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Un Peintre de la beauté féminine - Ernest Hébert

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Un Peintre de la beauté féminine - Ernest Hébert
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 2 (p. 935-946).
ESSAIS ET NOTICES

UN PEINTRE DE LA BEAUTÉ FÉMININE
ERNEST HÉBERT

M. Joséphin Peladan vient de consacrer à Hébert un gros livre très substantiel, bourré de lettres inédites, et luxueusement illustré de coûteuses reproductions[1]. C’est un livre qui vient à son heure. On commence à se tourner avec curiosité vers le second Empire, vers ce passé d’hier qui devient de l’histoire. Les choses apparaissent plus nettes dans le recul du souvenir. Hébert est un de ceux à qui profitera ce travail de révision. L’auteur de la Malaria est un maitre à la fois illustre et mal connu. Ses œuvres ne sont pas de celles qui se vendent en Amérique. Je voudrais essayer, après M. Peladan, d’esquisser cette rare figure et de lui marquer son rang, — à part, et très haut, — dans la peinture contemporaine.

En ce temps-là, — je vous parle de 1840, — nous avions à Civita-Vecchia un consul spirituel. Il écrivait pour se distraire, en style de Code civil, des romans qui sont des chefs-d’œuvre de mécanique psychologique, et se consolait de ce que le Rouge et le Noir et l’Abbesse de Castro ne trouvaient pas de lecteurs, en se disant qu’on les lirait vers 1880. Un jour, il reçut la visité d’un de ses jeunes parens, « prix de Rome » de l’année, qui se rendait en Italie comme pensionnaire de la Villa Médicis. Il fit causer ce garçon et lui donna un mot pour un de ses amis. Stendhal écrivait : « Ce jeune homme a peut-être une âme. »

Hébert avait alors vingt-deux ou vingt-trois ans. Fils d’un notaire de Grenoble, il était venu comme tout le monde faire son droit à Paris. Mais il y avait fait surtout de la peinture. On était à ce moment en pleine bataille romantique. L’élève n’en parait pas autrement troublé. Il suit avec flegme les leçons de David d’Angers et celles de Delaroche. Au fond, sous des dehors timides, c’était une âme indépendante, une organisation fière, délicate, opiniâtre. Seulement, cette énergie s’enveloppait de grâce et se veloutait de douceur. Son Dauphiné, c’est déjà à moitié l’Italie. Ses portraits le crient : ses beaux traits, ses yeux caressans, l’ambre mat de sa peau, la soie de ses cheveux, sa barbe d’ébène, ses lèvres charnues et bien peintes, tout nous parle d’un sang plus chaud, d’une race plus ardente : c’était réellement un « enfant de volupté, » une nature « surfine, » c’est son mot, dans un corps un peu menu, mais de formes parfaites. (Plus tard, il boita faiblement, s’étant cassé la jambe, en tombant, à Florence : infirmité légère, qui ajoutait à tant de grâces une grâce de plus, celle de paraître à plaindre.) Enfin, au fond des yeux, il emportait encore quelque chose de son pays : une vision d’eaux courantes et de transparences glacées, de ces ondes froides et vierges, filles des neiges, et si pures qu’au fond de leur cristal, sur les cailloux multicolores, on voit filer la truite, parmi les herbes remuées… Oui, ce jeune homme avait une âme.

Elle allait se dégager au contact de l’Italie. Pas tout de suite, cependant. A Rome, on est d’abord étourdi, accablé. On ne voit pas du premier coup la grandeur du spectacle, et on ne sent pas toujours ce qu’on en peut tirer. Il fallut du temps à Hébert pour digérer ses impressions. Il tâtonnait. Un mot d’Ingres vint l’éclairer.

Pour son envoi de première année, il avait composé la « figure » réglementaire. Le jour de l’inspection, le directeur parait, examine sans mot dire et laisse enfin tomber quelques phrases encourageantes. Il allait se retirer, quand il avisa dans un coin une étude épinglée au mur. C’était une pochade, l’œuvre d’une heure de flânerie, un de ces gueux de la place d’Espagne qui se prélassent sur les marbres saturés de soleil. « Qui a fait cela ? » gronda Ingres d’une voix menaçante. L’élève tremblait. « Eh bien ! ça, prononça le maître en indiquant de son doigt court le pifferaro séditieux, c’est très bien ! Et ça (il désignait le pâtre protocolaire), c’est mauvais ! » Et il sortit, majestueux.

Quelle leçon ! Une leçon de franchise et de sincérité, bien digne de ce grand homme, qui était un brave homme, et qui avait la religion de ce qu’il appelait la « probité de l’art ! » Ce petit pifferaro allait être le guide d’Hébert, — le gamin qui s’offre là-bas à tous les coins de rue pour vous servir de cicérone. Suivez-le, il vous débitera des contes ridicules, d’une archéologie tout à fait fabuleuse ; il en inventera même pour vous faire plaisir, tant que vous voudrez bien lui donner quelques sous : mais ses yeux ne mentent pas, ni sa voix, ni ses gestes, et vous y découvrirez toute la gentillesse de l’Aine populaire.

Hébert ne demandait pas mieux que de suivre le gracieux génie. Je suis sûr qu’il l’écouta fréquemment en secret. Plus d’une étude en témoigne : le jeune homme explorait, dans ce voyage de découvertes, ce pays où la vie est plus belle qu’ailleurs, où il devait plus tard si souvent revenir, et qu’il ne se résignait à quitter qu’à regret. Seulement, il n’osait pas ou ne savait pas encore dire ce qui remplissait son cœur. Une sorte de respect humain, une déférence pour « les maîtres, » le paralysait, l’empêchait de suivre son humeur. Le vieux David d’Angers le poursuivait de ses apostrophes, de ses mandemens furibons, prudhommesques et humanitaires. « Vous ne ferez pas de l’art pour l’art ! » mugissait le sculpteur. Il professait que l’art est un apostolat, qu’il doit avoir pour but de « moraliser les masses, » sous peine d’être « renégat à sa divine mission. » Et il terrorisait Hébert par l’exemple de Boucher, en concluant : « Mieux vaut l’assentiment de quelques hommes honorables, que les louanges d’une nation corrompue. »

Ce fut, on peut le croire, le moment critique pour Hébert. Il avait entrepris une grande allégorie, la Sainte Alliance des peuples, ou le Christ pacifiant le monde :


Peuples, formez une Sainte Alliance !…


Il n’en serait jamais sorti. Il ne fallut pas moins qu’une suite d’accidens, sa jambe cassée à Florence, une rechute à Marseille, deux ans de séjour en cette ville dans l’intimité bienfaisante du délicieux Ricard, toute une série de portraits en compagnie de ce beau peintre, pour le remettre dans son assiette. En peignant de beaux modèles, comme la comtesse Pastré ou l’aimable Maria Pucci, il s’aperçut que l’art se suffit à lui-même, qu’il n’a pas de plus haut objet que d’exalter la vie, et que « le reste est littérature. »

C’était en 1850. Il avait trente-trois ans. Il y en avait dix qu’il avait quitté Paris. Il y trouvait une atmosphère chargée et orageuse, la consternation des lendemains d’émeute. Alors une éclaircie se fit dans ses idées. Sous ce ciel soucieux, dans le malaise de la grande ville où il revenait en étranger, il fut pris de la nostalgie du pays de délices où il venait de vivre. L’Italie lui apparut comme la terre promise, la patrie de ses rêves. Seulement, sous l’impression de sa tristesse présente, il la vit colorée d’une teinte funèbre, voilée de mélancolie et de pressentimens de deuil. Une émotion inconnue s’emparait de lui à mesure. C’était comme un chant mystérieux qui lui sortait du cœur. Et il peignit la Malaria.

Ce tableau célèbre est une « chose vue, » une scène des Marais Pontins, aperçue près de Terracine juste avant le retour en France : une famille d’émigrans de la campagne romaine fuyant devant la fièvre. Qui ne se rappelle ce tableau étouffé, encaissé, ce ciel de Cocyte bas, cuivré de taches jaunes, cette eau inerte, terne, poissée de pourritures, et partout cette brume, ce « mauvais air » qui flotte comme une cendre empoisonnée qu’on respire et qui tue ? Le long de ces rivages de l’ombre de la mort, glisse une barque plate chargée de vies dolentes. Depuis la moribonde qui grelotte sous ses couvertures, les yeux dilatés par la fièvre dans sa face d’albâtre ; depuis l’aïeule au profil d’ombre qui berce le bambino jusqu’au jeune gars apathique, aux yeux cerclés de bistre, qui se couche sur le flanc, ne pense à rien et attend, et au pilote debout, appuyé sur son croc, à l’avant de la barque, pas une attitude qui ne révèle une nuance du mal, le découragement, la langueur, l’atonie de ce qui se sent mourir. Cependant, nonchalante, appuyée au bordage, la main négligemment pendante, montrant sa nuque dorée à pulpe de beau fruit, une rousse admirable, une fille de Giorgione étale les richesses de ses formes superbes, comme l’image épanouie de ces trésors vivans que le fléau dévore. Tout cela était peint comme c’était conçu, aisément, d’un seul jet, sans tourmens, sans efforts, dans une gamme chaude et sourde, opulente et contenue, d’un charme vénitien, avec un luxe et un émail, une fleur d’expression, une spontanéité qui ne reviendront plus. Une barque, un fleuve, des passagers qui si ; résignent ou s’effraient, depuis la barque de Génésareth jusqu’à celle de don Juan, et de celle de Dante à celle de Prud’hon, combien de fois ces quelques données n’ont-elles pas servi à exprimer l’émoi, lan confiance, la crainte ou la prière devant la destinée ? Ici, tout est nouveau, particulier, local, et cependant tout prend un sens, nue valeur générale : c’est la délicieuse élégie ; de la jeunesse éphémère et de la beauté menacée…

« Cette barque, s’écria Lamennais en voyant le tableau, porte la fortune d’un grand peintre ! » On peut parler plus simplement, mais le mot est dit : Hébert avait trouvé sa voie, il avait reconnu son bon génie d’antan. « Ne peindre que la chose ou le fait qui t’aura ému, » voilà ce que lui soufflait la voix du doux démon. Le conseil était bon, le peintre s’y tint, et fit bien. Mais il devenait manifeste que Paris ne lui valait rien. Il s’y mourait d’ennui et de mauvaise peinture. Comme son cousin, l’auteur de la Chartreuse de Parme, il prenait en horreur notre morne existence et nos mœurs en grisaille, il lui fallait son cher soleil, sa lumière divine, le sourire des filles d’Italie.

Il partit : on peut dire que ce fut pour toujours. Dès lors, pendant quinze ans, de Salon en Salon, se succède la série de ses œuvres italiennes, les Cervaroles, les Fienaroles, Zingara ou la Lavandara. Elles sont célèbres. Les estampes de Goupil les ont rendues populaires. Je crains que nous ne soyons devenus moins sensibles à leur charme. On surprendrait beaucoup de monde, si on montrait dans ces peintures les chefs-d’œuvre du « naturalisme. » Et pourtant, je n’invente rien : Hébert est de l’« école de 1850, » de cette génération des Millet, des Courbet, qui marque la chute du romantisme, le retour à la réalité. Je doute même que personne en ait plus sévèrement appliqué le programme. Toutes ses figures sont des portraits et même, selon la stricte observance réaliste, des gens du peuple, des paysans. Hébert, dans ses œuvres d’Italie, est aussi « rustique » que Millet, beaucoup plus que Courbet, lequel le plus souvent n’est que trivial et roturier. Mais ceux-ci sont des philanthropes, des orateurs ou des tribuns. Ils mettent dans leur art une masse d’intentions. Hébert n’y a jamais cherché que la beauté.

Voilà pourquoi il ne pouvait plus se passer de l’Italie. C’est à la Cervara, dans les montagnes de la Sabine, non loin de Subiaco, au cœur de l’antique Ombrie, âpre et rugueuse Auvergne, espèce de massif central italien, — c’est là, en pleine solitude, qu’il prit ses quartiers généraux et coula les années les plus fécondes de sa vie. A deux heures de Rome, ce coin de l’Italie est à peu près sauvage. On y mène une vie que n’a pas avilie le contact du progrès. Vie mâle, noble et rude. On manque de tout. Ce sont encore les mœurs du monde primitif, les habitudes sans âge de l’homme patriarcal. Les figures s’y meuvent, en quelque sorte, dans l’éternel ; une cadence du fond des temps rythme des gestes séculaires. Ces paysans sont beaux. Pas une vulgarité, pas une faute de goût. La seule ambition est de ne pas mourir de faim. Passé cela, nul besoin, et la plus magnifique liberté intérieure. On comprend que cette race d’aristocrates exquis ait vu éclore la plus radieuse aventure spirituelle, la dernière création mystique du moyen âge. On se prend, là-haut, à douter de la civilisation. De combien de choses superflues nous nous embarrassons ! Combien notre confort a surchargé la vie ! Et ce bien-être, dont nous sommes si vains, que ne nous coûte-t-il pas en noblesse et en poésie ?

Ce n’est pas la douceur du christianisme franciscain, le charme de la plus suave atmosphère morale, qui retenaient le peintre dans sa bourgade de la Cervara : il y était enchaîné par les beaux yeux des Cervaroles. La beauté, pour Hébert, est toujours du genre féminin. En feuilletant ses cartons, vous rencontrez de loin en loin quelque rare silhouette de pâtre, de mendiant ou de chevrier ; mais dans ses ouvrages achevés, c’est-à-dire dans ses préoccupations constantes et sérieuses, il ne fait place qu’à la femme. On trouverait difficilement un art plus exclusif. Rarement même, chez lui, vous verrez une scène à plusieurs personnages. Une figure, deux au plus, et presque jamais trois, par conséquent nulle anecdote, pas de « sujet, » à peine un titre, rien qu’une attitude simple, un motif sculptural, une idée plastique, en un mot, complète en elle-même, vivant d’une vie indépendante, formant un « tout » parfait et une « fin en soi, » voilà de quoi suffire aux investigations du peintre, tant il est occupé à l’expression d’un objet unique et absorbant. Plus tard, il se circonscrit et se résume encore : il se contentera de la demi-figure, et telle est la formule de ses derniers ouvrages.

Ainsi, de degré en degré, à force de choix et de synthèse, Hébert arrive à l’art supérieur : son naturalisme devient « classique. » Le miracle est qu’il ne s’y mêle aucun soupçon de pédantisme. Ces œuvres se ressentent du moment où elles ont été conçues. Elles respirent le bonheur. Rien d’ennuyé. Le peintre n’embellit pas ses modèles : pour quoi faire ? mais il travaille con amore ; pas un trait, pas un pli, qui n’ait été cherché, essayé, modifié vingt fois, trié entre vingt autres. Jamais la ressemblance n’est assez délicate, le relief assez saillant et assez enveloppé, jamais l’ensemble et le détail, les valeurs et la forme ne sont assez « écrits » ni assez arrêtés dans une matière dense, un peu agatisée, qui semble appeler l’outil du graveur en pierres fines. Ce travail châtié, insistant, décuple la dignité des choses, écarte toute idée de mollesse et de fadeur. Pas une convention, pas une banalité, rien qui sente la routine et le laisser aller. On n’imagine pas langage plus physionomique, fait d’élémens plus expressifs, d’accens plus imprévus et plus particuliers. Et pourtant ces figures se chargent de signification. En elles s’incarne tout un passé. Il flotte derrière elles une longue suite de siècles, qui ajoute à leur grâce une sorte de grandeur anonyme et impersonnelle, la majesté d’un au-delà profond et permanent. Voyez les Filles d’Alvito, remontant du lavoir, entre les parois fauves d’une gorge farouche, avec leur démarche de statues ambulantes, leur sérieux profond, leurs bras de choéphores, et je ne sais quoi d’immense au fond de leurs regards ; voyez les Cervaroles allant à la fontaine, la cruche sur l’épaule, avec leur jupon de laine et leur coiffure sarrasine, sous l’arc d’un porche mycénien, — et vous saisirez la méthode ingénieuse, originale, d’un voluptueux, d’un observateur, de faible imagination, mais de goût raffiné, de sensibilité infiniment « artiste, » pour atteindre à l’ « histoire » sans sortir du réel, pour mettre de la poésie dans sa sensation, et nous faire hésiter, devant ses paysannes, si ce ne sont pas des Antigones et des Nausicaas.

Les dernières pages de la série n’ont plus la même valeur : le peintre sut sortir à temps de ce genre un peu étroit. Il vivait alors à Paris, et déjà se passionnait pour ses nouveaux modèles. Ce serait ici le lieu de dire un mot de ses portraits : malheureusement, il est difficile d’en parler. Il y en a peu dans les musées. On en trouvera quelques-uns parfaitement reproduits dans le livre de M. Peladan. Quelle jolie galerie on pourra faire un jour de ces portraits d’Hébert ! On rêve d’un de ces caprices de princes d’autrefois, d’une « Chambre des Beautés » comme celle de Windsor, où un despote romanesque collectionnait la fleur des grâces de son temps et respirait, dans un bouquet violemment embaumé, tout ce qu’un pays et un siècle exhalaient de parfums d’amour. Car lui aussi, Hébert, remplissait une « fonction ; » Avec son camarade et son ami M. Bonnat, il semblait s’être mis d’accord pour se partager la tâche. Si l’on réunissait leur œuvre dans deux salles voisines, on aurait une image de la société française pendant un demi-siècle. D’un côté la guerre, les arts, la politique, la gloire, tout ce qui a eu nom de courage, de science, d’habileté ou de génie : de l’autre, des regards flottans et des sourires. Les biographes et les philosophes iraient prendre des notes dans la première salle ; mais tous les amoureux s’attarderont dans la seconde, et qui nous ôtera l’idée qu’ils ont la meilleure part ?

Ce sont rarement les Altesses, les grandes vedettes des sphères officielles, étoiles des Tuileries, du théâtre ou de la finance. Mais, dans une élite plus rare et vraiment distinguée, ce sont les femmes de la petite cour aimable de Saint-Gratien, et d’autres encore, d’un cercle peu pénétrable du dehors, avec une nuance du « Faubourg, » les femmes de Feuillet, de Daudet, les paroissiennes de Sainte-Clotilde. Parmi les portraitistes attitrés de la femme, les van Dyck ou les Nattier, les Gainsborough, les Lawrence, les Cabanel et les Ricard, la clientèle d’Hébert a une note spéciale. Il traite peu ou point le grand portrait décoratif, le portrait de gala, pas davantage le portrait de « genre » ou de fantaisie, le « portrait de peintre, » pourrait-on dire, dont la Femme au gant de M. Carolus-Duran est le charmant modèle. Ce sont presque toujours des personnes pensives, assises, vues à peu près jusqu’à mi-corps, dans le format « buste agrandi : » pas de mouvement, pas d’accessoires, vètemens discrets et effacés, attitude neutre et indécise, légèrement « penchée, » long regard, demi-jour estompé d’un soir de fin de juin. Combien de fois ne l’a-t-il pas recommencé ce portrait de la « femme de trente ans ! » Avec quel soin il étudie le geste toujours précieux des mains, entrelace ou dénoue les doigts, et met un monde de rêveries dans une tête qui s’appuie à un bras replié ! Avec quelle attention d’orfèvre il cisèle l’attache délicate d’un col ! Il pousse la minutie jusqu’à distinguer dans les yeux la nuance de l’iris de l’ombre des prunelles : et dans chaque tableau, comme l’a dit un homme d’esprit, on sent qu’il compromet son cœur.

Mais de tout cet amas d’expériences féminines commencent à se dégager quelques idées générales. Le maître approche de la soixantaine : c’est l’heure des réalisations et des synthèses suprêmes. La secousse de nos désastres, l’écroulement de l’Empire, emportant la société charmante qu’il avait peinte, donnent à ses idées une envergure nouvelle. D’une émotion naquit une fois de plus un chef-d’œuvre. Le peintre de tant de beautés humaines et trop humaines voulut s’élever jusqu’à celle qui est, dans le monde chrétien, la plus haute expression de la femme : la Madone. Il fit la Vierge de la Délivrance.

Et il en fit d’autres encore : une Addolorala, une Vierge au chasseur, une troisième que je sais à Reims, une autre dont il fit présent à Léon XIII. Avec son infini besoin de perfection, il reprend sans cesse le même thème : celui-ci lui remplit encore, dix ans de sa vie. Pas plus cette fois que les précédentes, il ne songea d’ailleurs à idéaliser. Il avait déniché à Saracinesco une créature incomparable, une vraie « fleur du Liban, » dont les portraits suggèrent le vocabulaire enivrant du Cantique des cantiques. Ce fut sa Vierge. Pourquoi pas ? On fait aujourd’hui de grandes affaires de ce qu’on appelle l’art religieux. C’est un concept récent et tout à fait insaisissable. Au moyen âge, tout art était religieux. Et de nos jours encore, tout ce qui est élevé, tendre, pur, est naturellement pieux. Quoi de plus dévot, de plus chrétien, que les Maternités du suave Eugène Carrière ? Mais ce peintre pensait que ce caractère mystérieux ne pouvait s’obtenir que dans l’ombre d’une existence assourdie et décolorée, par des formes sans bords, incertaines, dissoutes et spiritualisées. Hébert prouve qu’il n’en est rien. C’est par des procédés de la plus grande richesse, par des applications d’or, couvertes d’arabesques et de damasquinures, c’est par les définitions les plus rigoureuses et les expressions les plus concrètes qu’il a cru devoir faire revivre sa Madone. Il a voulu se conformer aux traditions des vieux maîtres, imiter jusqu’aux élémens matériels de leur palette et à l’aspect de leurs tableaux. Ses madones font penser à ces calmes ex-voto qu’on voit dans les musées de Sienne ou de Pérouse, aux triptyques amortis d’un Simone di Martino, d’un Matteo di Giovanni, surtout à ce morceau de fresque écaillée, pareil à une feuille d’or massif, où Pietro Lorenzetti incrusta la plus passionnée des Vierges, dans le crépuscule solennel de la crypte d’Assise.

Hébert était alors à Rome comme directeur de la Villa, charge qu’il remplit deux fois (près de vingt ans en tout). Il se regardait un peu comme l’ambassadeur de la culture française. Tout chenu maintenant, il semblait reverdir. De plus en plus, il se rapproche de la vérité et de la nature. Il ne peut même plus souffrir l’atmosphère artificielle, l’éclairage de l’atelier, ses ombres factices et pernicieuses. Il avait pris l’habitude du travail en plein air. Le jardin de la Villa s’appuie, à son extrémité, à l’ancien mur de Home, que surplombent les pins de la villa Borghèse, C’est là, sur le chemin de ronde, envahi par les plantes et devenu lui-même un fouillis de verdure, du côté qui touche au Bosco, que le maître élut domicile. Le soir, le couchant frappe les dômes des pins de la villa voisine ; on jouit alors pendant une heure d’une vraie illumination ; et cette réverbération étrange et mordorée explique la gamme particulière qui est celle d’Hébert en ses derniers tableaux.

Là, le vieux peintre chanta les dernières strophes de son poème. Comme Ingres vieillissant peignit encore la Source, Hébert fit l’Eve sinueuse qu’on admire aujourd’hui chez M. Jules Lemaître. Mais il était hanté par des pensées épiques. Les malheurs de la patrie inspiraient à l’artiste son Gloria victis. C’est alors qu’il compose la sublime figure qu’il voua Aux héros sans gloire. Sur un sarcophage sans nom s’accoude le muet génie des tombes : il garde sur ses lèvres ténébreuses le secret de la mort. Naïve et magnifique religion de l’artiste ! Défaite, oubli, trépas inutile et obscur, toutes les injustices du sort, il les console, les répare et les venge par de la beauté.

Mais tout avait changé autour de ce vieillard. Il voyait avec étonnement apparaître un monde nouveau. Il ne reconnaissait plus la Rome de sa jeunesse. La ville des couvens, des prêtres, des artistes, la seule qu’il y eût au monde pour la vie désintéressée et le culte des choses spirituelles, tombait au rang de capitale politique. Elle disparaît tous les jours, la chère Église des âmes ! A la place, une ville bruyante, remuante, utilitaire, une Rome piémontaise, installe ses chemins de fer, ses casernes, ses statues, ses cheminées, ses usines et ses bazars. Chaque jour un bruit de démolition, un pan de muraille qui croule, une église qu’on rase, un jardin qu’on lotit, un quartier qu’on éventre, nous avertissent qu’on vient de faire une ruine de plus dans ces ruines augustes : bientôt on ne verra plus qu’une ville américaine, brandissant sur les sept collines ses architectures monstrueuses, ses maisons de rapport, ses monumens mégalomanes et ses hideux plâtras.

Alors, une indignation saisissait le vieux maître. Devant tant de sacrilèges, il eut la vision de Rome révoltée. Il la vit sous les traits d’une Transtévérine, d’une de ces beautés romaines qui semblent indestructibles, et dont les formes d’airain appellent la médaille. Il souffla dans ce bronze vivant un immortel dédain. En plein ciel, au sommet d’une tour, la fille de la Louve profite âprement sa silhouette fermée et dure. Un vent précurseur de tempête siffle dans ses cheveux défaits, ceints encore du laurier souillé, et glace de tons violacés ses épaules impériales et son irréprochable gorge. Des siècles d’injures ont passé sur son corps souverain. Des hordes d’Alaric aux reîtres de Bourbon, elle a subi tous les outrages et toutes les violences. Et aujourd’hui encore, renfermant dans son sein une colère surhumaine, avec un front sévère et une moue de pitié, elle assiste, implacable, aux affronts des nouveaux barbares.

Cette Roma sdegnata est la dernière Sibylle. Elle semble descendue de la voûte de la Sixtine pour écraser de son mépris notre monde de pygmées. Jamais œuvre ne fut poursuivie avec tant de passion. Cette toile d’un mètre carré fut le prix de six ans. Le peintre septuagénaire s’acharne à condenser dans cette figure cinquante années d’expériences. C’est l’heure où du fond de son enfance lui revenait la fée des transparences profondes, la nymphe jadis entrevue aux torrens de Vizille : tous les problèmes du modelé à travers l’ « enveloppe, » cet art de fixer l’apparence dans un milieu fluide, d’exprimer l’atmosphère sans sacrifier la forme, de rendre l’impalpable, le furtif, l’ondoyant, la magie de la vie, cette exécution mystérieuse qui est le dernier mot des maîtres, voilà ce qu’il cherchait avec une patience invincible. Il était « insatiable de perfection. » Ses lettres nous font assister à cette lutte pathétique. « Chaque jour je remonte à l’assaut de l’impossible : c’est là tout le bonheur. » Il ne voulait s’arrêter que devant l’absolu. Jamais il n’en avait fini avec l’œuvre chérie. Jamais il ne lui avait donné la dernière caresse. Spectacle émouvant que celui de cet ancêtre possédé par son rêve et s’obstinant à peindre l’admirable Furie, là-haut, sur le campanile de la Villa Médicis, dans un ciel convulsif où passent des catastrophes, et évoquant la gloire et le courroux de Rome, au bruit sourd de la pioche des vandales et des démolisseurs.

Ce fut son testament. Je ne dirai rien ici de ses quinze dernières années. Le glorieux maître était revenu à Paris. A l’âge du Titien, il travaillait encore. Il inaugure même une nouvelle « manière. » Ses derniers portraits, si subtils, un peu féeriques dans leur lumière un peu glauque, font penser à un nouveau « Maître des demi-figures féminines, » qui serait un décadent extrêmement raffiné.

M. Peladan a écrit naguère un article intitulé : l’Exemple d’Hébert. C’est bien le mot qu’il faut dire. Il y a des gloires plus populaires que celle-là : il n’y en a pas de plus solides. De toutes celles du jour, combien survivront ? Le temps respectera Hébert. Son art est un peu limité : un art qui ne connaît que la femme, ne s’intéresse ni aux drames de la vie, ni au monde des idées, manque de vraie tendresse, d’humanité profonde. Du reste, peut-être ces lacunes sont-elles en partie volontaires. Il n’eût tenu qu’à Hébert, on le voit par ses dessins, d’être, s’il l’avait voulu, un des paysagistes les plus parfaits du siècle. Mais une plus haute idée de l’art, la préoccupation des problèmes ardus de la construction et de la forme, la décision d’arriver aux solutions définitives, concentrèrent ses études sur la figure humaine, et uniquement sous son aspect d’ « Éternel féminin. » Cette œuvre voluptueuse a un côté de désintéressement et même d’austérité.

Et il y a une chose que ce peintre nous enseigne : c’est le respect de l’art. Dans notre temps de hâte, de rapidité, d’ « impressionnisme, » où l’on couvre d’or des ébauches, des esquisses, des « notes, » où on livre au public les pensées les plus insignifiantes, ou chacun fait argent des brouillons les plus inchoatifs, il nous a rappelé le mérite de l’exécution. Une œuvre qui n’est pas « faite » peut avoir toutes les qualités : elle n’a qu’un défaut, c’est qu’elle n’existe pas. Hébert a eu l’horreur de l’improvisation, du bégaiement, de l’à-peu-près. Il y a dans son art (comme chez tant de maîtres de la Renaissance, chez un Pollaluolo, chez ce Francia qu’il aimait tant) une part d’orfèvrerie, quelque chose du graveur, en matières précieuses. Voilà ce qui le rendait si cher à l’auteur d’Émaux et Camées, un des rares critiques qui l’aient jamais compris. Comme lui, il savait que toutes sortes de questions, qu’on croit résoudre avec des idées, ne sont en dernière analyse que des questions de style. Le jour où ce peintre de chevalet voulut faire œuvre monumentale, il lit la mosaïque de l’abside du Panthéon, qui semble l’œuvre d’un revenant de Païenne ou de Torcello.

C’était un maître. Il a eu peu d’idées, mais il avait une certitude. Il n’a cru qu’à une chose, mais c’est une de celles qui ennoblissent la vie. Il a été un des derniers croyans de la beauté. Quand on revoit au Luxembourg les Cervaroles ou la Malaria, on n’est pas tenté de sourire. Oui, on a abusé de ces costumes, de ces mouchoirs rouges et de ces tabliers. Mais les voici qui disparaissent. Chaque jour arrache un lambeau des haillons de Graziella. Bientôt vous ne trouverez plus nulle part, à Ischia ni dans les Abruzzes, la sauvage Mignon ni la mystique fille de Jorio. L’Europe se civilise. Un gazomètre souffle le stade des Césars. Alors, on comprend mieux le sens de l’œuvre d’Hébert : de la Malaria à la Rome irritée, il a été le poète d’un idéal qui agonise et d’une beauté qui s’en va.


LOUIS GILLET.

  1. Ernest Hébert, son œuvre et son temps, d’après sa correspondance intime et des documens inédits, par M. Peladan, préface de M. Jules Claretie ; 1 vol. in-4% illustré de 12 héliogravures et de 58 héliotypies et de nombreuses gravures dans e texte. Paris, Delagrave, 1911.