Un Pacha de l’ancien régime, scènes turco-asiatiques

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UN PACHA
DE L’ANCIEN RÉGIME
SCÈNES TURCO-ASIATIQUES.


PERSONNAGES.
ERJEB-PACHA. ADILÉ, jeune Albanais.
HALIL-BEY. son fils adoptif. LINDARANA, sœur d’Erjeb-Pacha.
AHMET-EFFENDI, amis du pacha. FATMA, femmes du pacha.
HAMID-BEY, ANSHA,
OSMAN-AGA, ZULMA,
ALI-BEY, AIXA,


(La scène se passe en 1853, dans un petit pachalik d’Asie-Mineure).

Avant de laisser la parole à mes personnages, il n’est pas inutile peut-être de les présenter au lecteur, que je suppose peu familiarisé avec le monde passablement excentrique où j’essaie de l’introduire. Voici donc quelques détails sur les principaux acteurs d’un petit drame dont les scènes ont avant tout pour but de mettre en relief un contraste assez commun aujourd’hui dans certaines grandes familles musulmanes, celui de la vieille et de la nouvelle Turquie, de la barbarie traditionnelle et aveugle aux prises avec la civilisation naissante, et fort heureusement vaincue par celle-ci.

Erjeb-Pacha est âgé d’une soixantaine d’années. Ce qu’on peut appeler l’ancien régime en Turquie a en lui l’un de ses derniers représentans. Il appartient à une génération dont les débris n’ont pas encore disparu de l’administration turque, et qui est parvenue aux plus hautes dignités sous le règne du sultan Mahmoud. Les commencemens d’Erjeb-Pacha sont des plus humbles. À l’âge de quinze ans, il servait comme palefrenier dans la maison d’un riche Arménien, directeur d’une des manufactures impériales. Le sultan Mahmoud, étant venu un jour visiter la manufacture dirigée par l’Arménien, remarqua la physionomie d’Erjeb, qui dans son costume de gala se tenait sur le passage du souverain. Erjeb plut au sultan, et des écuries de l’Arménien passa dans les écuries impériales ; il obtint même l’honneur de suivre son maître à pied, quand celui-ci sortait à cheval. Tout en galopant à travers les rues de Stamboul, le sultan adressait parfois quelques mots bienveillans à son palefrenier favori, et celui-ci avait l’adresse d’y répondre sans paraître trop essoufflé de la course. Comment Erjeb passa de l’écurie dans l’intérieur des appartemens, comment il y montra un certain esprit d’intrigue qui n’est pas rare parmi ses compatriotes, comment certaines missions délicates assez habilement remplies l’élevèrent de place en place à la dignité de pacha, c’est là une longue histoire qui n’appartient point à notre sujet. Ce qu’il importe de savoir, c’est que le sultan poussa la bienveillance envers Erjeb jusqu’à lui faire don d’une de ses propres esclaves, un peu vieille et maladive, il est vrai, mais qui apporta au nouveau pacha de grandes richesses avec toutes les prétentions d’une sultane favorite.

Tout alla bien jusqu’à la mort de Mahmoud. Dès-lors changement complet dans la situation d’Erjeb. Le jeune souverain était animé d’intentions généreuses, et ne semblait demander au pouvoir suprême qu’un moyen de renverser la barrière élevée entre l’Orient et l’Occident. Erjeb-Pacha fut exilé en nombreuse compagnie ; mais la douceur du nouveau sultan l’emporta bientôt sur son zèle réformateur : les lieux d’exil assignés aux principaux disgraciés se transformèrent en pachaliks, où les nouveaux gouverneurs purent emporter leurs trésors mal acquis. La femme d’Erjeb étant morte avant sa disgrâce, le pacha hérita de ses biens. Il se fit pauvre pendant quelque temps ; on améliora sa position. Encouragé par ce premier succès, l’ancien favori de Mahmoud épousa de nouvelles femmes, noua des intrigues avec les mécontens de Constantinople, et se flatta bientôt de l’espoir d’un revirement de politique qui lui rendrait sa place dans les conseils du sultan. Il crut même, pour hâter sa victoire, devoir recourir à un expédient qui eût pu réussir sous le règne de son premier maître, et dont les scènes qu’on va lire montreront le résultat. Au moment de sa vie où nous nous plaçons, Erjeb-Pacha représente très exactement l’ancien régime turc dans ce mélange de décrépitude et de magnificence qui le caractérise. Il est gros, il a la vue basse et la parole embarrassée ; il est mis avec luxe, mais sans goût et sans soin. Le trait principal du personnage est une vanité excessive, qui le fait tomber dans toute sorte de pièges, dont il semble que ses habitudes de ruse devraient le garantir.

Le second personnage de notre saynète est Halil-Bey[1], neveu et fils adoptif d’Erjeb-Pacha. Halil est dans sa dix-septième année. Sa taille est élancée, mais ses formes, son visage et ses manières sont d’un enfant. Il a été élevé, comme le sont trop souvent les enfans des Turcs de l’ancien régime, avec des femmes et par des femmes, qu’ils ne respectent pas et qu’ils traitent plutôt en esclaves qu’en mères. D’études point, mais en revanche rien de ce que nous essayons de cacher à nos enfans ne leur est inconnu. Un moment cependant est venu où le jeune homme si tristement élevé a entrevu de meilleurs principes. Halil a trouvé dans le harem de son père une femme sensée et éclairée, sa propre tante, qui, ne s’étant jamais mariée, a fréquenté pendant son séjour à Constantinople la société des Francs de distinction. Lindaraxa (c’est son nom) connaît les erreurs ou pour mieux dire les malheurs de ses compatriotes, et elle s’efforce d’en préserver son neveu. Elle n’a pas fait de Halil un savant, mais elle l’a entretenu des bienfaits et des beautés de la civilisation. En même temps qu’Halil se sent porté à aimer, à admirer ce qui est bien, il éprouve pour ce qui est mal un mépris qu’il ne prend pas la peine de cacher. On devine ce qu’a pu produire l’influence de la vie du harem combinée avec celle des leçons de Lindaraxa. Le caractère de Halil est un composé de contradictions et de bizarreries. Ajoutons qu’une passion véritable, — une de ces passions profondes et durables que les Turcs connaissent peu, — est née et a grandi dans le cœur d’Halil. L’objet de cette passion est une des femmes mêmes d’Erjeb-Pacha, pauvre et douce victime d’un brutal préjugé, et dont, malgré la différence des âges, Halil s’est fait le protecteur. Halil est donc à la fois enfant et homme. L’éducation du harem, mêlée à quelques lambeaux d’instruction européenne, explique les bizarres contradictions de son caractère. En face de son père adoptif, Halil représente la jeune génération de la Turquie.

Les amis du pacha, — Ahmet-Effendi, Hamid-Bey, Osman-Aga, Ali-Bey, — sont quatre parvenus subalternes qui ont fait leur fortune dans l’antichambre d’Erjeb-Pacha, et qui le trahissent de leur mieux depuis qu’ils n’espèrent plus rien de lui, et qu’ils ont réussi à se créer des protecteurs parmi ses ennemis. De semblables caractères ne se rencontrent pas seulement dans la société orientale.

Le jeune Albanais Adilé, lui, est un personnage tout à fait propre à la Turquie. Il commence à dix-sept ans une vie d’aventures où la finesse de son esprit corrompu aura trop souvent l’occasion de se déployer. Privé de tout sentiment moral, épris de l’une des femmes du pacha, il brave tout pour satisfaire sa passion. Beau, mais d’une beauté efféminée, Adilé ne recule même pas devant une audacieuse supercherie pour s’assurer l’accès du harem d’Erjeb-Pacha.

Nous avons déjà nommé la sœur d’Erjeb-Pacha, Lindaraxa. Condamnée d’abord au célibat par sa mauvaise santé, mais finissant par préférer cet état à celui des habitantes mariées d’un harem, Lindaraxa, âgée d’environ trente ans, a passé sa jeunesse à Constantinople, et nous avons dit qu’elle y avait fréquenté la société franque. Elle aime sincèrement son frère, et a généreusement partagé son exil.

Fatma mène dans le harem la triste existence d’une épouse délaissée. Le pacha l’a épousée aussitôt après la mort de sa première femme. Fatma a eu deux enfans qu’elle a perdus presque aussitôt après leur naissance, malheur que le pacha lui impute à crime, et dont il l’a punie en se séparant d’elle : d’abord, ensuite en épousant la veuve de son frère, puis deux autres femmes. Fatma est riche, et c’est Erjeb-Pacha qui jouit de sa fortune. Âgée de trente ans environ, elle est encore fort belle.

Ansha est la deuxième femme d’Erjeb-Pacha et la mère d’Halil, qu’elle eut de son premier époux le frère d’Erjeb. Elle a donné d’autres enfans à ce dernier, avantage dont elle profite sans cesse pour humilier Fatma. Âgée de vingt-neuf ans, elle est dans tout l’éclat d’une beauté vigoureuse, qui a exercé un dangereux prestige sur le jeune Albanais.

Zulma et Aïxa, troisième et quatrième femmes d’Erjeb-Pacha, sont âgées l’une de dix-neuf ans, l’autre de vingt. Femmes vulgaires, grossières, ignorantes, mais fort belles, elles ont été achetées par le pacha dans un bazar, puis élevées à l’honorable condition d’épouses légitimes à l’occasion de leur grossesse, mais elles sont peu considérées dans le harem; elles n’ont aucunes qualités qui puissent racheter leurs défauts et leurs vices.


I. — LE SALAMLIK.

(Le lieu de la scène est une assez vaste pièce bordée de divans. À une des extrémités du salamlik[2], on a déposé en demi-cercle des coussins sur lesquels sont assis les interlocuteurs.)

ERJEB-PACHA, AHMET-EFFENDI, HAMID-BEY, OSMAN-BEY, ALI-BEY, assis en demi-cercle sur des coussins, tenant de la main droite une pipe, de l’autre une petite tasse pleine de café. Ils fument et boivent. Plusieurs esclaves se tiennent dans le fond de la salle ; d’autres sont debout à peu de distance des principaux personnages, portant des plateaux et prêts à reprendre les tasses vides.

ERJEB-PACHA.

Je vous ai fait prier de passer chez moi, parce que j’ai deux nouvelles à vous communiquer. La première est d’une haute portée politique (Il fume), la seconde ne concerne directement que moi et les miens, mais elle peut être considérée pourtant comme le présage d’événemens prochains fort importans. (Il boit.)

HAMID-BEY.

Tout ce qui vous concerne intéresse nécessairement vos amis, et pour ma part, j’espère que mon dévouement vous est bien connu. (Il boit).

AHMET-EFFENDI.

Rien d’ailleurs de ce qui a rapport à un personnage de votre rang ne saurait manquer d’une haute signification politique. (Il boit.)

OSMAN-AGA.

Mes honorables amis ont si bien interprété ma pensée qu’ils ne m’ont rien laissé à dire. (Il boit.)

ERJEB-PACHA.

Vos sentimens me sont bien connus, et d’ailleurs mes intérêts sont les Vôtres. (Il fume.) Voici maintenant de quoi il s’agit (il boit)[3]. Il y a plusieurs mois, un marchand d’esclaves de passage dans cette ville m’offrit une jeune Circassienne dont la rare beauté me frappa. Je compris sur-le-champ tout le parti que je pouvais en tirer. Je me suis dit : Pourquoi ai-je eu le malheur de déplaire à mon vénéré maître ? Parce qu’il est entouré de gens qui me détestent. Pourquoi les calomnies de mes ennemis ont-elles trouvé faveur auprès de lui ? Parce que mon vénéré maître n’a entendu qu’eux et leurs calomnies.

HAMID-BEY.

C’est merveilleusement juste.

OSMAN-AGA.

Votre regard d’aigle a pénétré jusque dans les entrailles de la question.

ALI-BEY.

Rien ne m’étonne de votre part.

ERJEB-PACHA.

Mais, ai-je ajouté, rien de ce qui est arrivé ne fût arrivé en effet, si, au lieu d’êtres acharnés à ma perte, mon vénéré maître avait eu auprès de lui des hommes bien intentionnés pour moi. Aujourd’hui encore, quoique relégué dans cette résidence éloignée, je pourrais me flatter de rentrer en faveur, si une personne dévouée à mes intérêts était admise à la confiance de notre souverain. Il ne s’agirait donc plus que de trouver cette personne et de la placer ensuite là où elle pourrait me prêter son appui.

ALI-BEY.

Vous n’avez qu’à laisser vos yeux errer à l’aventure autour de vous ; ils tomberont assurément sur quelqu’un qui vous est dévoué.

HAMID-BEY.

Vous devez n’avoir que l’embarras du choix.

OSMAN-AGA.

Que de gens s’estimeraient heureux de vous servir !

ERJEB-PACHA.

Vous me pardonnerez, la chose n’est pas tout à fait aussi facile qu’elle le paraît au premier abord. Il faut une personne qui n’éveille pas les soupçons de mes ennemis, une personne en apparence insignifiante, et dont les intentions secrètes ne puissent être pressenties.

OSMAN-AGA.

La chose se complique en effet.

HAMID-BEY.

Oui vraiment, elle se complique...

ALI-BEY.

Considérablement !

AHMET-EFFENDI.

Mais c’est précisément dans les questions compliquées que la sagesse de son excellence brille d’un plus vif éclat.

ERJEB-PACHA, souriant avec complaisance.

J’ai donc jeté les yeux sur cette jeune Circassienne. Elle était digne par sa beauté d’attirer les regards de mon vénéré maître. Je me suis dit : Si je parviens à douer cette beauté des talens et des grâces indispensables pour figurer avec distinction dans le harem impérial, si je réussis en outre à l’attacher à mes intérêts, et enfin si je suis assez heureux pour la faire agréer de l’illustre successeur du prophète comme une humble offrande de son plus humble serviteur, ne pourrais-je pas bientôt rentrer dans la haute position d’où je suis descendu, et rendre à mes ennemis tous les maux qu’ils m’ont fait souffrir?

AHMET-EFFENDI.

Oui, mais que de conditions à réaliser!

ALI-BEY.

Que de précautions à prendre !

AHMET-BEY.

Que de difficultés à vaincre !

OSMAN-AGA.

Y a-t-il des difficultés pour son excellence ?

ERJEB-PACHA, avec abandon.

Non, mes amis, il n’y en a pas, ou du moins il n’y en a aucune dont je n’aie triomphé. Aujourd’hui ma jeune beauté chante, danse et brode à ravir; elle m’est dévouée corps et âme, et ce matin, ce matin même, j’ai reçu une heureuse, une bienheureuse nouvelle. Le chef vénéré des croyans accepte mon offrande. Voilà, mes amis, ce dont je voulais d’abord vous faire part.

HAMID-BEY.

C’est une grande nouvelle. (Il pose sa pipe sur ses genoux).

AHMET-EFFENDI.

Il y a là matière à de sérieuses réflexions.

ALI-BEY.

On peut en tirer des conséquences!...

OSMAN-AGA.

Quant à moi, je commence à voir clair dans l’avenir.

ERJEB-PACHA.

Oui, mes amis, oui; l’heure de la justice est proche. Mes ennemis, vos ennemis, ceux de l’état et de la religion, ne concevront aucune défiance au sujet de ma Circassienne. Ils ne soupçonnent pas le danger qui les menace. Et pendant qu’ils dormiront dans leur folle sécurité, ma Circassienne sapera les fondemens de leur grandeur, qui s’écroulera en les écrasant sous ses débris. Je compte déjà les jours qu’il me reste à passer dans l’exil. Chaque heure qui s’écoule me rapproche de mon maître adoré, le retrouve près de lui la faveur dont m’honorait son bienheureux père; je rentre dans mon palais de Yéni-Kui entouré de mes fidèles amis, dispensant, comme par le passé, les grâces et les récompenses, tandis que mes ennemis végètent à leur tour dans quelque obscure et malsaine résidence. Allah soit loué pour la pensée qu’il m’inspira lorsque j’aperçus pour la première fois ma belle Circassienne!

AHMET-EFFENDI.

Oui, ce fut sans doute une inspiration divine.

ALI-BEY.

Le génie lui-même est une émanation du Très-Haut.

HAMID-BEY.

Lorsque vous serez rentré au pouvoir, n’oubliez ni vos ennemis ni vos amis.

OSMAN-AGA.

Nous n’avons d’espoir qu’en vous.

ERJEB-PACHA.

Ne craignez rien; mon premier soin sera de vous appeler auprès de moi. Toute l’administration devra nécessairement être renouvelée, et il y aura bien des places vacantes que j’aurai soin de remplir de manière à vous contenter. Ahmet-Effendi, n’étiez-vous pas jadis dans la marine?

AHMET-EFFENDI.

Pas précisément dans la marine, mais je connais assez bien cette partie, ayant fait plusieurs voyages sur mer.

ALI-BEY.

Et où donc avez-vous navigué?

AHMET-EFFENDI.

A Ismith[4], à Smyrne, et j’ai parcouru mainte et mainte fois le Bosphore.

ALI-BEY.

Sur un bâtiment de guerre sans doute?

AHMET-EFFENDI.

Pas précisément, c’était sur un bâtiment à vapeur qui aurait pu au besoin être armé en guerre; mais, vu la paix dont nous jouissions, on l’employait au…..

ALI-BEY.

Au transport des voyageurs peut-être?

AHMET-EFFENDI.

En effet…..

ERJEB-PACHA.

C’est bien, c’est bien; c’est plus qu’il n’en faut. Le portefeuille de la marine sera disponible, et je vous le confierai.

AHMET-EFFENDI.

Que de grâces!

ALI-BEY, bas à Hamid-Bey.

Il était garçon de chambre sur un paquebot.

HAMID-BEY, bas à Ali-Bey.

C’est connu du monde entier.

ERJEB-PACHA.

Et vous, Ali-Bey, n’avez-vous pas servi dans l’armée?

ALI-BEY.

Oui et non. La vérité avant tout : j’étais attaché à l’armée d’Egypte, mais, comme j’étais dans ma première jeunesse, le poste que j’occupais n’était pas des plus brillans.

ERJEB-PACHA.

N’importe; vous avez fait vos preuves, et le portefeuille de la guerre sera très bien placé entre vos mains.

ALI-BEY.

Comment reconnaître tant de bonté?

HAMID-BEY, bas à Ahmet-Effendi.

Chacun sait qu’il était palefrenier de Raouf-Pacha.

AHMET-EFFENDI, à Hamid-Bey.

Cela fait pitié.

ERJEB-PACHA.

Quant à vous, Hamid-Bey, vous vous êtes occupé spécialement de routes, de canaux et de constructions ?

HAMID-BEY.

Oui, excellence. L’architecture a toujours été mon occupation favorite. Ah ! c’est une bien belle science. Que de choses il reste à faire dans un pays comme le nôtre !

ERJEB-PACHA.

Le portefeuille des travaux publics vous conviendrait-il ?

HAMID-BEY.

Si votre excellence me jugeait digne de tant d’honneur, son indulgence m’inspirerait du courage.

AHMET-EFFENDI, bas à Ali-Bey.

L’avez-vous vu porter les pierres lorsqu’on construisait la caserne des chevau-légers ?

ALI-BEY, bas à Ahmet-Effendi.

Je crois bien.

ERJEB-PACHA.

A votre tour, Osman-Aga. Si je ne me trompe, vous possédez de hautes connaissances financières. N’avez-vous pas été dans une maison de banque ?

OSMAN-AGA.

Votre excellence n’oublie rien.

ERJEB-PACHA.

Vous sentiriez-vous de force à administrer les finances de l’état ?

OSMAN-AGA.

Avec la protection de votre excellence, il n’est rien que je ne fusse prêt à entreprendre.

HAMID-BEY, bas à Ali-Bey.

Il était garçon de caisse chez ce riche Arménien.

ALI-BEY, bas à Hamid-Bey.

Je m’en souviens comme d’hier.

ERJEB-PACHA.

Voici mon système à moi : m’entourer d’hommes spéciaux, et employer leurs connaissances au bien de l’état et à ma propre gloire. De cette façon, on peut conduire du bout du doigt l’administration tout entière, quelque vaste et compliquée qu’elle soit. Mais à présent que l’affaire la plus grave a été traitée entre nous à la satisfaction générale, je l’espère (Tous s’inclinent profondément), passons à la seconde question qui me concerne plus spécialement. Vous savez que j’ai adopté mon neveu. Il est près d’atteindre sa dix-septième année. Sa santé délicate l’a retenu jusqu’à ce jour dans l’enceinte du harem, où les soins maternels lui étaient prodigués. Grâces en soient rendues à Dieu ! le voilà aujourd’hui parvenu à l’âge de puberté, et prêt à accomplir les desseins que j’ai formés pour lui. Hamid-Bey, je réclame en son nom la main de votre fille, que vous m’avez promise lorsqu’elle vint au monde. Quel âge a-t-elle maintenant?

HAMID-BEY.

Douze ans révolus.

ERJEB-PACHA.

C’est à merveille. Halil va en avoir dix-sept; ce sera un couple très bien assorti. Mais ce n’est pas tout : sa hautesse, mon vénéré maître, a daigné nommer mon fils mudir[5] de l’un des districts qui forment ma juridiction. C’est un premier pas vers de plus hautes dignités dont mon fils saura se rendre digne.

HAMID-BEY.

Il n’a qu’à suivre les traces de son illustre père.

AHMET-EFFENDI.

On peut dire de lui qu’il a sucé la science de la politique avec le lait.

ERJEB-PACHA.

Je me flatte en effet de l’avoir bien préparé au gouvernement de son pays. Sa santé délicate lui interdisait trop d’application. Je n’ai donc pas voulu faire d’Hamil un lettré; mais pour parcourir dignement la carrière des emplois publics il n’est pas nécessaire de savoir lire ni écrire. Il n’y a pas de petit kadi qui n’ait un secrétaire. A plus forte raison...

OSMAN-AGA.

Avez-vous déjà fait choix d’un serviteur capable pour accompagner votre fils dans sa nouvelle résidence?

ERJEB-PACHA.

Plusieurs candidats se sont présentés, mais je n’ai encore rien décidé. Je choisirai naturellement celui qui me sera recommandé par le protecteur le plus puissant.

HAMID-BEY.

Votre profonde sagesse se montre dans les moindres détails.

ERJEB-PACHA.

Ah! les détails!... Il n’est point de petits détails pour un véritable homme d’état! Mais je veux maintenant, si vous le trouvez bon, vous présenter le nouveau mudir. (Il frappe des mains, un esclave s’avance et se prosterne.) Allez dire à son excellence Halil-Bey que je le demande. (L’esclave se prosterne encore et sort. Long silence pendant lequel on boit et on fume.)


SCÈNE DEUXIÈME.
Les PRÉCÉDENS, HALIL-BEY. (Il est très mince, et sa taille grêle et un peu enfantine semble plier sous le faix de son nouveau et pesant costume.)


ERJEB-PACHA.

Approchez, Halil; ne craignez rien. Vous avez cessé ce matin d’être un enfant. En revêtant ce costume, qui convient à la dignité dont sa hautesse vous honore, vous êtes devenu un homme.

HALIL, secouant avec humeur son cafetan doublé en fourrure.

Je préfère mon mintann[6].

AHMET-EFFENDI, riant..

Ah! ah! quel esprit original!

ALI-BEY.

Ce qu’il dit là est plus profond qu’on ne le croirait d’abord,

HAMID-BEY.

C’est l’ingénuité de l’enfance jointe à la sagacité de l’âge mûr.

OSMAN-AGA.

Que ne doit-on pas attendre d’un pareil début !

ERJEB-PACHA.

En sortant de l’enfance, il vous faut une femme. Votre père, qui songe à prévenir tous vos vœux, vous a choisi une compagne, et dans quelques jours vous serez l’heureux époux de la fille de mon honorable ami Hamid-Bey.

HALIL-BEY, se déridant et avec un mouvement de vivacité.

Une femme! un harem! J’aurai un harem à moi! Combien de femmes y mettrai-je?

ERJEB-PACHA.

Je viens de vous annoncer que vous épousiez la fille de mon honorable ami Hamid-Bey.

HALIL-BEY.

J’ai entendu; mais si je possède un harem, ce n’est pas pour n’y garder qu’une seule femme.

ERJEB-PACHA.

Vous en aurez une d’abord.

HALIL-BEY.

Vous en avez bien quatre.

ERJEB-PACHA.

Rien ne s’oppose à ce que dans la suite vous ne suiviez mon exemple; mais il y a un commencement à tout. Quatre ! c’est le chiffre indiqué par notre bienheureux prophète. (Il soupire.) Mais nous n’avons pas à nous occuper maintenant de ce que vous ferez dans la suite des temps. Je vous parle de ce qui va avoir lieu dans quelques jours. Vous épouserez la fille de mon honorable ami, je composerai votre maison, j’achèterai un nombre convenable d’esclaves des deux sexes pour vous et pour votre femme, après quoi vous partirez avec elle pour votre nouvelle résidence.

HALIL-BEY, troublé.

Partir?... Hum!... Et quel âge a la femme que vous me destinez

ERJEB-PACHA.

Elle vient d’entrer dans sa treizième année.

HALIL-BEY.

Est-elle grande? Je n’aime pas les grandes femmes.

HAMID-BEY.

Son excellence a le goût délicat. Rassurez-vous, noble Halil, votre future ne vous déplaira pas.

HALIL-BEY.

Est-elle gaie? aime-t-elle à jouer et à courir?

HAMID-BEY.

Quant à la course, l’éducation qu’elle a reçue ne lui a pas permis de se livrer à ce genre d’exercice; mais son humeur est des plus enjouées, et le seul reproche que sa mère lui ait jamais adressé, c’est de trop aimer à jouer et à se divertir.

HALIL-BEY.

En ce cas, sa mère a tort. A quoi une femme de douze ans est-elle bonne, si ce n’est à jouer avec un mari de dix-sept? (avec brusquerie et d’un ton sérieux.) Mais après tout qu’est-ce que cela me fait? J’aime mieux ne pas me marier, ne pas être gouverneur, et rester tel que je suis.

ERJEB-PACHA.

Vous ne parlez pas sérieusement, Halil.

HALIL-BEY.

Pourquoi cela, père? Si j’ai jamais parlé sérieusement, c’est à présent, je vous le jure. Je suis heureux, j’ai ce qu’il me faut, je m’amuse... quelquefois... On m’aime, on a soin de moi... Qu’irais-je chercher ailleurs?

AHMET-EFFENDI.

L’heureuse modération!

ALI-BEY.

L’aimable simplicité de cœur !

ERJEB-PACHA.

Mais, Halil, que dirait sa hautesse, notre vénéré maître, si elle pouvait soupçonner le peu de cas que vous faites de ses bontés ?

HALIL-BEY.

Bah! qu’importe à sa hautesse? Elle a bien autre chose à faire qu’à s’occuper de moi. Et puis ne soyez pas en peine : son mudiriat ne lui restera pas sur les bras, et elle trouvera bien à le placer.

ERJEB-PACHA.

Mais c’est ce qui vous trompe, Halil; votre refus aurait une haute signification politique.

HALIL-BEY.

Bah!

ERJEB-PACHA.

Quant à votre mariage avec la fille de mon honorable ami, je ne vois pas ce que vous pouvez y trouver à redire.

HALIL-BEY.

Hum!

ERJEB-PACHA.

Au reste nous parlerons de tout cela en particulier. Je ne veux pas abuser des précieux loisirs de mes honorables amis.

HALIL-BEY.

Votre excellence n’a plus rien à nous ordonner?

AHMET-EFFENDI.

Votre excellence nous permet de nous retirer?

ERJEB-PACHA.

Assurément, chers et respectables amis. Allez réfléchir au sort brillant qui vous attend. Je ne négligerai rien pour hâter l’accomplissement de vos vœux, qui sont les miens.

OSMAN-AGA s’incline, porte la main à son cœur, sur sa bouche et sur son front, puis il dit à part et en sortant :

Allons écrire notre rapport à son excellence le ministre de la police.

ALI-BEY, après avoir salué, à part.

Hàtons-nous d’informer son altesse le grand-vizir de ce qui se trame ici.

HAMID-BEY, à part.

Ne tardons pas à faire connaître au secrétaire de sa majesté la sultane validé[7] les machinations de ce vieux traître.

AHMET-EFFENDI, également à part.

Le courrier d’aujourd’hui portera à son excellence le ministre de l’intérieur un récit exact de cette conférence. (Tous sortent.)


II. — LE HAREM.

(Encore une salle bordée de divans et tapissée de coussins. — Des esclaves et des enfans sont groupés au fond de la pièce.)

FATMA, ANSHA, LINDARAXA, ZULMA, AIXA. (Elles sont assises, fument, brodent ou boivent du café.)


ANSHA.

Mon fils Halil est-il rentré?

LINDARAXA.

Non, ma sœur. Son père le retient près de lui.

ANSHA.

Voilà un grand changement qui se fait dans sa vie! Un gouvernement et une femme... Lui qui a vécu jusqu’à ce jour comme un enfant!

FATMA.

Pauvre Halil! Que fera-t-il du pouvoir et de la liberté, quand sa santé délicate réclamerait encore nos soins?

ANSHA.

Que parlez-vous de santé délicate! Mon fils a beau vous paraître faible et malade, il n’en va pas moins atteindre sa dix-septième année, et tous les enfans d’Erjeb-Pacha n’ont pas eu la vie aussi longue.

FATMA.

Ne craignez pas que je l’oublie, Ansha, lors même que vous n’auriez pas la cruauté de me le rappeler, comme vous le faites. Ce que je souffre chaque jour me dit trop que j’ai perdu mes enfans.

ANSHA.

Bah ! vous vous trouvez fort à plaindre de ce que le pacha n’a pas cru devoir se contenter d’une femme dont les enfans mouraient aussitôt qu’ils étaient nés, nous savons cela; mais que voyez-vous là d’extraordinaire? Tout homme eût agi de même à sa place, soyez-en convaincue.

FATMA.

Je ne me plains pas de la détermination du pacha, et Dieu sait que je ne lui en ai jamais fait de reproches !

ANSHA.

Aussi bien, à quoi cela vous eût-il servi, si ce n’est à vous rendre encore plus importune?

FATMA.

C’est de mon sort, c’est de mon triste sort que je me plains. Je n’accuse que ma déplorable étoile. Et vous, qui me traitez ainsi, oubliez-vous que j’ai été comme une mère pour votre enfant, que j’ai passé de longues nuits à son chevet quand nous étions menacées de le perdre? N’ai-je pas, quand il souffrait, pleuré avec lui, avec vous? Vous devriez avoir quelque pitié pour moi, ne fût-ce qu’en considération de ma tendresse pour lui.

LINDARAXA.

Ce que Fatma dit là est d’une vérité incontestable, Ansha. Vous la traitez toujours en rivale, mais elle n’a pas pour votre enfant les sentimens que le fils d’une rivale pourrait lui inspirer.

ANSHA.

Oui, je sais bien que vous prenez toujours son parti contre moi. Ah! mon Dieu, qu’une femme préférée de son mari est à plaindre! Tout le monde se ligue contre elle.

LINDARAXA.

On ne vous reproche pas la préférence du pacha, mais bien la manière dont vous en abusez. (Un eunuque paraît à la porte et annonce à haute voix : Le pacha! Toutes se lèvent.)


SCÈNE DEUXIÈME.
Les PRÉCÉDENS, ERJEB-PACHA, HALIL-BEY. (Ils entrent sans rien dire, font de la main un léger salut à droite et à gauche, et vont s’asseoir sur les coussins. Les femmes restent debout . Silence.)


ERJEB-PACHA.

Ansha, votre fils m’afflige. Il vient de déclarer, en présence de plusieurs personnages influens, qu’il refusait la place de gouverneur que j’ai obtenue pour lui et la femme que je lui destine. Ces personnages sont mes amis, et, qui plus est, ils ont besoin de moi; mais ce n’est pas une raison pour tout dire en leur présence. Prenez exemple sur votre père, jeune homme, et n’oubliez jamais la prudence. (Se tournant de nouveau vers Ansha.) Comprenez-vous d’où peut lui venir un semblable caprice, et ce qu’il signifie?

ANSHA.

Non, seigneur; en vérité, non. S’il n’écoutait que mes conseils, il ne se montrerait pas ainsi indigne de vos bontés; mais il est d’autres avis qu’il préfère aux miens, et... vous savez de qui je veux parler.

ERJEB-PACHA.

Je ne le sais que trop, je sais qu’il existe ici une femme pour laquelle la vie et les succès de mon fils sont un sujet de colère et d’envie. Je ne serais pas étonné en effet qu’elle eût essayé d’entraver sa carrière, après avoir vainement attendu que la mort me le ravît.

FATMA.

Si c’est de moi que vous parlez, seigneur, Dieu m’est témoin...

HALIL-BEY, avec emportement.

Dieu m’est témoin à moi que je ne veux plus voir ma mère Fatma[8] humiliée ainsi chaque jour. Ma détermination est bien arrêtée, et si vous ne changez de conduite pour elle, cette maison ne me verra plus.

ANSHA.

Voilà comme il me répond ! voilà comme il me traite ! Ah ! mon Dieu ! suis-je assez malheureuse? Suis-je ou ne suis-je pas sa mère après tout? Est-ce Fatma qui l’a porté dans son sein et qui l’a mis au monde?

LINDARAXA, gravement.

Vous l’entendez, Halil. En répondant ainsi à Ansha, vous ne faites que l’irriter davantage. En voulant défendre Fatma, vous aggravez sa position.

HALIL-BEY.

Vous avez raison, ma tante, et je vous remercie de m’avoir averti. Évidemment c’est Ansha qui est ma mère, puisque Dieu l’a voulu ainsi, et je ne dois pas lui manquer d’égards. Je ne lui en manquerai pas, je vous le promets à vous, ma tante, pourvu qu’on cesse de persécuter Fatma, et surtout qu’on ne la persécute pas à cause de moi.

ERJEB-PACHA.

Parlons d’autre chose. (Silence.) Je désire m’entretenir en particulier avec ma sœur. Halil, accompagnez votre mère dans son appartement.

HALIL-BEY.

Ma mère sait marcher toute seule, et j’accompagnerai, qui il me plaira.

ZULMA.

Votre excellence n’a pas daigné m’adresser une seule petite parole.

AIXA.

Si vous n’avez d’yeux et, d’attentions que pour Ansha, il fallait vous contenter d’elle pour épouse.

ERJEB-PACHA.

Eh quoi! toujours de la jalousie! (Avec une coquetterie digne.) Je sais bien que la jalousie est fille de l’amour, et qu’elle constitue l’une des infirmités du cœur féminin; mais il y a un temps pour tout, mes chéries. Ne voyez-vous pas que je suis aujourd’hui très gravement préoccupé d’affaires qui ne sont nullement de votre ressort? Je n’ai parlé qu’à Ansha, dites-vous, et vous voilà piquées, boudeuses, furieuses! Mais vous savez bien que son fils est le principal sujet de ces préoccupations qui m’absorbent. Non, il n’y a rien en cela qui dénote une préférence dont votre amour puisse s’offenser à bon droit.

ANSHA.

C’est bien, seigneur, rassurez-les; c’est très flatteur pour moi. Allez, vous ne méritez pas...

ERJEB-PACHA, l’interrompant avec quelque impatience.

De grâce, Ansha, finissez. Si vous usiez avec plus de modération de vos avantages, je n’aurais pas à prendre la peine de les rabaisser. Allez, retirez-vous avec vos compagnes. (Elles sortent toutes et Halil avec elles.)


SCÈNE TROISIÈME.
ERJEB-PACHA ET LINDARAXA.


ERJEB-PACHA.

J’ai à vous parler d’Adilé, ma sœur. Son sort est fixé, et mes vœux sont comblés. J’ai reçu ce matin la nouvelle de son admission dans le harem de sa hautesse. Vous savez que mes vœux et mes efforts tendaient tous vers ce but. Il ne s’agit plus maintenant que d’informer Adilé du résultat de mes démarches. Elle est bien préparée, n’est-ce pas?

LINDARAXA.

Instruite comme je l’étais par vous de vos projets, je n’ai rien négligé pour la rendre propre à les servir et pour l’attacher à vos intérêts. Je dois vous avouer pourtant que je ne sais jusqu’à quel point le succès a répondu à mes efforts. Il y a dans cette jeune fille quelque chose que je ne comprends pas, quelque chose de mystérieux qui m’embarrasse : tantôt elle me semble simple et ingénue, franche, légère, fantasque même, tantôt au contraire je crois découvrir en elle de la dissimulation, une finesse singulière, une disposition naturelle à la fausseté et à la ruse. Elle a parfois un regard que je ne puis soutenir et devant lequel je baisse les yeux malgré moi; c’est en tout cas une étrange fille. Vous devriez, je pense, lui faire part vous-même du changement qui vient de s’opérer dans sa destinée, et vous jugerez par là des services qu’elle peut vous rendre.

ERJEB-PACHA.

C’est bien ce que je compte faire, car, faut-il vous le dire, ma sœur, vous êtes une femme distinguée, oui, très distinguée; mais enfin vous êtes femme, ma chère amie, et vous ne pouvez avoir la pénétration d’un homme,... d’un homme que le sultan Mahmoud honorait de sa confiance. Quant à cette esclave, je me serais occupé d’elle plus particulièrement si je n’avais craint... Vous me comprenez... Le penchant qu’elle a toujours témoigné pour moi pouvait se transformer en un amour indomptable. Et une Circassienne, une Circassienne amoureuse... au moment où cette lettre m’annonce son admission dans le harem impérial... J’en frémis, rien que d’y penser... Mais, Allah soit loué! Adilé va bientôt partir pour Stamboul, et ma prudence a conjuré le danger. Faites-la venir, Lindaraxa. (Lindaraxa frappe trois fois des mains, et une esclave se présente.)

LINDARAXA.

Dites à Adilé que son excellence le pacha l’attend ici. (L’esclave s’incline et sort.) Permettez-moi aussi, mon frère, pendant que nous sommes seuls, de vous dire quelque chose au sujet de Fatma. Elle est bien malheureuse, et je ne serais pas étonnée qu’elle perdit patience.

ERJEB-PACHA.

Fatma! Et quand elle perdrait en effet patience, qu’en résulterait-il pour elle et pour moi? Elle est malheureuse, dites-vous? Si elle perd patience, elle souffrira un peu plus, et voilà tout.

LINDARAXA.

Je ne sais, mais elle me semble changée. Elle jusqu’ici douce et résignée, je la trouve depuis quelque temps inquiète et irritable. Je ne saurais d’ailleurs, — pardonnez-moi, mon frère, si je vous parle avec trop de liberté, — retrouver dans votre conduite envers elle les traces de cette justice parfaite qui vous distingue en toute chose. Vous vous souvenez qu’à l’époque où un malheur dont elle était innocente vous détacha d’elle, Fatma ne s’opposait aucunement à ce qu’on la renvoyât à ses parens. Elle y avait au contraire consenti de fort bonne grâce, et ce fut pour des considérations pécuniaires, si ma mémoire ne me trompe pas, que vous prîtes le parti d’éviter tout éclat, et de la garder dans votre maison, tout en lui déclarant que vous cessiez de voir en elle une épouse.

ERJEB-PACHA.

Et j’ai tenu parole. Quant à ne pas la répudier, bien m’en a pris, et j’ai eu plus d’une fois l’occasion de m’en féliciter, puisque c’est avec sa fortune que j’ai soutenu l’éclat de mon rang dans les premiers temps qui suivirent ma disgrâce. Que serais-je devenu sans les biens que Fatma possède en Syrie? Oubliez-vous que c’est là que j’ai trouvé un asile en quittant Stamboul?

LINDARAXA.

Je ne vous reproche pas d’avoir gardé Fatma et sa fortune, et je reconnais que cette résolution a eu pour vous de grands avantages. Je désirais seulement vous rappeler qu’à l’époque de votre séparation de fait d’avec Fatma, vous lui avez promis qu’elle jouirait toujours chez vous de la considération à laquelle elle a droit et d’une autorité dont elle n’a jamais abusé, qu’elle serait respectée par vos autres épouses, et qu’elle trouverait en vous, sinon un mari, du moins un ami, un protecteur, un frère.

ERJEB-PACHA.

Bah! ce sont là des façons de parler. Si elle m’impatiente, si elle impatiente Ansha, je n’y puis rien. Ce sont de ces choses dont on ne peut convenir à l’avance. Ce que je pouvais lui promettre sérieusement, c’est qu’elle ne manquerait de rien d’essentiel chez moi. Or je ne doute pas qu’elle ne mange et ne boive à sa fantaisie, et je la vois toujours bien mise... Mais voici Adilé.


SCÈNE QUATRIÈME.
ADILE ET LES PRÉCÉDENS. (Adilé est enveloppée d’un grand voile en calicot blanc taillé à la façon de l’Asie-Mineure, et qu’elle ouvre le moins possible. Elle ne prononce guère que des mots entrecoupés à voix très basse et avec un certain effort.)


ERJEB-PACHA.

Approchez, Adilé, approchez sans crainte. J’ai à vous parler.

ADILÉ.

Je n’ai aucune crainte.

ERJEB-PACHA.

Vous avez raison, et vous faites preuve en cela de sagacité, puisque vous êtes en présence de vos véritables, de vos meilleurs amis.

ADILÉ.

Cela se peut.

ERJEB-PACHA.

En douteriez-vous, Adilé?

ADILÉ, haussant les épaules.

Qu’en sais-je ?

ERJEB-PACHA.

Je ne saurais vous croire aussi ignorante que cela; mais venons au sujet qui m’occupe. (Il prend un air plus solennel encore que de coutume.) Adilé, j’ai reçu ce matin une nouvelle qui vous concerne. (Pause.) Votre sort est fixé, Adilé (autre pause pendant laquelle Erjeb-Pacha considère Adilé avec attention), et c’est un heureux sort, un sort bien digne d’envie!

ADILÉ.

Ah!

ERJEB-PACHA.

Oui, Adilé, un sort brillant et bien digne d’envie, je ne puis assez le répéter. Le successeur du prophète vous admet parmi ses femmes!

ADILÉ.

Ah!

ERJEB-PACHA.

Je me flatte, Adilé, qu’avec l’éducation que vous avez reçue, vous comprenez l’importance de votre position future. C’est à votre ambition que je m’adresse, et c’est elle qui doit se sentir satisfaite de ce premier triomphe, en même temps qu’elle doit viser à en obtenir de plus grands encore. C’est sur vous que les amis de la bonne cause fondent leurs espérances, et cette pensée doit vous élever, vous transporter au-dessus de vous-même. Oui, Adilé, chaque regard que le commandeur des croyans laissera tomber sur vous, chaque faveur qu’il daignera vous accorder sera un événement politique, et amènera peu à peu, mais inévitablement, le triomphe de la bonne cause sur les fauteurs du désordre et de l’impiété. Comprenez-vous maintenant ?

ADILÉ.

Moins que jamais, seigneur.

ERJEB-PACHA, avec condescendance.

Voyons, Adilé ; ne devinez-vous pas pourquoi j’ai travaillé à vous faire admettre dans le harem de mon vénéré maître?

ADILÉ, haussant les épaules.

Non, seigneur.

ERJEB-PACHA.

Votre pénétration naturelle est-elle ainsi en défaut? Vous savez pourtant que je suis exilé de la cour?

ADILÉ.

Oui, seigneur.

ERJEB-PACHA.

Vous savez que cet exil est l’œuvre de mes ennemis, qui ont malheureusement capté la confiance de mon vénéré maître? (Inclination de tête d’Adilé.) Vous comprenez que pareille chose ne fût pas arrivée, si, au lieu d’être entouré par mes ennemis, mon vénéré maître avait eu auprès de lui quelques-uns de mes amis? (Nouveau geste affirmatif d’Adilé.) Trouvez-vous naturel que j’aie confiance dans votre attachement?

ADILÉ.

Dans mon attachement à qui?

ERJEB-PACHA.

Mais à moi, Adilé. N’ai-je pas acquis le droit de compter sur votre dévouement? Vous devez comprendre maintenant pourquoi je vous ai placée auprès de sa hautesse. C’est sur vous, je le répète, que repose à cette heure le salut de l’état. Vous devez dessiller petit à petit les yeux du souverain, lui parler de moi, de mon dévouement, de ma fidélité, de mes vertus et de mes lumières, lui signaler mes ennemis comme une bande d’assassins révolutionnaires, impies et constitutionnels, qui le poussent sur les bords d’un abîme sans fond où ils comptent le précipiter à la première occasion, pêle-mêle avec la monarchie, la religion, la loi et le prophète. Vous devez ménager adroitement leur châtiment et mon rappel. Comprenez-vous maintenant ce que la nation des Osmanlis, la postérité, les ancêtres et moi-même nous attendons de vous? Ah! Adilé! peu de femmes sont appelées à d’aussi hautes destinées !

ADILÉ.

Je comprends,... mais...

ERJEB-PACHA.

Qu’y a-t-il encore, Adilé?

ADILÉ, changeant subitement de ton et prenant l’accent de la plus grande tendresse et de la plus violente douleur.

Mais partir! vous quitter! m’éloigner pour toujours! Ah! ne me le demandez pas !

ERJEB-PACHA.

Je comprends tout ce que cette séparation a de pénible pour vous, et je serais étonné s’il en était autrement. Moi-même, croyez-le bien, Adilé, je ne vous verrai pas partir sans regrets. C’est un sacrifice que je fais à la patrie !... mais nous nous retrouverons, n’en doutez pas. C’est à vous de hâter cet heureux moment en travaillant à me rétablir dans la haute position d’où mes ennemis m’ont précipité. Chaque mot que vous prononcerez en faveur de la bonne cause me rapprochera de vous.

ADILÉ, se couvrant entièrement le visage.

Hélas! hélas!

ERJEB-PACHA.

Voyons, Adilé, chère Adilé, séchez vos pleurs. Allez vous remettre de vos émotions. Vous savez maintenant ce que j’attends de vous. Nous nous reverrons avant votre départ, et je vous donnerai des instructions précises sur la conduite que vous aurez à tenir. Ce premier moment passé, vous envisagerez l’avenir avec confiance, soyez-en sûre. Allez maintenant, allez. (Adilé s’incline et sort.)

SCENE CINQUIEME.
LINDARAXA ET ERJEB-PACHA.


LINDARAXA.

Eh bien! que vous en semble, mon frère? Êtes-vous satisfait?

ERJEB-PACHA.

Complètement, ma sœur, complètement, et je ne vois pas ce que vous trouvez de mystérieux en cette jeune fille. Son cœur est pour moi un livre tout grand ouvert. Le sentiment qui absorbe en elle tous les autres, c’est, hélas! son amour pour moi. J’ai tout fait pour ne pas le lui inspirer : j’ai évité sa présence, je me suis pour ainsi dire, et vous le savez bien, ma sœur, dérobé à ses regards supplians. Mon désir était de lui inspirer un attachement presque filial, suffisant pour la rendre soigneuse de mes intérêts et point assez vif pour la gêner dans l’exercice de ses nouveaux devoirs. Dieu me préserve de porter un regard audacieux sur un joyau réservé à mon vénéré maître! Mais vous autres femmes, vous êtes si inflammables!

LINDARAXA.

Mais vous vous trompez, mon frère. Vous vous figurez que nous ne songeons qu’à l’amour, tandis que, je vous le garantis, nous avons aussi d’autres soucis.

ERJEB-PACHA.

Vous parlez pour vous, ma sœur, et vous oubliez que vous formez une exception fort rare. Élevée à Stamboul dans la société des Francs et des Franques, vous avez acquis des idées et des connaissances auxquelles les femmes d’Asie sont complètement étrangères. Quant à ces dernières, croyez-en mon expérience, elles n’ont d’autre pensée que de plaire à l’homme qui les possède. Voyez plutôt Adilé... Que faire pour éteindre cette flamme intempestive? C’est sur vous que je compte, ma sœur. Prenez-vous-y avec adresse. Faites comprendre à cette jeune esclave que mon avenir dépend du succès de sa mission. Rien n’est au-dessus de votre habileté, et si mon plan s’exécute, songez-y donc, c’est le vizirat qui m’attend!...

LINDARAXA.

Oui, mon frère, je vous comprends. L’entreprise est difficile, mais je ne négligerai rien pour réussir.

ERJEB-PACHA.

Allons, je vous quitte, ma sœur. Allah fera triompher la bonne cause.


III. — L’ESCLAVE.

(Une autre pièce du harem.)

HALIL-BEY, FATMA.


HALIL-BEY.

Fatma, Fatma, ne refusez pas de m’entendre !

FATMA.

Halil, vous oubliez que votre père est mon époux, du moins qu’il l’est toujours aux yeux du monde.

HALIL-BEY.

Eh quoi ! ne sait-on pas que mon père est Hassan-Bey, frère d’Erjeb-Pacha, mort aussitôt après ma naissance? Ansha, ma mère, a été la femme d’Erjeb après avoir été celle d’Hassan; voilà tout. Quant à vous, Fatma, si Erjeb-Pacha ne vous a pas répudiée légalement, ce n’a été que pour garder vos biens, et le monde ne l’ignore pas. Pourquoi donc m’opposez-vous vos devoirs envers votre prétendu mari?

FATMA.

Vous pouvez avoir raison, Halil; mais quand la barrière du devoir n’existerait pas, oubliez-vous celle de l’âge? La belle épouse en vérité pour le jeune et brillant Halil-Bey que la triste et vieille Fatma!

HALIL-BEY.

À ces nouveaux scrupules je n’ai qu’une réponse à faire : regardez-vous dans cette glace, et demandez à Ansha pourquoi elle vous déteste si fort... Mais dois-je chercher à vous convaincre, et pouvez-vous douter du cœur qui s’offre à vous? Je sais combien vous avez souffert! Que de larmes je vous ai vue verser! Vous avez renoncé au bonheur : eh bien! moi je n’y ai pas renoncé pour vous. Vous voir heureuse, rendre l’éclat à vos beaux yeux, le sourire à vos lèvres!... mais c’est là l’unique but de ma vie. Ah! Fatma, vous ne savez pas encore combien je vous aime !

FATMA.

De grâce, Halil, y avez-vous réfléchi? Songez-vous à l’avenir? Croyez-vous que je pourrais supporter de vous voir dans quelques années ennuyé et fatigué de votre sort, maudissant votre précipitation et ma faiblesse, maudissant les chaînes que vous-même auriez forgées? Que feriez-vous alors? Peut-être vous efforceriez-vous, par pitié pour moi, de cacher votre changement; mais cela vous serait-il possible? Peut-être au contraire prendriez-vous une nouvelle épouse qui me traiterait comme me traite Ansha. Ce que je souffre aujourd’hui, je le souffrirais encore : que dis-je? je souffrirais bien plus, car la dureté de ceux qu’on aime est plus amère que celle des indifférens, et je ne pourrais plus me dire alors ce que je me dis aujourd’hui : Je n’ai pas mérité mon malheur !

HALIL-BEY.

Voilà enfin un mot où se révèle un peu d’affection pour moi. Merci, Fatma. Ma dureté vous serait plus pénible que celle de mon oncle, dites-vous! Je ne vous suis donc pas indifférent; mais pourquoi me parler toujours comme si le monde entier était enfermé aussi bien que vous entre quatre murailles? Écoutez-moi, Fatma, cet entretien doit être sérieux. Ma tante m’a appris des choses qui m’ont donné fort à penser : elle m’a dit que certains hommes de l’Occident passent leur vie à s’instruire des choses passées, à découvrir la raison des choses présentes, ou à préparer la création de choses plus belles et plus grandes pour l’avenir. Ces hommes-là n’ont guère le loisir de s’occuper des femmes comme nous le faisons, et j’imagine que, pour l’un d’eux, une compagne douce, raisonnable et dévouée, lors même qu’elle aurait quelques années de plus que lui, doit mieux lui convenir qu’un troupeau de jeunes beautés bien sottes qui se querellent tout le jour, et dont le gouvernement absorbe tout son temps. Supposons, Fatma, que je devienne semblable à un de ces hommes-là, que je prenne goût a l’étude, que j’aille m’établir avec vous soit à Stamboul, soit même dans quelque grande ville d’Europe : croyez-vous impossible que nous menions a deux une vie longue et heureuse? Vous secouez la tête, Fatma? Vous ne croyez pas à mes progrès, à mes études, à mon établissement en pays étranger, n’est-ce pas? Il y a loin de mes projets à ceux du pacha, et pourtant j’y crois, moi! Nous vivons dans un temps qui ne ressemble pas au temps passé, quoique vous ne vous en doutiez pas. Ma tante le sait bien : nous autres jeunes gens, nous ne sommes pas destinés à devenir ce que nos pères ont été avant nous. Les musulmans sont restés jusqu’ici tels qu’ils étaient il y a quelques centaines d’années, sans rien apprendre, sans rien oublier, et ils étaient fiers de leur immobilité, de leur ignorance; mais aujourd’hui un vent transformateur souffle sur nous : il nous a réveillés, et il nous empêche de retomber dans notre torpeur. Nous avons regardé autour de nous et nous avons découvert un monde nouveau, bien plus beau que celui dans lequel nous vivons, et nous avons compris que notre devoir était de suivre ceux qui marchent en avant, de nous former à leur exemple, et de servir ensuite de guides et de modèles à ceux qui viendront après nous. Nous serons encore un grand peuple, puisque nous avons compris que nous ne le sommes plus, et l’enfant qui aujourd’hui vous supplie à deux genoux sera peut-être un jour l’une des lumières et l’un des soutiens de sa patrie. Je n’ai pourtant que de la bonne volonté, mais on va loin avec cela. Vous n’osez partager ma confiance, Fatma : eh bien ! supposons que vous ayez raison; je végéterai comme un vrai Turc entre la pipe et le café; je maudirai les buveurs de vin et je m’enivrerai d’eau-de-vie; je n’apprendrai pas même à lire, je déclamerai contre les idées nouvelles et les pantalons à l’européenne, je serai en un mot le vrai fils adoptif de mon père adoptif. Il est probable en effet que dans une existence comme celle-là le harem doit occuper une place considérable, et que Fatma n’y régnera pas éternellement sans partage; mais, si ma vie ne doit être qu’un stupide sommeil, croyez-vous pour cela que je devienne méchant, que mon amour puisse faire place à une indifférence cruelle pour vous? Non, Fatma, vous serez heureuse, parce que vous serez aimée! Le bonheur, Fatma, le bonheur, que vous n’avez jamais connu, c’est à moi que vous le devrez !

FATMA.

Cher enfant !

HALIL-BEY.

N’êtes-vous pas rassurée? Faut-il vous dire encore que la douleur peut me tuer, que la vie n’a d’attrait pour moi que si je la partage avec vous? Faut-il...

FATMA.

Halil, il n’en faut pas davantage. L’avenir est dans les mains de Dieu, et il ne sera de nous que ce qui lui plaira. Faites-moi donc connaître vos projets et apprenez-moi la part que vous m’y réservez.

HALIL-BEY.

Mes projets, dites-vous? Mes projets, vous voulez les connaître! Vous m’aimez donc? Oui, vous m’aimez, Fatma! Ai-je une autre pensée que de vivre avec vous, vivre loin d’ici !... Oh! que je suis heureux! J’ai peur de mourir!... Venez, Fatma, venez. Nous chargerons ma tante d’apprendre la grande nouvelle à mon père, c’est-à-dire à mon oncle, et nous quitterons sans tarder cette affreuse maison où vous avez tant souffert. Allons près de ma tante; je veux tout lui dire.

FATMA.

Je vous suis, Halil, et dorénavant je vous suivrai partout et toujours, aussi longtemps que vous voudrez de moi. (Ils sortent.)


SCÈNE DEUXIÈME.
UN EUNUQUE paraît sur le seuil de la porte et crie : Le pacha! Erjeb-Pacha entre.


ERJEB-PACHA.

Quoi! personne ici! (Il frappe des mains, l’eunuque reparaît.) Qu’on appelle ma sœur. (L’eunuque sort. Se promenant de long en large.) Je suis inquiet de la santé d’Adilé. SI elle allait tomber sérieusement malade! En ce moment, ce serait déplorable. Allah! Allah! qu’un homme d’état est malheureux! (Lindaraxa entre et fait le salut d’usage. Elle paraît fort troublée et impatiente d’abréger l’entretien.)

ERJEB-PACHA.

Quelles nouvelles me donnez-vous d’Adilé, ma sœur?

LINDARAXA.

Je ne l’ai pas vue depuis ce matin, et elle m’a semblé à peu près comme à l’ordinaire. Elle n’a pas mauvaise mine, son appétit est bon; mais les attaques de nerfs, les vapeurs, les sanglots, tout cela se succède sans relâche.

ERJEB-PACHA.

Et vous attribuez tous ces maux?... Parlez franchement, ma sœur... Que je ne vous intimide pas !

LINDARAXA.

Si je dois vous dire franchement toute ma pensée, je les attribue... à un caprice.

ERJEB-PACHA.

Je voudrais de tout mon cœur partager votre aveuglement; mais ne voyez-vous pas que la pauvre petite laisse son cœur ici, et que la pensée de me perdre la jette dans un trouble extrême?

LINDARAXA.

Je n’aime pas à soutenir mon opinion contre la vôtre, mon frère, et je veux croire que vous avez raison; mais je n’ai pas vu Adilé de la journée, souffrez que j’aille m’assurer de son état présent.

ERJEB-PACHA.
Allez, ma sœur, je vous attendrai ici. (Lindaraxa sort.)
SCENE TROISIEME.
ERJEB-PACHA, puis ZULMA.


ERJEB-PACHA.

Je ne sais plus comment excuser ce retard prolongé auprès de mon vénéré maître.

ZULMA, présentant sa tête à la porte.

Puis-je entrer ?

ERJEB-PACHA.

Sans doute, Zulma, votre présence m’est toujours agréable.

ZULMA.

Ah ! je le voudrais bien, mais je ne suis pas la favorite.

ERJEB-PACHA.

Comme ces femmes sont amusantes avec leur jalousie ! Elles se ressemblent toutes.

ZULMA.

Hélas ! si je pouvais dire ce que je sais !...

ERJEB-PACHA.

Et que savez-vous ?

ZULMA.

Je crains l’éclat de votre colère.

ERJEB-PACHA, souriant.

C’est donc bien terrible ?

ZULMA.

Oui, seigneur, plus terrible que vous ne pensez.

ERJEB-PACHA, très sérieux.

En ce cas, je vous ordonne de parler.

ZULMA.

Vous me l’ordonnez ?

ERJEB-PACHA.

Positivement.

ZULMA.

Souvenez-vous donc qu’il m’est impossible de vous désobéir, et promettez-moi de ne pas l’oublier.

ERJEB-PACHA.

Je vous le promets ; mais finissons. Qu’y a-t-il ?

ZULMA.

Il y a, seigneur, qu’Ansha vous trahit.

ERJEB-PACHA.

Allons donc !... Et comment ?... et pour qui ?...

ZULMA.

Ansha a un amant, et cet amant... c’est...

ERJEB-PACHA.

C’est...

ZULMA.

Adilé, seigneur.

ERJEB-PACHA.

Vous êtes folle, Zulma.

ZULMA.

Celui que vous nommez Adilé n’est autre qu’un jeune Arnaute qui s’est déguisé en femme pour se rapprocher d’Ansha, et qui a vu ses indignes manœuvres couronnées de succès.

ERJEB-PACHA.

Un jeune... Arnaute!... et moi, qui... (Il frissonne.) Zulma, je ne puis ajouter foi à de pareilles absurdités. Expliquez-moi comment cette folle idée s’est logée dans votre esprit; ne me cachez rien, et surtout craignez de vous jouer d’Erjeb-Paclia. Vous auriez lieu de vous en repentir, je vous assure. Dites-moi franchement et sans détour ce que vous savez, ou ce que vous croyez savoir.

ZULMA.

J’obéis, seigneur. Hier au soir Aïxa vint me trouver. — Sais-tu, me dit-elle, ce que fait en ce moment la sultane favorite (c’est ainsi que nous appelons votre chère Ansha)? — Non, répondis-je. — Devine, dit-elle. — Je ne saurais; elle trame quelque mauvais tour contre nous. — Tu n’y es pas; je vais te le dire, moi : elle est avec son amant. — Son amant! m’écriai-je, et où? — Viens, dit Aïxa, et elle m’entraîna dans un petit cabinet contigu à la chambre d’Ansha, et dont la cloison était disjointe. — Regarde et écoute, me dit Aïxa. Je regarde. Allah! Allah! que vois-je? Un jeune homme beau comme le jour... (se reprenant), mais pas aussi beau que vous, monseigneur... C’était Adilé. Il disait en parlant à Ansha d’une voix douce qui allait au cœur : « Comment faire, Ansha, puisque ce — pardon, seigneur, je ne répéterai pas le mot employé par ce traître,... — puisque... le pacha s’est mis dans la tête de... m’envoyer en présent au padisha? Que faire? que me conseilles-tu? — Je ne sais, répondit Ansha; ce que je sais, c’est que je mourrai sans toi. Comment vivre auprès de... Seigneur, je n’ose répéter ces blasphèmes. Je pâlissais et rougissais tour à tour en entendant votre nom chéri maltraité par ces lèvres sacrilèges. L’indignation me saisit enfin, et, sentant que je ne me contenais plus, je me retirai en hâte.

ERJEB-PACHA.

Il suffit; j’en ai assez entendu. Je veux être seul. Si vous avez dit la vérité, toute la vérité, Zulma, vous avez bien mérité de votre époux; si vous avez menti, tremblez...

ZULMA fait les salutations d’usage et sort en disant tout bas :

La place d’Ansha me revient de droit. Oh! mon jour viendra!


SCÈNE QUATRIÈME.
ERJEB SEUL, PUIS AÏXA.


ERJEB-PACHA.

Ai-je bien entendu? Ansha me trompe! La fin du monde serait-elle proche? Et Adilé, quelle apparence! Me méprendre à ce point! Mash’ Allah!

AIXA, à part en entrant.

J’ai aperçu Zulma qui sortait d’ici; je panerais qu’elle lui a appris ce dont nous étions convenues de l’informer de concert. La rusée! mais j’aurai une revanche. (Haut.) Seigneur, ma présence vous est-elle importune?

ERJEB-PACHA.

Tout au contraire, ma charmante Aïxa. Votre société m’est toujours précieuse. Comment vous portez-vous? comment va la jalousie? Vous êtes-vous encore querellée avec Ansha?

AIXA.

Moi, seigneur, me quereller avec Ansha? Je ne lui fais pas cet honneur.

ERJEB-PACHA.

Eh ! voilà du dédain, si je ne me trompe.

AIXA.

Si je la dédaignais, si je la méprisais, ce ne serait pas sans de bonnes raisons.

ERJEB-PACHA.

De bonnes raisons, et lesquelles, s’il vous plaît?

AIXA.

Seigneur, Zulma sort d’ici; puis-je croire qu’elle ne vous ait rien dit?

ERJEB-PACHA.

Rien dit, et de quoi?

AIXA

Mais de la trahison d’Ansha.

ERJEB-PACHA.

Ah! oui, elle m’en a dit en effet quelque chose, mais d’une façon si vague et si obscure, que je n’y ai pas fait grande attention.

AIXA.

En ce cas, Zulma a perdu l’esprit, ou votre excellence chérit son erreur et ne veut pas être désabusée.

ERJEB-PACHA.

Quelle idée, Aïxa ! Je veux au contraire connaître la vérité; mais dites-moi à votre tour ce que vous savez d’Ansha.

AIXA.

Zulma ne vous a-t-elle pas dit que nous avions assisté à un tendre entretien d’Ansha et de son amant, que cet amant n’est autre qu’Adilé?

ERJEB-PACHA.

Elle m’en a bien dit quelque chose, mais je ne puis croire à cette double perfidie. Une assertion n’est pas une preuve.

AIXA, à part.

Ah! nous y voilà! J’ai été plus fine que toi, Zulma. (Haut.) Vous voulez des preuves, seigneur? Je puis vous en donner une.

ERJEB-PACHA.

En vérité?

AIXA.

Oui, seigneur; prévoyant votre répugnance à vous détacher d’Ansha et à nous accorder votre confiance, j’ai voulu me munir de preuves irrécusables. Dans ce dessein, je me suis glissée dans la chambre d’Ansha, lorsque je la savais ailleurs; j’ai fureté dans ses tiroirs, et voici ce que j’ai trouvé. (Elle tire de sa ceinture un petit étui.) Regardez Ce portrait, seigneur. Ne reconnaissez-vous pas votre Adilé sous ce costume d’Arnaute? Et voyez de ce côté le chiffre de Spiridion (c’est le vrai nom du traître) et celui d’Ansha brodés en cheveux.

ERJEB-PACHA.

Misérables! maudits! enfans de maudits! Cela n’est que trop clair! Et vous avez trouvé ce médaillon...

AIXA.

Dans le tiroir d’Ansha, au milieu de ses bijoux.

ERJEB-PACHA.

Ah! je suis trahi! Oui, Erjeb-Pacha est trahi par une femme et par un chien! La surprise ne laisse pas de place à la colère! Par Allah! le châtiment sera terrible.

AIXA.

Bien, seigneur. Seulement souvenez-vous que la justice a deux mains; de l’une elle punit, de l’autre elle récompense. Tenez-moi compte de mon dévouement et de ma fidélité.

ERJEB-PACHA.

Soyez tranquille, ma justice remplira son double devoir. Évitez ce misérable, et retirez-vous. (Aïxa fait les saluts d’usage, et sort.)


SCÈNE CINQUIÈME.


ERJEB-PACHA, seul.

Voilà qui me confond! Et moi qui envoyais ce damné Grec au padisha! Rien que d’y penser, je suis pris d’une sueur froide! Moi qui ai annoncé la chose à mes amis! S’ils allaient abuser de ma confiance!... Ils savent lire, et la science rend toujours un homme dangereux... Que faire maintenant? Trouver une autre Circassienne... Cette fois je ne m’en rapporterai qu’à moi. Au pis aller, une femme quelconque fera mon affaire, pourvu qu’elle soit belle et que je la dise de Circassie. Combien de Circassiennes sont nées à Stamboul! De ce côté, le mal n’est pas sans remède, et je puis dire l’avoir échappé belle; mais il faut que je fasse un exemple, ou malheur à moi ! Les mœurs de mon harem me semblent singulièrement relâchées : patience! On verra ce qu’il en coûte de tromper un Erjeb-Pacha! Il faut une exécution, montrons que j’ai encore du sang de vieux Turc dans les veines. (Il frappe des mains ; un eunuque se présente.) Dites à Mohammed-Ali, votre chef, de venir me trouver dans une heure, et que personne ne sache que je l’ai fait appeler... Une heure de réflexion, oui, c’est tout ce qu’il me faut. Je ne veux pas qu’on me voie ému, troublé : il faut que les coupables trouvent en moi un juge impassible.

IV. — LE MESSAGE IMPÉRIAL.

(La pièce principale du harem.)

ERJEB-PACHA, LE CHEF DES EUNUQUES, PLUSIEURS ESCLAVES.


ERJEB-PACHA.

Que l’on aille quérir toutes mes femmes! Qu’on appelle aussi la Circassienne Adilé et ma sœur, (un esclave sort.) Oui, plus j’y réfléchis, plus je me sens porté à attribuer ce malheur à Satan. Le scélérat d’Albanais doit avoir employé des moyens diaboliques, des sortilèges, des charmes, comme ces damnés de chrétiens en possèdent seuls!... C’est le seul moyen d’expliquer mon aveuglement et le délire d’Ansha... Celle-ci mériterait peut-être quelque indulgence; mais non, l’indulgence serait d’un déplorable effet... Elles se diraient toutes ensorcelées... Hâtons-nous de punir. J’attends aujourd’hui le courrier de Stamboul, et je ne veux plus penser qu’aux grandes affaires... La lettre que j’écrivais à mon vénéré maître pour le remercier d’avoir donné un mudiriat à mon fils et accepté ma Circassienne..., cette lettre était conçue en termes qui ont dû toucher l’auguste padisha!... Il y a une phrase dont j’ai calculé les moindres mots! Allons, on reverra Erjeb-Pacha dans les conseils de sa hautesse... Mais voici ma sœur...


SCÈNE DEUXIÈME.
ERJEB-PACHA, LINDARAXA ET PLUSIEURS ESCLAVES.
LINDARAXA, avec embarras.

Pardon, mon frère, je vous ai fait attendre, mais je voulais...

ERJEB-PACHA.

Et où sont mes femmes ? Je les ai fait appeler.

LINDARAXA.

Je le sais bien, mais...

ERJEB-PACHA.

Mais quoi? qu’est-ce? parlez.

LINDARAXA.

Quant à Fatma...

ERJEB-PACHA.

Il n’est pas question de Fatma.

LINDARAXA.

Pardon, mon frère, mais il faut aussi que je vous parle d’elle. Fatma s’est retirée chez ses parens, et elle vous attend chez le kadi pour faire rompre votre mariage avec elle.

ERJEB-PACHA.

Fatma !

LINDARAXA.

Oui, mon frère. Elle ne se fût pas décidée d’elle-même à cette démarche. Votre fils... c’est-à-dire votre neveu...

ERJEB-PACHA.

Halil! Et en quoi mes différends avec Fatma le regardent-ils?

LINDARAXA.

Ils le regardent plus que personne, puisqu’il est décidé à épouser Fatma aussitôt que votre divorce sera prononcé.

ERJEB-PACHA.

Halil! mais il est fou! mais je ne le permettrai jamais, je lui retirerai sa place de gouverneur ! je le ferai enfermer !

LINDARAXA.

Halil a envoyé aujourd’hui sa démission de la place que vous aviez obtenue pour lui; il s’est retiré chez un de ses amis, où il attendra la dissolution de votre mariage avec Fatma, pour se rendre ensuite avec elle en Europe, où il compte s’instruire et mener la vie d’un homme civilisé.

ERJEB-PACHA, au comble de l’exaspération.

Il faut toute la force de mon caractère pour entendre de pareilles choses sans devenir fou ! Pensent-ils donc, les misérables, que je consentirai à pareil arrangement? pensent-ils que j’irai chez le kadi, que je rendrai à Fatma sa liberté?

LINDARAXA.

Fatma pense en effet que vous préférerez donner votre consentement de bonne grâce plutôt que de la mettre dans la nécessité de réclamer le secours de la loi, elle affirme avoir le droit de réclamer le divorce.

ERJEB-PACHA.

Le droit! le droit! Je ne sais ce qu’elle appelle le droit!... Je verrai...

LINDARAXA.

Fatma vous prie de vous rendre aujourd’hui même chez le kadi.

ERJEB-PACHA.

Oh! pour cela non! Je n’irai pas aujourd’hui.

LINDARAXA.

Si vous n’y allez pas dans la journée, elle vous fera citer ce soir.

ERJEB-PACHA.

Me faire citer ! Un homme comme moi ! un homme qui a été le favori d’un sultan et qui peut devenir celui d’un autre! Ah! ils auront à se repentir! En attendant, nous verrons... Il est huit heures, j’ai quatre heures devant moi[9], et je puis achever l’affaire qui m’amène ici. Ah! elle me fera citer! Eh bien! j’irai, je lui épargnerai ce nouveau crime et les remords qui le suivraient. Oui, j’irai; mais ce sera pour la confondre!... Après tout, soyons indulgent; n’oublions pas que la jalousie de la malheureuse femme a été excitée au dernier point! Elle veut divorcer! Et si je la prenais au mot, qui serait au désespoir, qui verserait des larmes de sang? Ah! elle n’aurait que ce qu’elle mérite. Mais ce qui me contrarie surtout, c’est cette fantaisie absurde d’Halil. Le fils adoptif d’Erjeb-Pacha aller en Europe ! le midir Halil-Bey, vivre en homme civilisé ! c’est vraiment de l’impiété toute pure. Si pareille chose avait lieu, le temple de la Mecque n’aurait plus qu’à s’écrouler… Je serais perdu de réputation. Où donc a-t-il appris, le malheureux enfant, qu’il y a une Europe ? Qui lui a parlé de science et de civilisation ? Ce n’est certes pas moi qui ai prononcé devant lui ces noms abominés. Je crains bien, ma sœur, que vos discours imprudens ne soient pour beaucoup dans cet acte d’extravagance.

LINDARAXA.

Je ne puis le nier, mon frère, j’ai dit à mon neveu qu’il y avait un monde en dehors de notre province, que ce monde n’était pas habité par des Osmanlis, et que les nations étrangères étaient plus instruites que nous. Si vous pensez que j’aie contribué par ces discours à sa détermination, je me reconnais coupable, et je vous en demande pardon. Croyez pourtant que je n’ai rien fait de plus.

ERJEB-PACHA.

Et c’est bien assez ! Quel besoin aviez-vous de lui apprendre de pareilles choses ? À quoi bon ? Pourquoi ne pas le laisser dans sa bienheureuse ignorance ? Avez-vous vu cet Occident dont vous parlez à tort et à travers ? Êtes-vous sûre, pourriez-vous jurer qu’il existe ? Et puis avez-vous réfléchi au tort que de telles billevesées pouvaient lui faire, aux obstacles qu’elles sèmeraient sur sa route ? Ah ! femme imprudente ! Moi qui avais eu si grand soin de ne rien lui apprendre ! À quoi m’a servi de lui interdire la lecture, puisque vous l’avez instruit par vos discours de tout ce qu’il pouvait rencontrer de plus mauvais dans les livres ? Ah ! la faveur divine et la protection du prophète vont se retirer de ma maison ! Jeûnez, ma sœur ! (A ses esclaves.) jeûnez, mes amis ; imposez-vous de dures pénitences, pour détourner de moi la colère d’Allah ! Ou plutôt laissons maintenant ce sujet douloureux. J’avais une grave communication à vous faire… Pourquoi donc mes femmes, que j’ai fait appeler, ne sont-elles pas ici ?

LINDARAXA.

Hélas ! mon frère, faut-il vous le dire ? On cherche partout la Circassienne Adilé et votre femme Ansha. Si quelques soupçons échangés entre Zulma et Aïxa sont fondés, il y a une affreuse trahison à craindre. On a trouvé dans la chambre d’Adilé un habit complet d’Albanais, et il paraît trop certain qu’Adilé a réussi à s’évader du harem avec Ansha…

ERJEB-PACHA.

S’évader ! À quoi servent donc mes esclaves ? (A ses esclaves.) Qu’on se hâte, que l’on parcoure toute la ville, que l’on affiche le signalement des fugitifs. (Quelques esclaves sortent.) Ah ! ma sœur, quel désastre ! Saviez-vous que cette Adilé n’était qu’un chien d’infidèle déguisé pour mon déshonneur ?… Mais où sont donc Zulma et Aïxa ? Je les avais fait appeler. Elles méconnaissent donc aussi mes ordres ?

LINDARAXA.

C’est encore un triste accident qui les empêche de se présenter devant vous.

ERJEB-PACHA.

Seraient-elles parties aussi ?

LINDARAXA.

Calmez-vous, mon frère. Elles prétendaient chacune avoir été la première à vous instruire du crime d’Ansha. La discussion a dégénéré en querelle. Des mots piquans, elles en sont venues aux voies de fait,… et je n’ai pu les séparer assez tôt pour leur éviter quelques blessures qui n’auront pas, je l’espère, de suites graves, mais qui…

ERJEB-PACHA.

Mais qui… Il y a blessures et blessures… Achevez…

LINDARAXA.

Les ongles d’Aïxa se sont enfoncés dans l’œil de Zulma…

ERJEB-PACHA.

Un œil crevé !… Mash’Allah !

LINDARAXA.

Le poing de Zulma s’est appesanti sur la bouche d’Aïxa !…

ERJEB-PACHA.

Une bouche édentée !… qu’est devenu mon harem ? Ansha disparue, Aïxa et Zulma estropiées, Fatma plaidant en divorce !… Allons, la vie politique seule peut me consoler. Le pouvoir et les honneurs me feront oublier ces misères !… De la force d’âme, Erjeb ! de la force d’âme ! Réservons-nous pour la patrie et pour le souverain ! Montrons-nous digne de la faveur impériale, et que la fermeté de mon caractère brille au milieu de mes revers ! (A part.) L’équipée de Halil-Bey rompt tout projet de mariage avec la fille de mon ami Hamid-Bey. Si je m’offrais à la place de mon fils ! Ce sera un grand honneur pour cette famille, mais Hamid-Bey m’est entièrement dévoué, et il faut bien que je fasse quelque chose pour mes amis. Tout dévouement a droit à une récompense. Bon ! voilà une excellente idée, une idée lumineuse, et je vois avec satisfaction que mon esprit n’a rien perdu de sa lucidité. Ah ! mon vénéré maître, quel malheur pour vous d’avoir perdu un serviteur tel que moi ! C’était pour vous, c’est-à-dire pour votre auguste père que cette imagination féconde concevait jadis ses vastes desseins, c’était pour lui que cette intelligence lumineuse nourrissait ses profondes conceptions. Ah ! quels précieux instrumens l’on vous a dérobés !.


SCÈNE TROISIÈME.
(Entre un EUNUQUE apportant des papiers qu’il présente à Erjeb-Pacha.)


L’EUNUQUE

Votre excellence attend ici les dépêches de Stamboul. Le courrier vient d’arriver. Mohammed-Ali est resté à la poste pour les apporter aussitôt que la malle aux lettres aura été ouverte. Voici d’abord la gazette.

ERJEB-PACHA.

C’est bien. (Il prend la gazette.) Voyons les pièces officielles, ce sont les seules intéressantes. Hum ! que d’écriture ! Et dire qu’il y a des gens qui lisent cela tous les jours!... (Il lit difficilement.) Moscou!... Stamboul!... Ah! voici... «Sa hautesse, sur le rapport de son ministre de l’intérieur, a daigné accorder une pension de douze mille piastres à Hamid-Bey, établi depuis quelque temps à Césarée. Elle a élevé Ahmet-Effendi, de la même ville, à la dignité de conseiller, et Osman-Aga au grade de colonel. Elle a aussi décerné une décoration en diamans à Ali-Bey, qui, comme les précédens, a bien mérité de son souverain en résistant aux séductions d’un vieux conspirateur... » Que signifie cela?... Un vieux conspirateur!... C’était à moi que mes honorables amis devaient s’adresser. (Un eunuque apporte les lettres.) A mon tour enfin!... Quelque chose me dit que mon sort est là-dedans. Si ma lettre avait produit tout l’effet que je puis en attendre, si même, avant l’envoi de la belle esclave, j’étais rappelé ! Cela n’est pas impossible, et cela me tirerait d’un grand embarras. Si cela était en effet, je n’aurais qu’un reproche à m’adresser : ce serait de ne pas avoir assez compté sur la mémoire... sur la reconnaissance... du fils... Voyons d’abord qui m’écrit. «Le ministre de l’intérieur!» Mash’Allah! mon ennemi le plus acharné ! (Lisant.) « Sa hautesse, ayant été informée par des personnes honorables du mauvais usage que vous faites de la position qu’elle avait daigné vous laisser, a résolu de vous retirer enfin le pouvoir dont vous n’êtes plus digne; elle a nommé Méhémet-Pacha gouverneur à votre place, et elle vous engage à vous retirer tranquillement à la campagne, sur la frontière de Perse, pour vous y faire oublier, vous et vos intrigues. Je ne doute pas que vous ne vous empressiez d’obtempérer à ses ordres. » (Erjeb-Pacha accablé laisse tomber la dépêche qu’il vient de lire. Lindaraza la ramasse et la parcourt des yeux.) Je suis un homme mort!... D’où me vient ce coup?

LINDARAXA.

Ne reconnaissez-vous pas les bons offices de vos amis? Ce sont eux qui ont obtenu des places en dévoilant les complots d’un conspirateur disgracié, à ce que dit le journal.

ERJEB-PACHA.

Quoi! ce vieux pacha... ce serait... Ah! ma sœur, quelle idée!... Oui, tout est possible maintenant! Le monde est désormais couvert pour moi d’un voile épais... Je ne me reconnais plus!... Quelle journée! Qu’étais-je ce matin? Que suis-je à cette heure? Que me reste-t-il?

LINDARAXA.

Moi, mon frère, mon amitié fidèle et mon dévouement.

ERJEB-PACHA, sans l’écouter.

Vous avez raison, ma sœur, il me reste la conscience de ne pas avoir mérité mes malheurs; il me reste la protection d’Allah, qui n’a pas cessé de veiller sur la vieille Turquie. Espérons qu’il fera triompher la bonne cause!


CHRISTINE TRIVULCE DE BELGIOJOSO.

  1. Nous rappelons que le titre de bey se donne en Turquie à tous ceux qui, par leur naissance ou par leur condition personnelle, font partie de la noblesse. Le titre d’effendi est réservé pour les professions libérales, et celui d’aga pour les militaires d’un grade peu élevé.
  2. Littéralement lieu des complimens, — la partie de la maison d’un musulman où le maître reçoit des hôtes de son propre sexe.
  3. Les conversations entre Turcs sont entrecoupées par de longues pauses pendant lesquelles l’attention des interlocuteurs se partage invariablement entre leur pipe et leur tasse de café ; nous indiquons ce détail pour n’y plus revenir.
  4. Ismith est le nom turc de Nicomédie, située au fond du golfe de ce nom, à huit heures de Constantinople.
  5. Mudir est le titre du gouverneur d’un district. Le mudir est au-dessous du kaïmacan et au-dessus du mogtar (chef d’une commune).
  6. Veste ronde.
  7. Sultane-mère.
  8. Le nom de mère se donne en Orient à toute femme à laquelle on veut témoigner du respect.
  9. Pour les Turcs, le jour est constamment de douze heures et la nuit de même durée; ils comptent la première heure du jour douze heures après le coucher du soleil, et midi est toujours la sixième heure après la première du jour, ce qui fait une confusion inextricable.