Un Ministre de la Restauration

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Un Ministre de la Restauration
Revue des Deux Mondes3e période, tome 69 (p. 203-214).
UN
MINISTRE DE LA RESTAURATION
D’APRÈS UNE PUBLICATION RÉCENTE

Pour écrire une bonne biographie, il faut avoir à la fois de la chaleur d’âme et de style et beaucoup de discrétion, se bien persuader qu’on ne rend les hommes intéressans qu’en les représentant tels qu’ils ont été et qu’en matière d’histoire les brodeurs sont toujours ennuyeux. S’il s’agit d’un personnage qui n’a joué dans les événemens qu’un rôle secondaire, il faut résister à la tentation de le surfaire par des artifices d’éloquence, de l’attirer au premier plan, d’ajouter quelques pouces à sa taille. Il importe aussi de peindre les caractères avec leurs hauts et leurs bas, dans la candeur de leurs contradictions, et de se souvenir que l’âme, comme l’a dit un historien, n’est qu’une suite continuelle d’idées et de sentimens qui se succèdent et quelquefois se détruisent, qu’elle reçoit mille changemens par l’âge, par les maladies, par la fortune. Il importe davantage encore de s’en tenir à l’essentiel, aux traits saillans et d’écarter avec soin les détails oiseux. Le vrai biographe n’a garde de tout dire ; comme le vrai peintre, il a l’esprit de choix et de sacrifice. Ce sont des qualités peu communes dans un temps où l’art qui se pratique avec le plus d’amour est celui de se noyer dans les détails.

Quiconque a lu le Louvois de M. Camille Rousset et son Comte de Gisors sait à quel point il possède les vertus et les talens qui font le bon biographe, comme il s’entend à peindre des caractères attachans, sans se croire obligé de s’engouer de ses héros et de les imposer de vive force à notre admiration. On sait aussi quel heureux parti il a toujours tiré des documens inédits que sa sagacité de chasseur lui fait découvrir; si abondans qu’ils soient, M. Rousset ne s’est jamais noyé, il ne se noiera jamais. La nouvelle biographie qu’il vient de publier est un modèle de goût et de discrétion[1]. En racontant la vie du marquis, depuis duc, de Clermont-Tonnerre, qui fut sous la restauration un excellent ministre de la guerre, mais qui, en politique, n’a joué que les seconds rôles, il a su nous intéresser à son personnage sans battre le tambour ni sonner la trompette autour de cette pure et modeste renommée. Heureux les peuples qui auraient à leur disposition, sinon pour régler leurs destinées, du moins pour administrer leurs affaires courantes, beaucoup d’hommes de second plan tels que le marquis Aimé-Marie-Gaspard de Clermont-Tonnerre ! Le génie fait payer quelquefois très cher les services qu’il rend ; les hommes de devoir et de conscience se donnent à ce qu’ils font, et ils aiment à se donner. C’est une grâce d’état.

M. Rousset a peint, dans le marquis de Clermont-Tonnerre, un type de parfait honnête homme. Né le 27 novembre 1779, mort à quatre-vingt-cinq ans, le 8 janvier 1865, après avoir traversé la révolution, la terreur, le directoire, l’empire, la restauration, la monarchie de juillet, il avait vu un second empire remplacer une seconde république. Quoiqu’il eût servi son pays sous deux gouvernemens, il pouvait se vanter de n’avoir jamais trahi la confiance de personne ni manqué à sa parole, ni sacrifié à ses légitimes ambitions le souci de sa dignité ou l’intégrité de son caractère. Il n’y avait jamais eu dans sa vie rien d’équivoque, aucune de ces actions douteuses qu’il faut expliquer non pas une fois, mais cent fois, car l’homme qui se croit tenu de s’expliquer n’en a jamais fini, c’est toujours à recommencer. Il disait dans sa vieillesse : « La plus grande de toutes les difficultés n’est pas de faire son devoir, c’est de le connaître. J’ai toujours voulu faire mon devoir, je crois l’avoir connu ; si je me suis trompé, la bonne foi est mon excuse. » Sa conscience pouvait être tranquille, il ne s’était point trompé et n’avait d’excuses à faire à personne.

C’est surtout dans les temps de révolutions qu’il est difficile de connaître, de découvrir son devoir. Nous lisons dans les très intéressans et très curieux Mémoires de M. de Vitrolles, récemment publiés par les soins de M. Forgues[2], que quand cet homme de beaucoup d’esprit, qui ressemblait peu au marquis de Clermont-Tonnerre, fut dépêché à Toulouse, après le retour de l’île d’Elbe, pour y organiser la défense de la cause royale, le comte de Sainte-Aulaire, préfet de la Haute-Garonne, éprouva le besoin de lui expliquer et sa situation et sa conduite et ses opinions personnelles : « Mon âge ou d’autres circonstances, lui disait-il, m’ont éloigné de l’émigration ; je n’en ai partagé ni les rancunes ni les passions ; les Bourbons m’étaient restés absolument étrangers. Élevé à l’École polytechnique, entré dans l’administration de l’empire, bien traité par le chef de l’état, j’ai été assez longtemps ébloui de cette grandeur qui courbait devant elle toutes les tètes, et je me suis laissé aller à tout le prestige de cette gloire. Cependant il m’est bien venu ensuite, par le sentiment des souffrances publiques, quelque éloignement pour l’homme qui sacrifiait tout à son intérêt. En dernier lieu préfet à Bar-sur-Seine, j’ai encore une fois invoqué le génie de l’empereur et combattu comme un soldat contre l’invasion étrangère, dont les résultats politiques étaient hors de ma prévision. De tout cela, vous le voyez, il ne m’est resté dans le cœur aucun sentiment particulier pour l’empereur ; personne ne blâme plus que moi sa nouvelle entreprise, qui est un désastre pour le pays. Mais cette inclination qu’il ne m’inspire en aucune manière, je l’éprouve pour une personne qui lui tient de bien près, pour l’impératrice Marie-Louise, qui m’a distingué dans sa confiance et ses bontés. » M. de Sainte-Aulaire s’empressa d’ajouter que ses sentimens particuliers n’auraient aucune influence sur sa conduite, qu’il entendait prouver combien il respectait la religion du serment.

Il le prouva en effet jusqu’au bout ; puis, quand toute résistance parut vaine et que la place devint intenable, il ne se soumit pas, il se démit, en adressant à Carnot, ministre de l’intérieur, et au duc de Bassano, des lettres u où il ne se ménageait aucun de ces faux-fuyans si communs dans ceux qui obéissent à contre-cœur aux devoirs imposés. » Après quoi, cet ex-préfet de l’empire et de la restauration, qui unissait à toutes les grâces de l’esprit un jugement exact et rigoureux, dit, entre quatre)e\ix, à M. de Vitrolles, en lui serrant le bouton: « À présent, je vous prie de me dire quelle est en principe votre opinion sur les conditions qui donnent à un gouvernement nouveau les droits à l’obéissance et à la reconnaissance de son autorité, car enfin tous ceux qui existent ont remplacé des gouvernemens établis. » — « Et nous nous mîmes, ajoute M. de Vitrolles, à discuter cette question de droit public, comme on aurait pu le faire sur les bancs de l’école. » Le caractère des temps troublés est de tout remettre en question, même la morale publique, et, une fois que les consciences se prennent à douter d’elles-mêmes, à courir d’oracle en oracle, il faut qu’elles soient d’une trempe particulière pour que leurs incertitudes n’aient pas raison de leur vertu. Le devoir devient obscur, l’intérêt seul est certain. C’est une belle science que la casuistique ; mais il n’y a que les très honnêtes gens qui puissent la cultiver impunément.

M. de Clermont-Tonnerre avait eu, lui aussi, ses doutes, ses hésitations, ses crises de conscience ; mais il avait l’âme trop haute pour n’écouter que son intérêt et il se défiait des oracles équivoques et captieux. Comme le comte de Sainte-Aulaire, et malgré ses opinions royalistes, il était entré à l’École polytechnique, à laquelle il se présenta en 1799, peu de jours après le 18 brumaire. De très bonne heure, il s’était senti du goût pour le métier des armes ; les sévérités de sa première éducation l’y avaient préparé de loin. On lui avait appris, dès sa plus tendre enfance, à coucher sur la dure, à braver les intempéries, à travailler sans feu l’hiver, à manger de tout, à ne jamais se plaindre et à n’avoir peur de rien. À la passion du métier se joignait l’impérieux désir de servir son pays, car ce monarchiste aimait la France, et il ne fut jamais du parti des boudeurs.

Cependant il lui fallait un singulier courage d’esprit pour oser concevoir et exécuter son projet. Le vicomte, son père, qui commandait le Royal-Guyenne, avait émigré le 1er janvier 1792. « Quoi ! s’écrie M. Rousset, le fils d’un colonel de l’armée de Condé servir sous les couleurs de la révolution, sous le drapeau de la république ! Il y avait là de quoi ruiner toutes ses relations, le faire répudier comme un renégat. » Il prit ses précautions, il attendit, pour se présenter à l’école, d’avoir atteint l’extrême limite d’âge, afin de n’être point exposé à porter les armes contre son père et contre son roi. L’armée de Condé n’existait plus, il pouvait s’abandonner à ses goûts, aux inspirations de son patriotisme et de sa fierté, qui lui commandait, selon ses propres expressions, « de ne pas laisser déchoir le nom dont il avait le poids à soutenir. » Pour mettre sa conscience en paix, il imagina de faire consulter par un tiers le prince que les royalistes, depuis quatre ans déjà, nommaient le roi Louis XVIII. Le comte de Provence fut indulgent et daigna approuver sa résolution ; mais tout son monde s’en indigna, se déchaîna contre lui. Rien des années plus tard, M. de Semonville lui disait un jour : « Mon ami, ne vous brouillez jamais avec la bonne compagnie ; c’est une chose qu’on ne pardonne pas en France. » Il est pourtant des cas où il faut savoir se brouiller avec la bonne compagnie : elle est souverain juge en fait de bienséances, mais les bienséances ne sont pas tout dans la vie, et d’ailleurs on conquiert souvent son estime en sachant combattre ses préjugés, braver ses rancunes et mépriser ses mépris.

M. de Clermont-Tonnerre n’a pas été seulement un honnête homme, en définitive, il fut un homme heureux. Quoiqu’il eût peu de goût pour les tracasseries et l’intrigue, son mérite s’imposait, et il prouva aux intrigans que les sages et les modestes font quelquefois leur chemin. Il s’était distingué au siège de Gaëte. À quelque temps de là, le roi Joseph le fit passer dans son état-major ; vingt-quatre heures plus tard, le roi de Naples était devenu roi d’Espagne, et Clermont-Tonnerre allait le rejoindre à Bayonne. Parmi les aides-de-camp nouvellement nommés, il y avait un colonel Guy, dont M. Rousset a raconté les mésaventures dans une des pages les plus agréables de son livre. C’était un brave officier, mais il n’avait pas de chance. Il vient trouver Clermont-Tonnerre, lui propose de faire route de compagnie, à frais communs. Clermont accepte ; mais pendant qu’on charge les bagages, l’autre se ravise et dit : « Je vous gênerais sans doute ; si cela vous convenait, nous renoncerions à voyager ensemble. — Soit ; comme il vous plaira. » Le soir, au palais, Clermont rencontre Guy, qui s’excuse de le laisser dans l’embarras. « Point du tout, répondit-il en riant; je suis fort aise. Vous avez la physionomie malheureuse; vous m’auriez fait arriver quelque accident, » Là-dessus, ils se quittent fort bons amis. Guy part, Clermont le suit à douze heures d’intervalle. En arrivant à Fondi, il aperçoit une voiture couchée sur le flanc; c’est la voiture de Guy, dont l’essieu s’est rompu. Il passe, en lui souhaitant bon voyage. Mais le guignon s’en mêlant, le nouvel essieu a été mal remis; au bout de quelques lieues, autre accroc, et voilà encore notre homme par terre. Lorsque l’infortuné atteignit Bayonne, Clermont-Tonnerre avait sur lui trente heures d’avance. Ainsi va la vie. Les Guy sont impatiens, ils partent, brûlent le pavé, leur essieu casse, et ils restent en chemin ; les Clermont-Tonnerre sont moins pressés, ils prennent leur temps et ils arrivent.

L’homme le plus heureux du monde a ses déceptions, ses déconvenues, mais elles tournent à son profit ; c’est à ce signe qu’on reconnaît son étoile. M. de Clermont-Tonnerre avait pris difficilement son parti d’être attaché à la personne du roi Joseph, il aurait voulu rester au service de France. Joseph avait de l’amitié pour lui et poussait la confiance jusqu’à lui déclarer dans ses heures de mélancolie et de dépit que son terrible frère était un profond scélérat, que les Espagnols avaient raison de vouloir le tuer, que sa conduite avec eux avait été infâme, que les prétendus grands hommes étaient le fléau des peuples, qu’au surplus ce foudre de guerre n’avait que la bravoure de la lunette, que Joseph avait celle de l’épée et du poignard. Malheureusement les affections de Joseph étaient tièdes. Il ne fit rien pour son aide-de-camp, qui finit par se piquer et le pria en 1811 d’agréer sa démission. Ce colonel mis à pied passa dans la retraite les dernières années de l’empire; il lui en coûta beaucoup. « Chaque fois qu’arrivait le bruit de plus en plus lointain d’une bataille, sa fibre militaire tressaillait et le cœur lui battait violemment dans la poitrine. » Mais quand l’empire croula, il se trouvait libre de tout engagement, libre d’obéir à ses penchans naturels, et il en résulta qu’à trente-cinq ans, il était pair de France et maréchal de camp, à la tête de la brigade des grenadiers à cheval. Sept ans après, il devenait ministre de la marine, puis ministre de la guerre. Il ne savait pas bien lui-même comment cela était arrivé, il s’étonnait de son bonheur, c’est le plus doux des étonnemens. La fortune est une grande coquette; elle réserve souvent ses faveurs à ceux qui ne courent pas après elle et qui semblent la dédaigner.

M. de Clermont-Tonnerre n’avait eu que de rares occasions d’approcher l’empereur. Leur première rencontre ne fut pas agréable. C’était dans l’une des grandes réceptions qui suivirent le couronnement. Monge, reconnaissant dans la foule son ancien élève, dont il avait conservé le meilleur souvenir, le prit par la main et dit : « Sire, je vous demande la permission de vous présenter M. de Clermont-Tonnerre, qui est un officier distingué. » A quoi l’empereur répondit sèchement : « Je ne connais d’officier distingué que sur le champ de bataille. » Un peu plus tard, celui que le maître avait ainsi rabroué assistait à la capitulation d’Ulm. Il était resté ce jour-là vingt-quatre heures à cheval et dix-huit sans manger. Le soir, à Elchingen, impossible de trouver du pain. Sa chance le conduit droit à la chambre où festoyaient les aides-de-camp, qui lui offrent à souper. Il soupe et s’en va ; mais comme il s’en allait, il entend dans une pièce voisine la voix tonnante d’un homme en fureur qui jure et qui sacre. Une porte s’ouvre et l’empereur apparaît, l’œil en feu. « Le jeune homme n’a que le temps de se ranger à la muraille, dans l’attitude d’un soldat qui attend des ordres. L’empereur le regarde d’un regard qui va plus loin que lui, referme la porte et laisse l’involontaire témoin de son emportement fort heureux, en hâtant le pas, d’en être quitte pour la peur. »

Il avait entendu rugir le monstre, et le monstre lui avait fait peur. Il ne devait pas mourir sans s’être réconcilié avec lui. Le roi Joseph envoya de Madrid son aide-de-camp porter des dépêches aux Tuileries. Il fut reçu, il essuya des rebuffades; mais il sut apprivoiser ces sombres et orageux sourcils, qui l’avaient mis en fuite. Il séduisit l’empereur par la justesse de son esprit, par son bon sens ; c’était le seul genre de séduction auquel Napoléon fût sensible, il se réservait comme un privilège le droit de déraisonner. Les entretiens que M. de Clermont-Tonnerre avait eus avec le grand homme lui laissèrent une ineffaçable impression ; comme le comte de Sainte-Aulaire, il jugeait son maître, mais il reconnut toujours que César était grand. Les admirations qui nous ont fait battre le cœur dans notre jeunesse ont la ténacité d’un premier amour; c’est une maladie sacrée dont on ne guérit jamais tout à fait; quand on s’en souvient, il y a dans l’âme quelque chose qui frissonne et remue, et le mieux qu’on puisse faire est de confesser ses rechutes. En 1836, M. de Clermont-Tonnerre, alors âgé de près de soixante ans, s’était rendu à Goritz; il y causa longuement et à plusieurs reprises avec le duc de Bordeaux ; il lui disait : «Je compte pour beaucoup dans ma vie d’avoir deux fois entretenu cet homme extraordinaire et d’avoir la certitude qu’il avait gardé de moi un souvenir honorable ; car, il faut bien le reconnaître, peu d’hommes ont exercé une aussi grande action sur leur pays et sur leur siècle. Son nom seul valait plus qu’une armée de cent mille hommes, et il ne faut pas oublier que lorsque sa terrible trompette sonnait à Cannes, tout fuyait jusqu’à Dunkerque. Oui, monseigneur, j’ai vu un tel homme, et je serais bien heureux si la Providence m’avait destiné à en voir quelque jour un second. »

On se convainc facilement en lisant le livre de M. Rousset, que si pur que fût leur légitimisme, les hommes de la vieille France qui, avant de se redonner aux Bourbons, avaient servi sous l’empereur, formaient une race à part, qu’ils se sentaient isolés et un peu dépaysés dans le camp des royalistes. Le lion les avait marqués de sa griffe, ils en gardèrent l’empreinte jusqu’au bout. Si nous avions à définir le marquis de Clermont-Tonnerre, nous dirions qu’il fut le zélé serviteur de la légitimité, mais qu’en matière de gouvernement, il ne croyait guère qu’à la méthode napoléonienne. Il aimait beaucoup ses rois, il goûtait médiocrement le régime, qu’il jugeait précaire et fragile, et il entrait un peu de scepticisme dans sa fidélité.

Il avait trop de bon sens pour se faire des illusions, pour s’imaginer que la Vendée fût la France. Il estimait que la vieille foi monarchique était morte, qu’en acceptant les Bourbons, la nation s’était prêtée à ses nouvelles destinées par indifférence et par lassitude. Quand Napoléon fut revenu sans coup férir de l’île d’Elbe aux Tuileries, il répondit au comte Mollien qui le félicitait de sa marche triomphale, de l’enthousiasme qui avait éclaté partout sur son passage : « Bah ! mon cher Mollien, le temps des complimens et des flatteries est passé. Ils m’ont laissé arriver comme ils ont laissé partir les autres. » La France était fatiguée, elle s’en remettait à l’accident et au canon de Waterloo du soin de lui donner des maîtres, mais elle se réservait le bénéfice d’inventaire. Au mois de mars 1815, l’abbé de Montesquieu avait dit à M. de Vitrolles, qu’il traitait de ministre chouan : « Vous supposez qu’il y a des royalistes; en réalité, il n’y en a point, si ce n’est quelques vieux roquentins comme moi. » Vingt ans plus tard, M. de Clermont-Tonnerre osait dire à la duchesse d’Angoulême, qui bondit sur son fauteuil : « Sans doute la religion de la légitimité existe dans le cœur de quelques hommes, dans le sein de quelques familles, dans quelques portions d’un petit nombre de provinces; mais, hors de là, il faut bien l’avouer, la fidélité elle-même raisonne et veut, pour livrer au hasard les intérêts les plus chers, avoir au moins des garanties, que le roi, s’il remonte sur le trône, saura s’y maintenir. » Dès 1815, la fidélité était fort raisonneuse, et, se flattant d’être plus sage que ses rois, elle ne les croyait point sur parole.

Le vrai royalisme est une religion. Le petit nombre d’hommes qui la professaient dans son intégrité étaient disposés à s’abstenir, à se retirer de tout, à s’enfuir, comme les ermites de la Thébaïde, loin d’un monde profane qui ne connaissait plus le vrai Dieu que de nom. Le jour où le marquis de Clermont-Tonnerre fut appelé à la chambre haute, il crut à une méprise, à une confusion, et que c’était le vicomte son père qu’on avait voulu nommer. — « Non, non, lui dit le vieux gentilhomme, c’est bien de toi qu’il s’agit. Profite de ta nomination, si cela te fait plaisir. Tu es jeune, cela te va mieux qu’à moi; si j’étais nommé, je refuserais, je te le déclare. J’appartiens à une autre époque et ne veux être pour rien dans ces tripotages, qui ne sont que de la révolution. » Le fils, comme le père, était d’une autre époque. L’un regrettait l’ancien régime, l’autre avait vu de près Napoléon, et il pensait que ce maître homme avait découvert la seule méthode de gouvernement qui convienne aux sociétés modernes, « attendu qu’on ne peut agir sur les peuples très civilisés ni par les sentimens généreux, qui se perdent avec la religion et la morale publique, ni par les illusions que les lumières dissipent, et qu’ils ne sauraient être gouvernés que par une autorité dont la force est évidente et présente. » Il accepta pourtant la pairie, mais il avait une invincible répugnance pour le système parlementaire; il était fermement convaincu que des ministres nommés par le roi étaient les ministres du roi, que leur sort ne devait jamais dépendre des caprices d’une chambre.

Il eût dit volontiers aux conseillers de Louis XVIII : « Tenez-vous-en au pouvoir fortement constitué que vous a légué l’empire ; conservez le lit de Bonaparte et couchez-y le roi. » Toutefois il ne le disait pas; il considérait que « le roi ayant juré la Charte, elle était devenue une véritable lettre de change signée Maison de Bourbon et que le jour où cette lettre de change se trouverait protestée, la maison de France aurait fait banqueroute. » Mais cette malheureuse charte le chagrinait, l’inquiétait beaucoup, il la jugeait incompatible avec une vraie, monarchie, et il s’obstinait dans l’idée que, pour sauver leur couronne, les Bourbons devaient « s’assurer l’appui d’une armée disciplinée, forte et satisfaite. »

il appelait de tous ses vœux une grande et glorieuse guerre, qui servirait de dérivatif aux querelles des partis, qui occuperait la France et flatterait l’honneur national. Ce fut sa principale préoccupation pendant son ministère, et dès 1827, il a si bien tracé dans ses grandes lignes le plan de l’expédition d’Alger que, comme le remarque son biographe, trois ans après, l’armée conquérante n’a pu mieux faire que de le suivre. — « Sire, disait-il. Votre Majesté ne doit pas se dissimuler que l’armée est le clou auquel sa couronne est attachée et qu’après tant de révolutions, l’esprit militaire est la seule part d’esprit public qui nous reste. » Il avait, à ce sujet, de fréquentes et vives contestations avec son collègue, M. de Villèle, qui entendait populariser le roi par des économies, par des diminutions d’impôt. L’un et l’autre avait sa recette. Celui-ci voulait que la royauté cherchât sa force dans la chambre élective, celui-là qu’elle ne se fiât qu’à ses soldats. Tous deux se trompaient. Malgré ses grandes et ses petites habiletés, M. de Villèle vit la chambre lui échapper, et la prise d’Alger ne put retarder d’un seul jour la chute du trône.

Croirons-nous que les Bourbons, mal avisés, mal conseillés, aient succombé sous le poids de leurs fautes ou devons-nous voir dans leur malheur l’accomplissement d’une destinée, que ne pouvait conjurer aucune prudence humaine? Est-ce aux hommes qu’il faut s’en prendre ou à la force des choses, à la fatalité des situations et des principes? Tel historien de la restauration est disposé à croire que les ultras ont causé tout le mal; il en fait des boucs émissaires, seuls responsables de la catastrophe. L’homme de bien et de mérite dont M. Rousset a raconté la vie avait peu de goût pour les ultras, et M. de Vitrolles lui-même est convenu « que ce parti orgueilleusement égalitaire était fort difficile à conduire, qu’il ne reconnaissait de supériorité ni dans les talens ni dans les services qu’on lui rendait. » Ces royalistes à outrance avaient le tempérament et toutes les impatiences révolutionnaires. Ils ne demandaient pas, ils exigeaient, et n’accordaient aucun délai. Ils entendaient que, toute affaire cessante, on s’occupât du redressement de leurs griefs. De cruelles abstinences, des jeûnes forcés avaient irrité leur appétit, leur vertu avait hâte de se consoler de ses longues privations; ils avaient tous les titres et tous les droits; on leur devait tout, ils ne devaient rien à personne.

Beaucoup d’entre eux ressemblaient à cet enseigne de vaisseau qui alléguait qu’ayant été élève de la marine en 1789, il avait rempli le plus saint des devoirs en ne servant pas la révolution, mais que s’il était resté au service, sans tenir compte de l’avancement extraordinaire qu’il aurait pu mériter par ses exploits, il se serait sûrement élevé par droit d’ancienneté jusqu’au grade de contre-amiral, qu’il réclamait de la justice du roi. — « Répondez-lui, disait M. de Vitrolles au ministre de la marine, que vous reconnaissez ses droits, mais qu’il oublie un fait essentiel : c’est qu’il a été tué à la bataille de Trafalgar. » — En recevant ce genre de placets, Louis XVIII s’indignait tour à tour ou plaisantait. Il se souvenait d’avoir lu qu’à l’avènement de Charles II, un tory très prononcé lui avait demandé une place dans sa maison pour avoir trompé un mari whig.

M. de Clermont-Tonnerre ne reprochait pas seulement aux ultras leurs insatiables avidités ; il les accusait de travailler par leur opposition factieuse au discrédit et à la ruine de l’autorité royale. À cheval sur leurs droits parlementaires, ils se regardaient comme souverains en matière de budget et même souvent en matière d’administration, et ils prétendaient se servir de la charte pour renverser l’un après l’autre tous les ministères modérés qui avaient la confiance et l’oreille du roi. « Ils ne tendaient à rien moins, comme le dit fort justement M. Rousset, qu’à tout envahir, à tout absorber, à réunir dans leurs mains tous les pouvoirs, à reprendre en quelque sorte au roi l’autorité royale pour la lui rendre façonnée à leur guise, plus forte, plus énergique, plus absolue, à condition toutefois d’en être les instrumens et les organes. » On les vit plus d’une fois voter avec autant d’ardeur que la gauche les lois les plus favorables à la presse. Quand M. de Clermont-Tonnerre s’en étonnait, on lui répondait : « Sans la liberté de la presse, nous ne pourrons jamais nous débarrasser des ministres qui, selon nous, perdent la royauté ; mais soyez tranquilles, le jour où nous aurons des ministres dignes de notre confiance, nous leur donnerons tout le pouvoir qu’ils voudront sur les journaux. » Quelques années plus tard, l’un des chefs du parti, M. Corbière, lui disait : « Je sentais bien, dès ce temps-là, que, malgré nous, nous affaiblissions par notre opposition un pouvoir déjà trop faible, que nos attaques passaient souvent par-dessus les ministres et arrivaient jusqu’au trône. Et maintenant, je vous le dis sincèrement, j’en ai des remords. » Le repentir est la plus inutile des vertus ; l’histoire n’en tient aucun compte.

Cependant, quelque mal qu’aient pu faire les ultras à la cause qu’ils faisaient profession de défendre, ils n’étaient pas tous des quémandeurs de places, des brouillons ou des fous, et tout n’était pas absurde dans leurs théories. Les hommes fort intelligens qu’ils avaient à leur tête n’avaient pas tort de douter que la constitution anglaise convînt à tous les peuples, que la France s’accommodât d’un habit fait pour une autre taille. Ils ne se trompaient pas quand ils affirmaient que la monarchie qu’on venait de restaurer avait besoin pour vivre d’être entourée d’institutions monarchiques empruntées à l’ancien régime, à savoir d’une noblesse indépendante, d’un clergé propriétaire et non salarié, d’assemblées provinciales, de corporations d’arts et métiers. Ils pensaient que, selon le mot de l’évangile, il ne faut pas mettre le vin vieux dans des vaisseaux neufs, qu’on perd son temps à vouloir accorder les contradictions, que la politique est l’art d’assortir les choses.

Leur malheur était de demander l’impossible. Quels vestiges subsistans du passé pouvait-on retrouver dans une société balayée par les tempêtes ? Et le moyen de concilier les rénovations qu’on rêvait avec les intérêts créés par la révolution, consacrés par l’empire et qui, prompts à s’émouvoir, ardens à se défendre, s’agitaient à la moindre alerte comme un oiseau de proie dont on inquiète le nid? On leur disait pour les rassurer : « Ne craignez point, nous ne voulons point vous faire de mal, nous n’avons pas le cœur si noir qu’on le prétend. Nous maintiendrons l’abolition des privilèges et des corps privilégiés, l’égalité civile, la liberté des cultes, et nous ne toucherons point aux biens nationaux. Mais si nous respectons les droits acquis, nous n’admettrons plus à l’avenir l’application des principes qui les ont créés et que nous regardons comme destructeurs de tout gouvernement. » C’était dire : « Ce que vous appelez l’ordre n’est qu’un désordre, et quand nous serons les plus forts, vous verrez beau jeu. » En 1814, les ultras avaient comparé le général Soult, devenu ministre de la guerre de Louis XVIII, à un chat qui pense sept fois par jour à étrangler son maître; les ultras étaient une autre espèce de chats et ils pensaient plus de sept fois par jour à étrangler la France nouvelle.

M. de Vitrolles était à ses heures un vrai philosophe, autant que peut l’être un homme d’intrigue : — « Le rétablissement de l’ordre ancien, lit-on dans ses Mémoires, comptait de nombreux partisans parmi les royalistes; c’était, suivant eux, la seule garantie de l’avenir et une juste vengeance des maux soufferts. D’ailleurs, le rétablissement de l’ancienne dynastie semblait exiger le rétablissement de l’ancien gouvernement. L’instinct du roi et des princes s’y portait naturellement, lors même que leurs intentions les en détournaient. On serait revenu volontiers à ce passé que chacun reconstruisait à sa manière, mais dans lequel chacun se serait peut-être trouvé fort mal à son aise. » C’était la logique des choses, et tôt ou tard cette logique devait mener aux abîmes. Tant que Louis XVIII vécut, on put s’aveugler sur l’évidence du péril. Il avait trop d’esprit pour n’avoir pas des doutes et une dose d’indifférence, et dans certains cas l’indifférence est le salut des rois. M. Beugnot disait de lui : « Nous devrions bénir le ciel de nous avoir pétri un roi d’une pâte composée de la plus fine fleur de la farine constitutionnelle. » Son long séjour en Angleterre, son tempérament, ses qualités, ses défauts, son âge, tout le disposait à se contenter d’une royauté à l’anglaise. Il chargeait volontiers les autres de régler ses volontés. Il avait ses fantaisies; mais dans les affaires d’état, il consultait, il écoutait et se bornait à décider entre des avis différens. Laissant les ultras se plaindre « que le triomphe de la cause pour laquelle ils avaient tant souffert n’eût abouti qu’à un pacte avec la révolution, » il n’accordait sa confiance qu’aux esprits modérés, à ceux qui prêchaient la fusion des partis, ce juste milieu que M. de Vitrolles traitait d’idée métaphysique. Il aimait son Horace, et son Horace avait toujours aimé les milieux. Après lui, la fatalité des instincts prévalut sur la prudence. A la première difficulté sérieuse qu’il rencontra, son successeur, qui n’avait jamais séparé la religion de la politique, renonça à forcer son naturel; il s’affranchit des vains égards, des devoirs convenus, il montra à la France son vrai visage et lui déclara sans détour qu’un Bourbon qui se respecte ne peut être qu’un roi chouan. En 1830 a été résolue la question de savoir si les sociétés modernes doivent être gouvernées par les dogmes ou par les intérêts. M. de Clermont-Tonnerre avait annoncé dès 1817 que Monsieur, en arrivant au trône, voudrait rentrer dans ses droits comme dans son bien, que tôt ou tard ses prétentions l’engageraient dans un redoutable conflit avec la chambre, « dont l’influence s’étendrait jusque sur l’esprit des troupes. » Il concluait en ces termes : « Un homme dans la personne duquel tous les intérêts de la révolution se trouveront concentrés sera présenté à la nation comme le seul qui, ayant intérêt à leur maintien, saura toujours les respecter et les défendre. L’idée parricide de la révolution se trouvera réalisée, et la révolution vraiment consacrée avec le moins d’ébranlement possible. » Ce jour-là, M. de Clermont-Tonnerre avait été prophète ; il avait prédit treize ans d’avance les journées de juillet et la royauté bourgeoise.

Il ne voulut point la servir; il avait prêté, disait-il, son dernier serment. Le propriétaire de Glisolles et d’Achy, partagea désormais sa vie entre ses affaires, son jardin, ses bois et l’étude. En 1811, après avoir quitté le service d’Espagne, il s’était mis au grec. Il amusa son loisir et sa vieillesse en traduisant Isocrate. On a peine à croire qu’il goûtât beaucoup cette prose travaillée jusqu’à l’excès, ces périodes savamment balancées, où l’artifice est trop sensible. Ce qu’il admirait sans doute dans ce professeur de rhétorique, c’était le moraliste, l’homme de bien, le sage, le patriote, découragé, mais non désespéré, qui, gardant le culte de la vieille Athènes, ne laissait pas de s’accommoder aux temps, tâchait de voir le bon côté des hommes et des choses, acceptait tout, même Philippe de Macédoine, et conciliait tous les regrets avec toutes les résignations. Comme Isocrate, M. de Clermont-Tonnerre fut jusqu’à la fin fidèle à ses souvenirs. Ce qui se passait n’était pas pour lui plaire ; mais il ne boudait point. Au surplus, quand on a le bonheur de savoir le grec, on n’est jamais tout à fait malheureux.


G. VALBERT.

  1. Un Ministre de la restauration, le marquis de Clermont-Tonnerre, par Camille Rousset, de l’Académie française; Plon, 1885.
  2. Mémoires et Relations politiques du baron de Vitrolles, publiés, selon le vœu de l’auteur, par Eugène Forgues, 3 vol. in-8o; Charpentier, 1884.