Un Mort vivait parmi nous/42

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La Sirène (p. 195-201).


XLII



A l’aube, les branches d’un palétuvier incline sur la rivière étalent un immense parasol très bas sur nos têtes. L’air est si calme que les mouches dorées semblent suspendues comme des points d’or, çà et là autour de nous.

Une béatitude de bêtes repues nous vient du sommeil encore mal dissipé. Il y a, aux extrémités des branches, des liserons mauves et roses qui pendent sur la rivière comme une voilette au front d’une femme.

Soudain, les feuilles mortes sur le sol s’entr’ouvrent, et deux yeux apparaissent au ras de terre, deux grands yeux ouverts d’une intensité d’expression presque humaine, qui montent comme soulevés du sol, et qui nous regardent et nous fixent.

Ces yeux exorbités, aux paupières lourdes, appartiennent à un être d’épouvante, à une boule énorme, à une outre de peau flasque, couverte d’écaillés vertes et violacées, qui se gonfle lentement.

Quand il est dressé sur ses pattes invisibles, le crapaud-bœuf oscille lourdement.

Les yeux qui fixent mon regard sont doux et limpides, comme des yeux de femme, ils rayonnent la lumière, l’intelligence et la vie.

La crainte tient encore immobile le monstre visqueux, prêt à bondir.

A travers le feuillage ajouré, on aperçoit une ronde de colibris tournoyant sur le fleuve.

— Voici, dit Pierre, le tracé de chasse qui conduit au dégrad Péhi. Lorsque, pour la première fois, je suis venu au placer Elysée, Delorme m’attendait à ce carrefour. Nous avions, comme ce matin, laissé la pirogue à l’embouchure de la crique Verte qui marque le point terminus de la navigation, attendant les hautes eaux. Delorme venait vers moi les mains tendues…

— …

— Un jour, j’ai quitté le placer. Quelque chose de plus puissant que tout m’entraînait. C’était la fascination de l’Indien. Avec les Saramacas qui allaient à Enfin, je suis parti… C’était la route du pays fabuleux… En me revoyant, que va dire Delorme ?

Sur le sentier, visible seulement pour des yeux exercés à la brousse, nous allons lentement. Derrière nous, suivent les Saramacas porteurs de pagaras. Dans moins d’une heure, nous serons à Elysée.

Pierre Deschamps, une fois encore, m’interroge sur les hommes du camp. Que sont-ils devenus ? Colbert, le mulâtre élégant, sanglé dans son costume blanc comme un officier d’infanterie coloniale… Loubet, le chef mécanicien aux larges épaules, Ganne, le comptable décharné dont la peau était tendue sur les os comme une voile le long d’un cordage… Mais ses questions restent sans réponse, car je sais bien qu’il les fait pour se dissimuler à lui-même l’image qui l’obsède.

Je sais bien que Marthe habite son âme et qu’il n’y a pas de place en lui pour d’autres pensées.

Soudain, me prenant par le bras et continuant à marcher à mon côté sans me regarder :

— Ce n’est sans doute qu’une coïncidence, dit-il… Marthe arrive à Elysée… Dans le même temps, une force irrésistible me fait quitter Enfin… Je pars… c’est vers elle que je vais… vers elle… comprends-tu cela ?… Marthe est au placer, et moi, dans quelques instants, je serai là.

Je sens sous mon bras son coude qui tremble. Ses yeux se sont tournés vers moi, mais, pour ne pas les voir, j’observe sur le sol la trace fraîche d’un tapir.

Les Saramacas donnent la chasse au tapir qui fuit devant nous. Nous débouchons dans la vallée de l’Elysée.

Le tapir a le cou et les oreilles d’un âne, le corps et les jambes courtes du porc, des pieds de rhinocéros. La tête, petite, avec des yeux très étroits, se termine par une trompe. Il a la grosseur, la force et la stupidité du bœuf.

Il s’élance dans le marécage ; l’eau éclaboussée accompagne sa fuite éperdue. Appuyé des pattes de devant à la coque, il tente en vain l’escalade de la drague. Les griffes grincent sur le métal ; il tombe, s’efforce à nouveau d’atteindre le refuge, plonge comme un noyé désespéré, et revient au point où il a quitté la berge.

Les chasseurs l’attendent et l’abattent à bout portant.

Le placer est une étendue désertique, éblouissante et miroitante comme un lac sous le soleil. C’est une immense cuvette où la lumière bout.

Dans le silence torride, sous le feu jaillissant du ciel comme d’une fournaise ouverte, nous avançons à la file indienne. Les Saramacas traînent sur le sol la dépouille du tapir qui laisse une trace sanglante sur les quartz blancs.

Les maisons de la colline apparaissent, une à une, encadrées de dentelle verte. Les champs de manioc et de canne à sucre qui entouraient le village créole sont envahis par des lianes rampantes.

Tout près de nous, la jungle menaçante grimace à notre approche. Elle a repris ses droits ; son avant-garde occupe déjà le terrain abandonné par l’ennemi en déroute.

Le silence flambe comme une moisson incendiée sur le terre-plein. Devant la case de Marthe, un vertige m’arrête. Mes lèvres murmurent :

— C’est ici…

Mais Pierre gravit déjà l’escalier de la case commune.

Le jardin de Marthe est un verger inhabité ; des plantes folles couvrent jusqu’aux plus hautes branches ; les allées ont des tapis d’herbes grasses.

Nos pas résonnent dans la grande case qui est vide. Il y a sur la table des fleurs flétries qui sont comme une lumière éteinte.

Nous restons là jusqu’au soir, épuisés par l’étape trop longue, attendant dans une douloureuse lassitude, le retour des mineurs.

Glissant entre les cocotiers, ombres noires à l’approche de la nuit, les hommes, un à un, apparaissent sur le terre-plein et se dirigent vers la case.

Où étaient-ils, d’où viennent-ils ?

Ils s’assoient en silence auprès de nous. Leurs yeux brillent ; ils ont, sur leur visage desséché, l’expression d’hommes résolus qui ont beaucoup souffert, qui ont longtemps médité, et qui sont prêts à l’action. Ils nous regardent avec méfiance, comme si notre arrivée troublait la réalisation de quelque projet imminent.

— Et Ganne, où est-il ?

Delorme penche plus avant sur sa poitrine son front incliné, il hoche légèrement la tête et se tait.

— Et Devey ?

— …

— Et Lefèvre ? et Flogny, et Breuillard ? Le silence accablant nous oppresse.

— Ils sont morts, comme Ganne, dit une voix tout près de moi.

L’Indien, assis à l’écart dans l’encadrement de la baie ouverte sur le marécage, semble couvert d’un manteau irradiant comme si toute la lumière du soir se concentrait sur lui.

Lui seul parle. Sa voix est un bourdonnement sourd, comme le bruit d’une foule au loin. Aucun de nous ne suit le récit qu’il semble faire à voix haute pour lui-même et qui est plein d’images de querelles, de révoltes, d’exaspérations et de tueries.

Une même pensée nous obsède.

— Et Marthe ? dit enfin Pierre Deschamps debout devant Delorme.

L’ingénieur étend le bras vers les cases disséminées dans la verdure, par delà la lumière argentée, très basse et très lourde, qui frissonne encore sur la terrasse.

— Elle est là… dit-il.