Un Peintre espagnol et la critique

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UN
PEINTRE ESPAGNOL
ET LA CRITIQUE


Marceline de Verte-Allure, plaidant contre Figaro dans le château d’Aguas-Frescas, confond à plaisir la particule disjonctive avec la particule copulative, et, grâce à cette confusion, elle arrive à démontrer que son adversaire doit l’épouser et lui payer deux mille piastres fortes. Figaro se récrie et dit que s’il épouse, il ne doit rien, que mariage vaut quittance. La querelle que me fait M. Madrazo n’est pas plus sérieuse. Seulement, au lieu de me trouver en présence du comte Almaviva et de Bridoison, son assesseur, j’ai devant moi des magistrats dont le temps pourrait être plus utilement employé. Il ne s’agit ni de la particule disjonctive ni de la particule copulative, il s’agit du conditionnel et de l’indicatif. Pour établir ma bonne foi, je me vois forcé de recourir aux argumens de Figaro ; ce n’est pas ma faute si les besoins de ma défense m’obligent à discuter une question de grammaire. Le juriste le plus érudit fouillerait inutilement le droit romain, le droit féodal et le droit moderne pour me justifier. Toutes les lois sont muettes sur l’objet d’un démêlé si futile. La grammaire seule peut manifester aux yeux des esprits les plus incrédules toute l’innocence de mes intentions.

M. Madrazo m’accuse d’avoir parlé l’année dernière du portrait de la reine Isabelle, dont le livret officiel de l’exposition universelle affirmait la présence à Paris[1], et pour établir la légitimité de son accusation, il coupe ma pensée en deux. C’est un procédé que les disciples de Loyola peuvent approuver, mais qui blessera plus d’une conscience dans la patrie même de Marceline de Verte-Allure. J’ai dit en termes formels et précis : « Je ne veux parler ni de la reine Isabelle, ni de son mari don Francisco, » et j’ai pris soin d’expliquer pourquoi. M. Madrazo se garde bien de citer cette phrase explicative, qui lui donnerait tort, qui réduirait à néant son accusation. En digne élève de Marceline de Verte-Allure, il ne cite que la seconde moitié de ma pensée, et croit tirer parti contre moi d’une phrase très claire pour tous ceux qui connaissent notre langue, mais dont le sens n’est pas bien défini pour ceux qui préfèrent les arguties de la chicane aux principes de Lhomond. La première partie de ma pensée indique très clairement le sens de la seconde moitié. La seconde moitié séparée de la première est pour les commentateurs un thème plantureux. Imprudent que je suis ! j’ai pu écrire : « Ce serait me montrer trop sévère que de demander à M. Madrazo pourquoi il n’a pas fait de la reine Isabelle et du roi don Francisco deux portraits magnifiques ! » Cette phrase, avec laquelle le disciple de Marceline veut m’accabler, n’a rien de périlleux pour moi, si l’on prend la peine de lire la déclaration très positive qui la précède; mais en l’isolant, on arrive à démontrer aux âmes naïves que j’ai agi avec perfidie, que j’ai prononcé un jugement sur une œuvre imaginaire. A qui demander secours dans ma détresse? J’ai beau feuilleter tous les livres qui traitent des délits commis par la parole et par la presse, je ne trouve pas un argument qui puisse me sauver. Jamais en France personne n’a mis en doute ma bonne foi : il était réservé à un compatriote de Marceline de Verte-Allure de porter contre moi cette terrible accusation. Le silence de la loi sur une question si délicate ferait de moi un objet de risée, si la grammaire, qui commande aux rois mêmes, au témoignage de Molière, ne venait à mon secours. Ah ! vous parlez des ouvrages que vous n’avez pas vus, vous donnez votre sentiment sur un portrait à peine ébauché, qui n’a pas quitté Madrid!... Vous ne méritez plus aucune confiance. Eussiez-vous maintenant cent fois raison en parlant des œuvres placées devant vos yeux, que chacun peut voir librement, personne ne croira plus à votre sincérité. Vous avez blâmé le portrait de la reine Isabelle, qui n’était pas à Paris... Sur quoi se fondait votre blâme? Répondez, si vous l’osez. — Vous ne répondez pas? ajouteront les bonnes âmes. Eh bien! vous prenez le parti le plus sage. Le silence est pour vous la défense la plus prudente. Humiliez-vous, puisque vous avez péché. Roulez vos cheveux dans la cendre en signe de deuil, et quoique ce soit là une coutume païenne, peut-être consentirons-nous à vous pardonner. Nous oublierons votre méchante équipée, si vous témoignez un repentir sincère. Grand merci, bonnes âmes! je n’ai pas besoin de votre pardon. Réservez pour des péchés mieux avérés les trésors de charité que vous me destiniez si généreusement. Je n’ai pas de confession à faire, et je puis me dispenser d’un acte de contrition. Molière et Beaumarchais me viennent en aide. Avec de tels défenseurs, je suis sûr de gagner ma cause. Quand il m’arrive de me tromper, je n’hésite jamais à l’avouer; mais je ne veux pas gaspiller le repentir pour une faute imaginaire. Je déclare formellement que je ne veux parler ni de la reine Isabelle, ni de son mari don Francisco, et vous prétendriez donner comme un jugement positif un jugement présenté sous forme hypothétique ! Pour se consoler d’une telle injustice, il faut relire les Provinciales, et voir comment certains casuistes trouvent moyen de prouver qu’il est permis de mutiler la pensée de son adversaire, pourvu qu’on n’y ajoute rien. M. Madrazo a profité de ce précieux conseil; il n’ajoute rien à ma pensée, mais il supprime la phrase qui me justifie pour interpréter à sa manière la phrase dont le sens lui paraît indécis. Il paraît que la rhétorique est toujours en honneur de l’autre côté des Pyrénées. Si j’avais pu en douter, je l’apprendrais aujourd’hui à mes dépens, puisque M. Madrazo essaie de trouver dans le conditionnel innocent que j’ai employé avec tant d’imprudence une prétention criminelle, qui mériterait les châtimens les plus sévères. Je n’ai jamais eu, je le confesse, une estime bien haute pour la rhétorique. L’art de bien dire, séparé de l’art de bien penser, m’a toujours paru très dangereux pour la santé de l’intelligence. Sans doute au-delà des Pyrénées l’art de bien dire est jugé avec plus d’indulgence. Qui donc parmi nous songerait à la prétérition? Les tropes de Dumarsais ne sont guère connus hors du collège, et ceux qui les ont étudiés se hâtent de les oublier dès qu’ils veulent parler à la foule. M. Madrazo, je le vois bien, professe pour la rhétorique une estime fervente. Quand je dis : « Je ne veux parler ni de la reine Isabelle, ni de son mari don Francisco, » il en conclut que mon intention positive est de faire précisément le contraire. Pour lui, c’est une prétérition. Il n’admet pas que ma parole en cette occasion soit l’expression f: anche et sincère de ma pensée. Une preuve surabondante d’ailleurs que je n’ai parlé ni du portrait du roi ni du portrait de la reine, c’est que parmi les quinze ouvrages de M. Madrazo inscrits au livret, j’en ai choisi trois qui me paraissaient suffire pour caractériser nettement sa manière, et les termes dont je me suis servi s’appliquent exclusivement et ne peuvent s’appliquer qu’aux trois portraits de la duchesse d’Albe, de la duchesse de Medina-Cœli, de la comtesse de Vilches, les seuls dont j’aie parlé. Où peut mener pourtant la passion de la rhétorique? Depuis longtemps je me défiais de cette passion. A l’avenir, pour éviter toute querelle, quand je trouverai sous ma plume une locution qui ressemble de près ou de loin à une prétention, je me hâterai de l’effacer, je la bifferai sans pitié. Puisqu’il y a au-delà des Pyrénées des esprits ergoteurs qui aiment la prétérition et se plaisent à la chercher partout, puisque pour ces rhéteurs déterminés non signifie oui, j’aurai grand soin de négliger toutes les formes de langage qui peuvent se prêter à des interprétations contradictoires.

Si j’ai cru à la présence d’un portrait que je ne voyais pas, je me suis abstenu d’en parler. M. Théophile Gautier, dans le Moniteur du 29 décembre 1855, n’a pas été aussi prudent. Il parle du portrait de la reine connue d’un ouvrage qu’il a devant les yeux; il énumère avec complaisance toutes les qualités qui le recommandent, tous les mérites qui le désignent à l’admiration. M. Madrazo n’a pas protesté contre cette étourderie. Les éloges prodigués au portrait ab- sent de la reine Isabelle ne l’ont pas ému. L’excellence de l’intention a suffi pour le contenter. Il n’a pas accusé de mauvaise foi M. Théophile Gautier, qui louait sans le voir le portrait dont je ne parlais pas. ne l’ayant pas vu, et d(mt je n’aurais pas voulu parler, lors même qu’il eût été présent. Il n’y a pas deux manières de comprendre le jugement publié par M. Gautier dans le Moniteur du 29 décembre; tous les mots sont affirmatifs, et pourtant M. Madrazo n’a pas réclamé[2].

Mais revenons à la question grammaticale, car c’est la seule manière d’édifier le public sur la valeur de la querelle que me fait M. Madrazo. Pour défier toute équivoque, pour ne laisser aucun doute sur la nature de ma pensée, même à ceux qui ne connaissent pas parfaitement notre langue, et je crois que M. Madrazo est de ce nombre, j’aurais pu substituer le conditionnel à l’indicatif et dire : « Ce serait me montrer trop sévère que de lui demander pourquoi il n’aurait pas fait de la reine et du roi deux portraits magnifiques. » Grâce à l’emploi de ces deux conditionnels, je n’aurais pas eu à redouter les arguties castillannes; mais j’aurais fait un solécisme, et pour tous ceux qui connaissent les lois de la syntaxe française, ma phrase aurait signifié : « Je ne lui demanderais pas pourquoi il aurait le projet de ne pas fa le de la reine et du roi deux portraits magnifiques! » Je respecte profondément les arrêts de la justice; dans les questions de droit je ne récuse pas l’autorité des tribunaux, mais dans les questions de grammaire je crois sincèrement que Vaugelas et Beauzée en savent plus que Gaïus et Pothier. Si la justice m’ordonne de faire un solécisme pour échapper à toute équivoque, je m’y résignerai; mais après avoir outragé la grammaire pour ménager l’amour-propre de M. Madrazo, je me rappellerai les paroles de Galilée confessant à genoux que la terre ne tourne pas autour du soleil, et disant après ce pénible aveu : « Pourtant elle tourne! » J’emploierai deux fois le conditionnel, et je me consolerai en disant tout haut et devant témoins : « J’ai fait un solécisme; que Vaugelas et Beauzée me pardonnent! » Philaminte a proclamé les droits souverains de la grammaire, et les récriminations de Martine n’ont pas prévalu contre la doctrine de Philaminte. Figaro a prouvé à Marceline de Verte-Allure toute l’importance des particules disjonctive et copulative. Après Molière et Beaumarchais, je me vois forcé d’invoquer l’autorité souveraine de la grammaire. Le nom de ces illustres devanciers relève l’obligation qui m’est imposée.

J’aborde maintenant la question générale. A quelles conditions l’examen des œuvres de l’esprit peut-il porter profit au public et aux artistes? Je ne crois pas qu’il y ait deux manières de répondre. Si la discussion n’a pas le droit de toucher librement à toutes les parties d’un tableau, d’une statue, d’un poème, d’une partition, elle n’est plus qu’un divertissement, un passe-temps. La critique sans liberté peut se taire ou parler sans que rien soit changé dans l’état des lettres ou des arts. La législation a-t-elle voulu réduire la critique au silence? Jusqu’à preuve du contraire, je me permets d’en douter. Dans le domaine du goût comme dans le domaine politique, la liberté de discussion offre plus d’un danger : je n’ai pas à m’occuper de la seconde partie de cette affirmation; quant à la première partie, je sais depuis longtemps ce qu’il en faut penser. Oui, sans doute, dans le domaine du goût, qui d’abord semble étranger à toutes les passions, la discussion peut s’égarer d’une manière fâcheuse pour les parties intéressées. Si, au lieu de s’en prendre aux œuvres, elle s’en prend aux personnes, elle doit être sévèrement réprimée. Tant qu’elle se renferme dans les questions poétiques ou techniques, je ne pense pas que la loi puisse l’atteindre. Vouloir prohiber le libre examen des œuvres de l’esprit serait vouloir prohiber la vie même de l’intelligence. Une telle intention n’est écrite dans aucune page de notre législation. L’homme juge, approuve ou désapprouve l’œuvre du poète, du peintre, du sculpteur, de l’architecte ou du musicien, comme les arbres croissent, comme les fleuves marchent vers la mer, comme la lumière nous vient du soleil. La législation d’un peuple civilisé ne peut pas méconnaître la nature de l’homme, et la France compte depuis longtemps parmi les peuples civilisés.

Louis XIV, dont quelques historiens ont sans doute exagéré le mérite, mais à qui les esprits éclairés n’ont jamais refusé l’intelligence du gouvernement, trouvait bon que Boileau parlât de Pradon et de Chapelain avec une liberté absolue. Jamais ni Chapelain ni Pradon n’ont porté plainte devant le parlement de Paris. Cependant il est certain que Boileau, en se moquant d’eux, faisait tort à leurs prétentions. Le monarque élève de Mazarin comprenait l’utilité de la critique, non-seulement pour la littérature, pour les arts, mais pour son gouvernement. Supprimez par la pensée la franchise de Boileau, et la littérature française du XVIIe siècle ne sera plus ce qu’elle est, un modèle d’élégance et de pureté. Admettez que Pradon et Chapelain aient le droit de réclamer, et l’action bienfaisante des Satires est réduite à néant.

La meilleure manière d’encourager les lettres et les arts est à coup sûr de laisser à la critique une liberté pareille à celle de Boileau, Si tous les Pradons et tous les Chapelains de nos jours peuvent se dire lésés dans leurs intérêts, dans leur négoce, par un blâme franchement exprimé, il n’y aura bientôt plus ni art ni littérature. Louis XIV avait d’excellentes raisons pour ne pas gêner la moquerie de Boileau : il voulait pour son règne l’éclat du siècle de Périclès, du siècle d’Auguste, et sentait que les esprits occupés de discussions littéraires élargiraient à leur insu le champ de sa volonté. Il ne se trompait pas. Tandis que Boileau raillait librement les poètes de son temps, le roi poursuivait l’abaissement de l’aristocratie et introduisait dans l’administration du pays des réformes salutaires. L’auteur des Satires, sans le savoir, sans le vouloir, prêtait la main à Colbert; mais je n’ai pas à insister sur ce côté de la question, il me suffit de l’avoir indiqué. Je reviens au côté purement littéraire. Si personne aujourd’hui ne possède l’autorité de Boileau, quelques esprits du moins, fortifiés par l’étude, essaient de diriger le goût public. Leur tâche est difficile, laborieuse; ils ne peuvent l’accomplir sans une liberté entière. Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de mes paroles : quand je demande pour la critique une liberté entière, je réserve la question de personne. L’œuvre du poète, du peintre, du sculpteur, appartient à la discussion; sa personne n’appartient qu’à lui-même. Qu’il soit donc permis de juger librement ce qu’il a conçu, ce qu’il a exécuté : la critique, pour être efficace, n’exige rien de plus. Si les poètes et les artistes pouvaient, sous la protection de la loi, se transformer en négocians, et dire à ceux qui les blâment ou qui les louent avec trop de réserve : « Vous portez atteinte au crédit de ma maison, vous gênez le développement de mes affaires, » tous les bons esprits, tous ceux qui ont le sentiment de leur dignité, devraient renoncer à la discussion. La porte, une fois ouverte aux réclamations judiciaires, ne pourrait jamais se fermer. Toutes les œuvres d’imagination deviendraient des nids à procès. Le Palais de Justice, qu’on agrandit depuis quelques années, serait bientôt trop étroit; la magistrature aux abois demanderait merci; il faudrait créer de nouvelles chambres. En présence d’une statue nouvelle, il serait défendu de parler de l’art grec. Le souvenir de Phidias deviendrait un délit. Quiconque aurait signé de son nom un bas-relief défendrait, sous peine d’amende, de faire allusion aux Panathénées. La Cérès, la Proserpine et les Parques, invoquées comme argumens, seraient le plus sûr moyen de tomber sous le coup de la loi, car aux yeux des connaisseurs, ces figures sont les plus parfaites, les plus admirables que le ciseau ait jamais créées. Parmi les sculpteurs modernes, il n’y en a pas un, pas même Michel-Ange, pas même Jean Goujon, qui puisse se comparer à Phidias. Pour sauvegarder les intérêts des sculpteurs vivans, pour ne pas entamer leur renommée, pour ne pas contrarier leurs prétentions, pour ne pas nuire à leur prospérité, il serait donc interdit de parler de Phidias. Le principe une fois posé, il faut en accepter toutes les conséquences.

Le nom de Raphaël ne serait pas moins dangereux que le nom de Phidias. Quel peintre en effet possède aujourd’hui l’habileté de ce divin maître? Nous avons vu l’année dernière, à Paris, toutes les écoles de l’Europe en présence; nous pouvons prononcer en connaissance de cause. Eh bien ! si la doctrine que je combats était consacrée d’une manière définitive, il ne serait plus permis de rappeler le nom de Raphaël en parlant d’un peintre vivant. M. Ingres lui-même, qui a voué toute sa vie au culte du Sanzio, pourrait, en invoquant cette singulière jurisprudence, se dire lésé par la comparaison de l’Apothéose d’Homère avec l’École d’Athènes. Ses plus fervens admirateurs, au nombre desquels je tiens à me ranger, préfèrent l’École d’Athènes à l’Apothéose d’Homère; l’expression d’une telle pensée, que tous les hommes de goût s’empresseront de ratifier, deviendrait donc coupable! Si M. Ingres, dont la modestie égale le mérite, s’éveillait un jour avec la ferme volonté de se dire, non pas le disciple, mais l’égal de Raphaël, l’écrivain téméraire qui ne serait pas de son avis se verrait infailliblement condamné. M. Eugène Delacroix, qui depuis trente ans s’efforce de naturaliser parmi nous les principes de l’école vénitienne, profiterait à son tour du sens nouveau qu’on veut donner à la loi. Il ne permettrait pas qu’on évoquât, en parlant de lui, le souvenir de Titien et de Paul Véronèse. S’il lui plaisait de s’attribuer une originalité absolue et d’affirmer qu’il ne relève de personne, la loi serait pour lui et réduirait ses contradicteurs au silence. Il est évident, en effet, qu’en désignant la source où il a puisé, on lui fait un dommage. S’il ne prenait conseil que de la nature et de son intelligence personnelle, il serait plus grand, et s’il était défendu de le contester, sa renommée aurait plus de splendeur. Dire qu’il n’est pas l’égal de Titien et de Paul Véronèse, c’est nuire à la popularité de son talent : le plus habile logicien n’oserait le nier.

La même chose arriverait dans le domaine des lettres. M. Victor Hugo, dont personne ne met en doute la puissance, mais dont les œuvres ont soulevé plus d’une objection légitime, aurait beau jeu pour réclamer. L’éloge le plus sincère de ses odes, de ses romans et de ses drames ne lui suffirait pas. Si par hasard son panégyriste s’avisait de prononcer les noms de Pindare, de Shakspeare et de Walter Scott, et négligeait d’ajouter qu’Hernani vaut Hamlet, Notre-Dame de Paris le roman d’Ivanhoé, l’Ode à la Colonne la plus belle Des Néméennes, il ne tarderait pas à se repentir de son imprudence. Cette omission, en effet, serait un dommage pour M. Victor Hugo. S’il lui plaisait de croire que Notre-Dame de Paris est au moins égale à Ivanhoé, le moindre doute à cet égard pourrait prendre à ses yeux le caractère d’un délit, et je ne vois pas trop comment on s’y prendrait pour lui donner tort et lui prouver qu’il se trompe. Romancier, poète lyrique et dramatique, s’il avait la fantaisie de marcher de pair avec Pindare, Shakspeare et Walter Scott, la critique serait obligée de s’incliner devant sa volonté.

Toutes les conséquences que je viens d’indiquer sont légitimes, logiques, rigoureuses. Si l’on consent une fois à transformer le poète et l’artiste en négociant, si l’on assimile la renommée au crédit, il faut se résigner aux dangers que je signale. Il n’y a pas moyen de ranger mes prévisions parmi les jeux d’esprit. Je ne raille pas, je ne traite pas légèrement une question grave, une question qui intéresse le développement de l’imagination, le sentiment et l’expression de la beauté; je me borne à tirer la conclusion des prémisses posées. Il s’agit de savoir si, en disant qu’un bras est mal dessiné, une tête mal modelée, une image mal choisie, une phrase mal faite, l’écrivain commet le même délit que s’il semait des bruits alarmans sur le crédit d’une maison de banque. Un assemblage de couleurs criardes, une faute de perspective, une incorrection de style franchement dénoncés sont-ils pour le poète et pour le peintre un dommage que la loi puisse mettre sur la même ligne et langer dans la même catégorie que la nouvelle d’un billet protesté? Je ne suis pas juriste, et je n’ai pas la prétention de raisonner sur le droit écrit; mais il me semble que pour résoudre les questions que je viens de poser, il est nécessaire d’établir une distinction entre l’artiste et le négociant. L’artiste vise à la renommée, le négociant vise à la richesse. La renommée, je ne l’ignore pas, peut devenir un instrument de. richesse, mais ce n’est là qu’un point de vue secondaire. Le négociant dont on ébranle le crédit par des rumeurs mensongères a le droit de se plaindre, et sa plainte doit être accueillie. Le peintre, le sculpteur ou le poète dont le talent est mis en question ne sont pas placés dans une condition pareille, lis auront beau dire que leur renommée est un capital, que la, discussion compromet leur crédit, paralyse leurs spéculations : personne n’acceptera leurs prétentions. Quiconque vise à la renommée doit se résigner au blâme; il n’y a pas d’argumentation qui puisse détruire cette vérité. Le négociant qui paie ses billets est honnête aux yeux de la loi; nul n’a le droit de contester sa probité. Le peintre qui expose un tableau ne peut échapper à la discussion. Par cela même qu’il prétend à l’admiration de ses contemporains, à l’admiration de la postérité, il doit accepter sans résistance, sans réclamation, sans colère, les jugemens les plus contradictoires. Je ne parle pas ici dans l’intérêt de la critique, je parle dans l’intérêt de ceux qui visent à la renommée, car il n’y a pas de renommée solide sans discussion. Les ouvrages qui réussissent d’emblée, sans soulever aucune objection, sans rien déranger dans les habitudes du public, obtiennent bien rarement une longue durée. Ce qui plaît à tout le monde le premier jour est souvent oublié le lendemain. Les exceptions qu’on pourrait citer sont trop peu nombreuses pour détruire la vérité de mon affirmation. La discussion est une condition nécessaire de la renommée. Tous les artistes éminens, tous les poètes qui méritent la gloire comprennent l’importance de la discussion. Ils s’affligent parfois des reproches qui leur sont adressés, mais ils n’en font pas fi, et sentent bien que la contradiction est un élément de grandeur.

Parfois on m’a trouvé sévère, jamais on n’a tenté d’expliquer mes jugemens par des motifs intéressés. On me voyait approuver ou désapprouver livres et tableaux sans tenir compte de mes amitiés; il fallait bien croire à mon impartialité, sinon à ma clairvoyance. M. Madrazo est le premier qui ait contesté ma sincérité; il est bon que le public sache d’une manière complète dans quelles circonstances s’est produite cette étrange accusation. La discussion grammaticale prouve clairement que M. Madrazo me fait dire ce que je n’ai pas dit; le récit des faits montrera qu’il a délibéré longtemps avant de porter plainte contre moi et contre la Revue. Les pages que j’ai publiées sur l’école espagnole sont du 1er octobre 1855; la lettre de M. Madrazo est du 20 novembre de la même année. Le 29 décembre 1855, j’offrais à un ami de M. Madrazo, non pas l’insertion complète de la lettre, qui m’eût entraîné à une vivacité de polémique que je voulais éviter, mais l’insertion du fond même de la réclamation[3]. Je promettais d’articuler nettement dans la Revue l’accusation portée contre moi, sans essayer de l’atténuer ou de la déguiser. Notre conversation avait deux témoins qui peuvent affirmer la vérité de mon récit. Ma promesse fut accueillie avec reconnaissance, et le mandataire de M. Madrazo se retira en me remerciant. Le 1er janvier 1856, je tenais fidèlement ma promesse : je publiais l’accusation de M. Madrazo, et je la réfutais pièces en mains. Le 14 janvier au soir cependant, sommation par exploit d’insérer intégralement la lettre du 20 novembre! M. Madrazo méconnaissait donc la transaction du 29 décembre 1855, exécutée loyalement le 1er janvier 1856. Nous devions résister à la sommation, qui n’était pas même donnée régulièrement au directeur responsable de la Revue. Pendant un mois, M. Madrazo garde le silence. Le 21 février, il abandonne sa première prétention, qui n’allait pas au-delà de l’insertion de sa lettre, et porte contre la Revue et contre moi une plainte en diffamation. Ainsi, depuis le 1er octobre jusqu’au 14 janvier, il se borne à réclamer contre une erreur de fait, erreur qui n’existe d’ailleurs que dans sa pensée, et qui s’explique par une connaissance incomplète de notre langue. Pendant plus de trois mois, il ne se croit pas diffamé. L’idée d’une diffamation ne lui vient que le 21 février, cent quarante jours après la publication de mon jugement sur l’école espagnole. Le délit qui m’est imputé n’était sans doute pas facile à découvrir, puisque M. Madrazo a si longtemps hésité à porter sa plainte. Quels conseils a-t-il écoutés? Je l’ignore... Un écrivain éminent essaie alors d’amener une transaction. Les choses sont bientôt en voie d’accommodement. M. Ochoa, beau-frère de M. Madrazo, n’insiste pas sur la plainte en diffamation, et se contente de l’insertion de la lettre du 20 novembre. Le négociateur bienveillant qui essaie de concilier les parties propose une note qui renverra le lecteur aux numéros du 1er octobre 1855 et du 1er janvier 1856. Tout semble arrangé quand un conseiller demeuré inconnu rédige et veut imposer à la Revue une note dans laquelle il passe absolument sous silence le texte même qui doit servir à me justifier. La négociation est rompue. Nous publions intégralement la lettre de M. Madrazo dans notre numéro du 1er juin 1856, nous contentant, en quelques paroles préliminaires, de rétablir notre texte, mutilé dans la lettre du réclamant. Le public sait maintenant ce qui s’est passé. Nous avons fait pour éviter le procès tout ce que nous pouvions faire. En acceptant la note dont nous venons de donner le sens, nous aurions déserté notre droit. Mais quels sont donc les titres de gloire qui pourraient justifier de pareilles prétentions?

M. Madrazo n’a pas encore pris rang parmi les peintres illustres de l’Europe; mais il a dès à présent trouvé parmi ses compatriotes un biographe qui parle de lui comme Vasari parlait de Raphaël et de Michel-Ange. Après avoir lu son panégyrique publié à Madrid en 1845[4], je comprends qu’il n’accepte pas la discussion. Au-delà des Pyrénées, s’il faut en croire son biographe, il est entouré d’un tel respect, d’une telle admiration, qu’il doit avoir quelque peine à se prendre pour un homme; ses amis ont fait tout ce qu’ils pouvaient faire pour lui persuader le contraire. Je regrette qu’ils aient négligé de publier en français les pages vraiment curieuses que je viens de lire; tous les écrivains qui s’avisent parmi nous de discuter les œuvres contemporaines auraient su du moins comment on entend la critique à Madrid, et se seraient empressés d’adoucir leur langage pour ne pas manquer aux lois de l’hospitalité. Don Federico de Madrazo y Kuntz est un personnage à part dans l’histoire de notre temps. Il ne paraît pas qu’on ait tiré son horoscope à l’heure de sa naissance, nous ignorons sous quelle conjonction astronomique il est entré dans la vie; mais nous savons du moins par son biographe de Madrid que son baptême fut entouré de circonstances extraordinaires. La scène se passe à Rome, dans l’église de Saint-Pierre, le 12 février 1815. Notre langue est si pauvre, qu’elle ne peut rendre fidèlement la grandeur et la beauté du récit espagnol! Aussi je n’essaie pas de le reproduire, j’épuiserais mes forces dans une lutte inutile. Qu’il suffise au lecteur d’apprendre que don Federico de Madrazo y Kuntz était présenté aux fonts baptismaux par un prince allemand. Par une étrange étourderie, son père avait oublié de s’informer de la religion du parrain. Or le parrain était protestant. Notez bien ceci, car c’est un point d’une immense importance. Le prêtre chargé du baptême récuse le parrain. Que fait alors le prince allemand? Il donne une preuve surprenante de sagacité en déléguant ses pouvoirs à un baron de sa suite, protestant comme lui, et qui est également récusé. Le prince alors délègue ses fonctions de parrain à son maître de musique. Italien et catholique. La cérémonie du baptême achevée, le prince rentre dans son palais, et se met à méditer sur la foi protestante inquiète et mobile, sur la grandeur et l’immutabilité de la foi catholique. Rien ne peut le distraire de sa profonde mélancolie. Enfin, après une douloureuse anxiété, il abjure la foi protestante et se fait catholique. Un écrivain vulgaire n’établirait qu’un rapport de succession entre le baptême de don Federico de Madrazo y Kuntz et l’abjuration du prince; mais le biographe à qui j’emprunte ces précieux détails n’hésite pas avoir dans le second fait la conséquence nécessaire du premier. Admirable hardiesse qui donne à son récit quelque chose de surnaturel ! et il ajoute avec une simplicité touchante : La Providence, en se servant de don Federico comme d’un instrument indirect pour la conversion d’un infidèle, montrait assez clairement les grandes vues qu’elle avait sur lui!

Que ces paroles à jamais mémorables servent de guide et de flambeau à tous ceux qui voudront parler de don Federico ! Il était dès son berceau prédestiné à la gloire, appelé sans doute par la volonté divine à la régénération de l’école espagnole. L’affirmation de son biographe ne laisse aucun doute à cet égard. Que fût-il arrivé si le père de don Federico, agissant avec plus de prudence, eût choisi pour le baptême de son fils un parrain catholique? La Providence eût révélé ses grands desseins sur don Federico par quelque autre prodige. Il ne m’appartient pas de deviner ce qu’elle aurait pu faire, et d’ailleurs ce qui s’est passé à Saint-Pierre de Rome le 12 février 1815 nous dispense de toute conjecture. Ce qui importe, c’est de bien peser les paroles que je viens de rapporter, d’en pénétrer le sens intime. Puisque la Providence avait de grands desseins sur don Federico, puisqu’elle les a clairement manifestés par la conversion d’un prince protestant, il est évident qu’on ne peut sans témérité, sans folie, tenter de juger ses ouvrages d’après les lois ordinaires de la peinture. S’il paraît se tromper en traçant un contour, s’il a l’air de choisir des couleurs trop éclatantes, il ne faut pas nous laisser abuser par une première impression. Le plus sage est de nous défier du témoignage de nos sens, de récuser nos yeux, de nous tenir en garde contre les conclusions imprudentes qu’une raison téméraire pourrait nous suggérer. — Il s’agit d’une œuvre humaine, et l’homme est sujet à l’erreur, répondront les esprits forts; pourquoi donc ne pas l’estimer d’après les lois acceptées dans toutes les grandes écoles de peinture? — Que le biographe de don Federico ne m’attribue pas cette étrange réponse. Je la transcris en la désavouant, et je comprends trop bien le sens fatidique de l’événement qui s’est accompli à Saint-Pierre de Rome le 12 février 1815 pour ne pas sentir le néant d’un tel argument. Les incrédules auront beau dire: les œuvres de don Federico ne sont pas des œuvres purement humaines, puisqu’elles sont conçues, composées, exécutées par un peintre prédestiné. Ce peintre, sachez-le bien, ne relève d’aucune école. S’il ne ressemble ni à Velasquez ni à Murillo malgré son dévouement absolu à la gloire de sa patrie, s’il n’emprunte rien à l’Italie, s’il comprend la chair autrement que Rubens, la lumière et l’ombre autrement que Rembrandt, il a d’excellentes raisons pour cela, car il ne relève que de la Providence, et j’ai presque tort de dire que ses œuvres sont conçues, composées, exécutées par lui. Conception, composition, exécution, tout est révélé aux peintres prédestinés : comment donc la discussion pourrait-elle les atteindre? De quel droit les écrivains qui n’ont fréquenté que les galeries et les ateliers viendraient-ils leur demander compte de la méthode qu’ils suivent, du but qu’ils se proposent, des modèles qu’ils préfèrent? Autant de questions, autant de paroles jetées au vent. Que le biographe de don Federico reçoive donc ici nos remerciemens. Les pages éloquentes que nous venons de lire et de méditer ont dessillé nos yeux, et nous engageons tous les écrivains qui parlent de peinture à ne pas dédaigner ce précieux avertissement. Heureux, trois fois heureux, les hommes prédestinés qui trouvent dès l’âge le plus tendre des amis attentifs et dévoués, dont les moindres actions sont recueillies avec un soin scrupuleux : si leurs premiers vagissemens sont entourés de prodiges, tôt ou tard le monde finit par le savoir, et l’admiration des fidèles leur est assurée.

J’insiste à dessein sur les premières pages de cette merveilleuse biographie, et je n’ai pas besoin de dire pourquoi. La vie entière de don Federico s’explique par ce glorieux début, et s’il n’a pas encore conquis parmi nous l’admiration qu’il mérite, c’est que son historien ne s’est adressé qu’à l’Espagne. Quand on a l’honneur de posséder un tel trésor de souvenirs inconnus, on doit au monde entier la révélation des grandes choses qu’on a vues. Pourquoi l’historien de don Federico n’a-t-il parlé qu’en 1845? Voulait-il voir les présages du 12 février 1815 confirmés par des présages nouveaux? J’aurais peine à le croire. Il n’y a pas une page de son récit qui ne respire la foi la plus fervente. Je suis donc amené à penser qu’il s’est préparé par de longues études au travail difficile qui lui était imposé. La lecture de Vasari ne lui suffisait pas, il a sans doute interrogé Plutarque sur la manière de raconter la vie d’un autre Alexandre. Il dit naïvement ce qu’il sait, et néglige tout artifice. Les faits parlent d’eux-mêmes, et l’émotion est d’autant plus profonde, que l’auteur ne paraît pas y songer. Plein de modestie, se défiant de ses forces, il n’espère pas achever ce qu’il a commencé ; la postérité écrira les dernières pages de cette vie glorieuse dont il lui a été donné de suivre la première moitié jour par jour, heure par heure. Qui ne serait touché de ce langage? Cet appel familier à la postérité révèle un esprit affermi depuis longtemps dans son admiration pour don Federico, et donne au récit une autorité presque religieuse.

Nous devons au biographe de don Federico la description d’un tableau merveilleux qui malheureusement n’a pas été gravé. Si le burin avait reproduit cette œuvre miraculeuse, sans doute M. Ochoa n’eût pas négligé de nous l’apprendre. Ce tableau, sans précédens dans l’histoire de la peinture, représente la reine Marie-Christine au chevet de son mari Ferdinand VII. La reine, vêtue d’un costume de religieuse, remplit avec une piété fervente les devoirs de garde-malade. Les serviteurs du monarque épient d’un œil inquiet le visage de leur maître, dont la maladie a miné les traits. Jusque-là il n’y a pas de quoi s’étonner. M. Ochoa, avec une sagacité qui fait honneur à son talent d’écrivain, a réservé le prodige pour la fin de la description. — Le médecin de sa majesté, qui assiste la reine dans les soins pieux qu’elle prodigue à l’auguste malade, exprime par le jeu de sa physionomie une tristesse inquiète, la curiosité d’un savant, et en même temps le sentiment de l’immense responsabilité qui pèse sur lui. — Jamais la peinture n’avait trouvé moyen d’exprimer sur un seul visage des pensées aussi variées, jamais le pinceau n’avait lutté avec la parole d’une manière si étonnante : tristesse, curiosité, sentiment de la responsabilité, trois données dont une seule épuiserait le talent d’un artiste ordinaire, et même d’un artiste habile! Mais un artiste prédestiné ne doute de rien, ne recule devant aucune difficulté; aussi don Federico n’a pas hésité à tenter l’expression simultanée de ces trois données, et le succès le plus complet, le plus décisif, est venu couronner ses généreux efforts. Au témoignage de M. Ochoa, en regardant le tableau de don Federico, tous les spectateurs ont deviné la triple pensée qu’on avait voulu traduire, et chacun s’accordait à reconnaître que le médecin de sa majesté trahissait une vive inquiétude pour sa réputation personnelle. Il faut s’incliner devant un tel prodige, et avouer que les présages du 12 février 1815 n’étaient pas des présages menteurs. M. Ochoa abandonne, pour la description de ce tableau, la simplicité habituelle de son style, et prodigue les images les plus hardies. Ce n’est pas nous qui le blâmerons, à Dieu ne plaise ! Virgile disait : « Si nous chantons les forêts, que les forêts soient dignes du consul! » M. Ochoa s’est souvenu à propos de ce conseil, légué à nos méditations par la sagesse antique. Il a senti la nécessité d’élever sa parole à la hauteur du sujet qu’il avait à traiter. Grâces lui soient rendues! Ses élans lyriques n’ont rien de condamnable. En prodiguant les tropes les plus hardis pour décrire le tableau de don Federico, il n’a fait qu’accomplir le devoir d’un bon parent, d’un loyal patriote. Pénétré d’un saint étonnement en présence d’une merveille inattendue, il entonne un cantique : ce n’est pas là un sujet de blâme. Si le tableau de don Federico répond à la description qu’il en a donnée, il n’y a pas à discuter sur le choix du langage; les paroles les plus belles sont à peine suffisantes pour célébrer un tel prodige! Plus je pense à la triple expression du visage du médecin, et plus j’envie le sort de M. Ochoa. J’ai visité bien des galeries, j’ai contemplé bien des chefs-d’œuvre, mais il ne m’a jamais été donné de voir un tableau pareil à celui de don Federico. Peut-être, pour se rendre digne d’un tel bonheur, faut-il se soumettre à de certaines épreuves qui purifient l’intelligence et donnent au regard une portée surhumaine.

Mais je n’ai pas à m’enquérir des moyens employés par M. Ochoa pour arriver à découvrir sur un même visage l’expression simultanée de trois sentimens. Je ne révoque pas en doute la sincérité de son témoignage : j’admire et je m’humilie. Après avoir étudié Rome, Florence et Venise, je croyais savoir où finit la puissance expressive de la peinture; je me trompais. Don Federico a reculé les limites de son art. Il y a quelques années, nous avons vu au Louvre un portrait de Beethoven composant sa symp4onie en la. Tous les esprits forts se sont récriés en lisant cette mention inscrite au livret. Ils ont prétendu que ni les yeux ni les lèvres ne pouvaient désigner le ton d’une symphonie. Le prodige réalisé par don Federico nous emporte bien loin de ces chicanes puériles. Ln regard en la, un sourire en ta sont peut-être difficiles à concevoir; mais on ose à peine en parler après avoir lu la description du tableau miraculeux de don Federico. La peinture est désormais affranchie, elle peut traiter librement les sujets les plus complexes. Qu’on ne vienne plus nous dire qu’elle est condamnée à choisir dans une scène historique ou poétique un seul moment, à réunir tous ses efforts pour la représentation de ce moment! Des affirmations si téméraires, si étourdies, ne sont permises qu’à ceux qui n’ont pas lu la biographie de don Federico par M. Ochoa, son beau-frère. Non, la peinture n’est pas condamnée à ne choisir qu’un seul moment dans une action donnée : elle marche de pair avec la parole et peut tout aborder. Toutes les écoles s’évanouissent devant le prodige qui nous est signalé par le biographe de don Federico. Je comprends maintenant, hélas! je comprends trop tard pourquoi don Federico a dédaigné d’imiter Murillo et Velasquez. Beaux modèles vraiment pour un peintre prédestiné! Velasquez et Murillo ont-ils jamais rien conçu, rien inventé qui se puisse comparer au médecin immortalisé par la plume de M. Ochoa? Réduits à l’emploi de facultés purement humaines, tantôt ils se sont efforcés de copier ce qu’ils voyaient; tantôt, prenant un essor plus hardi, ils ont essayé d’agrandir les modèles placés devant leurs yeux. Leur tâche, qui passait depuis longtemps pour glorieuse, n’est plus maintenant qu’une tâche mesquine. Parlons franchement; n’essayons pas d’atténuer la vérité dans la crainte de déranger les opinions accréditées. Velasquez et Murillo, comparés à don Federico, ne sont vraiment que des pygmées. Les esprits vulgaires peuvent seuls s’obstiner à les traiter de grands. Nous savons désormais ce qu’ils valent, nous les avons mesurés; don Federico a plus de talent dans son petit doigt que Velasquez et Murillo réunis. On aura beau citer l’histoire et dire que le tableau décrit par M. Ochoa dépasse les limites assignées à la peinture, on ne réussira pas à détruire l’effet de cette merveilleuse biographie. L’Espagne tout entière a vu le médecin de sa majesté Ferdinand VII exprimer la tristesse d’un sujet dévoué, la curiosité du savant, le sentiment d’une immense responsabilité! L’Espagne tout entière ne s’est pas trompée en s’associant à l’admiration de M. Ochoa. Toutes les classes de la société se sont confondues dans un même sentiment, et le plus grand nombre des spectateurs ignorait peut-être les présages du 12 février 1815.

Ainsi don Federico, en peignant le médecin de sa majesté Ferdinand VII, a bien mérité de son pays et de l’Europe. Il a montré clairement jusqu’où peut atteindre la puissance du pinceau. Cependant notre joie n’est pas sans mélange. Le prodige raconté par M. Ochoa, dont nous admettons sans hésiter l’authenticité parfaite, est un prodige opéré par un peintre prédestiné. Entre la reine Marie-Christine au chevet de son mari et la conversion du prince allemand, il existe une relation que rien ne saurait effacer. Il y a donc lieu de craindre que le prodige ne porte pas profit. Don Federico a franchi les limites naturelles de la peinture : qui oserait le nier? mais pourquoi les a-t-il franchies? Parce qu’il était doué dès son berceau d’une puissance surhumaine. Ce qu’il a fait, d’autres ne pourront pas le faire, à moins que leur baptême n’ait été accompagné de présages merveilleux. Si leur parrain n’a pas été récusé par le prêtre officiant pour cause d’hérésie, il faudra qu’ils se résignent à suivre les erremens vulgaires. Ils tenteraient vainement de marcher sur les traces de don Federico. C’est là sans doute un légitime sujet d’affliction. Je ne veux pas leurrer les peintres d’Europe en leur proposant comme facile une tâche qui sera toujours au-dessus de leurs forces; qu’ils ne perdent pourtant pas courage, qu’ils s’acheminent vers Madrid, et obtiennent la vue du chef-d’œuvre! Un tel pèlerinage leur méritera peut-être la faveur du ciel; en voyant le médecin de sa majesté Ferdinand VII, ils méditeront sur la mesquinerie de leurs ouvrages, et, de retour dans leur patrie, ils concevront les projets les plus hardis. Si la première place n’appartient qu’aux peintres prédestinés, on peut encore être grand en demeurant au-dessous d’eux.

Pour nous, qui n’aspirons pas à la gloire, dont la tâche modeste se réduit à la recherche de la vérité, nous aurons soin désormais de ne jamais parler d’une œuvre nouvelle sans avoir recueilli des informations précises sur le compte de l’auteur. Si les astrologues ont observé à l’heure de sa naissance des conjonctions caractéristiques, nous les mentionnerons, afin d’alléger la responsabilité qui nous est imposée. S’il nous arrive de prononcer des jugemens singuliers, d’approuver ce que la foule désapprouve, nous ne craindrons pas d’exciter l’étonnement, car nous ajouterons à nos paroles l’autorité des présages. Nous pourrons traiter légèrement les lois du dessin, et ne pas exiger dans les contours du bras, dans la longueur des phalanges, dans l’attache du poignet, le respect scrupuleux du modèle. Nous verrons sans surprise le peintre ne tenir aucun compte du masque humain. Personne, après avoir lu nos prolégomènes biographiques, n’osera contester la vérité de nos affirmations. C’est pour la critique une voie toute nouvelle. La discussion se traînait dans l’ornière; grâce à la biographie de don Federico, elle va renoncer à ses habitudes mesquines : elle ne s’en tiendra plus aux lumières de la raison naturelle. Les lois du goût seront remplacées par une donnée inconnue jusqu’ici dans l’histoire de l’art, — la notion des signes fatidiques.

M. Madrazo a fait plusieurs voyages en France. Son biographe cite avec complaisance et même avec fierté tous les hommes illustres qui l’ont honoré de leurs conseils et de leur amitié. C’est une belle chose assurément que la reconnaissance, mais il faudrait qu’elle fût accompagnée d’un peu de discernement. Or, dans l’énumération faite par M. Ochoa, je vois figurer M. Dauzats. Si l’Espagne prend M. Dauzats pour un homme illustre, c’est de sa part une étrange aberration. Chez nous, M. Dauzats n’a jamais passé que pour un artiste doué d’une certaine adresse dans le maniement du pinceau; mais personne n’a jamais songé à lui conférer le titre d’illustre. Si je mentionne cette bévue, c’est que sans doute M. Ochoa exprime l’opinion de don Federico. Voilà donc M. Dauzats placé parmi les hommes illustres de la France! Et dire qu’il suffit de rester en-deçà des Pyrénées pour être d’un autre avis! C’est bien le cas de s’apitoyer sur le néant et l’instabilité de la gloire! Après M. Dauzats, M. Alaux, autre illustration qui ne nous étonne pas moins. M. Ochoa ne parle ni de M. Eugène Delacroix, ni de M. Paul Delaroche. J’ai donc lieu de penser que don Federico ne connaît pas tous les hommes illustres de notre pays, et je comprends maintenant pourquoi il s’accommode si difficilement de la discussion. MM. Delacroix et Delaroche lui auraient appris que chez nous les mérites les plus éclatans sont soumis au contrôle de l’opinion publique. Il est probable que l’illustre M. Dauzats a négligé de l’édifier à cet égard.

En 1835, don Federico publiait à Madrid un journal d’art et de littérature. S’il faut en croire son biographe, son beau-frère, ce journal ne se distinguait pas précisément par la modération. Il paraît que la polémique n’y était pas toujours réglée par les conseils de la prudence et de la sagesse. M. Ochoa, en ami fidèle et dévoué, met sur le compte de la jeunesse les véhémences de M. Madrazo. C’est à merveille, je ne demande pas mieux que d’accepter l’excuse proposée; mais ne conviendrait-il pas, quand on a péché soi-même, péché d’une manière authentique, de se montrer plus tolérant envers le prochain? Sied-il bien d’abriter son amour-propre derrière une plainte en diffamation, quand on a soi-même affligé de ses paroles les poètes et les artistes de son temps? C’est une question que nous soumettons à M. Ochoa, et que sans doute il voudra bien transmettre à son beau-frère.

Enfin je trouve dans la biographie publiée à Madrid des fragmens d’une correspondance adressée par don Federico à M. Ochoa. Ces fragmens seraient sans intérêt, sans importance, si on négligeait de les comparer aux œuvres du peintre prédestiné. Dans la familiarité de ses épanchemens, il traite assez lestement les peintres français. Il les accuse de méconnaître la grandeur et le rôle nécessaire de l’idéal. Si le reproche ne venait pas de don Federico, il n’aurait pour nous rien d’étonnant; mais dans sa bouche il nous surprend à bon droit. Oui sans doute, l’idéal est trop souvent méconnu parmi nous. Pour articuler ce grief, il conviendrait d’avoir soi-même respecté l’idéal dans ses œuvres, et je crois que don Federico n’est pas précisément dans cette condition. Dans sa correspondance, il parle avec admiration, avec ferveur, parfois même avec emphase, de Giotto, de Fra-Angelico, d’Overbeck, — avec légèreté de la peinture française prise dans son ensemble. On croirait, à l’entendre, qu’il professe, le pinceau à la main, un culte assidu pour l’idéal. A ses yeux, les Allemands sont les seuls aujourd’hui qui comprennent la peinture religieuse. Que ces paroles se convertissent en œuvres, et sans vouloir placer Overbeck sur la même ligne que Raphaël, nous ne serons pas avare d’applaudissemens; mais, hélas, comment faire? Comment partager l’enthousiasme de M. Ochoa pour son beau-frère? En regard de cette précieuse correspondance, qui nous révèle si clairement les pensées intimes de don Federico, nous sommes obligé de mettre une œuvre signée de son nom, Godefroid de Bouillon à Jérusalem, qui se voit à Versailles dans la salle des Croisades. Or ce tableau, de l’avis unanime de tous les juges désintéressés dans la question, ne relève ni de Giotto, ni de Fra-Angelico, ni d’Overbeck. Ni les Florentins, ni les Allemands n’ont rien à revendiquer dans cette composition. C’est une œuvre matérialiste dans le sens le plus triste du mot. S’il fallait absolument trouver un parrain pour Godefroid de Bouillon à Jérusalem, je nommerais M. Monvoisin ou M. Philippoteaux, deux hommes illustres comme M. Dauzats que don Federico a peut-être connus dans ses voyages. Vanter l’Italie et l’Allemagne pour arriver à l’imitation servile de la France, c’est tout au moins une conduite imprudente. Sans les indiscrétions de M. Ochoa, nous n’aurions jamais deviné la prédilection de don Federico pour Giotto et pour Overbeck. S’il est sincère dans les théories qu’il expose, il les oublie bien facilement, car ses œuvres n’en portent pas l’empreinte la plus légère.

Dans la peinture de portrait, ni Giotto, ni Fra-Angelico ne pouvaient lui servir de guides. Il trouvait en Espagne, en Italie, en Belgique des modèles justement admirés. Malgré ses doctrines idéalistes, il a pris conseil de MM. Pérignon et Winterhalter. C’est à eux qu’il a demandé l’art de peindre les étoiles et d’éblouir les yeux sans parler à l’intelligence. Moins habile que ses maîtres, qui ne comptent pas parmi les plus habiles, il a pourtant réussi, au témoignage de son biographe, et le succès lui a tourné la tête. Enivré d’éloges, il a cru que sa renommée défiait tout contrôle.

J’ai eu sous les yeux un portrait de la reine Isabelle gravé très délicatement par M. Martinez d’après un dessin de don Federico. Le burin n’a pas réussi à dissimuler la gaucherie du crayon. Ce que je blâmais en 1855 dans le portrait de la comtesse de Vilches, je le retrouve dans le portrait gravé de la reine : les bras ne sont pas en perspective. Je ne sais pas si M. Dauzats en est content, mais à coup sûr M. Ingres n’en serait pas satisfait. Ce n’est pas là un ouvrage imaginaire sans doute. La gravure de M. Martinez est à Paris, et quoi- qu’elle me plaise mieux que toutes les œuvres de don Federico envoyées l’année dernière à l’exposition universelle, elle ne change rien à mon opinion, car si le burin me paraît habile, le crayon est demeuré maladroit. Les doctrines idéalistes ne sauraient excuser la manière invraisemblable dont les bras sont rendus. Et pourtant M. Ochoa nous assure que son beau-frère, après avoir tâtonné malgré les présages miraculeux de son baptême, après avoir essayé deux styles, possède maintenant un style magistral, et comptera parmi les noms les plus glorieux de son pays. Je n’ai pas la prétention de deviner le jugement de la postérité; cependant je crois que Godefroid de bouillon à Jérusalem et le portrait de la reine Isabelle gravé par M. Martinez, que j’ai vu, et dont je parle aujourd’hui parce que je l’ai vu, ne sont pas des titres sérieux à l’admiration des générations futures.

Don Federico n’a rien négligé pour conquérir la popularité. A l’époque même où il s’abandonnait à toute l’ardeur de la polémique, il lithographiait pour ses lecteurs tous les hommes qui jouissaient en Espagne de quelque crédit, poètes, peintres, sculpteurs, hommes d’état. Le calcul n’était pas maladroit. Malheureusement don Federico n’était connu en France que par son tableau de la galerie de Versailles, et ce n’était pas une recommandation suffisante pour imposer silence à la discussion. Nous avons parlé de lui aussi librement que de son maître Winterhalter. Le portrait de l’impératrice, entourée de ses dames d’honneur, nous a paru mériter un blâme sévère, et nous n’avons pas hésité à dire franchement ce que nous en pensions. Est-ce que don Federico, élève de M. Winterhalter, serait inviolable? est-ce qu’il serait défendu de parler en termes clairs et précis d’un peintre parvenu à sa troisième manière? De quel droit don Federico s’avise-t-il de décliner la compétence des écrivains français, acceptée par M. Winterhalter? Que signifie l’envoi de ses ouvrages à l’exposition universelle? Il est venu solliciter les éloges de la presse parisienne, et plus d’une plume complaisante a répondu à ses espérances. Il n’a pas à se plaindre de M. Théophile Gautier par exemple. Pourquoi donc ne se résigne-t-il pas de bonne grâce à entendre le blâme après l’éloge? Nous ne savions pas qu’il en était à son troisième style; comment l’aurions-nous su? Entre le Godefroid de la galerie de Versailles et le portrait de la duchesse de Medina-Cœli, il y a si peu de différence, qu’on ne peut deviner les révolutions profondes accomplies dans la pensée de l’auteur. Si quelqu’un est responsable de notre ignorance, c’est à coup sûr M. Ochoa. Pourquoi les visiteurs du Palais des Beaux-Arts n’ont-ils pas trouvé la biographie de don Federico à côté du livret officiel de l’exposition? Par la lecture salutaire de ce précieux document, ils auraient appris toute la valeur, toute l’importance de ce peintre merveilleux. S’ils se sont trompés, si nous avons partagé leur méprise, que notre faute commune retombe sur la tête de M. Ochoa. Il dépendait de lui de nous éclairer, d’inonder les esprits de lumière. Il a négligé de dire à la France ce qu’il avait dit à l’Espagne. Il n’a pas désigné à nos acclamations le grand peintre qui lui avait révélé toutes ses pensées dans une correspondance familière. J’ai tâché de réparer le mal qu’il avait fait à son insu. Aurai-je réussi? Dans tous les cas, il reste à don Federico l’admiration d’un peintre illustre, l’admiration de M. Dauzats. Avec une telle consolation, l’indulgence n’est pas difficile.

Je n’insisterais pas sur ma défense, si j’étais seul en cause : je me contenterais d’avoir établi ma bonne foi; mais il s’agit d’une question de principe. Que M. Madrazo gagne en appel comme il a gagné en première instance, une nouvelle jurisprudence s’établira bientôt, et la critique est réduite au silence. Il ne sera plus permis de discuter les questions de goût. Peinture, statuaire, architecture, musique, poésie, toutes les formes de l’imagination sont désormais affranchies de tout contrôle. Une ère toute nouvelle commence pour les arts; le blâme a disparu sans retour. Une louange universelle accueille avec empressement tous les ouvrages qui veulent bien se produire. La douceur de ce régime sans précédent, inconnu jusqu’ici dans l’histoire de l’imagination, excite l’envie des nations voisines. Les peintres, les sculpteurs, les poètes, méconnus par leurs compatriotes ou jugés trop librement, franchissent nos frontières. La race des Zoïles est à jamais éteinte. Nous allons voir croître, grandir et se multiplier toute une génération d’Homères. Quel rêve enivrant! Si M. Madrazo réussit dans son entreprise, s’il transforme les questions de goût en questions de dignité et de considération personnelle, il aura mérité les honneurs décernés à l’Apollon Pythien. Les peintres de tous les pays, délivrés par lui du serpent venimeux qui ravageait les plus riches contrées de l’imagination, n’hésiteront pas à lui dresser des statues. S’il lui prend fantaisie de se mettre en voyage, il trouvera sur sa route des arcs de triomphe improvisés par la reconnaissance de ses contemporains. Il ne marchera plus qu’au bruit des fanfares. Tous les musées de l’Europe réserveront à son image une place d’honneur; un distique latin indiquera les services éminens rendus par lui aux arts libéraux.

C’est ce que j’appellerai le côté poétique de la question. Revenons au côté prosaïque. Des personnes très dignes de foi m’assurent que dans sa patrie même don Federico de Madrazo est dès à présent très sérieusement discuté. On s’accorderait à reconnaître, au-delà des Pyrénées comme en-deçà, qu’il n’appartient pas à la famille de Murillo et de Velasquez. L’exemple fâcheux donné par la France aurait porté en Espagne de bien tristes fruits. Le peintre prédestiné dont le baptême opérait si miraculeusement la conversion d’un prince protestant serait jugé à Madrid même avec une témérité qui touche à l’hérésie. C’est pour moi sans doute un grave sujet de réflexion. Chaque fois que j’y songe, l’immense responsabilité qui m’est imposée me frappe d’épouvante. Avoir compromis une telle gloire, quel remords pour ma vie tout entière! Ni sommeil ni repos, toujours et partout le souvenir d’une parole imprudente que je voudrais en vain effacer! Cependant tous ceux qui s’associent à ma faute allègent à leur insu ma responsabilité. Qu’il me soit donné de lire en langue castillane : « Don Federico de Madrazo n’est pas le premier peintre de toutes les Espagnes et du monde entier, » et j’espère qu’un sommeil bienfaisant, un sommeil réparateur viendra visiter mes paupières. Mes nuits ne seront plus tourmentées par des songes vengeurs. Si les écrivains espagnols expriment leur sentiment en paroles timides, s’ils ne disent pas franchement le rang qui appartient à don Federico dans l’histoire de la peinture, mon sort est digne de pitié. Puisse donc ma voix parvenir au-delà des Pyrénées et recruter pour moi de vaillans défenseurs! Si le secours que j’invoque venait à me manquer, je n’aurais plus qu’à jeter ma plume au feu.

Comment don Federico, peintre et journaliste, s’est-il décidé à me faire un procès? Je n’essaierai pas de le deviner. A-t-il bien mesuré toutes les conséquences de sa résolution? A-t-il oublié les pages écrites dans sa jeunesse, et que son biographe même, dont la bienveillance ne saurait être mise en doute, n’hésite pas à désapprouver? Ne craint-il pas que ces pages téméraires, publiées il y a vingt ans, ne témoignent aujourd’hui contre lui?

Quant au jugement que j’ai porté de ses œuvres, je n’ai rien à y changer. Si j’avais su l’année dernière ce que je sais maintenant, j’aurais appris au public ce que je viens d’apprendre; mais je serais arrivé malgré moi aux mêmes conclusions. Les révélations de M. Ochoa auraient offert au lecteur un agréable délassement, mais n’auraient pas altéré les conditions de la peinture. Pour approuver ce que j’ai désapprouvé, je n’aurais pu invoquer que le baptême miraculeux de don Federico, et la race des incrédules est si nombreuse parmi nous, que j’aurais eu bien des chances contre moi. Les amis de M. Madrazo me reprocheront de l’avoir jugé comme un homme ordinaire, sans m’enquérir de ses antécédens. C’est le seul reproche que j’accepte de leur part, et je n’essaie pas d’y répondre. Depuis vingt-cinq ans, j’ai toujours estimé les œuvres que j’avais étudiées sans tenir compte de la vie de l’auteur. Ce n’est pas que je dédaigne la biographie; je souhaite vivement que tous les artistes contemporains trouvent dans leur famille un historien aussi dévoué, aussi fidèle, aussi disert que M. Ochoa; mais comme il n’est pas donné à l’homme de pénétrer les desseins de la Providence, de savoir quelle tâche elle assigne aux lutteurs entrés dans l’arène, en parlant d’un tableau, d’une statue, d’un poème, le plus sage est peut-être de nous en tenir aux lumières de la raison naturelle. Au-delà des Pyrénées, on est parfois d’un autre avis, j’ai lieu de le penser. M. Ochoa, en écrivant la biographie de don Federico, n’aurait pas insisté sur l’enfance merveilleuse de son héros, s’il n’avait pas trouvé autour de lui des esprits tout prêts à recueillir sa parole sans la discuter. En-deçà des Pyrénées, les récits merveilleux n’obtiennent pas un accueil aussi empressé. Il ne dépend pas de moi de changer les habitudes intellectuelles de mon pays. A quoi donc se réduit ma faute envers don Federico ? J’ignorais sur lui les grands desseins de la Providence, et j’ai parlé de lui aussi librement que des peintres les plus illustres de l’Europe. Aujourd’hui, malgré les révélations de son biographe, je n’ai pas changé d’avis. Il s’étonne de mon endurcissement et s’indigne de mon incrédulité. Hélas! je lutterais en vain contre l’infirmité de ma nature : la foi n’est pas un acte volontaire, et je n’ai visité Saint-Pierre de Rome que vingt-cinq ans après le baptême de don Federico.


GUSTAVE PLANCHE.

  1. Le portrait de la reine Isabelle est inscrit au livret de l’exposition universelle des beaux-arts de 1855, page 68, sous le n° 594.
  2. Voici ce qu’écrivait M Gantier dans le feuilleton du Moniteur du 29 décembre 1855 : « Les portraits de S. M. La reine Isabelle et de S. M le roi don Francisco de Asis ont cet aspect riche, étoffé et pompeus, qui convient à la peinture d’apparat, et tiendront magnifiquement leur place dans une salle du trône. »
  3. On doit comprendre en effet que je ne pouvais accepter sans une vive protestation la lettre de M. Madrazo, qui, en mutilant ma pensée, me faisait dire ce que je n’avais pas dit, pour en tirer des inductions contre ma bonne toi. De là la transaction qui eut lieu.
  4. D. Federico de Madrazo y Kuntz, par Eugeaio de Ochoa, dans la collection qui a pour titre Galeria de Españoles celebres contemporaneos, Madrid 1845.