Un Naturaliste français - Le marquis de Saporta
C’est une étrange chose que l’antiquité n’ait eu aucune idée de l’histoire primitive de notre planète et qu’il ait fallu arriver à notre siècle pour que la question des origines du monde animé ait été étudiée. Mais à peine Georges Cuvier a-t-il jeté les bases de la paléontologie que cette science a marché avec une rapidité qui est un des faits les plus remarquables de notre époque. Naturalistes, penseurs, artistes, aspirent à se représenter les scènes majestueuses des temps géologiques et leurs étonnantes créatures. Ils essaient de ressusciter non seulement les animaux des âges passés, mais aussi les plantes qui ont décoré les paysages où ils se mouvaient.
Le marquis de Saporta que nous venons de perdre est un des hommes dont les recherches ont le plus contribué à fonder la paléontologie végétale. Adolphe Brongniart a été le premier en France qui se soit livré à une étude approfondie des plantes fossiles. Analyste habile, il a su faire ressortir leurs différences, mais il ne possédait pas des matériaux assez nombreux pour aborder des travaux de synthèse. Saporta a entrepris ces travaux ; il a tâché de comprendre l’histoire de la création du monde végétal. Il y a une trentaine d’années, il vint dans mon laboratoire du Jardin des Plantes : « D’après ce que j’ai vu, me dit-il, vos recherches sur les animaux fossiles vous ont appris que les espèces ne sont pas des entités immuables, mais de simples phases de transformations de types qui, sous la direction du Divin Ouvrier, poursuivent leur évolution à travers les âges. J’ai observé la même chose pour les plantes fossiles. Si vous le voulez, nous travaillerons ensemble, nous nous éclairerons mutuellement, car ce qui est vrai pour le monde animal, doit l’être pour le monde végétal. » Depuis ce temps, j’ai toujours marché de concert avec le savant paléontologiste de la Provence ; à distance, nous nous communiquions nos idées, et maintenant qu’il vient de mourir, je déclare que je n’ai pas rencontré de naturaliste auquel j’aie trouvé plus d’ingéniosité et de profondeur. Je serais heureux de faire partager l’admiration qu’il m’inspire aux lecteurs de cette Revue. Il n’est pas un inconnu pour eux ; ils ont lu plusieurs articles de lui où le talent du lettré a paru en même temps que celui du savant. Mais peut-être ils n’ont point eu occasion d’étudier ses immenses travaux de science pure qui occupent un nombre étonnant de volumes et feront sûrement passer son nom à la postérité.
Avant de parler de ses ouvrages paléontologiques, je crois devoir donner quelques renseignemens sur sa famille, sa vie, ses essais historiques. Un grand seigneur, prince de la science, est dans notre pays un homme assez rare pour que sa personnalité puisse nous arrêter quelques instans.
Louis-Charles-Joseph-Gaston, marquis de Saporta, est né en 1823, à Saint-Zacharie, dans le Var. Sa famille est d’origine espagnole. Les Zaporta[1] ont occupé un rang élevé à Saragosse et ont été alliés aux meilleures maisons d’Espagne. L’un d’eux, don Gabriel, fut le premier consul de Saragosse de 1563 à 1567. Dona Hieronima Zaporta et son époux don Alfonse Villaponda fondèrent la magnifique chartreuse de la Conception aux environs de Saragosse. Un des fils de M. de Saporta m’a dit que la casa Zaporta se voit encore rue Zaporta ; c’est un bel édifice de la Renaissance.
L’oncle du premier consul de Saragosse, Louis Saporta, s’établit en France sous le règne de Charles viii. Il eut deux enfans : une fille, Françoise, qui se maria en 1499 et dont la descendance a fourni plusieurs chevaliers de Malte ; un fils appelé aussi Louis, qui vint à Toulouse et de là à Montpellier où il s’adonna à la médecine. Pendant trois générations, les Saporta furent médecins royaux et doyens de l’Université de Montpellier. L’un d’eux, Antoine, embrassa la religion réformée. Il gagna l’amitié d’Antoine de Bourbon, roi de Navarre, et de son fils qui devint Henri iv. Rabelais, dans le Pantagruel, le cite parmi ses « antiques amys qui jouèrent avec lui la morale comédie de celuy qui avait épousé une femme muette : « Le bon mary veut qu’elle parle… La parole recouvrée, elle parle tant et tant que son mary retourne au médecin pour remède de la faire taire. Le médecin répond avoir remèdes propres pour faire parler les femmes, mais n’en avoir pour les faire taire. Remède unique être surdité du mary. La femme voyant que de lui n’estait entendue devient enraigée. Puis le médecin demande son salaire, et comme le mary respond qu’il n’entend, il lui jette une poudre qui le rend fol. Le fol mary et la femme enraigée se rallient et tant battent le médecin et chirurgien qu’ilz les laissent à demy mors. » Rabelais ajoute : « Je ne ris oncques tant que je lis a ce patelinage. »
Le fils du joyeux doyen de Montpellier fut Jean Saporta qui a été également doyen. Il a combattu dans l’armée huguenote où il était colonel sous le commandement de l’amiral de Coligny ; après la journée de la Saint-Barthélemy, il se jeta dans La Rochelle et y fut blessé dangereusement. Son fils Étienne Saporta abjura le protestantisme et fut président de la chambre de Montpellier. La plupart de ses descendans se sont voués au métier des armes. Aujourd’hui il nous paraît singulier de voir dans une noble famille des hommes qui portent indifféremment la robe de médecin ou celle de magistrat ou l’épée. Saporta, qui était bien au courant de l’état social du midi de la France dans le xvie siècle, m’a quelquefois fait des réflexions intéressantes à ce sujet. Il me disait qu’on aurait une idée fausse du rôle de la noblesse en France, si on s’imaginait qu’elle a pendant longtemps constitué une caste isolée du reste de la nation, comme à partir du règne de Louis xiv. Elle était mêlée à tout, aux sciences, aux arts, au commerce, à l’industrie. Ce n’était pas une noblesse de parade, croyant indigne d’elle de remplir les emplois qui peuvent être utiles au pays. On ne s’affublait point autant qu’à présent de titres et de particules. Ainsi qu’aujourd’hui en Angleterre, la noblesse représentait dans les diverses branches la quintessence du pays ; c’est pourquoi elle s’est maintenue si longtemps respectée, souvent même aimée. Quand la monarchie, gênée par sa puissance, a voulu la diminuer, elle a favorisé ses goûts vaniteux ; les gens empanachés se sont séparés des bourgeois et des travailleurs ; ceux-ci peu à peu se sont mécontentés, jugeant que ceux qui sont à la peine doivent être à l’honneur.
Gaston de Saporta a été initié dès son enfance aux études d’histoire naturelle. Son père, un ancien officier, s’occupait d’insectes et surtout de papillons. Son grand-père maternel était Boyer de Fonscolombe, entomologiste habile qui a laissé des ouvrages appréciés ; il est mort en 1853, à l’âge de plus de quatre-vingts ans ; ce fut un des fondateurs de l’Académie d’Aix. L’arrière-grand-père s’adonnait à la minéralogie et avait une correspondance suivie avec l’abbé Haüy. Ces trois naturalistes s’occupaient également de botanique, ils ont formé un herbier important. En outre ils eurent l’intelligente idée de réunir dans leurs parcs de Fonscolombe et du Moulin-Blanc de nombreuses espèces et variétés d’arbres. Le parc de Fonscolombe, situé au nord du département des Bouches-du-Rhône, non loin des rives de la Durance, présente surtout des essences de pays tempérés ; arrosé par des eaux abondantes, il a de plantureux herbages qui lui donnent l’apparence d’un coin de la Normandie transporté sous le ciel de Provence. Au Moulin-Blanc, près de Saint-Zacharie dans le Var, il y a aussi des eaux vives et des herbages, mais à côté on admire les palmiers et les autres plantes des pays chauds.
Saporta m’a expliqué, avec des accens de reconnaissance pour ses chers prédécesseurs, les avantages des plantations de ses deux domaines. « Quand j’ai besoin, me disait-il, de déterminer une plante fossile, au lieu de me livrer à des études vagues avec les échantillons desséchés des herbiers, je n’ai souvent qu’à les comparer avec les plantes vivantes placées devant mes yeux. » Il avait pris l’habitude en se promenant de cueillir des feuilles sur ses arbres, et à force de les regarder, il était devenu d’une habileté surprenante pour deviner les espèces d’après la disposition des nervures. En outre, à peu de distance de Saint-Zacharie, s’élève la montagne de la Sainte-Baume ; elle possède une sorte de forêt vierge qui semble se continuer depuis les temps géologiques ; car, la Sainte-Baume ayant été, à toutes les époques de l’humanité, un lieu sacré, nul n’a osé toucher à son étrange forêt. On y voit des végétaux dont l’antiquité est incalculable, et il est possible de s’y faire une idée de l’aspect de la végétation dans les âges passés.
Malgré tant d’attractions pour s’occuper de sciences, Saporta fut assez longtemps avant de commencer les travaux de paléontologie végétale qui immortaliseront son nom. Élevé au collège de Fribourg tenu par les Jésuites, il eut d’abord l’esprit tourné vers les lettres et l’histoire plutôt que vers la science. Il forma alors une collection numismatique. Un jour on lui apporta des fossiles rencontrés dans les carrières de pierre à plâtre d’Aix : c’étaient des poissons et des plantes. Il lui sembla extraordinaire de trouver dans l’intérieur de la terre des preuves de l’existence d’êtres bien antérieurs à l’apparition de l’homme ; les fossiles d’Aix le rendirent rêveur. Il compara les plantes avec celles qui vivent de nos jours ; il constata leurs faibles différences et se demanda si les organismes des temps passés ne se liaient pas à ceux d’aujourd’hui. Ne pourrait-il pas découvrir les ancêtres des grands arbres réunis dans ses parcs de Fonscolombe et de Saint-Zacharie ? Il se mit en rapport avec M. Philippe Matheron, qu’on a nommé justement le père de la géologie provençale ; malgré ses 86 ans, le correspondant marseillais de l’Institut de France continue ses explorations et, récemment encore, il signalait, dans le Var, de gigantesques dinosauriens crétacés. Saporta alla ensuite au Jardin des Plantes de Paris ; il montra ses échantillons à Adolphe Brongniart. Il m’a plus d’une fois amusé en me racontant l’impression que lui, travailleur inconnu de province, ressentit en face de ceux qu’il appelait les maîtres de la science : « Je m’imaginais, disait-il, des dieux enveloppés de nuages comme on les représente dans les images ; leur majesté m’épouvantait. » Quoi qu’il en fût, il reçut d’Adolphe Brongniart un bienveillant accueil qui l’encouragea.
Il conquit rapidement une place importante parmi les naturalistes. Mais la réputation d’un savant, en dehors de ce petit cercle, est longue et difficile à faire ; plus il s’enfonce dans les profondeurs de la science, moins il est connu du public. Sauf pour les vulgarisateurs, la vie des naturalistes est toute d’abnégation, car elle ne rapporte le plus souvent ni honneur ni argent. Même, dans certains mondes, les chercheurs de bêtes, de plantes ou de pierres passent pour des gens bizarres, s’occupant de minuties. Il y a quelques années, nous avions à la Société géologique de France trois marquis auxquels on doit des travaux importans : c’était le marquis de Vibraye, le marquis de Raincourt et le marquis de Roys. L’un d’eux m’a dit que, dans le noble faubourg, on s’étonnait de les voir sans cesse armés d’un marteau, cassant des pierres sur tout chemin, et qu’on les appelait les trois cantonniers. J’ignore si on a donné cette dénomination au marquis de Saporta ; ce que je sais bien, c’est qu’il lui a fallu beaucoup de temps pour faire comprendre sa valeur ; il s’en est plaint à moi. Je lui ai donné le conseil d’écrire dans la Revue des Deux Mondes ; cela, je pense, a été également profitable pour la Revue, où il a mis la science en honneur, et pour lui, car on s’est aperçu alors que le collectionneur des plantes fossiles d’Aix était un puissant esprit.
Il n’a pas écrit seulement sur la paléontologie végétale, mais sur les anciens climats, l’anthropologie, la géologie ; il a publié des œuvres historiques. Il faisait des dessins d’une finesse merveilleuse et aimait les arts, sauf la musique, qu’il déclarait franchement ne pas souffrir. Il trouvait étrange de vouloir, avec des sons qui frappent le tympan, rendre des sentimens et surtout des idées. On peut lui reprocher de s’être quelquefois laissé emporter par son ardeur dans le travail. Il en est résulté que certains passages de ses écrits ont une surabondance où des longueurs nuisent à l’effet des pensées fortes et originales dont ils sont remplis. Il en est résulté aussi que dans ses recherches scientifiques il a commis des erreurs ; mais, comme il avait la passion de la science et une absence absolue de vanité, il avouait et corrigeait ses erreurs, et en cela il a montré une élévation d’âme qui a contribué à l’auréole d’estime dont il était entouré. Il a eu par excellence les qualités et les défauts des méridionaux : une richesse d’esprit intarissable, une étonnante facilité à aborder tous les sujets et en même temps une nature qui ne se contenait pas suffisamment. On trouve dans ses ouvrages la marque d’un philosophe chrétien, avec une tendance au panthéisme provenant d’un vif sentiment des beautés de la nature, et une grande liberté de penser transmise par ses aïeux protestans.
Il avait épousé en premières noces sa cousine Valentine de Forbin la Barben, d’une des plus anciennes familles de Provence ; de cette union est né M. Louis de Saporta qui a été attaché au service d’honneur du Comte de Paris. En secondes noces, il a épousé Mlle de Gabrieli, fille d’un conseiller à Aix ; de cette seconde union est né M. Antoine de Saporta, auquel on doit de nombreuses publications scientifiques ; les lecteurs de la Revue des Deux Mondes ont lu de lui des articles intéressans.
Duruy, dont le large esprit appréciait toutes les grandes choses, envoya à Saporta la croix de la Légion d’honneur. En 1876, l’Académie des sciences le choisit comme un de ses correspondans. Il n’est point douteux que, s’il se fût décidé à venir habiter Paris, il eût été facilement nommé membre de l’Institut. Il n’a occupé aucune fonction publique. En 1885, il a été mis à Marseille sur la liste conservatrice pour la députation. La liste radicale passa, mais l’écart ne fut pas considérable. Quand on pense à l’importance des travaux scientifiques de Saporta, on ne peut pas regretter beaucoup qu’il ait échappé à l’honneur d’être député.
Outre ses habitations de Saint-Zacharie et de Fonscolombe, il avait à Aix un hôtel qui offre de l’intérêt, parce que la Révolution l’a respecté et qu’il a conservé ses anciens aménagemens ; un escalier monumental conduit à une galerie d’un grand caractère faite sous Louis xiv ; elle est suivie de salons décorés sous Louis xv. Les cadres des tentures et des glaces sont en bois sculpté à jour où la couleur se mêle à la dorure pour laisser aux fleurs leurs teintes naturelles. On y voit quelques peintures remarquables, notamment des portraits de famille par Van Loo et un des rares tableaux dus au sculpteur Pierre Puget ; c’est une Sainte Famille. Pour donner une idée de la simplicité de Saporta, je dirai que, lors de ma première visite à Aix, il me conduisit par un escalier de service à une salle où étaient ses fossiles, sans penser à me montrer son hôtel, de sorte que, pendant plusieurs années, je crus que son habitation de ville était très modeste.
La belle stature de Saporta, ses manières toujours d’une distinction parfaite se conciliaient avec une bienveillance qui le rendait tout à fait séduisant ; il était si naturellement grand seigneur qu’il n’avait nul besoin de tâcher de le paraître. Je n’ai pas connu dans la Société géologique de France un homme plus universellement honoré. Il aimait beaucoup cette société et il avait raison, car elle est certainement une de celles où l’on travaille davantage et où règne le plus d’accord ; on y voit peu de luttes d’amour-propre. C’est peut-être parce qu’en face de la nature immense que les géologues suivent à travers les âges, ils se trouvent si petits que leurs prétentions personnelles diminuent ; c’est peut-être aussi parce que les excursions géologiques où l’on se fatigue, dîne ensemble, couche sous le même toit, établissent des liens de sympathie ; car, en dépit de ce que disent des esprits chagrins, la plupart des hommes gagnent à se connaître.
Saporta est mort subitement, dans la pleine possession de ses facultés, à l’âge de soixante et onze ans, le 26 janvier 1895. Les académies d’Aix et de Marseille lui ont rendu de grands hommages ; les gens de tous les partis ont assisté à ses funérailles, et, quelques jours après sa mort, le conseil municipal d’Aix a donné le nom de rue Gaston de Saporta à la rue de la Grande-Horloge où s’était écoulée sa vie, consacrée au bien et à la recherche de la vérité.
Le plus important des travaux historiques publiés par Saporta est son volume intitulé : La famille de Mme de Sévigné en Provence d’après des documens inédits. Ce volume a 400 pages ; il en a paru un extrait le 15 janvier 1887 dans la Revue des Deux Mondes. Les admirateurs du génie scientifique de Saporta ont éprouvé un étonnement mêlé de regrets en le voyant dérober à ses originales recherches sur l’histoire du monde primitif le temps qu’il consacra à l’étude de personnages sur lesquels on a déjà tant écrit[2]. Mais, quand on lit son ouvrage, l’étonnement diminue : l’habitude qu’il avait d’apporter des idées neuves lui sembla avoir une occasion de plus de se manifester en parlant de la famille de Mme de Sévigné, car son gendre le comte de Grignan, sa fille, sa petite-fille Mme de Simiane, ont passé la plus grande partie de leur vie en Provence. Saporta en a trouvé des souvenirs très vivans dans la ville d’Aix, qu’il a toujours habitée, on y garde la tradition de la grâce de la marquise de Sévigné, de la froideur hautaine de sa fille, du faste du comte de Grignan et de la douceur de la petite-fille de Mme de Sévigné, la marquise de Simiane. Le père de ce chevalier de Perrin, qui a livré à la publicité les lettres de Mme de Sévigné et de Mme de Grignan, était un marchand d’Aix. Lorsque les lettres parurent, c’est de cette ville surtout que sortirent les récriminations des femmes de la société d’Aix, objets des risées de Mme de Grignan.
La marquise de Sévigné n’a pas fait de longs séjours en Provence ; on doit s’en féliciter, car c’est par suite de l’éloignement de la mère et de la fille, que tant de lettres, rangées parmi les trésors de la littérature française, ont été écrites. Mais elle y est restée assez de temps pour qu’on ait pu établir un contraste entre son esprit vif, gai, aimable et celui de sa fille.
Mme de Grignan, par suite de la position de son mari, était à la tête de la société provençale. Quoique Mme de Simiane, effrayée du mécontentement causé par la publication du chevalier de Perrin, ait brûlé la plupart des lettres de sa mère, il est facile de juger par les réponses de la marquise de Sévigné des critiques qu’elle faisait des femmes auprès desquelles elle était obligée de vivre. On lit dans une des réponses de la charmante épistolière : « Mon Dieu, ma fille, que votre lettre d’Aix est plaisante… vous avez donc baisé toute la Provence… Je comprends vos pétoffes admirablement ; il me semble que j’y suis encore. » Mme de Sévigné s’apercevait comme sa fille des défauts qui se mêlent aux grandes qualités des Provençaux, mais elle savait mesurer ses paroles ; elle excellait à réparer les blessures de vanité que sa fille, plus vaine et moins fine qu’elle, avait faites. Saporta a dit : « Elle gagnait en appel pour le compte de sa fille bien des procès perdus en première instance. »
Notre auteur s’est étendu longuement sur le comte de Grignan. Il a eu sur lui des informations précises, parce que le chevalier de Saporta, dont il était le cinquième descendant en ligne directe, a été le commandant des milices de la Provence pendant le gouvernement du comte de Grignan et s’est ainsi trouvé en fréquens rapports avec lui. On reconnaît dans ses appréciations le naturaliste habitué aux classifications ; il distingue deux hommes en M. de Grignan : l’homme public qui durant quarante-cinq ans gouverna avec talent et succès la Provence ; le particulier qui ne sut pas administrer son bien propre et aboutit à la ruine. Il est permis, je pense, sans se faire accuser d’esprit de dénigrement, de constater que le comte de Grignan n’a pas aujourd’hui beaucoup d’imitateurs : plusieurs de nos hommes politiques savent mieux soigner leurs intérêts privés que les intérêts de la nation. Pendant son gouvernement, M. de Grignan a dû vaincre de grandes difficultés : la révocation de l’édit de Nantes amena l’insurrection des Cévennes qui eut un funeste contre-coup dans tout le sud-est de la France. Les protestans des Cévennes voulurent défendre leur religion ; de cruelles sévérités qui les exaspérèrent donnèrent lieu à des représailles terribles ; ils avaient pour les exciter des femmes mystiques, exaltées, et pour les commander des hommes d’un courage indomptable, auxquels leurs adversaires eux-mêmes ont rendu hommage. Il a fallu à M. de Grignan une extrême habileté dans cette guerre religieuse si imprudemment allumée. Il chargea le chevalier de Saporta d’organiser les milices de la Provence. Bientôt après, le danger grandit, car le duc de Savoie envahit la Provence avec les alliés ; on fit le siège de Toulon. Les alliés commirent des horreurs : incendies, viols, massacres de gens sans armes. M. de Grignan remplit noblement son devoir, et, quand il mourut en 1714, âgé de quatre-vingt-cinq ans, on le regretta comme un homme d’intégrité et d’honneur dont la vie entière avait été dévouée à son pays.
Il faut cependant remarquer que, s’il s’est appauvri pendant ses quarante-cinq années de gouvernement, ce n’est pas seulement par suite de son honnêteté ; c’est aussi par suite du luxe extraordinaire de son train de maison. Il obtenait la faveur de toutes les classes par son affabilité, en même temps que par la splendeur dont il entourait ses réceptions. Mme de Grignan, enivrée de l’encens qu’on lui prodiguait dans les cérémonies officielles, emportée par sa vanité qui ne connaissait pas de résistance, n’était pas faite pour arrêter le gouverneur de la Provence dans une voie qui menait droit à la ruine. Lorsque Philippe v fut nommé roi d’Espagne, il y eut dans toute la France un court moment de joie indescriptible ; les frères du nouveau roi, après l’avoir conduit à la frontière de ses États, se rendirent en Provence. On leur donna des fêtes somptueuses qui furent en grande partie à la charge de M. de Grignan. Bientôt après, le roi d’Espagne passa à Marseille et M. de Grignan recommença des réceptions, pour le prix desquelles il reçut du roi son portrait enrichi de diamans. Mme de Grignan trouva l’indemnité un peu mince : « Le roi, écrit-elle à Mme de Coulanges, a permis que M. de Grignan eût l’honneur de le loger et de le défrayer dans son séjour à Marseille ; ce sont des honneurs singuliers. » On voit par là que, même sous Louis xiv, ce n’était pas tout plaisir d’être grand seigneur.
À la mort du comte de Grignan, son gendre, le marquis de Simiane, le remplaça comme lieutenant général de Provence ; mais, trois ans après, il mourut, laissant la petite-fille bien-aimée de Mme de Sévigné en proie à des difficultés sans fin pour payer les dettes de M. de Grignan et sauver les débris de sa fortune. Elle fut obligée en 1732 de vendre le château de Grignan où elle avait été témoin de tant de splendeurs, et elle acheta à Aix, non un hôtel, mais une maison qui est encore debout au coin de la rue Saint-Michel. On y voit intacts l’aménagement et la décoration des appartemens. Saporta a peint d’une manière très séduisante la figure de Mme de Simiane, figure discrète, à demi voilée, estompée par le malheur. Il parle de son charme pénétrant, de l’éclat de son esprit et de la fermeté de sa raison. Le plus grand éloge qu’on puisse en faire est de dire qu’elle ressemblait moins à sa mère qu’à sa grand’mère.
M. de Saporta a publié aussi un travail intitulé : l’Émigration d’après le Journal d’un émigré. Dans ce travail, comme dans son ouvrage sur la famille de Sévigné, il a trouvé occasion de faire connaître des détails historiques qui lui ont semblé nouveaux et authentiques, car l’émigré dont il parle n’est autre que le chevalier de Cadolle dont la petite-fille a épousé un de ses fils ; son travail est composé en partie avec des paperasses du chevalier restées inédites et en partie avec des lettres de la duchesse de Choiseul, femme de l’ancien ministre de Louis xv, adressées à Boyer de Fonscolombe, arrière-grand-oncle de Saporta, et à l’abbé Barthélemy, qui habitait la Provence. Il y est aussi question des Mirabeau, sur lesquels notre paléontologiste possédait des détails précis, car il habitait à peu de distance de leur château, et il avait pour ami intime le propriétaire, M. de Montigny, qui est leur descendant. Il m’a mené voir ce château juché dans un site sauvage qui domine la torrentueuse Durance ; le génie de Mirabeau a dû y prendre des inspirations ; on y conserve religieusement les souvenirs et les portraits authentiques du fougueux orateur.
Au moment où commence l’histoire du chevalier de Cadolle, il a seize ans et déjà il fait partie de l’armée. On brûle le château de Durfort qui appartient à sa famille. Son service l’appelle en Corse ; le futur général Bonaparte lui donne des conseils pour son éducation militaire. En 1791 le gouvernement de la république le réforme. Il quitte son régiment, s’embarque pour Toulon. Là il veut avoir un passeport. À la municipalité de Toulon, se tient debout un jeune homme qui décline son nom : « Auguste, dit-il. — Et celui de votre père ? — Georges. — Et son métier ? — Roi d’Angleterre. — F… métier, » réplique le maire sans se déranger. Ce maire, dit Saporta, savait bien à qui il parlait, mais il était comme beaucoup de gens d’aujourd’hui auxquels toute occasion est bonne d’étaler la « pureté » de leurs sentimens politiques. Le chevalier de Cadolle passe par Paris, il écrit sur le petit Louis xvii des lignes émues ; de là il va en Belgique, puis à Coblentz rejoindre les officiers émigrés, qui se préparent à opérer une rentrée on France pour délivrer le roi. Saporta a peint avec des couleurs très vives les illusions d’une partie de la noblesse en 1792 : l’électeur de Trèves reçoit les émigrés et donne à sa cour de belles réceptions ; les Français y brillent ; tout est à la joie, à l’espérance d’un succès prochain. Dès les premières rencontres, on est battu, et le découragement est aussi fort qu’avait été l’illusion. On avait cru que les vides laissés par les officiers émigrés allaient désorganiser l’armée ; mais les hommes de haute naissance avaient été remplacés par des gens énergiques, ayant l’expérience du métier ; « ils avaient, dit Saporta, un esprit de corps et un courage qui doivent entrer en ligne de compte, lorsque l’on veut expliquer les premiers succès de la Révolution. » Le chevalier passe en Allemagne, en Italie, puis il reste à Malte quatre années, dont une bonne partie est consacrée aux caravanes ; il serait injuste d’oublier que ces caravanes ont été de grands bienfaits pour la civilisation ; on appelait ainsi des courses sur les vaisseaux de la Religion, obligatoires pour les jeunes chevaliers, en vue de la poursuite des corsaires turcs et barbaresques. Quand son service lui permet de séjourner à Malte, notre émigré passe ses soirées chez son parent le bailli de Mirabeau, le frère de l’ami des hommes et l’oncle de l’orateur. Il le soigne dans sa dernière maladie et lui ferme les yeux. Après avoir assisté à l’effondrement de l’ordre de Malte, il revient à Paris. On est en 1798 ; la sœur de Mirabeau, le comte de Vogué et la duchesse de Choiseul l’introduisent dans les salons qui recommencent à s’ouvrir.
Comme président de l’Académie de la ville d’Aix qui a produit tant d’hommes célèbres et qu’on a surnommée l’Athènes du Midi, Saporta a prononcé plusieurs discours où l’on trouve plus d’une page remarquable. Celui de l’année 1894 sur les Portraits historiques est une œuvre particulièrement fine et originale. Dans beaucoup de familles, dans celles surtout qui ont des prétentions à l’ancienneté, le désir d’avoir des portraits d’ancêtres dispose à accepter comme authentiques des portraits qui ne le sont nullement. Au xviie siècle, on a eu la manie des peintures rétrospectives, c’est-à-dire de peintures faites longtemps après la mort des ancêtres, imaginées à l’aide de documens plus ou moins exacts. Saporta s’est étendu sur la manière de distinguer les portraits réels des faux. Il a reconnu que les différences de coiffure offrent un des meilleurs moyens d’établir la date des portraits de femmes, et il s’est livré à une étude vraiment curieuse des coiffures des siècles derniers.
Lorsqu’on joint aux essais historiques de Saporta ses publications sur l’histoire naturelle, on s’étonne qu’un seul homme en ait été l’auteur. Il a fallu, pour l’accomplissement d’un tel œuvre, non seulement la passion de la science et une singulière force d’esprit, mais aussi le recueillement dans lequel s’est écoulée la vie du grand naturaliste d’Aix. Un professeur du Jardin des Plantes serait dans l’impossibilité matérielle de faire de pareilles publications. Saporta a donné quatre volumes sur la Végétation du Sud-Est de la France à l’époque tertiaire, un mémoire sur la Flore fossile de Sézanne, un autre (avec M. Marion) sur la Flore de Gelinden, un autre sur la Flore de Meximieux, un autre sur les Anciens climats de l’Europe, deux autres sur les Organismes problématiques, six volumes sur les Plantes jurassiques de la France, trois volumes sur l’Évolution du règne végétal (avec M. Marion), un volume intitulé : le Monde des plantes avant l’apparition de l’homme, un autre sur l’Origine paléontologique des arbres cultivés, un autre sur la Flore fossile du Portugal : total, vingt-deux volumes. En outre, c’est lui qui a décrit les plantes fossiles dans ma Géologie de l’Attique ; il a été le collaborateur de Falsan dans sa belle étude appelée : les Alpes françaises ; il a publié une multitude de notes ou mémoires dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences, dans la Revue des Deux Mondes, dans le Bulletin et les Mémoires de la Société géologique de France, dans les Comptes rendus de l’Association française pour l’avancement des sciences, dans la Revue générale de botanique. Les descriptions sont accompagnées d’un grand nombre de dessins d’après nature faits presque entièrement par l’auteur ; à eux seuls, ils représentent une somme énorme d’heures de travail. Pour plusieurs de ses ouvrages il a eu la précieuse collaboration du directeur du Musée d’histoire naturelle de Marseille, M. Marion, qui n’est pas seulement un éminent zoologiste, mais possède aussi des connaissances étendues en botanique.
Il serait difficile de donner le résumé de chacune de ces publications, car à moins de regarder soit les échantillons d’après lesquels elles ont été composées, soit leurs figures, on ne saurait y trouver agrément et profit. L’étude de la nature ne se fait bien qu’avec la nature elle-même. Mais nous pouvons passer rapidement en revue l’histoire du monde végétal en notant les points sur lesquels les travaux de Saporta ont jeté le plus de lumière. Aussi bien est-ce la meilleure manière de juger l’œuvre de ce naturaliste qui a toujours eu pour but la synthèse du monde organique. « La paléontologie végétale, a-t-il écrit, est une science nouvelle, dont les témérités mêmes sont faites pour attirer les regards… Les formes innombrables que la Nature distribue avec une originalité pleine de contrastes ont-elles apparu toutes à la fois, se sont-elles au contraire introduites successivement, et alors dans quel ordre, par suite de quelles circonstances leur a-t-il été donné de se produire et de se perpétuer ? »
Pour répondre à cette question, Saporta a fouillé passionnément les couches terrestres ; tous ses écrits portent la marque de son enthousiasme pour les révélations de l’histoire du monde passé : « Les fossiles, dit-il, sont les phrases éparses du vieux livre de la Nature. Si l’on s’attache à les déchiffrer, on oublie bien vite la singularité des caractères et le mauvais état des pages. La pensée se lève, la tombe laisse échapper ses secrets. »
On n’a eu d’abord que des matériaux insuffisans, c’étaient surtout des feuilles. Lorsque Saporta publia ses premiers aperçus, nos professeurs du Muséum, Brongniart et Decaisne, qui avaient pour lui une grande estime, le trouvaient cependant audacieux dans ses déductions et jugeaient qu’il est difficile d’établir l’histoire du monde végétal en se fondant sur des genres et des espèces connus seulement par les dispositions des nervures des feuilles. Mais aujourd’hui, grâce aux échantillons innombrables, tiges, rhizomes, fleurs, fruits, qui ont été rassemblés, certaines plantes fossiles sont déterminées avec presque autant de certitude que les plantes vivantes. Pour s’en convaincre, on peut parcourir les atlas de Saporta ; on fera bien aussi de consulter le grand ouvrage de l’ancien professeur de Strasbourg, Schimper, intitulé : Traité de paléontologie végétale. Saporta a dit : « La science des plantes fossiles doit à Schimper sa principale illustration. Avant que la perte de sa nationalité fût venue briser ses forces et précipiter sa fin, il réussit à élever à la paléontologie végétale un véritable monument. » Les plantes primaires elles-mêmes commencent à être bien connues ; Saporta a payé un large tribut d’admiration aux travaux de MM. Grand’Eury, Bernard Renault, Zeiller. Le premier a découvert dans les mines de Saint-Étienne des arbres presque entiers, de sorte qu’on ne risque plus, comme autrefois, de rapporter les racines de ces arbres à un genre, la tige à un autre, les feuilles à un troisième. M. Bernard Renault a fait des anatomies étonnantes des végétaux houillers et permiens ; il a trouvé dans les roches silicifiées d’Autun de jeunes bourgeons floraux renfermant des rudimens de graines, des corpuscules dans l’endoderme de graines plus développées, des anthères contenant des grains de pollen, des spores en voie de formation dans leur cellule mère : des coupes de bois laissent voir les détails anatomiques les plus fins : vaisseaux rayés, ponctués, aréoles, trachées déroulables. « À certains égards, dit M. Bernard Renault, les fossiles sont plus avantageux pour l’étude que les plantes conservées en herbier, car les organes délicats de ces dernières ne retrouvent jamais, quand on essaie de les ramollir, le volume et la forme que la dessiccation et la compression leur ont fait perdre. » À l’étranger comme en France, les plantes fossiles ont été l’objet d’importantes recherches. On peut donc aujourd’hui tâcher de se faire quelque idée du mode de formation du monde végétal.
L’étude des plantes dans les temps géologiques révèle un développement progressif. L’ère primaire a vu le règne des cryptogames, c’est-à-dire des plantes où les organes de fécondation ne sont pas apparens. L’ère secondaire a été caractérisée par les phanérogames gymnospermes, chez lesquels, ainsi que leur nom l’indique, les organes de fécondation sont visibles, mais à nu, sans enveloppes florales ; à nu sont aussi leurs graines ; elles ne sont pas enfermées par des carpelles qui constituent des fruits. Enfin dans l’ère tertiaire se multiplient les angiospermes ; leurs graines sont protégées dans des fruits délicieux : autour de leurs étamines et de leurs pistils se développent des pétales qui ont de magnifiques couleurs : « La nature devenue opulente, a dit Saporta, a rougi de sa nudité ; elle s’est tissé des vêtemens de noce ; pour cela elle a su assouplir les feuilles les plus voisines des organes fondamentaux, elle les a transformées en pétales ; elle en a varié la forme et le coloris. »
Ces changemens ne se sont pas opérés brusquement. Dans l’ouvrage qu’il a publié avec M. Marion sur l’Évolution du règne végétal, Saporta admet : un stade cryptogame représenté par les Fougères, les Lycopodiacées, etc. ; un stade progymnosperme marqué par les Sigillaria, les Calamodendron, les Cordaïtes ; un stade gymnosperme, c’est celui des Conifères et des Cycadées ; un stade métagymnosperme caractérisé par les Gnétacés ; un stade proangiosperme qui est le point de départ des Monocotylées et des Dicotylées ; enfin le stade angiosperme, couronnement du règne végétal. Saporta et M. Marion ne supposent pas seulement des passages entre les plantes ; ils pensent qu’à leurs débuts les plantes ont pu être moins éloignées des animaux. Ils fondent leur opinion sur ce fait que l’élément mâle (anthérozoïde) des cryptogames, qui sont les plus anciens végétaux, a des cils vibratiles et rappelle par sa motililé les spermatozoïdes des animaux.
S’il était constaté depuis longtemps que les Cryptogames caractérisent l’ère primaire, on n’avait pas de preuves qu’ils y fussent représentés par leurs groupes les plus inférieurs. Or la croyance à l’évolution exige que les végétaux les moins élevés se trouvent dans les terrains les plus anciens. M. Bernard Renault depuis quelque temps a entretenu l’Académie de découvertes qu’il a faites de microbes dans les terrains houillers et permiens. Un jeune préparateur de l’École des mines, M. Cayeux, vient de découvrir des radiolaires en Bretagne dans le Précambrien, c’est-à-dire dans le plus ancien terrain fossilifère ; il n’y a aucune raison pour qu’on n’y rencontre pas aussi les végétaux les plus inférieurs.
L’intérêt qui s’attache aux organismes primaires a porté Saporta à étudier les empreintes que l’on désigne sous le nom collectif d’empreintes problématiques. Ces empreintes, notamment celles que leur division en deux lobes a fait appeler Bilobites, ont beaucoup préoccupé les géologues. Elles abondent dans les couches siluriennes de la Bretagne et de la Basse-Normandie. Nous en avons au Muséum une curieuse collection formée par le géologue-perruquier de Rennes, Marie Rouault, qui fut un chercheur très primesautier. L’habile explorateur de la Mayenne, M. Œhlert, m’en a fait voir de fort belles aux environs de Laval. C’est aux Bilobites que se rapportent les prétendus pas de bœufs de Vaux-d’Aubin dans l’Orne ; à côté se trouvent les Tigillites, surnommés les trous de la canne de l’homme à la calotte rouge ; d’après une légende, ces Tigillites seraient les trous formés par la canne de l’homme qui conduisait les bœufs dont les pas auraient formé les empreintes. Il fallait quelque courage pour tenter d’expliquer ces incompréhensibles fossiles, car on risquait beaucoup de se tromper. Saporta en France, M. Delgado en Portugal, ont publié chacun un grand ouvrage sur les Bilobites, accompagné de planches magnifiques. Ils ont cru que c’étaient des plantes voisines des algues. En cela ils se sont trompés. Un savant suédois, M. Nathorst, faisant marcher des animaux sur le sable, et y promenant différens objets, a obtenu des empreintes tellement analogues à celles du silurien, que l’on ne doute plus que leur origine soit à peu près la même. L’opinion de l’ingénieux paléontologiste de Suède a été adoptée d’autant plus volontiers que jamais on n’a observé de dépôts charbonneux dans les Bilobites, tandis que les moulages des plantes fossiles en gardent toujours quelques traces. Mais les recherches de Saporta et de M. Delgado ont rendu un service en excitant les chercheurs à aborder un des problèmes les plus difficiles de la paléontologie. Ainsi que je l’ai dit dans mes Enchaînemens du monde animal, ceux qui entreprennent de pareilles études sont comme les hardis voyageurs à la recherche de pays inconnus ; ils risquent parfois de s’égarer. Honneur à ceux qui s’enfoncent à travers les parties les plus ténébreuses des temps passés ! S’il arrive à ces grands pionniers de la science de mêler quelques erreurs à leurs fécondes découvertes, ce ne sont pas les vrais savans qui oseront leur en faire un reproche.
Il faut avouer que nous connaissons très imparfaitement la végétation du commencement de l’ère primaire, mais celle de la fin, au contraire, commence à être bien connue, grâce aux travaux accomplis depuis longtemps à l’étranger et aux magnifiques recherches faites sur le sol français par Brongniart, Grand’Eury, Bernard Renault, Zeiller et Fayol. Chacun sait qu’à l’époque houillère les végétaux ont eu un développement si immense qu’ils ont formé les accumulations de charbon de terre auxquelles l’industrie du xixe siècle a dû ses plus étonnantes transformations. On suppose que le climat était le même à toutes les latitudes, car partout on a rencontré les mêmes espèces. « Alors, dit Saporta, la végétation inaugurait l’éclat de sa jeune et déjà merveilleuse beauté. Son caractère était la profusion plutôt que la richesse, la vigueur plutôt que la variété, l’originalité plutôt que la grâce. » C’était encore l’époque du règne des Cryptogames : Fougères en arbres très diversifiées, Lycopodiacées telles que les Lepidodendron, Equisétacées telles que les Calamités. La dimension de ces cryptogames surpassait beaucoup celle des types actuels. Les gymnospermes ou précurseurs que Saporta et Marion ont appelés les progymnospermes composaient aussi des forêts, c’étaient des Sigillariées, des Calamodendrées, des Salisburiées, des Dolerophyllées ; les Cordaïtes élevaient à 40 mètres de hauteur leur tête couronnée de feuilles longues d’un mètre. Mais les phanérogames angiospermes ne se montraient pas encore ; donc les fleurs n’existaient pas ; l’auteur de la nature n’avait pas mis sur sa palette beaucoup de couleurs. Des campagnes sans fleurs devaient être tristes, d’autant plus tristes qu’à en juger par l’abondance des Fougères dans les régions très humides, on peut croire que le climat des houillères était pluvieux : « Si par la pensée, a dit Saporta, on se transportait vers ces colonies verdoyantes, on verrait, en s’approchant, sortir des flots une rangée de collines d’un dessin peu hardi, voilées par une brume épaisse sous un ciel bas et lourd, déchiré çà et là par des écharpes de nuages et baigné par des averses fréquentes. » On peut conclure de tous les travaux des paléontologistes que, même à la fin des temps primaires, la végétation offrait encore un aspect absolument diffèrent de celui qu’elle présente aujourd’hui.
L’époque jurassique, qui forme le milieu de l’ère secondaire, semble avoir eu dans nos pays un climat presque aussi chaud que l’ère primaire, mais moins humide. Bien que la température n’ait pas sensiblement changé, le monde organique a subi de grandes mutations dont la cause réside sans doute dans une sphère plus haute que les phénomènes physiques. C’est alors que les Reptiles Dinosauriens ont vécu sur le nouveau et l’ancien continent.
Il est curieux d’étudier l’état de la végétation pendant l’existence de ces gigantesques et étranges créatures. On ne le connaissait guère avant les travaux de Saporta. Il n’a pas consacré moins de trois volumes de texte et trois volumes d’atlas à la description des végétaux jurassiques de notre pays. Il a trouvé dans le milieu du Secondaire quelques prêles gigantesques et des fougères en arbres qui rappellent, l’ère primaire ; cependant les plantes devenues dominantes sont les gymnospermes et non plus ces gymnospermes de caractères ambigus que lui et M. Marion ont appelés progymnospermes, mais de vrais gymnospermes cycadées et conifères. Pour se faire une idée des cycadées secondaires, il faut aller dans des serres considérer ces plantes qui avec des fruits de conifères ont le port des palmiers. Comme l’étude de leurs débris dans les terrains jurassiques est encore peu avancée et qu’on n’a pas rencontré d’individus entiers, Saporta a été obligé de décrire séparément leurs feuillages, leurs fruits et leurs tiges. Il a déterminé d’après les feuillages les genres Cycadites, Zamites, Otozamites ; d’après les organes sexuels les Zamiostrobus, les Cycadospadix ; d’après les tiges les Fittonia, les Cycadeomyelon, etc. Les Conifères sont très nombreuses ; il y a des Araucariées, des Salisburiées, des Pins, des Sequoia, des Thuyas. Encore aujourd’hui les arbres verts couvrent plusieurs de nos régions montagneuses. « Les Conifères, dit Saporta, ont la faculté de constituer de vastes associations, de s’étendre en prenant possession du sol et de répéter indéfiniment les essences et les individus. » Il n’y avait guère d’angiospermes ; par conséquent pas de fleurs, pas de couleurs, pas de fruits renfermant les graines dans des péricarpes charnus et savoureux. On ne rencontrait pas les ombrages de nos chênes, de nos hêtres et de nos autres arbres forestiers dont les feuillages capricieux, variés, offrent des combinaisons infinies. Les Cycadées et les Conifères ne sont pas sans beauté, mais leur régularité est monotone. S’il était permis d’employer une telle expression, je dirais qu’ils semblent être une œuvre mathématique encore plus qu’une œuvre artistique. En résumant ce que Saporta nous a appris des temps qui forment le milieu de l’ère secondaire, on peut croire que nos pays avaient alors une végétation moins différente que dans l’ère primaire, mais encore très différente.
La flore infra-crétacée de l’Europe a été peu étudiée jusque dans ces derniers temps. C’était grand dommage parce qu’on devait penser qu’on y découvrirait l’énigme de la séparation tranchée qui semble exister entre la végétation ancienne et la végétation moderne. Ainsi je viens de dire que nos continens jurassiques étaient couverts surtout de Fougères, de Cycadées et de Conifères ; au contraire, sur les continens crétacés ou tertiaires, ce qui domine ce sont les monocotylées et dicotylées chargées de fleurs et de fruits. D’où viennent-elles donc ? D’où viennent leurs fleurs et leurs fruits ? Comment des feuilles se sont-elles transformées pour constituer les sépales et les pétales qui enveloppent les organes sexuels et pour construire l’ovaire où les graines sont protégées ? Cela ne pourra se découvrir que dans les terrains inférieurs à la craie ; aussi les regards étaient-ils tournés vers l’infra-crétacé, mais on ne voyait rien venir et on ignorait toujours l’origine des Dicotylées. La lumière nous arrive en même temps du Portugal et des États-Unis. Sous l’impulsion habile de MM. Delgado et Choffat, les Portugais commencent à faire des études très approfondies sur la géologie de leur magnifique contrée ; l’examen des végétaux qu’ils ont trouvés a été confié à Oswald Heer et, après la mort d’Heer, à Saporta.
Cette œuvre a été la dernière de sa vie et l’une des plus remarquables. Il a découvert dans un des étages de l’infra-crétacé[3] qu’on appelle l’Urgonien ces plantes prophétiques, ambiguës, pour lesquelles il avait avec M. Marion créé le nom de proangiospermes ; telles sont les Delgadopsis, ainsi désignées en l’honneur de M. Delgado, et les Protorrhipis. Il reconnaît en même temps de véritables dicotylées : l’une qu’il dédie à M. Choffat sous le nom de Choffatia, l’autre qu’il appelle Dicotylophyllum, c’est-à-dire plante à feuille de dicotylée. Dans l’étage albien qui est encore rangé dans l’infra-crétacé, mais appartient à un niveau plus élevé, il voit commencer des genres actuels : Saules, Myricas, Aristoloches, Aralias, Magnolias, Lauriers, Eucalyptus.
Ces découvertes ont vivement intéressé les savans européens et encore plus les savans américains, parce que M. Fontaine et d’autres en ont fait de semblables dans la région du Potomac ; on en peut conclure que l’évolution a marché à pas à peu près égaux dans les deux mondes. L’habile paléontologiste, M. Lester Ward, rendant compte du nouvel ouvrage de Saporta, s’exprime ainsi : « La flore crétacée inférieure du Portugal est presque la répétition de celle de l’Amérique ; si on remarque que, dans les deux contrées, il y a plusieurs horizons distincts montrant les changemens progressifs de la flore, et que chacun d’eux présente une florule comparable, l’intérêt devient fascinant[4]. »
C’est dans l’ère tertiaire que nos pays ont vu l’apogée du règne végétal ; car, à côté des restans des cryptogames primaires et des gymnospermes secondaires, ils avaient acquis une multitude de dicotylées et de monocotylées. Saporta a suivi les modifications qui se sont successivement produites dans les temps tertiaires. Les plus anciens gisemens qu’il a étudiés sont ceux de Gelinden et de Sézanne. Les plantes trouvées à Gelinden près de Liège nous font connaître une ancienne forêt de chênes mêlés à des Lauriers, des Avocatiers, des Cannelliers, des Camphriers. Cette flore montre qu’au début du Tertiaire, le monde végétal était sensiblement le même qu’aujourd’hui. Saporta dit que le Japon présenterait des bois presque semblables : un des chênes de Gelinden reproduit les principaux traits du chêne faux-liège d’Algérie et d’Espagne.
Auprès de Sézanne dans la Marne s’élève la petite colline appelée les Crottes (corruption du mot « grottes » ) formée par des concrétions d’anciennes sources incrustantes : ces concrétions sont remplies de débris d’animaux et de végétaux. M. Munier-Chalmas, professeur à la Sorbonne, et M. Bernard Renault, assistant au Muséum, ont eu l’ingénieuse idée de prendre des moulages de leurs cavités, et ces moulages ont fait apparaître des insectes et des fleurs d’une surprenante conservation. Saporta a publié un mémoire magistral sur le gisement de Sézanne ; nous y apprenons ce que devait être la végétation aux environs de Paris dès les débuts de l’ère tertiaire. Sur les bords de la cascade de Sézanne, dans une chaleur humide, les plantes prennent de l’ampleur ; des arbres deviennent grandioses ; il y a des Lauriers, des Noyers opulens, des Tilleuls, des Aulnes et des Saules, entremêlés de Magnolias, de Figuiers, de Symplocos d’affinité tropicale. On y reconnaît une vigne (Vitis sezannensis) et même M. Lemoine a cru trouver sur une de ses feuilles des traces de phylloxera ; il a soumis ces traces à M. Balbiani, qui en a été frappé. Les vignes dont nous tirons notre aimable vin de Champagne descendent-elles de celles qui vivaient dans nos pays au commencement des temps tertiaires ? Cela n’est pas invraisemblable, pourvu qu’on admette des déplacemens, lors des invasions marines ou lacustres qui se sont produites plusieurs fois.
Paris lui-même et ses environs immédiats ont fourni plusieurs espèces de plantes qui ont été décrites autrefois par Brongniart, Watelet et plus récemment par Saporta et M. le professeur Bureau. Les Pandanées, les Palmiers, les Bananiers qu’on y a rencontrés exigent une moyenne de 25°, c’est-à-dire une chaleur tropicale. Les personnes qui se promènent au Trocadéro ne se doutent pas que, lorsqu’on a fait des terrassemens pour l’Exposition de 1867, on y a trouvé des lauriers-roses et ces fruits appelés autrefois noix de coco, provenant de Nipa, type indien intermédiaire entre les Palmiers et les Pandanées. Après bien des années écoulées, je me rappelle encore le charme que j’éprouvais dans mes voyages en Orient, lorsque sous le ciel bleu, au bord de la mer presque aussi bleue, je rencontrais un palmier et une rangée de lauriers-roses dont la couleur s’harmonise si bien avec les teintes environnantes. Plus d’une fois depuis, géologisant dans nos environs de Paris, j’ai pensé que là où se trouve notre tumultueuse ville il y avait une mer aux eaux bleues sous un ciel bleu avec des palmiers sur la rive et des cordons de lauriers-roses. Paysages doux et charmans de la nature, vous datez d’une lointaine époque où le regard humain ne pouvait vous admirer !
Le gisement qui a été le plus exploré par Saporta a été celui de la pierre à plâtre d’Aix en Provence, un peu plus récente que la pierre à plâtre de Paris. Comme Saporta a passé sa vie à Aix, les plâtrières de cette ville ont dû attirer surtout son attention. Les marnes blanches, tabulaires, qui alternent avec la pierre à plâtre, sont d’anciennes boues calcaires dans lesquelles des organismes d’une extrême finesse ont pu se conserver.
On y a recueilli beaucoup d’insectes ; un des ancêtres de Saporta, que j’ai cité, y a découvert un papillon devenu célèbre, car il a semblé extraordinaire qu’un être d’une telle délicatesse se soit conservé depuis un grand nombre de siècles : la collection des insectes d’Aix est une des curiosités du Musée de Marseille. On a trouvé aussi beaucoup de poissons avec leurs moindres arêtes ; c’est de là que vient notre plaque du Muséum de Paris, toute couverte de poissons minuscules dont les yeux se détachent en noir sur la pierre. Pour les plantes fossiles, Aix est la plus importante localité de la France. Saporta en a décrit 231 espèces. On connaît en Europe des gisemens où le nombre des espèces est encore plus considérable. Heer a signalé 445 espèces dans les marnes d’Œningen, près du lac de Constance, et Unger en a décrit 380 à Radoboj, en Croatie. Le nombre des espèces est, d’ailleurs, de faible importance, car il dépend, en partie, de la disposition d’esprit des descripteurs. Nous savons maintenant que les êtres ont changé incessamment dans le cours des âges ; parmi les savans, les uns créent un nom nouveau pour la moindre nuance ; d’autres, malheureusement trop rares, n’en proposent que pour les changemens bien accusés.
Saporta a trouvé dans les plâtrières d’Aix des débris de plantes très variées : macules faites par des champignons de plusieurs espèces, cônes de Pins et de Sapins, galbules de Genévriers, épillets de diverses Graminées et surtout de Poas, fruits d’Aralia, de Nénuphars, de Myrtes, de Cotonéaster, de Nerium, de Diospyros, gousses d’Acacias, capsules de Saules et de Peupliers avec du coton pétrifié entre leurs valves dures, samares de Rouleaux et d’Érables, achaines de Renoncules, de Clématites et d’une composée (Cypselites) avec les aigrettes, involucres d’Hieracium, chatons d’Aunes, fleurs de Solanées où les filets des étamines sont surmontés de leurs anthères, fleurs du Fromager dont les étamines sont également conservées et une multitude d’autres organismes difficiles à déterminer parce qu’ils diffèrent de ce qui est connu dans la nature actuelle. On croit rêver devant cette exhumation de végétaux qui sont enfouis depuis tant de milliers d’années.
Grâce aux recherches de Saporta, il est possible de se faire une idée de l’aspect des campagnes à l’époque de la formation de la pierre à plâtre d’Aix ; il y avait un lac au pied de la montagne, qui fut appelée Victoire, en souvenir des succès de Marius, et plus récemment Sainte-Victoire. Le lac avait à peine 18 kilomètres de long, mais il a persisté longtemps par suite sans doute de lents abaissemens du sol, car ses dépôts atteignent une épaisseur de 200 mètres. Il était couvert de Nénuphars, de Massettes, de Roseaux. Sur ses bords croissaient des Palmiers de petite taille, à frondes en éventail, des Dragonniers, des Bananiers. Les arbustes les plus communs étaient des Myricas à feuilles coriaces, épineuses, des petits Chênes à feuilles persistantes, des Camphriers, des Térébinthes, des Jujubiers et des Légumineuses. Les grands arbres, sauf le Callitris, ne se trouvaient pas sur les bords du lac, ils formaient une forêt à quelque distance ; on fait cette supposition parce qu’on n’en a que des organes isolés qui sans doute ont été entraînés par le vent. L’ensemble de ces plantes indique une température de 22 à 24 degrés. Quelques-unes ont des affinités asiatiques et africaines ; la plupart se rapprochent de celles qui vivent maintenant dans les pays méditerranéens.
Armissan, près de Narbonne, représente une époque géologique un peu plus récente qu’Aix. C’est aussi un gisement d’une singulière richesse ; Saporta en a décrit 170 espèces. Lorsque je l’ai visité, on voyait en avant des carrières une quantité de pierres de taille couvertes de végétaux fossiles, notamment des feuilles d’Aralia aux élégantes découpures ayant près d’un pied de large, des gousses d’Acacias, des fruits et de belles feuilles d’Anœctomeria, plantes voisines de nos Nénuphars. Je fus émerveillé en face de cette sorte de gigantesque herbier fossile que les carriers avaient inconsciemment étalé devant ceux qui aiment les reliques du vieux monde. Si Rabelais avait pu être conduit à Armissan par son ami Antoine, l’ancêtre de Saporta dont j’ai parlé, il eût ajouté peut-être un curieux chapitre sur les objets servant à l’instruction de Gargantua. Il est remarquable qu’auprès de plantes de pays chauds à feuilles persistantes, on rencontre de nombreux genres à feuilles caduques voisins de ceux de nos pays : Bouleaux, Peupliers, Érables, Ormes, Châtaigniers. Cela indique que les saisons étaient mieux accusées, les hivers étaient devenus plus froids.
Le gisement de Manosque, dans les Basses-Alpes, est un peu moins ancien que celui d’Armissan, qui, je viens de le rappeler, est moins ancien que celui d’Aix, moins ancien lui-même que celui de Paris, moins ancien que celui de Sézanne. Aussi, en comparant les espèces de ces divers gisemens, Saporta a pu saisir leurs lentes transformations. M. Zeiller, bon juge dans toutes les questions de paléontologie végétale, a dit : « Saporta a montré comment on est passé peu à peu de la flore des gypses d’Aix par élimination de certains types tropicaux à la flore aquitanienne telle qu’on l’observe à Manosque. » Ce gisement est un de ceux que Saporta a le plus explorés après celui d’Aix, parce que son frère le comte de Saporta, après avoir laissé son fils, le vicomte Gaston, continuer la brillante existence qu’il avait menée à Paris, s’était retiré à Manosque. Il y a eu là des forêts de Charmes, de Hêtres, d’Aunes, d’Érables, de Chênes et aussi d’arbres verts : Séquoia, Taxodium, Glyptostrobus. À l’ombre des grands arbres croissaient des fougères variées : Osmunda, Pteris, Lygodium, etc. C’est un monde qui se rapproche de plus en plus du monde actuel.
Le gisement de Meximieux s’en rapproche encore plus. Planchon, Gandin, Falsan et Saporta l’ont bien étudié. La forêt de Meximieux, a dit Saporta, ressemblait à celles qui font encore l’admiration des voyageurs dans l’archipel des Canaries. On suppose que la moyenne était de 17 à 18°, tandis qu’elle n’est plus aujourd’hui à Lyon que de 11°. Il n’y avait plus de Palmiers et de Cycadées ; les plantes dominantes étaient les Lauriers-roses, les Avocatiers, les Bambous, les Magnolias, les Chênes verts. Tandis que la plaine lyonnaise jouissait encore de cette température chaude, les parties montagneuses des environs avaient déjà des plantes qui indiquent une moindre chaleur ; l’altitude se faisait sentir comme de nos jours. Cela a été mis en lumière par les descriptions que Saporta a données des plantes fossiles trouvées dans les cendres volcaniques du Cantal, à Saint-Vincent et au Pas-de-la-Mougudo, une sorte de Pompéi végétal, situé à près de mille mètres d’altitude. C’est à Rames que la découverte en est due. On ne saurait faire trop d’éloges de ce géologue qui vient d’être enlevé à la science : il s’était pris de passion pour le Cantal, ce volcan gigantesque placé au cœur de la France ; il en connaissait les moindres parties et il en a retracé la grandiose histoire en termes émouvans. Dans notre cher pays nous possédons plus qu’on ne saurait le croire de ces travailleurs modestes dont la vie entière est consacrée à la science, sans autre pensée que de faire du bien en découvrant quelque vérité. Quand un écrivain rencontre sous sa plume un nom comme celui de Rames, il remplit son devoir en le saluant avec reconnaissance.
Enfin la flore quaternaire n’a pas été oubliée par Saporta. Des tufs semblables à ceux que Planchon avait habilement étudiés à Montpellier ont été retrouvés sur plusieurs points de la Provence, depuis les bords de la Méditerranée à côté de Marseille jusqu’au nord du département des Bouches-du-Rhône à Meyrargues. On distingue les tufs quaternaires de ceux qui se forment aujourd’hui parce que leur niveau est plus haut que celui des eaux actuelles et que, par conséquent, ils remontent à une époque où les vallées étaient moins creusées. Leur flore est en général très peu différente de la flore actuelle. Chouquet, un de ces travailleurs désintéressés dont je viens de parler, a fait aux environs de Paris une singulière découverte de plantes qu’il a soumises à Saporta ; il a trouvé, dans un tuf quaternaire de la Celle-sous-Moret (Seine-et-Marne) des figues, des feuilles de Figuier, du Laurier des Canaries, du Buis ordinaire, de l’Arbre de Judée, du Fusain à larges feuilles ; toutes ces plantes, aujourd’hui spontanées seulement dans les pays chauds, font un singulier contraste avec les produits glaciaires des temps quaternaires.
On voit que Saporta a embrassé dans son ensemble l’histoire du monde végétal. S’il en eût étudié seulement les traits principaux, on aurait le droit de dire que ses travaux ne prouvent pas que les espèces sont descendues les unes des autres. Comme au temps d’Agassiz, on pourrait croire que Dieu a eu un plan comprenant des gradations et qu’il a fait apparaître successivement les grands groupes du monde végétal, de manière à réaliser les gradations qui étaient dans sa pensée. Ainsi, parce que l’on constate d’abord le règne des cryptogames, puis celui des progymnospermes, puis celui des vrais gymnospermes, puis celui des angiospermes à fleurs d’un dessin compliqué, de couleurs éclatantes et d’un parfum exquis, cela ne suffit point pour affirmer que ces apparitions résultent de transformations plutôt que de formations distinctes faites tour à tour. Mais Saporta n’a pas étudié seulement la marche générale des principaux groupes : il a suivi les espèces pas à pas dans son Monde des Plantes et dans son Origine paléontologique des arbres cultivés. Quand par exemple il dit que les chênes actuels descendent des chênes des temps passés, il se fonde sur une multitude de faits objectifs qui ont été patiemment observés. Il trouve dans le milieu des temps crétacés des plantes très voisines des chênes qu’il appelle Dryophyllum, c’est-à-dire végétaux à feuilles de chêne ; à la fin du Crétacé, il y a de vrais chênes ; à partir de ce moment, toute subdivision des temps géologiques présente des formes de chênes à chacune desquelles on donne des noms distincts, et qui cependant diffèrent à peine. Au milieu du Tertiaire, les alternances des saisons devenant plus accusées, les feuilles de plusieurs des chênes cessent d’être persistantes ; les feuilles marcescentes et caduques apparaissent, et aujourd’hui, dans nos pays qui ont de froids hivers, il n’y a plus que des chênes dont le feuillage se renouvelle chaque année. Mais leur parenté n’en est pas moins visible ; notre Chêne rouvre (Quercus robur) se divise en un grand nombre de variétés que l’on suit pas à pas dans les temps géologiques.
Saporta fait de même l’histoire des ancêtres du Ginkgo, des Pins, des Sapins, des Aunes, des Bouleaux, des Peupliers, de la section des Trembles, du Platane commun, du Figuier européen, du Laurier noble, du Laurier-rose, de la Vigne cultivée, du Lierre d’Europe, du Magnolia à grandes fleurs, de l’Arbre de Judée, du Tilleul, etc. Ce ne sont pas là des vues de son esprit. Il donne les figures de tous ces végétaux primitifs, de sorte que chacun peut contrôler ses assertions.
D’où proviennent ces changemens de la végétation ? Ils ont résulté en partie du refroidissement du globe qui a commencé au pôle Nord et s’est propagé au Sud. À mesure que le froid gagnait, les plantes sont descendues vers les pays du soleil. Ainsi à l’époque secondaire il y a eu au Spitzberg des plantes semblables à celles de nos pays. Puis, la glace envahissant, elles sont descendues ; pour les suivre, il faut aller à la latitude de Londres pendant le commencement du tertiaire, à la latitude de la Bohême (c’est-à-dire de Paris) pendant l’époque dite oligocène, à la latitude d’Œningen (ou de Dijon) à l’époque miocène, à la latitude de Lyon dans l’époque pliocène, à la latitude de Marseille dans l’époque actuelle. Mais on observe des irrégularités, puisqu’on vient de voir que près de Paris il y a eu pendant quelque temps des Figuiers, des Lauriers. Les migrations ne suffisent point pour expliquer les changemens du monde végétal. Comment se sont-ils produits ? Nous l’ignorons encore.
Si persévérans qu’aient été ses efforts pour comprendre l’histoire des origines du monde végétal, le grand naturaliste dont je viens d’esquisser les travaux ne s’est pas dissimulé l’immensité du domaine de l’inconnu qui se présentait encore devant lui. Tout savant qui vieillit a une pensée de mélancolie en se rappelant l’espoir qu’il avait dans sa jeunesse de trouver la vérité, et en constatant que ses découvertes ne sont pas en proportion de la peine qu’il s’est donnée. Pourtant, a dit Saporta, « soyons satisfaits d’avoir tenté d’ouvrir la voie, d’avoir jeté vers le but qui se cache à l’horizon des regards inquiets et d’avoir fait appel en vue de l’avenir à cette curiosité insatiable de l’esprit humain qui saura bien un jour, par quelque procédé encore ignoré, pénétrer assez loin pour atteindre l’inconnu et percer enfin les derniers voiles qui nous dérobent le secret du « comment » de la création[5]. »
Il serait à souhaiter que le marquis de Saporta eût des imitateurs. Il est beaucoup d’hommes pourvus des biens de la fortune qui ne savent pas s’en servir ; quelques-uns ne pourraient-ils pas se consacrer au culte de la science ? Ils trouveraient là de pures jouissances. Pauvres penseurs que nous sommes, lorsque nous cherchons à comprendre l’immensité des temps, et à nous comprendre nous-mêmes, nous sommes exposés à être le jouet de l’erreur. Si la vie de Saporta a été un rêve, elle a été un rêve charmant. Son esprit a été transporté en face des plus grands spectacles. Il a cru assister aux scènes des époques géologiques ; il a contemplé dans ses plus minutieux et plus élégans détails la végétation qui formait les décors du théâtre où ont vécu tant de milliers d’étranges créatures dont les dépouilles sont ensevelies dans les pierres. Il s’est représenté les sombres forêts de cryptogames des jours primaires. Peu à peu devant ses regards étonnés les plantes se sont diversifiées en se multipliant ; il a vu leurs organes sexuels apparaître et grandir ; il les a regardés s’enveloppant de fleurs délicates, parfumées. Il s’est imaginé une nature calme, changeant peu à peu dans une harmonie continue pour devenir de plus en plus magnifique. Ceux qui ne croient pas au transformisme penseront qu’il a fait un rêve. Moi, je suppose, qu’en sortant de sa vie de labeur pour se trouver face à face devant l’Auteur de la vérité infinie, il a reconnu qu’il n’avait pas fait un rêve, mais qu’il avait deviné la réalité. Ce qui me paraît certain, c’est que la grandeur, la beauté des horizons qu’il a entrevus, ont dû contribuer à la grandeur, à la beauté de son âme.
- ↑ Le nom a été changé en Saporta dans notre pays.
- ↑ Travaux de MM. Feuillet de Conches, Paul Janet, Gaston Boissier, etc.
- ↑ On a pris l’habitude de réunir, sous le nom d’infra-crétacés, les étages que les géologues appellent le wealdien, le néocomien, l’urgonien, l’aptien et l’albien.
- ↑ Lester F. Ward, The mesozoic Flora of Portugal compared with that of the United States (Science ; march 29, 1895.)
- ↑ Origine paléontologique des arbres, in-16, 1888.