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Un Mort vivait parmi nous/32

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La Sirène (p. 148-151).


XXXII



TU me conduiras sur le fleuve, dis-je au vieux Saramaca aveugle. Tu me conduiras…

Les mains du vieillard tremblent ; ses lèvres balbutient ; il est ivre d’orgueil ; il chancelle.

— Pour fuir le sortilège, pour sauver mon esprit en déroute, j’irai avec toi sur l’autre rive, à la fourca où croisent les convois… Puis, les chercheurs d’or m’amèneront à Mana… Peux-tu concevoir cela : la mer ? Une grande pirogue roule et tangue sur un fleuve sans rives… On ne voit plus rien… Le brouillard qui s’étend derrière tes prunelles mortes, c’est la mer…

L’aveugle s’accroche à mes bras :

— Je te suivrai… Ne m’abandonne pas. Ici, les arbres et les hommes me cachent la lumière… Mais, là-bas, je verrai le jour.

— Au bout du fleuve béant, après le désert d’eau, après l’immense plaine mouvante et stérile, commence la terre qui m’attend… C’est un petit village perdu parmi les hommes, comme ce camp dans la brousse. Il dort sous des toits gris et roses. Rien n’a jamais troublé la lumière de ses yeux. Il est, comme toi, très vieux ; et comme toi, chaque soir, il s’endort dans un rêve d’enfant. Des rosiers grimpants recouvrent les murs et les tours et les peupliers qui le protègent du vent… des rosiers roses et rouges semblables aux berceaux de lianes fleuries d’orchidées qui couvrent ta maison.

— …

— Là, sur le pas de la porte, surveillant la route avenante, une femme m’attend, très pauvre, et priant à chaque heure pour son fils égaré. Et moi, j’arrive… Elle pleure de joie.

Tout le soir, nous préparons le départ en cachette. Le vieux Saramaca n’en finit pas de choisir les objets qu’il emporte. Sous le banc de la pirogue il enfouit de précieux trésors : des peignes, des piments et le pot qui contient l’affreux mélange de tabac et de poivre.

Un intime bonheur, une joie sourde, a pénétré mon cœur et court avec mon sang. Rien ne me retient plus… Je partirai… et ce sera tout. L’envoûtement du Peau-Rouge est fini.

La nuit venue, prenant par la main le Saramaca aveugle, je descends au fleuve. Nous passons sans frôler une branche, sans troubler aucune ombre. Le vieillard, accroupi à l’arrière, lance la pirogue à larges coups de pagaie et gouverne en suivant le courant. Je dois, à l’avant, signaler les arbres flottants et les embûches de la route. Mais, dans la nuit profonde, mes yeux imparfaits d’Européen sont sans effet.

Sur le fleuve hermétique, il n’y a plus rien que des ténèbres et du silence et les odeurs angoissantes des santals de la rive.

— Plus vite…

Le vieillard, les mains crispées sur la large palette, précipite les coups, halète et gémit.

— Plus vite…

La pirogue semble être immobile sur l’eau noire, comme si quelque lien l’attachait au dégrad. Je cherche en vain quelque point de repère. Rien n’apparaît dans l’obscurité compacte.

— Plus vite…

L’aveugle, épuisé, peine de toutes ses forces et geint sans arrêt. La pirogue, redressée à l’avant par les coups répétés, embarque et nage dans un remous d’écume. Cependant, j’ai, à chaque instant plus sensible, l’impression qu’une force nous retient, et que la pirogue lutte sur place contre le courant. C’est une angoisse qui grandit, une frayeur encore confuse, dont je ne discerne pas la raison.

— Plus vite…

Une douleur aiguë, comme un pincement de tenailles, me meurtrit le cœur. Sous la déchirure que je sens en moi, mes yeux se sont emplis de larmes.

Un mot est venu à mes lèvres :

— Marthe…

Il est comme un fer rouge sur ma poitrine. Les ongles pénètrent dans les paumes des mains, la tête bardée de pointes acérées, je tombe sur les genoux, mon front touchant l’étrave.

— Marthe…

Et c’est fini… Le vent qui sèche la sueur dans mes cheveux m’apporte la fraîcheur et le repos.

Pour revenir au dégrad, j’ai pris à l’arrière de la pirogue la place du vieillard infirme. Chaque coup de pagaie qui me rapproche du camp où dort Pierre Deschamps enlève à ma poitrine un peu du fardeau qui l’oppresse.

Comme nous abordons le débarcadère des Saramacas, un flot de lucioles débouche de la brousse, tourbillonne sur nos têtes et tombe, comme une fin de feu d’artifice, sur les bambous frissonnants. Dans un instant, semblable à un brasier qui s’allume, le jour naît sur le fleuve. Et, lorsque, soutenant dans mes bras le vieillard qui chancelle, j’entre dans le carbet en désordre, j’entends les bruits joyeux du matin, les piaillements des enfants et les rires des ménagères.