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Un Normalien sous la Restauration - Charles Loyson

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Un Normalien sous la Restauration - Charles Loyson
Revue des Deux Mondes4e période, tome 155 (p. 345-376).
UN NORMALIEN SOUS LA RESTAURATION

CHARLES LOYSON
D’APRÈS DES DOCUMENS INÉDITS


I

La vie de Charles Loyson ressemble à un livre dont une bonne moitié serait toute blanche. D’abord, il appartenait à une famille qui n’avait pas d’histoire, et puis il est mort à vingt-neuf ans, c’est-à-dire à un âge où, quels que soient ses dons, l’homme n’a guère eu le temps de donner toute sa mesure. Sa biographie pourrait donc tenir en quelques lignes ; mais il a laissé, malgré sa jeunesse, une œuvre si variée et si haute ; il s’était acquis de si illustres amitiés par son talent et son caractère ; sa fin prématurée lui a fait une figure si touchante, que, dans le recul du temps, à la faveur peut-être du nouveau lustre que deux de ses neveux ont jeté sur son nom, sa physionomie mélancolique a gardé son auréole de gloire.

Remarquons tout de suite que Charles Loyson n’était point né par accident, comme tant d’autres, dans le coin de terre où il vit le jour[1]. Son grand-père paternel était originaire du Maine et exploitait une métairie à Duneau, dans la Sarthe. Son père qui était bourrelier à Château-Gontier, avait épousé à Craon le 24 novembre 1785, Théodose-Sainte-Donatienne Le Suc, fille d’un ancien capitaine de gabelles, d’origine bretonne, et d’une paysanne angevine, dont le P. Hyacinthe a dit qu’elle avait traversé la tempête révolutionnaire avec sa lampe à la main, ou plutôt dans le cœur, sans la laisser s’éteindre ou vaciller. « Esprit simple, mais élevé, âme ferme autant que douce, elle avait légué à ses enfans beaucoup plus qu’une fortune et qu’un titre : un sang honnête et robuste, la foi de l’Évangile, les vertus de la famille et du christianisme[2]. » De ces deux Angevins, établis à Château-Gontier dans la rue du Pélican[3], aujourd’hui rue Charles-Loyson naquirent neuf enfans dont cinq seulement vécurent, quatre garçons et une fille. L’aîné des garçons mourut à vingt-deux ans ; les trois autres firent grand honneur à leurs parens. Charles fut notre poète ; — Louis-Julien, successivement inspecteur d’académie et recteur des académies d’Orléans, de Metz et de Pau, fut le père : 1° de l’abbé Théodose Loyson, ancien professeur de théologie à la Sorbonne, à qui l’on doit un livre remarquable sur l’Assemblée du Clergé de France de 1682 ; 2° de l’orateur fameux, qui, sous le nom de Père Hyacinthe, devait illustrer la chaire de Notre-Dame ; — Julien-Jean, de dix ans plus jeune que Charles, après avoir exercé les fonctions de sous-préfet et de conseiller de préfecture, mourut à Paris attaché au secrétariat du Prince-Président Louis-Napoléon. Mais de ces trois frères que rien ne sépara dans la vie, et dont un éditeur, en tête des œuvres du poète, eut la pieuse pensée de réunir les trois profils dans un médaillon unique, c’est encore Charles qui a fait le plus pour la gloire de sa maison.

Il venait d’entrer dans sa douzième année, quand, sur les instances de l’abbé Blouin, chapelain de l’hospice Saint-Joseph, qui lui avait fait faire sa première communion et lui avait appris les premiers élémens du latin, son père le confia à M. Mongazon[4], supérieur du petit collège de Beaupréau. Il y fut un si brillant élève, que le cours auquel il appartenait était désigné couramment sous son nom[5], M. Boutreux[6], jeune poète de talent qui périt dans la conjuration de Mallet ; Mgr Angebault, évêque d’Angers, l’abbé Gourdon, qui mourut curé de la cathédrale de cette ville après avoir été vicaire général du diocèse de Nantes, et l’abbé Duchesnay, qui fut secrétaire de l’archevêché de Paris, avaient fait partie de ce cours demeuré légendaire dans ce collège ecclésiastique. Il en sortit à dix-sept ans pour enseigner la rhétorique au collège de Doué ; mais l’ambition l’ayant pris de compléter ses études à l’École normale qui venait de s’ouvrir, il y fut reçu en 1809, et s’y rencontra avec Patin, Victor Cousin, Th. Gaillard, Viguier, Pouillet, Larauza, qui, tout de suite, lui furent attachés par des liens que sa mort seule devait rompre.

Trois ans plus tard, il passait sa thèse de doctorat ès lettres. Il avait pris pour sujet : De la manière de traduire les poètes anciens. Grave question, qui est toujours pendante depuis que Joachim du Bellay la posa dans sa Deffence et illustration de la langue françoise, en 1550. On se souvient qu’à cette époque Joachim n’admettait pas qu’on traduisît les poètes anciens ; il changea d’avis plus tard en traduisant deux livres et plus de l’Enéide. Moins révolutionnaire que son compatriote, et convaincu que les poètes anciens pouvaient se traduire, Charles Loyson estimait que les uns devaient l’être en vers et les autres en prose. Et voici ce qu’il écrivait sur la question à M. Papin, régent de rhétorique au collège de Saumur, son correspondant habituel, son mentor et son ami le plus intime :

« Je vous ai promis de vous envoyer la suite des propositions que je veux développer et soutenir dans ma thèse ; mon plan n’est point encore arrêté. Je vais cependant vous exposer ce qu’une première vue de mon sujet me présente.

« Pourquoi s’est-on si peu entendu quand il s’est agi de décider si les poètes doivent être traduits en vers ? 1° parce que ne convenant pas de la tâche que devait se proposer le traducteur, du but vers lequel il devait tendre, on ne s’est point accordé sur le sens du mot traduction ; 2° parce que la question était posée d’une manière trop générale. Faut-il traduire les poètes en vers ? Mais les raisons que l’on donnera pour traduire les poètes épiques et tragiques de cette façon étant admises, restera-t-il prouvé que l’on doive traduire de la même manière les poètes comiques ? etc. Voilà deux écueils qu’il faut que j’évite. Commençons donc par bien fixer nos idées sur le sens du mot traduction.

« Si les langues n’avaient point chacune leur génie, et qu’on trouvât dans chacune des mots correspondans à tous les mots d’une autre, on traduirait en substituant le mot correspondant à son correspondant. Un dictionnaire français-latin renfermerait des traductions parfaites de tous les chefs-d’œuvre de la langue de Virgile et d’Horace. Il faudrait exiger du traducteur une exactitude rigoureuse, et elle serait facile à obtenir, mais il n’en est pas ainsi. Chaque langue a son génie ; une traduction parfaitement exacte n’est donc pas possible. Il faut se résoudre à sacrifier beaucoup pour conserver le reste. Voyons ce qu’il est le plus important de rendre et si c’est en vers ou en prose que l’on parviendra à le rendre. Qu’est-ce qu’il y a de plus important à rendre dans un poète ? Ne sont-ce pas les images, les tours vifs et poétiques, l’harmonie et surtout l’harmonie imitative, et n’est-ce pas seulement en vers qu’on parviendra à rendre tout cela ? Cependant gardons-nous de trop généraliser nos divisions. Entrons dans l’examen de chaque genre et presque de chaque poète. L’ode, l’épopée veulent des vers ; les épîtres d’Horace des vers. Les ouvrages dramatiques souffrent la prose, les comédies surtout. Nous avons dit que les poètes épiques veulent être traduits en vers. Malgré le paradoxe apparent, nous ne craindrons point d’excepter de cette règle le premier des poètes épiques, Homère. En voici la raison, que j’aurais dû placer plus haut, et qui sera peut-être le principe de ma thèse. La poésie est faite pour plaire ; elle plaît par ce qu’on appelle le beau. Or il y a deux sortes de beau : l’un, qui se trouvant dans l’expression de certain grand poète de la nature et du cœur humain que rien n’efface ni n’altère, est le beau universel, le beau de tous les siècles et de tous les pays. Dans quelque poésie que ce soit, on est toujours sûr de plaire aux hommes en le reproduisant. L’autre beau est le beau de tel siècle, de tel pays, il dépend des mœurs, des degrés de civilisation et il ne peut se transporter d’une langue dans une autre. Or, qu’on lise Homère, on y retrouve partout cette espèce de beau. Homère est donc intraduisible en vers. Pourquoi en vers, direz-vous ? La conséquence paraît aussi bonne pour la prose que pour le vers. Eh bien, j’ajouterai, si vous voulez, la prose française. Et je crois que pour le rendre, il faut une traduction presque interlinéaire, une traduction qui serait un monstre, considéré comme un ouvrage original, semblable, enfin, à ces traductions latines si barbares qu’on lit avec plus de plaisir que la prose travaillée et brillantée de M. Lebrun, parce qu’elles nous donnent au moins une idée d’Homère et des mœurs de son temps. Tout cela sent un peu le paradoxe. J’en ajouterai un autre, je soutiendrai qu’Homère est le plus grand qui ait existé, et cependant celui qui a mis le moins de poésie de style dans ses ouvrages. M’avez-vous compris ? Je crains bien que non. Je me comprends à peine encore moi-même. Je n’ai pas encore, comme vous le voyez, mis de liaison entre mes idées. Excusez mon style, je vous écris au vol de la plume, dans une conférence où l’on crie de tous côtés à mes oreilles, et où il faut que je sois aux aguets, de peur qu’on ne s’aperçoive que je m’occupe d’autre chose que de la leçon[7]... »

Telles étaient les théories, discutables, mais assez neuves, que Charles Loyson soutint très éloquemment du reste dans sa thèse de doctorat sur la manière de traduire les poètes anciens. Et comme pour joindre l’exemple au précepte, il entreprit vers le même temps sa belle traduction de Tibulle dont, par malheur, nous n’avons que des fragmens, le chrétien qui dormait en lui ayant jugé à propos d’en faire le sacrifice à son lit de mort, au grand chagrin de ses camarades qui l’avaient lue et de son ami Papin qui l’avait encouragé dans cette œuvre.


II

J’ai dit que Papin était son mentor et son correspondant habituel. C’est une raison pour que je lui fasse dans cette étude la place qu’il occupait dans le cœur de Charles Loyson. Il en vaut la peine, d’ailleurs, car s’il ne lui manqua que de briller sur un plus grand théâtre que celui de sa province, on verra que ce ne fut point la faute des circonstances, mais de son peu d’ambition et de sa modestie.

Né à Baugé (Maine-et-Loire) le 13 février 1773, Louis-Guillaume Papin avait à peine terminé ses études au collège de la Flèche, qu’il présidait à Angers le club de l’Ouest. C’est dire qu’il avait pris la tête du mouvement révolutionnaire. Il poussa même le zèle jusqu’à écrire aux Affiches, lors du procès de Louis XVI, qu’il abjurait le nom de Louis pour prendre celui d’« un homme dont les vertus privées et publiques étaient l’objet de son admiration, le tendre, l’éloquent Cerutti. » Et quand éclata la guerre de Vendée, il suivit les armées de la République en qualité de capitaine quartier-maître. Mais les excès des proconsuls Francastel et Carrier, en révoltant sa conscience d’honnête homme, le dégoûtèrent à tout jamais de la politique qu’ils représentaient. Envoyé à Paris, en 1794, par le département de Maine-et-Loire pour suivre les cours de l’Ecole normale, il fut nommé à son retour professeur d’histoire à l’Ecole centrale d’Angers. Nous avons son discours d’ouverture et celui qu’il prononça le 10 prairial, an IV, à la fête de l’Agriculture : ils respirent l’un et l’autre une grande sagesse et un patriotisme exempt de l’emphase du temps. Mais le coup d’éclat qui acheva de l’illustrer fut un drame en deux actes et en prose qu’il fit représenter à cette époque sous le titre : Les détenus au calvaire d’Angers ou la générosité récompensée par l’amour[8]. Cette pièce de circonstance où Papin, dans une langue enflammée, ne craignait pas de mettre en scène, sous des masques transparens, les bourreaux et les victimes de la Terreur, obtint un succès considérable que la réaction thermidorienne lui fit payer plus tard de la perte de sa place et, peu s’en fallut, de sa liberté. Il fut obligé de se terrer pendant quelque temps et se réfugia chez son ami Grille, au Hutereau, près d’Angers, où il employa ses loisirs « à cultiver les Muses. »

Vint le Consulat. Après avoir occupé la chaire de législation politique à l’Ecole centrale de la Corrèze, il revint en Anjou et fut nommé, en l’an VIII, secrétaire particulier du préfet Désilles, puis, en l’an X, chef de la première division de la préfecture de Maine-et-Loire. Mais l’enseignement public ne cessait de l’attirer, et il n’attendait qu’une occasion pour rentrer dans sa carrière favorite. Cette occasion lui fut donnée, en l’an XII, par la municipalité de Saumur. Une école secondaire communale ayant été établie par elle dans l’ancien couvent des Ursulines, la direction en fut offerte à Papin, qui l’accepta. Et telles étaient sa réputation et la considération dont il jouissait dans le pays, que cette école, à l’ouverture des cours, réunit jusqu’à 90 élèves pensionnaires et un nombre à peu près égal d’externes. Il la quitta cependant, au bout d’une année, pour épouser la veuve de l’architecte Miet qui lui apporta une belle fortune. Nommé maire de la commune de Saint-Hilaire-Saint-Florent, le 14 novembre 1805, il renonça encore une fois aux fonctions administratives pour occuper celles de régent de rhétorique au collège de Saumur, dont il avait été chargé par un arrêté du sénateur grand maître de l’Université, en date du 27 octobre 1810.

Cinq ans après, le 17 décembre 1815, il fut appelé par Royer-Collard, en des circonstances que je dirai plus loin, au poste de maître de conférences de philosophie à l’Ecole normale supérieure, mais il déclina cet honneur, par suite du mauvais état de santé de sa femme, et, à partir de ce moment, il ne songea plus qu’à prendre sa retraite. Vainement le recteur de l’Université royale d’Angers insista-t-il auprès de lui pour le décider à remplir, en 1818, les fonctions délicates de professeur de philosophie au collège de cette ville ; il lui opposa le même refus qu’à Royer-Collard, et se réfugia à Saumur, dont il était conseiller municipal depuis 1814, dans une retraite paisible d’où il ne voulut plus sortir, pas même pour remplir en 1833 le mandat de conseiller général que lui avaient confié, à son insu, les électeurs des cantons ruraux. C’est là que, dix ans plus tard, la mort le prit (10 octobre 1843) ; mais il y était préparé depuis longtemps par toutes sortes d’infirmités et de chagrins. D’abord il avait perdu sa femme et quelques amis très chers ; ensuite il était devenu sourd et presque aveugle : je crois même qu’il avait fini par perdre l’usage de la parole. La mort fut donc pour lui une véritable délivrance. Elle ne le prit pas au dépourvu. Quand il la sentit venir, il légua tous ses manuscrits et ceux qu’il avait hérités de l’abbé Rangeard à Toussaint Grille, bibliothécaire de la ville d’Angers. Il ne réserva à son neveu Florent Papin, maire de Baugé, que sa bibliothèque et sa correspondance ; et tout cela malheureusement fut dévoré par un incendie, à l’exception de quelques lettres, dont celles de Charles Loyson, que je publie aujourd’hui et que je tiens du petit-neveu de Papin, M. Paul Pionis, secrétaire général de l’Association Bretonne-Angevine.

Tel fut ce Louis-Guillaume Papin en qui Charles Loyson avait mis toute sa confiance. Le hasard ou la Providence, en sauvant des flammes une partie de la correspondance du poète, a grandement servi sa mémoire et celle de Papin, car sans les lettres de Charles Loyson, certains faits intéressant l’histoire politique et littéraire de la France n’auraient jamais été connus, et le livre de sa vie contiendrait encore un plus grand nombre de pages blanches.


III

Ainsi, pour commencer, voici une lettre qui traite exclusivement des ennuis que Charles Loyson éprouva comme répétiteur à l’École normale, lorsqu’en 1812, il y rentra après les vacances. La lettre est amusante et écrite avec une bonne humeur qui ne laisse pas de cacher un certain dépit : les poètes sont si facilement irritables ; et les débuts dans une carrière aussi pénible que celle de l’enseignement sont d’une telle importance !


« Monsieur et très bon ami,

« Commencez-vous à vous étonner de ne point recevoir de mes lettres ? J’avoue que je parais dans mon tort. Il y a plus d’un mois que je vous ai quitté. C’est vous écrire bien tard, et cependant c’est encore trop tôt, puisque je n’ai rien à vous dire de certain sur mon sort. Que diriez-vous si dans un mois, dans quinze jours, j’allais vous envoyer une lettre datée de Reims et signée : Loyson, maître élémentaire, remplaçant provisoirement le professeur de rhétorique ? Mais que diriez-vous si j’ajoutais à ces titres : ex-répétiteur de l’Ecole normale, ex-suppléant de troisième au lycée Charlemagne, ex-suppléant de troisième, seconde et rhétorique au lycée Bonaparte ? Vous me plaindriez sans doute et vous me demanderiez par quelle faute j’ai mérité une telle disgrâce. Je n’ai point fait de faute, je n’ai point déplu, du moins aux influens, et ce ne serait point une disgrâce. Vous commencez à vous y perdre, vous n’y comprenez rien, et moi pas grand’chose. L’Université est une divinité dont il ne faut pas sonder les conseils ; or, écoutez mon histoire, et vous verrez s’il n’y a point là-dessous le doigt de quelque malin démon. Pour moi je trouve à tout cela je ne sais quel air de fatalité qui m’épouvante. Ma fortune est-elle à bout et ne dois-je plus voir de bonheur dans ma vie qu’en regardant derrière moi ? Quand j’arrivai ici, je trouvai d’abord M. Guéroult[9] irrité contre moi. Il s’imaginait ne m’avoir pas fait écrire de rester jusqu’au 15 ; j’eus beau produire la lettre, le témoignage de l’élève qui l’avait écrite, tout fut inutile. Tout ce qui arriva, c’est qu’à mon tort imaginaire j’en ajoutai un réel, celui d’avoir raison contre plus fort que moi. C’est à dater de ce moment qu’il faut mettre ex devant mon titre de répétiteur de l’Ecole. On m’offrit cependant généreusement ma pension si j’y voulais rester une troisième année pour me perfectionner. Voilà d’abord comme j’ai été puni de n’avoir pas suivi votre conseil ; mais écoutez jusqu’au bout. Ne voyant plus de place ni au lycée Charlemagne ni au lycée impérial, j’en fais demander une au proviseur du lycée Bonaparte. Je me présente moi-même chez lui. Il me reçut avec une politesse assez froide, prit mon nom et dit qu’il consulterait mes notes à l’Université. Il les consulta, en effet, le lendemain, et revint satisfait, car en me voyant entrer chez lui le surlendemain, il vint au-devant de moi, me prit les deux mains et m’assura qu’il avait le plus grand désir de m’attacher à son lycée et que le lendemain même il verrait le Grand Maître à ce sujet.

« Deux jours après, je revins le voir, impatient de savoir la réponse. « L’affaire est en bon train, me dit-il, j’ai vu le Grand Maître, et j’ai remis ma demande par écrit à son secrétaire ; il a dû la lire le soir même. » Je restai pétrifié en apprenant qu’il avait écrit au lieu de demander de vive voix, et en le quittant je me résignai tristement à toutes les lenteurs qui sont inséparables d’une telle marche. Cependant, quand je fus un peu avancé dans la rue, l’idée me vint d’avoir un peu recours à moi-même et de voir si je ne pourrais pas décider la chose en allant chez le Grand Maître. Et de ce pas, tel que j’étais, sans rendez-vous, sans lettre d’audience, je vais me présenter, je me fais mettre sur la liste à la suite de ceux qui avaient rendez-vous, et à mon tour j’entre. M. le Grand Maître me reçut de la manière la plus aimable, me dit qu’il avait reçu une lettre du proviseur du lycée Bonaparte, mais trop tard, car un moment auparavant il venait de me nommer au lycée Charlemagne sur la demande du proviseur pour faire une division de troisième qui venait de vaquer. Je lui témoignai quelque regret de n’être pas au lycée Bonaparte. Il me demanda mes raisons, et il m’avait tellement mis à mon aise qu’en lui disant d’abord que ce n’était pas au Grand Maître mais seulement à M. de Fontanes que j’allais parler, je lui avouai que je donnais des leçons dans une pension voisine du lycée Bonaparte, — ce qui est un grand crime dans l’Université, — et que je comptais y demeurer. Je lui dis qu’un des principaux motifs qui m’avaient déterminé à prendre ce parti était le désir d’avoir avec moi mon jeune frère. Il me dit que je faisais fort bien et me promit pour l’année prochaine une bourse dans un lycée de Paris pour mon frère. Je sortis tout ravi d’une si aimable audience, ne regrettant plus que faiblement le lycée Bonaparte. Quel est mon étonnement, huit jours après, d’apprendre qu’on m’a soufflé ma place et qu’un autre fait la division que je devais faire. Je ne suis donc plus suppléant au lycée Charlemagne. Mais laissez-les faire, ils ne sont pas encore las de me rouler de place en place. Je cours aux informations, et sans savoir comment se fait le changement, j’apprends que je suis au lycée Bonaparte suppléant des classes de rhétorique et d’humanités. Cette nouvelle me console de l’autre. Mais ma joie n’a guère été plus longue que mon chagrin. La chance commence à tourner une deuxième fois, et l’on parle de m’envoyer à Reims, parce que le professeur de rhétorique s’avise d’être malade. Voilà où en sont maintenant mes affaires. Jusqu’à présent, j’ai le titre de suppléant de rhétorique et d’humanités au lycée Bonaparte. Il n’est même pas question de me l’ôter, parce que dans tous les cas je ne serais que provisoire à Reims, mais voyez comme cela romprait tous mes arrangemens. Je donne des répétitions dans deux pensions. Mais il est temps de finir ce journal. Voici le feuilleton : je viens de lire en deux soirées les deux volumes de Corinne ou l’Italie. Je trouve que Mme de Staël est une bien étrange créature. Quel talent, mais souvent quel ridicule ! c’est Chateaubriand avec plus de pensée et de mauvais goût. Elle est parfois inintelligible. Voici par exemple une de ses énigmes : « Quand on entend des sons purs et délicieux, dit-elle, il semble qu’on soit prêt à deviner le secret du créateur et à pénétrer le mystère de la vie. » Devinez si vous pouvez, mais n’attendez pas que je vous y aide. Adieu ! j’embrasse tout le monde et vous surtout... Votre ami,


« CHARLES LOYSON[10]. »

Le mot de la fin, le feuilleton de ce journal, est d’autant plus piquant qu’il est assez inattendu. Il nous apprend — ce dont nous nous doutions bien un peu — que Chateaubriand, en dépit des éloges officiels de M. de Fontanes, n’avait pas encore l’oreille de la jeunesse universitaire ; et que le jeune Loyson n’avait point l’esprit romantique. Quant au journal lui-même, il nous rend exactement compte de la situation embarrassée dans laquelle se trouvait Charles Loyson en 1812. Si nous y ajoutons que peu de temps auparavant il avait célébré la naissance du roi de Rome dans une ode qui avait fait un certain bruit[11], on comprendra qu’il ait conçu quelque dépit de se voir, pour toute récompense, ballotté ainsi de lycée en lycée et menacé de perdre le titre de maître-répétiteur qu’il avait acquis au prix d’un labeur acharné. Mais comme ces ennuis ne furent en somme que passagers, nous ne lui ferons pas l’injure de croire qu’il en garda rancune au régime impérial. Peut-être, après l’abdication de Fontainebleau, applaudit-il un peu bruyamment au retour de la monarchie légitime, mais en cela, c’est une justice à lui rendre, il ne fit que suivre l’exemple du haut personnel de l’enseignement. Il ne faut pas oublier, en effet, que les professeurs de la Faculté des lettres, comme Royer-Collard et Laromiguière, et les inspecteurs généraux, comme Ambroise Rendu et Guéneau de Mussy, étaient des royalistes d’opinion, qui ne s’étaient ralliés au Consulat et à l’Empire que pour sauver le pays de l’anarchie révolutionnaire. L’Empereur ne s’était jamais fait d’illusion sur leur dévouement à sa personne et à sa dynastie, et lorsque Fontanes, en sa qualité de Grand Maître de l’Université, lui avait demandé une chaire de philosophie pour Royer-Collard, Napoléon qui savait que, de 1797 à 1803, l’illustre philosophe avait été l’agent principal du conseil royal institué à Paris par Louis XVIII, l’avait nommé sur la foi de ses principes. Mais l’abdication de Fontainebleau, en les déliant du serment de fidélité, avait rejeté tous ces fonctionnaires dans le parti de leurs préférences, et Charles Loyson, qui était le protégé de Royer-Collard, ne pouvait manquer d’y entrer à sa suite. Il acclama donc le retour de Louis XVIII, et comme professeur, dans le discours qu’il fut chargé de prononcera la distribution des prix du lycée Bonaparte, et comme poète dans une ode où le « tyran » n’était point ménagé. Voici quelques strophes de cette pièce de vers :


Qu’est devenu le sceptre inique,
Le sceptre, instrument de forfaits,
Sous lequel un bras despotique
Fit gémir dix ans les Français  ?
Insensé ! qui crus en esclave
Pouvoir traiter un peuple brave
Qu’on ne soumet que par l’amour !
Sous tes pieds, en vain terrassée,
La Liberté s’est redressée.
Et te foule aux pieds à son tour.

Heureux, quand le sort l’abandonne,
Le tyran qui, privé d’espoir,
Perd la vie avec la couronne.
Et meurt ainsi que son pouvoir !
Du moins l’éternelle justice
Ne lui fait pas de son supplice
Subir le plus affreux tourment :
Et ses innombrables victimes,
Du bruit de leurs cris unanimes
N’insultent que son monument.

Tu vis, despote sans courage,
Que les Français ont rejeté !
Tu vis échappé du naufrage
Où périt ton autorité.
Vois tes images abattues.
Vois le peuple sur tes statues
Poursuivre encor ton souvenir ;
De l’indignation publique,
Entends le concert véridique
Commencer pour ne plus finir.

Puisque à tout prix ton âme vaine
Voulut du bruit et du renom,
Repose-toi sur notre haine
Du soin d’éterniser ton nom.
De l’oubli bravant les ténèbres,
Les noms des criminels célèbres
Ont aussi leur éternité.
Nous maudissons encore Tibère,
Et Néron, bourreau de sa mère,
Subit son immortalité<ref> Ode 1. — La Restauration.

 !


Mais la confiance de notre jeune poète dut recevoir un coup terrible, quand il apprit que Napoléon, trompant la surveillance de ses gardiens, avait quitté l’île d’Elbe et se dirigeait à marches forcées sur Paris. Le premier chant politique de sa Muse lui avait ouvert les portes du ministère de l’Intérieur : il avait été nommé chef du secrétariat de la direction de la librairie. Le 20 mars, en lui enlevant son emploi, lui fit des loisirs qu’il occupa d’ailleurs, dans sa province natale, à défendre la cause du roi par des écrits divers[12]. Et lorsque l’Empereur eut joué sa dernière carte à Waterloo, Charles Loyson rentra à Paris derrière Louis XVIII, qui, pour prix de sa fidélité, le nomma chef de bureau au ministère de la Justice. Il faut voir avec quelle sainte indignation il s’élevait alors contre les conspirateurs et les mécontens qui troublaient encore la rue :

« Je vous ai instruit de mon bonheur, écrivait-il à son ami Papin, si telle est la fortune de la France que quelque Français puisse se dire heureux dans le malheur public, et l’attente d’un avenir peut-être plus malheureux encore que le présent. Quod Di omen avertant ! On est généralement inquiet dans ce pays-ci. On parle de conspiration, sans qu’il soit possible de deviner ni les moyens ni l’espérance des conspirateurs. Que veulent-ils ? faire sauter le vaisseau public pour entraîner la France dans leur ruine, c’est tout ce qu’ils pourraient se promettre de leur affreuse tentative impuissante désormais pour rien établir ; leur infernale habileté en complots et en conspiration pourrait aller jusqu’à tout détruire. Que pensez-vous qu’il arrivât en France, s’il était prouvé aux étrangers qu’on eût voulu seulement arracher un poil de la moustache d’un de leurs souverains ou de leurs généraux ? Arrêtez-vous sur cette pensée, si vous en avez le courage. J’espère que l’exécution éclatante de Labédoyère que l’on attend de jour en jour abattra l’audace des factieux. Elle est portée à un point extraordinaire. Il n’y a rien au-dessus que les transports d’amour que témoigne l’immense majorité des Parisiens pour le roi. C’est de la fureur de part et d’autre, et sans les patrouilles nombreuses de la garde nationale, toujours sur pied, il y aurait chaque jour des scènes sanglantes sous les fenêtres mêmes des Tuileries. J’y étais hier : le roi et la duchesse d’Angoulême parurent à une fenêtre du château. Figurez-vous tout ce que vous pourrez imaginer d’enthousiasme et de transports, et partez de ce point pour en imaginer cent fois plus encore, et vous aurez une faible image de ce qui se passait dans cette foule d’hommes et de femmes de toutes conditions dont le jardin était rempli. Les cris, les chapeaux en l’air, les chants, les danses, les mouchoirs et les drapeaux blancs agités au-dessus des têtes, tout cela formait un spectacle impossible à décrire. Eh bien, concevez-vous qu’au milieu de cette foule il se trouve des insensés, des furieux qui mêlent des cris de  : vive l’Empereur ! aux cris de : vive le Roi ! C’est ce qui arrive cependant tous les jours, c’est ce dont j’ai été témoin hier. Heureusement le roi venait de se retirer. Vous ne pouvez vous faire une idée de l’indignation publique. Tout le monde se précipitait sur les factieux avec des cris épouvantables. Trois ou quatre patrouilles se jetèrent au milieu de la multitude ; il paraît qu’il y avait parmi les partisans de Bonaparte un ou plusieurs officiers. Les sabres furent tirés, les baïonnettes croisées, il fallait voir le mouvement de cette foule poussée et repoussée en sens contraire, et entendre les cris des femmes effrayées, qui cherchaient à se sauver et ne faisaient qu’augmenter le désordre. J’étais là avec la petite canne que vous me connaissez, ayant une envie démesurée d’en faire usage et m’égosillant à crier : Vive le Roi ! Enfin une douzaine de misérables furent arrêtés et le calme revint. Ceux qu’on arrête ainsi avouent presque tous qu’ils sont payés. Payés ou non, je ne conçois rien à cette rage nationale qui cherche à empêcher la multitude d’en faire sur-le-champ justice. Il y en a toujours d’extrêmement maltraités. Une chose fâcheuse, c’est que des innocens sont quelquefois victimes de l’indignation trompée. Je vous avoue que tout cela m’afflige et m’inquiète infiniment. Je ne vous conseille point de venir encore à Paris, que les choses n’aient pris une autre figure, non qu’il y ait le moindre danger, mais à quoi bon venir chercher des sujets d’affliction et d’inquiétude à 80 lieues de chez soi ? »

Il terminait ce triste et vivant tableau de Paris en 1815 par les lignes suivantes :

« A propos, je suis redevenu journaliste. Je donnerai de temps à autre quelque article au Journal général, qui, comme vous savez, s’est soutenu avec courage et noblesse pendant l’usurpation. Je dois en avoir un d’inséré très prochainement. Je ne vous dis point le jour, parce que je veux voir si vous le reconnaîtrez ou le devinerez. Il ne portera aucune signature. Je vous prie de ne pas oublier de satisfaire ma curiosité à ce sujet dans votre réponse, si réponse il y a. Je ne puis rencontrer M. Dupuy. Il faudra que j’y renonce. Adieu ! embrassez tendrement) Mme Papin et priez-la de songer à mes confitures. Mes respects et amitiés à Mme Dupuy, au docteur, à l’aimable garde national, croyez-vous que son nom m’échappe en ce moment. Ma mémoire me joue souvent de ces tours. Il me reviendra avant que ma lettre soit fermée. Bon, le voici : c’est M. Courtiller. Je l’avais cherché pendant deux minutes. Tout à vous.

« CHARLES LOYSON[13]. »


Qu’auriez-vous fait à la place de Papin en recevant cette lettre ? Vous auriez commencé naturellement par recommander à votre femme de songer aux confitures, et vous auriez suivi attentivement le Journal général en quête des articles de Loyson. C’est ce que firent les amis de Saumur. Mme Papin, que le poète aimait comme une sœur[14], cueillit les plus beaux fruits de son jardin et en fabriqua des compotes, pendant que son mari parcourait avec curiosité les pages du Journal général. Un jour qu’il venait de lire un article de grande allure sur le 21 janvier, il se dit que cette fois cela devait être de la prose de Loyson. Et de prendre sa plume et d’écrire à notre journaliste qu’il l’avait deviné. Je crois même qu’il poussa la malice jusqu’à lui demander s’il n’avait rien emprunté à Thomas ou à Renouard. Toujours est-il que Loyson, piqué au vif, après s’être avoué l’auteur de l’article en question et s’être défendu de tout larcin, railla l’esprit de « divination » du Saumurois qui ne l’avait pas reconnu dans le morceau du Desservant de ***, lequel lui avait attiré deux grandes colonnes d’injures de la part du Mémorial religieux. Le Mémorial était, avec le Journal du Lys l’organe attitré des ultras. Or, Charles Loyson, qui s’était dès les premiers jours de la Restauration rangé résolument du côté des doctrinaires ou des constitutionnels, avait souvent maille à partir avec ces feuilles intransigeantes qui affichaient la prétention de ramener la France aux pures traditions de l’ancien régime.


IV

Cependant, Loyson avait été nommé maître de conférences à l’École normale, aussitôt après que M. Guéneau de Mussy en eut pris la direction[15]. Profitant du passage à Paris de notre Saumurois, il recommanda Papin à MM. Guéneau de Mussy et Royer-Collard qui, d’un commun accord, en raison de son mérite, n’hésitèrent pas à lui confier la chaire de philosophie à cette école. Cet honneur inattendu jeta Papin dans une stupéfaction profonde. A la vérité, comme il en convenait lui-même, il avait à plusieurs reprises causé avec Loyson du projet de se réunir un jour dans la capitale, mais ce projet, vu dans le lointain, n’offrait alors à sa femme « que le côté qui pouvait la flatter, » et quant à lui, il était bien trop modeste pour penser jamais à une chaire de l’Ecole normale. Or, en même temps qu’il apprenait sa nomination de maître de conférences, il recevait une lettre du pays lui annonçant que « cette nouvelle avait surpris sa femme dans un état de langueur et de souffrances qui ne lui laissait point assez de forces pour soutenir un coup aussi imprévu. » Il demanda donc à M. Royer-Collard la permission de rentrer à Saumur pour la préparer à un départ qui n’était pas sans lui causer de vives inquiétudes. Mais à peine était-il arrivé chez lui, qu’il adressait la lettre suivante au président de la Commission de l’Instruction publique :


« Monsieur,

« A mon arrivée chez moi, j’ai trouvé ma femme dans l’état de trouble que m’avaient annoncé mes amis. Heureusement, ma présence et la promesse formelle que je lui ai faite de ne point contrarier son inclination, ont rendu un peu de calme à ses esprits et écarté le danger qui la menaçait.

« Si ma femme ne m’eût opposé que des objections ordinaires, j’aurais pu facilement les combattre et en triompher. Mais elle s’est frappée de l’idée que le séjour de Paris lui serait funeste, et que sa santé, qui depuis longtemps, en effet, est très délicate et très chancelante, succomberait dans ce double changement de climat et de régime. Il me semble que de telles préventions, fussent-elles destituées de tout fondement, sont de nature à être respectées, et que je ne pourrais passer outre, sans me charger d’une grande responsabilité.

« Il ne fallait pas moins. Monsieur, qu’une considération de cette importance pour me déterminer au sacrifice de l’honorable emploi que je dois à votre bonté. Ce sacrifice est si grand à mes yeux, qu’en trouvant dans mon âme la force d’y souscrire, j’ai commencé à croire que je n’étais pas indigne d’une chaire de philosophie, et qu’il appartenait peut-être d’en donner leçon à qui savait aussi en donner l’exemple.

« Puis-je me flatter, Monsieur, que daignant entrer dans les motifs qui m’ont dirigé, vous me pardonnerez d’avoir préféré aux plus brillans avantages la paix d’un ménage délicieux, quoi qu’en ait dit La Rochefoucauld, et le bonheur d’une femme dont je n’ai reçu d’autres chagrins que celui-là ? C’est moins ici au fonctionnaire public qu’à l’homme et à l’époux que j’ouvre mon cœur et soumets ma conduite.

« Il est une autre grâce, Monsieur, que je vous demande encore plus instamment, c’est de ne pas savoir mauvais gré à M. Loyson de ce qu’il a fait pour moi. Il connaissait depuis longtemps mon désir d’habiter la capitale, et il ne pouvait prévoir la répugnance de ma femme pour un séjour si attrayant.

« J’ajoute que telle est l’illusion que l’amitié lui fait sur mes faibles talens, qu’il a cru, de la meilleure foi du monde, procurer à l’Ecole normale une excellente acquisition, erreur étrange sans doute, et dont je sens mieux que personne toute la gravité, mais dont le principe et la fin sont bien pardonnables. Voilà ce qui doit lui servir d’excuse auprès de vous, et lui conserver votre estime et votre bienveillance.

« S’il ne m’est pas donné, Monsieur, de propager parmi nous cette philosophie noble et généreuse qui, sous vos auspices et grâce à l’influence de vos leçons, va désormais fleurir dans nos écoles, je veux du moins lui vouer un culte domestique et consacrer à son étude toute mon application et tous mes loisirs[16]. »

En même temps Papin écrivait à M. Guéneau de Mussy que ce qu’il regretterait éternellement, c’était devoir rompues, aussitôt que formées, les relations qu’il lui eût été si doux d’entretenir avec lui. « J’envierai toujours aux professeurs de l’Ecole normale l’avantage d’avoir pour chef un homme aussi éclairé que sage, qui par l’élégance de ses manières, la douceur de ses mœurs, l’agrément de son commerce, est si digne d’obtenir leur confiance et leur dévouement. »

M. Guéneau de Mussy lui répondit, le 6 février 1816, par une lettre que je me reprocherais de ne pas publier ici pour deux raisons : la première, c’est qu’elle fait trop d’honneur à son destinataire ; la seconde, c’est qu’elle nous révèle l’état d’esprit du chef de l’Ecole normale en face des difficultés qu’il éprouvait à recruter ses professeurs.

« Vous m’avez donné une triste nouvelle, Monsieur, en m’apprenant que vous ne pouviez revenir à Paris, et que vous êtes obligé de renoncer à l’emploi pour lequel je m’étais trouvé heureux de pouvoir vous présenter. J’aurais bien voulu trouver insuffisans les motifs qui vous ont déterminé, mais je suis forcé de convenir qu’ils sont de nature à ne pas admettre d’objections, et dans l’embarras où je me trouve, manquant de toute espèce de données pour pouvoir diriger mes recherches, je suis réduit à attendre que la Providence me fasse connaître celui qui pourra vous remplacer dans des fonctions dont je comprends toute l’importance et que par cette raison même je me réjouissais de voir confiées entre vos mains[17]. »

La Providence y pourvoira !... c’est ainsi que raisonne le chrétien, et l’on sait que M. Guéneau de Mussy était un chrétien de l’ancienne foi. La Providence vint à son aide en lui désignant M. de Cardaillac pour la chaire de philosophie, en remplacement de Papin. Quant à Royer-Collard, il répondit le 30 janvier 1816 au maître de conférences démissionnaire que, tout en étant très fâché de la résolution qu’il avait prise, il devait en excuser les motifs, et qu’il n’en demeurait pas moins disposé à faire, dans toutes les occasions, ce qui dépendrait de lui pour lui être utile. Et, en effet, le 23 octobre 1817, il l’autorisait adonner des leçons de philosophie au collège de Saumur, tout en continuant d’y enseigner la rhétorique.


V

Est-ce l’ennui de perdre ainsi le compagnon d’études qu’il avait voulu se donner à l’Ecole normale et le chagrin de savoir Mme papin souffrante qui, soudain, jetèrent Charles Loyson dans une tristesse morne et dans un état d’abattement qui fît croire à une maladie de langueur ? Toujours est-il qu’au printemps de 1816, il obtint pour raisons de santé un congé de plusieurs mois qu’il alla passer en Anjou. Mais les natures vaillantes comme la sienne sont incapables d’inaction et ne se reposent que dans le travail. Il n’était pas arrivé à Château-Gontier qu’il s’appliquait à l’étude de la langue anglais en vue d’une traduction du Tableau de la Constitution d’Angleterre par Georges Custance. En même temps, il se préparait au concours de poésie que l’Académie française venait d’ouvrir, et dont le sujet était : De l’influence de l’étude sur le bonheur dans toutes les situations de la vie. Il eût pu croire que ce sujet avait été choisi tout exprès pour lui, car depuis l’âge le plus tendre il avait mis toute sa joie dans l’étude. Aussi son discours en vers fut-il un des meilleurs que l’Académie récompensa en 1817. D’aucuns même prétendent qu’il méritait mieux que l’accessit qui lui fut décerné[18]. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il obtint beaucoup de succès sous la forme du livre et que le roi lui-même, en faisant au jeune poète le grand honneur d’en accepter la dédicace, ne dédaigna pas de lui signaler une faute de consonance[19]. Mais en somme, ce discours en vers n’était qu’un bon morceau d’école, et pouvait à la rigueur justifier, par son allure un peu lourde, la boutade que l’on prête à Victor Hugo, son concurrent malheureux :


Même quand l’oison vole, on sent qu’il a des pattes.


Si toutes les pièces dont se composait le recueil du poète étaient sorties de la même veine, il y a beau jour qu’elles seraient tombées au gouffre de l’oubli, et le nom de Loyson avec elles. Mais il renfermait deux ou trois élégies d’un tour si original et d’une inspiration si heureuse, qu’aujourd’hui encore on serait tenté de les prendre pour les premières méditations d’un Lamartine qui s’essaie. Ecoutez, par exemple, le prélude de l’Air natal :


Te voilà, doux pays, témoin de ma naissance !
Voilà tes champs, tes prés, tes ombrages épais
Et ton fleuve si pur et tes vallons si frais.
Mais, hélas ! qu’as-tu fait des jeux de mon enfance ?
M’as-tu gardé, dis-moi, mes plaisirs, ma gaîté.
Un cœur exempt de soins, ma joie et ma santé ?
Beaux lieux où je suis né, me rendrez-vous la vie ?


Ne dirait-on pas un fragment de Milly ou la terre natale ? L’illusion est plus grande encore quand on arrive à ce passage :


Dieu ! sur des bords lointains ne placez point ma mort !
Et vous, ô de mes jours puissance tutélaire.
Si de mon lieu natal la mémoire m’est chère.
Si je ne l’ai jamais, exilé par le sort,
Ni quitté sans douleur, ni revu sans transport,
Lorsque les fiers destins auront marqué mon heure
(Et peut-être avant peu je dois sentir leurs coups).
Je ne vous prierai point de fléchir leur courroux ;
Mais, né dans ces beaux lieux, que dans ces lieux je meure !
Dans ce temple sacré qui touche ma demeure,
Que de l’airain plaintif les tristes tintemens
Annoncent de mon cœur les derniers battemens.
À ces sons entendus dans tout le voisinage.
Plus d’une bonne vieille, oubliant son ouvrage.
Et laissant un moment reposer son fuseau.
Viendra sur mon linceul pencher son saint flambeau.
Mais lorsque sur la porte on aura mis ma bière,
Chaque passant près d’elle un moment arrêté.
Secouant un rameau dans l’eau sainte humecté.
Prononcera tout bas une courte prière ;
Même les étrangers, en voyant un long deuil.
Jusqu’au dernier asile escorter mon cercueil.
Pleureront ma jeunesse en sa fleur moissonnée ;
Une mère plaindra ma mère infortunée.
Et quelques vers peut-être iront dans l’avenir.
Gravés sur mon tombeau, porter mon souvenir !


Certes, il y a dans le poète des Méditations un vague, un abandon, quelque chose de flottant, d’incertain et en même temps de fort, qu’on ne rencontre chez nul autre et qui fait son charme et son originalité propre ; cependant Loyson a déjà la phrase chantante, le mouvement, le coup d’archet des maîtres, et de tous les poètes du premier Empire et du commencement de la Restauration, il est le seul, après Millevoye, qui fasse songer à Lamar- tine, en ayant le mérite de l’avoir devancé[20]. Sainte-Beuve dit qu’il fut un intermédiaire entre l’auteur de la Chute des Feuilles et l’auteur du Lac, mais beaucoup plus rapproché de ce dernier par l’élévation et le spiritualisme habituel des sentimens. L’observation est juste. Millevoye est un païen, Loyson est un chrétien. Et l’on n’a qu’à comparer l’Ode à Byron, de Lamartine, aux Épîtres de Loyson à Victor Cousin, à Royer-Collard[21], à Maine de Biran [22], pour se rendre compte qu’ils sont tous deux de la lignée des poètes philosophes. Par malheur, c’est le destin des intermédiaires d’être éclipsés par ceux dont ils furent les précurseurs. « Ils ne sont rien en un certain sens, a-t-on dit, puisqu’ils n’ont d’autre utilité que de se rendre eux-mêmes inutiles : ils travaillent, pour ainsi parler, à leur propre élimination. Mais, en un autre sens ne peut-on pas soutenir qu’ils sont tout ? puisque, si nous les négligeons, si nous ne leur prêtons pas l’attention qu’ils méritent, c’est la succession des faits qui nous échappe, c’est la généalogie des formes, c’est la continuité de ce mouvement intérieur qui est la vie de l’histoire[23]. » Eh bien ! si Charles Loyson n’avait pas doté la poésie française des élégies qui ont pour titre l’Air natal, le Lit de mort, le Retour à la vie, les Souvenirs d’enfance, il manquerait à la chaîne d’or qui unit Millevoye à Lamartine un anneau dont, historiquement et naturellement, elle ne saurait se passer. Et l’on dirait, vraiment, qu’il s’analysait lui-même, lorsque, saluant les Méditations qui venaient de paraître, il s’exprimait ainsi sur le compte de Lamartine :

« On aurait beau revêtir les plus jolis lieux communs de boudoir de la friperie mythologique la plus fraîche et la mieux conservée, orner d’hémistiches pompeux et sonores un grand événement ou des sentimens élevés, étaler dans des vers artistement tournés une sorte de panorama de la nature, prés, ruisseaux, forêts, montagnes, et le ciel et la mer, et le jour et la nuit, les mœurs et les paysages des quatre parties du monde ; avec de l’esprit, de la mémoire, de l’élégance, on ferait ainsi des tableaux agréables, on ne ferait pas de la poésie. Ce n’est point l’esprit qui est poétique, ce n’est point la nature : il y a dans le poète un sentiment singulier, un vrai démon ou génie, comme les anciens l’appelaient ; l’esprit lui sert d’instrument, la nature lui fournit des matériaux ; mais il est lui-même la partie essentielle de ses œuvres, et si elles plaisent, si elles intéressent, c’est qu’il y respire, qu’il les anime, que par leur moyen il pénètre et descend jusqu’au fond de nos âmes. Je ne puis me figurer un poète alignant des syllabes et tenant son lecteur en vue. Le propre de la poésie est d’avoir des effets et point de but, le poète chante comme l’oiseau, sans songer qu’on l’écoute, mais parce qu’il en éprouve le besoin, et qu’il est fait pour chanter. Tous ses travaux (et ses travaux sont grands et pénibles plus qu’on ne pense, même dans le moment de l’inspiration), tous ses travaux tendent à le satisfaire lui-même intérieurement, en répondant à un modèle idéal d’harmonie, de sentiment, d’images, qu’il se sent pressé d’exprimer fidèlement. Il ne faut pas croire que le caractère du démon poétique soit la fureur, les éclats extraordinaires. L’enthousiasme est souvent doux, tendre, paisible, et notre bonhomme La Fontaine est mille fois plus profondément possédé que le pindarique Lebrun. Mais de toutes les sources de l’enthousiasme, la plus élevée comme la plus féconde, c’est incontestablement le sentiment de la religion, parce que c’est celui qui est le plus intime à la nature humaine, et qu’il lui parle éternellement le même langage à travers toutes les formes dont l’ignorance, les préjugés et les erreurs des hommes l’ont revêtu depuis l’origine des siècles. Orphée, Homère, Hésiode, furent des prêtres plutôt que des poètes ; l’âme de Virgile était pieuse, et les chœurs d’Esther et d’Athalie sont les plus beaux morceaux de notre poésie moderne, parce que ce ne sont point des enfantemens de l’art, mais les saints mouvemens, et comme de véritables prières d’un esprit religieux qui se sent en présence de la divinité. Rousseau était doué d’un vrai génie lyrique : il a puisé à la même source que Racine ; toute la pompe et la magnificence des divines Écritures passe dans ses sublimes et harmonieux cantiques. Qu’est-ce donc qui lui manque, et que nous saisissons avec un plaisir si inexprimable dans les chants de l’auteur d’Athalie, l’onction d’un cœur intimement pénétré. »

En citant ce morceau remarquable, daté de 1820, on dira peut-être que je ne tiens aucun compte de la chronologie de l’œuvre poétique de Charles Loyson ; mais pourquoi m’en embarrasserais-je quand lui-même a mis dans son second volume de vers les élégies qui figuraient dans le premier ? Entre ces deux volumes, parus à deux ans de distance, il n’y a d’ailleurs aucune différence au point de vue de la forme : c’est tout au plus si dans l’épître, qu’il affectionne et où il excelle, la pensée du poète s’est élevée de quelques degrés, de l’épître à Ducis à celles qu’il a dédiées à Royer-Collard, à Maine de Biran, à Victor Cousin. Toutes ses élégies doivent être du même temps ; en tout cas elles lui ont toutes été inspirées par la vue du pays natal, par ses souvenirs d’enfance et la pensée de la mort. Cette dernière pensée est même celle qui domine toute son œuvre. Évidemment Loyson avait le pressentiment de sa fin prochaine. Et c’est parce qu’il se sentait mortellement atteint qu’il avait hâte de dire tout ce qu’il avait dans la tête et dans le cœur, en vers et en prose, dans le journal comme dans le livre.

« Grande nouvelle, écrivait-il en 1818 à son ami Papin, j’ai eu une consultation de médecins assistés d’un très habile chirurgien. Le résultat de cette conférence, c’est que mon état est alarmant, qu’il est rare qu’à quarante ans un homme de cabinet soit aussi avancé que je le suis dans l’hypocondrie, et que si je ne me décide à faire régulièrement six heures d’exercice par jour moitié à pied, moitié à cheval, ajournant tout travail littéraire, j’irai toujours m’enfonçant dans ma langueur et que j’arriverai à un marasme affreux d’où rien ne pourra me tirer. Mes intestins sont presque aussi paresseux que vous ; s’ils le sont d’une manière aussi incurable, je me regarde comme un homme perdu sans ressource. » I) avait beau rire de son mal et en prendre stoïquement son parti, ses amis et ses proches n’avaient pas sa résignation et le pressaient d’écouter ses médecins et de se retirer à la campagne. Mais quoi ! six heures d’exercice par jour et ne plus toucher à une plume ! autant valait mourir tout de suite. Et comme son cerveau était sans cesse en ébullition, comme la lettre moulée l’attirait de plus en plus, il ne tint aucun compte des prescriptions des médecins.

En moins de trois ans, il publia à droite et à gauche, dans les Débats, les Archives philosophiques, politiques et littéraires, le Spectateur et le Lycée français la matière de plusieurs volumes de prose et de poésie. Odes, élégies, épîtres, bouts-rimés, madrigaux, imitations et traductions, articles de critique[24], pamphlets, récits de voyages, tout lui était bon pourvu que son esprit fût en campagne. Et c’est à cheval sur Pégase qu’il faisait les six heures d’exercice par jour que lui avaient ordonnées les médecins. Quand il était lassé, quand il n’en pouvait plus, il empruntait la main de son jeune frère, qu’il avait fait venir auprès de lui pour achever son éducation. Plusieurs de ses articles de polémique sont demeurés célèbres et se lisent encore avec un réel plaisir. De ceux-là sont Guerre à qui la cherche, ou Petites lettres sur quelques-uns de nos grands écrivains par un ami de tout le monde, ennemi de tous les partis, et sa Lettre à Benjamin Constant. Dans Guerre à qui la cherche, — c’est ainsi qu’il désignait les ultras, — il faut l’entendre parler du rôle de la presse. On dirait que les lignes suivantes s’appliquent aux journaux et à la situation d’aujourd’hui : « On lit beaucoup en France. Les journaux et les brochures politiques sont des espèces de tribunes publiques, d’où les écrivains parlent à la nation entière et forment ses opinions. Car ceux-là mêmes qui ne lisent pas se rangent insensiblement à l’avis de ceux qui lisent ; c’est donc aux écrivains principalement de s’efforcer d’accomplir parmi nous l’œuvre de la réconciliation ; noble tâche, s’il se trouve quelqu’un qui essaie sincèrement de la remplir, et malgré toutes les difficultés apparentes, tâche facile encore au vrai zèle et à la bonne foi. Mais les journaux manquent d’autorité, parce que, à tort ou à raison, on ne les croit généralement ni assez désintéressés, ni assez indépendans ; et cette idée, juste ou non, n’étant pas de nature à s’évanouir promptement, mettra longtemps un obstacle insurmontable au bien qu’ils pourraient faire. Toute la ressource est donc dans l’influence des écrivains politiques, un peu accrédités. Avec deux qualités, je le répète, sincérité et désintéressement, ils peuvent être les anges tutélaires de la nation. Mais où sont les écrivains sincères et désintéressés ? Où sont ceux qui ont une patrie et point de parti ? Je me suis, comme beaucoup d’autres, laissé prendre à l’apparence ; j’ai cru à la bonne foi dans des hommes d’une réputation honorable et d’un caractère estimé ; j’ai compté sur le besoin du repos après tant et de si effroyables agitations ; j’ai espéré en la raison dans un siècle éclairé. En voyant nos intérêts discutés, aux yeux de la nation, dans de nombreux écrits par des esprits si distingués, j’ai cru la France sauvée. On n’est pas d’accord, me suis-je dit, mais le choc des opinions va faire jaillir la lumière, et la lumière montrera la vérité, qui réunira tout à elle. Mon illusion a peu duré. Cette sorte de congrès philosophique que j’avais créé dans mon imagination s’est tout à coup transformé en champ de bataille, où, à la place de ces prétendus plénipotentiaires de la raison, je n’ai plus aperçu de tous côtés que les soldats aveugles de la passion et de l’esprit de parti ; je les ai vus à découvert, ces grands hommes en qui j’avais mis mon espoir, et j’ai été frappé du même étonnement qu’Enée, lorsqu’une divinité, après avoir dissipé le nuage qui offusquait ses yeux mortels, lui montra tous les dieux se disputant à l’envi le fatal honneur de porter le dernier coup à la malheureuse Troie.


Apparent diræ facies, inimicaque Trojæ
Numina magna Deum... »


Ses Petites Lettres, au nombre de dix-sept, obtinrent un succès considérable, mais la plus connue, celle qui mit le sceau à la réputation de polémiste de Charles Loyson, fut sa Lettre à Benjamin Constant. Elle parut dans les Débats sous la date du 24 mai 1819, avec cette épigraphe malicieuse : Sola inconstantia constans. Cette fois Loyson passait de l’offensive à la défensive. Il répondait à un article injurieux que Benjamin Constant lui avait consacré dans la Minerve et où celui-ci l’accusait d’avoir inventé, falsifié., injurié et d’avoir écrit ses « Petites lettres » sur commande. Mais la réplique fut à la hauteur de l’attaque. Après l’avoir félicité ironiquement d’avoir perdu cet air étranger « que nous autres Français désignons par le terme de style réfugié, » Loyson démontra à Benjamin Constant qu’il n’avait rien inventé, rien falsifié, et qu’en opposant sa conduite et ses écrits d’hier à sa conduite et à ses écrits d’aujourd’hui il s’était borné à reproduire textuellement les passages que lui. Constant, avait jugé bon de supprimer dans la réimpression de ses œuvres. Il terminait ainsi : « Je ne sais, Monsieur, si vos occupations vous laissaient dans le temps le loisir de lire le Patriote français, journal très libéral, rédigé par Jacques Brissot. Jacques Brissot s’avisa d’accuser de vénalité l’abbé Morellet, homme imbu, comme on sait, de préjugés serviles. Voici la réponse de celui-ci : « M. Brissot ne dit pas la vérité. Je n’ai pas reçu un écu pour trouver J.-P. Brissot bien absurde, et j’emploie ici volontiers l’excellente défense de M. André Chénier contre une semblable imputation, lorsqu’il observe que ceux qui la lui intentent, affectent bien ridiculement de croire que, pour les mépriser et le leur dire, il faut absolument être payé. Je trouve comme lui qu’une si bonne œuvre peut être faite sans intérêt. » Je ne suis point assez injuste. Monsieur, pour vous confondre avec les adversaires de l’abbé Morellet et d’André Chénier ; mais en écartant le reproche d’absurdité, que vous ne mériterez jamais, et le mépris qui ne saurait être légitime envers un homme comme vous, quelque raison d’ailleurs qu’on ait de s’en plaindre, j’adopte entièrement, à mon tour, la réponse de l’abbé Morellet. Il n’est point nécessaire d’être payé pour trouver votre invariabilité souvent en défaut. Ce serait un argent trop facile à gagner, et la conscience y serait doublement engagée. »

Benjamin Constant fit le mort ; et naturellement le nom de Loyson sortit plus grand de toute cette campagne de presse et acquit une autorité, un prestige qui rejaillit sur son cours à l’Ecole normale, car il n’avait cessé de mener, de front l’enseignement, l’administration et les lettres, sans prendre garde qu’en « allongeant sa gloire il raccourcissait ses ans[25]. »


VI

Cependant, dans ses momens de crise, il se sentait pris de nostalgie ; il aurait voulu partir pour Saumur, pour Château-Gontier où étaient tous ses souvenirs d’enfant et de jeune homme ; mais les devoirs de sa charge et la mission qu’il s’était donnée le retenaient malgré tout à Paris.

« Savez-vous bien, écrivait-il à Papin, que je suis capable des résolutions soudaines et des grandes entreprises. J’ai été sur le point de me mettre en route pour Saumur avec mon frère. Je suis encore tenté de l’y aller attendre à son retour, mais je n’en ferai rien et pour plus d’une raison. Que j’aurais pourtant d’envie de vous voir, de vous embrasser, de vous pratiquer, de tirer de cette amitié ce qui doit m’en revenir et dont vous me rendez si peu fidèle compte ! Me voilà donc, au lieu de cela, seul dans mon bureau, égayé de temps en temps par une barbe juive ou un ministre du saint évangile[26]. N’en plaisantons point, je vous en prie, j’ai en général affaire à de braves gens, et je les aime en vérité de tout mon cœur. Allez, Dieu leur fera miséricorde, ce qui ne m’empêche pas de le remercier d’être catholique. »

Catholique, il l’était, en effet, mais à la façon de Royer-Collard, de Guéneau de Mussy, de Molé, de Pasquier, d’Ambroise Rendu qui se rattachaient, par les liens du corps et les traditions de l’esprit, à la grande école de Port-Royal. Outre qu’il appartenait à une famille foncièrement religieuse, il s’était lié à Paris avec l’abbé Burnier-Fontanel, protonotaire apostolique et doyen de la Faculté de théologie, dont la nièce, après lui avoir inspiré des vers charmans[27], les seuls vers d’amour de son œuvre, devait épouser son frère. Celui-ci, quand il était recteur, passait pour un évêque laïque aux yeux de ses subordonnés. Je ne sais donc pas pourquoi Sainte-Beuve dit quelque part[28] que Charles Loyson aurait été bien surpris, s’il était revenu au monde vers 1866, d’être l’oncle des deux abbés Loyson. Le poète qui devait appeler M. de Frayssinous à son lit de mort et qui connaissait les sentimens chrétiens de son frère, aurait trouvé tout naturel, au contraire, que l’arbre Loyson-Burnier-Fontanel eût poussé des racines dans le sanctuaire de l’Eglise. Sa sainte mère et l’abbé Blouin[29] n’avaient-ils pas l’arrière-pensée de faire de lui un prêtre quand ils l’envoyèrent au collège de Beaupréau ? Et lui-même n’avait-il pas gardé une pieuse reconnaissance au vieux chapelain de Saint-Joseph de Château-Gontier qui lui avait fait faire sa première communion ? Nous venons de voir en quels termes il le recommandait, peu de temps avant de mourir, au ministre des Cultes ; qu’on lise à présent ces vers que j’extrais de ses Souvenirs de l’enfance'' :


L’âge enfin nous mûrit et nous rendit plus sages.
Nous étions, à douze ans, de graves personnages,
Vois-tu ce lieu sacré ? c’est là qu’un cierge en main,
Signe mystérieux d’amour et d’innocence,

Pour la première fois, au céleste festin
Un pasteur vénérable accueillit notre enfance.
O toi dont la bonté, les vertus, le savoir
Ont formé mon jeune âge, ô mon guide et mon maître.
Le ciel loin de ces lieux t’a conduit, et peut-être
Dans ce mortel séjour je ne dois plus te voir !
Sois heureux, quelque part que t’ait porté ton zèle,
Fais pour d’autres encor ce que tu fis pour moi :
Qu’ils gardent tes leçons, et qu’en pensant à toi
La vertu chaque jour leur paraisse plus belle !


Pauvre poète ! il disait que son destin fut toujours de n’être heureux qu’en songe[30]. Il est certain qu’aucun de ses vœux n’a été exaucé. Il s’était épris de Mme Pauline Burnier-Fontanel dont il aurait voulu faire sa femme, et le sort voulut qu’après sa mort, elle entrât dans sa famille au bras de son frère. Il aurait voulu dormir dans le cimetière de son pays, au haut de la colline qui dévale si gracieusement vers la Mayenne[31], et il a été enterré dans une nécropole parisienne[32], loin des siens, loin de sa petite ville, sans avoir eu le temps de construire la maisonnette aux volets verts, à la façade blanche et aux tuiles rouges du rêve d’Horace, et dans le jardin de laquelle il se faisait une fête de dresser, comme en un campo santo, des mausolées à tous les poètes morts jeunes, depuis Tibulle, son poète favori, jusqu’à Malfilâtre et Gilbert[33]. Mais son lit de mort, pour n’avoir point été arrosé des larmes de sa mère et de l’eau bénite des bonnes vieilles de son pays, n’en fut pas moins très entouré. Ses frères, l’abbé Burnier-Fontanel, ses meilleurs amis étaient là quand il mourut. Ce fut l’abbé de Frayssinous qui l’assista dans ses derniers momens [34] et voici en quels termes Maine de Biran parle de lui dans son journal, à la date du 27 juin 1820, qui est celle de sa mort :

« 27 juin. — En revenant du bain à dix heures, j’ai été frappé comme d’un coup de foudre en apprenant la mort du jeune Loyson qui habitait la même maison que moi[35]. C’était un compagnon, il cultivait les lettres et la philosophie avec succès et une facilité étonnante. Ce jeune homme se nourrissait de sentimens mélancoliques qui présageaient, ce semble, sa fin prématurée. Il me disait dans les premiers jours de sa maladie : « J’ai cru que le phénomène allait disparaître tout à fait, » faisant allusion à nos conversations précédentes où nous appelions phénomène tout ce qui tient à notre sensibilité actuelle, ou qui s’y manifeste immédiatement.

« O mon ami ! si, comme nous l’avons pensé ensemble quelquefois, les âmes ont un mode de communication intime et secrète auquel les corps ne participent pas, votre âme, ne pouvant plus se manifester maintenant par ces moyens visibles dont l’usage m’a tant de fois édifié et consolé, doit avoir d’autres moyens de se faire sentir à la mienne et de lui inspirer des sentimens meilleurs, des moyens plus fixes.

« Le 28, à neuf heures du matin, j’ai assisté à la cérémonie funèbre de l’enterrement de mon jeune ami. Il est en paix. Sa vie était pleine de souffrances. J’espère que cette âme si belle, n’étant plus empêchée, offusquée par une mauvaise machine, jouit maintenant de la plénitude de la vie de lumière[36]. »

Enfin, le jour de ses funérailles, Victor Cousin, qui aimait Charles Loyson comme un frère et qui, pour lui témoigner publiquement son amitié, lui a dédié la traduction de l’un de ses Dialogues de Platon s’avança au bord de sa fosse et prononça les paroles suivantes : «... Tu n’as paru qu’un instant sur la terre, mais pendant cet instant si court et si bien rempli, tu as cru à la sainteté de l’âme, à celle du devoir, à tout ce qui est beau, à tout ce qui est bien, et tu n’as cessé de nourrir dans ton cœur les seules espérances qui ne trompent point. Ta vie a été pure, ta mort chrétienne. J’ai besoin de me souvenir que c’est là l’unique éloge que ta pieuse modestie voulût recevoir. Mon silence est la dernière preuve de mon dévouement. le meilleur des fils et des frères, le plus sûr des amis, noble esprit, âme tendre, jeune sage, combien ne faut-il pas que ton ombre m’impose pour arrêter ainsi le cri de mon cœur et de mes plus chers sentimens ! »

C’est ainsi que Charles Loyson, qui, toute sa vie, n’avait travaillé que pour la gloire, entra dans l’immortalité. Vingt-sept ans plus tard, quand Paris l’avait oublié, sa ville natale demanda au gouvernement l’autorisation d’honorer sa mémoire en posant une plaque de marbre sur la façade de la petite maison de ses parens. Et lorsque l’Association Bretonne-Angevine conçut le projet de lui ériger un buste à Château-Gontier, non seulement la municipalité la seconda dans cette entreprise, mais toutes les classes de la société se firent un devoir de lui apporter leur offrande. Les monarchistes se rappelèrent que Loyson avait été le défenseur du trône ; les républicains qu’il avait été le champion de la liberté ; les catholiques qu’il avait eu une enfance et une mort chrétiennes ; ceux enfin qui mettent au-dessus de tout la religion de la patrie dirent avec Brizeux qu’


Il aimait son pays et le faisait aimer !


LEON SÉCHÉ

  1. Il naquit à Château-Gontier le 13 mars 1791.
  2. Œuvres choisies de Charles Loyson, Albanel, éditeur, 1869, lettre-préface.
  3. C’est à tort qu’on a posé la plaque commémorative de la naissance de Charles Loyson sur la maison de la place Saint-Rémy où son père mourut le 10 décembre 1820. Ses parens ne vinrent habiter cette maison qu’entre les années 1796 et 1799, car il leur naquit une fille (Eugénie-Renée) dans la rue du Pélican, le 9 février 1796, et deux autres — deux sœurs jumelles — (Renée-Jeanne et Françoise-Perrine), place Rémy, le 11 février 1799. Je dis bien place Rémy, le mot saint ayant été supprimé dans l’acte.
  4. Après avoir dirigé pendant quelque temps le collège de Beaupréau, M. Mongazon fonda à Angers l’établissement qui porte son nom.
  5. Il remporta en rhétorique (1804-1805) les premiers prix d’excellence, de version latine, de discours français et de discours latin (Note de M. l’abbé Moreau, supérieur actuel du collège de Beaupréau).
  6. Charles Loyson a chanté son ancien camarade dans son Ode sur la Conjuration de 1812 :

    O triste et cher objet de deuil et de tendresse,
    Infortuné Boutreux, tes vertus, ta jeunesse,
    De tes assassins même ont ému la pitié !
    Mais je dois consacrer d’autres chants à ta gloire :
    Au temple de mémoire
    Puissè-je unir nos noms unis par l’amitié !

  7. Lettre inédite.
  8. 1 vol. in-8o de 64 pages, chez Mame frères.
  9. M. Guéroult fut le premier directeur de l’École normale. Il fut remplacé, en 1815, par M. Guéneau de Mussy.
  10. Lettre inédite.
  11. Cette Ode, la première qu’il ait publiée, n’a pas été recueillie dans ses œuvres.
  12. Entre autres une brochure sur la Déclaration de la Chambre des Représentans (Angers, 1815).
  13. Lettre inédite.
  14. témoin le quatrain suivant qu’il lui envoya un jour en lui offrant une copie de son portrait :

    L’art a daigné deux fois retracer mon image.
    Mon cœur, par un partage aussi juste que doux.
    De ce double portrait dut faire un double hommage :
    Ma mère eut le premier, le second est à vous.

    Ce portrait au crayon appartient aujourd’hui à M. Paul Pionis.

  15. L’École normale était logée alors rue des Postes, 26. Les maîtres de conférences, étaient : Villemain et Burnouf, pour les élèves de lettres de la troisième année ; Loyson et Patin, pour les élèves de seconde année ; Mablin, Viguier et Larauza pour les élèves de première année ; Cousin, pour l’histoire de la philosophie, Guigniaut pour l’histoire ; Leroy, Dulong, Pouillet et Deflers, pour les sciences physiques et mathématiques.
  16. Lettre inédite.
  17. Lettre inédite.
  18. Ce fut Lebrun qui remporta le premier prix, Saintine eut le second. Casimir Delavigne et Victor Hugo, qui n’avait que quinze ans, avaient pris part au concours.
  19. Charles Loyson avait écrit dans son épître dédicatoire : Les rois de France, Sire, ont toujours regardé l’amour des Français comme d’un prix égal à leurs plus hauts bienfaits. Louis XVIII mit le mot « faveurs » à la place du mot « bienfaits » qui avait l’inconvénient de rimer avec Français.
  20. Et dans ses dernières poésies, dans l’Hymne à la lune, notamment, Loyson côtoie les Harmonies de plus près encore :

    Quel est donc le secret de cette sympathie ?
    Que me veux-tu, globe argenté ?
    Qu’ont, dis-moi, de commun ton errante clarté
    Et ces mystères de la vie.
    L’inflexible destin qui la tient asservie,
    La naissance et la mort, l’amour et la beauté,
    Et la stérile fleur de la virginité.
    Et cette tristesse infinie,
    Le titre des mortels à l’immortalité ?
    ……………….
    Mais tout à coup parmi ces brillantes merveilles,
    Quel son majestueux a frappé mes oreilles !
    Sous ces dômes resplendissans.
    J’entends cette parole, incréée, éternelle,
    Le Verbe, fils de l’Être, la vie universelle,
    Flambeau de vérité, qui brille avant les temps :
    Dieu présent à l’esprit, Dieu caché pour les sens,
    Ton silence, ô nuit sainte, est sa vois solennelle,
    Et tes astres muets répètent ses accens.
    O terre, ô ciel, ô monde, ô région nouvelle,
    O de l’intelligence immuable cité !
    Poursuis ton vol, âme immortelle
    Ton domaine est l’immensité.

  21. Des systèmes menteurs laissons donc l’imposture,
    Pour consulter en nous la voix de la nature.
    J’interroge mon cœur. Hors de lui, comme en lui.
    Mon cœur trouve partout un éternel ennui ;
    Soit que cherchant un bien dont l’image m’abuse,
    Que tout semble m’offrir et que tout me refuse,
    Rassasié sans cesse et jamais satisfait.
    Il ne me reste enfin qu’un impuissant regret
    D’avoir été trompé tant de fois, et peut-être
    Un regret plus cruel de ne pouvoir plus l’être ;
    Soit qu’après tant d’erreurs seul je revienne à moi,
    Et que me contemplant d’un regard plein d’effroi.
    De mon vide infini je sonde l’étendue.
    C’est ainsi, malheureux, que mon âme éperdue
    S’égare sans secours dans une épaisse nuit.
    Et se lasse à poursuivre une ombre qui me fuit.

  22. Pensers mystérieux, espace, éternité,
    Ordre, beauté, vertu, justice, vérité,
    Héritage immortel, dont j’ai perdu les titres,
    D’où m’êtes-vous venus ? quels témoins, quels arbitres
    Vous feront reconnaître, à mes yeux incertains,
    Pour de réels objets ou des fantômes vains ?
    L’humain entendement serait-il un mensonge,
    L’existence un néant, la conscience un songe ?
    Fier sceptique, réponds ; je me sens, je me voi ;
    Qui peut peindre mon être et me rêver en moi ?
    Confesse donc enfin une source inconnue,
    D’où jusqu’à ton esprit la vérité venue.
    S’y peint en traits brillans, comme dans un miroir,
    Et pour te subjuguer n’a qu’à se faire voir.
    Que peut sur la lumière un pointilleux sophisme ?
    Descarte en vain se cherche au bout d’un syllogisme,
    En vain vous trouvez Dieu dans un froid argument ;
    Toute raison n’est pas dans le raisonnement,
    Il est une clarté plus prompte et non moins sûre
    Qu’allume à notre insu l’infaillible nature
    Et qui, de notre esprit enfermant l’horizon,
    Est pour nous la première et dernière raison.

  23. F. Brunetière, Études critiques sur l’Histoire de la littérature française, t. VI. — Un précurseur de la Pléiade.
  24. Ses meilleurs morceaux de critique sont ceux qu’il a consacrés aux poésies d’André Chénier et de Lamartine et aux odes de Pindare. « Parmi les morceaux de littérature classique que Charles Loyson donna aux Archives, dit Sainte-Beuve, il en est deux sur Pindare qui sont à mentionner. M. Cousin en fait grand cas, et. en effet, Loyson a le mérite d’avoir, sans appareil d’érudition ni, comme on dit, d’esthétique, démêlé la poésie de Pindare et compris l’espèce d’unité vivante qui animait ses odes. Il voudrait qu’en tête de chacune, le traducteur mit un avant-propos ou argument qui préparât le lecteur, précisément ce qu’a si bien fait M. Cousin en tête de chaque dialogue de Platon. » (Portraits contemporains, t. III.)
  25. Joachim du Bellay.
  26. Il était à la fin de sa vie chef du Bureau des Cultes non catholiques au ministère de l’Intérieur.
  27. Quand je vous vis pour la première fois
    Pleine de feu, folâtre et sémillante,
    Votre air, vos yeux, vos gestes, votre voix,
    Tout exprimait une gaîté brillante.
    Dieux ! à ce point avez-vous pu changer ?
    Triste aujourd’hui, plaintive, gémissante.
    Nos plus doux jeux semblent vous affliger.
    Vous n’y portez qu’une âme languissante ;
    Et si parfois un sourire léger
    Sur votre bouche a commencé d’éclore,
    C’est pour se perdre aussitôt dans les pleurs.
    Comme souvent un rayon de l’aurore
    Brille et s’éteint dans d’humides vapeurs.
    Pauline, enfin, c’est trop longtemps vous taire.
    De mes chagrins vous savez le sujet ;
    À mon aveu par un aveu sincère
    Il faut répondre, il faut que sans mystère
    À votre tour, de votre ennui secret
    Vous me rendiez aussi dépositaire.
    Ah ! que mon sort me paraîtrait heureux.
    Si même mal nous tenait l’un et l’autre !
    Mais plût au ciel, pour combler tous mes vœux,
    Que le mien fût le remède du vôtre !
    (Épître VI. — À Mlle Pauline X.)

  28. Port-Royal, t. I, p. 555.
  29. Blouin (Joseph), né le 6 janvier 1748 à la Jumellière (Maine-et-Loire), étudia au collège de Château-Gontier dont le principal était son grand-oncle ; il y professa pendant quelque temps, puis vint enseigner la rhétorique au collège de Beaupréau en 1784. Il mourut le 10 août 1824.
    Voici en quels termes Charles Loyson recommandait, au mois de novembre 1819, ce vénérable ecclésiastique au ministre des Cultes, qui lui accordait un secours de 300 francs.
    « Son Excellence a bien voulu promettre d’accorder quelques secours à M. Blouin, prêtre résidant à Saint-Laurent-sur Sèvre, dans la Vendée.
    « M. Blouin a professé la rhétorique pendant près de vingt ans dans les deux collèges les plus renommés de l’Anjou avant la Révolution, Château-Gontier et Beaupréau ; il est l’auteur de quelques ouvrages sur la religion et l’éducation, qui ont été utiles.
    « Il n’a point émigré à l’époque des proscriptions.
    « Il est resté caché dans sa province, portant au péril de sa vie les secours de son ministère à ceux qui les réclamaient.
    « Il est le premier qui ait rouvert les temples en Anjou. Il s’est occupé depuis ce temps de catéchiser les enfans, sorte de ministère pour lequel il a un goût et un talent particuliers. En un mot, il est un des prêtres qui ont rendu le plus de services à la religion dans le pays. Il est d’ailleurs excellent citoyen. Aujourd’hui âgé de soixante-douze ans, il se trouve sans aucune ressource. Il n’a point de pension comme prêtre, n’ayant exercé aucune fonction dans le ministère avant la Révolution. Il n’a point de pension comme membre du Corps enseignant, parce que les collèges où il a été professeur n’étaient point considérés comme collèges de plein exercice. Il n’a de son côté aucune fortune.
    « Il me serait bien agréable de pouvoir annoncer moi-même à ce bon vieillard, à qui je dois ma première éducation, la décision que Son Excellence daignera prendre en sa faveur. »
    (Note remise à Son Excellence, par M. Loyson. — Ms. de la Bibl. de Château-Gontier).
  30. Epître à Maine de Biran.
  31. Pour moi, j’irai rêver sur ce vieux Bout du Monde,
    Superbe promenoir de nos simples aïeux.
    Qui depuis deux cents ans suspend au bord de l’onde
    Les marronniers plantés sur son roc sourcilleux.
    Là je contemplerai cette enceinte où la croix,
    Saluée en passant du pieux villageois,
    Annonce à mes regards la demeure dernière
    Qui, tôt ou tard, de l’homme engloutit la poussière.
    Le crois-tu, cher ami, dans ce funèbre enclos
    J’aime à choisir la place où m’attend le repos.
    Pour moi cette pensée a je ne sais quels charmes.
    (Souvenirs de l’enfance.)

  32. Le Père-Lachaise.
  33. Voir son étude sur André Chénier.
  34. « C’est moi, Madame, écrivait l’abbé de Frayssinous à la mère de Charles Loyson, quelques jours après sa mort, c’est moi qui ai assisté monsieur votre fils Charles dans la maladie qui l’a conduit au tombeau ; je crois devoir vous dire pour votre consolation que j’ai été très content de ses dispositions et que tout me porte à croire que Dieu l’aura reçu dans sa miséricorde. »
  35. 86, rue du Bac.
  36. Maine de Biran, sa vie et ses pensées, par Ernest Naville.