse à voir, dans son air recueilli de piété naïve : les hommes, le front découvert sur le passage de la procession, formaient la haie, silencieux et pensifs ; les femmes, tirant par la main des enfants bousculés dans la cohue, marchaient, accompagnaient de loin le pèlerinage, priant haut et clair ou s’interrompant tout à coup pour s’attarder aux plaintes de leurs petits, inquiètes de savoir si elles parviendraient à entrer dans l’église déjà pleine.

Et tandis que les chantres continuaient les strophes lentes de leur hymne à la Vierge, la phrase du rosaire reprenant son allure saccadée : Heilige Maria, Mutter Gottes… un remue-ménage commença tout à coup sur la place au-delà de la foule massée. Des femmes avaient aligné de longues tables, deux planches échafaudées à la hâte sur des tréteaux, et y dressaient des couverts. Ici, d’interminables files de bols blancs, commandées par le lourd chaudron aux flancs brillants dans lequel bouillait un fleuve de café léger ; là des amoncellements de brioches, de petits pains, de saucissons ; plus loin des éventaires de marchandes de fruits secs, de charcuterie, de sucre d’orge. Les tables étaient encore désertes, mais à l’agitation des femmes qui en avaient réglé l’aménagement, il était facile de prévoir qu’elles seraient tout à l’heure prises d’assaut.

En effet, déjà la première procession disparaissait au détour de la rue pour entrer à l’église, suivie d’une autre plus nombreuse qu’accompagnait, une société chorale. Un cantique allemand, chanté par près de cent voix mâles, dominait tous les bruits. Puis succéda le défilé d’une procession d’hommes marchant dans un ordre parfait, les ouvriers d’une importante fabrique des environs, conduits par leur directeur et priant eux aussi à haute voix, tandis que la fanfare faisait vibrer en cadence l’éclat de ses cuivres puissants.

Des milliers de pèlerins défilaient ainsi, et c’était un spectacle magnifique, cette population pleine de foi et de piété assiégeant le sanctuaire de la Patronne du pays.

Dans l’église, où M. Dubreuil fut conduit par M. Pauley, qui venait de le rejoindre, l’attitude de la foule était plus édifiante encore. Au milieu de la grande nef la statue miraculeuse était érigée sur un autel spécial, revêtue de la magnificence de ses vêtements somptueux, couverte de bijoux et de pierreries, portant au col les insignes de la Toison d’Or, dont un prince l’orna jadis. Au pied de l’autel, un large tapis s’étendait, entouré d’une balustrade sur laquelle des pèlerins priaient, le corps ployé humblement, tandis que d’autres laissaient tomber en partant leur aumône dans les plis du tapis. Çà et là des groupes, attendant leur tour d’approcher, continuaient la récitation du Rosaire, les profonds échos de l’église répétant les mots, scandés suivant l’usage populaire : Heilige Maria, Mutter Gottes

Et autour de tous les autels du chœur et des basses nefs, des gens se poussaient, suivant les cérémonies des prêtres officiants. L’église était comble : mais la foule entassée là, recueillie, ne troublait pas la paix du sanctuaire.

Isolément ou par groupes, les pèlerins sortaient de l’édifice, faisant place aux tard venus, et au recueillement de ceux-là le recueillement de ceux-ci succédait. Elle était aimée dans ce pays, la Vierge puissante : c’est à elle que l’on accourait comme à la source même de toute consolation…

Tandis que Marcelle regardait, étonnée, le spectacle nouveau pour elle de cette foule pieuse, Raymonde agenouillée priait, demandant la guérison de l’orpheline. Et quand elle eut fini sa prière, toute rassérénée, elle suivit son père qui s’en allait, emportant lui aussi, dans son cœur, l’image ineffaçable du spectacle imposant auquel il venait d’assister.

Deux heures plus tard, M. Dubreuil et ses filles s’installaient dans une voiture du tramway de Mondorf. Il faisait un chaud soleil, tempéré cependant par une brise légère, invitant à la gaieté. La gaieté ne manqua point. Vraiment le voyage avait été déjà fort salutaire à Marcelle. La mélancolie l’avait abandonnée tout à fait. Elle riait de tout, de ce chemin de fer joujou qui longeait les routes dans la crainte des ornières, du langage étrange parlé autour d’elle par tous ces gens du pays, de la bonne humeur des paysannes assises aux portes des villages que l’on traversait. Tout était pour elle l’occasion d’un éclat de joie malicieuse.

Quand on eut dépassé Hespérange, dont on avait eu le temps de remarquer le joli pâté de ruines, M. Dubreuil se tint sur la plate-forme pour faire connaissance avec la physionomie de la campagne. Le tramway dévorait maintenant un long ruban de route blanche, des deux côtés duquel s’étendaient à perte de vue jusqu’aux bois lointains, des prairies, des labours et des chaumes.

La végétation en retard secouait vivement le dernier souvenir de l’hiver et se préparait pour la phase toute prochaine de la floraison. Les prés s’émaillaient de tonalités blanches et jaunes qui déjà tranchaient sur le fond vert des graminées, les semailles hautes d’un pied s’exerçaient à secouer leurs tiges folles dans le frémissement de la brise. Partout, au milieu des champs, s’élevaient de jeunes arbres fruitiers, dont les bourgeons crevés en pousses tendres étaient pleins de promesses.

— Arrivons-nous bientôt, petit père, demanda tout à coup Marcelle en entr’ouvrant la portière.

— Oui, ma chérie, répondit M. Dubreuil, nous touchons au but. Et tiens ! voici que la cloche d’avertissement de la locomotive annonce l’entrée dans un village. C’est le dernier, suis doute…

Le garde, qui arrivait en ce moment, annonça la station d’Altwies.

— Un nom original, dit Marcelle ; j’imagine un village charmant.

Et quand le train stoppa :

— Vois-tu bien, dit-elle, que je ne m’étais pas trompée. Oh ! les coquettes maisons que voilà, assises dans la verdure de leurs jardins. Et ces roses, là-bas… Oh ! les jolies roses grimpantes. Puis encore ces hauts rosiers à boutons rouges…

Marcelle avait deviné juste et tout le monde se rendit à son observation, que ne démentit pas la traversée entière du village. Coquet depuis la première maison jusqu’à la dernière, semé partout de ces roses dont les habitants semblent avoir la passion, Altwies se mirait dans le ruisselet qui le longe en formant la frontière.

La frontière !… C’était donc autrefois la France, ce pays où l’on aurait pu passer d’une seule enjambée. Oui, hélas !… et maintenant…

M. Dubreuil se sentit un moment froid au cœur en regardant par delà le ruisselet. Mais déjà la cloche du tramway recommençait son assourdissant appel et le garde annonçait : Mondorf ! Mondorf !…

— C’est ici, petit père, nous y sommes. Et déjà Marcelle faisait mine de descendre.

— Encore cinq minutes de patience, chérie, fit M. Dubreuil en la retenant. Nous ne descendons qu’à Mondorf-les-Bains.


IV


Entre la gare et l’établissement des bains, sur la route qui mène de l’une à l’autre, est situé l’élégant et confortable Hôtel du Grand Chef, où M. Dubreuil avait fait expédier ses bagages. Dans le gracieux jardin qui l’entoure, et qu’il fallait traverser pour accéder au perron, les voyageurs rencontrèrent des groupes qui les dévisageaient en chuchotant. Des baigneurs, les premiers arrivés, dont la préoccupation constante était de se trouver au débarqué des nouveaux venus, pour y trouver quelque figure sympathique qui donnât, pour la suite, la promesse d’agréables relations.

Car c’est là le caractère bien particulier de la vie à Mondorf, qu’on y va pour y faire une moisson de connaissances charmantes, avec l’espoir secret d’y découvrir une amitié solide. L’expérience des intimités qui s’y sont nouées, a fait à la station balnéaire luxembourgeoise cette réputation originale.

M. Dubreuil rendit poliment tous les saluts qui allaient à lui comme de muets compliments de bienvenue, et entra à l’hôtel. Vite il y eut fait choix d’un appartement : il en restait un, au premier étage, qui lui convenait de tous points, sauf peut-être l’ennui d’y avoir, dans le fond du corridor donnant sur l’établissement des bains, un inconnu pour voisin. Cette circonstance produisait une communauté de passage qui pourrait, à la longue, devenir déplaisante.

Mais il n’était pas possible d’y apporter remède : l’appartement contigu était occupé, depuis la veille, par une personne malade qu’on ne pouvait à ce point déranger…

— Alors, tant pis, dit M. Dubreuil pour conclure. Nous n’aurons d’autre ressource que de lier connaissance avec notre voisin, et de nous en faire un ami. Qu’en penses-tu, Raymonde ?

— Que c’est le parti le plus sage, père… puisqu’il n’y en a point d’autre.

On descendit aussitôt à la salle à manger. Le voyage sur la plate-forme du tramway, dans la fraîche haleine du vent, avait donné à tout le monde un appétit qu’il était nécessaire de satisfaire avant toute autre chose.

— Et qu’allez-vous nous donner à déjeûner ? demanda M. Dubreuil à la maîtresse d’hôtel, qui attendait un ordre.

— À déjeûner ?… Mais, monsieur, l’heure est passée et déjà tout le monde à l’hôtel a dîné.

Avant que Marcelle, prise d’une folle envie de rire, eût pu placer un mot, M. Dubreuil avait eu le temps de comprendre et d’intervenir.

— Bien, bien, dit-il. En changeant de pays, nous devons apprendre à changer d’usages. Veuillez nous servir à dîner, madame…

Le repas d’abord fut silencieux. Mais au dessert, M. Dubreuil annonça qu’on allait aussitôt s’informer du docteur et lui faire visite.

— Je crois notre empressement indispensable, dit-il. Et surtout, Marcelle, songe bien à l’importance de cette première visite. Quand le docteur t’interrogera, dis-lui, dans tous les détails, ce que tu ressens, ce que tu souffres… De l’exactitude des renseignements que tu lui donneras, doit dépendre en grande partie l’opinion qu’il se fera de ton mal et le succès de la médication qu’il lui faudra t’ordonner.

Un garçon de l’hôtel entrant en ce moment dans la salle, M. Dubreuil s’informa des heures où le directeur médical de l’établissement des bains recevait et donnait ses consultations. Puis il fit passer sa carte et annoncer sa visite.

On n’avait que le temps de donner un coup d’œil à la situation générale de l’établissement, tout proche voisin de l’hôtel.

C’est un vaste bâtiment rectangulaire, sans architecture ni ornements d’aucune sorte, mais auquel son badigeon blanc, formant contraste avec le fouillis de verdure dans lequel il est posé, donne un air de coquetterie joyeuse. Tout autour, sous des tentes de toile abaissées, des chaises de jardin sont alignées, dans une ordonnance symétrique qui décèle le peu de services qu’elles ont rendues jusqu’ici. En face, un second bâtiment étale sa façade aux larges portes vitrées, précédée d’une vérandah qui sert de refuge aux promeneurs, les jours de mauvais temps. Puis ce sont des jardins, à cette heure en pleine végétation, et un parc superbe dont une partie s’étage en bosquet jusqu’au sommet de la colline, tandis que l’autre, tout en pelouses encadrées d’allées discrètes, descend à la berge d’un ruisselet au cours sinueux et pittoresque.

Au milieu des pelouses, une potence de trapèze se dresse là-bas à côté de la série ordinaire des appareils de gymnastique ; ici se dessinent les enceintes réservées aux jeux de société, au crocket, au foot-ball, au lawn-tennis. Le ruisselet forme plus loin un petit étang sur lequel des barques, des nacelles se balancent insouciantes.

La situation d’ailleurs est charmante, et l’air qu’on respire d’une extraordinaire pureté. Un rapide coup d’œil donné à toutes choses a laissé à M. Dubreuil et à Raymonde une excellente impression : ils devinent qu’ils vont vivre ici quelques semaines dans une atmosphère de paix sereine, où il fera bon oublier les angoisses d’autrefois. Quant à Marcelle, elle est tout simplement ravie. Le grand air, l’espace, les jeux qui étalent là leurs tentations, mais c’est presque Beautaillis retrouvé, avec ses joyeuses escapades de jadis, les bonnes journées pleines de saines fatigues, et les nuits durant à peine le temps de fermer les yeux et de les rouvrir.

— Oh ! petit père, que nous serons bien ici ! s’écrie Marcelle en battant des mains. Pourvu que le docteur soit gentil et qu’il me permette de jouer toute la journée…

Quelques instants plus tard, M. Dubreuil était assis dans le cabinet du médecin.

— Monsieur le docteur, dit-il, nous sommes arrivés à Mondorf d’aujourd’hui seulement, mais je n’ai pas voulu laisser passer cette première journée sans vous faire ma visite. Envoyé dans l’établissement que vous dirigez par mon médecin de Paris, votre ami, il m’a paru utile avant toute autre chose de vous amener notre petite malade, et de vous prier de vous intéresser à sa guérison…

M. Petit s’inclina gracieusement, puis tout aussitôt se mit à examiner Marcelle, à l’interroger, à se rendre compte de l’état de la maladie dont elle était atteinte.

Au fur et à mesure du progrès de son examen et tandis qu’on voyait sa conviction se former, il répétait à demi-voix, paraissant oublier qu’il y avait là des témoins intéressés à l’entendre :

— C’est singulier !… Étrange coïncidence !…

Et l’examen continuait, et l’interrogatoire s’achevait, ramenant dans sa bouche les mêmes observations étonnées. Si bien que M. Dubreuil, n’y pouvant tenir davantage, demanda de quelle coïncidence il s’agissait…

— Oh ! rien, dit le docteur, subitement revenu à lui… Un malade que j’ai examiné hier à cette même heure, et qui est atteint d’une affection absolument identique à celle dont souffre cette charmante petite. Rien de grave, au surplus, dans le cas qui nous occupe.

Votre enfant, Monsieur, a été excellemment soignée, le mal déjà est enrayé, et il suffira, pour le faire à jamais disparaître, d’une saison passée ici.

— J’ai trop d’estime pour votre talent, M. le docteur, pour ne pas m’en remettre entièrement à votre pronostic. Puisse un prochain avenir le justifier pleinement !…

Et alors le docteur indiqua le régime à suivre, l’heure des consultations, celle des médications. Puis quand il se retrouva seul, il tourna le feuillet d’un registre où il annotait le diagnostic des maladies qu’il avait reconnues, et y retrouva, parmi ceux inscrits la veille, celui auquel il avait tout à l’heure fait allusion.

— En vérité, se dit-il, en relisant ces quelques indication, la coïncidence est aussi frappante que la similitude des symptômes. Ce serait à jurer qu’il existe, chez les deux malades, une intime consanguinité… Et cependant il n’en est rien. Ces gens ne se connaissent pas… Ils ne sont pas venus ensemble…

— Bah ! fit-il en conclusion, quelque méchant tour du hasard !…

Le malade venu la veille et dont le médecin venait de relire le diagnostic, n’était autre que le jeune homme qui avait fait, de compagnie avec les Dubreuil, le voyage de Reims à Luxembourg, Fernand Darcier.

En proie depuis sa plus tendre enfance à une maladie de poitrine qu’il avait héritée de sa mère, privé à dix ans des soins de celle-ci, morte dans la fleur de l’âge, puis brusquement séparé, quelques semaines plus tard, de son père subitement frappé de folie, Fernand avait mené depuis dix ans la plus misérable existence. Envoyé de médecin en médecin, de ville d’eaux en ville d’eaux, finalement abandonné de tous et déclaré incurable, il était à la fin de l’hiver rentré chez lui, où habitait le tuteur chargé du soin des intérêts de son importante maison.

Il y végétait depuis deux longues semaines quand un prospectus, envoyé par hasard, lui tomba sous les yeux. C’était, imprimée autour d’un paysage où se profilaient quelques bâtiments, la modeste réclame faite par l’État luxembourgeois dans l’intérêt de sa propriété balnéaire.

Fernand lut le prospectus : alléché par la curiosité de connaître un pays qu’il avait à peine entendu nommer jusqu’alors, il dit à son tuteur l’envie qui lui venait de partir pour Mondorf et d’y passer la saison. Son tuteur, à qui ne souriait pas la perspective de devoir tenir compagnie à un malade tout l’été, l’encouragea vivement dans son dessein.

— Vous n’avez jamais été, dit-il, que là où vous envoyaient les médecins : malgré leurs promesses, on ne vous y a point guéri. Cette fois, le hasard seul vous aura dicté votre résolution : on ne sait point… le hasard est quelquefois bien puissant….

— Il adviendra ce qu’il plaira à Dieu, avait répondu Fernand.

Et, aussitôt, le départ avait été décidé pour la semaine suivante. Dans le train, Fernand avait dès l’abord remarqué l’air de commisération sympathique que sa faiblesse inspirait à la fille aînée de son compagnon de voyage. Et pour tout dire, il en avait été vivement touché. Dans ce siècle égoïste et grincheux, un malade en voyage inspire à ses voisins peu de compassion, d’ordinaire : on le plaint à peine, ayant trop à faire déjà de se plaindre de l’ennui causé par son voisinage.

Puis, de l’invitation faite le lendemain à Nancy par M. Dubreuil, Fernand avait encore gardé une vive reconnaissance. En lui offrant une place dans son compartiment, cet étranger lui avait prouvé qu’il y a encore ici-bas des gens de cœur. Et le pauvre garçon était si déshabitué de le penser ; on l’avait tant traité en paria, en maudit ! Il avait si souvent eu l’occasion de constater qu’il inspirait de l’aversion, et qu’on le considérait comme un être gênant, encombrant, dont la misère offusque !…

Aussi la discrétion qu’il s’était imposée vis-à-vis de M, Dubreuil lui avait-elle été excessivement pénible. Il eût beaucoup donné pour oser se permettre quelques questions, savoir qui étaient ses compagnons de voyage et leur témoigner sa reconnaissance. Mais la chose n’avait pas été possible : on l’eût pris pour un indiscret, peut-être pour un mal élevé. L’idée même lui vint d’envoyer son domestique aux renseignements : mais elle lui parut impraticable. Comment en effet s’informer de gens qu’il eût fallut montrer au doigt pour les faire reconnaître dans la foule indifférente des voyageurs du chemin de fer ?… Quand, en gare de Luxembourg, Fernand eut salué ses connaissances d’un jour avec le sentiment que jamais plus il ne les retrouverait, il fut envahi d’un grand malaise et la pensée de son isolement lui fut plus amère que jamais. Installé le même jour à Mondorf, il avait renvoyé son fidèle Jacques à Reims en le prévenant qu’il lui ferait connaître ses intentions quand le moment serait venu de partir, et qu’il se tînt en conséquence prêt à se mettre en route d’un jour à l’autre.

Puis, épuisé, il s’était mis au lit et avait fait prier le directeur de l’établissement des bains de le venir visiter. M. Petit s’était rendu sans retard à cette invitation. Au cours de cette première visite, l’aimable docteur s’était véritablement dépensé en paroles charmantes, en encouragements de toute sorte. C’est qu’un premier examen l’avait édifié sur le peu d’espoir qui lui était laissé de sauver le pauvre garçon, qu’il voyait atteint d’une pneumonie déjà à son extrême période. Et il trouvait cruel de lui laisser soupçonner une vérité aussi atroce, et de lui montrer la mort impitoyable faisant les derniers efforts pour achever son œuvre hideuse.

Il se fit donc aussi affable que possible, recommanda au jeune homme de suivre avec une exactitude mathématique les prescriptions de son traitement, qui commencerait le lendemain matin, et, en se retirant, laissa Fernand sous le charme.

Ce n’était point là l’accueil qu’il était accoutumé de se voir faire à son arrivée dans les autres établissements. Dès leur première visite, les médecins l’abandonnaient à son malheureux sort, lui mentant avec brutalité, l’assurant que le temps suffirait à le guérir, lui recommandant des promenades qu’il était incapable de faire et des exercices auxquels se refusait son corps débile et épuisé. Puis, la saison passée à souffrir sans soulagement, on lui conseillait le séjour dans une autre station, où le même accueil lui était fait.

Mais voici qu’à Mondorf, le médecin paraissait vouloir adopter à son égard une tout autre ligne de conduite. Il lui faisait entrevoir une guérison prochaine, amenée par l’effet bienfaisant d’un traitement qui commençait le lendemain. Une révolution complète s’opéra à cette pensée dans l’esprit de Fernand. Alors qu’il était en proie, le matin même, au plus sombre désespoir, il se trouva tout ragaillardi, discutant avec lui-même les chances qu’il avait d’être rétabli complètement et sans délai. Il fit son examen de conscience, déclara que le mal dont il souffrait était, somme toute, peu douloureux et que, si l’on avait tant de peine à en triompher, c’est qu’il s’y mêlait une terrible dose d’abattement moral. À force de voir l’indifférence dont il était partout entouré, il était devenu indifférent lui-même, se laissant aller, abdiquant toute énergie, résigné à son misérable destin.

Or, tout cela allait finir. Puisque le docteur promettait de faire quelque chose, on verrait bien ce dont lui, Fernand, serait capable pour aider et rendre efficace son action bienfaisante. Et tout d’abord, on lui avait recommandé une obéissance exacte aux prescriptions de son traitement : eh bien, il se jurait de s’y conformer avec une ponctualité dont on n’aurait encore jamais trouvé l’exemple chez un malade. Lui ordonnât-on la promenade à pied et dût-il vingt fois tomber sur le grand chemin, il se promènerait, oui, fût-il pour cela nécessaire de se traîner dans la poussière sur ses genoux ensanglantés.

Car il fallait guérir, il le fallait absolument. Ce désespoir et cette résignation, absurde dans sa molle passivité, avaient duré trop longtemps déjà. Aide-toi, le ciel t’aidera, ainsi que dit la sagesse des nations…

Ces préoccupations et ces résolutions énergiques firent sembler courte au malade la première journée qu’il passa à l’hôtel. Même, cette extraordinaire activité de son imagination lui avait, le soir, donné un peu d’appétit : il mangea légèrement, puis, après une heure passée dans son fauteuil, contre la croisée ouverte par où lui arrivaient les senteurs embaumées des prairies, il se recoucha et dormit jusqu’au matin.

Il était éveillé à peine lorsqu’on le vint prendre pour le conduire à la source.

C’est, sur la colline à laquelle est adossé le Casino, un petit pavillon aménagé en buvette. Au milieu du carrelage qui recouvre le sol, un grand trou carré entouré d’un grillage, à l’orifice, duquel l’eau saline, chaude encore, vient bouillonner avec un bruit sourd. Des exhalaisons propres à cette eau s’en échappent, et saturent l’atmosphère du pavillon, désagréables d’abord à l’odorat, puis peu à peu imperceptibles, grâce à la force de l’habitude.

Au comptoir établi tout contre la source, les baigneurs défilent chaque matin pour prendre leur verre et le remplir des tièdes bouillons du flot. Et tout le monde boit sa verrée, d’aucuns revenant une fois, deux fois à la charge. Non sans grimace, d’habitude : l’eau de Mondorf est tiède, salée, âcre, et on ne l’absorbe pas, les premiers jours, sans se sentir le cœur soulevé de dégoût.

Fernand même, à la première tentative, faillit se décourager. La faiblesse de son estomac répugnait à l’absorption de la verrée d’eau qu’on lui avait présentée, et il tenta d’ajourner l’écœurante expérience. Mais les baigneurs qui l’entouraient ne le lui permirent pas. Ce n’était, disaient-ils, qu’une nausée à risquer et, comme en toute chose, il n’y avait que le premier pas qui coûtât. L’un de ces messieurs racontait qu’il avait eu, le jour de la première absorption, une difficulté inouïe et que, dès le lendemain, l’eau lui paraissait toujours fade, à la vérité, mais plus du tout désagréable. Et Fernand, se laissant convaincre, ferma tout à coup les yeux et vida le gobelet jusqu’à la dernière goutte. Son visage pâlit affreusement et se contracta dans un rictus de dégoût ; un frisson lui courut par tout le corps….

Mais ce fut tout. L’eau ne laissant aucun arrière-goût à la bouche, il comprit que la difficulté n’était pas insurmontable, et il salua en souriant, pour les remercier, ceux qui l’avaient encouragé et qui applaudissaient à son intrépidité.

Pour intrépide, manifestement il avait dû l’être. Et les baigneurs, en sortant du pavillon, se communiquaient l’impression que leur avait faite le pauvre garçon. D’une pâleur mate, estompée seulement par le grand cercle de bistre qui soulignait les yeux et les poils follets d’une moustache naissante, on eût dit d’une statue de cire qu’un mécanisme ingénieux avait pour un moment animée, et qui allait être rendue à l’immobilité.

— Pauvre garçon, dit quelqu’un. Il ne fera pas de vieux os.

— Il ne passera point l’automne, ajouta une vieille dame.

— Hé ! hé ! survint un baigneur habitué aux prodiges accomplis depuis de longues années par la vertu de l’eau de Mondorf, vous allez peut-être un peu vite en besogne. Certainement ce jeune homme est bien bas : mais j’en ai vu revenir déjà de plus loin. Je parierais bien que le docteur ne pense pas comme vous et qu’il garde de l’espoir…

Le peu d’exercice que s’était donné Fernand pour venir à la source, l’avait épuisé : il avisa un fauteuil, placé contre la fenêtre devant une table où l’on avait étalé, à l’usage des malades, quelques albums d’illustrations. Il se mit à feuilleter distraitement, attiré curieusement par le va et vient des baigneurs, se succédant par groupes au comptoir de la source….

Il était assis depuis quelques minutes quand le docteur entra. Fernand demeura presque ébahi. Jamais, au grand jamais, dans aucun des établissements de bains où il avait séjourné, il n’avait vu cette chose inouïe : le médecin occupé d’aussi bonne heure du soin de ses clients. Il fallait décidément admettre que d’autres règles étaient en vigueur à Mondorf : ce simple fait fit grande impression sur le jeune malade, et lui inspira sur le coup une profonde sympathie pour le docteur. Avec la sympathie naquit la confiance, et une grande consolation inondait le cœur du pauvre garçon quand M. Petit s’approcha de lui.

— Eh ! bonjour, mon ami, disait-il. Comment avez-vous passé votre première nuit dans notre pays ?

— Fort bien, M. le docteur, je vous remercie, répondit Fernand. Votre promesse de me faire, dès aujourd’hui, commencer le traitement de ma maladie, m’avait enlevé un grand souci, celui de vous voir m’abandonner à mon malheureux sort, comme tout le monde avait fait jusqu’ici. Le calme de l’esprit m’a permis de goûter une nuit de bon sommeil, et j’en suis tout réconforté : j’en ai si peu l’habitude !

— Nous remettrons tout cela dans l’ordre, cher monsieur. Mais, je vous le répète, il faudra être bien obéissant, savoir être patient aussi : à cette condition, la santé vous sera bientôt revenue.

— Ah ! docteur, puis-je espérer ?…

— Tout : les eaux de cette source sont merveilleuses, et je ne doute pas que l’usage, combiné avec une active médication, que nous vous en ferons faire, ne vous rende bientôt toutes les forces perdues.

Vous avez tâté déjà le goût de cette eau, sans doute ?…

— Oui, docteur, j’en ai tantôt bu un plein verre. Non sans dégoût, je l’avoue, mais on assure que l’habitude est vite prise.

— Oh ! ceci, c’est l’affaire de deux jours, conclut M. Petit.

Alors, prenant le malade sous le bras, il descendit doucement avec lui vers l’établissement hydrothérapique.

Une heure plus tard, Fernand rentrait à l’hôtel, le cœur inondé d’une joie sincère. Sans qu’il pût trouver un motif bien précis à cet élan de lui-même, il se prenait d’une profonde amitié pour le docteur, le premier homme qui eût su, depuis longtemps, lui parler le langage d’une douce compassion et d’une joyeuse espérance.

Ah ! si de son côté, le médecin voulait condescendre quelque jour à remarquer cette amitié et à y répondre, Fernand se croirait au comble de la félicité. Il ne serait plus seul, enfin, dans cette misérable vallée des larmes, il aurait un confident, un être qui prendrait part à ses chagrins, qui l’écouterait, qui le consolerait.

Car il n’avait personne, le pauvre garçon ! Sa mère morte, son père mort, pas de proches, pas un frère, pas une sœur….

Une sœur !… Il en avait eu une, autrefois, dont il se rappelait vaguement les traits, car il était bien jeune et elle était au berceau, la pauvrette… Mais elle avait disparu, un jour…

Fernand se passa subitement la main sur les paupières, comme pour secouer l’accès de ce rêve désolant. Il s’interdisait maintenant de penser à ces choses tristes, et il ne voulait plus penser aux morts qu’à l’heure de la prière, pour les recommander à la bonté de Dieu. Le docteur lui avait formellement prescrit l’obligation de distraire son esprit des idées noires dont il avait avoué qu’il était souvent assailli : il voulait obéir.

Il ouvrit un livre qu’il s’était fait apporter : Le Grand-Duché de Luxembourg historique et pittoresque, et se mit à voyager en compagnie de l’auteur.

À cette heure même, M. Dubreuil et ses filles entraient à l’hôtel, arrêtaient l’appartement contigu et disaient de Fernand, qu’ils étaient à cent lieues de supposer leur voisin : « Nous nous en ferons un ami. »

C’est le lendemain seulement qu’eut lieu entre eux la première rencontre. Comme la veille, Fernand était assis dans le pavillon de la source, regardant le défilé des baigneurs, quand il vit, tout à coup, la petite Marcelle faire son entrée suivie de M. Dubreuil et de Raymonde.

Cette apparition le stupéfia. Il s’attendait si peu même à retrouver, en cet endroit et à cette heure, les compagnons de voyage qu’il avait quittés l’avant-veille, qu’il ne trouva qu’un salut plein de gaucherie pour répondre aux politesses de M. Dubreuil.

— Vous ici, Monsieur, s’était écrié le député. Quelle surprise ? Quand êtes-vous arrivé ? Où habitez-vous ?

— Mais ici près, répondit Fernand, à l’Hôtel du Grand Chef…

— À quel étage ? demanda vivement Raymonde.

— Au premier, mademoiselle : j’y ai loué deux chambres prenant vue sur les prairies qui longent le ruisseau.

— En ce cas, nous sommes voisins, repartit la jeune fille.

— Et si vous voulez bien ne pas me démentir, Monsieur, intervint M. Dubreuil, nous serons bientôt amis. Je me suis engagé à gagner l’amitié du voisin inconnu dont le hasard nous gratifiait : vous nous ferez le plus grand honneur en me permettant de tenir parole.


V


Marcelle était ravie. Le docteur, exauçant le souhait qu’elle avait naguère exprimé, lui avait prescrit un traitement qui lui permettait de jouer toute la journée ; même, renchérissant encore sur ses désirs, il avait ordonné qu’elle se livrât à un exercice continuel. M. Dubreuil et Raymonde prirent donc leurs mesures pour composer adroitement la journée de l’enfant.

Le matin, après la visite à la source et le déjeuner, tandis que M. Dubreuil donnait quelques heures à la lecture des journaux et à sa correspondance, Raymonde et Marcelle rejoignaient dans le parc la bande joyeuse des fillettes qui s’ébattaient sur les pelouses. Ce qu’on organisait là de bonnes parties sous l’œil indulgent du régisseur de l’établissement, qui le saurait jamais raconter !

Mais aussi quel excellent homme que le régisseur, et comme il était adoré de tous ces enfants ! Quand la série de jeux était épuisée, qu’on était fatigué du crochet, du cache-cache et des poupées, c’était aussitôt une course folle de toutes ces têtes blondes à la recherche de leur homme de ressources :

— Monsieur Canon ! monsieur Canon !

Les appels s’élevaient de tous les coins du parc jusqu’à ce que le régisseur y répondît. Alors, quand on l’avait trouvé, c’était une explosion de joie.

— Bonjour, monsieur Canon !

— Bonjour, mesdemoiselles.

— Voulez-vous être bien gentil ?…

— Mais certainement, comme toujours.

— Venez donc à notre secours. Nous sommes menacées de nous ennuyer, nous ne savons plus que faire, à quel jeu fort amusant jouer…

— Ce n’est que cela ?

Aussitôt M. Canon, doué du talent remarquable de savoir mettre son langage et son cœur au niveau de cette folle jeunesse, commençait de longues explications et apprenait aux fillettes un jeu du pays.

D’abord, elles étaient tout oreilles, attentives. Mais aussitôt qu’arrivait, au cours des explications, un mot de l’idiôme particulier au Luxembourg, que la règle obligeait de répéter et que le régisseur déclarait intraduisible, c’étaient des cris, des éclats de rire, des trépignements, tandis que le mot drôle à dire courait de bouche en bouche, tronqué, estropié, écorché.

Mais on avait compris la règle du jeu, toutefois, et sur un remerciement, la bande folle quittait M. Canon pour aller mettre sa théorie en pratique.

L’excellent homme retrouvait alors la paix… jusqu’au lendemain. Et dans l’intervalle, il feuilletait le recueil des jeux luxembourgeois et se pénétrait, pour la prochaine consultation qu’on viendrait lui demander, des secrets d’une nouvelle recette.

Marcelle, avec son intelligence droite, n’avait pas tardé à apprécier le mérite de M. Canon et à se prendre pour lui d’une grande amitié. Elle était de quelques jours à peine à l’établissement, que, retrouvant tout son entrain et toute sa verve, elle avait pris une entière prépondérance sur toutes les fillettes de son âge, qui lui déléguaient maintenant le soin de porter la parole en leur nom.

Mais aussi cette confiance était bien placée. L’espiègle gamine excellait à comprendre à demi-mot. Une explication était à peine ébauchée que déjà elle l’avait saisie, comme au vol, et qu’elle présidait à l’éducation de ses compagnes. Alors la partie commençait, et il fallait la volée de la cloche de l’hôtel, sonnant l’heure du dîner, pour mettre fin à la récréation.

Un pareil exercice, comme il était facile de le prévoir, développait un vif appétit dans ce jeune corps : aussi le retour de Marcelle à la santé fit en quelques jours des progrès étonnante.

C’est ce qui frappa le plus M. Pauley, la première fois qu’il vint à Mondorf depuis que les Dubreuil y étaient installés. Il venait d’Altwies pédestrement, quand, au détour du chemin, il rencontra Marcelle et son père qui faisaient la promenade accoutumée de chaque après-midi. On se salua de part et d’autre fort cordialement, puis l’enfant, qui s’était approchée, dit sans attendre que son tour de parler fût venu :

— Vous savez, Monsieur, comme nous nous sommes amusés à Luxembourg, le jour de notre arrivée, et comme nous avons trouvé beau tout ce que vous nous faisiez voir. Mais c’est bien mieux ici, et nous aimons Mondorf davantage. N’est-il pas vrai, petit père ?….

— Je n’en doute pas, ma petite amie, dit M. Pauley. Je devine les bonnes parties que vous devez faire dans le parc et qui ont ramené les couleurs à vos joues.

Puis, s’adressant à M. Dubreuil :

— Je vous félicite de tout mon cœur, Monsieur, dit-il, de l’heureux résultat produit par le début de la cure. Votre charmante enfant a fait de grands progrès en ces quelques jours.

— Dites d’énormes, Monsieur le ministre. Je veux admettre que mes inquiétudes à l’égard de cette enfant étaient quelque peu exagérées et que je m’abusais sur l’étendue de son mal. Il n’en est pas moins vrai qu’elle était menacée d’une rechute et que la voici, dès à présent, sauvée. C’est un bienfait dont je suis redevable à Mondorf, j’en saurai garder la mémoire.

Et déjà, tenez, j’ai conquis une recrue nouvelle. Un des vieux amis avec lequel je suis en correspondance, le chanoine Liévin, du chapitre de Notre-Dame de Paris, m’écrivait son prochain départ pour Luxeuil : je lui ai, tambour battant, intimé l’ordre de renoncer à cette station et de venir nous rejoindre ici. Il viendra.

Voilà, ou je me trompe fort, qui va être un élément de succès de plus pour l’établissement. Je n’ai pas eu le plaisir encore de faire la connaissance de M. le curé de Mondorf, mais je sais qu’il ne prêche pas en français. La colonie des baigneurs était ainsi menacée de ne pas entendre un sermon de toute la saison : grâce à mon ami le chanoine, cette menace est dès à présent écartée.

— Il viendra, bien sûr ?….

— Il viendra et il prêchera. Il me l’a écrit, et cette promesse qu’il m’a faite lui a causé à lui-même la plus vive surprise. Depuis dix ans il n’est pas monté en chaire, sa charge ayant absorbé tout son temps au profit de l’administration de son diocèse. Pensez ainsi s’il est curieux de savoir comment il refera son premier sermon !

En tout cas, nous en aurons tout le profit, nous autres, car le chanoine est un esprit d’élite et un fin causeur.

— Je me promets d’aller l’entendre. Oui, vraiment, Monsieur le député, c’est là une excellente recrue que vous avez conquise pour nos baigneurs et je vous en sais un gré infini.

— De grâce, Monsieur le ministre, ne me remerciez pas. C’est un devoir de reconnaissance que j’accomplis, et ma dette n’est pas payée : je ne me tiens pas quitte à si bon compte.

Mais, pardonnez-moi ; je bavarde et vous retiens sans penser que votre temps est précieux.

— Pas le moins du monde, cher Monsieur. Je suis venu en flâneur aujourd’hui, et je me félicite d’être assez favorisé pour vous avoir rencontré au cours de votre promenade. Si vous le permettez, nous la continuerons ensemble, en causant.

Ce que M. Dubreuil avait dit de son ami le chanoine, on pouvait à coup sûr le dire de lui : c’était un fin causeur. Le temps un peu bizarre de ce mois de mai ayant mis la conversation sur le chapitre de l’agriculture, dont on pouvait craindre qu’elle souffrît du retard de la végétation, l’agronome aussitôt reparut sous l’habit du baigneur. Non pas l’agronome pédant qui parle en formules et en axiomes ; mais un homme d’expérience connaissant le pourquoi et l’origine des choses dont il parlait, et les analysant de telle sorte que le plus indifférent fût demeuré sous le charme.

Or, M, Pauley n’était pas un indifférent en cette matière : aussi prit-il à la conversation du député un intérêt qui lui rapporta autant de plaisir que de profit.

Il était six heures quand on rentra à l’établissement. Marcelle rapportait à Raymonde un énorme bouquet de fleurs des champs, fourragées au hasard le long des haies et des chemins. Elle avait pris l’avance pour le lui porter, de sorte que, quand son père et M. Pauley entrèrent au Casino, Raymonde, prévenue, s’y trouvait pour les saluer.

Elle avait passé une après-midi charmante, à faire de la musique dans le petit salon, réservé aux dames pour cet usage, et attenant au kursaal. Son talent de musicienne, tant de pianiste que de chanteuse, et aussi l’aménité de son caractère et la distinction de son esprit avaient fait de la jeune fille la reine de ce petit club féminin. Toujours gracieuse et bienveillante, incapable de refuser à qui la priait de se mettre au piano pour accompagner une romance, elle gagnait auprès des dames les sympathies que tous les baigneurs de leur côté accordaient à son père.

Quelques jours après son arrivée à Mondorf, elle avait fait le projet de reprendre ses habitudes charitables, auxquelles le voyage l’avait contrainte de renoncer depuis quelques jours. Elle s’enquit donc de l’adresse de quelque famille nécessiteuse, à laquelle il lui fût possible de porter chaque semaine ses consolations et ses secours. Mais elle ne trouva pas ce qu’elle cherchait : la population des villages luxembourgeois en général, et tout spécialement celle des contrées vignobles, compte un nombre d’indigents excessivement restreint.

Raymonde, tout d’abord sincèrement réjouie en l’apprenant, se trouva ensuite un peu déçue. Elle chercha de quelle manière il lui serait possible d’exercer les devoirs de la charité et de la miséricorde, ne trouva rien et, finalement, résolut de prendre patience en attendant l’occasion. Dès ce moment elle rechercha, sans qu’il y parût, la société des plus malades parmi les baigneuses, conversant avec elles, compatissant à leurs peines, leur prodiguant des paroles de consolation, les encourageant à la résignation, à la patience.

L’occasion cependant se présenta bientôt de faire mieux. Un soir, le régisseur des bains découvrit dans une allée du parc, étendu sur un banc, un homme vêtu d’habits misérables et qui paraissait dormir. L’ayant interrogé, il apprit de ce malheureux qu’il avait fait une longue route pour venir à Mondorf, où il espérait obtenir la guérison d’une maladie dont il souffrait. Dans son village on lui avait conté des merveilles sur le succès des cures de l’établissement ; on lui avait dit, en outre, que la station appartenait au gouvernement, qui consentirait à le faire traiter pour rien ; et il était venu.

— On ne vous a pas trompé, mon brave homme, dit M. Canon. Mais ce soir l’établissement est fermé, et vous ne pourrez voir le docteur que demain. Ainsi, allez chercher un logement et reposez-vous jusque-là.

— Ce serait bien mon envie, monsieur, répondit le pauvre diable. Mais je n’ai point d’argent et j’ai cru que le gouvernement…

— Parbleu ! se dit le régisseur en se grattant le sommet de la tête du bout de l’ongle, voici un particulier qu’on ne pourra accuser d’avoir manqué de confiance… Je ne puis cependant le laisser couché sur ce banc… Que faire ?…

Tandis qu’il réfléchissait ainsi, Raymonde arrivait par l’avenue avec quelques amies. Sur leurs pressantes instances, M. Canon, d’abord tout confus, mit ces jeunes filles au courant de l’affaire.

— Voilà un tout petit malheur, monsieur, s’écria Raymonde, et je vous prie de me permettre de le réparer. Cherchez-nous, s’il vous plaît, un homme qui puisse conduire ce malheureux dans un hôtel ici près : mes amies et moi, nous nous cotiserons pour payer les frais de son séjour.

— Tu as une bonne idée, Raymonde, dit une des jeunes filles, et je te remercie, pour ma part, d’avoir bien voulu m’associer à ton charitable projet.

Tout s’arrangeant parfaitement de cette façon, les demoiselles se retirèrent, tandis que le régisseur disait au pauvre diable, qui n’avait pas compris un mot du colloque :

— Peste ! mon ami, vous êtes né sous une bonne étoile. Des demoiselles qui s’intéressent à vous et qui s’engagent à solder la note de vos frais de séjour ici, rien que ça….

— Eh bien, lui dit l’homme, et le gouvernement ? Il n’aura plus rien à payer et c’est lui qui en profitera, alors ?….

— Décidément, pensa M. Canon en aidant le malheureux à se remettre debout, son éducation sera difficile à faire. A-t-il de drôles d’idées sur la mission du gouvernement, celui-là !…

Dès le lendemain matin, Raymonde mit son père au courant de cette petite aventure. Les devoirs de la charité n’étaient point exercés par elle au détriment du respect filial, et chaque fois qu’il lui arrivait spontanément de prendre, ainsi que la veille, une résolution généreuse, elle ne manquait pas de la soumettre aussitôt à l’approbation de son père et de la faire ainsi sanctionner.

Cette approbation, d’ailleurs, ne lui manquait jamais, et sa fille ne la lui demandait pas sans que M. Dubreuil se sentît envahir tout entier d’un sentiment de fierté orgueilleuse. Cette fois, quand Raymonde eut exposé son cas en détail :

— Tu as noblement agi, ma chère enfant, lui dit le député, et je te félicite de tout mon cœur.

Mais Marcelle, qui avait assisté à l’entretien, ne le laissa pas se terminer ainsi. Elle prétendit avoir sa part dans la bonne action de sa grande sœur, et être mise au nombre des demoiselles qui payeraient plus tard la note du malheureux. Elle avait des économies, n’est-ce pas, et elle tenait à en faire quelque chose d’utile. L’avarice était un vilain péché, elle voulait donc ne pas en être accusée.

— Soit ! ma chère, dit Raymonde, qui était heureuse de pouvoir encourager chez l’enfant d’aussi bonnes dispositions. Tu seras portée sur la liste de notre association et tu payeras ta quote part.

— Voilà qui est parfait, dit alors M. Dubreuil. Et puisque Dieu me fait le bonheur d’avoir d’aussi généreuses filles, je veux leur prouver combien je les aime en leur faisant une proposition…

— Dis bien vite, petit père ?…

— Eh ! bien, voici ce que c’est. J’ai entendu annoncer hier que c’est au commencement de la semaine prochaine que doit avoir lieu le grand pèlerinage d’Echternach. Je propose d’y aller ensemble : le docteur permet à Marcelle une absence de deux jours….

Puis il donna quelques explications au sujet de cette excursion.

Le pèlerinage d’Echternach est une des fêtes annuelles du pays de Luxembourg : on l’organise chaque année, le mardi de la Pentecôte, en l’honneur de Saint Willibrord, l’apôtre des tribus gauloises qui peuplaient, autrefois, la contrée comprise entre les pays des Éburons et celui des Trévires. Ce saint est invoqué contre les maladies nerveuses en général et en particulier contre la danse de Saint Guy. Willibrord et Guy sont de même origine, l’un traduit de l’autre. Or, en souvenir de la tradition, qui prétend que le pèlerinage se composait exclusivement autrefois de malheureux, atteints de cette terrible affection, la grande procession annuelle, organisée dans les rues d’Echternach, n’est point marchée, mais dansée. Ce mouvement de danse, qui donne à la procession un élément de curiosité pour lequel elle est citée dans le monde entier, s’obtient par l’obligation imposée aux pèlerins de faire trois pas en avant, puis de reculer de deux en arrière, et d’accomplir ainsi l’itinéraire de leur procession. Le défilé semble ainsi agité perpétuellement d’un remous colossal, qui oblige à sautiller à la manière des paysans qui dansent.

En entendant leur père leur donner ces explications, Raymonde et Marcelle étaient demeurées bouche bée, ébahies d’entendre parler pour la première fois de cette procession singulière. Quand M. Dubreuil eut fini, ravie, Marcelle battit des mains.

— Et c’est bien loin, Echternach, dis, petit père ?…

— Non, chérie. Nous partirons lundi soir pour Luxembourg, où nous passerons la nuit. Mardi, à six heures du matin, un des trains spéciaux, organisés en vue de l’affluence des pèlerins, nous emmènera vers Echternach où nous arriverons avant neuf heures, pour assister au commencement du défilé.

— Oh ! dit encore Marcelle, comme je voudrais bien être à mardi déjà…

Puis elle disparut en courant vers le parc, où elle allait reprendre ses jeux et annoncer cette grande nouvelle à ses amies, faisant involontairement naître ainsi de grandes jalousies.

Un soleil radieux illuminait le ciel quand, le mardi suivant, M. Dubreuil et ses filles s’installèrent dans le train qui les emmenait faire leur court voyage. La gare fourmillait de monde. Des groupes venus là des localités de la frontière belge et de la frontière française s’appelaient, s’inquiétaient des heures de départ, se querellaient au sujet d’un bagage oublié. Les employés des chemins de fer, polis, serviables ici peut-être plus que partout au monde, s’empressaient, apaisant les turbulences, rassurant les inquiétudes. Un long sifflet de vapeur vibra enfin sous les marquises vitrées de la gare, et le train partit.

Ah ! l’adorable pays qu’on traverse pour faire ce trajet entre Luxembourg et Echternach. Aux portes de la ville, la voie court sur des viaducs hardis d’où l’on découvre, l’espace d’un moment, d’inoubliables panoramas, puis s’engage dans une crevasse de rocs, tunnel sans voûte dont le creusement a coûté de surhumains efforts. C’est alors, jusque Wasserbillig, assis au confluent de la Sûre et de la Moselle, une succession de paysages charmants, variés à l’infini.

Puis le train remonte la Sûre, suivant tantôt les capricieux méandres de la charmante rivière, tantôt les coupant en ligne droite et rasant le rocher, toujours courant entre les forêts qui dessinent à droite la frontière de la Prusse et les vignes qui, sur la gauche, couronnent de leurs pampres verts les coteaux luxembourgeois. Sur toutes les routes, des groupes de pèlerins vont, le chapelet en main et le front découvert, se dirigeant vers la ville prochaine ; des cabriolets, des charrettes, des attelages de toute sorte se suivent à la file, y emmenant des curieux par bandes.

Et enfin là-bas, dans un val profond, auquel des collines verdoyantes font une riche ceinture, Echternach dresse les tours majestueuses de sa vieille basilique. Petite ville, dont la caractéristique est une paix profonde, à peine troublée par l’animation des quinze mille étrangers venus là pour le pèlerinage, surnageant avec le souvenir de la gloire d’autrefois, aujourd’hui disparue. À l’origine, une abbaye, successivement entourée de quelques groupes d’habitations, où vivaient dans la prière, l’étude et le travail, les disciples de Willibrord. Aujourd’hui, un bourg peu peuplé, sans industrie propre, groupé autour des ruines de l’ancienne splendeur, à laquelle la basilique a seule survécu.

Au débarqué du train, M. Dubreuil se fit conduire à l’hôtel, où il espérait trouver, après le déjeûner, une fenêtre libre pour s’installer avec ses filles et assister au défile mouvementé des pèlerins. Il eut la chance de pouvoir s’en faire encore réserver une.

Au loin, déjà l’on entendait des bruits de voix chantant des litanies et de fanfares rythmant la cadence d’un air original, mais monotone. Marcelle s’était hâtée d’achever sa tasse de lait et de courir à la fenêtre s’asseoir à côté de Raymonde. Mais comme M. Dubreuil quittait la table pour les rejoindre, le maître d’hôtel poussa la porte sans façon, procédé bien excusable à Echternach un pareil jour, et fit entrer un inconnu qu’il présenta à son hôte :

— Celui-ci est un de mes bons amis, dit-il, et malgré la promesse que je vous avais faite de vous laisser seuls, je vous prie de l’accueillir et de lui permettre de jeter un coup d’œil par-dessus vos épaules.

— Certainement, répondit M. Dubreuil, en mesurant de l’œil l’étroitesse de la croisée et souhaitant, à part lui, l’intrus à mille lieues de là.

On se salua légèrement, l’ami de l’hôtelier ne paraissant pas choqué du tout d’ailleurs, étant assez intelligent pour comprendre qu’il gênait, et qu’on ne peut faire beaucoup d’amabilités à un gêneur. Même il se fit le moins encombrant possible, s’assit au milieu de la place et se mit à lire un journal, laissant la vue sur la rue aux étrangers, se proposant de ne regarder que plus tard, au bon moment.

La fenêtre où étaient accoudés, impatients, M. Dubreuil et ses filles, donnait sur une rue étroite, pour mieux dire une ruelle pavée, comme sont à Echternach toutes les voies de communication séparant les uns des autres les pâtés de maisons. Dans cette ruelle piétinaient d’ennui une foule de badauds arrivés trop tard pour conquérir une place sur le pont de la Sûre, où est prêché le sermon avant le départ de la procession, mais engagés trop avant pour pouvoir se refaire une trouée au travers de la foule, amassée de l’autre côté jusque sur la place.

La procession cependant devait être en marche, car on entendait maintenant plus distinctement le bruit des chants et des fanfares. Mais elle n’avance pas vite : il fallait attendre. M. Dubreuil commençait à s’impatienter, ne trouvant rien à dire aux fillettes, gêné aussi d’adresser la parole à l’inconnu, que sa lecture paraissait absorber.

Il se fit violence encore dix minutes ; alors, entendant toujours des chants et des fanfares, mais ne voyant encore rien venir, il n’y tint plus et se tourna vers son liseur :

— Pardonnez, Monsieur, la liberté grande que je prends de vous déranger, peut-être… Mais ne pourriez-vous me dire si la procession se fera longtemps attendre encore ?…

— Non, Monsieur, répondit son interlocuteur, quelques minutes au plus. Les chantres vont entrer dans la rue ; immédiatement après viendront les enfants de chœur et les pèlerins proprement dits, qui sont les deux groupes curieux de notre procession.

M. Dubreuil devinant, à l’urbanité du ton de son interlocuteur, un homme complaisant et communicatif, demanda des détails, implora des renseignements, pestant maintenant d’avoir tantôt mis tant de mauvaise grâce à accueillir celui à qui il les demandait. Celui-ci eut un léger sourire et raconta tout ce qu’il savait. Il narra même tout au long une des nombreuses légendes accréditées dans le pays au sujet de la procession dansante.

— Je n’en garantis pas l’exactitude, dit-il en commençant, et je ne fais que vous répéter un récit qui m’a été fait par une vieille tante à moi, au temps de ma jeunesse.

Or donc il fut, dans un autre âge, une époque où la plus grande fortune d’Echternach se trouvait entre les mains d’une famille d’agriculteurs dont le fils aîné s’appelait Guy. — Malgré les pressantes instances de ses parents, Guy ne s’était jamais mis qu’à contre-cœur aux travaux des champs et il nourrissait la volonté formelle d’endosser le froc des moines de ce temps-là. Colères ni menaces ou promesses ne l’en firent démordre : un beau jour il prit le bâton de pèlerin, fit ses adieux à sa mère et partit pour Rome. — Il y devint moine, comme il l’avait voulu, mais ses souhaits cependant ne furent qu’à moitié exaucés : il avait souhaité courir le monde en prêchant l’Évangile, et l’ordre de son supérieur le retenait au couvent, chargé de guider les chœurs pendant les offices et d’enseigner la musique, pour laquelle il avait d’étonnantes dispositions. — Pour se consoler, il se mit opiniâtrement au travail, et consacra tout le temps que la prière n’absorbait pas, à la recherche d’un instrument de musique dont la conception avait germé dans sa cervelle, et dont il voulait doter le monde. Il le chercha durant trente ans sans relâche, et le découvrit enfin : une sorte de caisse allongée, sur laquelle des cordes étaient tendues et produisaient des sons harmonieux sous la pression d’un mince bâton qui les faisait vibrer. — Cette découverte merveilleuse coïncida avec l’arrivée à Rome d’un ami de la famille de Guy, venant lui annoncer la mort de ses parents, qui lui avaient pardonné et laissé leur héritage. — Avec la permission de ses supérieurs, le moine revint à Echternach et y rapporta son instrument. Mais un triste sort l’attendait. À la nouvelle de son retour, ses proches, qui s’étaient déjà partagé l’héritage, résolurent de le faire mourir. Lorsque Guy posa le pied sur le seuil de la maison paternelle, des furieux se jetèrent sur lui, l’emprisonnèrent, et un jugement sommaire le condamna à mourir à la potence. — Le lendemain était le jour fixé pour l’exécution de la sentence. Le moine avait passé toute la nuit en prières. Le matin, comme on lui demandait s’il voulait que, selon la coutume, une faveur lui fût accordée, il demanda celle de pouvoir monter à la potence avec son instrument de musique et d’en jouer là un dernier morceau. On le lui accorda. — Debout contre le poteau du gibet, Guy se mit à jouer son adieu à la vie : l’air lugubre de cet adieu arracha des larmes à plus d’un assistant ; plusieurs même élevèrent la voix pour demander merci ! Mais les proches du condamné refusèrent brutalement. Alors, tout à coup, Guy changea le rythme de sa musique, et fit vibrer son instrument dans la cadence d’un air léger et joyeux. — Un miracle s’accomplit ainsi, par lequel Dieu voulait sauver son serviteur. Tandis que Guy continuait de jouer, ses proches, qui l’avaient condamné à mort, se mirent à danser, sautant sur place, tout le corps agité de frissons et de tremblements. Ils dansèrent et dansèrent jusqu’à l’heure de midi, où leurs jambes s’étaient presque tout entières enfoncées dans le sable. Puis ils crièrent merci ! à leur tour. Mais Guy continua son air et ils dansèrent jusqu’à ce qu’ils se fussent ensevelis jusqu’à mi-corps. — Et ils redemandèrent merci ! Mais le moine continua, et ils s’ensevelirent, étouffés dans le sable, à l’exception de quelques-uns dont le repentir était sincère et à qui il fut fait grâce. Les descendants de ceux-ci reçurent en héritage le mal terrible de cette danse, qui avait été le châtiment de leurs parents et qu’on appela la danse de Saint-Guy. Mais à chaque accès du mal, ils venaient se faire bénir par leur saint parent, qui vécut un siècle, et ils étaient guéris.

La fin de ce récit coïncidait avec l’entrée du clergé précédant la procession, dans la rue où étaient assis les Dubreuil. Un long défilé de prêtres, vêtus de surplis blancs, chantant à l’unisson les litanies du patron d’Echternach, s’écoula lentement, suivi d’un nombreux groupe de chanteurs dont les voix reproduisaient, comme un formidable écho, les paroles de la prière. Jusque-là rien d’extraordinaire.

Tout à coup une fanfare de la ville déboucha dans la rue, jouant la marche au rythme de laquelle toute la procession doit obéir. Derrière les musiciens, deux cents gamins, sans veste ni blouse, en manches de chemise, marquaient le rythme en sautant : trois pas en avant, deux pas en arrière, se donnant à peine le loisir d’éponger, du revers de la main, leurs fronts et leurs visages ruisselants de sueur. Le soleil était haut déjà dans le ciel et dardait ses rayons ardents sur les pèlerins, à peine protégés par l’ombre des maisons.

Au premier moment, M. Dubreuil et ses filles ne purent empêcher un sourire de plisser leurs lèvres : la procession leur faisait, à son apparition, l’impression d’être moins originale que grotesque. Mais cette impression ne dura pas. Le défilé continuait, une nouvelle fanfare marquant la cadence, suivie celle-ci d’hommes et de femmes de l’âge mur, qui dansaient dans le grand soleil, exténués mais convaincus. La note triste ne manqua pas de se révéler bientôt. Dans un groupe de danseurs, une femme, petite mais plutôt obèse, que la transpiration avait échevelée déjà, continuait à sauter. Une fillette marchait à côté d’elle à petits pas incertains, bousculée, pressée dans le perpétuel remous de la cohue, s’accrochant désespérément au jupon de sa mère, tandis que de gros sanglots roulaient sur ses joues. La mère cependant paraissait s’en inquiéter à peine et sautait, tenant appuyée contre son sein une autre fillette, du même âge à peu près, qui paraissait se tordre dans d’atroces convulsions. Le corps déjeté de ci de là, le visage grimaçant dans de hideuses contorsions, les bras, les mains esquissant de grands gestes de folie, la pauvre petite était atteinte de ce terrible mal qui est la danse de Saint Guy, et pour la guérison duquel on invoque le patron d’Echternach. La mère voulait que son enfant fût guérie, et elle dansait avec foi, préférant tomber raide sur le pavé que de manquer un seul pas.

Cependant elle faisait peine à voir : elle avait maintenant le visage congestionné, à demi caché par les mèches de ses cheveux dénoués, que la transpiration collait en large bandeaux. On s’attendait à la voir succomber sous l’effort surhumain qu’elle faisait pour vaincre la fatigue et la chaleur ; mais douée d’une énergie rare, que doublait peut-être encore sa ferme conviction, elle résista et disparut enfin au détour de la rue, s’étant arrêtée quelques secondes seulement, pour avaler un doigt de vin trempé d’eau qu’on était venu lui offrir.

Car c’est encore un des détails caractéristiques du pèlerinage dansant, que les habitants de la ville se chargent de rafraîchir gratuitement les danseurs altérés. Des seaux de vin circulent, et tout le long de l’itinéraire des femmes debout tendent des verres demi-pleins à qui les veut prendre. Les pèlerins acceptent, boivent et rendent le verre sans même remercier, tant la force de la tradition leur fait considérer la chose comme une obligation imposée à leurs hôtes.

Le défilé dura trois heures durant, divisé par masses de danseurs devant lesquelles une fanfare, un trio ou un violoneux seul quelquefois marquait la cadence. Des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, tous les âges se trouvaient là représentés, paraissant avoir tous la même foi robuste. Dans chaque peloton distinct, deux ou trois malades se traînaient, appuyés au bras de parents complaisants. Même, dans un des derniers groupes, une femme atteinte du terrible mal attirait tous les regards et faisait naître sur son passage force commentaires. Grande, le corps maigre et presque sec dans le ballottement de son vêtement à longs plis, le visage émacié et les cheveux gris roulant sur les épaules, elle sautait tout d’une pièce comme sous l’impression d’un puissant ressort, touchait des pieds le pavé et rebondissait violemment. Dans ce mouvement, qu’elle paraissait accomplir sans en avoir le moins du monde conscience, ses yeux clos et sa bouche mi-ouverte donnaient à sa physionomie un air d’extase. Immobile et comme raidi dans un accès de paralysie, le bras droit était étendu, dans l’attitude du prêtre qui bénit.

Comme elle passait sous la fenêtre de l’hôtel, l’hôtelier entra pour renseigner son ami sur cette femme aux allures étranges. M. Dubreuil s’approcha pour écouter.

L’infirme, qu’accompagnaient ses deux frères, deux robustes campagnards veillant sur elle et la soutenant de chaque côté sans pouvoir l’empêcher de bondir, était une riche fermière de Poméranie que les médecins avaient renoncé à guérir. Les frères, qui connaissaient la légende de Saint-Guy — car la tradition l’avait portée jusque dans cette contrée reculée de l’Allemagne du Nord — avaient décidé de faire avec elle le pèlerinage. Ils étaient arrivés la veille et avaient couché à l’hôtel : mais dès minuit la malade s’était levée pour se mettre en prières. La fatigue du voyage paraissait l’avoir un peu apaisée : le matin cependant l’accès du mal eut une reprise et on avait emmené la pauvre femme.

— Mais d’où vient cet air d’extase de la physionomie ? demanda M. Dubreuil.

— Ah ! Monsieur, répondit l’hôtelier, ignorez-vous que c’est un des signes caractéristiques de la véritable danse de Saint-Guy ?… L’autre est la position du bras et de la main qui bénit. Les malades reproduisent ainsi exactement l’attitude donnée aux portraits du Saint…

— Étrange, étrange en vérité, murmura M. Dubreuil.

Quand il retourna près de ses filles, il trouva Raymonde occupée à consoler Marcelle, tout en larmes. L’impression faite sur la pauvre petite par le douloureux spectacle de la procession avait été trop forte, et les larmes, qui s’étaient précipitées, l’avaient seules empêchée de perdre connaissance.

M. Dubreuil s’effraya presque :

— Allons, allons, ma chérie, dit-il, en enlevant Marcelle. La procession est finie et nous avons tout vu : ne nous fatiguons pas à regarder davantage.


VI


Un mois environ s’était écoulé depuis son arrivée à Mondorf, et aucun changement sensible ne se manifestait dans la santé de Fernand Darcier. Même il se sentait souffrir davantage. Depuis quelques jours, à une indifférence qui confinait souvent à l’insensibilité et qui le laissait quelquefois une journée anéanti, la tête et le cœur vides, sans une pensée, sans un désir, avait succédé l’intermittence des accès d’une douleur aiguë, qu’il ressentait dans toutes les fibres de son être sans pouvoir cependant en préciser exactement le siège.

Tout en souffrant, il bénissait cette intensité du mal, qui le ramenait à la sensation de la vie et contre laquelle son corps se raidissait dans un effort de réaction. Il s’en était ouvert au médecin, et M. Petit, qui étudiait de très près, sans y trop laisser paraître, la marche du traitement, se réjouissait de ce retour d’activité.

Voyant le pauvre garçon livré seul, sans famille et sans amis, à sa triste destinée, il s’était pris pour lui d’une généreuse pitié et souvent lui consacrait, en dehors des heures réservées à la médication du malade, quelques moments de loisir. Fernand haletait après ces moments-là, qui étaient pour lui une sorte de bonheur, et il eût donné sa fortune pour les pouvoir prolonger. Il ouvrait alors son cœur tout entier, racontait ses chagrins puis ses rêves, heureux de recueillir une consolation, un encouragement. Le bon docteur, de son côté, se prenait peu à peu d’une vive affection pour le jeune homme, qu’il devinait intelligent et plein de cœur, et ce sentiment ne faisait que fortifier encore en lui le désir qui l’animait de vaincre la maladie presque victorieuse, déjà.

Jusqu’alors, M, Darcier avait gardé la chambre, ne la quittant, le matin et l’après-midi, qu’au bras d’un domestique chargé de le conduire à l’établissement des bains. Mais depuis deux jours, en même temps qu’il se sentait souffrir davantage, un besoin lui était venu de grand air et de distraction. Il demanda au docteur s’il ne pourrait dorénavant passer quelque temps dans le parc, et en obtint la permission. Le premier jour qu’il en profita, le hasard le conduisit, au fond du jardin, dans un massif voisin de la grande allée des marronniers, à l’ombre duquel un large banc de bois invitait au repos. C’est là qu’il s’assit, recommandant au domestique de le venir prendre une heure plus tard.

Oh ! que cette heure fut courte à s’envoler ! C’était un petit coin bien discret et plein d’ombre, où personne ne s’égarait d’ordinaire. Un vieil érable, tout reverdi par le soleil de juin, dans les branches duquel gazouillaient doucement les mésanges au corselet bleu pâle. Puis quelques arbrisseaux, tous fiers de leur première floraison, une pelouse au gazon dru qui descendait en plan incliné, et tout au bout le ruisselet, dont une onde, çà et là se brisant, rejaillissait en perles brillantes… Au gazouillement des mésanges répondait le murmure du ruisselet, quelquefois accentué du susurrement monotone d’un grillon : pourquoi le cœur de Ferrand se mit-il tout à coup à chanter sa partie dans ce concert de la paisible nature ?…

Oh ! sa chanson était encore bien vague : c’était comme l’expression d’une paix dès longtemps inconnue qui rentrait dans l’âme du pauvre malade ; c’était comme le bonheur de se ressaisir après de longs jours de désespoir, de se reprendre à croire encore aux beaux jours, à la jeunesse, aux fleurs, au soleil, aux oiseaux, de retrouver enfin dans son cœur un écho de l’enthousiasme que ces belles choses excitent dans les âmes jeunes, et que le vice seul ou la mort peut complètement détruire.

Quand on le vint prendre pour le ramener à l’hôtel, Fernand eut un mouvement de dépit, comme si on l’eût brusquement réveillé d’un beau rêve. Puis, se ressaisissant aussitôt, il prit le bras du domestique qui l’aidait, et dit intérieurement adieu à son petit coin de parc en se promettant d’y revenir le lendemain.

Aussi fût-ce pour lui le plus amer crève-cœur de ne pouvoir réaliser ce projet. Dans l’après-midi, un orage épouvantable éclata au-dessus de la vallée. Au fracas ininterrompu de la foudre, les énormes nuages crevaient en large pluie, inondant les terres basses sous un flot épais et jaunâtre. De tous les points des collines environnantes, d’impétueux torrents descendaient, comme autant de bêtes malfaisantes et immondes qui se seraient donné rendez-vous dans la plaine, et déversant leurs eaux dans le ruisselet, le transformaient rapidement en une rivière désordonnée, dont les flots furieux entraînaient sur leur passage les terres du parc, les plantations et les pelouses.

L’orage avait duré trois heures, la pluie continua jusqu’à la nuit tombée. Et ce ne fut que le lendemain qu’on put constater l’importance des dégâts commis la veille par l’élément en furie : les chemins défoncés, les terres ravinées, les berges de la pièce d’eau et du ruisselet écroulées, les plantations bouleversées, une foule d’arbustes déchaussés, ne tenant plus au sol que par l’extrémité de leurs racines, dont on voyait à nu le triste enchevêtrement.

Fernand courut à son petit coin, ayant au cœur le vague espoir de constater qu’il n’avait pas trop souffert. Il ne s’était pas trompé. Quelques forts rameaux de l’érable avaient jonché la pelouse de leur feuillage écrasé, çà et là des ravines couraient dans le sable qu’elles avaient lézardé ; mais déjà le ruisselet, rentré dans son lit, avait repris son murmure paisible, les eaux, débarrassées du limon, revenaient à leur teinte naturelle, et les mésanges chantaient partout dans les buissons.

Fernand s’assit sur le large banc de bois, soulagé. L’administration devant dès le même jour mettre à la tâche plusieurs équipes d’ouvriers pour réparer les dégâts commis dans le parc, il se proposait de demander au régisseur qu’on voulût bien commencer par remettre en état la petite part qu’il s’était réservée.

Un heureux hasard permit qu’il présentât sans retard cette requête : M. Pauley, accompagné du comité d’administration de l’établissement, se dirigeait vers l’endroit où il était assis.

Ces messieurs le saluèrent, mettant dans leur salut, sans le vouloir, la teinte de commisération qui leur semblait convenir à ce pauvre malade, que tous connaissaient à Mondorf pour avoir surpris au hasard d’une conversation :

— M. Darcier… vous savez bien, l’incurable !…

Le sachant sous le coup d’une condamnation à mort prononcée par la Faculté, on avait pour lui de plus grands égards, malgré l’opposition que, depuis quelques jours, M. Petit faisait à cette opinion unanime.

— Je ne sais, disait-il souvent, où vous prenez les motifs de ces convictions pessimistes : pour ma part, j’en ai de tout autres, et j’espère voir le jeune homme guéri bientôt.

On secouait la tête et l’on s’en allait sans le vouloir laisser paraître en présence du prétendu moribond, pour qui pareille révélation eût été terrible.

Le comité d’administration se composait d’un conseiller du gouvernement, M. Janrion, excellent homme, dévoué corps et âme au succès de l’établissement, dont la direction lui donnait, sans qu’il s’en plaignît, une énorme surcharge de travail ; du major commandant le corps des volontaires du Grand-Duché, homme de goût et de bon conseil dont le concours était précieux ; et enfin de l’architecte de l’État.

En arrivant devant Fernand, M. Janrion, qui l’avait rencontré chez le docteur Petit et le connaissait ainsi plus particulièrement, s’informa de sa santé.

— Je me sens bien, Monsieur, je vous remercie, lui dit Fernand. Mais je suis désolé des ravages exercés dans le parc par cet orage d’hier. À dire vrai, du parc même je m’occupe bien peu ; mais ce petit retrait où vous me trouvez en ce moment est l’endroit préféré où je viens me reposer et rêver, et j’ai grand chagrin à la voir ainsi dévasté.

— Oh ! le mal ici n’est pas considérable, lui répondit M. Janrion : quelques ravins à combler, la pelouse à ratisser…

— Obligez-moi, Monsieur, en le faisant faire le plus tôt possible.

— Mais dès ce matin, mon cher Monsieur ; je vais en faire donner l’ordre par le régisseur.

Fernand remercia, ces messieurs saluèrent et continuèrent leur inspection. Le conseiller donna quelques renseignements sur ce malade auquel il venait de parler : il était atteint d’une maladie fort grave, une maladie de poitrine que tous les médecins en France déclaraient incurable, et que le docteur Petit gardait l’espoir de guérir. Si cet espoir se réalisait, ce serait un véritable miracle, et cette cure serait un merveilleux certificat de la valeur des eaux de Mondorf et de l’habileté de son directeur médical….

On était venu prendre Fernand pour le ramener à l’hôtel. Quelques ouvriers vinrent remettre tout en ordre dans son retrait, relever les branchages abattus, nettoyer les gazons, ratisser l’allée. Après leur départ, il ne restait plus rien qui pût faire soupçonner les violences exercés là par le vent furieux de la veille. Comme ils venaient de partir, Raymonde et Marcelle, qui se promenaient depuis le matin, intéressés par le désarroi de l’administration, dirigèrent leurs pas de ce côté et, sollicitées par le charme de l’ombrage qui régnait là, s’y assirent sur le banc.

— Qu’on est bien, ici, dit Marcelle. C’est la première fois que j’y viens ; je crois même n’avoir jamais soupçonné l’existence de cette petite clairière tranquille, où l’on est, à deux pas de l’allée, à l’abri de toute indiscrétion.

— Ni moi, répondit Raymonde. L’endroit est charmant… et d’une fraîcheur ! Va, je profiterai de la découverte et je m’en souviendrai quand l’envie me prendra de me reposer à l’ombre. Entends-tu la musique du ruisselet, là-bas ?…

— Oui, dit la gamine, on dirait le bruit que fait petit père, le matin, quand il se gargarise le gosier dans son cabinet de toilette….

— Es-tu méchante, sœurette ! Si c’est là toute ta poésie…

— Non, Raymonde, le ruisselet a un murmure charmant, l’ombrage de ces arbres est plein d’une douce fraîcheur, la pelouse est gaie à l’œil. Je vois parfaitement tout cela, mais je l’apprécie si peu que point. Vois-tu, rien de tout cela ne vaut une bonne partie de crocket ou une course au cerceau…

Et joignant la pratique à cette théorie si naturelle de sa part, la gamine espiègle embrassa Raymonde et disparut en courant :

— Reste ici, grande sœur, puisqu’on y est si bien. Je viendrai t’y chercher quand je serai fatiguée.

Mlle Dubreuil trouva l’idée heureuse : elle ouvrit un volume qu’elle avait apporté à tout hasard et se mit à lire.

L’histoire l’intéressait, sans doute, car, absorbée, elle n’entendit pas s’approcher deux hommes qui causaient, et qui se trouvèrent au milieu de la clairière sans qu’elle eût levé la tête. C’était Fernand, accompagné du domestique qui le servait et qui venait de l’aller prendre chez le docteur pour l’amener à la promenade. Promenade de cent pas, dont il se reposait une grande heure sur son banc favori. En apercevant Mlle Dubreuil, il demeura surpris, d’autant plus gêné qu’il comprenait qu’elle ne le savait point là, et soudain, prenant la résolution de s’en aller pour ne pas la contrarier de sa présence, il poussa du coude le domestique et s’apprêta à faire un demi-tour sur lui-même.

Mais, à ce moment précis, un pinson effarouché traversa bruyamment le massif d’arbustes à côté de Raymonde et la tira de sa rêverie. Elle leva les yeux, vit les deux hommes qui la regardaient et reconnut Fernand.

Alors, renonçant à partir, il s’avança de quelques pas.

— Excusez-moi, mademoiselle, d’avoir troublé votre lecture. Je ne pensais pas vous rencontrer ici… et je m’en vais.

— Pourquoi donc, monsieur Darcier ? Suis-je si terrible que je vous fasse peur ? Ne sommes-nous pas voisins de chambre, à l’hôtel, et n’avons-nous pas, de ce fait, des relations à nouer ? Souvenez-vous que vous êtes destiné à devenir l’ami de mon père, et le mien, par conséquent.

— Oh ! mademoiselle, que vous êtes bonne de parler ainsi à un pauvre malade, qui n’a rien fait pour mériter tant d’amabilité.

Le domestique, l’air satisfait de voir que la jeune fille connaissait Darcier, ne voulut point lui permettre de rester debout davantage.

— Asseyez-vous, Monsieur, dit-il, le docteur ne veut pas que vous vous fatiguiez. Et tandis que Raymonde se reculait pour laisser le bout du banc libre, il aida Fernand à s’asseoir à côté d’elle.

— Mademoiselle, dit alors Fernand, que l’éventualité d’un tête à tête avec la jeune fille embarrassait singulièrement, il est bien entendu, n’est-ce pas, que je ne veux pas vous gêner en quoi que ce soit, et que ma présence ne vous empêchera pas de continuer votre lecture.

— Mais, monsieur, je vous en conjure ; croyez que, bien au contraire, je suis charmée de cette rencontre, et que je renonce volontiers à ma lecture pour le plaisir de vous tenir quelques instants compagnie.

Alors, elle se mit à causer avec le jeune homme, le félicitant des progrès qu’il faisait vers la guérison, que le docteur annonçait comme prochaine, l’encourageant doucement à la résignation et à la patience. Fernand écoutait, ravi par la musique de cette charmante voix qui le berçait. Alors, quand Mlle Dubreuil, trouvant qu’elle s’était assez longtemps attardée, se leva pour partir, il lui dit :

— Merci, mademoiselle, j’aurai du courage, je serai patient. Mais je n’y aurai pas beaucoup de mérite, si j’ai le bonheur d’y être quelquefois engagé par vous.

Mlle Dubreuil avait écouté cela immobile et placée en face de Darcier ; elle le regardait de ses beaux yeux limpides et, pendant qu’il parlait, les sentiments les plus délicats et l’apitoiement le plus sincère se reflétaient sur son charmant visage.

— Vous me flattez, dit-elle ; mais je vous le pardonne et je vous promets de vous consoler souvent.

Darcier semblait fort ému ; il ne savait que dire et comment remercier ; cependant, comme il devenait indispensable de saluer la jeune fille, et qu’il était de ceux qui avaient horreur du banal, il laissa son admiration parler malgré lui.

— Je suis ravi de vous avoir rencontrée, mademoiselle, et d’avoir pu nouer connaissance avec vous. Voulez-vous me permettre de vous considérer comme une amie ?…

Sans répondre, elle lui tendit la main à l’anglaise, et ce geste fut charmant de grâce et de grandeur.

— Monsieur Darcier, je m’appelle Raymonde.

— Et moi Fernand, répondit le jeune homme.

— Alors, au revoir ! monsieur Fernand, et ne perdez pas courage, ne serait-ce que pour cet excellent docteur Petit, qui vous aime bien et pour qui votre découragement serait un grand chagrin.

Darcier, très troublé, ne trouva rien à répondre.

— Adieu, mademoiselle !

Raymonde en ce moment s’éloigna très vite, tandis que le jeune homme, blotti sur son banc, semblait suivre un rêve s’enfuyant dans l’ombre.

Pendant toute la soirée, Fernand Darcier songea à cette belle jeune fille qui lui était apparue, si douce, si charmante. Il se rappelait à peine qu’il était malade : dix ans de souffrances et de vie misérable lui laissaient au plus la place d’un souvenir. Déjà, il ne voyait plus qu’elle, ne se souvenant que de ses paroles, du timbre de sa voix et de son sourire.

Il était ravi de l’avoir rencontrée, d’avoir respiré un moment cette douce fleur de muguet tapie sous la mousse, et cependant, à cette pensée de printemps et de jeunesse, il se mêla tout à tout comme un sentiment vague d’inquiétude et d’appréhension.

— Pourquoi, se demanda-t-il, une jeune fille d’aussi bon monde s’est-elle permis le laisser-aller d’un tête-à-tête avec moi ? C’est contraire à toutes les règles et il y fallait une excuse. Malheur à moi ! serait-ce qu’on me croit assez malade pour qu’avec moi une pareille licence ne tire pas à conséquence ?…

Cette pensée tourna en obsession et l’empêcha de dormir. En proie à une surexcitation étrange, il souffrait comme s’il eût été couché sur un lit de ronces et, n’y tenant plus, il se leva et s’étendit dans son fauteuil, le coude appuyé au rebord de la croisée.

La lune inondait la campagne de ses lueurs blanches ; les arbres se découpaient nettement dans le vide ; en bas, l’Aalbach roulait silencieuse ses mille petites vagues d’argent, et au loin, bordant la plaine, la forêt se profilait comme une muraille faite d’ombres, mais dont le sommet reflétait les pâles clartés de la nuit.

De l’autre côté, un coin de façade blanche se profilait dans la pénombre…

Une folle idée le prit tout à coup de descendre. Au bas de l’escalier, il ouvrit une porte donnant sur le jardin et s’avança, à pas sourds, vers la terrasse bordée par le ruisselet. Il se soutenait à peine, affaibli, épuisé. Enfin, il trouva une chaise oubliée dans un sentier, s’y assit et se retourna vers la partie de l’hôtel qu’il habitait.

— Où loge-t-elle ? Où se trouve sa chambre ? se demanda-t-il.

Un instant il crut apercevoir la flamme d’une bougie piquant l’ombre ; mais, quand il regarda avec plus d’attention, il reconnut que ce n’était qu’un rayon de la lune réverbéré sur une vitre.

Le jeune homme demeura là longtemps, bercé par le murmure des ondes du ruisseau se précipitant sur la pente raide de leur lit vers l’étang du parc. Il suivait d’un œil qui semblait attentif la traînée écumeuse d’une minuscule cascade argentée, qui se brisait à ses pieds contre un gros caillou, mais sa vue seule était distraite, car sa pensée se retrouvait toujours près du large banc de son refuge verdoyant et discret, où, tantôt, Raymonde l’avait consolé et charmé.

Il la revoyait lui faisant accueil, assise dans le cadre fleuri des arbustes ; il entendait sa voix, il se rappelait chacune de ses paroles si douces, si simples, et à ce souvenir, une émotion exquise l’enveloppait, comme si l’eau, la terre et le ciel lui envoyaient avec les brises mystérieuses de la nuit leurs parfums les plus délicieux.

Mais, peu à peu, revenait l’obsession d’un voile épais, espèce de mur inaccessible, qui se dressait entre Mlle Dubreuil et lui. Des cris de colère et des gémissements succédaient à des chants d’amour, et le murmure du ruisseau semblait se plaindre et sangloter.

La maladie était là, qui l’avait terrassé et lui enlevait le droit d’être un homme. Celle qui lui était apparue si gracieuse et si jolie, qui lui avait tenu ce soir de si doux propos, il devait donc l’éloigner de son cœur ! Il ne l’avait donc rencontrée que pour souffrir davantage, et son dernier sourire était la flèche que le destin, Parthe impitoyable, venait de lui lancer en plein cœur ! Il ne voulut plus entendre les murmures de l’eau, ni regarder les scintillements des vagues de la lune se jouant dans les vitres de l’hôtel. Il rentra lentement chez lui ; agenouillé devant son lit, il médita longtemps, tandis que de grosses larmes roulaient de ses paupières fatiguées :

— Mon Dieu, disait-il, accordez-moi la guérison : c’est maintenant surtout que je vous en conjure.

Le pauvre garçon dormit assez tranquille le reste de la nuit. Mais de grand matin il se fit conduire à la source, pour ne pas manquer l’occasion de revoir Raymonde. Il la revit, accompagnant sa sœur plus jeune, l’œil toujours doux et bon.

Quand elle le salua, tournant vers lui son œil bienveillant, il eût voulu lui adresser un mot, lui dire quelque chose ; mais il ne trouvait rien. Trop ému, il ne savait comment formuler, par une parole, tout le monde d’émotions et de sentiments inconnus qui agitaient son cœur.

Les jeunes filles sorties, Fernand descendit vers la maison du docteur.

— Qu’avez-vous, mon ami ? demanda M. Petit en le voyant entrer : d’où vous vient cet air abattu et mélancolique ?…

— Ah ! docteur, je suis bien malheureux !…

Et Darcier, s’enhardissant, supplia le médecin de recevoir ses confidences, et lui conta son roman d’un jour, sa rencontre de la veille, le sentiment qui l’avait envahi depuis.

Le pauvre malade aimait Mlle  Dubreuil…


VII


Il faut compter, au premier rang des divertissements offerts aux baigneurs par l’administration de l’établissement de Mondorf, les concerts donnés le jeudi, sous la verandah du Casino, par la musique militaire de Luxembourg. Il n’avait pas été possible, jusque-là, par suite du temps douteux ou pluvieux qu’il avait fait durant tout le mois de mai, d’en commencer la série ; mais maintenant que le soleil de l’été avait triomphé de tous les obstacles et ramené la saison des fortes chaleurs, il devenait urgent de réserver aux baigneurs quelques après-midi agréables : on annonça donc, pour le jeudi suivant, le premier concert militaire.

Cette annonce mit à l’envers les têtes folles de toutes les fillettes, donna un regain d’animation à leur entrain endiablé. Dès le matin du grand jour, on en causa sur les pelouses comme d’un événement d’importance.

— La belle affaire ! dit tout à coup une gamine, en esquissant une moue dédaigneuse. Je les ai entendus cent fois jouer, moi, les militaires du Luxembourg.

— Où ça ?

— Mais à Paris, donc, dans le grand jardin derrière le palais du Sénat !…

Et tout le monde de rire.

Les heures marchèrent ce jour-là, pour Marcelle et ses petites amies, avec une lenteur désespérante. On patienta tant qu’on put jusqu’au dîner, et au sortir de table on organisa une promenade assez longue pour absorber cette interminable après-midi. Enfin, la cloche du tramway qui amenait l’orchestre se fit entendre et l’on se précipita du côté de la gare. Comment allaient être habillés ces soldats de Luxembourg ?… Les Françaises tenaient pour le pantalon rouge, les Belges pariaient pour le pantalon bleu : pour les mettre d’accord, les musiciens militaires, ô déception ! se montrèrent tout à coup vêtus d’habits bourgeois, descendant des compartiments avec leurs cuivres bouclés dans leurs sacoches, ne gardant rien, dans leur démarche, qui pût les faire prendre pour des soldats.

— Si c’est tout cela, les militaires !… s’écria une bambine toute contrariée.

Pour rattraper l’estime de ce petit monde exigeant, l’orchestre aurait fort à faire, tout à l’heure. Il faudrait qu’il déployât un talent extraordinaire pour se faire pardonner…

Cependant le tramway était arrivé bondé de voyageurs, attirés de Luxembourg par la perspective d’une excursion charmante et du concert annoncé. Le parc et les abords du Casino prirent un air d’animation inusité, chaque groupe se casant à une table et se faisant servir quelque rafraîchissement. En attendant la musique, d’autres se répandaient dans l’établissement, ceux qui n’y étaient pas venus encore tout désireux de visiter l’installation, les habitués de l’an passé se hâtant d’aller prendre un bain à la piscine ou de courir boire une verrée d’eau à la source.

Sous la verandah, de chaque côté du cercle des pupitres de l’orchestre, des chaises de jardin étaient alignées, que venaient occuper peu à peu les dames et les demoiselles. On avait fait assaut de jolies toilettes, les nuances vives des étoffes adoucies par les robes blanches, fort nombreuses, des jeunes filles. Raymonde était là déjà, entourée d’un cercle d’amies autour duquel Marcelle courait avec des fillettes de son âge, mettant un beau désordre dans le vilain alignement des chaises.

Derrière elles, M. Dubreuil causait avec M. Pauley et le major, à qui on venait de le présenter. La politique faisait les frais de leur conversation ; mais tandis que tous trois commentaient la chute du dernier ministère français, l’orchestre s’était rangé. Les premières mesures d’un pas redoublé éclatèrent sous les vitres de la marquise et imposèrent silence aux causeurs.

Les musiciens jouèrent dans la perfection ce premier morceau et gagnèrent haut la main les éloges de tous les amateurs de bonne musique, réunis là pour les entendre. Puis, petit à petit, les conversations reprirent leur train comme devant, coupées çà et là de grands silences lorsqu’un soliste se faisait entendre, accompagné en sourdine par l’orchestre, ou de longues volées d’applaudissements à la fin de chaque morceau du programme.

La première partie du concert terminée, M. Dubreuil et ses amis s’éloignèrent pour faire un tour de parc, salués à chaque pas par les promeneurs, arrêtés souvent par l’obligation d’une poignée de main à échanger, d’une rapide présentation à faire. Au bout de la grande allée, ils rencontrèrent un prêtre âgé déjà, à la physionomie pleine de bonté, qui enleva pour les saluer, dès qu’il les aperçut, le chapeau haut de forme dont se coiffent encore la plupart des prêtres du pays.

— Monsieur le curé de Mondorf, glissa M. Pauley à l’oreille de son ami.

Et quand il eut serré la main que le digne prêtre lui tendait en un geste plein de cordialité, il le présenta à M. Dubreuil.

— Vous serez certainement charmé, lui dit-il, de faire la connaissance de M. l’abbé Fleury, dont vous êtes le paroissien en ce moment.

Car c’est votre paroissien, Monsieur le curé, et l’un des plus anciens déjà parmi les étrangers venus aux bains cette année.

— Et l’un des meilleurs, interrompit le prêtre : M. Dubreuil, n’est-il pas vrai ? député au Parlement français et le père de deux charmantes jeunes filles que je suis accoutumé de voir chaque matin assister à la messe. Suis-je bien informé ?…

— De tout point, monsieur l’abbé, dit à son tour M. Dubreuil : je ne croyais cependant pas avoir l’avantage d’être aussi bien connu de vous. Vous m’en voyez enchanté, d’ailleurs…

M. Fleury raconta alors que ces renseignements lui venaient de Marcelle, qu’il avait, quelques jours plus tôt, arrêtée pour lui donner une belle image, selon la gracieuse coutume du pays, et à qui il avait demandé son nom en la félicitant de sa bonne conduite et de sa piété. Depuis lors, l’espiègle fillette était devenue sa meilleure camarade, et presque chaque jour il la rencontrait le saluant d’un joyeux bonjour et d’un serrement de main.

— Permettez-moi d’espérer, monsieur le député, que l’ami de la fille a quelque chance de devenir l’ami du père, et faites-moi le plaisir de me venir voir un des plus prochains jours. Mon presbytère est quelque peu en désarroi et ressemble souvent à une hôtellerie : mais le jour où vous y viendrez, j’en réserverai un petit coin dont je vous ferai les honneurs.

M. Dubreuil était confondu par tant d’amabilité et de bonne grâce :

— Vous êtes mille fois trop bon, monsieur l’abbé, dit-il, et je veux vous prouver, dès demain, que je suis vivement touché de votre généreuse invitation.

On se sépara sur ces mots. Là bas, la deuxième partie du concert commençait, au moment même où Fernand Darcier s’asseyait sur son banc solitaire. De tous côtés autour de lui partaient de joyeux éclats de voix, les promeneurs qui étaient à quelques pas de là ne soupçonnant pas sa présence.

Il écoutait leurs réflexions sans les comprendre ; il écoutait machinalement aussi les accords de l’orchestre, l’esprit absorbé par d’autres pensées. Raymonde !… C’était elle qui, depuis des jours déjà, occupait uniquement son cœur, elle qu’il avait aimée tout à coup à l’heure de leur dernière rencontre. Il la revoyait, avec une si incroyable précision de détail qu’on eût dit d’une hallucination, appuyée à ce même banc où il était seul en ce moment assis, élégante et svelte dans sa robe blanche ajustée au corps, sous laquelle se dessinaient les lignes de son buste délicat, souple et vigoureux. Du corsage modestement échancré émergeait la blancheur laiteuse d’un col aux fines attaches. La tête paraissait écrasée sous le poids des cheveux, nattés en épais bandeaux bruns qui descendaient le long des joues et allaient se nouer ensuite sur la nuque en une torsade épaisse et lourde. Le visage trahissait une rare sérénité, et le regard une douce bonté qui n’enlevait rien à son expression de fermeté et d’énergie.

Toujours Fernand voyait ainsi la douce image, fixée dans son cœur comme une gravure dans sa plaque de métal. Ç’avait été une instantanée prise de possession de tout son être par la jeune fille dans laquelle il avait pressenti une âme sœur de la sienne. Le charme avait été foudroyant, et depuis lors il n’y avait pas échappé un seul instant, enveloppé dans un cercle de sensations tantôt étrangement douces, tantôt amères et cruelles, qui le dominaient successivement.

Il avait bien tenté de se raisonner et de résister à ces impressions singulières, mais il n’y avait point réussi ; et alors il s’était livré tout entier, s’avouant qu’il était amoureux et se préoccupant uniquement de la pensée dont son cœur était plein.

Amoureux, lui !… Pauvre Fernand !… Quand le lendemain de cette révélation, il était allé conter à son seul ami, le médecin, ce qui arrivait d’extraordinaire et d’inattendu dans sa vie, jusqu’alors si monotone, il avait bien vu, à l’étonnement qui s’était peint dans la physionomie de M. Petit, qu’il avait l’air d’un sot à avouer de pareilles aventures. L’amour était permis à tous les cœurs jeunes, comme la chose la plus naturelle et la plus impossible à empêcher : mais à lui, Fernand, il était défendu comme une monstruosité.

Le docteur ne l’avait pas dit, certes. Il s’était contenté de soupirer et de prévenir le jeune homme que, dans l’état actuel de sa maladie, toute préoccupation trop absorbante était un obstacle nouveau à la guérison. Mais ce qu’il n’avait pas dit, le malade l’avait deviné, et cette secrète intuition l’avait fait énormément souffrir.

Le bon sens le plus élémentaire condamnait son amour, lui faisait un devoir de renoncer à l’entretenir dans son cœur, mais comment l’en arracher ? Comment distraire son âme, fût-ce un seul instant, de l’idée obsédante qui s’en était emparée ? Tous les plaisirs, les exercices ou les occupations qui auraient pu y réussir, si la volonté lui fût venue d’essayer, lui étaient interdits tout aussi bien. Ce concert, qui s’achevait là bas et qui était une fête pour tout le monde, il était condamné à ne l’entendre que de loin, à l’abri des regards de tous ces gens heureux que sa présence gênerait. La petite fête intime, qui devait se donner le soir au Kursaal, il devait renoncer à y paraître pour ne pas provoquer un éclat, et laisser les autres y prendre part tandis qu’il souffrirait, lui, seul dans sa chambre, sans une consolation !…

Et cependant qui, plus que lui, avait un titre sérieux à se trouver ce soir au Kursaal, et plus de droit à conduire Mlle Dubreuil en un tour de valse, les mains enlacées ? Personne, et lui seul cependant n’y serait pas !…

Ces réflexions avaient arraché au pauvre garçon des larmes amères et des sanglots qu’il ne pouvait retenir davantage. Sa physionomie en était encore toute bouleversée lorsque l’heure fut venue de rentrer à l’hôtel : Marcelle, qui arrivait par l’allée comme il venait de s’y engager, le remarqua et le lui dit.

— Vous avez pleuré, Monsieur Darcier, vous êtes tout triste et l’air désolé. Pourquoi vos amis vous laissent-ils ainsi seul, abandonné à vous-même et sans un encouragement ?

— Mademoiselle Marcelle, vous savez bien que je n’ai pas d’amis !…

— Comment, pas d’amis ?… Et petit père qui vous a demandé votre amitié, et Raymonde dont vous avez toutes les sympathies !

— Ah ! merci, mademoiselle Marcelle, pour la bonne parole que vous venez de dire là.

— Et moi aussi, je suis votre amie, et si je n’avais pas peur de vous fatiguer je viendrais souvent jouer avec vous. Mais vous réfléchissez toujours et, chaque fois que je vous rencontre, j’ai peur de troubler vos pensées.

Ne soyez pas désespéré, monsieur Darcier : moi aussi j’ai été longtemps malade, bien longtemps et bien malade, et me voici rétablie. Il n’y a fallu que beaucoup de patience et un peu de soumission ; il n’en faudra pas plus pour vous guérir à votre tour.

Alors, faisant au jeune homme un gracieux geste d’adieu, la fillette prit sa course et disparut rapidement au tournant de l’allée. Fernand, resté debout, le regard tourné dans la direction qu’elle avait prise, était comme ébloui de l’intelligence de cette enfant qui lui donnait des conseils dignes de la plus raisonnable des femmes. Puis de son étonnement émergea le souvenir de la phrase dans laquelle la fillette lui avait assuré l’amitié de son père et de sa sœur aînée, Raymonde, dont il avait toutes les sympathies. Cette assurance avait été comme un baume délicieux, versé directement sur la plaie douloureuse de son âme ; il se sentait renaître à l’espérance, une fois encore, et s’abandonnait à son doux rêve.

Était-il possible que la jeune fille n’eût pour lui que de l’amitié, et ne cachait-elle pas sous l’aveu de ce sentiment celui d’un sentiment plus tendre ? La jeunesse n’attire-t-elle pas la jeunesse, l’amour n’appelle-t-il pas l’amour ? Ce que lui-même avait éprouvé à sa vue, cette sympathie qui rapproche les cœurs en un instant et les entraîne pour toujours dans une confiance commune, Raymonde ne l’avait-elle pas éprouvé ?…

Tout en songeant ainsi, Darcier était rentré à l’hôtel. De sa fenêtre ouverte, il assistait au spectacle radieux qu’offrait en ce moment la nature : le soleil s’était incliné sur l’horizon qu’il embrasait de feux pourpres ; la prairie semblait couverte d’un épais manteau d’or, les oiseaux qui passaient dans les airs avaient sur l’aile de fugitifs rayons de feu, et les scarabées qui bourdonnaient au-dessus de l’herbe avaient comme des reflets de nacre et des scintillements.

Le jeune homme regardait ce magique tableau et sentait la jeunesse bondir dans son âme, oppressée par une indicible joie ; il s’enivrait de cette nature débordante de vie, et ce qui se passait en lui n’était ni moins puissant ni moins délicieux.

Enfin la lumière peu à peu s’adoucit et la brume monta. Puis la lune montra son croissant aux fines pointes et quelques étoiles apparurent au ciel : il en fixa longtemps une qui brillait d’une douce lumière bleue et il sentit se faire en son cœur un grand apaisement.

Alors les réflexions se pressèrent dans son esprit ; il se demanda s’il suffirait longtemps à son cœur de se nourrir de ces rêves, et s’il n’avait pas le devoir de songer aussi à la réalité. Il aimait Mlle Dubreuil, il était impossible de vouloir se le dissimuler. Eh bien, soit ! Mais était-il honnête de l’aimer ainsi longtemps, sans le dire et sans faire le nécessaire pour se rapprocher d’elle ?…

Ah ! certes, la chose aurait été la plus simple du monde, s’il avait eu un père ou une mère, à qui il aurait tout avoué et qui l’aurait dirigé de ses sages conseils en cette grave circonstance. Mais il était orphelin et ne pouvait, en aussi délicate matière, s’ouvrir à un étranger, le premier venu peut-être, qu’effaroucherait certainement une semblable confidence.

Et son tuteur ?… Oui, il avait un tuteur, mais quel triste appui que celui qu’il trouverait de ce côté : un homme d’affaires, absorbé tout entier par le soin de ses intérêts propres et ceux de la maison Darcier, dont il gérait la fortune, loyal sans contredit et sincèrement dévoué à son pupille, mais à l’unique point de vue de l’argent. En dehors de l’argent et des opérations nécessaires pour le faire abonder dans les caisses, cet habile homme était complètement fermé à toute considération, et traitait dédaigneusement de « sentiment » tout ce qui n’était pas du domaine positif, c’est-à-dire commercial ou financier.

Que dire à un pareil homme, si on avait l’idée de le prendre pour confident ? Une fois, une seule fois, Fernand s’était avisé de lui ouvrir son cœur et de réclamer un peu de pitié : au premier mot il avait été arrêté par cette question :

— Tu as des chagrins, des ennuis ?… Peut-être ne trouves-tu pas convenable la pension que je te sers ?… Je puis l’augmenter, si tu veux, la doubler même au besoin : les affaires marchent bien, en ce moment.

C’était comme une douche glacée qui avait à jamais anéanti, dans le cœur du pauvre garçon, l’espoir de gagner la confiance de son tuteur, le seul homme au monde cependant duquel il eût droit de réclamer bon conseil et secours.

Ce pleutre avait-il modifié sa manière d’être, depuis ces dernières années ? Il était infiniment probable que non, et une nouvelle confidence de son pupille risquait fort d’être accueillie de la même façon brutale que l’avait été la première. Pour répondre à l’aveu de cet amour qui le dominait tout entier, il prierait Darcier de ne pas le relancer et lui faire perdre un temps précieux à lire des balivernes.

Balivernes !… C’est ainsi que serait traité, par ce coffre-fort fait homme, le doux sentiment de l’éclosion duquel dépendait tout son avenir. Eh bien, il en courrait le risque, néanmoins.

Fernand ferma sa croisée et se fit apporter de la lumière. Se hâtant pour ne pas se donner à lui-même le temps de revenir sur sa détermination, il se mit devant son buvard et écrivit :

« Monsieur et cher tuteur,

« Il arrive dans ma vie une chose assez extraordinaire pour que je croie devoir, me départant en ceci de mes habitudes, vous en écrire quelques mots. Je sais d’ailleurs combien votre temps est précieux, et je m’efforcerai de n’en distraire à mon profit que le moins possible.

« Venu à Mondorf il y a plus d’un mois déjà, j’ai eu le bonheur insigne d’y rencontrer un médecin aussi plein de talent que de dévouement, qui a entrepris courageusement la tâche de me rendre la santé. Un mieux sensible s’est déjà manifesté dans mon état : j’aime à croire que vous serez enchanté de l’apprendre, et de voir ainsi réalisée la prédiction que vous me faisiez naguère en me conseillant de venir faire un séjour ici.

Mais ce n’est pas seulement un bon médecin que j’y ai trouvé, c’est aussi la sympathie, je voudrais oser dire l’amitié, d’une famille française qui séjourne à l’établissement et qui a bien voulu compatir à mes souffrances ; la famille Dubreuil. M. Dubreuil est le député d’Indre-et-Loir dont vous devez connaître l’immense talent.

Il a amené à Mondorf ses deux filles, dont l’une, la cadette, était malade et avait besoin de soins. L’autre, mademoiselle Raymonde, est une personne dont je vous ferais volontiers le portrait si je ne craignais trop d’offenser l’original par les imperfections de mon style : une jeune fille adorable, bonne, douce, intelligente, et belle comme doivent être les anges. Du jour où je l’ai vue, je l’ai aimée : c’est pour vous en informer que j’ai pris la liberté de vous écrire.

Car il est de toute nécessité que vous le sachiez dès aujourd’hui, votre intervention me devenant indispensable le jour où je serai en mesure de réaliser mes projets. Je veux d’abord me hâter de me guérir. Tout aussitôt après, je vous prierai de me rejoindre à Mondorf : l’occasion se présentera bien vite de lier connaissance avec M. Dubreuil et de lui exposer le vœu que j’ai formé d’obtenir de sa bonté la main de mademoiselle Raymonde.

Je ne me dissimule pas que cette mission vous sera peu agréable, en raison des quelques jours que vous devrez y sacrifier ; mais j’ai la confiance que vous ferez ce sacrifice, en songeant que si M. Dubreuil ne me repousse pas, vous serez tout naturellement débarrassé d’une tutelle qui ne doit vous avoir guère donné, jusqu’ici, que des déboires, des mécomptes et des tracas.

En attendant l’honneur que vous me ferez en répondant à cette lettre, je vous prie de me rappeler au souvenir de tous les gens dévoués qui servent les intérêts de ma maison, et d’agréer vous-même, en retour de votre dévouement à sa prospérité, l’expression de ma sincère et très vive reconnaissance.

Fernand Darcier. »

Le jeune homme relut rapidement sa lettre et n’y trouva pas un mot à changer. Après avoir cacheté l’enveloppe qui devait la porter à son tuteur le lendemain, il souffla sa lumière et se mit au lit, attendant que le sommeil vînt le reposer des émotions de la journée.

Un peu plus tôt, la fête du soir avait commencé dans le grand salon du Casino. Très peu, parmi les couples venus de Luxembourg, étaient retournés par le tramway de huit heures, la plupart s’étant décidés à prendre part à la sauterie du Kursaal et à ne repartir qu’au train spécial de la nuit. Toutes les salles du Casino étaient pleines de gens à l’air gai, que le vin pétillant de la Moselle, si rafraîchissant par ces lourdes soirées, avait mis en belle humeur.

Le grand salon resplendissait sous la lumière des lustres, qui se jouait, en les caressant d’ardents reflets, sur les soyeuses étoffes des costumes et les facettes aiguës des bijoux. Dans la chaleur, dans la fumée des cigares et des cigarettes, montaient des parfums discrets, qui berçaient les cervelles dans une passagère et douce griserie.

À travers les allées et venues des redingotes et des vestons, dans le coup de vent des jupes, de joyeux appels retentissaient d’un bout à l’autre des salons, se détachant sur le grincement des rires et sur les accords de l’orchestre, adoucis par le sourd murmure des conversations.

Puis au signal des violons, des couples se formaient tout à coup, et tournoyaient dans l’allure cadencée de la valse ou sautillaient sans fatigue dans l’interminable cercle des polkas.

Raymonde aimait peu la danse ; elle était venue à cette soirée pour obliger ses amies qui avaient insisté, affirmant que la sauterie ne dépasserait point les limites d’une réjouissance intime. Maintenant elle s’amusait, sollicitée par tout ce qu’il y avait là d’élégants cavaliers, fiers de conduire à leur bras une aussi brillante personne. Elle n’avait point encore manqué une seule danse, s’en donnant à cœur joie et se félicitant, à part elle, de la discrétion des jeunes gens qui la guidaient, plus occupés de bien valser que de beaucoup parler.

— Mademoiselle me fera-t-elle l’honneur d’accepter mon bras pour la prochaine scottisch ?

— Volontiers, monsieur.

Et elle s’en allait encore une fois, au bras d’un autre inconnu, qui se souciait peu d’ailleurs de se faire connaître et bornait toute sa conversation à cette réflexion banale :

— Il fait bien chaud ce soir, mademoiselle…

Oh ! oui, il faisait chaud ce soir, et petit à petit, malgré les hautes fenêtres au large ouvertes, le salon se transformait en étuve. Il vint un moment où Raymonde, n’y tenant plus, se vit obligée de sortir et d’aller respirer quelques bouffées d’air frais.

Sur la terrasse, au pied de l’escalier, elle rencontra son père qui causait avec le docteur, profitant du silence et de la fraîcheur qui régnaient en cet endroit.

Au moment où elle les apercevait, elle entendit M. Petit qui disait :

— Je le guérirai, j’en suis presque certain aujourd’hui.

Au bruit que fit Raymonde en sautant les dernières marches de l’escalier, les deux hommes levèrent la tête : de l’ombre dont ils étaient entourés, ils voyaient la jeune fille se profilant nettement dans la demi-clarté du palier, superbe de santé et d’animation.

— Pardonnez à mon indiscrétion, disait-elle, mais j’ai entendu, docteur, votre dernière phrase. Vous annonciez comme presque certaine la guérison de quelqu’un…

— Oui, mademoiselle. Nous parlions de ce pauvre Darcier, votre voisin d’hôtel, qui est arrivé ici à la mort et qui nous quittera guéri.

— Est-il possible ? docteur. Vous auriez fait un pareil miracle !…

— La science gagne chaque jour du terrain, mademoiselle. Le temps n’est pas éloigné sans doute, où l’on considérera comme une bagatelle la maladie qui semble aujourd’hui exiger un miracle pour être vaincue.

On causa quelques instants encore. Puis M. Dubreuil avoua qu’il était harassé.

— Remontes-tu encore, Raymonde ? demanda-t-il. — Oui, père, dit la jeune fille, mais seulement le temps de saluer mes amies et de prendre congé. On étouffe là-haut, et je n’aurais pas le courage d’y rester davantage.

Elle redescendit un instant après, le docteur lui offrit son bras et l’on regagna l’hôtel. Mais tandis qu’elle marchait, Raymonde songeait à ce pauvre Fernand qui allait guérir. Car la chose ne pouvait faire un doute, M. Petit étant un médecin trop prudent pour faire à la légère une semblable prédiction : s’il annonçait la prochaine convalescence de l’incurable, c’est que dès maintenant il avait victoire gagnée.

Et lorsqu’elle se retrouva seule dans sa chambre, c’est encore à Darcier que pensa Raymonde, incapable de détourner sa pensée de cette préoccupation singulière, qui l’absorbait sans qu’elle s’en rendît compte :

— Monsieur Fernand guéri, songeait-elle, quel bonheur pour lui et pour tous ses amis ! Mais comme il l’aura bien mérité aussi, ce bonheur, et quelle digne récompense ce sera de sa patience et de sa résignation !…


VIII


Avant de se mettre au lit, Mlle  Dubreuil se rappela qu’elle avait promis d’écrire à Rose, sa gouvernante, et ne voulut pas remettre au lendemain de le faire. Rose était si bonne, elle aimait tant ses filles, ainsi qu’elle disait elle-même, et il n’était que fort juste qu’elle fût tenue au courant de tous les incidents qui marquaient ces vacances passées si loin.

Raymonde lui avait écrit une première fois, peu de temps après son arrivée. Elle lui avait fait le portrait des nouveaux amis de son père, la description du pays, de l’établissement des bains, de l’hôtel du Grand Chef. Même, à ce propos, elle avait dit un mot du voisin que le hasard leur avait donné, un pauvre garçon malade qu’on redoutait de voir trépasser d’un moment à l’autre et pour lequel tout le monde professait une vive compassion.

Dans cette nouvelle lettre, elle s’étendait sur le voyage d’Echternach, racontait le désarroi causé par le grand orage et aussi sa rencontre toute fortuite avec Darcier.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Tu te rappelles, ma bonne Rose, écrivait-elle, ce que je te disais l’autre jour de notre voisin d’hôtel : on s’attendait à le voir mourir à Mondorf et la perspective même en déplaisait à plus d’une des familles logées à l’hôtel. Ces prévisions pessimistes ne se réaliseront heureusement pas, car ce soir encore le docteur, qui s’entretenait avec mon père, lui annonçait la prochaine guérison de ce pauvre garçon.

« Pour tout te dire, j’en suis la plus heureuse du monde, mais ne me demande pas pourquoi, car jamais il ne me serait possible de t’expliquer mes sentiments à cet égard. J’ai eu toujours une grande estime pour ce malheureux jeune homme, qui depuis dix ans n’a pu profiter un seul instant des avantages que procure une belle fortune et un nom honorable ; je me suis apitoyée sincèrement sur son malheureux sort quand j’ai su qu’on le croyait incurable ; j’ai apprécié enfin, ce qu’elle valait, l’énergie extraordinaire dont il fait preuve pour supporter son mal et se plier aux exigences du médecin.

« Tels étaient mes sentiments à son égard, quand le hasard d’une promenade me l’a fait rencontrer dans le parc de l’établissement, et m’a procuré l’avantage d’une courte conversation avec lui. J’ai là acquis la preuve que ce jeune homme est doué d’une vive intelligence et d’un grand cœur : comment aurais-je pu lui refuser mon amitié quand il me l’a demandée ?…

« Eh bien, voici que M. Darcier va guérir. Je n’oserais te cacher, ma chère Rose, que j’appréhende quelque peu en ce moment les conséquences de mon attitude vis-à-vis de lui. Cette amitié que je lui ai accordée quand je le croyais moribond, je ne saurais évidemment la lui retirer à la nouvelle de sa guérison : ne sera-ce pas là l’origine de relations inévitables qui pourraient déplaire à mon père, et qu’alors je regretterai vivement d’avoir nouées ?

« Tu vois qu’en ce monde le bonheur n’est point parfait, et que le plaisir que j’ai d’apprendre le rétablissement de ce malade sympathique est déjà troublé, à peine ressenti, par l’appréhension des conséquences qu’il peut entraîner. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand, le lendemain matin, M. Darcier descendit pour glisser dans la boîte aux lettres le message qu’il envoyait à son tuteur, il trouva le garçon chargé d’emporter le courrier chaque matin tout prêt à partir. Il lui remit son pli et se dirigea vers la source.

La matinée était radieuse ; la fraîcheur de la rosée se faisait encore sentir à cette heure matinale ; mais déjà le soleil brillait d’un éclat pur qui promettait une chaude journée. Un vent léger, qui courait dans les feuilles, donnait aux arbres un mouvement de vie et provoquait de charmants effets d’ombre et de lumière. Il faisait briller l’enveloppe satinée qui s’accrochait encore aux derniers bourgeons ouverts, et, retournant les menues branches, en montrait l’envers argenté ; il balançait les lourdes grappes de fleurs, il courait sur l’herbe de la prairie avec un imperceptible murmure.

Comme il allait passer le seuil du pavillon de la source, Fernand vit la petite Marcelle en sortir. Elle répondit joyeusement au salut qu’il lui envoyait :

— Bonjour, Monsieur Darcier. Qu’il fait bon se promener, ce matin !…

Puis il entra et trouva Raymonde qui l’accueillit, elle aussi, fort gracieusement. Elle raconta la soirée de la veille : on s’était amusé ferme, mais la chaleur insupportable avait mis fin à la danse dès dix heures.

— Vous devez être bien fatiguée, mademoiselle, hasarda Fernand.

— Mais pas trop, monsieur ; même j’ai écrit, avant de me coucher, une longue lettre que je voulais voir partir ce matin.

Fernand tressaillit. Sa lettre, à lui aussi, venait d’être mise à la poste. Elle allait donc voyager de compagnie avec celle de la jeune fille : le même courrier emporterait au loin les secrets de leur cœur.

Au déjeûner, M. Dubreuil annonça à ses filles l’arrivée du chanoine Liévin, et décida qu’on irait à sa rencontre jusque Luxembourg. L’heure du tramway étant passée, il avait fait commander une voiture qui vint les prendre, peu d’instants après que les jeunes filles eurent achevé leur toilette. On partit.

La matinée s’avançait ; les grandes herbes ne brillaient plus de l’humidité de la nuit, mais le soleil leur donnait un autre éclat, plus chaud et plus durable, elle se nuançaient sous ses caresses ; elles prenaient des tons fauves et dorés, et frémissaient sous la chaleur comme elles l’auraient fait sous la brise. Parfois la verdure devenait plus vive, on approchait de quelque marais vague qui s’étendait mollement et sur le bord duquel des canards barbotaient, saluant la voiture au passage d’une volée de cuins-cuins vigoureux. La route, tantôt bordée d’arbres, tantôt courant au milieu de plaines découvertes, traversait çà et là quelque village. Les maisons de ces villages luxembourgeois s’étendent au loin, chacune entourée de son enclos, toutes peintes de badigeons clairs, bleus et roses, couvertes d’ardoises ou de chaume, leurs fenêtres garnies de fleurs, donnant à l’œil une agréable idée de l’ordre et du bon goût de ces paysans.

À l’approche de la ville, on dépassa des charrettes de campagnards qui s’y rendaient pour leurs affaires, coiffés presque tous d’étroits chapeaux et fumant tranquillement leur courte pipe, tandis que les femmes, alertes et fraîches, suivaient l’attelage, causant entre elles.

En descendant du train qui l’amenait de Paris, le chanoine fut très agréablement surpris de trouver sur le quai M. Dubreuil et ses filles, qui l’attendaient. Quand on se fut souhaité la bienvenue :

— Quelles bonnes nouvelles apportez-vous de là-bas, cher ami, demanda le député.

— Un tas énorme, répondit M. Liévin ; j’en aurai pour plusieurs jours à vous raconter… si je n’en oublie pas.

— Voilà qui est parfait. Maintenant, allons dîner…

Dès le commencement du repas, le chanoine livra les nouvelles qu’il apportait à M. Dubreuil, de la part de ses amis et de ses protégés. Il parla longuement, de l’ami Florian, cet incorrigible libre-penseur, qu’il avait vu l’avant-veille et qui, apprenant son départ pour Mondorf, l’avait accablé sous la charge des compliments et des amitiés qu’il le priait de faire parvenir au député et à ses filles.

— Ne viendra-t-il pas bientôt lui-même ? interrogea M. Dubreuil.

— Il ne le pourra pas, répondit le chanoine. Il m’a fait l’énoncé des occupations multiples qui le retiendront à Paris jusqu’aux vacances. À cette époque, il ira passer quelques jours chez sa mère en Touraine, puis partira pour Vienne, en compagnie d’un diplomate qui l’a choisi comme secrétaire pour une mission spéciale.

— Ah ! bah !…

— Et il ne rentrera au ministère qu’au mois d’octobre, c’est-à-dire trop tard pour vous retrouver ici, au cas où la fantaisie le prendrait quand même de faire le voyage.

— Il faudra donc en faire notre deuil. Mauvais garnement ! ajouta M. Dubreuil, nous nous étions cependant promis un grand plaisir de sa venue à Mondorf…

Après le dîner, M. Liévin quitta son ami pendant une demi-heure pour aller faire sa visite à l’évêché, puis on repartit pour la station balnéaire.

La conversation ne tarit pas un instant durant tout le trajet : bien qu’il en eût, M. Dubreuil sentait depuis quelques jours que ses occupations multiples lui manquaient, et les nouvelles que lui donnait de Paris et de sa vie le chanoine qui en arrivait, lui causaient un plaisir extrême. Les journaux le renseignaient sur la politique et sur les mille incidents de la journée parisienne ; mais il n’y pouvait trouver d’informations d’aucune sorte sur les œuvres et les hommes auxquels il était attaché. À ce point de vue, la conversation de son ami était un régal dont il ne voulait pas perdre une miette : et la nuit vint que les deux hommes conversaient encore, ayant à peine pris le temps de jeter un rapide coup d’œil sur l’aspect des localités où M. Liévin allait séjourner pendant un long mois.

— Pardonnez-moi cet égoïsme, mon ami, disait M. Dubreuil en le quittant le soir, mais si vous saviez quel besoin j’avais de vous entendre ! D’ailleurs, dès demain, je vous ferai tout visiter ici…

Et d’abord, il nous faudra voir de bonne heure M. le curé de Mondorf, je suppose ?

— Eh ! oui, certes, je désirerais lui être présenté dès avant qu’il ne dise la messe.

— Ce sera très tôt, alors : nous n’avons que le temps d’aller dormir si nous voulons ne pas manquer l’heure.

M. l’abbé Fleury, prévenu, fit tout préparer pour que le chanoine, M. Dubreuil et ses filles trouvassent à déjeûner chez lui, la messe finie. Deux prêtres en traitement à l’établissement des bains se trouvaient au presbytère, et assistèrent à ce premier repas, à la grande satisfaction de M. Liévin, qui reconnut en eux des hommes intelligents avec lesquels se pourrait nouer un commerce agréable.

Car il avait craint un moment, lorsqu’il s’était rendu aux instances de son ami le député, qui le sollicitait de venir à Mondorf, de s’y trouver dépaysé et d’y manquer de ces relations particulières dont un prêtre ne pourrait se passer sans faire un véritable sacrifice. Il ne s’était décidé pour la station de Luxeuil que précisément à cause de la certitude d’y retrouver un prêtre de ses amis : mais maintenant qu’il avait pu apprécier, dès la première conversation, le caractère de l’abbé Fleury et de ses collègues, il ne regrettait plus rien, il se félicitait au contraire d’avoir cédé à M. Dubreuil. Cette constatation l’ayant mis aussitôt de belle humeur, il ne put s’empêcher de le montrer, et sa conversation prouva dès lors à ses auditeurs que M. Dubreuil n’avait rien exagéré quand il avait parlé de lui comme d’un homme supérieurement doué.

Lorsqu’il eut promis au curé de faire chaque dimanche le sermon de la messe des étrangers, il proposa de prendre congé pour aller visiter l’établissement et demander quelques conseils au médecin. Il sortit enchanté de son entrevue avec M. Petit, qui l’avait assuré de sa sollicitude et lui avait prédit un grand profit à retirer de son séjour à Mondorf.

Il avait surtout appris avec plaisir que l’établissement hydrothérapique possédait une salle réservée pour l’inhalation de l’azote, et qu’il y trouverait les appareils spéciaux les plus récents et les plus perfectionnés.

Sans plus tarder, M. Dubreuil l’y conduisit, et dès cette première matinée, le chanoine put apprécier le confort de l’installation hydrothérapique. En sortant d’une courte séance à l’appareil de pulvérisation de l’eau minérale, il se sentit comme inondé d’un sentiment de bien-être et ne put s’empêcher de remercier le député d’avoir eu la bonne pensée de le faire venir à Mondorf.

— Et d’autres y viendront, je vous en réponds, ajouta-t-il : je saurai maintenant quelle station conseiller aux nombreux amis qui m’embarrassent chaque année quand ils viennent me demander mon avis. Dans les grandes villes d’eaux, nous manquons trop, nous autres prêtres, de la tranquillité dans laquelle nous sommes accoutumés de trouver le repos ; dans les petites stations si recommandables de l’Allemagne, nous nous trouvons trop dépaysés à cause de la difficulté qu’ont à nous comprendre les collègues que nous y rencontrons, et qui leur rend impossibles toutes relations suivies avec nous. Ces deux inconvénients sont évités ici : pour peu qu’on soit assuré d’y rencontrer souvent des amis comme vous, mon cher député, y venir est un rêve !…

La visite minutieuse de l’établissement ne fit que confirmer chez M. Liévin cette excellente impression. Comme il allait, en achevant le tour du parc, en exprimer encore sa vive satisfaction, M. Dubreuil l’interrompit.

— Mais ce n’est pas tout encore, dit-il. L’État grand-ducal, en faisant l’acquisition de Mondorf, a eu en vue spécialement de faire profiter des avantages réunis ici, les habitants du pays qui sont en situation d’en user. Il fait des conditions de séjour, très abordables pour tout le monde, aux fontionnaires qui désirent venir suivre un traitement ; il offre aux indigents le traitement hydrothérapique gratuit ; enfin il a créé, ici près, une colonie d’enfants maladifs, imitée de ce qui s’est fait de mieux en ce genre jusqu’à présent.

Tenez, là-bas, voyez-vous cette ferme à l’aspect souriant, à demi cachée dans le feuillage des arbres de ses vergers ?… C’est Daundorf. Cette métairie a été transformée fort habilement en une sorte de pensionnat où les enfants chétifs viennent, par séries, séjourner une quinzaine.

Au fait, si cela vous intéresse, rien ne nous empêche de pousser jusque-là.

— Parfaitement.

— Seulement, permettez-moi de prévenir Marcelle, à qui j’ai promis de ne jamais aller à Daundorfg sans l’emmener.

Marcelle était à faire une partie de crocket. Dès qu’elle sut de quoi il s’agissait, elle jeta là son maillet et accourut au plus vite, charmante de jeunesse et d’entrain, le visage tout rose perdu au fond d’un immense chapeau de paille.

— Oh ! petit père, quelle bonne idée !…

— Tu aimes donc bien te promener avec ton père ? Marcelle, demanda le bon chanoine.

— Oui, cela d’abord, répondit la fillette. Mais s’est surtout le plaisir d’aller voir ces pauvres petites de là bas, et de jouir du bonheur qu’on leur fait en leur donnant quelques petits cadeaux : il y en a de si pauvres, et de si malades !…

— Oh ! voilà de beaux sentiments, mademoiselle, dit fort sérieusement M. Liévin, je vous en fais mes compliments,

— D’ailleurs, ajouta encore Marcelle sans prendre garde à cet éloge, tout le monde me connaît déjà là-bas, et je serai mieux que personne à même de vous présenter…

Elle disait tout cela d’un air important, imperturbable comme une personne d’âge mûr en face des sourires railleurs que faisaient naître ses déclarations.

C’était une des marques les plus touchantes de la sollicitude professée par M. Pauley à l’endroit des faibles et des déshérités de ce monde, que la création de cette colonie des enfants de Daundorf. Il avait surveillé lui-même scrupuleusement tous les détails de l’aménagement, et avait fait en sorte d’y réaliser le problème d’un confortable parfait et d’une propreté poussée jusqu’au luxe. Les dortoirs, les réfectoires, les corridors, les escaliers, tout était là entretenu avec un soin constant, si bien qu’on eût dit d’une maison habitée par des grandes personnes, toutes attentives et soigneuses à ne rien salir.

Dans la cour, des tables et des chaises en fer, vrai petit mobilier d’enfant, sont placées un peu partout ; on doit être bien là, les pieds enfoncés dans le sable tiède et mou, comme en un tapis. Le soleil du matin se mire dans la source qui jaillit du milieu des chaises et les enfants tressaillent d’aise sous ses bienfaisantes caresses. À voir ces bonnes petites figures épanouies, on songe à peine qu’on se trouve dans une colonie sanitaire. Chez la plupart, il est évident que le séjour à Daundorf leur fait le plus grand bien, que ces bains d’air et de soleil donnent à leurs membres alanguis la souplesse et le ton nécessaires, et à leurs joues les roses de la santé.

Telle était la première impression des visiteurs. Comme le chanoine la communiquait à M. Dubreuil, un groupe de petites filles, conduites par une Sœur, vinrent faire quelques exercices gymnastiques dans la cour, car il s’y trouve un vrai petit gymnase, pourvu de tous les engins désirables. Tandis que Marcelle allait se mêler à leurs jeux, les deux hommes pénétrèrent dans la maison.

Au rez-de-chaussée, le réfectoire est situé à proximité de la cuisine ; dans l’un, des longues tables de bois blanc couvertes d’intervalle à intervalle de jattes en fer émaillé ; dans l’autre, des casseroles luisantes rangées autour du manteau de la cheminée, et un large fourneau chargé de bouilloires aux flancs rebondis, de pots et de poêles en fonte. Tous ces objets attirent l’attention par leur exquise propreté, par leur arrangement régulier et symétrique.

À l’étage se trouvent les dortoirs, la lingerie et un long couloir de toilette : tout à l’avenant du reste, bien tenu, sans un grain de poussière.

— Comme vous le voyez, cher ami, dit M. Dubreuil, l’installation de ce petit établissement est fort simple, mais elle est absolument pratique et elle répond au but que les promoteurs de l’œuvre se sont proposé. Les enfants viennent ici, non pas pour y être enfermés entre quatre murs, mais pour y vivre au soleil et au grand air autant que possible.

Chaque matin, de bonne heure, ils vont aux bains, pour suivre la cure spéciale que le médecin a prescrite à chaque enfant. Le parc est à eux alors, ils y prennent leurs ébats, respirent les exhalaisons fortifiantes des conifères, boivent l’eau nauséabonde autant que salutaire de la source, se baignent au froid et au chaud, font en un mot tout ce qu’il faut pour devenir forts et bien portants, s’il plaît à Dieu.

— N’a-t-on pas à craindre qu’à la longue ils ne trouvent ces exercices un peu monotones !

— Oh ! non. D’abord ils ne restent ici que le temps exigé pour une cure, trois semaines, un mois au plus. Et puis, on leur ménage de ci de là une surprise. Sans parler des excursions et des promenades au loin, il ne manque pas dans les environs de châtelains généreux qui invitent ces pauvres petits et leur font fête : c’est dans le programme de la saison.

— Et quand le temps est mauvais ?

— Alors encore il y a une ressource : la grange. Elle rend les plus précieux services, à l’établissement, cette bonne vieille grange ; grâce à son aire lisse et dure, à son plafond élevé, les petiots se moquent bien du vent et de la pluie.

— Tout cela est charmant en vérité, dit pour conclure M. Liévin, et c’est un service éminent que rendent au pays les promoteurs d’une pareille œuvre…

Au moment de s’en revenir, on chercha Marcelle, qui avait disparu. Elle avait réuni un groupe de petites malades dans la grange de la ferme, cette grange vaste et bien aérée, au plafond élevé, à l’aire sèche, qui servait de salle de récréation par les jours de mauvais temps.

Les pauvres enfants, dont quelques-unes seulement comprenaient un peu le français, avaient accepté de donner à la demoiselle le plaisir de présider à leur récréation : en ce moment elles chantaient ensemble une chanson au rythme lent et doux, que Marcelle paraissait écouter avec le plus grand plaisir, encore qu’elle n’y comprît goutte.

C’est là que son père la retrouva, tout absorbée des devoirs de sa présidence, grave, le maintien correct.

— Eh bien ! Marcelle, dit M. Dubreuil, viens-tu ?

— Oui, petit père, j’arrive. Et cependant, si tu savais !… Je voudrais tant faire un plaisir à toutes ces pauvres petites ; mais je me creuse vainement l’esprit à deviner ce qui pourrait le leur causer. Cependant, j’ai pensé à quelque chose…

— Dis, ma chère enfant ; si la chose est possible, elle est faite, je te le promets d’avance.

— Eh bien, petit père, te souviens-tu du plaisir que j’avais, lorsque j’étais toute petite, à jouer à la dînette avec Raymonde et notre bonne Rose ?… Je suis sûre que ces pauvres petites malades s’y amuseraient bien, elles aussi. Mais, vois-tu, je voudrais que ce ne fût pas une dînette pour rire ; je voudrais une dînette sérieuse, où il y aurait des friandises à manger et quelque bonne chose à boire. Qu’en penses-tu ?…

— Mais, dit M. Dubreuil, tout interloqué, au fond, d’être prié de donner son avis en pareille matière, et s’y résignant cependant de bonne grâce, il me semble que rien ne s’oppose à ce que tu satisfasses ton envie de régaler tes petites camarades. À moins peut-être que le règlement de la colonie… Et encore, je suis bien sûr que nous pourrons gagner aisément les bonnes Sœurs à ton projet.

— Oh ! petit père, que tu es gentil d’accepter. Ce sera pour demain, veux-tu ? En rentrant tout à l’heure à l’hôtel, je ferai mes commandes et l’on téléphonera tout de suite à Luxembourg.

J’arrangerai tout avec Raymonde ; un bon café bien sucré, avec des gâteaux et des pâtés tout plein, que ces pauvres petites se régalent une bonne fois. Nous viendrons prévenir la Sœur que c’est nous qui nous chargeons de préparer le goûter de ses pensionnaires. Allons-nous nous amuser !

Et la charmante enfant battait des mains, à la pensée du bonheur qu’elle allait pouvoir répandre autour d’elle.

Comme on s’en retournait à l’hôtel, M. Dubreuil marchant devant avec le chanoine auquel il racontait ce nouveau caprice de générosité de la fillette, Marcelle supputait en elle-même le nombre de friandises qu’il faudrait pour rassasier la colonie. Et elle discutait à demi voix le choix à faire des différents pâtés qui composeraient le goûter : il en faudrait de légers, qui ne coupassent pas trop tôt l’appétit et dont on pût manger beaucoup…

Et tout à coup, comme on passait la grille de l’hôtel, elle rejoignit M. Dubreuil.

— Tu sais, petit père, la note sera grosse !

— Très grosse ?… — Oui, mais c’est égal… puisque c’est toi qui la paieras.

Et, riant aux éclats, la petite espiègle prit sa course et alla rejoindre Raymonde, qu’elle voulait sans retard mettre au courant de son projet.


IX


À quelques jours de là, Raymonde et ses amies eurent l’idée de donner, à la colonie des baigneurs, un concert au profit du malade indigent dont elles avaient imaginé de payer déjà le logement et la pension. En même temps qu’il revenait à la santé, ce brave homme commençait à comprendre le bienfait dont il avait été l’objet et en manifestait la plus sincère reconnaissance aux jeunes filles, qu’il saluait, chaque fois que le hasard le mettait en leur présence, avec des marques de respect du plus haut comique.

Encore qu’on l’eût vingt fois prévenu que ces demoiselles n’entendaient pas un mot de l’idiôme luxembourgeois, il s’entêtait à s’en servir pour leur exprimer ses remercîments, et le faisait en longues phrases emphatiques qu’il eût été impossible d’écouter sans rire.

Mais à part ce petit ridicule, il paraissait si sincère et de si bonne foi, que Raymonde et ses amies le tenaient en grande estime : c’est pour le lui prouver qu’elles voulaient organiser, à son bénéfice, une petite soirée musicale qui serait d’ailleurs, par les chaleurs sénégaliennes qu’il faisait depuis quelques jours, un passe-temps fort attrayant pour les baigneurs.

Elles se mirent à l’œuvre sans retard et employèrent la moitié de la semaine aux répétitions, à la distribution des rôles, à la copie des programmes. Le concert eut lieu enfin et ce fut un véritable succès pour les jeunes filles qui l’avaient organisé, tout particulièrement pour Raymonde.

Non pas seulement que les jeunes filles qui s’étaient exécutées ce soir eussent personnellement mérité les unanimes applaudissements de leurs auditeurs, mais encore et surtout parce que ce fut, pour la colonie de Mondorf, l’occasion de constater qu’elle possédait tous les éléments nécessaires à la réussite d’un pareil concert, et qu’on pourrait, sans peine aucune, organiser souvent les plus charmantes soirées.

Raymonde avait paru infatigable : c’est elle qui tenait le piano, elle encore qui dirigeait les chœurs, sans parler de trois morceaux du programme exécutés par elle. On l’avait applaudie et fêtée de toutes parts.

M. Darcier avait assisté au concert, sur les pressantes instances du régisseur, qui lui conseillait de s’accorder cette distraction nécessaire. C’était une des premières fois qu’il se mêlait à la société : tout au plus s’était-il hasardé, jusqu’alors, à paraître à la salle à manger de l’hôtel, après les repas, pour écouter les conversations. Tout d’abord, il avait nettement refusé de venir à la soirée, n’étant pas au fait et croyant qu’il s’agissait d’un concert donné par une société d’amateurs de la ville. Mais quand M. Canon lui avait expliqué son erreur en lui nommant Raymonde, le pauvre garçon avait senti son cœur sauter dans sa poitrine. Il feignit, par discrétion, de n’accepter qu’à contre-cœur, mais dès les premiers instants l’enthousiasme l’avait pris, et chaque fois que paraissait Mlle Dubreuil, il ne se retenait qu’avec peine de donner le signal des applaudissements.

Ce que tout le monde autour de lui appelait un succès, il le proclamait un triomphe ; pour un rien, il eût traité de gens stupides et idiots ceux qui se permettaient de dire que Mlle Dubreuil était une personne des mieux douées, alors qu’à ses yeux elle était une grande artiste, maniant incomparablement un incomparable talent.

Le concert terminé, comme il sortait au bras du régisseur, M. Canon exprima l’idée qu’il serait bon de faire parvenir, aux journaux de Luxembourg, une petite note où fût constaté le succès de la soirée organisée par les baigneurs. Fernand l’y encouragea. À son avis, ce serait, de la part de l’administration, un hommage rendu à l’initiative et au mérite des jeunes gens qui avaient consenti à se faire entendre : cette constatation, faite publiquement, les déciderait sans doute à donner de nouvelles soirées, et tout le monde y gagnerait…

Tout en poussant ainsi M. Canon, Fernand prit congé et rentra à l’hôtel. À peine entré dans sa chambre, il s’assit devant sa table et se mit à écrire lui-même la relation du concert auquel il venait d’assister. Quelques phrases d’introduction, puis, aussitôt achevée l’entrée en matière, la forme dithyrambique et exagérée que son amour, secret mais profond déjà, le pressait de donner aux éloges qu’il faisait de Raymonde. Une page entière de louanges telles qu’un critique partial eût à peine osé les décerner publiquement à la Patti ou à la Nilsson : Mlle Dubreuil n’était plus une jeune fille ordinaire, assez au courant des choses de l’art pour en donner une interprétation correcte ; ce n’était plus même une artiste digne d’un auditoire d’élite ; c’était l’incarnation même du génie de la musique, c’était une Muse devant laquelle on n’avait qu’à s’incliner, pâmé d’admiration.

Fernand relut son élucubration, la trouva parfaite et, l’ayant glissée dans une enveloppe, accompagnée de quelques mots d’introduction, y inscrivit l’adresse du rédacteur d’un des journaux de la ville.

Ce fut, le lendemain, comme une révolution qui se produisit parmi les baigneurs à l’arrivée du journal qui avait reproduit le compte-rendu de Darcier. On s’enquit de toutes parts du nom de l’auteur, et sans y parvenir, car la lettre, signée du cliché banal : « Un baigneur », ne donnait aucun indice qui permît de découvrir une piste quelconque.

Dans d’autres circonstances, on eût attribué le factum à la rédaction même du journal : qui ne sait qu’en province la pénurie des informations oblige les rédacteurs à en forger de toutes pièces, en les signant d’un pseudonyme quelconque ? Mais, dans le cas présent, conclure ainsi n’était point possible. Personne, absolument personne n’avait assisté au concert, qui ne fût inscrit sur le livre de séjour de l’établissement…

Il ne vint à l’idée d’aucun de ceux qu’intriguait le mystère, de songer un seul instant à Fernand qui, ne s’étant jamais mêlé à la société, ne pouvait évidemment être confondu avec le dithyrambique correspondant de la feuille luxembourgeoise.

Cependant, Raymonde, à qui l’on s’était empressé de montrer le journal, était grandement peinée de ce brutal éloge. Sa modestie en était toute déchirée, et elle n’était pas loin d’attribuer l’origine de l’article à quelque commère jalouse ou méchante. Mais, à laquelle ? Une commère jalouse ou méchante, c’est tôt dit ; mais Raymonde avait beau chercher autour d’elle, elle ne voyait personne à qui elle eût pu sûrement endosser la responsabilité du fameux compte-rendu.

Quant à M. Dubreuil, il avait été plus surpris que choqué : même il n’était pas loin de s’avouer quelque peu flatté de cette louange décernée à sa fille, d’autant qu’il la sentait absolument méritée. Mais qui l’avait écrite ?….

L’idée lui était bien venue de s’informer auprès du régisseur, qui d’ordinaire se chargeait de ces sortes de choses et qui aurait bien pu le renseigner. Mais il pressentit bien vite que M. Canon trouverait au moins étrange une pareille démarche, et il s’abstint.

Seul parmi tous les baigneurs, Darcier paraissait ignorer absolument que le compte-rendu, sorti de sa plume en une minute d’enthousiasme, eût produit un pareil bouleversement.

Avant de se diriger vers le coin de parc où il passait d’habitude la matinée, il était allé au salon de lecture, avait jeté un coup d’œil sur le journal auquel il avait envoyé sa lettre, autant pour s’assurer qu’on l’avait reproduite que pour relire son élucubration ; la constatation faite, il était parti sans manifester le moindre étonnement, persuadé toujours, son enthousiasme de l’avant-veille ayant persisté jusque là, qu’il n’y avait pas un mot à retrancher de ce qu’il avait écrit.

— Ceux qui ont entendu ce soir Mlle Dubreuil, disait le journal, garderont de cette voix et de ce talent incomparables un inoubliable souvenir… Eh, oui, certes ! pensait Fernand en gagnant son retrait favori. Est-il possible, quand on a vu ce visage angélique et qu’on a entendu cette voix merveilleuse, d’en effacer jamais le souvenir de sa mémoire ?

Et le jeune homme s’exaltait, à vouloir se justifier vis-à-vis de lui-même d’avoir commis la moindre exagération, et il en venait, perdant la mesure exacte des choses, à regretter de n’avoir pas mieux exprimé encore son admiration pour le talent de Raymonde. Ces pensées l’occupèrent tout la matinée, et même le préoccupèrent assez vivement. Il se rappela qu’il attendait une réponse à la lettre qu’il avait écrite à son tuteur : pourquoi cette réponse se faisait-elle si longtemps attendre ? Son tuteur allait-il peut-être pousser le mépris qu’il professait pour les affaires de « sentiment » jusqu’à négliger de répondre à une prière de son pupille ?… En ce cas, il pouvait s’attendre à voir cette prière se changer bientôt en une énergique sommation.

Tandis qu’il dessinait en lui-même des projets pleins de colère, la lettre attendue arrivait à son adresse à l’hôtel.

« Mon cher Fernand, lui écrivait son tuteur, permettez-moi tout d’abord de vous avouer qu’après trois jours de réflexion écoulés depuis le reçu de votre lettre, je me retrouve encore tout abasourdi de votre persiflage. Car c’est bien ainsi, n’est-il pas vrai ? qu’il faut appeler le ton de votre missive, et vous m’en voudriez pour mon manque de perspicacité si je m’avisais de la traiter autrement.

« Que vous ayez rencontré un bon médecin à Mondorf, c’est moi qui vous en félicite le premier et le plus sincèrement ; que vous y ayez fait la connaissance d’une famille de votre monde et de votre rang, je ne saurais voir en ceci que la chose la plus naturelle. Mais que, dans l’état de santé où vous vous trouvez, vous alliez oublier à ce point les convenances, que vous songiez à caresser des projets d’amoureux, je ne saurais véritablement, sans manquer à mon devoir, vous y encourager ou seulement même vous laisser croire que je vous accorde mon approbation.

« Réfléchissez, Fernand, que vous êtes atteint, hélas ! d’un impitoyable mal dont vous attendez depuis dix ans la guérison, que ce serait une folie de croire qu’une cure de deux mois a suffi à vous rétablir, qu’il serait indigne de vous, enfin, de courir au devant d’un refus doublé d’un affront en prétendant être distingué par Mlle Dubreuil.

« La règle sociale est devenue pour vous tout autre par le fait même de votre maladie ; elle se résume tout entière en un point auquel vous devez tout rapporter : la guérison. Écartez de votre esprit toute pensée étrangère à ce but, arrachez de votre cœur tout sentiment qui peut nuire à votre tranquillité, à votre paix intérieure, chassez enfin loin de vous toute préoccupation et tout calcul. Peut-être alors pourrez-vous espérer guérir, et devenir un homme que sa position, sa fortune et son rang autorisent à toutes les prétentions. »

Fernand lut cette lettre tout d’une haleine.

Deux sentiments luttaient en lui après qu’il l’eut achevée : d’abord la stupéfaction de voir son tuteur condescendre à parler d’affaires de ce genre, ensuite la colère de le voir prendre un ton aussi tranchant et aussi net, alors qu’en aucune manière les circonstances ne l’y autorisaient.

Mais que faire ?… Répondre à cet homme et lui dire nettement son fait ?… À quoi cela aboutirait-il ? Il y aurait de par le monde un pupille de plus à mettre au nombre de ceux qui ont écrit une lettre d’injures à leur tuteur : ce serait peu intéressant pour la statistique et absolument inutile pour les intérêts du jeune homme.

Donc, il valait mieux feindre de s’être conformé à l’avis de son homme d’affaires : celui-ci croirait qu’on avait absolument renoncé aux projets d’autrefois, et ainsi l’on aurait du moins écarté le danger de le voir se jeter quelque jour à la traverse avec d’absurdes prétentions. D’autre part, il fallait chercher un moyen d’avancer les choses du côté de Mlle Dubreuil et de son père, il fallait guetter l’occasion favorable de leur faire savoir quelles espérances l’on caressait dans le secret de son cœur.

Cette occasion, comment la faire naître ? Voilà, certes, qui ne serait pas aisé. Tout le monde était libre d’approcher M. Dubreuil, de cultiver les relations que fait naître la vie commune dans un hôtel de ville d’eaux ; mais encore était-il nécessaire pour cela d’être bien portant, de pouvoir aller et venir à volonté, accompagner le député à la promenade ou faire sa partie au Casino.

C’est précisément ce que Fernand ne pouvait faire encore. Donc, la première chose à laquelle il était indispensable de s’attacher, c’était à suivre rigoureusement, plus encore que par le passé s’il était possible, les prescriptions du traitement indiqué par le docteur. La guérison suivrait, le jeune homme en avait la secrète intuition. Et alors les promenades, complément certain du régime de la convalescence, ne pourraient manquer de fournir le prétexte d’un rapprochement.

Réconforté par la vraisemblance de ces suppositions, Darcier s’en alla faire visite au docteur.

Mais M. Petit étant occupé en ce moment, il s’éloigna pour faire un tour de parc ; la nature semblait l’inviter d’un doux sourire. Les roses, les jasmins, les clématites et les chèvre-feuilles, grimpant aux montants de fer de la vérandah pour s’accrocher plus haut à la toiture vitrée, étalaient, leur bouquet aux mille couleurs chatoyantes et inondaient l’air d’un doux parfum.

Les allées fraîchement sablées, les pelouses toutes remplies de hautes herbes parmi lesquelles croisaient les trèfles incarnats, les cloches violettes, les boutons d’or et les pâquerettes, tout chantait l’été et les lourds baisers du soleil.

Pour échapper aux éclatantes lumières qui tombaient du ciel bleu, Darcier prit le sentier qui, dans le fond du parc, conduit jusqu’à la berge du ruisselet. Il y faisait un calme plein de douceur : on entendait le vol des demoiselles, le bourdonnement des grosses mouches au corselet mordoré, on y percevait jusqu’aux battements d’ailes des papillons. Un peu plus loin une cascatelle, faite d’un gros caillou échoué dans le lit du ruisseau, soulevait une crête d’écume sous laquelle l’eau se jouait avec un murmure régulier et rythmé.

Çà et là quelques promeneuses allaient, le visage caché dans la convexité de leurs ombrelles blanches… Mais ce n’est point elles que Fernand regardait. Tout pénétré de la beauté idyllique de cette belle journée d’été, il s’était assis sur le gazon brûlant et regardait dans le vide, le cou tendu, les yeux fixes.

— Guérir, guérir, c’était à la guérison qu’il fallait tendre !…

Sa pensée ne développait que ce thème unique. Elle le rejeta tout à coup sur la nécessité de faire une visite au médecin ; et aussitôt il se releva et reprit lentement l’allée dont une folle brise, sur son passage, faisait courber les branches légères comme pour le saluer…

Quand Fernand entra dans son cabinet, M. Petit s’aperçut, dès le premier regard, de l’air de satisfaction dont rayonnait le visage de son malade.

— Voilà qui est bien, lui dit-il. Je ne redoute rien pour vous, mon ami, autant que la tristesse et les sombres pensées qui vous assaillent parfois : même je ne crains pas d’affirmer que si vous aviez la faculté de vous égayer, vous atteindriez beaucoup plus vite la guérison. La santé du corps dépend beaucoup plus qu’on ne croit de la santé de l’esprit : l’enjouement et la gaîté sont de puissants stimulants et chassent la maladie.

— Mais, docteur, je vous jure que je veux dès aujourd’hui combattre ma mélancolie habituelle. Je rirai, je chanterai, je rechercherai le plus possible la conversation des gens gais de la colonie.

— Il n’en manque pas et jamais je n’en ai vu à Mondorf autant que cette année, mais les connaissez-vous ?

— Non ; à part M. Dubreuil et ses filles…

— Oui, mais précisément c’est leur société qu’il faudrait fuir si vous voulez ne plus retomber dans vos rêves.

— Docteur !…

— Eh ! oui, cher ami, j’aime bien mieux vous dire franchement la vérité. Ce serait vous faire illusion que de vous croire un tempérament triste. Vous êtes, naturellement, d’humeur joviale, c’est la maladie d’abord et les rêveries que vous savez, ensuite, qui ont amené la mélancolie dont j’appréhende tant les pernicieux effets. Voyons, vous êtes assez homme pour qu’on puisse vous parler sans détour : eh bien, vous avez ébauché une amourette sans issue possible. Ne vous laissez plus aller à ces enfantillages, regardez l’avenir en face et soyez courageux !…

Fernand s’était laissé tomber sur une causeuse et demeurait comme pétrifié, tandis que de grosses larmes roulaient de ses yeux le long de son visage. Que le docteur, d’ordinaire si bon et si compatissant, fût aujourd’hui assez cruel pour briser net des espérances si chèrement caressées, ah ! c’était le dernier coup ! Il n’y avait plus d’amitié possible en ce monde, alors, ni de confiance à mettre en personne !

M. Petit comprit ce qui se passait dans l’esprit du jeune homme et regretta le mouvement de franchise qui l’avait fait tantôt parler. Il se représenta qu’il avait eu tort, peut-être, de traiter aussi légèrement qu’il venait de le faire le sentiment dont le malade lui avait fait la confidence. Si ce sentiment était un véritable amour, quelle puissance serait capable de l’extirper du cœur de Darcier ? Pas celle d’un raisonnement, certes, quelle qu’en pût être la logique et le bien-fondé : on ne raisonne pas avec l’amour.

Alors, il ne restait qu’à s’incliner devant le fait accompli, et accepter comme un mal nécessaire la situation à laquelle il n’était pas possible d’obvier efficacement.

— Mon pauvre ami, dit le docteur en prenant les mains de Fernand, je viens de vous faire une grande peine, n’est-il pas vrai ? Pardonnez-le moi. Je n’avais d’autre but, en le faisant, que d’essayer de prévenir les chagrins et les ennuis que je prévois, et dont ce fatal amour qui s’est implanté dans votre cœur sera la source. Il est trop tard, je le vois : aussi j’y renonce.

Aimez, puisque telle est votre destinée : mais du moins n’allez pas oublier que vous n’avez aucune chance de voir jamais votre amour partagé, si vous ne travaillez pas opiniâtrement à vous guérir…

En ce moment un garçon de bains entra dans le cabinet du docteur, envoyé par M. Canon pour lui annoncer que quelqu’un se noyait à la pièce d’eau et qu’on aurait besoin de ses soins.

M. Petit s’empressa et trouva sur la berge du ruisseau, à l’enceinte du parc, un garçonnet d’une douzaine d’années étendu sans connaissance ; autour de lui, le régisseur avec des hommes de service et des curieux s’empressaient, lui donnant les premiers soins. Quand le docteur arriva, le gamin ouvrit les yeux, revenu à lui, et se mit à pleurer, redoutant un châtiment sévère, sans doute. Alors M. Canon raconta la scène du naufrage.

Le petit était venu jusqu’au bord de la pièce d’eau, escaladant la haie, et avait embarqué en tapinois dans une des nacelles pour faire une partie de canotage.

— S’il avait prévenu, n’est-ce pas, disait le bon régisseur, on aurait pu l’empêcher de choisir précisément cette mauvaise barquette, que tout le monde a été prié de laisser à la rive jusqu’après réparations. Mais il n’a rien dit, il a fait pour quitter le bord force rames et a été se perdre dans les liantes herbes des eaux profondes, où la barque a chaviré.

Fort heureusement, un jardinier l’a entendu pousser son cri de détresse quand il est tombé à l’eau et l’on a pu accourir aussitôt à son secours. Maintenant, tout est bien qui finit bien, et je me félicite presque de l’accident, en faveur de la leçon qu’il comporte pour ces gamins imprudents, et qui ne sera pas perdue, je l’espère.

— Bravo, monsieur le régisseur, dit M. Dubreuil, qui venait d’arriver avec Raymonde sur le lieu de l’accident. Vous savez allier à votre grande indulgence pour ces bambins la dose de sévérité nécessaire ; je vous félicite.

Le gamin venait de se relever, trempé comme un barbet, ruisselant de l’eau qui dégouttait de ses habits dans le sable. Il levait à peine les yeux et souhaitait évidemment être délivré de la présence de tout ce monde, dont la curiosité le fatiguait et l’empêchait de se sécher à son aise.

Raymonde, ayant deviné ce désir du naufragé, proposa de le laisser à l’aise sur la pelouse. M. Dubreuil accéda aussitôt à ce désir et l’on reprit le chemin du Casino, accompagné du docteur.

Comme on arrivait au rond-point de la petite piscine, on croisa Darcier qui se promenait seul dans la large bande d’ombre, projetée par le Kursaal sur le sable de l’allée, Fernand salua très gracieusement ; mais déjà Raymonde, le devançant, lui envoyait de loin un joyeux « Bonjour, monsieur Fernand ! » qui le fit demeurer immobile dans l’allée, cloué au sol.

Eh quoi ! en présence de son père, Mlle Dubreuil n’avait pas craint d’affirmer de cette éclatante façon sa sympathie pour lui, le pauvre malade délaissé ? Ce n’était donc point une jeune fille comme une autre, celle-là, pour qu’elle eût le courage d’affronter ainsi le préjugé ? C’était un ange, peut-être : on l’eût cru, sans doute, à voir de quel air d’admiration la considérait le jeune homme. Tandis qu’elle s’approchait de lui, la main tendue, elle répéta encore :

— Bonjour, monsieur Fernand !

Mais ce ne fut que quand elle fut arrivée tout près, contre lui, que Darcier trouva en lui-même la force nécessaire pour répondre :

— Bonjour, mademoiselle Raymonde !

C’est que, bien qu’il eût été naguère de très bonne foi lorsqu’il avait dit son prénom à Raymonde, il ne s’attendait pas à la voir s’en servir ainsi : s’il avait été en mesure de s’interroger sérieusement en ce moment, il se fût même avoué qu’il craignait de voir cet usage qu’elle en faisait, déplaire à M. Dubreuil.

Pourquoi ? Eh ! il n’en savait rien. Mais, depuis quelque temps, il s’était aperçu de la froideur que mettait le député à lui faire accueil. C’était, sans doute, l’antipathie inspirée par son air chétif et faible à cet homme de santé puissante…

Tandis que Darcier se tenait debout devant Mlle Dubreuil, embarrassé de savoir ce qu’il pourrait lui dire, le docteur faisait voir à M. Dubreuil les deux jeunes gens, debout l’un devant l’autre.

— Si la saison était d’un mois plus avancée, disait M. Petit, ce jeune homme serait guéri, et quelqu’un qui le verrait ainsi, causant familièrement à Mlle Raymonde, pourrait croire…

M. Dubreuil ne le laissa pas achever et, sans que rien justifiât une pareille sortie, il s’écria d’un air furibond :

— Marier ma fille à un poitrinaire, moi ?… Jamais !…


X


Ce jour-là M. Pauley vint au Casino de fort bonne heure. En quittant la veille Raymonde et Monsieur Dubreuil, qui l’avaient conduit jusqu’à la gare, il avait laissé pressentir à ses amis que ses occupations le retiendraient fort tard et qu’il ne pouvait pas promettre de venir. Peut-être trouverait-il un moyen cependant de se dégager avant la soirée et de profiter du tramway de six heures…

En le voyant s’avancer hâtivement sous les arbres de l’avenue, Raymonde, qui revenait de la source et s’attardait à voir les papillons secouer leurs ailes aux verveines empourprées des corbeilles, fut prise un moment d’inquiétude. Qu’arrivait-il donc ?… Et, voulant savoir tout de suite, elle s’élança.

Mais elle fut bien vite rassurée. M. Pauley venait de lui envoyer, de loin, un grand coup de ce chapeau gris tyrolien contre la fantaisie duquel elle avait exercé naguère la pointe spirituelle de sa malice de Parisienne, C’était le chapeau des excursions, le chapeau des promenades sous bois : son ami avait coutume de ne le mettre jamais que lorsqu’il dépouillait complètement pour une journée l’homme officiel.

— Il le met, disait Raymonde, quand il est assuré de ne rencontrer personne à saluer. Le feutre en est si mou qu’il risquerait de ne pouvoir descendre son salut jusqu’à terre.

Elle était toute rassurée quand elle arriva, la main tendue, près de son ami, dont la physionomie et le gai sourire firent s’envoler de son visage toute trace d’inquiétude.

— Quelle excellente nouvelle apportez-vous de si bonne heure à vos amis ? lui dit-elle aussitôt, sans s’arrêter même par un mot aux banales formules de politesse.

— Une nouvelle excellente, en effet, mademoiselle. En rentrant chez moi cette nuit, j’ai trouvé une lettre d’invitation que je n’attendais pas si tôt, mais à laquelle je ne reprocherai certes pas de s’être hâtée.

Vous rappelez-vous la promesse que j’ai faite l’autre semaine à M. Dubreuil, de vous faire visiter nos colonies de vacances ? Grâce à cette lettre, je vais pouvoir la tenir dès aujourd’hui.

— Mon père va être bien heureux, monsieur Pauley ; il ne s’est pas passé de jour, je crois, depuis votre promesse, qu’il ne me l’ait rappelée, en me disant qu’il se faisait une véritable fête de cette visite aux colonies Vous n’ignorez pas qu’il fait, à Paris, partie d’un comité qui organise depuis quelques années des colonies de ce genre pour les enfants des écoles. Je suis certaine qu’il va couvrir son carnet de notes au cours de notre promenade : il sera si fier, à son retour, de raconter à ses amis du comité ce que vous lui aurez fait voir ici !

— Il ne pourra pas en dire grand bien, mademoiselle. Nos colonies sont loin d’avoir pris dès maintenant tout le développement qu’on se propose de leur donner. C’est l’année dernière seulement qu’on a songé à les créer, et la précipitation qu’on a été contraint de mettre à les organiser n’était point pour leur faire produire les excellents fruits qu’elles produiront plus tard, si nos espérances se réalisent.

D’un autre côté, l’idée de leur création a été, aussitôt lancée, en butte à des attaques méchantes, aussi tenaces qu’était grande la générosité des organisateurs. On a essayé de soulever contre nos colonies l’opinion publique, notre pire ennemie quand elle n’est pas notre esclave ; il a fallu vraiment qu’un miracle intervînt pour les empêcher de sombrer. J’ai craint un moment que notre idée philanthropique ne fût étouffée dans l’œuf.

En causant ainsi, les deux interlocuteurs s’étaient rapprochés du Casino. Un soleil brillant avait chassé les dernières vapeurs du brouillard de la nuit, et séchait sur les feuilles tremblantes les perles qu’y avait attachées la rosée à l’aurore. Dans le parc, tout au fond de l’avenue, l’écarlate d’une ombrelle piquait sa note gaie dans la sombre verdure des maronniers ; et deux bambins, vêtus de jerseys à col marin, embarquaient dans une nacelle de l’étang, poussant de joyeux cris, se disputant les avirons. Au-dessus de leur tête, la fenêtre grande ouverte d’un salon attenant au Kursaal, laissait la libre volée à une hymne de réveil que plaquait en grands accords sur le piano une amie de Raymonde. Et les pinsons, sollicités par la mélodie, y répondaient dans les branches par des trilles joyeux.

Raymonde, que la vivifiante atmosphère de cette belle matinée envahissait peu à peu, était restée debout, la main appuyée au dossier d’une chaise de jardin, le regard perdu comme dans un rêve. Cette idée d’une visite aux colonies ne l’avait attirée d’abord que par son côté séduisant. Puis, petit à petit, pendant que Monsieur Pauley lui racontait les tracasseries que l’ignorance avait suscitées pour en empêcher le succès, elle s’était préoccupée tout à coup du but si vraiment et si intelligemment charitable de l’œuvre dont il venait de lui parler. Elle songeait aux enfants dont on fortifiait la santé, tout en préservant leur esprit et leur cœur des dangers de l’oisiveté, et aux braves institutrices qui acceptaient de sacrifier leur repos, si bien gagné pourtant, à la tâche difficile de la surveillance de leurs pensionnaires.

Et elle se comparait à elles. Sa mission n’était-elle pas semblable ? Elle aussi avait sacrifié son repos à veiller sur Marcelle, sa pauvre petite malade, et à l’entourer des soins les plus délicats. Certes, elle ne faillirait pas à ce devoir sacré et resterait la mère de l’orpheline…

Comme elle songeait ainsi, absorbée, la voix de l’enfant l’appelant d’un long cri joyeux la tira tout à coup de sa rêverie.

Alors seulement elle vit qu’elle était demeurée seule : M. Pauley, qui avait aperçu le régisseur et qui avait un ordre à lui donner, l’avait quittée en lui disant un mot d’excuse qu’elle avait entendu sans le comprendre.

— Raymonde ! Oh ! la vilaine, qui est partie sans embrasser sa petite sœur ! Dites-lui tout de suite un gentil bonjour, si vous voulez qu’on vous pardonne…

Et Marcelle, grimpée sur la chaise, entourait de ses bras le cou de sa grande sœur. Elle lui racontait son lever… Oh ! c’était toute une histoire. Comme elle dormait encore à sept heures, Jean, le domestique de l’hôtel, avait trébuché, avec sa cruche pleine d’eau, dans l’escalier près de sa chambre ; le bruit l’avait réveillée, elle avait voulu voir. Et comme elle entrouvrait doucement sa porte, petit père qui sortait de chez lui l’avait aperçue et l’avait grondée d’aller ainsi à pieds nus sur le parquet. Mais elle l’avait fait entrer bien vite pour l’embrasser et lui promettre d’être sage. Et elle le serait, n’est-ce pas ? puisque le docteur le voulait… Alors, une idée drôle lui avait passé par la tête ; elle avait voulu faire une surprise à Raymonde et avait obligé petit père à l’aider à s’habiller. Il était si maladroit, si maladroit, on ne s’en faisait pas d’idée : il ne savait pas même reconnaître le pied droit d’avec le gauche quand elle lui avait demandé de lui entrer ses bottines. Enfin, ils étaient venus à bout cependant de cette toilette que grande sœur achevait en cinq minutes, et ils étaient descendus pour venir à la source….

Et sautant à bas de la chaise, l’enfant prenait la main de Raymonde et l’entraînait du côté du pavillon.

En attendant que ses filles le vinssent prendre pour le déjeuner, M. Dubreuil monta au Kursaal et entra au cabinet de lecture. Un des journaux de la ville racontait, avec des détails ou l’exagération de son correspondant perçait évidement, le petit accident de la veille : le récit se terminait par un avertissement sentencieux donné aux baigneurs de ne pas laisser les enfants se risquer sur la pièce d’eau.

M, Dubreuil le rejeta pour en prendre un autre. Encore un journal du pays. Rien d’intéressant à y lire, sans doute. Mais comme il le dépliait machinalement, il vit, se détachant en lettres grasses dans la chronique locale, les mots Colonies de vacances qui attirèrent aussitôt son attention. Le journal disait que les colonies de Mondorf et d’Altwies étaient reconstituées, et que le nombre croissant des écoliers qu’y avaient envoyés les habitants de la ville faisait bien augurer du succès de l’institution. De divers côtés déjà, des propriétaires avaient envoyé des invitations aux jeunes colons, leur offrant des parties variées avec l’inévitable collation sous les arbres du jardin ou du parc.

— Notre ami, pensait M. Dubreuil, paraît avoir oublié la promesse qu’il m’a faite de nous faire visiter ces colonies de vacances. Il faudra que je la lui rappelle et que je l’amène à la tenir. Il est évident que j’y verrai quelque innovation bonne à proposer au comité du neuvième arrondissement. Pauvres petits Parisiens chétifs, puissé-je contribuer à faire améliorer leur situation pendant les prochaines vacances, et mériter ainsi le retour à la santé de ma chère enfant !…

Au même instant où son père s’encourageait ainsi dans ses charitables desseins, Marcelle revenait de la source, où elle buvait maintenant deux grandes verrées d’eau sans la moindre répugnance. Elle sautillait, la main dans la main de Raymonde, que sa bonne mine et son enjouement avaient consolée. Elle saluait d’un petit cri joyeux les fillettes de son âge qu’on rencontrait çà et là, déjà tout occupées de leurs raquettes, de leurs volants et de leurs poupées. Au dernier détour du chemin, comme le régisseur apparaissait, important et affairé, elle l’appela gaiement.

— Vous savez, Monsieur Canon, ce dont nous sommes convenus : si vous êtes malade, c’est moi que vous nommerez régisseuse !

— Oui, Mademoiselle, répondit le brave garçon sur la face de qui l’enfant avait le privilège de toujours amener un large sourire, oui, vous serez régisseuse en chef…

Enfin, Monsieur Dubreuil s’entendit appeler : Petit père !… Et il s’empressa de descendre. Il était près de huit heures, il fallait se hâter d’aller déjeûner. Et gaiement, après avoir mis un baiser au front de Marcelle, il la prit par la main pour rentrer à l’hôtel.

Le soleil maintenant avait fondu complètement le brouillard qui estompait chaque matin d’une vapeur laiteuse les berges du ruisselet. L’atmosphère se faisait brûlante, et sur la route, venant du village pour la promenade, les baigneurs avançaient lentements, les ombrelles déployées, troublant à peine du bruit de leurs conversations la paix silencieuse de la campagne.

À l’hôtel, le déjeûner se terminait. Quelques marmots en retard grignotaient leurs tartines, s’interrompant à toute minute pour se communiquer leurs projets de la journée et concerter de bonnes parties.

Dans l’embrasure d’une croisée ouverte, où entrait la fraîcheur vivifiante de l’ombrage des tilleuls, Fernand Darcier était assis, le regard perdu dans le vide, les mains abandonnées sur les genoux, où s’étalait le dernier numéro de son éternel Courrier Champenois. Visiblement, il faisait de rapides progrès dans la voie de la guérison : l’œil plus clair, le teint moins pâle, sa langueur d’autrefois cédant petit à petit au désir de marcher, de se mouvoir, son indifférence faisant place à une velléité d’apprendre, de dire, de s’informer.

La veille, le docteur avait passé toute une heure en sa compagnie, et ils avaient devisé ensemble, assis sur un banc du parc, le malade confessant au médecin jusqu’à ses plus secrètes faiblesses. C’étaient les bonnes heures pour le pauvre Fernand, celles où il lui était donné de rompre avec son seul ami le silence qu’il s’était imposé, et qui souvent lui était si pénible, qu’il en avait de longues et douloureuses angoisses.

Il répondait aux questions du médecin, lui détaillant par le menu les impressions de son mal ; puis, au premier prétexte, il oubliait le savant pour ne plus voir que l’ami. Il s’épanchait alors en longues plaintes. Ce n’était point la maladie, qui le tenait empoignée comme en une main de fer : elle était prête à lâcher pied, celle-là, vaincue par le régime salutaire des eaux vivifiantes. Ce qui l’empêchait de guérir, c’était cette plaie au cœur, à jamais ouverte, cet amour respectueux mais violent qu’il n’osait avouer. C’était la blessure qu’avait faite à sa pauvre âme la réponse de son tuteur à la lettre dans laquelle il lui avait tout raconté. C’était la terreur irréfléchie, inexprimable que lui inspirait la seule vue de M. Dubreuil, et la pitié de son regard quand il le saluait.

Quelle consolation avait-il, l’infortuné, à toutes ces douleurs ? Une seule, la bienveillante amitié de l’excellent médecin.

— Ah ! cher docteur, si vous m’abandonniez, que deviendrais-je ? Je mourrais, bien sûr. En dehors de ces bonnes heures que vous me consacrez si généreusement, que me reste-t-il ? Les apitoiements des indifférents que la vue de mes souffrances a si longtemps choqués dans leur insolente joie de vivre bien portants et sans soucis. Quelquefois encore une bonne parole de la chère adorée, qui sait si délicatement me rappeler à l’espoir de guérir. Mais ce baume, quand elle a passé, devient une source nouvelle d’amertume : c’est la pitié seule, je le sens alors, qui inspire sa démarche. Sous le couvert de ses charitables condoléances, rien que l’indifférence la plus absolue. Je suis un malade dont la souffrance émeut cette âme de sœur de charité, rien de plus. Elle n’a jamais lu dans mon regard, elle n’a jamais deviné mon cœur…

C’était la centième fois que l’habile praticien entendait cette lamentation : il savait par cœur, maintenant, la plainte de cette âme ulcérée. Mais chaque fois qu’elle se renouvelait, il se laissait bercer au son de la voix éplorée qu’il se savait seul à connaître, et revenait à son intime désir de trouver le moyen d’appliquer le remède. Le remède, il le connaissait : c’était de mettre son protégé en relations avec la famille Dubreuil. Mais il entendait encore la parole du vieillard résonner à son oreille, vibrante comme au jour même où elle avait fait tomber ses illusions et changé en une amère déception l’espoir qu’il nourrissait à l’égard de son jeune ami.

Et, songeur, la tête penchée dans un ploiement de tout le corps, il traçait du bout de sa canne sur le sable de l’allée, des signes mystérieux.

— Fernand doit guérir absolument, dit-il. Il le faut, et cela sera.

Mais ce ton de prophétie, si énergique chez lui autrefois, ne convenait guère à l’expression d’une pensée qu’il n’émettait plus qu’en tremblant, prévoyant l’insuccès. Il avait cependant retrouvé, au moment de quitter Fernand, les mots de consolation et d’espoir qui soutenaient son malade depuis près de deux mois. Il l’avait laissé tout ragaillardi, souriant aux teintes roses qu’il entrevoyait se dessiner vaguement dans l’horizon, ordinairement si noir, des rêves de son cœur.

Cette bonne impression avait persisté chez Fernand, et ce matin il se sentait vraiment mieux. En lisant son Courrier Champenois, il avait vu la note qui s’y trouvait insérée au sujet des belles espérances qu’on fondait là-bas sur la prochaine vendange. Il avait par la pensée fait le voyage au foyer paternel, s’était imaginé l’accueil qu’on lui faisait en le voyant guéri et capable de reprendre la direction de l’importante maison de son père. En quelques instants, son imagination lui avait fait parcourir l’étape qui le séparait encore de l’âge où l’homme cherche, autour de lui, l’être préféré à qui il demande de partager les joies et les peines de son existence.

— Oui, certes, quand le foyer serait triste, isolé, il faudrait y faire entrer quelqu’un capable de lui rendre la vie et l’animation.

Et, tout de suite, l’image de Raymonde s’était dressée devant lui. Certes, ce serait elle qu’il choisirait, elle qu’il avait déjà choisie et qui porterait un jour son nom. Et son imagination, cette folle, d’autant plus alerte chez lui que le mal avait davantage affaibli le corps, s’empara de ce joyeux mirage.

C’était à son travail qu’il fallait attribuer le rayonnement de cette figure qu’on était habitué de voir toujours morne et terne. Visiblement, Fernand approchait du jour de la guérison. Il n’y faudrait qu’un peu de bonne volonté de la destinée, jusqu’aujourd’hui si contraire. Elle se lasserait bien, peut-être, à la fin, de lui susciter de continuels tourments : et alors, c’était le bonheur !…

À ce moment, M. Dubreuil entrait avec Marcelle et Raymonde. Il avait appris par sa fille que M. Pauley tiendrait ce jour même sa promesse de lui faire visiter les colonies de vacances : il en était ravi. Dans la salle à manger, il distribuait à tous la cordiale poignée de main qu’il avait accoutumé de leur donner chaque matin en leur souhaitant le bonjour. Il s’arrêtait çà et là, disant quelque parole aimable ou polie. D’ordinaire, il saluait Fernand sans lui tendre la main, une crainte insurmontable l’envahissant dès qu’il se trouvait vis-à-vis de ce corps frêle, la peur sans doute de lui faire mal en lui étreignant les doigts dans sa main large et puissante d’agronome tourangeau.

Mais ce matin, il trouvait si bon visage au pauvre malade qu’il en fut doucement ému. Il s’approcha, tandis que Fernand, repris de son invincible effroi, le regardait ébahi ; et au lieu du « Bonjour, Monsieur » ! un peu dur qu’il avait coutume de lui adresser, il s’informa en termes fort aimables de l’état de sa santé.

— Vrai, disait-il, vous guérissez, mon cher ami. Avant quinze jours, si vous allez de ce train, les forces vous seront revenues. Ce sera un grand succès pour notre excellent docteur et un regain de réputation pour l’établissement. Oh ! nous le fêterons, ce jour-là. D’abord, je vous retiens pour la première promenade que M. Petit vous permettra…

Fernand ne pouvait en croire ses oreilles.

Eh quoi ! cet homme qu’il croyait si redoutable, dont la seule vue, depuis deux mois, lui inspirait un incompréhensible mais instinctif sentiment de frayeur, c’était ce même homme aux façons aimables et bon enfant qui venait de lui parler ! C’était donc la maladie qui l’avait rendu fou pendant si longtemps, qui avait perverti à ce point son jugement ? Il le sentait bien, maintenant : le père de cette bonne et charitable Raymonde ne pouvait être le monstre qu’il avait imaginé, et devant lequel il avait tant de fois tremblé.

Sans qu’il s’en fût aperçu, une vive rougeur, due sans doute au profond sentiment de bonheur qui l’avait subitement envahi, lui était montée au visage. Son front rayonnait, son œil brillait d’un éclat si inaccoutumé, que Raymonde, qui l’avait regardé, tout en passant une serviette sous le menton de Marcelle, tandis que son père parlait au jeune homme, s’en aperçut depuis le haut bout de la table où elle était assise et s’en effraya presque. En entendant M. Dubreuil se dépenser en frais de politesse vis-à-vis du malade, qu’il avait habitué à recevoir de lui le plus froid accueil, la jeune fille avait mis cette amabilité sur le compte du plaisir que lui avait causé l’annonce de la promenade souhaitée. Maintenant, elle ne savait plus. Peut-être M. Petit avait-il parlé enfin…

Le déjeuner s’acheva vivement : sa course matinale avait donné de l’appétit à Marcelle, qui ne bavarda pas trop, si bien qu’on achevait la desserte quand M. Pauley entra dans la salle à manger. Saluant à la ronde, il s’empressa vers M. Dubreuil, qui s’était levé et lui disait combien il se promettait de plaisir.

— Vous savez donc ?

— Raymonde m’a tout dit, au risque de vous fâcher en vous privant ainsi de la joie de m’en faire la surprise. Et à quelle heure partons-nous ?

— Quand il vous conviendra. Que mademoiselle seulement décide à laquelle des colonies nous réservons notre visite. Est-ce à celle des garçons, à Mondorf ? à celle des filles, à Altwies ?

— Nous irons voir les petites pensionnaires d’Altwies, si vous le voulez bien, dit Raymonde.

Et sur un signe de son père, elle prit Marcelle par la main et s’en fut avec elle procéder à sa toilette de promenade. En attendant son retour, M. Pauley alla souhaiter le bonjour aux différents groupes de baigneurs qui causaient encore dans la salle, puis s’arrêta devant Fernand, frappé comme tout le monde de la bonne mine du pauvre malade.

Darcier s’aperçut de l’étonnement qui se peignait sur la physionomie de M. Pauley. Un gai sourire illumina ses yeux et son visage.

— Soyez rassuré, dit-il, je me sens mieux, vraiment. Le bonheur est revenu, la santé pourrait-elle ne pas l’accompagner ?

Et comme son interlocuteur allait interroger, il mit un doigt sur ses lèvres :

— Chut ! fit-il. Je vous dirai tout ce soir.

Au même instant la voix de Marcelle, descendue au jardin avec sa sœur, appelait gaîment : Petit père ! M. Pauley ! nous sommes prêts… venez-vous ?

Les deux hommes s’empressèrent de sortir, et l’on prit sans tarder la route du village.

Ainsi que l’avait dit M. Pauley le matin même à Raymonde, la création des colonies scolaires de vacances ne remontait qu’à l’année précédente. L’idée en était venue à quelques personnes généreuses, connues pour la bienveillante protection dont elles entouraient l’enfance : elles avaient agité ensemble la question de l’opportunité d’un essai, s’y étaient mutuellement encouragées et, tout à coup décidées à tenter l’expérience, avaient fait annoncer par la presse que des colonies de garçons et de filles allaient incessamment s’ouvrir. Les membres du corps enseignant, auxquels elles s’étaient adressées pour trouver des surveillants, avaient sans une hésitation accepté de remplir cette tâche nouvelle ; les habitants de la ville avaient souri à l’idée des bonnes vacances que leurs enfants pourraient passer sans grande dépense, et au bout de quelques jours l’institution nouvelle entrait en pleine activité.

D’autre part on avait essayé, à la vérité, de faire échouer cette philantropique tentative : mais les résultats obtenus dès la première semaine avaient été concluants. Les enfants, ravis des promenades et des excursions qu’on leur faisait faire, de la vie joyeuse et saine qu’ils menaient aux colonies, n’avaient pas manqué de faire savoir aux mamans combien ils étaient heureux qu’on les y eût placés. Pas une plainte ne s’éleva : le succès était évident. C’était donc à bon droit qu’on s’était attendu à voir, cette année, les jeunes écoliers revenir en grand nombre aux colonies : leurs parents s’en étaient si bien trouvés l’an passé !

Tandis que M. Pauley racontait ainsi les tâtonnements préliminaires de l’œuvre philanthropique à laquelle lui-même avait fort généreusement contribué, on était arrivé à la sortie du village de Mondorf. Au dernier coude de la route, Marcelle, qui avait pris l’avance en trottinant, se trouva face à face avec M. l’abbé Fleury. Le bon curé, qui lisait son bréviaire en faisant sa promenade du matin, fut brusquement tiré de sa pieuse occupation par la voix joyeuse de la fillette.

— Bonjour, M. l’abbé. Vous savez, j’attends toujours la belle image que vous m’avez promise !

— Tu l’auras, chère petite, repartit M. Fleury ; comptes-y et sois assurée que ce ne sera pas une image d’un sou…

Et riant de son bon gros rire si réjouissant, il se retourna pour saluer les promeneurs.

— Quel heureux hasard me procure l’honneur de vous rencontrer, Messieurs, dit-il en serrant d’une cordiale étreinte les mains qu’on lui tendait. Ce matin, les enfants de la colonie sont venus à l’église pour assister à la messe, et j’ai promis à leur surveillant d’aller leur faire visite après déjeûner. J’y allais de ce pas. Et vous, Messieurs, y a-t-il indiscrétion à vous demander de quel côté vous dirigez votre promenade ?

— Absolument aucune, répondit M. Pauley. Tout comme vous, nous allons faire visite aux colonies. Mais tandis que vous allez voir celle des garçons, nous nous disposons à commencer par celle des fillettes.

Et si vous le voulez bien, M. l’abbé, nous allons nous remettre en route, car je vois M. Dubreuil impatient d’arriver à Altwies. Vous ignorez peut-être qu’il s’intéresse beaucoup à notre tentative, et qu’il est fort désireux de comparer ce que nous avons fait avec l’entreprise de même genre qu’il a créée à Paris avec quelques amis généreux.

— Eh quoi, repartit le curé, des colonies de vacances existent à Paris ? Je l’ignorais absolument en effet, et mon journal, qui parla très au long l’an passé de ces institutions, l’ignorait lui-même sans doute, car il n’en a pas soufflé mot…

— Si vous consentez à nous faire la conduite, M. le curé, intervint alors M. Dubreuil, je vous dirai ce que nous avons fait à Paris et quels résultats nous avons obtenus.

L’excellent prêtre accepta l’invitation ; on rappela Marcelle qui s’était un peu éloignée à la poursuite d’une libellule, puis on se remit en marche de compagnie.

— L’idée des colonies scolaires, commença M. Dubreuil, est née en mon esprit à la suite d’une remarque qui n’est, hélas ! que trop facile à faire. Il y a à Paris, et même dans mon arrondissement qui est pourtant le plus riche de tous, nombre d’enfants malingres, débiles, que le défaut de santé et de forces empêche de suivre assidûment l’école et de profiter des leçons qui s’y donnent. Ce n’est pas de leur faute s’ils sont de constitution si faible. L’hérédité y est sans doute pour quelque chose, mais aussi, mais surtout le défaut de bon air, le manque d’exercice, l’insuffisance de nourriture et, pour tout dire d’un mot, la mauvaise hygiène, fille de la misère.

Aux vacances, qui sont longues, ces malheureux enfants rentrent chez eux ; les parents, qui travaillent, ne veulent point les laisser sortir au loin, ne pouvant les surveiller ; ils descendent dans la rue ; ils y aspirent l’air malsain qui s’en dégage, et le soir remontent au taudis paternel, où la famille s’entasse dans une atmosphère viciée.

La première fois que je réunis mes amis à ma table, après le jour où je m’étais senti tourmenté de l’idée de faire quelque chose pour ces petits malheureux, je les intéressai vivement à mes projets et, séance tenante, ils décidèrent de m’aider. Nous ne pouvions évidemment arracher à ce milieu tous les enfants de notre arrondissement. Il en aurait coûté absolument trop d’argent. Mais nous pouvions prendre dans nos écoles les plus débiles, et parmi ceux-là choisir les plus pauvres tout ensemble et les plus méritants : chaque école fournirait ainsi son contingent, dont nous formerions une colonie de douze ou quinze enfants, et que nous mettrions sous la garde d’un des maîtres ou d’une des maîtresses de l’établissement. Et nous enverrions la colonie ainsi formée en villégiature.

Ce fut la première décision que nous prîmes. Quelques semaines avant les vacances, nos jeunes sujets étant choisis et les surveillants désignés, la question se présenta de savoir où nous les enverrions. À la mer ? Nous y avions pensé d’abord. Mais quelqu’un fit remarquer, avec beaucoup de raison, que la mer est conseillère des longs farniente sur le sable, et nous voulions au contraire que les enfants se livrassent à de grandes promenades. Et puis, le séjour de la mer est toujours horriblement coûteux.

Nous décidâmes alors que nos colonies se dirigeraient vers les pays montagneux de l’Est de la France. Un de nos amis, le plus dévoué sans contredit au succès de notre œuvre, s’en alla lui-même choisir les endroits où chacune des colonies serait logée et faire prix avec les propriétaires.

— Les prix furent exorbitants, sans doute, interrogea M. Pauley.

— Au contraire, repartit M. Dubreuil. Ces prix furent en général très doux ; car il y a, dans ces mois de vacances, nombre de pensions vides qui ne demandaient pas mieux que d’héberger nos jeunes Parisiens. Nous nous entendîmes avec les Compagnies de chemins de fer, qui nous consentirent de fortes réductions.

Et c’est ainsi que nous pûmes, dès la première année, avec le fort modeste capital souscrit par mes amis et moi, envoyer un assez grand nombre d’enfants se refaire, durant les vacances, le tempérament, à humer l’air salubre de la montagne.

— Et les résultats obtenus, demanda M. l’abbé Fleury, furent-ils de nature à vous satisfaire et à compenser les sacrifices consentis ?

— Les résultats furent tout simplement magnifiques. Pour nous en rendre un compte précis, la veille de chaque départ nous avions soumis les enfants de la colonie à un examen médical ; on les pesait, on les mesurait, on prenait la largeur de leur poitrine ; on notait les particularités physiques qui témoignaient chez eux d’un état de santé spécial. Puis la même opération fut faite au retour, et ainsi les résultats obtenus furent constatés, scientifiquement pour ainsi dire.

Eh bien ! ces résultats furent surprenants et dépassèrent toutes les espérances. Tout notre petit monde avait plus grandi, s’était plus élargi et plus renforcé en deux mois de grand air et de promenade, qu’il n’eût fait dans toute l’année à Paris. On l’a, au retour, repesé, remesuré, réexaminé, et l’on a été ravi de la différence.

— Souviens-toi, père, dit Raymonde, de ce détail qui nous avait tant amusés.

— Un détail, mademoiselle ?…

— Lors du second examen, on avait trouvé, vous pouvez imaginer avec quelle stupéfaction, que toutes les élèves d’une colonie avaient diminué de taille. Pourquoi ? Comment ?… Mon père en était malade et tous ces messieurs du comité s’en arrachaient les cheveux.

Or, la chose était bien naturelle. On avait mesuré au retour toutes ces fillettes avec les mêmes bottines qu’elles portaient au départ. Les bottines n’avaient plus ombre de talons.

M. l’abbé Fleury partit d’un grand éclat de rire. La farce était bien bonne, par exemple ! Plus de talons !…

— Non, recommença M. Dubreuil, plus l’ombre : mais les chères petites rapportaient la saine gaieté, le franc appétit, les vives couleurs. Elles n’avaient rien perdu au change…


XI


On était arrivé à l’entrée du joli village d’Altwies. M. l’abbé Fleury s’empressa de souhaiter bien du plaisir à ses amis, et reprit le chemin de Mondorf, où il se savait attendu.

— Et surtout, disait Marcelle en lui envoyant de loin un dernier salut, n’oubliez pas votre promesse, M. l’abbé. Vous savez, ma belle image !…

En traversant le village, M. Pauley faisait remarquer à son ami la propreté des abords de la route, le seuil des maisons débarrassé des ordures qu’il semblait autrefois impossible de n’y pas laisser traîner, les façades badigeonnées à neuf, les fosses à fumier masquées par des plants de dahlias ou de pivoines touffues.

— Sous ce rapport, dit-il, le village n’est vraiment plus reconnaissable. Je n’aurais jamais osé croire que nous pourrions tant obtenir de la complaisance de nos campagnards, qui ont tous excellent cœur, mais qui s’obstinent d’habitude avec un rare entêtement dans les habitudes imposées par la routine.

Or, un jour, un ami me proposa l’idée de créer, dans quelques villages où le voisinage de Mondorf devait nécessairement attirer les baigneurs, des sortes d’associations libres ayant pour but l’embellissement et la mise en état de propreté des rues et des maisons. Nous avons tenté l’aventure, et nous avons pleinement réussi. Le bourgmestre, le curé, les propriétaires aisés ont consenti à nous prêter leur influence ; nous avons mis à leur disposition quelques légers subsides pour couvrir les frais que n’auraient pu supporter les habitants pauvres : vous pouvez vous assurer qu’ils ont été intelligemment employés.

— Vous avez cent fois raison, répondit M. Dubreuil. Il est de fait que nulle part ailleurs, dans mes nombreux voyages, même en Hollande où la propreté est considérée comme la plus indispensable vertu, je n’ai vu de village aussi coquettement entretenu que celui-ci.

— Et vous ne pourriez croire, ajouta Raymonde, de quelle importance peut être ce détail pour la prospérité de votre station thermale. Le jour où nous sommes arrivés, ne connaissant pas un être dans ce pays, ne sachant qu’une chose : le nom de la localité où nous devions nous arrêter, le garde qui faisait le service du contrôle de notre tramway cria tout à coup : « Altwies ! Altwies ! » Nous courûmes à la plate-forme pour nous faire une idée du pays où nous allions passer nos vacances, et le premier mot qui vint à nos lèvres fut celui-ci, t’en souviens-tu, père : « Oh ! que c’est coquet ! quel air de propreté réjouissante ! »

Cette première impression nous avait entièrement conquis ; elle nous est restée, et c’est là peut-être qu’il faut chercher l’origine de l’attachement qui nous est venu pour l’établissement. Je serais d’ailleurs ingrate si je n’ajoutais bien vite que vous avez tout fait, Monsieur, pour faire persister l’excellente impression produite sur nous dès notre arrivée.

— Vous ne m’aviez pas habitué, Mademoiselle, dit en s’inclinant M. Pauley, à des compliments aussi flatteurs…

La colonie de vacances des fillettes était installée à l’Hôtel de Paris, à l’extrême limite du territoire luxembourgeois et au-delà du ruisseau de l’Altbach. Au moment même où les visiteurs passaient le seuil, une des institutrices chargées de la surveillance se trouva devant eux et, reconnaissant le ministre, s’inclina gracieusement et se mit à leur disposition.

Les enfants avaient assisté à la messe et venaient de rentrer, attendant l’heure d’aller à l’établissement, où le docteur leur avait donné rendez-vous dans la matinée, pour les voir et organiser, de concert avec les surveillantes, le service des bains qui leur étaient réservés. On se hâta de passer dans la grande cour de l’hôtel où les fillettes prenaient, leurs ébats. Dans un coin, sous l’ombrage des peupliers, un groupe chantait en chœur une romance ; çà et là des gamines à l’air espiègle poursuivaient, la raquette levée, leurs légers volants de plume. Mais tout ce mouvement cessa d’un coup à l’entrée de la famille Dubreuil et le chant s’interrompit soudain, tandis que le rouge montait à tous les jeunes visages dans le mouvement de surprise provoqué par cette visite inattendue.

Cependant M. Pauley demandait déjà qu’on ne fît pas attention à lui, qui ne venait pour déranger personne. Il voulait s’enquérir seulement auprès de ces demoiselles, et apprendre d’elles-mêmes s’il ne leur manquait rien et si elles s’amusaient ferme. Car il ne fallait pas oublier, n’est-ce pas ? qu’elles n’étaient ainsi rassemblées que pour mieux passer les vacances, et se divertir comme il n’était pas possible de le faire en ville, à cause des occupations des mamans.

— Voyons, dit-il enfin, qui de vous va nous raconter la promenade d’hier ?…

Les petites pensionnaires rougirent plus fort, chacune songeant avec effroi qu’on allait la choisir peut-être et la charger de ce récit. Les plus délurées tremblaient en songeant que la surveillante allait les faire avancer ; puis soudain un grand soulagement se fit en elles quand elles entendirent l’institutrice prendre la parole pour répondre elle-même à M. Pauley.

— Ah ! monsieur, dit-elle, notre après-dînée a été superbe. Madame Meunier, devant s’absenter pendant plusieurs semaines, a voulu que nous profitassions de la seule journée qu’elle eût de libre, et nous a invitées toutes ensemble à venir visiter sa propriété. Aussitôt le repas de midi terminé, nous nous sommes mises en route, et deux heures plus tard nous étions devant la grille du château. Dès qu’on l’eut avertie de notre arrivée, Madame Meunier vint nous prendre avec ses demoiselles, et nous commençâmes la visite du parc. Vous pensez si nos gamines s’amusaient et profitaient de la gracieuse hospitalité qui leur était offerte.

Ce fut bien autre chose quand on nous introduisit au jardin, où l’une des demoiselles de la maison se mit en devoir de nous montrer de quelle façon il fallait s’y prendre pour dévaliser les grosseillers. Les fruits étant tout à fait mûrs, je laissai les enfants profiter de ce généreux exemple et se répandre à travers les allées, pendant que je donnais à la maîtresse de la maison les renseignements qu’elle voulait bien me demander sur nos chères petites. Enfin je songeais à remercier et à prendre congé, quand Mme Meunier, m’interrompant, me demanda si j’ignorais peut-être l’heure qu’il était.

— Mais, Madame, fis-je respectueusement, il doit être à tout le moins quatre heures, et je craindrais d’abuser…

— Comment, s’écria alors notre hôtesse, vous savez qu’il est quatre heures et vous parlez de partir ! Et la collation, vos pauvres petites en devraient-elles par hasard être privées ?

Et avec une bonne grâce sans égale, elle me pria de rassembler les enfants et de les emmener avec nous au château. Dans la grande salle, des tables avaient été dressées, couvertes d’un amoncellement de brioches, de fruits, de confitures et de bonbons. Mesdemoiselles Meunier avaient tenu à faire elles-mêmes le service de la collation, et elles s’empressaient autour de nous, la verseuse à la main, nous accablant de leurs prévenances, nous excitant à reprendre de tout, se fâchant contre les timides qui se faisaient trop prier.

La collation enfin était terminée, quand M. Meunier, qu’on n’attendait point, arriva et vint nous saluer. Avec une bonne humeur charmante, il adressa ses compliments à nos fillettes, et les intéressa vivement au récit qu’il leur fit de l’arrestation d’une bande de bohémiens, à laquelle la gendarmerie avait procédé la veille dans le voisinage de sa propriété. Enfin, il nous congédia, et s’adressant à Mme Meunier, à qui il feignit de faire un vif reproche pour nous avoir invitées sans le prévenir de cette bonne aubaine, il dit que pour se venger, il inviterait à son tour la colonie des garçons, qu’il voulait traiter à grands frais, et à qui il réserve une partie de pêche générale suivie d’une promenade sur la rivière.

— Quel est ce M. Meunier ? demanda bas à son ami M. Dubreuil, que le récit avait paru vivement intéresser.

— Un de nos avocats les plus distingués sans contredit, répondit sur le même ton M. Paulev, membre de la Chambre des Députés, et au surplus fort aimable homme, généreux et charitable. Je me ferai un plaisir de vous le présenter à la première occasion…

Puis se tournant vers la surveillante :

— Je vous remercie, Mademoiselle, dit-il, d’avoir bien voulu nous faire le récit de cette charmante excursion. Et maintenant, quel est votre programme pour la matinée d’aujourd’hui ?

— Mais, Monsieur, dit la surveillante, voici l’heure de partir pour l’établissement des bains, où M. le docteur Petit nous attend ; je m’en vais, si vous le permettez, réunir les enfants et les préparer à partir.

Pour retourner à Mondorf, Marcelle se mit bravement dans les rangs des petites pensionnaires, où elle eut tôt fait de lier connaissance. Derrière elles, M. Dubreuil et son ami écoutaient avec attention les explications de la surveillante, qui leur exposait le système adopté pour la tenue de la colonie. Très intelligente, la jeune institutrice avait deviné que l’étranger s’intéressait vivement à l’institution nouvelle et lui donnait force détails. Les moindres occupations des enfants, de l’heure du réveil à celle du repos, elle les disait minutieusement en ajoutant leur raison d’être, leur but et le résultat qu’on en attendait.

M. Dubreuil profitait largement de ces renseignements, où il croyait trouver plus d’une indication utile. Sans façon, il avait tiré son carnet de sa poche et avait demandé la permission d’y écrire quelques notes.

Comme il finissait, on était arrivé à l’établissement : ces messieurs remercièrent vivement la surveillante de son gracieux accueil. Puis Raymonde étant partie conduire Marcelle à la partie de crocket où elle était attendue, M. Dubreuil prit son ami sous le bras et tous deux entrèrent au Casino.

— Eh bien ? interrogea M. Pauley, quand ils furent assis, tandis que le garçon leur servait un apéritif.

— Parfait, répondit M. Dubreuil. Vos colonies sont supérieurement organisées : un esprit d’ordre et de régularité y préside qui suffirait seul à en assurer le succès. Un seul détail m’a paru omis dans le programme de la journée des enfants, un détail auquel nous avons, à Paris, attaché beaucoup d’importance. Certes, la chose principale c’est de faire faire aux enfants de longues promenades, de leur faire visiter les environs, de leur assurer des repos fortifiants, de les tenir en joie. Mais nous avons cru qu’il était utile de prévenir cette sorte d’assoupissement de l’intelligence de l’enfant qui est la conséquence naturelle des marches fatigantes auxquelles on le contraint dans l’intérêt de sa santé. Dans ce but, nous avons voulu que, le soir venu, chacun des enfants de nos colonies prît une demi heure pour consigner, sur un cahier ad hoc, ses impressions personnelles. N’y eût-il mis que ces deux lignes : « Nous avons bien marché et mangé, puis nous sommes revenus et nous avons bien dormi », nous avoua exigé qu’il se recueillît ainsi sur le papier et se rendît à lui-même compte de sa journée.

Ces cahiers de vacances sont recueillis tous au retour et le comité en prend connaissance : nous y avons trouvé souvent, à travers beaucoup de puérilités, de jolies échappées d’observation délicate ou fine ; nous y avons deviné, sous la phraséologie enfantine, une malice bien gentille parfois et bien aimable.

Je ne sais si vous envisagerez au même point de vue que moi l’utilité de ces cahiers de nos colonies : je vous soumets telle quelle mon idée.

— Et je m’empresserai, dit M. Pauley, de la soumettre à mon tour aux protecteurs de l’œuvre ; l’idée à moi me paraît excellente, et je ne crois pas qu’il se trouve quelqu’un de nos amis pour y contredire.

Après le dîner, M. Dubreuil eut encore avec M. Petit un long entretien au sujet des fillettes que le docteur avait vues le matin. Il y trouva de nouveaux renseignements à ajouter à ceux que lui avait donnés l’institutrice. Il ne se sentait plus de joie à la pensée des nombreuses innovations qu’il allait pouvoir soumettre, à son retour, aux amis du comité du neuvième arrondissement…

Comme il allait quitter le médecin, la pensée lui revint tout à coup de la bonne impression que lui avait faite au déjeûner l’excellente mine de Fernand Darcier.

— Ah ! mais, docteur, dit-il, je crois que décidément vous avez fait ce miracle de guérir un malade que toutes les Facultés de France avaient déclaré incurable, et à qui, la première fois que je l’ai vu, je n’aurais pas donné quinze jours de vie.

— Monsieur Darcier ? demanda le médecin. Je viens de le quitter : il est en pleine convalescence, et avant huit jours il sera tout à fait valide. Certes, la guérison était inespérée et elle constitue un fier diplôme pour les qualités curatives de nos eaux thermales.

Je considère d’ailleurs la guérison de Marcelle comme tout aussi probante. Le mal était identiquement le même chez votre chère enfant que chez M. Darcier : il a cédé à la puissance du même remède.

— Ah cher docteur, dit M. Dubreuil, quelle reconnaissance ne vous ai-je pas de vos soins si intelligents et si dévoués !…

Et lui tendant sa large main dans une belle allure de sincérité :

— Faites-moi la grâce, dit-il, de me considérer comme votre ami le plus dévoué.

La journée s’acheva, gaîment. La Société Philharmonique de Luxembourg était venue, l’après midi, donner un charmant concert sous la vérandah du Casino, et la plus joyeuse animation n’avait cessé de régner jusqu’au soir. À la nuit tombante, les baigneurs avaient eu la surprise, ménagée par l’intelligent régisseur, d’une illumination du parc aux feux de Bengale : dans les projections fantastiques de l’étrange lumière, deux fantômes apparaissaient çà et là, tenant embouché leur cor de chasse, dont ils modulaient des airs de grande vénerie…

Puis, le dernier hallali expiré, le parc était retombé dans la sévère solennité de la nuit étoilée. Dans l’allée déserte cependant, M. Pauley se promenait encore, envoyant dans l’ombre épaisse la fumée de son dernier cigare.

— Allons, dit-il, Dieu soit loué, nos efforts ont été bénis et Mondorf est sauvé !…

— Et moi guéri, dit à demi voix Darcier, qui était resté assis sur un banc, protégé par le tronc d’un gros marronnier contre toute indiscrétion.

Et en quittant le parc aux côtés de M. Pauley, tout stupéfait encore de son apparition inattendue, il lui raconta longuement quelle joie était venue l’inonder soudain, et quelles espérances germaient enfin dans son pauvre cœur, qui avait si longtemps désespéré.


XII


Le jeudi de la semaine suivante, une attraction nouvelle devait être offerte à la colonie étrangère de Mondorf. Jusqu’alors, des sociétés de musique et de chant avaient seules organisé des concerts : successivement on avait entendu celles de la ville et des localités importantes du pays, désireuses de faire apprécier par des connaisseurs leurs moyens et leurs talents. Mais aujourd’hui, un élément nouveau de plaisir était introduit dans le programme. Avec la fanfare du corps des pompiers du Grund, qui devait donner un concert en deux parties, allait arriver la Société de gymnastique et d’escrime, qui devait remplir l’intermède d’une série d’exercices qu’on annonçait brillants.

En prévision de cette séance, le régisseur avait fait aménager, dans le parc, une sorte de piste, tracée sur la pelouse à l’endroit où se trouvaient les appareils gymnastiques. Des piquets, reliés par une corde solide, composaient une sorte de barrière que personne ne pourrait franchir, de manière à laisser les gymnastes libres de leurs mouvements, dans une arène suffisante pour leur permettre de les développer.

À l’ouest, les dossiers tournés au soleil, toutes les chaises de jardin ramassées s’alignaient en trois rangs symétriques : les places réservées aux pensionnaires de l’établissement. Car, en ceci, l’expérience de l’année précédente avait fait à l’administration une loi formelle de toujours réserver des places aux baigneurs, à toutes les fêtes données par les sociétés de la ville. La poussée d’une foule curieuse, venue d’un peu partout, pour assister à ces fêtes, avait l’an passé produit souvent de véritables désarrois, tels que ceux-là même en l’honneur de qui les plaisirs étaient organisés avaient été mis dans l’absolue impossibilité d’y prendre part.

Certes, personne ne contredisait à reconnaître que Mondorf, devenu propriété de l’État, fût ouvert à tous et accessible à toutes les classes de la société ; certes encore, il n’était venu jamais à l’idée de personne de se plaindre que le public y fût un peu mêlé et qu’on y coudoyât des gens de basse condition. Mais encore fallait-il admettre que cette propriété n’avait pas été acquise par l’État pour peser sur les épaules des contribuables, qu’on attendait de sa bonne organisation qu’elle se pût suffire à elle-même, à tout le moins. Or, pour que ce but fût atteint, la simple logique exigeait qu’on y attirât l’étranger d’abord, et puis qu’on l’y retînt en lui offrant des distractions de nature à le captiver et à rendre son séjour attrayant.

La belle affaire alors de lui offrir des plaisirs et de l’inviter à des fêtes, si on ne lui laissait pas les moyens de se rendre à l’invitation !…

C’est ce qu’avait développé le régisseur avec beaucoup d’intelligence pour décider l’administration à cette mesure indispensable des places réservées aux baigneurs. Il ne se faisait pas d’illusion sur le peu de faveur que trouverait cette sorte d’exclusivisme auprès du public luxembourgeois. Mais il ne doutait pas non plus du bon sens de ses compatriotes, et était assuré qu’ils comprendraient bien vite la nécessité de sa détermination.

Contre toute espérance — car on avait failli contremander la fête, tant il avait plu la veille — la journée s’annonçait splendide. Le soleil avait dès le matin séché les pelouses, et M. Canon s’était ingénié jusqu’à midi, à la tête du personnel du Casino et sous les yeux de toute la population enfantine de l’établissement, qui s’était donné rendez-vous au Parc, à se tailler un petit succès dans l’habile combinaison des préparatifs.

La piste dessinait, autour de la potence des trapèzes prise comme centre, un ovale fort régulier, mi-partie jaune, mi-partie brun : la sciure de bois et le tan dont on avait semé la pelouse. À chacun des deux montants de la potence, on avait ajouté la hampe d’un drapeau tricolore qui s’étalait capricieusement à la brise ou retombait en molles ondulations pour se relever encore, comme secoué d’un frisson patriotique.

L’enceinte était entourée de sa barrière de corde, et le groupe de chaises faisait fort bon effet dans la symétrie de son alignement.

Quand tout avait été terminé, le régisseur avait été salué par les applaudissements joyeux des bambins qui avaient suivi ses opérations sans en perdre un détail. Et comme il s’en allait, pressé, Marcelle Dubreuil l’avait rejoint et obligé à se retourner, comme pour juger de loin de l’effet obtenu.

— Voyez-vous bien ce que vous avez fait ? disait-elle de son air malicieux. Eh bien ! c’est le champ de courses de Longchamps… en plus petit. Ici le poteau du départ, la piste ensuite, et là-bas, vers les chaises, l’enceinte du pesage : il ne manque plus que, derrière, pour dominer le tout, la tribune du président de la République…

— Toujours méchante, mademoiselle Marcelle !… avait dit l’excellent garçon en s’éloignant, poursuivi par les appels flûtés de toutes les petites voix qui criaient derrière lui :

— Monsieur Canon ! monsieur Canon !…

Il se retourna encore, sans s’arrêter, répondant à tous d’un large sourire, puis disparut à l’angle du pavillon, tandis que la bande joyeuse s’éparpillait çà et là, comme une volée de moineaux pillards.

Marcelle reprit le chemin de l’hôtel, où la cloche allait appeler bientôt pour le dîner. M. Dubreuil, qui descendait de sa chambre, où il venait de terminer sa correspondance, la rencontra au moment même où elle montait le perron.

— Eh bien ! chérie, dit-il en l’enlevant de terre pour l’embrasser, avais-je raison de te promettre une belle journée pour aujourd’hui ? Vois-tu, le bon Dieu fait bien ce qu’il fait. Les prairies avaient grand besoin d’être arrosées et la terre avait soif : il fallait donc qu’une pluie vînt à tomber. Elle est tombée hier toute la journée, à la grande joie des cultivateurs : c’était de l’argent qui leur tombait ainsi du ciel.

Mais ce qui faisait le bonheur des paysans faisait le malheur des petites filles, n’est-ce pas ? Alors pour les récompenser d’avoir été patientes et sages, le ciel n’a pas voulu rester gris longtemps et il a cessé de pleuvoir. Tu vois bien que la bonne conduite a sa récompense !…

— Oh ! oui, petit père ! Mais aussi quel dommage si le mauvais temps d’hier avait persisté ! Il aurait gâté toute la fête !

— Quelle fête ?…

— Comment ! tu ne sais pas. Mais c’est aujourd’hui qu’arrive la Société de gymnastique pour donner la séance qu’elle avait promise. M. Canon a tout arrangé dans le parc pour les recevoir. Nous avons passé la matinée à le voir faire les préparatifs. Et c’est terminé : la fête sera bien jolie, tu verras !

Ce joyeux babil aurait duré longtemps si l’heure du dîner ne fût pas venue. On passa dans la salle à manger, où déjà Raymonde était avec quelques amies. Comme on allait se mettre à table, le major entra et vint saluer M. Dubreuil.

Le dîner fut gai et la conversation ne languit pas. Les dames surtout ne tarissaient pas sur la fête de l’après-midi, et en commentaient le programme, qui venait d’être distribué. Les opinions étaient fort variées. Les jeunes femmes et les demoiselles, en général, étaient franchement d’avis que la gymnastique était nécessaire : on leur en avait fait suivre un cours à la pension et elles s’en étaient bien trouvées. Les vieilles femmes, de leur côté, professaient que la gymnastique n’a pas d’utilité, sinon pour les gens que leur profession empêche de sortir et de se promener. C’était bien un peu ridicule, ces mouvements exagérés, ces déhanchements et ces dislocations ; alors, si c’était nécessaire, on n’avait qu’à décréter l’obligation pour tous d’en pouvoir remonter aux saltimbanques et aux paillasses !

— Tout le monde clown, alors ! dit pour conclure une grosse maman qui donnait le signal du départ.

M. Dubreuil avait souri ; mais trop galant homme pour contredire la bonne dame, qu’il connaissait fort peu d’ailleurs, il était sorti, entraînant le major, à qui maintenant il exposait ses idées sur l’objet de la discussion.

Oh ! quant à lui, il était pour la gymnastique et la déclarait une chose indispensable. On s’était moqué en demandant qu’elle fût obligatoire : hé ! hé ! l’idée ne serait peut-être pas déjà si mauvaise. On rendait obligatoires aujourd’hui tant de choses beaucoup plus inutiles. Au reste, tout le monde était d’accord et le préjugé, si puissant autrefois, qu’on gardait dans un certain monde contre la gymnastique, allait s’affaiblissant de jour en jour, et il finirait bien par n’en plus rien rester. Tout le monde y gagnerait.

Le major abondait dans son sens, citant des cas d’expérience où l’exercice avait suffi à guérir des malades. Et puis, ce n’était pas seulement le corps qui profitait et se fortifiait, c’était encore et surtout peut-être l’esprit, que l’exercice assainit et dégage.

Il avait conclu en proposant d’aller faire cinquante points de billard. Les demoiselles, pendant ce temps-là, étaient allées au « Salon des Dames » faire un peu de musique. Raymonde avait gagné de gros applaudissements en chantant avec beaucoup de talent la douloureuse plainte de Françoise de Rimini. M. Dubreuil avait perdu deux parties, complètement battu par le major, qui s’excusait.

— Laissez, laissez, major, disait-il ; vous jouez comme Vignaux et c’est sans espoir que j’essaye de lutter.

— Monsieur le député, comment pouvez-vous dire ! Je suis un joueur fort ordinaire, et n’était la déveine qui s’acharne contre votre jeu…

— C’est bien, c’est bien. Vous êtes beaucoup trop modeste. Je ne connais que M. Grévy pour faire comme vous les effets de retour : vous avez le jeu présidentiel, vous dis-je !…

Et sur cette plaisanterie, ils étaient descendus, se préparant à l’arrivée des gymnastes que le tramway allait amener.

La cloche assourdissante de la locomotive sonnait à toute volée comme ils sortaient de l’établissement.

Ce fut un moment de déception d’abord quand on s’aperçut que les jeunes gens n’étaient pas arrivés par le train. Ils avaient manqué le départ, peut-être… On ne voyait que les képis galonnés de la fanfare, et puis la foule, énorme déjà, car les huit compartiments du tramway étaient arrivés absolument bondés. C’était un long brouhaha, percé çà et là de joyeux appels, des groupes se hâtant de prendre le chemin de l’établissement pour avoir une bonne place, d’autres, plus pressés de se rafraîchir que de voir la fête, envahissant les cabarets.

— Alors, ils ne sont pas venus ? dit une voix à côté de M. Dubreuil.

— Pas encore, répondit-on. Il n’y avait plus de place. Et comme ils désiraient voyager en corps pour arriver ensemble, on les a priés d’attendre un quart d’heure et l’on a organisé un train supplémentaire…

Quelques minutes plus tard, les gymnastes descendaient en bon ordre de leurs compartiments et se massaient en deux pelotons sur le quai. Leur tenue et leur coquet uniforme d’exercice prévenaient dès l’abord en leur faveur : pantalons blancs, chemises de flanelle blanche à col marin, rabattu sur une cravate à large flots de soie bleue, casquette légère galonnée d’or, avaient on ne sait quel air réjouissant dont on était frappé.

Ils se mirent en marche au commandement de l’instructeur. Et la foule les suivit, M. Dubreuil et le major ayant maintenant rejoint M. Pauley, qui venait d’arriver par le train supplémentaire et qui avait promis d’assister aux exercices.

Au bout de la piste, que venaient d’envahir les gymnastes, la fanfare jouait un pas redoublé que le murmure de la foule, massée en un grand cercle noir, accompagnait de sa basse puissante. Toutes les chaises réservées aux baigneurs étaient occupées, les dames se félicitant de la discrétion du soleil, qui se cachait derrière un nuage gris pour ne pas leur frapper la nuque de ses rayons assassins, les hommes s’en félicitant bien plus encore à la pensée que les ombrelles, ne s’ouvrant pas, n’étendraient pas un voile soyeux et fleuri mais importun, entre leurs yeux et la piste occupée.

Au milieu du premier rang des chaises, M. Pauley était assis entre M. Dubreuil et le major, répondant avec sa parfaite bonne grâce aux saluts et aux compliments des baigneurs. La fanfare éclatait maintenant vibrante, scandant le rythme énergique du Chœur des soldats de Faust, du tonnerre de ses trombones. Dans l’enceinte, les deux pelotons de gymnastes marchaient, le pas relevé, massés d’abord, puis se séparant en files, chaque file ensuite s’égrenant dans le dessin régulier et symétrique d’une marche de fantaisie. Le cuivre des trompettes reprenant la phrase caractéristique du chœur, les files se reformaient, lentement, sans désordre, puis se rejoignaient et, de nouveau, le peloton massé reprenait le pas relevé du début.

Ce premier exercice eut un grand succès et quand, à l’ordre bref de l’instructeur, le peloton s’arrêta net, posant le pied dans l’immobilité de son obéissance, les bravos éclatèrent dans le crépitement enthousiaste des applaudissements de la foule.

L’abondance des exercices inscrits au programme ne permettait pas de longs repos. Les gymnastes se reprirent presque aussitôt et exécutèrent avec une rare perfection les mouvements de flexion, d’extension, des bras, des jambes, du corps. Puis ce furent les sauts, en hauteur, en longueur, en profondeur, avec leur cortège inévitable de glissades et de chutes, qu’accueillaient les rires et les lardons de la foule bon enfant.

Le tour vint des exercices individuels, plus intéressants encore, exécutés aux anneaux, au trapèze, à la barre fixe, quelques jeunes gens faisant montre d’une force peu ordinaire accouplée à un sentiment de la précision, à une agilité mesurée des mouvements qu’on n’aurait pas osé en attendre.

L’exécution de ces derniers mouvements était minutieusement observée par un jury, composé spécialement pour la circonstance, dont les membres, armés chacun d’un crayon, exprimaient en chiffres déterminés sur leur carnet la valeur de chaque concurrent. Les points additionnés devaient fournir des totaux divers, dont le plus considérable, inscrit à l’actif d’un des jeunes gens, faisait de celui-ci le premier vainqueur du tournoi. Le premier prix. Il devait, le concert terminé, être couronné en présence de la foule et recevoir, des mains de M. Pauley, une jolie statuette de bronze, objet d’art offert par M. Dubreuil : un enseigne de zouaves, la capote déchirée et trouée de balles, dont la main se crispait à la hampe du drapeau de la France. Il y avait un second prix : une terre-cuite fort délicatement modelée. Et encore un troisième : un mignon portefeuille en cuir de Russie.

La fanfare entonna l’air national luxembourgeois, que dans la foule les hommes chantaient en sourdine, gagnés par l’émotion dont sont pleines les phrases superbes de cet hymne patriotique. Conduits par leur instructeur, les lauréats s’avancèrent au pas à travers la piste et vinrent se placer devant M. Pauley, à qui le régisseur venait de faire passer les prix.

À l’instant précis où la couronne de laurier se posait sur le front d’un des vainqueurs, le directeur de la fanfare, levant son bâton, donnait le signal d’un ban trois fois répété auquel les applaudissements de la foule répondaient avec un enthousiaste ensemble. Puis M. Pauley, remettant entre les mains du lauréat le prix si vaillamment décroché, lui faisait compliment de sa force et de son agilité, l’encourageant à maintenir haut toujours la réputation de la Société. Derrière, dans le groupe des baigneurs, des dames, debout sur leurs chaises et le lorgnon dans l’œil, regardaient, ne perdant pas un détail. Une bouffée de joie honnête était montée à tous les visages, dans l’enthousiasme des applaudissements, et l’on se prenait à féliciter sincèrement les vainqueurs du tournoi, s’étonnant tout à coup de s’intéresser autant à leur triomphe.

Même, les vieilles dames qui tout à l’heure, au dîner, avaient médit de la gymnastique, le regrettaient presque maintenant. Et la grosse dame qui avait parlé de clowneries, s’extasiait à lorgner le premier prix :

— Quel gaillard ! quelle santé !…

Cependant une idée subite était venue à l’esprit de M. Pauley, et avant de congédier les lauréats qui attendaient de pouvoir se retirer, il demandait à M. Dubreuil de vouloir adresser quelques paroles aux gymnastes.

Celui-ci se récriait, remerciant, s’excusant, ne voulant pas se livrer au hasard d’une improvisation. Mais M. Pauley insista. Il ne demandait pas un discours, bien sûr ; quelques mots seulement, pour encourager ces jeunes gens, qui lui en sauraient le meilleur gré….

Et comme le père de Raymonde faiblissait, ayant déjà consenti au fond et s’occupant même de trouver une première phrase — la seule qu’il lui fallait connaître, car les autres suivraient sans difficulté certainement — M. Pauley pria l’instructeur de prévenir les gymnastes que M. Dubreuil, député au Parlement français, leur faisait l’honneur de clôturer la fête par un petit discours de remerciements.

La nouvelle courut de proche en proche et un grand silence se fit, tandis que les deux pelotons des gymnastes, aussitôt reformés, traversaient la piste pour se rapprocher de l’orateur.

Déjà M. Dubreuil était debout quand ils firent halte à quelques pas de lui. Il prit la parole sans plus tarder. Il pria d’abord ses auditeurs de l’excuser de la faiblesse qu’il avait eue d’accepter la proposition que M. Pauley venait de lui faire à l’improviste et de prendre la parole. S’il l’avait fait cependant, c’était parce qu’il voulait remercier sincèrement la Société de gymnastique, tant au nom des baigneurs invités à la fête qu’au sien propre, du plaisir véritable qui venait de leur être procuré. Il n’était pas assez compétent pour croire que son jugement pût avoir le moindre poids : mais pour ne rendre que l’impression sincère faite sur lui au cours des divers exercices, il n’hésitait pas à reconnaître que l’exécution en avait été parfaite. Jamais, à Paris, il n’avait refusé une seule invitation aux fêtes données par les grandes sociétés de gymnastique de la capitale : il avait assisté à de nombreuses fêtes de ce genre et avait ainsi le droit, quoique incompétent en matière d’appréciation absolue, d’établir une comparaison entre les exercices inscrits au programme de ces fêtes et ceux auxquels il venait d’assister. Eh bien ! cette comparaison, il l’établissait sincèrement : et le résultat en était qu’elle était loin de nuire à la réputation de la Société luxembourgeoise. Or, franchement, il ne s’attendait point à cette surprise, et le plaisir qu’il avait goûté n’en avait été que plus vif. Encore une fois donc, il remerciait cordialement ceux qui le lui avaient procuré…

Il lit une pause. Les auditeurs prirent le change et crurent qu’il avait terminé. Dans le moment d’hésitation qui précède la volée des applaudissements, et qui ne serait pas long certainement, les mains se cherchaient, les têtes se penchaient, dans un branlement d’approbation préalable…

Mais il reprenait déjà le fil de son discours, un moment interrompu, et entrait dans le vif de son sujet. Sans s’attarder davantage au détail des exercices auxquels il venait d’assister, il allait parler de la gymnastique même, sentant comme une jouissance secrète à profiter de cette occasion superbe, pour mater les bonnes dames qui avaient trop parlé le matin :

— Pascal, dit-il, un grand génie pourtant, prétendait qu’on ne pouvait être à la fois d’un esprit distingué et d’un corps robuste. Hélas ! lui-même il a démontré le danger que l’on court à laisser la lame user le fourreau, car il est mort à la fleur de l’âge et dans un état d’hallucination voisin de la folie.

Il fut un temps — et ce temps n’est pas si loin de nous que nous, n’en ayons gardé la mémoire — où il était de bon ton pour les hommes d’être pâles, souffreteux, myopes, où une femme du monde se serait crue déshonorée si elle eût vu briller sur ses joues l’incarnat de la santé. Une pareille aberration ne pouvait durer longtemps, et l’on en est bien revenu. Aujourd’hui, pour tous les gens sensés, (car on trouvera éternellement des imbéciles), la distinction consiste dans la grâce naturelle ou acquise, jointe à la proportion des formes, et par dessus tout à une santé solide — ce luxe interne, comme disait Fourier.

Il est, en effet, bien peu de gens qui ne mettent la santé au dessus de tout. Mais combien peu, cependant, se décident à faire ce qu’il faut pour l’entretenir ? Combien peu encore font régulièrement ces exercices : gymnastique, escrime, chasse, qui peuvent être regardés comme la plus précieuse ressource de l’hygiène, comme la meilleure des médications préventives !

Les gens légers, et même les gens graves qui ne comprennent pas, trouvent une foule d’objections contre la gymnastique.

D’abord, on n’a pas le temps. On a bien deux ou trois heures par jour à passer dans un café, dans un cercle ; on trouve des soirées entières pour le concert, pour le théâtre, voire pour le bal, mais quelques minutes pour les besoins du corps, impossible !

On trouve le temps d’avoir la migraine et bien d’autres indispositions ; on trouve le temps de garder le lit lorsqu’on est malade ; mais les quelques instants nécessaires quotidiennement pour prévenir ces inconvénients qui dégénèrent souvent en maladies graves, ces quelques instants, ou ne les trouve pas.

Ensuite, on dit que la gymnastique est inutile.

— Madame, pourquoi vos enfants ne font-ils pas de la gymnastique ?

— À quoi bon ! Monsieur. Mon oncle a vécu jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans. Il n’avait fait jamais aucun exercice.

Dans toute la famille, il y a comme cela un oncle qui a vécu cent ans et qui n’a jamais fait de gymnastique. Demandez un peu à le voir, ce fameux oncle : impossible, il est mort…

J’ai aussi un oncle, moi, mais un oncle vivant et bien vivant. Il a quatre-vingt-cinq ans ; il se porte comme un charme, mais il a, toute sa vie, cultivé les exercices du corps : gymnastique, escrime, équitation, natation, et il fait encore, chaque jour, ses cinq kilomètres, à pied, et chaque jour aussi, en se levant, pendant dix minutes au moins, il exécute dans sa chambre des mouvements d’assouplissement de toutes les articulations.

Je suis bien convaincu, et mon vieil oncle aussi, que sans cette hygiène salutaire, il serait, depuis longtemps, parti pour ce pays inconnu, d’où pas un voyageur n’est encore revenu.

Une autre objection que vous font certaines mamans, en général celles qui ont des fils obèses ou mal conformés :

— La gymnastique, mais c’est ridicule : je ne veux pas que mon fils devienne un saltimbanque !

Ridicule !… Ah ! il faut parfois un rude courage pour affronter cette vessie gonflée de vent. Je ne sais, pour ma part, qu’une chose ridicule : c’est d’être laid, laid par sa faute, de cette laideur pâteuse des gens bouffis qui mangent, boivent et dorment, sans plus bouger, du reste, que des momies.

C’est d’avoir, toujours par sa faute, des jambes en manches de veste et une poitrine en cône tronqué, du coton dans les oreilles et des lunettes bleues sur le visage.

On acquiert la santé, on redresse les imperfections du corps, comme on acquiert l’instruction : par le travail. La beauté et la rectitude des formes sont non seulement une chose excellente en soi ; elles sont la condition première, essentielle de toute santé prospère, durable et complète. Sans la rectitude des formes, pas de rectitude des organes, pas de bon fonctionnement de ces derniers.

Donc, qu’on le sache bien, d’un côté la force, la santé, la liberté de tous les membres, le jeu facile de tous les organes, la grâce et la beauté physiques ; de l’autre, les maux cruels, les douleurs aiguës, les membres retenus prisonniers par le rhumatisme ou par la goutte, et les difformités qui en sont les conséquences.

Je sais bien que, malgré cette comparaison tout à fait concluante, il ne manquera pas de jeunes gens pour persister dans leurs habitudes de nonchalance et dire à ceux qui leur parleront de la nécessité de la gymnastique — qu’ils le disent d’ailleurs par apathie, par paresse, ou par genre : Bah ! à quoi bon ! C’est leur affaire, et tant pis pour eux s’ils s’obstinent.

Ils seront — le jour des rhumatismes venu — absolument sans excuse : car la prédication ne leur aura pas manqué, ni les exemples : à commencer, mes chers amis, par celui que vous leur donnez, et qui suffit à lui seul à convaincre de l’utilité de votre association. »

Les bravos éclatèrent de toutes parts mêlés aux acclamations des gymnastes. M. Pauley, tendant la main à son ami, serra cordialement la sienne, très fier de l’intimité qui s’était établie entre lui et cet homme d’un esprit si vif et si droit, le remerciant du fond du cœur, au nom de la Société de gymnastique et encore plus au sien, des bonnes paroles qu’il venait de prononcer.

La foule s’écoula lentement, empêchée de suivre les gymnastes, partis, leurs pelotons reformés, pour aller prendre sur la terrasse du Casino le rafraîchissement qu’on leur avait préparé. Et la fanfare, restée en arrière, s’attardait à reprendre la marche triomphale des soldats de Faust, mêlant aux éclats du cuivre des trompettes et des trombones, le martèlement puissant de la basse de ses bombardons.

La soirée s’avançait. Sur la terrasse du Casino, les gymnastes songeaient maintenant au départ, retenus cependant par un besoin de discuter les termes du discours de M. Dubreuil.

— Avez-vous entendu comme il a vivement réfuté l’objection des bonnes femmes qui nous trouvent ridicules ?…

— Oui, mais vaguement : je n’ai pas trop bien saisi…

— Il faudra pourtant savoir, chercher, remettre en ordre les idées principales pour en faire publier le résumé dans les journaux, avec le compte-rendu de la fête.

— Qui va s’en charger ?

— Toi, Félix ?… Plus habile que nous à ces sortes de choses, tu t’en tireras mieux. Promets-nous d’arranger cela le plus adroitement possible et pousse demain matin jusqu’aux bureaux de rédaction…

— Il sera bien inutile que je m’en donne la peine, répondit celui qu’on avait appelé Félix. Pendant une pause de nos exercices, j’ai aperçu au premier rang, contre la piste, le rédacteur du Journal : il m’a reconnu et formellement promis de faire dans son numéro de demain le compte-rendu le plus élogieux.

— Allons, voilà qui va bien. Tant mieux !

— Mais quel chic discours, pas vrai ?

— Ne m’en parlez pas ! Il n’est tout de même que les Français pour manier ainsi la langue.

— Il est député au Parlement. Il doit avoir de beaux succès à Paris, avec une pareille faconde.

— Parbleu ! tu peux bien croire…

Mais l’heure du départ arrivait. Sur un mot de l’instructeur, les pelotons se reformèrent et gagnèrent la gare au pas accéléré. Le train s’y trouvait déjà, attendant, avec sa perpétuelle bonne humeur de tramway pas pressé, accordant quelques minutes de grâce aux retardataires.

Enfin, le chef de gare donna son coup de sifflet, la machine s’ébranla, et le train roula sur les rails, au bruit des hourrahs joyeux et des cris d’au revoir de ceux qui demeuraient sur le quai, se proposant de souper à Mondorf et de ne repartir qu’au train de nuit.


XIII


M. Dubreuil, prié par le major qui tenait absolument à lui rendre sa politesse, avait accepté de souper avec lui au restaurant du Casino. M. Pauley n’en pouvait être, n’ayant pu décliner une invitation qui lui avait été faite d’autre part ; mais il avait promis de hâter son retour et de venir prendre le café au Casino.

Il était près de neuf heures quand il rentra au Kursaal. Le café servi, M. Dubreuil pria ses amis de l’excuser un instant. Il n’avait fait prévenir Raymonde que par un mot, dont il avait chargé un garçon ; le procédé maintenant lui paraissait un peu cavalier et il irait jusqu’à l’hôtel savoir s’il ne manquait rien à ses enfants et les embrasser avant qu’elles ne se retirassent dans leur chambre.

— Eh mais ! dit le major, Mlle  Raymonde ne viendra-t-elle pas ici ce soir ? C’est jeudi…

— Encore faudra-t-il que Marcelle soit couchée, repartit M. Dubreuil. J’offrirai le bras à Raymonde ensuite pour la ramener, et serai tout à vous.

Raymonde s’était fort amusée à la fête de l’après-dînée, heureuse du plaisir qu’y prenait Marcelle, envahie aussi par la contagion de la joie générale. Elle avait applaudi de tout cœur, vantant avec ses amies l’agilité des gymnastes, faisant l’éloge de leur force et de leur précision.

Le succès du speech de M. Dubreuil et les applaudissements qui en avaient accueilli les derniers mots avaient été pour elle un véritable triomphe. Elle avait quitté le parc, emmenant Marcelle, sous le coup d’une émotion inaccoutumée, prise d’une folle envie de chanter et de rire. Il lui avait fallu même se prêcher pour reprendre, en rentrant à l’hôtel, l’air de réserve dont les circonstances lui faisaient un devoir.

Quand la cloche sonna l’heure du souper et qu’elle entra dans la salle à manger croyant y trouver son père, tout le monde s’empressa autour d’elle :

— Où donc est M. Dubreuil ?…

Et comme elle allait répondre et s’étonner elle-même de ne pas le trouver là, le garçon envoyé par son père pour la prévenir qu’il dînerait au Casino, vint lui dire la commission dont il était chargé.

Tout le monde s’était réuni. Voyez-vous cela ? Le porte-parole de la colonie étrangère de Mondorf qui ne prenait pas même la peine de s’enquérir s’il s’était convenablement acquitté de son office. C’était bien vrai qu’il avait tous les droits de le croire, mais encore !… Ou bien peut-être était-ce par modestie et pour éviter des compliments ?… En ce cas, il ne perdrait rien pour attendre.

Et la conversation, mise sur ce pied de franche cordialité, avait continué jusqu’au dessert. Le dîner avait été fort gai. Outre le thème de la fête à laquelle elles venaient d’assister, ces dames et ces demoiselles avaient à développer encore celui de la soirée, qui s’annonçait joyeuse.

— C’était jeudi… comme avait dit le major.

Ce jour là d’ordinaire, les changements de toilette réclamaient le temps du colloque qui prolongeait la conversation du souper. Bientôt le salon fut à peu près désert. Cependant, dans l’embrasure de la fenêtre ouverte, par où soufflait doucement la tiède haleine de la soirée splendide, Fernand Darcier était assis et rêvait. Raymonde, prise d’un profond sentiment de commisération à la vue de ce pauvre délaissé, le seul qui fût resté triste dans la joie générale, s’approcha de la fenêtre, le salua poliment, s’informa de sa santé…

Fernand avait remercié, affirmant se sentir mieux de jour en jour et ne pas désespérer d’être remis bientôt. Puis, en s’excusant de son indiscrétion, il avait demandé à Raymonde si elle s’était amusée à la fête de gymnastique de l’après-midi. Alors, l’excellente fille, approchant un siège, avait raconté la fête par le menu. Tandis qu’elle détaillait, s’égarant dans ses explications, les dernières personnes qui se trouvaient au salon s’étaient retirées ; Marcelle, assise sous le lustre, feuilletait un livre d’illustrations oublié sur la table. Et Raymonde alors parlait du speech prononcé par son père et du succès mérité qu’il avait obtenu…

Soudain, M. Dubreuil entra. D’un coup d’œil, il embrassa la scène. Son sourcil se fronça. Il se sentit saisi comme d’un éblouissement.

— Raymonde ! fit-il d’un ton impératif, qui ne souffrait pas de réplique.

La nuance de gronderie, de réprimande, de blâme que comportait cet appel laconique, n’échappa point à la jeune fille. Elle en fut surprise et blessée. Pourquoi cette injonction si brusque et si sèche ? Quel mal faisait-elle ? Aucun. Dès lors, à quel propos cette intervention de son père ?

Pourquoi cette étrange et froissante question, ensuite :

— « Que te disait-il ? »

Rien qui ne pût être rapporté. Que supposait-on ?…

Le malheur fut que M. Dubreuil, encore sous le coup de la colère involontaire qui l’avait envahi, s’oublia au point de faire à Raymonde une semonce en règle. Où donc avait-elle appris à se tenir ainsi envers un jeune homme qu’on ne connaissait point, après tout ?

Cela ne ressemblait en rien aux sages habitudes de réserve qu’on s’était efforcé de lui inculquer. Sans être fort sévère, on pouvait trouver cela parfaitement inconvenant. Eh ! vraiment, ne dirait-on pas que M. Darcier fût fort avant dans son intimité et dans ses sentiments !…

Tout ceci avait été dit trop bas pour que personne autre que Raymonde eût put l’entendre. Même Marcelle, absorbée dans ses illustrations, était demeurée dans le rond de clarté, tombant des abats-jour du lustre, ne s’était pas aperçue de l’entrée de M. Dubreuil.

Celui-ci s’en félicita au fond de lui-même, sa colère injuste tombant maintenant et faisant place dans son cœur à un commencement de regret. Il se dirigea vers l’enfant, l’appela.

— Petit père ! s’écria Marcelle en rejetant son livre. Je ne t’avais pas entendu venir.

— Il est l’heure de dormir, ma chérie, dit M. Dubreuil, et je venais te dire bonsoir. Embrasse-moi, veux-tu ?

Et quand il l’eut embrassée, la remettant aux mains de sa fille :

— Raymonde, dit-il encore, viendras-tu me retrouver au kursaal, quand Marcelle dormira ?

— Merci, mon père, répondit la jeune fille encore tout émue. Je me sens bien lasse ce soir et, avec votre permission, je rentrerai dans ma chambre.

Un moment, la folle, l’absurde idée vint à l’esprit de M. Dubreuil que la jeune fille voulait, en refusant d’assister à la soirée, se ménager un moyen de reprendre avec Darcier l’entretien interrompu. Ce ne fut qu’un éclair : mais alors il se fâcha tout de bon, non plus contre sa fille, la pauvre innocente ! Non ! contre lui-même. Il ne se pardonnerait jamais ce lâche soupçon.

Et furieux, il sortit.

Quand il rentra au Casino, il était calmé cependant.

— Vous excuserez Raymonde, cher ami, dit-il à M. Pauley. Elle se sentait lasse et m’a demandé la permission de rentrer chez elle.

Quand Raymonde eut couché petite sœur, elle rentra dans sa chambre. C’était la première fois, du plus loin qu’elle se souvînt, qu’elle se mettait au lit sans avoir reçu la bénédiction de M. Dubreuil avec le baiser de chaque soir. Se mettre au lit ! Raymonde n’en eut pas même la pensée. Les nerfs surexcités, elle prit un livre dont elle n’avait encore découpé que les premières pages et se mit à lire à le clarté de sa lampe. Impossible ! le sens des lignes imprimées lui échappait.

Sa mémoire dominait maintenant toutes ses autres facultés, remplie de la mercuriale un peu vive de son père. Elle en pesait les termes, cherchait à s’en définir exactement la portée, interrogeait le fond de sa conscience.

Eh ! bien, non, elle n’avait rien, mais absolument rien à se reprocher. Elle n’avait péché ni par erreur, ni par omission, comme dit le catéchisme ; encore bien moins par intention, par volonté. Alors, quel sens fallait-il donc accorder à cette question de M. Dubreuil, qui l’avait fait tant rougir : « Que te disait-il ? »

Et que voulait-il donc que M. Darcier pût lui dire ? Que pensait-il surtout qu’elle lui eût laissé dire ? Pour qui prenait-il sa fille et de quel soupçon injurieux et sans fondement aucun allait-il les insulter tous deux ? Le moins devait, être évidemment, qu’il attribuât à ce jeune homme, avec ou sans raisons sérieuses, une prédilection marqué à l’égard de la jeune fille.

— Si c’était vrai ! fit-elle avec un mouvement d’inquiétude irraisonnée.

Et sa pensée continuait à courir vagabonde, poussée par une sorte de fièvre douloureuse, la surexcitation excessive des nerfs sans doute. Bien sûr, si M. Dubreuil avait eu le dessein d’amener sa fille à s’occuper outre mesure du malade, il n’aurait pas pu prendre, pour le réaliser, de meilleur chemin que sa vivacité de ce soir. Très avant dans la nuit, la pensée de Raymonde continua à se concentrer sur Fernand.

Petit à petit, son impression première venait à se modifier. Elle disait encore comme tout à l’heure : « Si c’était vrai ! » mais sans plus de frayeur. Car enfin, maintenant qu’elle n’écoutait plus que la voix de la raison — elle le croyait du moins — elle trouvait que si ce n’était pas vrai, c’était du moins probable, infiniment probable même. Qu’y avait-il à cela d’extraordinaire ? En toutes autres circonstances, à supposer seulement que M. Darcier ne fût pas affligé, comme on le croyait, d’un mal incurable, le fait d’être recherché par lui n’eût pas été insensible à Raymonde : sans préciser les qualités qu’elle croyait lui reconnaître, devenir sa femme ne l’indisposait pas. Au contraire. La position de fortune et de famille du jeune homme était égale à tout le moins à la sienne. La classe à laquelle il appartenait était la sienne, à elle aussi, son éducation semblait parfaite….

Et sous l’influence de la nuit, de la solitude, du grand silence, Raymonde se sentait involontairement dégagée des mélancolies du présent. Son imagination, le charme de la rêverie, des aspirations si naturelles et si légitimes à son âge, la poussaient à suivre un vague roman, chaste et frais, tout de cœur, élégant et gentil, dont elle était la modeste et sage héroïne. Fernand était guéri ; il s’était fait agréer par M, Dubreuil, revenu de ses préventions passées, et elle s’apercevait mariée à lui, aimée, aimante et heureuse. Confiants et paisibles, accomplissant en commun des devoirs aimables, elle et lui suivaient une route unie, poursuivant l’idéal accessible de se plaire et de s’attacher davantage à mesure.

Poème simple, le seul digne de faire la préoccupation d’une jeune fille bien née comme l’était Raymonde, et que ceux-là seuls auraient trouvé mesquin dont l’âme grossière ne vibre qu’aux excitations pimentées de la passion. Nullement névrosée, ni sotte, ni malade, bien portante au contraire et de bon sens, Raymonde ne pouvait se laisser bercer qu’à de pareilles rêveries.

La fatigue enfin l’avait emporté : restée sur son fauteuil, sa tête s’était doucement penchée contre l’oreiller de son lit, et elle s’était endormie sur son poème…

Quand, au matin, le gai soleil entrant dans sa chambre la réveilla, son esprit se reporta sur son rêve de la nuit : il lui parut excessif et elle pleura. Plus la destinée heureuse qu’elle avait entrevue était simple en apparence, plus il lui semblait douloureux d’y renoncer. Car il le fallait bien. C’était son cœur qui lui avait suggéré cette vision de Fernand guéri : à la lumière de son jugement droit, l’illusion s’envolait maintenant, faisant place à la triste réalité, la condamnation prononcée contre le pauvre malade par la docte Faculté. Incurable ! il était incurable…

Il y avait bien, il est vrai, l’opinion toute différente de M. Petit : et certes, quand il affirmait, il était sincère. Mais lui-même ne se faisait-il pas illusion et le désir ardent qu’il avait de guérir ce malade réputé incurable et d’ajouter ainsi à sa réputation de praticien habile, ne l’amenait-il pas à laisser son propre jugement s’égarer au mirage trompeur de son brillant espoir ?

Oui, sans doute. Alors c’en était fait. Ce pauvre cœur, il fallait le contraindre à l’oubli ; ce sage bonheur entrevu la veille, il fallait y renoncer. Pauvre Raymonde !

Mais aussi, pauvre Fernand ! Car il y avait bien lieu de le plaindre, le jeune homme.

Puisque M. Dubreuil s’était ému de ce qu’il avait cru surprendre des sentiments de M. Darcier à l’égard de sa fille, c’est donc que celui-ci l’aimait. Lui qui s’y connaissait en ces choses, il n’avait pu s’y tromper. Fernand l’aimait, elle qui, à parler net, n’y voyait pas de mal, n’y trouvait aucune raison de lui en vouloir. Loin de là. Ne fût-ce que par équité, par charité chrétienne, il convenait bien plutôt de lui accorder une profonde commisération. Lui non plus, à tout considérer, n’avait pas mérité d’être déçu dans son dessein. Il était malade, oui bien ; mais il croyait à un mal passager, dont son séjour à Mondorf le délivrerait définitivement. Lui avait-on jamais parlé, à lui, de cette condamnation prononcée en secret par les médecins qui avaient été impuissants à le guérir ? Au contraire, le docteur Petit ne l’encourageait-il pas chaque jour à souffrir patiemment, en lui montrant, au bout de son abnégation, le retour à la santé qui l’en récompenserait ?

Riche, convenablement apparenté, en bonne place dans la société, valant par lui-même et, sauf la santé, vraiment fort bien de sa personne, il avait distingué Raymonde Dubreuil. Il se berçait peut-être de l’espoir de s’unir, de se consacrer à elle : il s’était pris d’affection — disons tout, mon Dieu ! — il s’était pris d’amour pour elle. Où était le crime ?

Il n’y en avait pas, bien certainement. Mais hélas ! il y avait pis : une fatalité. Il était atteint d’une maladie incurable ! Raymonde ne pouvait répondre à ses honorables sentiments, à ses touchantes intentions. Raymonde ne consentirait jamais à désobéir à son père : déterminée à se sacrifier aux susceptibilités de M. Dubreuil, elle ferait complète abnégation d’elle-même, de ses préférences, de son amour même, si l’amour persistait à vouloir germer dans son âme. Cela n’irait pas sans un vif chagrin, peut-être même pas sans une douleur véritable : mais cette douleur, elle saurait la supporter. Tout, d’ailleurs, elle souffrirait tout plutôt que d’infliger la moindre peine à son père. Elle se dévouerait !…

C’est beau, le dévouement ; mais ce serait dur aussi, puisqu’il faudrait affliger ce pauvre Fernand, le décourager en affectant de l’indifférence, de l’insensibilité. Mentir !…

Oui, ce serait très dur. Mais Raymonde était de bon sens et elle avait l’intention trop fine pour ne pas avoir démêlé dans la vivacité de M. Dubreuil le sentiment de tendre et jalouse affection dont elle était issue. L’honnête enfant ne pouvait se résigner à troubler le calme si parfait jusqu’alors de cette affection paternelle. Eh bien ! elle ne se marierait pas, voilà tout !

Mais en prononçant ce dernier mot, elle avait le cœur si gros, que laisser couler ses pleurs librement sur son visage pâli par les agitations de son sommeil lui valait du soulagement. Et elle pleurait de tout son cœur.

Si bien qu’en descendant au salon, où déjà quelques baigneurs se trouvaient, prêts à partir pour la source, elle avait les paupières rougies, les traits tirés. On le remarqua, et un ami, en la saluant, lui en fit l’observation. Et elle, qui, forte de sa résolution de dévouement et d’abnégation, s’en croyait quitte, repensa, nécessairement, à ce qui causait l’altération de son visage, à tout ce qui l’avait causée, à Fernand aussi… Fernand !… Elle en vint à s’interdire de penser à lui, de prononcer son nom mentalement. À quoi bon ? À rien de bon, sans doute, puisqu’elle était fermement résolue à se sacrifier au repos de son père. Le mieux, se disait-elle, eût été de le supprimer de son souvenir, d’en agir absolument comme s’il n’existait pas, comme elle agissait naguère avant de l’avoir rencontré dans ce compartiment du chemin de fer. C’était facile à dire, mais ce serait plus difficile à faire : étant tous deux obligés de séjourner encore dans ce même hôtel, ils devaient nécessairement se rencontrer. Ça ne pouvait pas manquer, même plusieurs fois par jour : à table, au jardin, à l’établissement des bains, au parc…

Alors elle estimait utile de se préparer à ces rencontres, afin de se garder un maintien, de tenir un langage en rapport avec la détermination qu’elle avait prise et qu’elle voulait fermement tenir. Simple précaution, très prudente, trop prudente, par malheur, car elle allait diamétralement à l’encontre de sa décision, c’est-à-dire qu’elle la ramenait, encore et toujours, à s’occuper de lui ; lui, ce Fernand qu’elle entendait complètement éloigner de sa pensée…

Oh ! que ce combat intime de son cœur et de sa raison fut long et pénible à soutenir. Elle eut beau se faire, se raidir, s’adresser de gros reproches, le moment vint, facile à prévoir pour tout autre que pour cette âme virginale, où très troublée, le cœur contracté par une épouvante naïve, elle se demanda s’il n’était pas inutile de résister, s’il ne devenait pas impossible de continuer à se donner le change, s’il ne serait pas plus digne, plus conforme à son caractère de s’avouer enfin à elle-même qu’elle aimait Fernand.

Se l’avouer, en convenir franchement en face de soi-même, voilà où elle fut forcée d’en venir enfin. Tout s’éclaircit dès ce moment dans sa conscience. Entre son devoir et son penchant nettement défini désormais, elle put se tracer la ligne de conduite qui lui convenait. Et de nouveau, bravement, avec la certitude de faire ce qu’elle devait faire, elle se répéta :

— Je resterai fille !

Cette fois, la résolution était définitive.

Raymonde remonta pour réveiller Marcelle et faire sa toilette. Le premier mouvement de l’enfant à son réveil était toujours de sauter au cou de grande sœur en lui criant gaiement : Bonjour !

Mais ce matin, en ouvrant les yeux, elle fut frappée, elle aussi, de l’altération des traits de Raymonde.

— Ah ! dit-elle, tu es malade !

— Non, ma chérie. Mais j’ai passé une mauvaise nuit, fort mauvaise. Très lasse quand je me suis couchée, je n’ai pu trouver le sommeil qui aurait chassé la fatigue. Je suis un peu énervée, voilà tout. Le grand air et une bonne verrée d’eau de la source vont chasser bien vite tout cela et il n’y paraîtra plus.

— C’est bien vrai, grande sœur, tu n’es pas malade ?

— Je t’assure, mignonne, sois tranquille.

La toilette de Marcello achevée, les deux sœurs étaient allées à la source. Puis Marcelle avait proposé de faire le tour du parc en prenant par le bosquet pour revenir par la grande allée des marronniers. Raymonde avait accepté avec empressement. L’air frais du matin lui faisait grand bien, et elle ne doutait pas que le mouvement de cette courte promenade ne suffît à faire disparaître de son visage toute trace de son insomnie. Elle tenait énormément à ne paraître devant son père que quand les couleurs seraient revenues à ses joues. Et elle s’empressait, marchant vite, pour que l’air lui fouettât mieux au visage.

Tout à coup, dans le bosquet, au détour du sentier qui menait au tir, M. Dubreuil parut, se promenant lentement. Lui non plus, le pauvre père, n’avait guère dormi. Après avoir fait, pendant la soirée, contre fortune bon cœur et gai visage, il était rentré dans son appartement et de son côté s’était mis à réfléchir. En vérité, il était impardonnable. Eh quoi, songeait-il peut-être que sa fille consentirait à jamais à rester auprès de lui, en renonçant aux joies du mariage et de la maternité ? Qu’il refusât son consentement à l’union de Raymonde avec M. Darcier, soit ! c’était assez naturel.

Un incurable !… Mais ce n’était pas à ce jeune homme seul qu’il en avait voulu, ce n’était pas à quelque ressentiment particulier contre le malade qu’il avait obéi ce soir en faisant une semonce à sa fille. Non ! c’était le levain amer de cette ridicule jalousie de père exigeant et exclusif qui lui était monté du cœur aux lèvres…

Il s’était frappé la poitrine, demandant à Dieu de lui pardonner ce mauvais, ce lâche sentiment.

Puis il s’était couché. Mais le sommeil n’était pas venu, et il l’avait en vain cherché. Alors, dès l’aube, il s’était levé et, continuant ses réflexions, il était venu se promener dans le parc, ayant besoin, lui aussi, de se ressaisir et de se rafraîchir au souffle de l’air frais.

— Raymonde ! Marcelle ! Mes chéries ! dit-il en apercevant ses enfants.

Et tendrement il les avait embrassées. Mais tandis qu’il posait ses lèvres sur le front de Raymonde, elle lui avait dit à demi-voix :

— Ô mon bon père ! Me pardonneras-tu d’avoir manqué à mon devoir ? Va ! je ne l’oublierai plus, jamais. Je resterai la mère de Marcelle. Je resterai toujours ta Raymonde, père chéri !

— Bravo enfant ! dit M. Dubreuil attendri.

Et il la tint longtemps embrassée dans une étroite caresse.


XIV


Fernand était guéri. Deux jours plus tôt le docteur l’avait emmené dans son cabinet en sortant de l’établissement hydrothérapique.

— Mon ami, lui avait-il dit, votre patience, votre courage, votre résignation plus encore que l’isolement dans lequel voitre famille paraissait vous laisser, m’a poussé à vous consacrer tout spécialement mes soins. Vous m’avez laissé lire dans votre cœur comme dans un livre ouvert et je suis devenu votre ami.

Or, aujourd’hui, grâce à l’action vivifiante des eaux de cette source, vous êtes sauvé. Je ne voudrais pas que vous continuassiez à croire que ces soins, cette amitié ont été de ma part aussi désintéressés qu’ils paraissaient l’être. Je vous dois à cet égard un aveu. Quand vous êtes arrivé à Mondorf, vous étiez, sans le savoir, sous le coup d’une condamnation terrible, prononcée contre vous par les médecins qui vous avaient soigné jusqu’alors, et qui avaient renoncé à vous guérir. Le surlendemain de votre inscription au rôle de mon service, je reçus de votre tuteur une lettre dans laquelle il me demandait de faire tout ce qu’il serait humainement possible de faire pour apporter un soulagement à vos souffrances, renonçant d’ailleurs à votre guérison, dont l’espoir, disait-il, eût été une chimère. Tout le monde vous abandonnait, prévoyant un dénoûment fatal et prochain. Vous étiez incurable !…

Dans de pareilles conditions, je songeai aussitôt au regain de réputation que pourrait donner à l’établissement que je dirige un démenti infligé à toutes ces prédictions pessimistes, et je me promis de vous examiner. Les premiers jours, vous l’avouerai-je ? la gravité de votre mal faillit me rebuter et faire s’envoler bien loin ce que déjà j’allais prendre pour une illusion ; mais peu à peu ma conviction se forma, je me consacrai passionnément à votre salut, et bientôt je caressai au fond de mon cœur l’espoir de vous rendre la santé.

La minutieuse étude que je fis des progrès obtenus par le traitement, dans la lutte que je livrais au mal dont vous étiez la victime résignée, changea plus tard cette espérance en une certitude absolue, dont je ne craignis plus de faire part à nos amis. Aujourd’hui enfin, j’ai la grande joie de vous annoncer votre guérison, et d’en consigner à l’actif de Mondorf le succès éclatant et inespéré…

Mais quoi !… vous pleurez ?

— Ah ! cher docteur, laissez couler ces larmes qui me soulagent. Ce que vous venez de me dire est une révélation. Condamné par les médecins ! Incurable !… Un trouble étrange m’a saisi tout à coup et bouleversé en vous l’entendant dire. Et voici que je suis guéri, grâce à vous, aujourd’hui. Ah !… je sens un bonheur indéfinissable envahir tout mon être.

Comment saurai-je jamais vous prouver ma reconnaissance ?…

— Laissons cela, de grâce, mon ami. Cette reconnaissance, il n’est pas besoin que vous me la prouviez : je vous sais un trop noble cœur pour qu’aucune preuve soit nécessaire. Vous êtes mon ami : restez-le, c’est tout ce que je désire.

— Vous êtes bon plus encore que savant et habile, dit Fernand : je me souviendrai.

Doux jours plus tard, M. Dubreuil rencontra Fernand au Casino. Il le félicita sincèrement d’abord de sa guérison. Puis il rappela qu’il s’était engagé à faire avec le jeune homme sa première promenade. Pourquoi ne la ferait-on pas aujourd’hui ! Oh ! il n’était pas nécessaire de courir bien loin ; on pourrait traverser Mondorf, par exemple, et pousser jusqu’à Altwies, où l’on irait se reposer fort tranquillement une heure chez les demoiselles Fortuner. Fernand ne les connaissait pas ? Il ferait connaissance. De fort bonnes personnes qui s’empresseraient bien certainement pour son service. Raymonde ne pouvait assez louer leur amabilité, et c’était le sûr moyen de faire plaisir à Marcelle que de l’y conduire. Eh ! oui, au fait. L’idée était excellente : on irait tous ensemble en caravane ; et si d’autres jeunes gens voulaient s’y mêler, ce serait le mieux du monde.

— Allons, dit M. Dubreuil en se retirant, c’est convenu. Je m’en vais aller arranger ça. Nous vous dirons au dîner ce que nous aurons arrêté.

Raymonde !… Aller faire sa première promenade aux côtés de Raymonde, quelle joie !… Oh ! maintenant, c’était vraiment le bonheur, car il ne s’y mêlait plus, comme naguère, l’amer dépit de se voir cloué dans un fauteuil de malade, sans pouvoir bouger seulement pour s’empresser auprès de la personne aimée…

Fernand descendit dans le parc et alla s’asseoir sur le banc où si longtemps il était venu rêver. Il gardait toujours, pour ce petit coin sombre et discret, une préférence marquée. Tous ces arbres, tous ces buissons et jusqu’aux brins d’herbe du gazon, il les connaissait tous, les ayant éternellement étudiés naguère de son regard désolé, aux heures de souffrance et de solitude. Ils avaient surpris sans doute le secret si souvent échappé à ses lèvres, et Fernand leur était reconnaissant de leur discrétion.

En s’asseyant sur le coin du large banc, débarrassé maintenant du mal qui l’y clouait naguère jusqu’à l’heure fixe où on le venait prendre, il les regardait encore et se remémorait tout ce qu’il avait souffert. C’était là, sur cette branche du vert érable, que venait se poser si souvent l’oiseau bleu qu’il poursuivait en rêve, désespérant presque de jamais l’atteindre. C’était ce même courant du ruisselet qui lui avait chanté autrefois, dans son doux murmure, la chanson douce de l’espoir…

Le temps était aujourd’hui passé de tous ces enfantillages. Il était fort. Il était redevenu un homme, capable d’énergie et de volonté : qui donc l’empêcherait de réaliser son désir ?

Chère et douce Raymonde !… Il l’avait aimée en silence, ardemment, depuis le jour où le hasard l’avait poussé dans le compartiment qu’elle occupait avec son père, et qui devait les amener ici ensemble, sans qu’ils s’en fussent doutés. Il l’aimait pour sa touchante sollicitude pendant le voyage. Il l’aimait pour la douce pitié qu’il lui avait inspirée, pour les bonnes paroles, pleines de consolation et d’encouragement, qu’elle lui avait adressées si souvent.

Le jour enfin était venu où il allait pouvoir s’acquitter d’un coup de la dette qu’il avait contractée envers elle. Car il n’hésiterait pas. Il irait droit à M. Dubreuil et lui dirait : « J’aime votre fille. Voulez-vous un fils ? » Et bravement il mettrait dans sa main la main de Raymonde, et la guiderait dans le chemin de la vie.

« J’aime votre fille !… »

Oui. Mais quel trouble étrange l’envahissait soudain, et d’où surgissait tout à coup ce doute cruel qui le faisait souffrir ? Raymonde peut-être ne l’aimait pas ! De quel droit allait-il voir dans les actes et les paroles de la jeune fille des choses qui ne s’y trouvaient pas ? Elle avait compati à ses souffrances. Cela prouvait seulement qu’elle avait l’âme charitable. Elle lui avait dit de douces paroles d’espoir. C’est qu’elle était bonne et douce elle-même ; c’était même peut-être pure politesse, de sa part. L’affabilité est la distinction des demoiselles bien élevées…

Où trouvait-il en tout cela l’indice d’un secret penchant ? N’était-ce pas insulter Raymonde que lui prêter des sentiments qu’elle était peut-être fort éloignée de ressentir ? Pauvre fou qui, n’écoutant que son cœur, se croyait si tôt parvenu au bout de ses peines ! Mais c’était là, l’obstacle : Raymonde ne l’aimait pas.

Même, à bien réfléchir, elle ne pouvait pas l’aimer. Ce qu’on lui avait caché, à lui, tout le monde le savait. Personne n’ignorait que les médecins l’avaient condamné. Quelle absurde idée de penser que mademoiselle Dubreuil irait aimer un incurable !

C’était la désillusion pleine d’amertume. Fernand souffrait, sous le coup d’un profond chagrin, se prenant à regretter les mauvaises heures d’autrefois, dont son rêve du moins le consolait. De nouveau son regard errait de l’arbre au ruisseau, semblant leur demander de regarder ses larmes, et de lui dire si elles n’étaient pas plus amères que celles qu’il avait si souvent versées à cette même place…

Tout à coup un bruit de pas se fit entendre dans le sentier. Et comme Fernand se ressaisissait, le régisseur se montra, sortant du massif.

— Tiens, M. Darcier, dit-il. Vous venez revoir cette place qui fut si souvent la vôtre depuis trois mois ?… Mais n’oubliez-vous pas l’heure du dîner ? On vous cherchait tout à l’heure, et l’on doit vous attendre sans doute à l’hôtel.

— On me cherchait, dites-vous, repartit Fernand. Et qui cela ? je vous prie.

— Mais, mademoiselle Marcelle Dubreuil, que Monsieur son père envoyait à votre recherche, ayant à vous entretenir, m’a-t-elle dit, d’un projet de promenade.

— Merci, Monsieur Canon, dit le jeune homme en se hâtant de s’éloigner. Je cours rejoindre M. Dubreuil.

À l’hôtel, quand il entra dans la salle à manger, les convives de la table d’hôte accoutumée avaient commencé de dîner. M. Dubreuil avait expliqué à Raymonde que l’idée lui était venue de commander un breack : il avait pensé que M. Darcier ne connaissait rien, mais absolument rien des environs de Mondorf, encore qu’il fût, depuis trois mois, l’hôte de l’établissement. Avec deux bons chevaux et une voiture pas trop lourde, on pourrait faire un bon bout de chemin, voir Dalheim, puis Rettel, enfin joindre Remich et rentrer par la grande route, en traversant la magnifique forêt. Ce serait une promenade splendide. Allons ! c’était encore une joyeuse après-dînée qui s’annonçait.

Car il fallait se hâter de profiter des derniers jours. On avait fixé au lendemain la fête des adieux. Mauvais jour, d’ailleurs, le samedi, pour une pareille fête, car on ne se mettait pas en voyage le dimanche. Le retour à Paris était ainsi ajourné au lundi : vraiment, il fallait se hâter.

— Je suis sûr que M. Darcier sera tout à fait de mon avis, dit M. Dubreuil en terminant, et qu’il applaudira à mon idée de prendre un breack, de manière à voir le plus de pays possible en peu de temps.

— Une idée excellente en effet, Monsieur, dit Fernand, quand on l’eut mis au courant de tout ceci. Et vous me voyez absolument confus de l’honneur que vous voulez bien me faire.

— Mais pas du tout, pas du tout, reprit l’excellent homme. J’avais promis de vous accompagner le jour de votre première promenade. Or, chose promise, chose due….

À deux heures, l’équipage retenu par M. Dubreuil s’arrêta devant la grille de l’hôtel. Comme il y avait six places, Raymonde avait invité deux de ses amies à les accompagner, deux charmantes jeunes filles dont l’humeur enjouée avait toujours eu raison de la mélancolie qui l’assaillait parfois.

M. Dubreuil avait un but évident en se faisant aussi aimable qu’il l’était pour Fernand : se faire pardonner par sa fille, dont la générosité l’autre jour l’avait vaincu. Mais, vraiment, si Raymonde, à force d’énergie, était parvenue à commander à son cœur sans plus rien laisser voir de son intime souffrance, elle ne se sentait guère assez forte cependant pour rester maîtresse d’elle-même en de pareilles circonstances. Qu’on eût organisé une promenade à faire en compagnie du jeune homme, soit ! Chose promise, chose due, comme avait dit son père. Mais, du moins, serait-ce une promenade à pied, faite sur la grande route, qui lui permettrait de prendre l’avance avec Marcelle, tandis que M. Dubreuil ferait la causette avec Fernand. Et voici que, par un inexplicable caprice, on l’obligeait à se mettre en voiture, pour plusieurs heures sans doute, aux côtés de ce pauvre ami auquel elle s’était imposé la dure obligation de mentir. Le pourrait-elle, si longtemps ?…

C’est dans le mouvement d’inquiétude produit chez elle par ces réflexions que Raymonde avait prié ses amies. Quelle imprudence encore ! En présence de son père et de Marcelle, il lui eût été possible à la rigueur de rester vis-à-vis de M. Darcier sur un ton de réserve exagérée. Mais en présence d’étrangères, elle ne le pourrait plus, sans risquer d’éveiller en leur esprit de dangereux soupçons…

La voiture filait au petit trot cadencé des deux chevaux, braves bêtes accoutumées aux durs labeurs et courageuses, sur lesquelles on pouvait se reposer sans crainte d’accident. Aux places du fond s’étaient assises les deux amies de Raymonde, ayant l’une à sa droite Mlle  puis M. Dubreuil, l’autre à sa gauche Marcelle et M. Darcier. Les deux hommes se faisaient ainsi vis-à-vis, fort occupés en ce moment du paysage et des localités que l’un montrait à l’autre avec force explications.

Dalheim ! Le village était sur l’emplacement d’un camp romain dont il restait des vestiges nombreux et fort caractéristiques….

Mais ces demoiselles, qui connaissaient Dalheim presque aussi bien que le parc de l’établissement de Mondorf, babillaient gaîment dans leur coin, sans écouter les explications, parlant chiffons et fanfreluches. L’une des amies de Raymonde faisait en ce moment la description minutieuse d’une toilette vert bouteille, arborée la veille, à la stupéfaction générale, par la grosse dame de Montmédy.

— Où prends-tu cette grosse dame de Montmédy ?

— Voyons, Raymonde, tu sais bien, cette excellente maman arrivée avec son petit lycéen à la fin du mois dernier… Tu ne la vois pas d’ici ?… Au fait, te rappelles-tu, celle qui en voulait tant à la gymnastique l’autre jour…

— Ah ! parfaitement.

— Eh bien, ma chère, c’est elle qui avait arboré cette robe d’un vert outrageant, dans laquelle elle faisait l’effet d’une grosse pomme pas mûre.

Et les détails pleuvaient, railleurs, assassins.

La voiture s’arrêta et l’on descendit pour visiter les vestiges du vieux camp romain.

Ces demoiselles faisaient bande à part, laissant les deux hommes se perdre dans leurs explications.

— Oh ! ce camp romain, disait Marcelle. C’est cela qui n’est pas drôle d’y venir avec petit père et de l’entendre parler archéologie. À chaque vieille ferraille qui se trouve perdue dans la poussière, petit père se précipite : quelle émotion ! c’est une médaille antique, le fer du glaive d’un soldat, peut-être… Non, c’est un morceau de fer à cheval usé de l’an passé. Du pied vous faites voler, sur le chemin, un tesson de faïence, le rebut d’un ménage de paysans ; prenez garde ! c’est peut-être un débris de tuile romaine… N’y a-t-il pas un bout d’inscription ?…

De joyeux éclats de rire accueillaient chaque phrase de l’amusante boutade. Mais déjà M. Dubreuil s’en revenait avec son compagnon. Comme on allait remonter en voiture :

— Petit père, demanda Marcelle, nous ne reviendrons plus ici avant notre départ, n’est-ce pas ?

— Non, ma chérie. Et pourquoi cette question ?

— Mais, petit père, parce que je veux faire mes adieux à la localité.

Et de sa voix claire, avec un inimitable geste de petite Parisienne malicieuse, Marcelle ajouta en se tournant vers l’horizon :

— Adieu, vieux camp romain que je hais, plein de cassures d’assiettes et de rognures de fer-blanc !…

Les rires reprirent de plus belle, Fernand ni M. Dubreuil ne pouvant échapper à la contagion de cet élan de joie.

Mais quand on fut remonté en voiture, M. Dubreuil gronda doucement Marcelle.

— Tu sais pourtant bien, ma chère enfant, dit-il, l’importance historique que gardent ces souvenirs des temps qui ne sont plus. Ce serait d’ailleurs une grave erreur de te croire sur parole quand tu fais si peu de cas du camp romain que nous quittons : car il est d’une grande valeur archéologique, et a livré aux savants plus d’un précieux secret. Si jamais nous revenons à Dalheim, fais des excuses, crois-moi, à celui que tu as si drôlement apostrophé tantôt.

— Sincères, petit père, je te le promets, répondit la joyeuse enfant. Mais à une condition, pourtant…

— Et laquelle ?

— Te souviens-tu de nos promenades aux environs de Beautaillis ? En ce temps-là, tu nous chantais si bien, en duo avec Raymonde, les jolis couplets de l’Hirondelle légère. Oh ! ne te récrie pas, tu ne les as pas oubliés… Chante-les encore, veux-tu, quand nous traverserons le bois.

M. Dubreuil s’excusa de devoir en passer par tous les caprices de ce petit potentat en jupons, qui savait le retourner comme un gant, disait-il. Puis, ces demoiselles ayant insinué que tout le monde connaissait l’Hirondelle légère et Fernand ayant avoué qu’il avait un filet de voix assez présentable, on parla tout de suite de chanter en chœur.

Ainsi ? à l’improviste ? au risque d’une cacophonie horrible ?… Oui, au risque de tout ce que l’on voudrait. Ne voulait-on pas s’amuser tout plein ? Amusons-nous, alors !… Et dans le bois s’éleva soudain l’accord d’un chant mélodieux, parfait vraiment ! M. Dubreuil était excellent musicien et maniait agréablement une basse-taille à laquelle répondaient les soprani de ces demoiselles. Quant à Fernand, il avait une voix de baryton superbe, et ce fut, à l’entendre, toute une révélation.

M. Dubreuil lui reprocha vivement de s’être laissé ignorer à ce point. Et tout le monde aussitôt exigea qu’il chantât seul un morceau de son choix.

Fernand s’excusait. On se moquait, vraiment, de lui faire croire qu’il eût une voix présentable. En tout cas, il ne se l’était jamais connue…

— C’est l’eau de Mondorf, peut-être, risqua une de ces demoiselles.

— Vous n’attendez pas de moi que j’en médise jamais, répondit Fernand devenu grave.

Et comme on insistait de nouveau pour qu’il S’exécutât, il y consentit. Mais que chanterait-il ? Son répertoire était assez varié, mais en ce moment rien ne lui venait à l’esprit… Soudain, la voiture sortant du bois, le paysage changea brusquement. On grimpait maintenant un mamelon assez rude, au sommet duquel le mur d’un cimetière traçait une ligne blanche sur l’horizon bleu.

Cette brusque vision rappela à l’esprit de Fernand le thème d’une mélancolique prière. Il chanta :

Dans le cimetière aux murs blancs
Où ne repose encore personne
Ont poussé des blés opulents,
Et pour le pauvre on y moissonne…

La voix du jeune homme était puissante et vraiment harmonieuse. Sans effort apparent, il chantait avec une ampleur faite pour étonner. Tout à la poésie de son chant, du reste, ne voyant plus même Raymonde, sur le siège vis-à-vis, qui, toute troublée, était suspendue à ses lèvres…

Seigneur, quelque jour dans ces murs
On moissonnera pour vos granges :
Nos morts seront les épis mûrs,
Les moissonneurs seront vos anges.

Venus de votre ciel d’azur,
Ils feront la récolte humaine,
Gardant pour vous le froment mûr
Et jetant la stérile graine…

M. Dubreuil était profondément ému. Une larme rebelle roulait sous la paupière de Raymonde… Et Fernand, sans rien voir, continuait sa prière, laissant percer, à travers le chant dont son harmonieuse voix arrondissait les phrases, l’enthousiasme d’une âme de poète :

Dans le cimetière aux murs blancs,
Faites, quand je serai sous l’herbe,
Qu’un de vos anges consolants
Me trouve assez mûr pour sa gerbe !…

La dernière note envolée, ce fut une explosion d’enthousiasme. M. Dubreuil serrait les mains du jeune homme, remué au fond de son être par l’émotion puissante qui se dégageait de cette poétique prière. Raymonde, emportée dans le même élan, félicitait Fernand, en termes enthousiastes qui amenaient un sourire triste aux lèvres de son ami.

— Vous m’avez profondément émue, Monsieur, disait-elle, et cette prière est touchante. Oserais-je vous demander de qui elle est ?

— Elle est d’un maître, mademoiselle. C’est une page de la Symphonie légendaire de Benjamin Godard. Je l’entendis chanter par Faure, l’été dernier, à Nice. Elle a fait sur moi aussi, ce jour-là, une grande impression, et est depuis restée ma prière favorite. C’est vous dire ainsi que j’ai peu de mérite à la bien connaître.

— Vous en avez du moins un grand, dit M. Dubreuil, à la chanter avec la perfection que vous y avez mise… Raymonde, ma chérie, ajouta-t-il en se tournant vers sa fille, retiens bien, n’est-ce pas ? La prière de la Symphonie légendaire, de ?…

— De Benjamin Godard.

— Eh bien, c’est cela. Vois à te la procurer et à l’apprendre. Je te la redemanderai plus d’une fois, le prochain hiver.

— Monsieur Dubreuil, dit alors une des amies de Raymonde, permettez-vous que je vous charge d’une petite mission au bout de laquelle est un succès assuré ?

— C’est de tout cœur que j’accepte, Mademoiselle.

— Voyez donc demain matin l’organisateur du concert de la soirée, et priez-le d’ajouter au programme le nom de M. Darcier.

Fernand protesta, jurant encore qu’il n’était pas de taille à affronter le jugement d’un publie, se récriant, refusant cet excès d’honneur ; M. Dubreuil n’y prit pas garde et répondit à l’amie de sa fille :

— Je m’y engage, Mademoiselle ; vous avez eu là une excellente idée.

Il était l’heure de dîner quand on rentra à l’hôtel. La promenade fit tous les frais de la conversation : toutes ces dames, s’extasiant à la nouvelle que M. Darcier était un baryton di primo cartello, lui qu’on avait jusqu’alors à peine entendu parler, réclamaient une audition immédiate. Certainement on l’applaudirait le lendemain au concert, mais rien ne s’opposait à ce que les mains s’exerçassent dès ce soir à l’applaudir.

Malgré toutes leurs instances, Fernand ne céda point à ce caprice, affirmant une impérieuse nécessité d’être à huit heures chez le docteur Petit, qui l’attendait, disait-il, pour savoir de sa bouche le résultat produit par sa première sortie.

C’était un léger mensonge ; le docteur pouvant parfaitement attendre jusqu’au lendemain le récit des impressions de son malade favori. La vérité cependant était que Fernand brûlait de retrouver M. Petit ce soir encore, voulant avoir avec lui une conversation importante. Le rencontrerait-il ? Hélas ! la chose était fort peu probable, le docteur n’ayant point coutume de rester aussi tard à l’établissement. Il eut l’idée pourtant de le chercher et en fut récompensé : par hasard, le docteur était monté au Kursaal et s’y trouvait en compagnie.

— Eh bien ! M. Darcier, dit-il en voyant entrer le jeune homme, vous avez fait la promenade, paraît-il, cet après-midi. Vous êtes-vous bien amusé ?…

— Ineffablement, cher docteur, répondit Fernand. M. Dubreuil m’avait fait l’honneur de m’accompagner avec ses filles et les amies de Mlle Raymonde : partis vers deux heures dans un solide breack de louage, retenu par ses soins, nous avons visité rapidement les plus beaux sites d’un ravissant pays. Quel dommage que la saison soit aussi avancée, et que je ne puisse consacrer un mois encore aux excursions nombreuses dont j’ai tant entendu vanter le charme autour de moi !

Fernand s’était assis auprès du docteur après avoir salué la compagnie. La conversation avait repris son cours un instant interrompue. On parlait politique, un de ces messieurs donnant son avis sur le danger du conflit que pourrait provoquer le percement de l’isthme de Panama.

— La haute banque des États-Unis enrage de voir la Compagnie interocéanique persister aussi longtemps sans accroc. Elle lui a suscité, sans réussir à la décourager, des avanies de toute sorte.

— La presse anglaise l’y a, de son côté, aidé de tout son pouvoir sans parvenir à influencer la Bourse…

— Et puis après ?… N’est-ce pas la deuxième édition de ce que nous avons vu se produire lors du percement du canal de Suez ? Soyez assuré que M. de Lesseps viendra parfaitement à bout de cette malveillance…

Fernand s’était penché vers le docteur et, bas à l’oreille :

— Il faut absolument, dit-il, que je vous parle ce soir.

— De quoi s’agit-il ? mon ami. Rien d’inquiétant, n’est-ce pas ? Vous allez m’expliquer, du reste : le temps de souhaiter le bonsoir à ces messieurs et je suis à votre disposition…


XV


Ils se dirigèrent vers le parc, où la nuit était descendue, inondant d’une obscurité mystérieuse les allées perdues dans les profondeurs de leur alignement d’arbres noirs.

— M. le docteur, dit Fernand en abordant carrément le sujet de l’entretien qu’il avait sollicité, vous allez trouver bien extraordinaire la démarche que je viens faire auprès de vous. Cependant, c’est vous-même qui m’avez fourni la seule excuse qui puisse me faire pardonner la liberté de cette démarche ; c’est vous qui m’avez demandé de rester votre ami. Or, vous savez quel est mon isolement. La maladie m’ayant empêché de cultiver les relations que j’aurais pu me faire, orphelin de bonne heure, je n’ai gardé que quelques camarades d’enfance que je vois de loin en loin, et ne me connais d’autre soutien que mon tuteur, fort peu soucieux de négliger ses affaires pour s’occuper des miennes.

Vous seul, que le Ciel a daigné mettre enfin sur ma route, m’avez accordé ce grand bienfait de votre amitié : vous seul donc pourrez acquiescer à mon vœu et me rendre le service que j’attends de votre générosité.

Je vous ai dit souvent, cher ami, les sentiments que m’a inspiré le contact journalier de Mlle Raymonde Dubreuil : vous savez comment je l’aime, et combien me rendrait heureux la réalisation du projet que je caresse depuis si longtemps de la demander en mariage à son père. Longtemps la maladie m’en a empêché, réduisant mon espoir à l’état d’une illusion chimérique, d’une hallucination de cerveau enfiévré. Puis, la santé revenue grâce à vos soins dévoués, un autre obstacle a surgi, plus terrible à affronter, l’incertitude où j’étais des sentiments de Mlle Dubreuil, l’impossibilité de les connaître à laquelle j’étais réduit par la réserve qui m’était imposée.

L’obstacle a disparu. Vous le dirai-je ? un seul regard de Raymonde, au cours de cette promenade de l’après-dînée, a suffi à me persuader. De son côté, Raymonde m’aime ; je le sens, je le sais !…

— Voilà bien les amoureux, dit le docteur en interrompant l’enthousiasme de son jeune ami. Un seul regard les persuade : ils le sentent, ils le savent. Mais réfléchissez donc, mon cher Fernand, que Mlle Dubreuil n’a jamais pu jusqu’ici penser à vous autrement que pour vous plaindre, que vous ne pouvez lui avoir inspiré d’autre sentiment sérieux qu’un sentiment de bienveillante compassion. Vous souffriez. Elle est bonne et vous plaignait.

D’ici à l’amour, c’est l’abîme qui va de la coupe aux lèvres.

Cependant je vous accorde que votre guérison, ayant causé à votre amie un sentiment de joie sincère, votre conversation de ce soir lui ait plu, que votre démarche de joli cavalier lui ait agréé, qu’elle ait enfin senti naître en son cœur un secret penchant pour vous. Quel serait alors votre dessein ?

— Écoutez-moi, cher docteur. C’est demain que se donne la soirée des adieux. M. Dubreuil ne veut pas voyager le dimanche, mais il est désireux de rentrer à Paris et a fixé son départ à lundi. Il nous quittera mardi au plus tard. Si d’ici là je n’ai pas eu avec lui une entrevue décisive, voyez quelle difficulté me sera créée de la susciter ensuite. J’ai donc trois jours à peine pour me remuer ; le temps d’écrire à mon tuteur, de l’amener à faire en mon nom une démarche officielle et à demander pour moi la main de Raymonde, M. Dubreuil sera rentré à Paris.

— Que voulez-vous faire alors ?

— Vous supplier, docteur, vous, mon cher, mon seul ami, de vous charger de cette mission délicate. M. Dubreuil a en vous une confiance illimitée : vous lui direz ce que j’ai souffert, quelle résignation j’ai mise à attendre que le terme de ma maladie me permît de réaliser mon espoir, de quelle tendre affection j’aime sa fille. Il vous croira et je serai heureux….

L’excellent médecin l’avait dit lui-même : Fernand lui avait laissé lire dans son cœur comme dans un livre ouvert. Cette proposition, qui aurait pu paraître excessive à tout autre, ne le surprit donc pas outre mesure. Mais il comprit l’épineuse délicatesse de la mission dont son jeune ami voulait le charger. C’était difficile, oui vraiment, de l’accepter. À quel titre se présenterait-il à M. Dubreuil, et lui présenterait-il officiellement la demande en mariage d’un jeune homme qu’il aimait de sincère amitié, certainement, mais dont il connaissait bien peu les affaires cependant pour assumer la responsabilité d’une pareille démarche ?…

Doucement, faisant de son mieux pour ne pas affliger le jeune homme, il expliqua toutes ces choses à Fernand. Mais celui-ci n’entendait pas se laisser décourager au premier mot. Le docteur ne connaissait pas suffisamment ses affaires, sa situation de fortune, l’honorabilité de sa famille et de sa maison ? Qu’à cela ne tienne, on le mettrait au courant. Et Fernand conta tout au long son histoire.

M. Petit, maintenant, n’avait plus guère d’objection sérieuse à faire à la proposition du jeune homme. Il restait bien encore la question de sa compétence à se charger d’une démarche qui aurait semblé devoir être réservée au tuteur de Fernand. La difficulté cependant n’était pas grave, et, comme l’avait dit Darcier lui-même, tout pouvait s’expliquer par la nécessité qu’imposait le prochain départ de la famille Dubreuil.

— Alors, vous acceptez, docteur ? demanda le jeune homme en tendant la main à M. Petit.

— Eh ! bien, oui ! répondit celui-ci. L’affaire est délicate, mais je ferai le possible pour m’en tirer à mon honneur… et à votre succès. Et maintenant, mon petit ami, je vous souhaite une bonne nuit ; bien calme qui vous repose de toutes ces émotions. Je me sens las moi-même et je vais me coucher. La nuit, dit-on, porte conseil…

Il serra la main de Fernand et s’éloigna dans l’obscurité.

Il est convenu de dire que ses amoureux ne dorment point. Fernand donna cette nuit-là un fameux accroc à la réputation de sagesse de cette maxime vulgaire : il dormit à poings fermés, sous l’influence du grand air respiré largement pendant la promenade, de la lassitude produite, en son corps convalescent, par les émotions qui l’avaient assailli et auxquelles il n’était pas habitué.

Lorsqu’il s’éveilla, il consulta sa montre et resta stupéfait.

— Huit heures ! dit-il, et je dormais. Et tandis que je reste là dans mes oreillers, avec l’indolence d’un homme que plus rien ici-bas n’intéresse, M. Petit est peut-être occupé de faire trancher, par le père de Raymonde, la question de mon avenir. Ma vie se joue là bas, et je dors !…

Ce contre-temps imprévu lui donna de l’humeur. Il s’habilla à la hâte et descendit vivement à la salle à manger. On déjeunait encore. M. Dubreuil serait peut-être encore là ?… Non, Raymonde seule, à sa place accoutumée, avec Marcelle qui égrenait dès le matin, les saillies pétillantes de verve enfantine de son esprit alerte et vif. Fernand s’inclina devant ces demoiselles et se mit à table. Où pouvait bien être M. Dubreuil ?… Pas de doute, le docteur l’avait retenu : il s’acquittait en ce moment même de sa mission….

Le jeune homme eut un frisson involontaire et se sentit pâlir. Pour se donner une contenance, il se mit à beurrer une tranche de pain découpée. Que disaient-ils ?… Comment M. Dubreuil accueillait-il les ouvertures du docteur ?…

Il beurrait, beurrait encore, et toujours : sa tartine déjà n’était plus mangeable.

Refusait-il peut-être ?… Oh ! désespoir… Mais non, ce ne pouvait être : quel motif aujourd’hui ?…

— Mademoiselle, dit en ce moment un garçon de bains qui venait d’entrer et s’approchait de Raymonde, voudriez-vous avoir la bonté de me dire où je pourrais rencontrer M. Dubreuil ? M. Petit voudrait l’entretenir et l’attend dans son cabinet…

Fernand sursauta. Eh quoi ! M. Dubreuil n’était pas avec le docteur !… Où était-il donc, en ce cas ? Quel motif avait-il de n’y pas être ? Il refusait peut-être de l’entendre, se doutant de l’objet de sa démarche. Oh !…

— Veuillez dire tous mes regrets à M. le docteur, répondit Raymonde au domestique. Mon père est parti ce matin dès l’aube pour une partie de chasse à laquelle il avait été prié. Il ne rentrera que dans l’après-dînée, assez tard, peut-être…

Et comme le garçon se retirait pour reporter cette réponse, Fernand s’indigna. Comment ! On n’avait plus que deux jours, trois au plus à passer ensemble et M. Dubreuil faussait ainsi compagnie à tous ses amis !… Si c’était pour en rester là, qu’avait-il besoin alors d’organiser hier cette promenade, et de se mettre en si grands frais de politesse ?… On avait besoin de lui pour décider une question importante, dont deux existences dépendaient, et il allait à la chasse !…

— Or ça, Monsieur Darcier, dit tout à coup Marcelle, avez-vous fait le projet de faire tenir sur votre tranche de pain tout le contenu de ce beurrier ?

Fernand sentit aussitôt tout le ridicule de son attitude. Il rougit, s’inclina, sourit, puis rougit de plus belle. Alors, voulant absolument dire quelque chose :

— En effet, mademoiselle Marcelle, répliqua-t-il.

Et comme l’enfant partait d’un joyeux éclat de rire à cet acquiescement singulier, sa confusion fut extrême et il revint à lui.

— Pardonnez-moi, de grâce, dit-il. J’étais distrait. Je ne sais vraiment où j’avais la tête.

— Vous pardonner, dit encore Marcelle. Peut-être !… si vous chantez bien ce soir.

Et comme Raymonde s’était levée en souriant, elle quitta la table à son tour et Fernand resta seul. Chanter !… Ah ! bien, si quelqu’un au monde avait en ce moment l’envie de chanter, ce n’était pas lui, certainement. Qu’allait-il faire maintenant pour combattre le mortel ennui de cette journée d’attente ? Car M. Dubreuil ne rentrerait qu’assez tard, Raymonde l’avait dit. Pourvu seulement qu’il rentrât avant le concert et que le docteur eut le temps de lui demander un entretien !…

Cette longue journée s’écoula cependant. Même M. Dubreuil rentra plus tôt qu’on n’avait cru. Il avait chassé toute la matinée en plaine, en compagnie de M. Meunier, chez lequel il avait été invité par l’aimable entremise de M. Pauley, qui en était aussi. On avait tiré quelques perdreaux, un seul lièvre : il faisait absolument trop sec depuis quelques jours, et le lièvre était sous bois. On était rentré chez M. Meunier pour le déjeuner et on avait décidé d’en rester là, l’aimable hôte ayant consenti à venir avec M. Pauley passer la soirée à Mondorf.

En rentrant à l’hôtel, M. Dubreuil fut arrêté par un domestique qui lui remit une lettre. C’était un mot du docteur Petit, le priant de vouloir venir le prendre à 7 heures à son cabinet : il avait à l’entretenir, disait-il, d’une affaire urgente.

À sept heures, M. Dubreuil entrait chez le médecin.

— Me voici, docteur, tout à votre disposition.

— Vous me comblez, cher monsieur, et je vous suis fort obligé de votre empressement. Comme je l’écrivais, je désire avoir avec vous un court entretien : si vous y consentez, nous irons chercher, dans le parc, un coin bien discret où personne ne viendra nous déranger.

— Certainement, docteur, et avec le plus grand plaisir.

Ils montèrent du côté du bosquet et trouvèrent bientôt, sous l’ombre d’un grand hêtre, un banc qui les invitait à s’asseoir.

M. Petit entra résolument en matière. Il expliqua les circonstances à la suite desquelles il avait accepté la mission dont on l’avait chargé. M. Darcier, étant orphelin et n’entretenant avec son tuteur que de lointaines relations, s’était adressé à son amitié pour lui rendre ce service : il n’avait su lui refuser. La fortune était considérable, la famille d’une honorabilité parfaite, cette demande en mariage était donc absolument seyante…

Dès les premiers mots, M. Dubreuil avait été frappé en plein cœur. Voilà donc réalisée cette menace devant laquelle il avait si souvent tremblé. On voulait lui prendre Raymonde !…

Que deviendrait-il alors, lui, si Marcelle se trouvait ainsi tout à coup privée de celle qui lui remplaçait la mère absente ? La pauvre enfant ne supporterait pas un pareil coup. Alors, pourquoi l’avoir guérie ?…

— Jamais ! docteur, dit-il tout à coup avec un geste brusque. Jamais, entendez-vous…

Puis tout à coup il fut pris de ce même remords affreux dont il avait été naguère assailli. Le rouge lui monta au front et une grande tristesse l’envahit tout entier. Alors, il essaya de se donner le change à lui-même et expliqua au médecin. Comment pouvait-on songer que lui, père soucieux avant toute chose du bonheur de ses enfants, irait donner Raymonde à un jeune homme atteint d’un mal incurable, qui paraissait rétabli maintenant, il est vrai, mais à qui le plus léger contre-temps, un rien suffirait à occasionner une rechute ?

Et malgré les protestations du docteur qui répondait corps pour corps de la santé de M. Darcier, il continua de motiver son refus, s’emportant tout à coup, puis suppliant aussitôt le médecin de le comprendre et de ne pas lui garder rancune. Mais son devoir était là et il n’y faillirait pas…

D’ailleurs, d’où était venu à M. Darcier le droit de croire que Raymonde répondait au sentiment qu’il manifestait à son égard ? Il ne l’avait pas interrogée, peut-être ? Car jamais sa fille ne voudrait de M. Darcier pour son mari, ayant trop de bon sens pour ne pas apprécier les risques que lui ferait courir une pareille existence. C’était parbleu ! fort certain…

Au début de cet entretien, le hasard avait amené Raymonde de ce côté du bosquet où son père venait d’arriver. En reconnaissant la voix du docteur, elle s’était tout à coup profondément émue. Qu’allait-elle faire ?

Le mieux eût été de s’en aller bien vite rejoindre Marcelle, et de revenir plus tard, quand M. Petit aurait quitté son père. Mais non ! ce n’était pas possible. Son nom, prononcé à deux reprises, elle l’avait bien entendu. Il était donc question d’elle : sa destinée peut-être était en jeu. Que disait-on ? Quoi ? Elle voulait savoir, troublée tout à coup dans le plus intime de son être, prise soudain d’une anxiété fort pénible. Elle le voulait à tout prix, au risque de céder à une curiosité rapetissante, de recourir, pour la satisfaire, à un procédé blâmable : écouter une conversation dont les interlocuteurs ne seraient tû, peut-être, s’ils l’avaient su aux écoutes.

Elle resta derrière le massif et, à peu près sûre de ne pas être surprise, elle tendit avidement l’oreille.

Rien ne lui échappa de cette conférence, et quand le dernier mot fut dit, Raymonde se sentit brisée, étourdie, prise de vertige. Elle n’avait plus d’ailleurs aucune honte de son indiscrétion : au contraire, elle s’applaudissait de l’avoir commise. Elle était édifiée, enfin ; elle savait à quoi s’en tenir ; elle serait à même de se résoudre dès que le calme se referait dans son esprit, dès que ses impressions, devenant moins confuses, moins heurtées, elle pourrait sonder sa conscience et se préciser son devoir.

Lentement, elle sortit du massif, puis, arrivée à la route qui contournait le bosquet et descendait au Casino, elle se mit à courir et arriva bientôt à l’hôtel, où elle se réfugia dans sa chambre.

Là, elle se crut en pleine possession d’elle-même, dans la plénitude de sa lucidité, et s’étant débarrassée de son chapeau et de son ombrelle, elle s’assit posément, afin de réfléchir.

Ce n’était qu’un calme apparent. Les nerfs, surexcités jusqu’à la douleur, se détendaient peu à peu. Mais tout restait brouillé dans ses idées. Puis un souvenir prit le dessus ; le souvenir d’une phrase par laquelle son père avait insinué qu’il romprait absolument, dès le jour du mariage, avec le ménage de sa fille. Eh quoi ! c’est à de telles conditions que Raymonde pourrait se marier ? Jamais, pour elle, elle ne les accepterait ! Sacrifier son père ? Se condamner à ne plus le voir, à ne plus lui faire les douces caresses auxquelles elle l’avait habitué ? Non ! Jamais !

La jeune fille eût cru commettre une indignité. Renoncement pour renoncement, sacrifice pour sacrifice, c’était, à elle de les consentir… Au fait ! était-ce réellement un sacrifice ? Elle en voulut douter. Mais on ne se ment pas à soi-même, pas longtemps, du moins. Elle essaya pourtant ; elle se dit :

— Non ! je ne sacrifie rien !

Et puis ses yeux se mouillèrent, et contre son gré, en dépit de sa volonté, il lui fallut reconnaître que le sacrifice était réel ; plus encore, qu’il était grand !

Oui, c’était sacrifier toute une sorte de bonheur, si accessible aux autres ; renoncer à vivre sa vie, à se créer un intéreur, un nid ; le doux ménage à soi, qu’on pare et qu’on aime. Oui, c’était sacrifier toutes les aspirations légitimes de la jeune fille convenablement élevée, sage et modeste ; la joie d’affectionner un mari et d’être affectionnée par lui ; de partager ses ambitions, de l’encourager dans ses efforts, de lui rendre l’existence aimable ; la joie aussi, la suprême joie de couvrir un bébé de caresses, de l’élever, de le voir grandir, de lui faire une conscience, et de l’admirer en le chérissant.

Le mari !… Mot vague, hier encore, qui personnifiait quelqu’un maintenant ; quelqu’un qui sortait de l’ombre, par la démarche qu’à l’heure même on vouait de faire en son nom.

M. Darcier !… Fernand !…

Oui, Fernand eût été le mari qu’elle eût souhaité. Si peu qu’elle le connût, il lui inspirait confiance. Elle eût aimé s’en remettre à lui, à sa loyauté, de sa destinée tout entière, et quelque chose — elle ne savait quoi — au fond de son être, lui disait qu’il ne l’eût pas déçue.

Hélas ! ce n’était pas possible. Ce doux intérêt de l’existence féminine lui était refusé, à elle, par une volonté contre laquelle elle ne voulait pas réagir, ce qu’elle n’aurait pu faire, d’ailleurs, qu’en oubliant volontairement ce qu’elle devait à son père et ce qu’elle se devait à elle-même. Elle était là dans des conditions extraordinaires, par la complicité du hasard qui avait amené Marcelle au foyer de son père. Oh ! la pauvre petite chérie ! Elle en était bien innocente, oh ! oui, et ce ne serait certes pas Raymonde qui jamais pourrait lui en vouloir. Elle l’aimait bien trop, pour cela !… Mais, enfin, c’était dommage.

Dommage, et dur aussi ! Elle pouvait bien le reconnaître, elle pouvait bien pleurer aussi, puisqu’on n’en saurait rien et que cela soulageait son pauvre cœur.

Du moins, le sujet en valait la peine. Et puis, ce n’était pas sur elle seule qu’elle pleurait. Il n’est pas défendu d’être charitable, de s’apitoyer sur la peine d’autrui. Et M. Fernand Darcier en aurait certainement en se voyant refusé, repoussé. La logique la plus élémentaire ne souffrait pas qu’on en doutât. Puisqu’il demandait Raymonde en mariage, c’est apparemment qu’il se sentait de l’inclination pour elle. Nulle préoccupation d’intérêt, bien sûr. Sa fortune était au moins égale, sinon supérieure à celle de la jeune fille : il était fils unique et Raymonde avait une sœur ! L’inclination était donc évidente : mieux encore, profonde !

Donc, ce n’était que trop vrai, il aurait de la peine. Eh bien ! Raymonde ne croyait pas braver les convenances en regrettant de la lui causer. C’était si bien contre son désir, si véritablement contraire à ses intentions ! Et quel malheur de ne pouvoir le lui faire savoir. Que penserait-il d’elle, après ce refus ? Le pis qu’elle y risquât était qu’il se fît une idée très fausse de son caractère et de sa sensibilité : elle serait méconnue de lui ; il la jugerait mal…

Elle en était navrée, car elle faisait le plus grand cas maintenant de l’opinion de M. Darcier ; mais ce qui lui était le plus douloureux, c’est qu’au surplus elle allait mortifier ce pauvre jeune homme qui le méritait si peu, et, de sa part à elle, encore bien moins !

À quelle triste extrémité la réduisait l’observation de son devoir ! Il fallait qu’elle affligeât, qu’elle froissât une personne qui la choisissait entre toutes, et à qui, à tous égards, ne fût-ce que par probité, elle croyait devoir sa considération la plus distinguée. Comment s’étonner, après cela, qu’elle eût du chagrin et qu’elle éprouvât je ne sais quelle naïve et lamentable jouissance à pleurer, comme un enfant qui désespère du lendemain, s’imagine être abandonné du ciel et se croit voué au malheur !…

Pauvre Raymonde ! Elle n’eut même pas cette triste consolation de laisser longtemps couler ses larmes. Elle entendit Marcelle qui venait par le corridor, en chantonnant, la chercher sans doute, car il était temps de s’apprêter et de faire toilette pour aller au concert. Au concert, à la fête, tandis qu’elle eût été si bien là, dans sa chambre, pour interroger son pauvre cœur et le consoler…

Cependant, Marcelle allait ouvrir la porte. Vite, Raymonde défit son corsage et, courant à son lavabo, feignit d’être fort occupée à se laver le visage. Oh ! que cette eau était fraîche et lui faisait de bien, en même temps qu’elle faisait disparaître les traces des larmes de tout à l’heure !

— Entre, Marcelle, je suis ici.

— Où donc étais-tu passée, grande sœur, dit la fillette en refermant la porte. J’étais inquiète déjà, ne te voyant pas venir me prendre pour faire ma belle toilette de ce soir.

— Ne crains rien, chérie, nous serons prêtes avant l’heure. Et comme je vais te faire jolie ! Je vais te mettre ta robe de dentelle blanche, et tes longs gants de soirée, et ta parure de turquoises…

Cette magnifique toilette était presque achevée quand M. Dubreuil, sortant de chez lui, vint frapper à la chambre de Raymonde. Serait-on bientôt prêtes ?… Oui ?… Il fallait se hâter, car il était temps, si l’on voulait être exact…

Et comme, pour descendre, Marcelle était partie en avant, M. Dubreuil retenant sa fille un moment à l’écart :

— Raymonde, mon enfant chérie, dit-il, tu me vois bien malheureux ! Le docteur me quitte à l’instant, s’étant acquitté d’une mission à lui confiée par M. Fernand Darcier, qui te demande en mariage.

Et sans s’étonner du calme imperturbable avec lequel sa fille recevait cette communication :

— Chère enfant, ajouta-t-il, je remets mon sort entre tes mains. Que décides-tu ?…

Raymonde sentit une cruelle angoisse la mordre vivement au cœur. Mais elle se dompta, et sans se départir de sa belle tranquillité :

— Mon père, dit-elle, veuillez remercier ce soir M. Darcier de l’honneur qu’il a bien voulu me faire en me distinguant, et obtenez qu’il me pardonne de ne point pouvoir répondre à ses vœux. Je veux rester heureuse comme je le suis, et n’ai point d’autre désir que de continuer à vivre entre vous et Marcelle…

Une pâleur livide avait envahi la pauvre fille tandis qu’elle parlait ainsi, et il lui fallut toute son énergie pour ne pas faiblir. Mais la demi obscurité qui régnait dans le corridor, et surtout la joie immense dont cette détermination de sa fille comblait M. Dubreuil, l’empêchèrent de s’en apercevoir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans le salon du kursaal, brillamment éclairé de toutes les lumières du grand lustre, les baigneurs et les baigneuses avaient pris place pour assister au concert d’adieu qui était comme la clôture de la saison. On s’était mis d’accord pour admettre que, restant entre soi, comme on dit, et la fête étant essentiellement une fête de famille, on se dispenserait de se conformer à l’ennuyeuse étiquette. Les hommes étaient venus en veston léger, les dames en robe de visite : seuls les jeunes gens et les demoiselles qui faisaient leur partie dans le concert étaient en toilette de cérémonie. Pensez donc ! il fallait monter sur la scène !…

Car il y avait une scène : des tables alignées, cachées sous un large tapis, et auxquelles on accédait par un escalier portatif. Au dessus, des guirlandes de feuillage avec des drapeaux variée, aussi nombreux que l’étaient les nationalités qui comptaient des représentants dans la colonie. Puis enfin, devant et sur la droite, le piano tenu par un jeune amateur plein de talent.

L’orchestre, qui allait faire l’ouverture du concert, était placé dans le salon voisin, d’où le son arrivait très distinct, moins bruyant, par les hautes portes larges ouvertes.

Tout le monde se tut soudain, et l’orchestre entama la Marche nuptiale de Mendelssohn… Fernand Darcier était assis à l’extrémité du premier rang des spectateurs, immobile, le regard perdu, pris de l’angoisse d’une inexprimable inquiétude. Il avait vu M. Dubreuil prendre avec le docteur le chemin du bosquet, puis, plus tard, Raymonde qui rentrait à l’hôtel en courant, puis encore M. Dubreuil qui revenait seul, sortant de l’établissement. Aussitôt, il avait pris sa course pour rejoindre M. Petit. Il l’avait cherché chez lui, au casino, aux bains, l’avait demandé au régisseur, aux garçons de service, aux domestiques. Le docteur était demeuré introuvable.

Enfin, c’était un peu de patience à prendre : il allait arriver au kursaal, invité à la fête. Successivement les baigneuses, les baigneurs étaient entrés, Raymonde, Marcelle, puis M. Dubreuil en compagnie de M. Pauley et d’un inconnu : le concert maintenant commençait et le docteur n’avait point paru. Que fallait-il croire ?…

Une salve d’applaudissements éclata, puis le piano entama le prélude d’un grand air d’opéra. Tout le monde consultait son programme. Mais qu’est-ce que cela pouvait bien faire à Fernand ? Pour lui, c’était un air d’opéra quelconque, chanté par une demoiselle quelconque. L’important eût été de trouver le docteur. Il allait venir, oui certes ; il ne pouvait manquer à cette fête à laquelle il était le premier invité. Mais pourquoi n’y était-il pas encore arrivé ? Que cachait enfin ce mystère ? M. Petit cependant devait savoir avec quelle impatience il était attendu…

Un jeune homme monta sur la scène et débita une chansonnette comique qui fit rire aux larmes. Fernand, lui, ne riait pas. Comment était-il possible de rire, alors que tout le monde eût dû s’inquiéter de l’absence du docteur ? Était-ce ingratitude ou légèreté ? C’était ignorance seulement, peut-être ! Quoi ! quelqu’un dans la salle ignorait que M. Petit manquait à la fête ?…

Les romances succédèrent aux chansonnettes et les barcarolles aux couplets. Fernand n’entendait rien, les yeux fixés maintenant sur la large baie que faisait dans la muraille la haute porte ouverte, et par où allait entrer le docteur. Il n’entendit même pas Raymonde qui obtenait un succès d’artiste véritable dans l’air de la folle Ophélie d’Hamlet, en exprimant avec un rare talent l’amertume dont est pleine cette page de poésie incohérente et pénible. Il n’entendit même pas qu’on l’appelait, lui, tout à coup, son tour étant venu de s’exécuter. Il fallut que quelqu’un lui secouât la manche de l’habit pour qu’il comprît ce qu’on attendait. Un moment, il fut pris de la folle envie de se sauver, au risque d’un esclandre : puis il céda et escalada la scène.

Il avait compris, enfin ! Le docteur ne venait pas, mais c’était pour éviter les explications pénibles que le refus de M. Dubreuil l’obligeait à lui rapporter. Tout s’écroulait, alors, et le bonheur était fini. Autant mourir !…

Dans le cimetière aux murs blancs
Faites, quand je serai sous l’herbe,
Qu’un de vos anges consolants
Me trouve assez mûr pour sa gerbe !…

Et comme il descendait l’estrade des tables, salué par les frénétiques bravos des auditeurs que son chant avait profondément émus, il trouva devant lui M. Dubreuil qui lui dit :

— Pardonnez-moi, Monsieur Darcier, de venir aussi malencontreusement troubler votre triomphe. Mais il serait malséant de retarder davantage la réponse qu’il me faut faire à vos propositions, que m’a ce soir transmises M. Petit. Ma fille Raymonde m’a chargé de vous remercier de l’honneur que vous avez bien voulu lui faire en la distinguant…

— Et de me dire qu’à son grand regret elle ne pouvait y répondre comme je paraissais le souhaiter, continua Fernand, devenu livide. Mon Dieu ! suis-je donc maudit ?…

Et laissant M. Dubreuil stupéfait, il quitta le salon et disparut en courant.


XVI


Cependant la soirée s’était gaiement terminée. Le régisseur avait sué sang et eau pour mettre sur pied les différentes pièces d’un feu d’artifice dont on disait merveille. Il y avait surtout le grand décor de la fin, le bouquet, offert par les jeunes gens de la colonie, et qui devait allumer, sur la colline voisine de l’établissement, un portail Renaissance, dans le fond duquel se dessinerait en lettres de feu cette inscription :

À MONDORF

LES BAIGNEURS RECONNAISSANTS

DISENT

AU REVOIR !

C’était une surprise, une politesse. Le départ de la première fusée étant annoncé pour dix heures et demie précises, tout le monde était maintenant descendu sur la terrasse, des groupes courant dans les allées. Mlles  Dubreuil, réfugiées avec quelques amies sous la vérandah du grand pavillon, écoutaient une Parisienne leur raconter le spectacle féerique du Trocadéro illuminé le 14 juillet.

Leur père était demeuré là haut, le concert terminé, en compagnie de ses amis. M. Meunier, qui regrettait vivement d’avoir été présenté si tard à M. Dubreuil, essayait de le retenir quelques jours encore, insistant, promettant d’organiser des parties superbes. Mais M. Dubreuil résistait. Cela n’était plus possible maintenant. Il avait exagéré le temps nécessaire à la convalescence de Marcelle, retenu par l’attrait puissant des amitiés qu’il avait conquises à Mondorf. Il était d’ailleurs attendu à Paris. Son groupe parlementaire s’était réuni déjà pour faire l’étude préliminaire de la ligne de conduite à arrêter. Il fallait bien qu’il rentrât…

Puis à la fin, vaincu par les prières réitérées de ces messieurs, il avait consenti à prendre une semaine encore. Mais ce serait la dernière, cette fois ; il en prenait l’engagement, la toute dernière. Alors on parla d’organiser une bonne partie. Pas le lundi, non ; M. Pauley devait s’absenter ce jour-là. Pas le mardi non plus, M. Meunier devant, plaider en cour d’assises dans l’affaire de la Zanetta. Mais le mercredi…

— La Zanetta ? dit M. Dubreuil, qu’est-ce que cela ?

— Le nom d’une bohémienne, inculpée d’assassinat sur la personne d’une petite fille à qui elle voulait voler ses pendants d’oreille. Le fait s’est passé tout près de chez moi : j’avais même assisté à l’arrestation de la criminelle, si bien que je me suis du coup trouvé intéressé. Je me suis offert à présenter la défense de la bohémienne.

— Je ne manquerai pas cette occasion de vous entendre, dit M. Dubreuil.

En ce moment une grande clarté inonda le coin du salon où ces messieurs causaient. C’était la première fusée du feu d’artifice, qui éclatait dans le ciel noir, retombant en un superbe panache d’étoiles dont, en bas, les oh ! et les ah ! d’admiration saluaient l’évanouissement.

On descendit pour faire honneur à la fête. Et comme on arrivait au bas de l’escalier, le régisseur parut tout à coup, demandant M. Dubreuil. Un étranger, arrivé à Mondorf le soir même, s’était informé à l’hôtel : on l’avait envoyé à l’établissement où devait se trouver, disait-on, la personne qu’il cherchait…

— Un étranger ! Et à pareille heure !… Qui cela peut-il être ?…

On courut au cabinet du régisseur. Quelle surprise ! C’était l’ami Florian, qu’un beau caprice avait pris tout à coup de tenir la promesse faite au printemps et qui arrivait de Paris, tout d’une traite, sans même se faire annoncer par un télégramme.

— Et je m’en félicite vivement, cher ami, disait-il, maintenant surtout. Si j’avais commis la maladresse de t’avertir, j’aurais peut-être en ce moment la fatuité de croire que ce feu d’artifice envoie ses pétarades en mon honneur !

Mais on appela Raymonde et Marcelle que surprit, agréablement la visite du bon ami. Marcelle surtout, car M. Dubreuil avait avoué déjà sa faiblesse de tantôt, disant qu’il était maintenant impossible de partir. Florian était là : on ne pouvait pas, franchement, l’obliger à repartir sans reprendre haleine, c’était donc le sacrifice à lui faire d’une semaine au moins.

— Le sacrifice ne sera pas bien pénible, dit Florian. Rien ne te presse de rentrer encore, mon cher ami. Paris est absolument vide, le boulevard donne une idée assez exacte du Sahara, on n’y rencontre personne… Mais voyons, dis-moi, es-tu satisfait de ton séjour ici ? Et d’abord, comment va la chère petite ?

— Guérie, mon ami, radicalement guérie. Mais ce n’est ni le temps ni le lieu de te raconter tout cela. Tu dois avoir besoin de repos. Demain, nous aurons toute la journée à nous pour nous faire nos confidences.

Un dernier hourrah avait retenti pour saluer le bouquet qui s’allumait là-haut, et les baigneurs s’étaient hâtés de rentrer à l’hôtel.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oh ! l’horrible nuit qu’avait passée Fernand ! Le soir, au kursaal, en entendant M. Dubreuil prononcer son arrêt, il avait cru s’évanouir d’abord, dans l’effondrement subit et inattendu de ses chères espérances. Puis, tout à coup, une fièvre ardente lui était montée au cerveau et il s’était enfui en courant, traversant le parc au hasard, s’arrêtant un moment devant la grande pièce d’eau qu’il regardait d’un œil étrange, reprenant bientôt sa course insensée. Soudain, il s’était retrouvé dans le petit coin discret et mystérieux où il s’était si longtemps assis. Il se laissa tomber comme une masse inerte sur le banc de bois, et se mit à regarder autour de lui, comme hébété. Au dessus de sa tête, la voie lactée, étincelante sur le bleu magique du ciel, tamisait une clarté douce. Autour de lui, le vert érable, les acacias familiers dont la brise agitait les feuilles, semblaient secoués d’un frisson de pitié et compatir au chagrin de leur ami. Plus loin, à ses pieds, le ruisselet chantait encore son murmure, triste maintenant dans sa monotonie désolée.

Fernand se leva pour repartir, mais, épuisé par cet effort, il se laissa brusquement retomber, sans savoir ce qu’il faisait. Son chapeau de soirée, posé trop au bord du large banc, roula à terre, pendant qu’il se pressait la tête à deux mains. Un moment encore, il regarda dans le vide, puis un spasme nerveux lui secoua les épaules, et il pleura comme un enfant.

Qu’il est bon de pleurer quand on souffre !… Maintenant la notion nette des choses lui revenait à l’esprit. De quel fol espoir s’était-il donc bercé et quelle avait été son audace ! Eh quoi ! pour un regard par Raymonde lui adressé en remerciement de la docilité avec laquelle il avait consenti à chanter, l’autre jour, il s’était imaginé qu’elle l’aimait !… Il fallait donc qu’il fût fou… Car, autrement, comment expliquer la démarche qu’il avait fait faire auprès de M. Dubreuil par le docteur ? Et que le docteur avait raison de le traiter d’amoureux prompt à voir tout en rose, quand il lui avait assuré que la jeune fille le payait de retour ! Il le voyait bien maintenant : elle ne l’aimait pas, car c’était en son nom que son père parlait tantôt pour dire que ce mariage était impossible. M. Dubreuil ne lui avait pas dit : « Je vous remercie de l’honneur que vous me faites en me demandant ma fille ». Non, il avait dit textuellement : « Raymonde me prie de vous remercier de l’honneur que vous lui faites… » Quel coup cruel, cette déclaration d’indifférence polie d’un cœur qu’on se croyait acquis !…

Le jour naissait quand Fernand rentra dans sa chambre. Mais sa surexcitation était encore trop grande pour qu’il pût espérer dormir : il souffrait d’un étrange malaise, ressentant tout à coup l’impression d’un grand vide qui s’était fait en lui, puis se torturant l’esprit pour trouver un moyen de faire revenir Raymonde sur sa détermination, ne trouvant toujours rien.

Il fut pris alors d’un grand désespoir et de nouveau pleura. Et avec les pleurs qui coulaient le long de son visage, la réaction se fit enfin. Il s’agenouilla et pria…

Quand il se releva, il avait retrouvé un peu de calme et se mit à envisager courageusement sa situation. Quel était son devoir ? Évidemment, il lui était impossible de demeurer plus longtemps à Mondorf : c’eût été paraître s’obstiner à poursuivre Mlle Dubreuil. Il fallait donc, partir. Dès le matin, il irait trouver le docteur, lui demanderait conseil sur le choix à faire d’une ville d’eaux où il irait achever sa convalescence, et partirait le soir même…

Mais non !… à quoi donc pensait-il ? Ne se rappelait-il plus que M. Dubreuil devait partir avec ses filles le lendemain, le surlendemain au plus tard, pour rentrer à Paris. C’était donc un jour, deux au plus à patienter. Il lui suffirait d’ici là de ne plus paraître aux endroits où il était accoutumé de rencontrer Raymonde. Même, qui l’empêcherait de prendre ces deux jours pour aller visiter Luxembourg, qu’il ne connaissait pas ? Il y trouverait bien un hôtel confortable, et le temps s’écoulerait vivement. Oui, c’était là sans contredit le parti le plus sage…

Il était grand jour quand Fernand s’y fut définitivement arrêté : déjà le mouvement s’éveillait dans l’hôtel. Les baigneurs les plus matineux sortaient, se dirigeant vers la source : le jeune homme eut l’idée qu’une grande verrée d’eau le remettrait, et il descendit.

Comme il s’en revenait, l’estomac maintenant talonné par le besoin de nourriture, il aperçut de loin Raymonde venant par l’allée au bras d’un étranger. C’était donc là le mystère ! Il était aisé maintenant de s’expliquer le refus par lequel la jeune fille avait répondu à ses avances. Elle s’était engagée par ailleurs et son cœur était pris : comment n’avait-il pas pensé à la possibilité d’une situation si naturelle ? Certes, Mlle Dubreuil était assez riche et assez belle pour être recherchée : son tort à lui avait été de se présenter trop tard…

Il essayait ainsi de se faire illusion à lui-même. Mais il n’y parvenait guère. En voyant Raymonde, il avait été mordu au cœur par une ardente jalousie. Et maintenant, la curiosité lui venait de savoir quel homme on lui préférait. Vite, il traversa la pelouse et se cacha derrière la muraille de verdure que la haie étend entre le potager et le parc. Il fut bientôt édifié. L’homme qui passait au bras de Raymonde était d’âge mur, la barbe poivre et sel décelant le nombre des années.

— Vrai, ma chère Raymonde, disait-il, je ne saurais te dire la joie que je ressens à me retrouver auprès de toi. Vous me manquiez et j’errais à Paris comme une âme en peine…

Fernand était abasourdi, littéralement. Comment ! Mlle Dubreuil permettait à cet homme de la tutoyer ?… Maintenant, c’était bien fini, et son sort était irrémédiablement fixé. Il ne lui restait plus qu’à se mettre courageusement en devoir de déchiqueter son cœur et d’en extirper ce fatal amour, condamné sans appel…

Tandis que le malheureux jeune homme rentrait dans sa chambre pour pleurer sur son rêve envolé, M. Dubreuil rejoignait à la source l’ami Florian, qu’il venait prendre pour le déjeûner. Et tout en mangeant, on organisa l’emploi de la journée. Le programme n’était pas compliqué. D’abord, on irait à la messe, car c’était dimanche…

Florian voulut se récrier, mais Raymonde, posant la main sur la sienne, se contenta de répéter ce que venait de dire son père : On ira à la messe…

Florian s’inclina, en homme bien élevé, habitué d’ailleurs à faire toutes les volontés de sa jeune amie.

— Après la messe, dit M. Dubreuil, nous irons saluer M. l’abbé Fleury, un excellent prêtre, mon cher ami, dont tu seras heureux, je gage, de faire la connaissance…

Florian s’inclina derechef en souriant.

— Puis, le dîner, continua M. Dubreuil. Car ici, mon ami, tu dois oublier les coutumes de Paris : on dîne à midi, on soupe le soir.

— Ah ! ça, dit Florian, je te prie de mettre bientôt quelque chose de plus attrayant au programme, car jusqu’ici je n’aperçois rien encore qui ne soit fait pour contrarier mes habitudes.

— Patience, s’il te plaît. Après dîner, nous prendrons une voiture, et nous irons…

— Pas revoir le camp romain, petit père, je t’en prie ? dit Marcelle.

— Soit, ma chérie. Nous irons à Remich, une charmante petite ville assise sur la Moselle dans un cadre de vignes verdoyantes. Et de là… Enfin nous verrons à nous inspirer des circonstances.

Ce programme fut exécuté de point en point et Florian revint le soir absolument enchanté de sa journée. Le matin, à l’église, il avait eu le spectacle de cette foi vive dont il avait si souvent prétendu qu’elle n’existait plus sur la terre qu’à l’état de souvenir. L’amabilité si sincère et si bon enfant de M. le curé Fleury avait battu en brèche le préjugé secret qu’il nourrissait contre les calotins en général. Le pays était magnifique, la petite ville de Remich charmante, les chevaux et la voiture excellents…

— Et l’appétit d’un affamé quand on rentre, disait-il en se mettant à table, c’est simplement délicieux ! Quand je songe que j’ai traîné huit jours à Paris, m’ennuyant mortellement, sans savoir me décider à venir vous rejoindre ! Je ne me le pardonnerai jamais….

La journée du lendemain s’écoula aussi gaiement. M. Dubreuil était reconnaissant à Fernand de la réserve qu’il s’était imposée. Puis tout à coup il fut pris d’un doute cruel. Le jeune homme n’avait point paru à table depuis deux jours, et on ne l’avait rencontré ni au casino, ni au parc. Peut-être avait-il voulu, par discrétion, éviter ce que pourrait avoir de pénible pour Raymonde et pour lui une nouvelle entrevue.

Puis tout à coup la pensée lui vint que M. Darcier, sous le coup du refus opposé à sa demande, était retombé malade… Il voulut en avoir tout de suite le cœur net et courut trouver M. Petit. En entrant dans le cabinet du médecin, il vit Fernand, seul, devant un livre qu’il feuilletait.

Il le salua courtoisement et s’informa du docteur. Le jeune homme répondit que M. Petit était en ce moment à l’établissement d’hydrothérapie, occupé d’y donner ses soins aux derniers malades, deux ou trois qui restaient encore. Puis, comme M. Dubreuil remerciait et se préparait à prendre congé :

— Monsieur, dit Fernand, acceptez, je vous prie, toutes mes excuses, pour la façon peu convenable dont je vous ai quitté l’autre soir. La surexcitation nerveuse à laquelle j’étais en proie a pu seule me faire m’oublier à ce point. Veuillez aussi, je vous prie, dire à Mlle Dubreuil combien je regrette de n’avoir pas été agréé par elle, et l’assurer que je serai comblé si, à défaut de mon amour qu’elle ne peut accepter, elle daigne agréer l’assurance de mon amitié très dévouée…

Quand M. Dubreuil fut dehors, il sentit un immense soulagement. Allons ! tout cela s’arrangeait à merveille, et vraiment ce jeune homme excellait à prendre bien les choses. Quel désespoir, s’il s’était avisé de les prendre au tragique et de retomber malade ! M. Dubreuil ne se le fût jamais pardonné. Mais tout, au contraire, il s’était accommodé parfaitement de la réponse déplaisante faite à ses propositions, et parlait de ses chagrins intimes en homme absolument désintéressé. Cela pouvait paraître singulier, sans doute, mais cependant, qui songeait à s’en plaindre ? Au contraire, il fallait s’en féliciter.

Si M. Dubreuil toutefois, avait jamais fait une grossière erreur, c’était bien en ce moment où il se frottait les mains tandis qu’il reprenait le chemin de l’hôtel. Fernand, il est vrai, n’était point malade. Mais son cœur était profondément ulcéré, et la plaie qui s’y était ouverte serait longue à se guérir. Néanmoins il était doué d’une énergie de caractère indomptable. Il s’était juré de ne rien laisser paraître de son désespoir, et il était de trempe à se tenir parole. C’est ainsi que M. Dubreuil venait de prendre le change sur l’état de son âme.

Quand Fernand se retrouva seul, l’empire qu’il avait pris sur lui-même l’abandonna, et il retomba dans sa morne tristesse. Et une fois encore défila dans son esprit tout le roman de son amour malheureux. Quels doux espoirs, d’abord, quel rêve charmant, et puis quelle désillusion ! Mais cette grande tristesse était encore dominée par la douleur que lui avait causée cette révélation inattendue : Raymonde appartenant à un autre, qu’elle aimait, dont elle était aimée, peut-être. Et de nouveau l’âpre aiguillon de la jalousie le mordait au cœur. Il avait beau faire, se tendre, se raidir contre ce sentiment lâche et mauvais : il ne pouvait s’en défaire, s’estimant heureux déjà de pouvoir se commander de n’en rien laisser paraître.

Dans la matinée du lendemain, comme il traversait un salon de l’hôtel, il entendit prononcer le nom de Mlle Dubreuil. Feignant de vouloir prendre l’heure à la pendule pour régler sa montre, il se rapprocha de la cheminée devant laquelle était assise la dame qui parlait de Raymonde. Il lui entendit ainsi dire que la famille Dubreuil était partie le matin, à la première heure, pour assister aux débats d’une affaire de cour d’assises. Le Parisien nouvellement arrivé les accompagnait…

— Mais dites-moi, ajouta la dame à la cantonade, qu’est donc cet étranger que M. Dubreuil n’a jugé à propos de présenter à personne ici ? Est-ce un ami… ou un parent ?….

— Je ne sais, répondit quelqu’un. On prétendait hier soir que c’était le fiancé de Raymonde,…

Fernand sentit encore une fois se rouvrir la plaie vive de son cœur. Il ne s’était pas trompé. Il n’avait point été seul à deviner le mystère que cachait mal l’arrivée inopinée de ce Parisien. C’était le fiancé de Raymonde ; on le disait couramment, on en parlait en toute liberté, le doute n’était pas possible. Alors Fernand se sentit pris de la folle envie d’aller à Luxembourg, et de se donner encore à lui-même le douloureux spectacle de voir celle qu’il aimait, appuyée au bras d’un autre. Qu’y gagnerait-il ? Rien, sans doute ; peut-être aussi cela l’aiderait-il à se guérir !…

Il dîna peu et partit au tramway de midi. Il ne connaissait âme qui vive à Luxembourg ; mais enfin, quoique capitale, la ville n’était pas assez grande pour qu’il fût possible à des étrangers de ne pas s’y rencontrer. Il flânerait par les rues et laisserait le hasard tout conduire.

En quittant la gare, il fut d’abord distrait de ses tristes pensées. C’était la première fois qu’il voyait la ville, où il ne s’était pas arrêté lors de son arrivée : et le spectacle grandiose qui se déroulait sous ses yeux le tenait sous le charme. Il était arrivé sur le grand viaduc, dont les arches incroyablement hardies paraissent l’œuvre de quelques titans, et qui est comme un trait d’union gigantesque, reliant le faubourg et la ville.

À droite, une sorte de lande monstrueuse où croissent des bruyères sauvages et des essences résineuses dans un terrain d’aspect abrupte, produit un curieux effet au milieu des coquetteries qui l’entourent. Le versant qui la termine du côté de la Pétrusse est planté d’un joli square que traverse, dans une tranchée profonde, la ligne du chemin de fer venant d’Allemagne.

À gauche se profile une galerie ajourée, une balustrade à fuseaux qui se déroule dans un lointain vaporeux. Les lignes ne sont pas rigides, elles procèdent par angles saillants et rentrants, suivant les sinuosités qu’elles encadrent, avec une avancée formant plate-forme et observatoire. L’aspect général rappelait à Fernand la célèbre terrasse de Saint-Germain, près Paris.

— C’est la même amplitude d’horizon, pensait-il, la même poésie de l’au-delà ; mais la terrasse de Saint-Germain ne plane pas, comme ici, sur un contrebas vertigineux, elle ne surplombe pas cette profondeur inouïe où se développent, comme dans un mirage de féerie, les méandres onduleux des anciens fossés de Luxembourg.

C’était là en effet, à coup sûr, une des plus belles parties de la ville régénérée. C’est ainsi qu’au sortir du wagon, elle s’annonce au voyageur, brillante, parée, sous les armes, comme une grande dame qui veut plaire, et qui montre d’abord ses plus frais et ses plus riches atours.

Cependant Fernand avait continué sa flânerie et se trouvait maintenant devant la grille de l’église Notre-Dame. Et comme il songeait à y pénétrer, il en vit tout à coup sortir M. Dubreuil avec ses filles, suivi du Parisien inconnu. Il aurait voulu en ce moment être bien loin. Car s’il avait désiré voir Raymonde au bras de cet homme, il lui répugnait étrangement de se trouver en tiers dans leur compagnie. En l’apercevant, Raymonde avait pâli : le dépit sans doute d’être dérangée dans sa promenade par l’arrivée, toujours contrariante, d’un amoureux repoussé. Cependant il salua le plus courtoisement du monde et mit en souriant sa main dans celle que lui tendait M. Dubreuil.

— Par quel hasard heureux, dit celui-ci, nous rencontrons-nous à Luxembourg ?

— Mais, dit Fernand, un caprice, auquel j’ai obéi, de visiter la ville, que je ne connaissais point encore. Vous-mêmes semblez la visiter aussi : je ne me permettrai pas de vous retenir davantage.

Mais comme il s’apprêtait à saluer de nouveau, M. Dubreuil le retint.

— Vous déplairait-il, M. Darcier, de rester en notre compagnie ? Je connais suffisamment Luxembourg pour vous servir de cicerone, et je serais désolé de vous voir refuser mes offres de service. Du reste, les curiosités de la ville ne sont point nombreuses, et en une heure nous aurons tout vu.

Alors, tirant son chronomètre de son gousset :

— Il est deux heures, dit-il, et ce n’est qu’à trois heures la reprise de l’audience. Nous avons donc suffisamment de temps pour achever notre promenade.


XVII


Ainsi que venait de le dire M. Dubreuil, l’audience de la Cour d’assises avait été suspendue et ne devait être reprise qu’à trois heures. Le matin, dès l’ouverture des portes, une foule inaccoutumée avait envahi le prétoire : on n’était point habitué, dans ce pays de mœurs tranquilles, à voir comparaître devant les tribunaux, des criminels inculpés d’aussi atroces forfaits que celui dont la Zanetta avait à répondre aujourd’hui.

La trame cependant n’en était pas fort compliquée. Cette affreuse mégère faisait partie d’une bande de tziganes, d’un camp volant, comme on les nomme, qui lui obéissait et qui l’avait reconnue pour chef. La chose, dit-on, est commune et conforme aux mœurs de ces sortes de gens. Le camp s’était établi à proximité d’un village de la frontière, dans le pays vignoble : les gens qui le composaient, hommes et femmes, semblaient se livrer à la profession de vanniers ambulants, et chaque matin se répandaient par les localités environnantes, offrant en vente aux paysans des paniers et des corbeilles. On soupçonnait bien que ce commerce n’était qu’un prétexte cachant quelque industrie moins innocente, et la gendarmerie, prévenue de l’établissement du camp dans le pays, exerçait, autour de ses agissements, une surveillance sévère. Cependant, aucune plainte ne s’était, encore produite, et la population, méfiante d’abord, finit par accepter le voisinage des bohémiens. Même les fillettes et les garçonnets du village s’aventuraient du côté des voitures qui leur servaient d’habitation, intéressés au spectacle de cette communauté hétéroclite, faisant ménage en plein air, parlant une langue étrange, dont on ne comprenait pas un mot.

La Zanetta surtout attirait leur attention. Toujours assise à l’écart, et couvrant de son grand œil noir les membres de cette grande famille de hasard, elle paraissait recevoir d’eux, comme une chose due, des égards très marqués. Les gamins du village, quand ils voulaient se la désigner entre eux, l’appellaient d’un commun accord : la Reine.

C’était d’ordinaire à l’heure de midi, entre le dîner et le retour à l’école, qu’ils allaient la voir, assise sur un panier renversé qui lui servait de trône, diriger les mouvements de sa troupe, donnant çà et là un ordre bref, appelant d’un geste, pour lui parler, quelque bohémien qui s’empressait d’accourir. Ils assistaient au repas de la tribu, regardant curieusement hommes et femmes s’étendre tout de leur long sur le gazon et commencer la méridienne. Seule « la Reine » ne se couchait pas, restait immobile sur son panier et veillait.

Or, un jour, deux fillettes seules vinrent se placer au poste d’examen accoutumé…

Quand toute la bande parut endormie, comme elles allaient retourner au village, elles virent — chose inouïe jusqu’alors — la Reine quitter son panier, se lever et venir vers elles. D’abord elles pensèrent fuir de toute la vitesse de leurs jambes. Puis, comme la vilaine femme était déjà tout près d’elles, elles eurent grand’peur et ne bougèrent point. La Zanetta s’approcha en leur souriant, et, avisant l’une d’elles, se mit à la caresser avec de souples mouvements de couleuvre.

Tout à coup, la petite fille ressentit une piqûre douloureuse à l’oreille, le crochet de son pendant d’oreille que la femme cherchait à lui enlever et qui, sous l’effort, s’enfoncait dans la chair. Elle poussa un cri. Sa compagne, retrouvant un peu d’énergie, prit sa course et disparut bientôt au détour du chemin. Alors la Zanetta avait voulu en finir et arracher brusquement le bijou, qui s’obstinait : mais l’enfant était courageuse et se défendit. Dans la chair de cette figure de voleuse, qui se penchait sur son visage, elle enfonça ses ongles crispés, labourant la peau, déjà sanglante. Cette résistance fit naître chez la bohémienne une effroyable colère. Sous sa robe, elle saisit un long couteau affilé et frappa…

Puis, effrayée, elle poussa un cri aigu, fit à ses gens réveillés quelques signes et disparut dans le bois. Une heure plus tard, la gendarmerie, informée par les parents de la fillette qui s’était enfuie au galop, se présentait devant le camp volant, le revolver au poing. Dans la soirée, on arrêta la Zanetta, qui errait au hasard dans la campagne…

Tel était l’exposé des faits relatés dans l’acte d’accusation. À l’audience du matin, après cette lecture, le président de la Cour avait procédé à l’interrogatoire de la femme criminelle. Celle-ci avait demandé qu’on l’interrogeât en français : elle parlait elle-même cette langue avec la plus grande facilité et assez correctement. Dans ses réponses, elle fit preuve d’un cynisme révoltant, son regard troublant dirigé sur l’assistance, ne montrant aucun repentir, ne manifestant même aucun regret, tout dans son attitude semblant s’accorder à jeter un défi au tribunal et à la loi.

Puis, l’interrogatoire terminé, on avait entendu le témoignage émouvant de la petite fille qui accompagnait, le jour du crime, l’enfant lâchement assassinée, puis celui des gendarmes qui avaient arrêté la criminelle, puis encore celui des médecins qui avaient fait l’autopsie.

Midi ayant sonné à cet instant, l’audience avait été suspendue jusqu’à trois heures…

M. Dubreuil avait successivement fait visiter à ses amis la statue équestre du roi grand-duc Guillaume Ier, le musée et les collections de l’État, les points de vue splendides d’où l’on découvre le panorama pittoresque et grandiose de la vallée de l’Alzette, puis le parc, dont bien des capitales envieraient à Luxembourg la belle situation, l’étendue et l’agrément.

Les promeneurs étaient ensuite revenus vers le quartier de la ville où s’élève le Palais de Justice. Près du palais, ils retrouvèrent le jeune avocat à qui M. Meunier avait remis le soin de les caser en bonne place pendant l’audience.

— Ne m’en voudrez-vous pas, Monsieur l’avocat, dit M. Dubreuil, de vous mettre dans la nécessité de nous découvrir une nouvelle place pour M. Darcier, que j’ai l’honneur de vous présenter, et qu’un heureux hasard nous a fait rencontrer au cours de notre promenade ?…

— Pas du tout, du tout, répondit le jeune homme.

La salle est spacieuse, comme vous avez vu ce matin.

Et pointant l’index dans la direction du monument :

— Ah ! dit-il, c’est bien heureux qu’on ait mené rapidement les travaux de restauration et d’agrandissement du palais. Car ce n’est que de l’été dernier que date cette entreprise. Naguère nous avions à cette place un bâtiment affreux, dans lequel tout le monde était à l’étroit, où le parquet pouvait à peine loger ses grimoires, où le public ne pouvait circuler sinon dans l’escalier accédant aux salles de l’étage, où l’appareil de la justice enfin ne pouvait apparaître qu’au grand dam de son prestige.

Cela durait depuis pas mal d’années, quand on s’avisa tout à coup qu’il fallait absolument changer cette situation. Notre directeur général, M. Pauley, s’empara de l’idée, la présenta, la fit accepter, selon son habitude, et obtint de la Chambre des députés les crédits nécessaires. Trois mois plus tard, la pioche des démolisseurs entamait l’horrible façade… et vous voyez par quel joli monument elle est aujourd’hui remplacée. Tous les services sont à l’aise, le parquet est installé dans de vastes bureaux, le public peut se promener et faire ses affaires dans la salle des pas perdus, la justice enfin est à même de rendre ses arrêts dans l’appareil imposant qui lui est nécessaire….

Et fière de sa période et de l’habile manière dont il avait fait ressortir le contraste du nouveau bâtiment et de l’ancien, le jeune avocat se rengorgea. Puis, tout à coup, il fit remarquer que l’on annonçait la réouverture des portes et prit l’avance pour conduire ces messieurs et ces demoiselles.

Une vaste salle carrée, aux murs blancs, percée de quatre larges fenêtres devant lesquelles les stores avaient été abaissés, comme pour empêcher le joyeux soleil d’y jeter un rayon de gaieté. Le long du mur de fond, l’estrade avec les sièges réservés à la Cour, à l’avocat général, au greffier. Au-dessus, se détachant brusquement sur la chaux blanche de la muraille, la croix noire d’un grand Christ aux bras étendus.

En leur qualité de docteurs en droit, M. Dubreuil et l’ami Florian avaient été accueillis avec empressement dans l’enceinte réservée aux membres du barreau : par discrétion cependant, ils étaient demeurés au dernier banc, les toilettes sombres des deux jeunes filles passant presque inaperçues.

La mise en scène du dernier acte du drame qui se jouait dans cette salle ne prit pas beaucoup de temps. L’institution du jury ne fonctionnant pas dans le Grand-Duché, il suffisait à la Cour de venir occuper les sièges encore vides et de faire entrer la criminelle.

Au banc de la défense, Me Meunier était assis devant un dossier très peu volumineux. L’affaire était d’une grande simplicité, et ce n’était point des éléments d’un dossier qu’il était possible d’extraire un plaidoyer capable d’influencer les juges, en faveur de la Zanetta. Il y fallait seulement une parole éloquente, capable d’émouvoir assez pour obtenir que la rigueur de l’arrêt fût mitigée.

Certes, personne mieux que Me Meunier ne possédait ce talent ; mais enfin, il était bien permis de douter qu’il eût victoire gagnée cette fois. L’évidence des faits était là. La femme criminelle avait avoué. Bien plus, son attitude depuis l’ouverture des débats avait été d’une insolence inouïe. Autant d’obstacles à la naissance du sentiment d’indulgence sur lequel comptait le défenseur…

— Messieurs de la Cour ! glapit tout à coup un huissier.

Les juges défilèrent dans leur sombre costume noir aux manches relevées d’hermine, le bonnet en tête ceint d’un large galon d’or. Quand ils eurent pris place devant la table au grand tapis vert, le président fit introduire l’accusée.

C’était une femme de haute stature, vêtue d’un costume étrange taillé dans des morceaux d’étoffes disparates. Laide, le front pourtant encadré des deux épais bandeaux d’une chevelure absolument noire, l’œil grand et noir aussi, profondément enchâssé dans l’arcade sourcillière, elle causait dès l’abord une impression d’effroi. Elle eût paru jeune encore, dans le cachet d’énergique méchanceté dont toute sa personne était empreinte, si de profondes rides, creusées dans la chair de ses joues, n’avaient accusé le nombre de ses années. Elle avait dépassé la quarantaine.

Quand elle fut entrée dans le banc d’infamie et que les quatre gendarmes, qui l’escortaient la baïonnette au clair, se furent installés, la Zanetta couvrit l’assemblée d’un regard circulaire d’où semblait jaillir une étincelle de haine.

Lorsque Fernand Darcier la vit, la face tournée dans la direction de la place qu’il occupait aux côtés de M. Dubreuil, un trouble étrange et pénible s’empara de lui soudainement. Il avait vu cette femme déjà, mais il ne savait où, avant de la voir ici. Et ce n’était point le souvenir vague et confus d’une physionomie rencontrée au hasard d’une course ou d’une promenade : non ; c’était la vision nette d’un visage connu, des traits d’une personne avec laquelle on a entretenu longtemps des rapports familiers.

— Où diable ai-je vu cette mégère ? se demandait Fernand…

Mais le président de la Cour venait de donner la parole à la défense, et Me Meunier commençait sa plaidoierie. Il serait bref. Il n’entreprendrait pas la tâche vaine d’excuser le crime abominable dont avait à répondre la Zanetta. Il n’essaierait même pas d’écarter le fait de la préméditation, qu’elle avait avouée d’ailleurs. Mais il dirait à la Cour quelle malheureuse était cette femme sur le sort de qui on allait statuer.

— Une bohémienne !… Née de parents vagabonds, jetés eux-mêmes par une loi terrible d’hérédité hors les règles de la vie sociale, vivant en parias du produit des rapines et des vols qui seuls pouvaient subvenir aux besoins de leur horrible existence…

La Zanetta paraissait indifférente au dévoûment dont l’habile avocat faisait preuve en acceptant la tâche difficile de la défendre. Même, elle semblait désirer que tout le monde vît cette indifférence, car détournant les yeux du banc où se tenait son défenseur, elle se mit à faire attentivement l’inspection de la salle, un éclair fugitif de satisfaction brillant dans son œil noir quand elle avait réussi à faire baisser les yeux curieux qui la dévisageaient.

Un moment encore, et Fernand allait la revoir de face, toujours impatient, d’ailleurs, de ne savoir démêler les souvenirs qu’avait ressuscités en son esprit la physionomie de la criminelle.

— Je l’ai connue, se disait-il, je la connais… Où donc l’ai-je vue ?…

Maintenant, il la voyait bien en face. La Zanetta aussi le vit, et aussitôt se reprit à vouloir faire baisser les yeux du jeune homme, qui fouillaient son visage. Elle le regarda fixement, donnant à son regard le reflet aigu d’une sombre et cruelle énergie…

Mais bientôt, la fixité de son œil se transforma en un épouvantement manifeste de toute la physionomie…

Puis, tout à coup, elle se mit debout. Ses bras s’élevèrent, sa bouche s’ouvrit toute grande, elle poussa un cri terrible et s’abattit, le corps ployé sur la tablette du banc, les bras ballants, échevelée.

Une poignante émotion s’empara de la salle entière. Les gendarmes, maintenant, les mains embarrassées de leurs fusils qu’ils n’osaient poser, empêchés par le ballottement de leurs sabres de se retourner dans l’espace étroit où ils étaient comme encastrés, mettaient une désespérante lenteur à porter secours à la malheureuse. Ils étaient parvenus enfin à la relever, et la transportaient dans une salle voisine.

Le président annonça une nouvelle suspension d’audience. Personne pourtant ne s’éloigna, les curieux supposant qu’il s’agissait d’une syncope, d’une crise nerveuse peut-être, produite par la chaleur suffocante. Cela ne durerait pas. Dans un moment l’audience serait reprise et Me Meunier continuerait son éloquente plaidoierie, si malencontreusement interrompue.

C’était aussi l’avis du jeune avocat qui chaperonnait les Dubreuil et leurs amis : on décida sur son conseil de ne pas sortir et d’attendre. En se tournant vers Fernand, assis à côté de lui, M. Dubreuil fut soudain frappé de l’extrême pâleur du jeune homme.

— Souffrez-vous ? Monsieur Darcier, dit-il. Vous paraissez indisposé : l’excessive chaleur, peut-être, vous incommode….

— Eh non ! répondit Fernand. Seulement, vous l’avouerai-je, Monsieur ? je suis profondément troublé par l’incident dont nous venons d’être témoins. Du premier regard, j’ai reconnu cette femme que l’on juge. Où l’ai-je vue ? Quelles relations ai-je pu avoir avec elle ?… J’ai beau me creuser la mémoire, je n’y retrouve distinctement aucun des souvenirs qu’y a remués la vue de cette femme. Or, tout à l’heure, quand elle a poussé ce cri terrible en perdant connaissance, c’est sur moi qu’était rivé son regard, détaillant les traits de mon visage avec une effrayante fixité. J’en suis sûr, cette femme aussi me reconnaît et m’a reconnu. Que va-t-il se passer ici ?…

Comme le jeune avocat l’avait prévu, on annonça quelques moments après que l’accusée était remise. Mais contrairement à toutes les prévisions, c’était elle qui demandait avec insistance qu’on lui permît de rentrer dans la salle.

— Laissez-moi, disait-elle aux gendarmes qui n’arrivaient qu’à grand’peine à la maintenir. Laissez-moi, vous dis-je ! Je veux le revoir…

Et, sur l’ordre du président, elle rentra dans la salle, toujours escortée des gendarmes, et se remit à son banc. Elle paraissait transformée. Sa physionomie avait perdu l’air de cruauté méchante qu’elle s’exerçait tout à l’heure à lui donner. Dans son regard, quand elle se retourna du côté de M. Darcier, elle avait mis une étrange douceur, et sa bouche semblait illuminée comme d’un vague sourire.

Fernand se troublait de plus en plus, obsédé de l’idée qu’un nouveau malheur allait surgir et s’abatte sur lui. Il sut gré au président de donner un dérivât à la curiosité dont il se sentait l’objet, quand celui-ci pria le défenseur de reprendre sa plaidoierie.

Mais comme Me Meunier recommençait sa phrase, la Zanetta tout à coup se leva et l’interrompit.

— Il est inutile, Monsieur le président, dit-elle en se tournant vers la Cour, de prolonger davantage la tâche que s’est imposée mon généreux défenseur. J’ai tout avoué et je veux être jugée avec la rigueur que je mérite. Mais auparavant je demande à faire des révélations…

Me Meunier se rassit, stupéfait. L’émotion, dans le public, était à son comble : décidément, cette affaire allait prendre rang parmi les causes célèbres. Tout le monde attendait, haletant. La Cour se consultait, se demandant s’il ne siérait pas d’ajourner l’affaire. Mais comme on ne savait ce que l’accusée allait dire, et la décision à prendre dépendant des révélations qu’elle demandait à faire, on prit le parti de l’entendre.

— Je ne me fais aucune illusion sur le sort qui m’attend, dit la Zanetta. Je sais qu’en punition de mon forfait, vos lois vont me ravir la liberté. C’était le seul bien que je possédais : j’aurai donc tout perdu, je ne puis plus rien perdre. Dès lors, je veux m’accorder la consolation de faire taire en moi le seul remords que j’aie eu de ma vie : remords poignant et cruel qui m’a fait bien souffrir !

Vers l’année 1855 — j’avais alors tout près d’une dizaine d’années — la tribu des bohémiens dont mon père était le chef et dont ma famille, frères et sœurs, composait la grande partie, venait de traverser les provinces méridionales de la France et s’établissait à proximité d’un village des environs d’Epernay. Nous faisions le commerce de paniers, vendant à l’approche du soir, dans les localités avoisinantes, ceux que nous confectionnions dans la matinée. Cependant, le métier n’était pas lucratif et nos hommes, la nuit venue, profitant des renseignements que nous avions recueillis, s’introduisaient adroitement dans certaines maisons d’abord facile, où ils faisaient main-basse sur tout ce qui se trouvait à leur portée.

Or, un jour que nous étions allé offrir nos corbeilles aux habitants d’une jolie propriété, assise au milieu d’immenses vignobles, je quittai mes sœurs, au retour, pour aller marauder du raisin. Comme je me faufilais à travers les vignes, j’atteignis un bouquet d’arbres qui paraissait être le prolongement du parc attenant à la propriété, et qui masquait un fort joli pavillon de promenade. Me glissant avec précaution derrière les troncs d’arbres, je vis sur le seuil de la maisonnette deux vieux qui causaient. Je surpris leur conversation sans qu’ils s’en fussent doutés, et je rentrai au camp.

Cette nuit même, le propriétaire du château se proposait d’offrir à ses invités une fête splendide, qui devait se terminer par une promenade au pavillon que j’avais découvert et qui venait d’être aménagé en conséquence. Je fis part de ces circonstances au chef de la tribu, on réunit le conseil, et l’on décida qu’une expédition, qui ne pouvait manquer d’être fructueuse, serait tentée la nuit même. Les hommes seuls devaient y prendre part : toutefois, pour éviter le moindre contre-temps, je fus chargée de conduire la troupe par les chemins que j’avais suivis.

Tout se passa comme nous l’avions prévu : nous fîmes un riche butin de tout ce qu’on avait placé pour la circonstance dans le petit pavillon, et nous ne fûmes pas inquiétés. Cependant, comme on organisait le retour au camp, la curiosité me poussa à m’aventurer dans le parc : dans l’obscurité, je heurtai du pied la racine d’un gros arbre, je tombai, le crâne contre l’angle d’une pierre… et je m’évanouis.

Quand je revins à moi, je me trouvais étendue sur un lit bien douillet, dans une chambre du château. Tandis que la fête battait son plein, le propriétaire s’était esquivé pour aller inspecter l’aménagement du pavillon : il l’avait trouvé dévalisé, avait donné l’éveil aux domestiques et fait organiser des recherches ; mais mes parents étaient loin, et l’on n’avait découvert que moi, étendue sans connaissance.

Le maître m’interrogea avec bonté et obtint de ma candeur, à force de promesses, les aveux les plus complets et les plus circonstanciés. Et comme je pleurais à chaudes larmes, demandant grâce pour les miens :

— Pauvre petite, me dit-il, va ! il ne leur sera rien fait…

Touchée de cette indulgence, je m’attachai aussitôt à cet homme bon et généreux. Je lui exposai quelle triste existence était la mienne, les mauvais traitements auxquels j’étais en butte au camp, et je lui demandai la grâce de pouvoir demeurer auprès de lui, promettant de le servir avec fidélité.

Je restai vingt ans au service de M. Darcier — c’est le nom de mon maître — qui mourut en 1874, laissant sa fortune toute entière à son fils unique. Celui-ci, dont j’avais longtemps partagé les jeux, connaissait le profond attachement qu’avait développé en moi la reconnaissance que je gardais à son père : devenu le maître, il me demanda de rester à son service, et m’éleva à la charge de gouvernante de sa maison. J’acceptai avec empressement et j’entrai aussitôt en fonctions. Mais je fus mal accueillie par ma nouvelle maîtresse, personne nerveuse et chétive que désespérait d’ailleurs la santé fort mauvaise de son fils unique, alors âgé de dix ans : de continuels froissements m’amenèrent à la prendre en haine.

Durant les vingt années heureuses que j’avais passées sous le toit des Darcier, j’avais reçu de loin en loin la visite de quelque bohémien chargé par mon père de m’intimer l’ordre de rejoindre ma tribu. Cependant, la bonté avec laquelle j’étais traitée ne se lassant point, je répondais à ces demandes par un refus absolu de partir. Mais quand, un an après mon entrée en fonctions dans la maison du fils de mon vieux maître, je reçus encore une fois la visite d’un envoyé de ma famille, découragée par l’aversion que m’inspirait ma maîtresse, je ne refusai plus de la même manière, et je laissai entrevoir au messager de mon père la possibilité d’un prochain retour.

Les événements se précipitèrent alors avec une effrayante rapidité : ma maîtresse mourut en mettant au monde une petite fille, que je restai chargée d’élever. Mon maître, accablé sous le coup de cette mort imprévue, devint sombre, acariâtre : je pris la résolution de partir. Et alors se réveilla, en moi, l’instinct si longtemps endormi du vol et du crime, Ayant appris que ma tribu s’était établie aux environs de Tours, je quittai furtivement la maison de M. Darcier, la nuit venue ; je m’enfuis en emportant avec moi sa petite fille et je rejoignis ma famille. C’est sur le conseil de mon père que j’avais agi : il se proposait de garder l’enfant, alors âgé de six mois, pendant un temps déterminé au bout duquel on trouverait un moyen de le rendre à son père, moyennant un bon prix.

Toutefois, il était écrit que ce plan abominable ne devait pas réussir. Quelques semaines seulement après le crime, nous sûmes que le père de l’enfant volée était devenu fou à la nouvelle de ma fuite, et qu’on avait dû le faire interner dans une maison d’aliénés. Mon père aussitôt envisagea que le péril que nous faisait courir la présence de l’enfant n’était plus compensé par la perspective d’obtenir plus tard une forte somme d’argent en le restituant. Nous décidâmes de l’abandonner.

Un soir de l’automne 1877, je le déposai sur le talus d’un fossé de la grand’route, à proximité d’une propriété habitée par un riche agriculteur, et qui se nommait Beautaillis…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout le temps qu’avait duré les révélations de la bohémienne, le silence, dans la vaste salle, n’avait été troublé que par le bruit des sanglots de Fernand, qui écoutait, plus mort que vif, le récit de cette terrible histoire. Mais quand la Zanetta eut prononcé le nom de cette propriété de Beautaillis, Raymonde Dubreuil s’évanouit en poussant une plainte douloureuse. Son père, les yeux hagards, avait passé son bras autour du cou de Marcelle, qui sanglotait maintenant, redoutant le malheur dont elle sentait vaguement la menace planer au-dessus d’elle.

La foule qui encombrait le prétoire devenait tumultueuse. Ne sachant ce qui se passait et n’ayant d’oreilles que pour le récit pathétique de la bohémienne, elle avait d’abord réclamé le silence par des chut ! prolongés. Mais ces sanglots maintenant persistaient et l’intérêt était déplacé peu à peu. Aussi quand la Zanetta s’interrompit, une bousculade se produisit dans le fond de la salle, les assistants qui étaient au dernier rang jouant des coudes pour percer la foule compacte et voir ce qui se passait. Des gros mots s’échangeaient, des cris de femmes à qui on écrasait les pieds perçaient çà et là, accompagnés des rires et des lazzis de ceux sur qui l’émotion n’avait pas prise.

Le président fit réclamer le silence en menaçant de faire évacuer la salle. Un calme relatif se produisit à cette menace. Et alors, la Zanetta reprit pour conclure :

— Tout à l’heure, tandis que mon défenseur parlait, mon regard a rencontré la physionomie du fils de mon malheureux maître. Le remords s’est réveillé en mon cœur et j’ai voulu tout dire.

Puis, se tournant dans la direction où Fernand pleurait, accablé, elle parut oublier un moment l’endroit où elle se trouvait. Se laissant tomber à genoux et tendant les mains dans un élan de passion tandis que les larmes ruisselaient sur son visage.

— Monsieur Darcier, dit-elle, ayez pitié, de grâce ! À la malheureuse femme égarée que la prison va prendre sans retour, à l’ancienne servante fidèle de votre aïeul, qu’un moment de folie a rendu criminelle, pardonnez, oh ! pardonnez !…

Ce fut tout…

Les gendarmes emportaient maintenant la Zanetta, dont le corps maigre et long balottait inerte entre leur bras.


XVIII


Durant trois jours, Fernand Darcier avait été en proie à une fièvre intense : le docteur Petit avait à peine quitté son chevet, le soignant avec un infatigable dévoûment, s’épuisant à le maintenir pendant les épouvantables accès d’hallucination qui le secouaient, à calmer les crises pénibles où le délire l’emportait comme dans la vision d’un redoutable cauchemar. C’était le fantôme de son aïeul, qui repassait devant lui, comme dans une course folle, poursuivi par la meute des bohémiens qui se hâtaient à la curée. C’était la Zanetta, fuyant dans la nuit, emportant dans ses bras l’enfant ravie à son maître, ou prosternée, les mains tendues, demandant grâce et pitié…

Le pauvre jeune homme, dans cette terrible lutte, s’épuisait : un moment même le bon docteur avait tremblé qu’un fatal dénoûment ne vînt annihiler les héroïques efforts que le succès avait une première fois récompensés. Mais dès la matinée du vendredi, cette crainte l’avait abandonné, et il répondait maintenant du jeune homme. L’accès avait été rude, mais la jeunesse de Fernand en triomphait pleinement, et dès le dimanche il pourrait descendre….

Pendant tout ce temps, on ne vivait plus chez les Dubreuil. Raymonde semblait fuir son père, vivant enfermée avec Marcelle, pleurant avec la pauvre enfant qu’elle accablait de caresses et de baisers. Chère petite !… Faudrait-il donc, après dix années de paix et d’amour, et à l’heure même où la santé revenue enfin lui permettait de jouir de l’amitié de sa grande sœur, faudrait-il qu’alors elle fût à jamais ravie à ceux qui la chérissaient ! Fernand, tout à l’heure guéri, viendrait la réclamer, et l’on ne pourrait refuser de la lui rendre. Certes, il la réclamerait. Repoussé par Raymonde quand il s’était présenté en suppliant, il reviendrait tantôt en maître redemander sa sœur. Il la prendrait, obéissant à ses devoirs de chef de famille, et la conduirait loin, loin du foyer qui avait recueilli son enfance…

Et les larmes recommençaient de couler.

Quant à M. Dubreuil, les révélations de la bohémienne l’avaient atterré, et les quelques heures qui avaient suivi l’audience des assises, avaient suffi à le rendre méconnaissable. Seul dans sa chambre, tandis qu’il méditait et priait, de furieuses envies le prenaient d’aller chercher Marcelle et de l’emmener avant qu’on la lui ravît. Mais bientôt la vérité réclamait ses imprescriptibles droits, et il cédait à la fatalité. Un morne abattement survenait alors, et le vaillant homme restait des heures terrassé, sans une parole, sans un mouvement.

Seul son ami Florian pouvait le tirer de cette torpeur. Courageusement, il lui jetait son devoir à la face, le défiant de reculer. Le devoir était dur. Mais serait-ce le devoir, s’il ne l’était pas ? Sous le prétexte de garder contre son cœur cette enfant qu’il avait recueillie, puis aimée, oserait-il la disputer à ce frère dont elle était la seule famille, et que la joie de retrouver sa sœur perdue venait de rejeter une fois encore sur son lit de souffrance ? Avait-il pensé seulement à la terrible colère qui l’aurait emporté, lui Dubreuil, si, Raymonde lui ayant été ravie à sa naissance, quelqu’un eût osé la lui disputer à l’heure où il la retrouvait ? Ah ! la situation était nettement établie. La précision des indications données par la Zanetta ne laissait point la place au moindre doute : il fallait rendre son nom et sa famille à l’enfant volée par la bohémienne.

— Courage, ami, disait Florian en prenant les mains de M. Dubreuil et en les serrant dans les siennes, courage ! Et laisse-moi te répéter cette parole, que tu m’as si souvent dite quand je me réfugiais auprès de toi à l’heure des découragements : Haut les cœurs !….

Puis il l’emmenait doucement, l’obligeait à marcher, à se mouvoir. Ils se promenaient ensemble de longues heures, songeant chacun de son côté, sans se rien dire, redoutant l’explosion qui suivrait la première parole échangée.

Cependant, M. Pauley n’avait point abandonné son ami en ces tristes circonstances : il venait le voir chaque jour, lui serrant silencieusement les mains, la discrétion l’empêchant de prolonger sa visite. Mais le samedi, comme il venait de quitter le docteur Petit qui l’assurait de l’entière guérison de Fernand, il demanda un entretien à l’ami de M. Dubreuil. Il emmena Florian dans le bosquet, et le fit asseoir sur ce même banc où, la semaine précédente, le docteur s’était heurté au refus obstiné du père de Raymonde.

Leur conférence fut longue, M. Pauley exposant ses idées, l’ami Florian l’écoutant avec attention, approuvant de la tête. Puis, quand le ministre eut fini :

— Vous avez eu, Monsieur le ministre, une idée lumineuse. C’est avec un véritable bonheur que je l’adopte, et je vous jure que tout ce qui dépendra de moi, je le ferai pour obtenir que mon ami l’accepte. Là est la solution, la vraie, celle à laquelle il pourra se rallier sans que son cœur se déchire dans l’effort d’un trop pénible sacrifice.

Et saluant son interlocuteur :

— Permettez-moi, dit-il, de vous quitter, et d’aller dès maintenant prêcher mon ami, lui faire accepter cette conclusion. Je ne doute pas de l’obtenir : mais le plus tôt sera le mieux.

Une heure plus tard, il avait avec M. Dubreuil une conversation fort animée. Il alignait ses arguments, les prenant tour à tour pour les mettre en lumière et en dégager la force concluante, recommençant sa démonstration quand il ne la sentait pas victorieuse. C’était un combat décisif qu’il livrait en ce moment aux hésitations de son pauvre ami : s’il n’en sortait pas triomphant, il laissait M. Dubreuil dans une impasse d’où il ne sortirait plus que le cœur brisé, mort peut-être.

M. Dubreuil hochait la tête, ayant un geste découragé qui semblait demander qu’on éloignât de ses lèvres le calice amer d’un malheur nouveau. Il ne pourrait pas le supporter, c’en était trop… Et le pauvre père s’assit accablé, se prit la tête dans les deux mains et pleura….

Mais tandis que les larmes coulaient sur son mâle visage, Florian continuait courageusement de combattre, se faisant un point d’honneur d’obtenir l’assentiment de son ami au projet qu’il lui avait soumis :

— C’est là, mon pauvre Dubreuil, disait-il, la seule solution possible. Si tu ne t’y résous pas, il te faudra quand même livrer Marcelle. Tu rentreras alors à Paris avec ta fille, et c’est en ta fille, dis-tu, que tu trouveras la consolation dont tu auras besoin ? Hélas ! tu t’aveugles à plaisir. Raymonde ne te pardonnera jamais d’avoir abandonné l’enfant dont elle est depuis dix ans la mère, et de l’avoir brusquement séparée d’elle. En vain voudras-tu lui remontrer que le devoir, la loi t’y contraignaient : elle ne te croira pas, sachant bien, elle, qu’il y avait un moyen de concilier ton devoir avec ton amour, et te faisant, au fond de son cœur, le reproche de n’en pas avoir usé. Car ce moyen, je te l’offre…

Longtemps encore Florian lutta ainsi, gagnant peu à peu du terrain, portant la lumière dans les plis secrets de ce cœur de père qu’une atroce douleur faisait saigner. Il fut vainqueur enfin.

— Tu te rends ?

— Oui, Florian, le bon sens, la vérité sont de ton côté : je t’obéis. Mais sauras-tu jamais ce qu’il m’en a coûté de te faire ce sacrifice ?

— Va, pauvre ami, je sais ce que tu peux souffrir, du moins je le devine. Mais crois-en ma vieille amitié, la récompense ne se fera pas attendre ; c’est là seulement que tu recouvreras la paix.

— Elle est promise sur la terre aux hommes de bonne volonté, dit en terminant M. Dubreuil. Veuille Dieu me prendre en pitié, et me l’accorder en faveur de mes angoisses !…

Le lendemain matin, qui était dimanche, ce fut Florian qui rappela à tout le monde qu’il était l’heure de la messe. Au prône, M. l’abbé Fleury parla du mariage, en montra l’institution divine et en fit ressortir la sainteté : puis, s’adressant aux parents, il fit voir quelle faute grave c’était de permettre aux enfants de contracter une union mal assortie, quelle faute plus grave encore c’était de mettre obstacle à l’union bien appropriée de deux jeunes gens ayant de l’inclination l’un pour l’autre, quand cette union était conforme aux lois morales et aux lois sociales.

— Le père de famille, dit-il en terminant, doit être vigilant et sage : mais quand il a reconnu dans sa conscience que le bonheur de son enfant se trouve dans le mariage projeté, il serait criminel en ne le bénissant pas…

Deux heures plus tard, le docteur entrait au bras de Fernand dans le petit salon attenant à son cabinet ; M. Dubreuil et son ami Florian, Raymonde et Marcelle déjà s’y trouvaient réunis, attendant en silence l’heure (des explications. On redoutait l’inévitable dénoûment de la situation critique où l’on avait été enserré par les révélations de la Zanetta : mais tout ensemble on désirait que le moment enfin en fût venu, préférant l’amertume du sacrifice à l’anxiété de l’attente.

Monsieur Pauley fut introduit ensuite au salon, puis encore M. l’abbé Fleury…

Alors, la porte close, M. Dubreuil prit la parole :

— M. Darcier, dit-il, nous ne pouvons retarder davantage, fût-ce d’une heure, le réglement de la position anormale dans laquelle nous avons si brusquement été placés les uns vis-à-vis des autres, et que votre indisposition momentanée a pu seule faire ajourner jusqu’ici.

Vous comprendrez cependant l’immense douleur à laquelle je suis encore à cette heure en proie, et vous me permettrez de me borner à faire un bref exposé de notre situation réciproque. Il va y avoir dix ans, qu’au retour d’une excursion dans les environs de ma propriété de Touraine, je fis sur la grande route, à proximité de Beautaillis, la trouvaille d’une enfant âgée d’environ six mois, qu’on y avait abandonnée dans l’herbe du fossé. J’informai la justice de cette découverte et de l’intention que je nourrissais de garder la petite fille ; en outre, pensant que l’enfant, malgré toutes les probabilités, pouvait avoir été volée, je fis insérer, dans divers journaux importants de Paris et des départements, le récit de ma trouvaille avec les indications et le signalement se rapportant à l’enfant. Cette publicité resta sans résultat ; la justice clôtura son enquête sur un aveu d’impuissance. Alors, je m’encourageai dans mon projet de garder la petite fille ; Raymonde lui donna un nom, et nous entourâmes des soins les plus délicats et les plus dévoués celle qui dès lors était destinée à devenir Marcelle Dubreuil.

Mais tout à coup, dans le ciel serein de notre vie paisible, la foudre a éclaté. La Zanetta est venue nous révéler ce passé que nous ne connaissions pas et que nous espérions ne plus jamais connaître ; la ravisseuse nous a fait le récit de son crime. Par elle, vous avez su ce qu’était devenue la jeune sœur dont vous pleuriez la disparition…

Le pauvre père faisait pitié à voir. Voulant dompter jusqu’au bout l’angoisse terrible qui l’étreignait à la gorge, et refouler en lui le flot des larmes qui cherchaient à se faire un passage, il avait la figure horriblement contractée dans l’effort, et sa main se crispait d’un geste nerveux au rebord de la table, à laquelle il s’était appuyé.

Fernand, en face, était affreusement pâle. En interrogeant sa conscience, il y voyait avec effroi le sentiment de son ardent amour pour Raymonde absorber tout son cœur et n’y laisser place à aucune tendresse. Cette enfant, qu’il avait accoutumé d’appeler Marcelle Dubreuil, c’était sa sœur ?… C’était Marie Darcier ?… Étrange surdité de son cœur qui n’y voulait pas croire, et dans lequel pas une fibre ne vibrait à cette douce pensée !… Marcelle, sa sœur, il allait la reprendre… Ah ! qu’il eût voulu la laisser aux bras du père qui l’avait adoptée et chérie, s’il eût pu, en échange, obtenir Raymonde de ce père, et l’emporter sur son cœur !…

— Mon cher ami, dit le docteur, abrégez le tourment de ce malheureux père, de ces pauvres enfants. Dites-leur à quoi vous êtes résolu, que vous reprenez votre sœur….

— Monsieur Dubreuil, dit Fernand, je comprends la grandeur héroïque de votre abnégation, et c’est de toute mon âme que je compatis à votre douleur. Les faits sont évidents et la vérité nous aveugle ; celle que vous avez habituée à se considérer comme votre enfant est ma sœur. Mais tout en bénissant Dieu, qui permet que cette enfant me soit rendue, je lui demande en vain depuis trois jours de m’éclairer et de me faire découvrir un moyen…

En ce moment Marcelle, le visage devenu pâle soudain, presque livide, et l’œil démesurément ouvert, sauta de son siège et courut à Darcier. Lui prenant alors la main :

— Fernand, dit-elle, veux-tu que j’aime mon frère ?…

— Pauvre enfant, aimeras-tu jamais celui qui vient te ravir aux tendres caresses d’un père chéri, d’une sœur aimée ?

— Non… s’il me sépare de ceux que j’aime. Mais je le chérirai tendrement, s’il me conserve à leur tendresse…

Et reprenant sa question de tout à l’heure :

— Fernand, dit-elle, veux-tu que j’aime mon frère ?…

Puis, comme Fernand approuvait d’un signe, elle ajouta en montrant Raymonde :

— Aime ma sœur…

— Mais je l’aime ! cria Fernand.

Il n’était dans le salon personne, sauf Marcelle peut-être, qui ne sût la secrète affection du jeune homme et qui ne pût prévoir cette réponse qu’il venait de faire à l’enfant. Et cependant ce fut comme une stupéfaction de l’entendre. Dans le plan combiné par l’ami Florian après la conversation qu’il avait eue avec M. Pauley, et le consentement qu’il avait arraché à M. Dubreuil, celui-ci avait le rôle, pénible à remplir, d’offrir à Darcier de reprendre la proposition qu’il lui avait faite au sujet de Raymonde, et à laquelle on avait d’abord répondu par un refus.

Oh ! oui, ce rôle était pénible. M. Dubreuil était hanté toujours par cette vision qu’il avait eue, dans le cabinet de M. Petit, d’un jeune homme que n’avait froissé ni même touché la façon brusque dont sa proposition avait été déclinée. Certainement, ce jeune homme n’aimait Raymonde que très superficiellement, et quand il faudrait tout à l’heure, pour ne pas perdre tout à fait Marcelle, le prier d’accepter maintenent celle qu’on lui avait refusée, n’était-il pas à craindre qu’il refusât à son tour et qu’il déclinât l’offre qu’on lui faisait ?…

Que deviendrait alors ce malheureux père, et de quelle honte ne l’accablerait pas cet affront au-devant duquel il aurait si légèrement couru ?…

Et voici que, grâce à l’amour de Marcelle, tout s’arrangeait sans qu’il fût obligé d’en passer par cette affreuse alternative. Un grand soulagement se fit en M. Dubreuil. Puis tout à coup la même angoisse le reprit, l’image de Raymonde venant subitement à se dresser devant lui. Raymonde !… Mais c’est elle qui ne voudrait pas de cette union. Une première fois déjà, n’en avait-elle pas repoussé l’idée ?…

Mais comme M. Dubreuil se tournait vers sa fille, prêt à entendre son arrêt sortir des lèvres de Raymonde, il la vit soudain transformée, tout son visage paraissant illuminé du reflet d’une immense joie intérieure. Alors aussi, tout à coup, la lumière jaillit en son esprit, et il ne put que s’écrier en ouvrant ses bras à Raymonde :

— Ma chérie, ma pauvre enfant !… Tu l’aimais, et c’est à moi, père égoïste et aveugle, que tu te sacrifiais !…

Cette scène avait profondément ému tous les amis de M. Dubreuil : aussi l’heureux dénouement en fût-il accueilli avec joie. Mais cependant on l’avait espéré, sinon prévu, car M. Pauley, s’avançant vers Darcier que le bonheur inondait :

— Monsieur Fernand, dit-il, permettez à l’un de vos plus dévoués amis, de vous offrir ce petit souvenir, acheté dans l’espoir de l’issue heureuse des négociations dont j’ai eu l’idée.

Et, en disant ces mots, il lui offrit une mignonne petite boîte dans laquelle brillait, sur son lit d’ouate rose, un petit anneau d’or.

— L’anneau des fiançailles, dit Fernand.

Et il courut se jeter dans les bras de M. Dubreuil, qui l’appelait son cher enfant…

Quand il se releva de cette douce étreinte, M. Dubreuil lui montra Raymonde qui s’approchait, souriante :

— Fernand, dit-il, embrassez votre femme.

Puis ce fut au tour de Marcelle, qui versait de grosses larmes de joie, et qui se jeta au cou de Darcier en lui disant :

— Oh ! maintenant je t’aime, vois-tu, je t’aime, grand frère !

On s’était serré les uns contre les autres, au milieu du salon, comme si l’on eût craint que ce bonheur pût s’envoler. Au milieu du cercle formé par leurs amis, Raymonde et Fernand vinrent pencher leurs fronts sous la bénédiction de M. Dubreuil ; puis, le jeune homme ayant passé l’anneau d’or au doigt de sa fiancée, au-dessus de leurs mains enlacées l’abbé Fleury traça le signe du salut, en priant le Dieu de bonté et de miséricorde, qui rendait le bonheur à ceux qui avaient souffert, de bénir et de rendre féconde l’union dont on venait de sceller la promesse…

Et tout à coup, sous la vérandah du grand pavillon, l’orchestre du dimanche, qui venait de se mettre en place pour le dernier concert de la saison, enleva dans un large mouvement la première phrase de la grande Marche nuptiale de Mendelssohn.

Le lendemain matin, Marcelle proposa d’aller faire le dernier pèlerinage à la source. Tout le monde accepta, et quelques instants après, M. Dubreuil et ses enfants entraient dans le petit pavillon et choisissaient leurs verres. Florian, qui les avait suivis, regardait, en les attendant, l’eau bouillonner dans le trou carré du puits artésien. Le corps ployé en deux sur la balustrade, il réfléchissait, creusant le mystère de ces eaux vivifiantes qui apportent des entrailles du sol, la santé aux malades, aux incurables la guérison.

Il fut tout à coup interrompu par Marcelle, qui lui ordonna de goûter l’eau de Mondorf.

En goûter, lui, jamais ! Ah ! par exemple, le croyait-on malade et se figurait-on qu’il allait avaler dix gouttes seulement de cet écœurant breuvage ?…

— Mais non, bon ami, dit l’enfant, personne ne prétend que tu sois malade. Mais cela nous vexe de te voir mépriser cette eau excellente, et d’en faire fi alors que tous ici s’en régalent. Je veux que tu boives, moi, ou alors je ne t’aimerai plus…

Et elle mettait un verre plein entre les mains de Florian, que tout le monde encourageait à boire. Il y trempa les lèvres, stoïquement, réfrénant l’envie qui lui venait de crier : Pouah ! en faisant la grimace. Et sa grosse gaieté reprenant le dessus :

— Boisson fort agréable, vraiment, dit-il en faisant miroiter son verre à la lumière qui venait des croisées. De l’eau chaude dans laquelle on a jeté une poignée de sel et fait tremper des allumettes de la régie !… Vrai, quand je pense que j’ai fait quatre-vingt-dix-huit lieues pour venir à Mondorf, sous couleur de boire cette drogue dans l’intérêt de ma santé, dénicher l’agréable corvée d’être garçon d’honneur à la noce de Mlle Dubreuil !…

C’était la vérité. La veille, pendant le souper qui avait gaiement terminé cette journée commencée dans la douleur, M. Dubreuil avait prié M. Pauley et son ami Florian de servir de témoins au mariage de sa fille. De son côté, Fernand, qui ne pouvait négliger son tuteur en cette occasion, avait demandé au docteur de venir signer au contrat ; le docteur avait accepté cette offre gracieuse, encore que ses nombreuses occupations lui permissent à peine une aussi longue absence.

Puis on avait parlé de fixer le jour du départ, et il avait été convenu que Raymonde préviendrait Rose de rentrer à Paris sans retard, pour y mettre tout en ordre à l’hôtel, et être en mesure d’y recevoir ses maîtres le jeudi soir. C’était à écrire cette lettre que Raymonde avait occupé la dernière heure de la soirée.

« Rose, écrivait-elle, ma chère Rose, quelle surprise va te causer cette lettre, et quelle joie, si tu m’aimes toujours comme tu m’aimais avant notre départ. Te souviens-tu de ce jeune homme dont je te parlais dans ma dernière lettre, en te disant que ses souffrances m’avaient troublée au fond de moi-même, et que j’avais été affectée, en apprenant que les médecins renonçaient à le guérir, aussi péniblement que s’il se fût agi d’une personne qui m’était chère. Mais je ne t’avais pas dit son nom, je crois, ma chère Rose. Il s’appelle Fernand, Fernand Darcier. Trouves-tu ce nom gentil, et ne penses-tu pas qu’il ferait bien à porter ?…

« Ne crains rien, va, ma toute bonne, je ne veux pas te faire languir. Le hasard d’un tête à tête avec Fernand m’a révélé, un beau jour, l’origine du sentiment qu’il m’avait inspiré à première vue : inquiète d’abord et effrayée, je me suis raisonnée ensuite et j’ai combattu, cherchant à redevenir maîtresse de mon cœur. En vain : l’évidence était là, et la voix secrète qu’en entend vibrer au plus intime de son être me criait : Tu l’aimes ! à chaque effort que je tentais pour me faire illusion. De son côté, le jeune homme m’aimait : encore ne pouvais-je le soupçonner, quand j’appris tout à coup qu’il venait de faire faire une démarche auprès de mon père pour obtenir ma main.

« Tu sais, Rose, combien j’aime mon père et quels supplices j’endurerais avec joie pour lui éviter la moindre peine. Quand je sus que cette idée de mariage ne lui agréait pas, ce fut moi qui courus au-devant de son désir, pour le prier de décliner la proposition qui lui avait été faite à mon sujet. Pense ce que j’ai dû souffrir : le docteur répondait de la radicale guérison de Fernand, je croyais fermement en la parole du docteur, et j’eus le courage de laisser croire à mon père que je refusais l’alliance qui m’était offerte, dans la crainte du risque grave que ferait courir, à celle qui accepterait de porter son nom, la maladie dont était atteint M. Darcier. Cette déclaration, qui faisait le bonheur de mon père, tuait au fond de mon cœur mes douces et chères espérances. Dis-moi, bonne Rose, que deviendrait-on si l’on n’avait pas la ressource de pleurer ?…

« Ah ! que j’ai pleuré, et quelles larmes amères ! Dieu cependant, que je priais avec ferveur de venir à mon aide et de me fortifier dans cette crise douloureuse, jeta sur moi un regard de pitié.

« Mon père avait accepté de nous conduire mardi à Luxembourg, pour entendre un de ses amis, un grand avocat d’ici, plaider dans une affaire de Cour d’assises. Fernand, que le hasard nous fit rencontrer à Luxembourg, nous accompagna au tribunal. Or, vois comme il est facile à Dieu, ma chère Rose, de dénouer rapidement une situation qui paraît sans issue. La femme que l’on jugeait reconnut tout à coup M. Darcier, dont elle avait longtemps servi la famille en qualité de gouvernante. À cette vue, le remords la prit et elle résolut, pour en faire taire l’âpre voix dans sa conscience, de révéler aussitôt un crime épouvantable qu’elle avait autrefois commis, et que la justice ignorait cependant. Elle raconta que, pour se venger de sa maîtresse, la mère de Fernand, dont elle avait à se plaindre, et dans l’espoir de faire payer très cher à M. Darcier la restitution de son enfant, elle lui avait volé sa petite fille Marie, alors encore au berceau, et s’était enfuie en l’emportant… T’ai-je dit que cette femme était une bohémienne, dont le père commandait une de ces tribus nomades si dangereuses que l’on voit traverser nos villages en y exerçant leurs coupables industries ?

« Fernand sanglotait en plein tribunal : imagines-tu, ma bonne Rose, ce que ta petite Raymonde devait souffrir en l’entendant pleurer ?

« Soudain, car ce fut en véritable coup de théâtre, la bohémienne raconta que le père de l’enfant volée par elle étant devenu fou, elle avait désespéré d’en obtenir la forte somme qu’elle se promettait de lui extorquer pour la rançon de l’enfant, et que, pour se débarrasser de la dangereuse présence de celle-ci, elle l’avait abandonnée, un soir de l’automne 1877, sur la grande route… près de Beautaillis….

« Comprendras-tu jamais notre épouvante, Rose ? L’enfant volée, c’était la pauvre petite trouvée par mon père, c’était Marcelle, la sœur de Fernand, Marie Darcier !… Je ne saurais te dire les transes par lesquelles nous passâmes durant ces trois jours, car il nous fallut attendre trois jours pour que Fernand se remit de ce coup, de cette émotion qui l’avait terrassé.

« C’est ce soir même que tout s’est arrangé. Quand notre petite Marcelle a compris qu’on allait la séparer de nous et la rendre à son frère, elle a demandé à Fernand de me prendre avec elle. Il en mourait d’envie, le pauvre ami ! Mon père souhaitait de son côté cette solution : il nous bénit et nous avons scellé nos fiançailles.

« Surtout, ma bonne Rose, ne va pas te chagriner de cet événement qui nous réjouit. Fernand est orphelin et, en me donnant son nom, il ne m’impose pas de famille nouvelle. Nous restons ensemble, comme nous l’étions auparavant, mon père et Marcelle, et toi, ma bonne dévouée : avec Fernand en plus, le frère de Marcelle et mon mari…

« Qui aurait pu jamais croire que mes plus chers vœux seraient un jour réalisés ainsi, à l’entière satisfaction de tous ceux que j’aime ?…

« Mais il est temps de terminer ma lettre, Rose, et de te dire l’ordre de M. Dubreuil. Nous rentrerons à Paris jeudi soir : il faut donc qu’aussitôt après avoir reçu ma lettre, tu partes avec ceux de Beautaillis qui doivent reprendre leur service à l’hôtel, et que tu prépares tout pour nous recevoir. Je ne perdrai point ma peine à te faire aucune recommandation, ayant trop de confiance en toi pour douter un seul instant de ton intelligente activité, C’est jeudi soir, chère Rose, que tu reverras tes enfants chéris, que tu embrasseras ta Marcelle et ta

RAYMONDE. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un mois à peine après les incidents que nous venons de raconter, il y avait grande affluence à l’église de la Trinité, de Paris, pour le mariage de Mlle Raymonde Dubreuil, la fille du brillant député d’Indre et Loir, avec M. Fernand Darcier, propriétaire.

La notoriété du père de la mariée et les nombreuses relations qu’il entretenait dans tous les mondes, avaient fait un devoir à la personnalité collective qu’on est convenu d’appeler le Tout-Paris de se trouver à la cérémonie : déjà la grande nef de l’église était pleine, quand les jeunes époux firent leur apparition et gravirent le perron accédant au grand portail.

Ce fut un élan d’admiration générale : dans sa longue robe de moire blanche piquée de dentelles en point d’Alençon, la taille fine dessinée par une légère guirlande de fleurs d’orangers, Raymonde s’avançait au bras de son père, à travers la double haie des assistants, précédée par le suisse de l’église en grand habit de cérémonie. Elle était admirablement belle, le visage illuminé, sous les plis du voile léger, du reflet de ce bonheur immense dont elle était tout entière inondée.

Marcelle venait ensuite, au bras de Fernand dont elle était la seule famille, portant de la main droite le magnifique bouquet de la mariée. Elle était en robe de surah bleu saphir, ses jolies boucles blondes roulant sur les épaules, l’œil clair, la bouche souriante, tout à fait remise maintenant des douloureuses émotions qu’on avait traversées. À côté d’elle, son frère marchait d’un pas hésitant, comme obsédé de l’idée que tout ceci était un beau rêve, dont on allait le réveiller bientôt. On le conduisit au prie-Dieu qui lui avait été réservé dans le chœur, faisant face à celui de la mariée ; il s’y agenouilla machinalement, écoutant, sans en rien saisir, le prélude triomphal dont les grandes orgues sonores emplissaient les échos de l’église.

Derrière lui vinrent se placer son tuteur et M. le docteur Petit, arrivé de la veille, heureux du bonheur de ce pauvre ami, qui avait tant désespéré et devant lequel s’ouvrait enfin l’avenir d’une existence pleine de sourires.

Derrière Raymonde avaient pris place M. Pauley, et l’ami Florian…

La cérémonie commença, la foule attendant, recueillie, tandis qu’un reporter inexorable faisait sa cueillette de noms et de détails, pour son journal du lendemain, pestant de ne pas trouver un renseignement sûr concernant la personnalité du second témoin de la mariée.

Enfin il rencontra un député qui savait et qui l’informa : le second témoin de la mariée était M. Pauley, ministre de la justice du Grand-Duché de Luxembourg, dont M. Dubreuil était devenu intime ami, durant un séjour fait à Mondorf-les-Bains. Et comme il crayonnait ses notes sur le coin de son carnet, il s’interrompit pour demander si le ministre repartait aussitôt après la cérémonie, ou s’il attendait au lendemain…

Son interlocuteur ne savait point. Alors il le quitta sur un geste de remercîment, et alla reprendre plus loin son interrogatoire, désireux de savoir quand M. Pauley partirait. S’il avait la bonne idée d’ajourner son départ, il ne serait pas impossible de le joindre, à son hôtel ou ailleurs. Un ministre du Grand-Duché, c’est un oiseau rare pour le reportage parisien, qui tiendrait un joli succès s’il parvenait à obtenir un interview…

Cependant Raymonde et Fernand venaient d’être conduits à l’autel, et s’agenouillaient sur les coussins disposés à leur usage sur les marches de marbre blanc. M. le chanoine Liévin, invité à la cérémonie, parut alors et fit l’allocution aux jeunes époux ; en quelques mots chaleureux, il parla de la miséricorde de Dieu, qui souvent d’un grand mal sait tirer un grand bien, rappela que la maladie de M. Darcier et de Marcelle avait été l’origine et comme la cause première de la fête qu’on célébrait aujourd’hui ; il en conclut qu’il ne fallait jamais, si désespérante que parût la situation, désespérer de la bonté divine. Puis il termina en souhaitant que cette toute puissante bonté s’étendît à jamais sur le jeune ménage, pour lequel il faisait les vœux les plus ardents de bonheur et de prospérité…

Raymonde était devenue Madame Darcier.

Le défilé maintenant commençait, la foule des notabilités invitées à la cérémonie passant en s’inclinant devant les jeunes époux, qui venaient de signer au registre de la paroisse avec leurs témoins. Et quand tout fut fini, M. Dubreuil se sentant attendrir soudain par une poignante émotion, ouvrit une fois encore les bras et serra tendrement contre son cœur les enfants que l’on venait d’unir, ses enfants.

Et le soir, la scène des adieux fut touchante… Mais quand enfin Raymonde eut prévenu son mari qu’elle était prête à partir, un sourire brilla dans tous les yeux à travers les larmes dont ils étaient noyés.

— Quand nous reverrons-nous, chers amis, avait demandé le docteur.

Raymonde consulta du regard M. Dubreuil, puis Fernand, et alors, tendant la main au docteur comme pour sceller l’engagement qu’elle allait prendre :

— À la saison prochaine, dit-elle, à Mondorf !…


FIN