Un Peintre mélomane - Fantin-Latour et la musique

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Un Peintre mélomane - Fantin-Latour et la musique
Revue des Deux Mondes5e période, tome 35 (p. 365-380).
UN PEINTRE MÉLOMANE

FANTIN-LATOUR ET LA MUSIQUE
D’APRÈS DES LETTRES INÉDITES


I

Qu’un peintre goûte infiniment la musique et s’y délecte, qu’il s’y exerce même et qu’il en exécute à ses momens de loisir, il n’y a rien là que de naturel et tout aussitôt nous revient en mémoire le souvenir d’Ingres qui n’était pas médiocrement fier de son agréable talent sur le violon ; mais qu’un peintre aime la musique au point d’y trouver un puissant réconfort dans ses jours de fatigue ou de doute, qu’il soit épris de l’art des sons jusqu’à chercher dans les chefs-d’œuvre des maîtres les sujets de la plupart de ses dessins ou toiles d’imagination, lui, le peintre de la réalité et de la vie, de la vie chez les hommes et chez les fleurs, voilà ce qui est tout à fait exceptionnel, peut-être unique, et ce qui est à considérer, pour nous, chez l’artiste dont les maîtresses œuvres, réunies par les soins de M. Léonce Bénédite, attiraient récemment la foule à l’École des Beaux-Arts.

Par combien de compositions idéales, peintures, pastels ou lithographies, Fantin-Latour n’a-t-il pas témoigné de la profonde admiration que lui inspiraient les plus hautes créations de l’art musical, de la sensibilité si avisée, de l’instinct si sûr qui le poussèrent dès le premier jour vers les maîtres discutés, méconnus, injuriés, mais à qui un avenir plus ou moins rapproché réservait une réparation triomphale ! Certes ses œuvres peintes ou gravées parlent avec éloquence et suffiraient à dire à ceux qui ne l’ont pas connu quelle influence ont exercée sur lui les plus grands maîtres de la musique au XIXe siècle ; mais peut-être sera-t-il intéressant de saisir sur le vif, dans l’instant même où il les ressentait et les confiait à des amis de choix, l’expression de ses sentimens d’admiration et de son enthousiasme en présence des œuvres qui se révélaient à lui et le troublaient si fort qu’il regrettait parfois de n’avoir pas reçu du ciel le don de création musicale, afin de pouvoir se livrer plus complètement à l’art qui lui procurait d’aussi vives jouissances.

Si Fantin fut, durant toute sa vie, très désireux d’entendre de la musique et s’il s’absorbait, des soirées entières, dans l’audition d’œuvres exécutées d’une façon plus ou moins brillante par des amis partageant ses admirations et ses antipathies ; s’il fréquenta beaucoup les théâtres et les concerts avant de se renfermer dans sa tour d’ivoire de la rue des Beaux-Arts, ce fut surtout en deux circonstances qu’il fut profondément bouleversé par le démon de la musique : d’abord au moment de la grande prospérité des Concerts populaires qui le passionnèrent, lui et tous ceux de son âge, en leur révélant quantité de chefs-d’œuvre dont ils ne connaissaient jusque-là que le titre ou qu’ils devaient se contenter de jouer au piano ; ensuite, à l’heure des premières représentations de Bayreuth, auxquelles un ami lui procura inopinément le moyen d’assister. Or, à ces deux époques, Fantin, qui n’avait pourtant pas la plume abondante, fut comme emporté par le désir de communiquer à d’autres ses joies, ses surprises, ses enthousiasmes ; d’enflammer ses amis comme il l’était lui-même, et ce sont ces lettres-là, toutes inédites jusqu’ici, qui vont nous permettre de le voir sous le coup immédiat des émotions qu’il avait ressenties, de les lui entendre traduire en un langage d’autant plus vibrant qu’il est moins apprêté et plus familier.


II

C’est durant les trois séjours que Fantin fit en Angleterre, en 1859, 1861 et 1864, tantôt à Londres chez le célèbre graveur Seymour Haden, beau-frère de son ami Whistler, tantôt à Sunbury, chez M. et Mme Edwards, qu’il eut la révélation de la musique et du maître qui devaient exercer tant d’empire sur lui, car il rencontra là des dames très au courant de la musique allemande, et il se rappelait toujours avec quelle émotion il avait entendu chanter par une jeune Grecque, Mlle Ionidès, qui devait épouser le pianiste, écrivain et conférencier bien connu, Edouard Dannreuther, une mélodie d’un compositeur totalement inconnu de lui : Mondnacht (l’Heure du mystère), de Robert Schumann, Mais comment, lui qui n’aimait guère à quitter son logis, avait-il été amené à traverser ainsi la Manche jusqu’à trois fois ? Uniquement par l’influence ou à cause de Whistler. Tout d’abord il avait cédé aux instances de son camarade qui désirait lui faire connaître son pays d’adoption, le présenter dans sa famille ; ensuite il s’était lié à Paris, sur la recommandation de Whistler, avec un jeune peintre anglais du nom de Ridley, et celui-ci ayant reçu la visite de son compatriote Edwards, l’avait mis en rapport avec Fantin. Le jeune voyageur fut charmé de l’accueil qu’il reçut en Angleterre, en premier lieu dans la famille de Whistler, puis chez les Edwards : il se sentit tout de suite en confiance avec ses hôtes (c’est en 1861 qu’il commença le portrait de Mme Edwards seule, terminé en 1864) ; il les prit dès lors pour confidens de ses joies, de ses craintes, de ses espoirs, et c’est ainsi que se noua entre eux et lui une solide et vigilante amitié qui dura jusqu’au dernier jour, qui dure encore entre Mme Edwards et Mme Fantin-Latour.

1862 : c’est l’année où le nom de Richard Wagner, hué et sifflé l’année précédente à notre Opéra, reparaît sur une affiche à Paris, grâce au courageux Pasdeloup qui, le 10 mai, quatorze mois après la déroute de Tannhäuser, ose bien jouer pour la première fois la grande marche du concours, non sans avoir la prudence de la mettre à la fin d’un concert de bienfaisance au profit de l’Œuvre de Notre-Dame-des-Arts. Fantin y court : « Eh bien ! Wagner marche donc dans l’esprit des foules ! écrit-il sur l’heure à Edwards. Je regrette toujours de voir mes adorations adorées par d’autres, surtout quand cela arrive à la masse du monde. Je suis très jaloux quand j’aime. » Et d’enthousiasme, impatient de proclamer son « amour, » aussi vite qu’il a pris la plume, il saisit son crayon et, pour célébrer ce premier triomphe de Wagner à Paris, compose cette belle lithographie du Venusbery, qui, complètement transformée, deviendra, deux ans plus tard, le tableau à l’huile admis au Salon de 1864, en même temps que l’Hommage à Delacroix. Au mois de septembre de cette année 1864, Fantin, alors âgé de vingt-huit ans, retournait à Sunbury, où la vie était fort agréable où il se faisait expédier par sa mère des pièces de piano, de Schumann, destinées à Mme Edwards ; où il dessinait la curieuse et très rare eau-forte qui représente Edwards jouant sur la flûte un morceau de Schumann avec sa femme qui l’accompagne au piano ; d’où il écrivait enfin à ses parens :


Que vous dirai-je de nouveau ? Rien. J’ai commencé à travailler, je suis heureux, je crois que c’est tout. Ta lettre, ma chère mère, m’a fait grand plaisir et je vais répondre en la relisant, car que vous dirais-je ? Que je relis les Misérables qui me font grand plaisir, que la musique de Schumann que Madame joue dans la chambre à côté est superbe, que j’entre dans un monde musical qui me plaît beaucoup. Cette musique de l’avenir, je la pressentais. C’est celle-là que j’aimerais faire, si j’étais musicien, hélas !


Ce dernier séjour à Sunbury avait sensiblement resserré les liens entre ses amis d’Angleterre et Fantin, si bien que les lettres qu’ils échangent deviennent plus fréquentes ; que leur correspondance prend alors une tournure plus familière, une correspondance où la musique tient une large place en raison des œuvres auxquelles il s’était initié chez les Edwards et de leur commune admiration pour l’auteur de Manfred.


J’envoie en même temps que ma lettre, — écrit-il en octobre 1864, soit très vite après son retour à Paris, — j’envoie en même temps que ma lettre une Vie de Robert Schumann, que le marchand de musique m’a indiquée. Madame, lisez-la, je vous prie. Cela vous servira pour jouer cette musique ; c’est court, mais c’est très utile pour comprendre ce grand artiste. Il faut s’être attendri, avoir connu les souffrances de cette vie pour bien comprendre cette musique. Oh ! je suis tout entier au culte de ces grands artistes. Voilà ma religion, l’Art ; voilà le seul idéal, la seule chose pure dans l’homme... En attendant le travail, l’envie de reprendre mes études, je me laisse aller à la musique. Hier c’était le premier Concert populaire de musique classique, dont je vous ai parlé. J’y ai été. C’était Jubel-Ouverture, de Weber, avec le chant national anglais à la fin. Une superbe symphonie de Haydn avec un adorable minuetto. Quelle belle musique ! La polonaise de Struensée (opéra joué en Allemagne), de Meyerbeer, m’a paru n’avoir pas la grandeur de toute la musique de ce concert. Un andante de Mozart, vous savez : Mozart, c’est tout dire, un andante de cet ange ! Puis, pour finir, la grandiose symphonie de Beethoven en ut mineur. C’est foudroyant, l’on est emporté dans un monde splendide. Schumann a dit quelque chose de bien : « C’est haut comme le ciel, c’est profond comme la mer. » Oui, l’on est là, au centre, pris de vertige ; on ne sait où l’on est entraîné sur ces hauteurs, dans ces profondeurs...


Puis, après avoir entretenu ses amis de choses qui n’ont pas trait à notre sujet, il ne se tient pas de terminer sa lettre comme il l’avait commencée, en parlant de Schumann, en célébrant les louanges de celle auprès de qui, disait-il, le maître, brisé par le travail, devait être si heureux de reposer sa tête fatiguée.


Je crois que quand vous lirez la vie de Schumann, cela vous intéressera comme moi, quoique dans un autre milieu. Moi, je l’ai lue sans désemparer. J’étais au Louvre, assis devant les Rembrandt (c’est mon « éternelle rumeur » à moi), et j’ai été bien intéressé. Sous cette biographie je vois une nature que je comprends. Qu’il a été malheureux, que Clara Schumann a dû être pour lui une Providence ! Elle est bien intéressante, avec cette continuelle persistance à faire entendre ses œuvres après sa mort. Comme cela doit être doux pour lui quand il l’entend ! Que la femme est merveilleuse quand elle est comme celle-là !... Vous verrez cette vie terrible avant son mariage, quand elle jouait dans les concerts, vous le verrez jaloux de ces gens du monde n’aimant rien et toujours prodigues des complimens qu’ils savent dire, puisqu’ils les débitent à toutes les femmes. Ce piano devenu presque impossible, cette famille en lutte, voilà l’explication de sa folie et, sans Clara, cela serait venu plus vite ; nous lui devons son œuvre peut-être. Ce sera un pèlerinage pour moi, si cet hiver elle vient à Paris donner des concerts.


Cette admiration reconnaissante pour Clara Schumann en raison de l’influence qu’une compagne aussi aimante et dévouée peut et doit exercer sur le génie et les créations de l’artiste à qui sa vie est associée, se manifeste à diverses reprises dans les lettres du peintre, comme s’il eût souhaité, pressenti le bonheur que l’avenir lui réservait à lui-même. Un jour, comme son enthousiasme croissant pour Schumann l’avait fait causer, lui si peu liant d’habitude, avec un autre habitué des Concerts populaires, ce dernier qui avait eu plusieurs fois l’occasion d’entendre jouer Clara, parlait d’elle à Fantin qui se hâtait de rapporter à Mme Edwards cette conversation si captivante :


« J’avais entendu parler d’elle, de sa tendresse pour son mari, de son amour pour la bonne musique. Je vis paraître une femme en noir, très simple, non plus jeune, mais qui avait dû être belle, de cette beauté que les artistes aiment ; elle se met au piano très simplement, avec respect, sans musique devant elle, et joue une sonate de Beethoven. Dès les premières notes, je compris que j’entendais quelque chose de nouveau, c’est-à-dire une artiste ; tous les souvenirs de pianistes s’envolèrent. Je n’avais pas là un de ces exécutans qui jouent, comme l’on dit, avec inspiration ; c’était un jeu pur, précis, mesuré, rigoureux. Tout d’abord, j’avais été pris d’attention pour quelque chose de nouveau, puis, au bout d’un quart d’heure, un intérêt très grand, puis l’enthousiasme, provoqué par le mérite de ce respect pour l’Art, pour l’œuvre de l’artiste. C’était un respect qui ressemblait au recueillement de la prière ; je venais d’entendre enfin la musique d’un homme aimé, de voir un artiste compris et vénéré. Ce fut très beau lorsqu’elle joua des œuvres de son mari, et je ne puis vous en dire davantage, il faudrait l’entendre ; c’était la compréhension et le respect même que le jeu de cette grande artiste ! » — Moi, madame, enthousiaste et bien un peu fou, à ce que m’a dit cette personne, je pensais que Schumann devait être là, qu’il était là peut-être, pas l’homme, mais l’artiste, heureux et reconnaissant. Elle doit le penser aussi, j’en suis sûr.


Le jeune peintre va également passer quelques soirées aux Italiens. Il y entend Don Giovanni, dont l’ouverture lui rappelle les agréables séances de musique à Sunbury, chez ses amis ; Don Giovanni, merveilleux, dit-il, mais bien mal exécuté par de mauvais chanteurs, exception faite de la Patti dans Zerline, « avec un commandeur semblable à un garde national en plâtre et qui a fait éclater de rire toute la salle. » Il y entend aussi la Traviata, « musique d’enragé, peu de musique, c’est vrai, mais quelque chose d’un homme passionné, ce qui est rare aujourd’hui ; » puis, tout de suite après avoir émis ce jugement qui surprendra un peu ceux qui se rappellent comment il parlait de Verdi sur la fin de sa vie :


Rentrons dans l’art, ajoute-t-il dédaigneusement ; je suis un fervent du Concert populaire. J’ai fait amende honorable à Mendelssohn ; vraiment, pour le bien juger, l’orchestre est indispensable. Dans ce Songe d’une nuit d’été, il est merveilleux de sonorité, il a des effets d’instrumentation superbes, il remplace beaucoup par cela les idées mélodiques.


Mais quel n’est pas son chagrin, on pourrait presque dire son désespoir en entendant très peu applaudir et beaucoup siffler à ce même concert une « superbe symphonie » de Schumann (c’était celle en si bémol, dont Pasdeloup donnait ce jour-là la première audition) !


Les chut ! chut ! m’entraient dans le cœur, écrit-il. Si vous m’aviez vu, madame, moi dans la salle, vous m’auriez reconnu rien qu’à la rougeur de ma figure. J’étais bien malheureux, et pourtant cela m’a fait l’effet du Schumann que Mme Thompson nous joua : même grandeur, même abondance de belles idées, même caractère de cette musique. Je trouve que, là, au milieu de Haydn, Mozart, Beethoven, il se tient par l’originalité de ses idées qui sont bien de lui et c’est, je crois, ce qui explique l’opposition qu’il y a contre lui ; on a horreur du nouveau, cela nous irrite, nous aimons les redites, nous n’aimons pas les opinions autres, les différens caractères. De ce grand artiste, j’ai entendu chez Mme Meurice, par elle et Mme Manet, les Reflets d’Orient à quatre mains ; ce sont, madame, les morceaux que jouèrent vos sœurs. Oh ! que cela est beau ! J’étais transporté, tellement que l’on s’est moqué de moi ; Champfleury m’a appelé Schumanniste, le nom me reste. Eh bien ! j’en suis fier. Mais nous n’avions entendu que trois de ces morceaux, les trois autres aussi sont superbes, il y en a un surtout qui est ravissant, c’est inouï.

Tout à la fin de cette même année 1864, Fantin ressentait une commotion des plus violentes en entendant l’ouverture du Vaisseau fantôme, que Pasdeloup exécutait pour la première fois :


Hier, écrivait-il le 26 décembre, j’ai commencé la journée par le concert dont je m’étais privé depuis quelque temps. Mais l’on jouait l’ouverture du Vaisseau fantôme, de Richard Wagner, dont j’ai été enthousiasmé. Je ne puis vous donner une idée de cette musique. L’orchestre dans ses mains est inouï, le début de l’ouverture est incomparable : de merveilleuses sonorités, étrangetés appartenant à lui seul ; l’on aurait dit que c’était écrit avec d’autres notes et d’autres instrumens. Ma pauvre tête a été emportée par ce tourbillon merveilleux. Je suis rentré chez moi par un froid très dur sans le sentir, ou plutôt le sentant avec plaisir ; ce vent froid me coupait la figure, me mordait les joues, mais je rêvais ; j’étais transporté. Oh ! le grand bonheur que me donne la musique ! Je pensais à ces grands artistes : quelle belle chose que de produire des œuvres qui peuvent tant remuer les hommes, de donner sa pensée, son suprême idéal, de dire ce que l’on ne peut dire avec la voix !


A rapprocher, par curiosité, de ce qu’il avait écrit à ces mêmes amis, juste un mois auparavant, le 27 novembre :


Vous souvenez-vous que dans nos derniers jours ensemble, on parlait d’un opéra ayant grand succès : Roland à Roncevaux ? J’ai eu la curiosité d’aller l’entendre ; ce n’est pas mauvais, c’est pis, c’est plat, médiocre. Oh ! qu’il faut se méfier des grands succès du public ! On pourrait établir cet axiome : Quand tout le monde trouve une chose bien, c’est que c’est médiocre.


Axiome très juste et dont la contre-partie pourrait être formulée ainsi : toute œuvre véritablement neuve et destinée à braver les atteintes du temps, à marquer une grande étape dans l’histoire de l’art musical, commence toujours par contrarier et bouleverser les goûts du public.

La correspondance de Fantin avec ses amis Edwards prit fin à l’automne de 1869, — du moins en ce qui touche à la musique, — et par deux lettres où il leur annonce des choses qui le mettent en joie. D’abord, c’est qu’il a entendu de nouveaux morceaux qui l’ont enchanté : presque tout l’œuvre de Schumann, à ce qu’il croit ; puis de nombreuses pages d’un élève de Schumann Johannès Brahms, qui a un grand talent : « Il me semble, ajoute-t-il, que de tout ce que j’ai entendu de moderne, c’est ce qui m’a fait le plus d’impression. » Ensuite, c’est que l’hiver qui vient promet d’être très favorable à la musique :


On ne parle que de concerts ici, écrit-il le 14 octobre ; non seulement les Concerts populaires et ceux du Conservatoire, mais encore l’Opéra en donnerait et le Théâtre-Italien, qui annonce Fidelio, de Beethoven, et le Paradis et la Péri, de Schumann, une sorte de symphonie-oratorio. C’est un chef-d’œuvre : je l’ai entendu au piano ; cela me paraît si beau que j’ai hâte de l’entendre à l’orchestre...


Ces concerts de l’Opéra étaient ceux que Litolff rêvait d’organiser, qu’il organisa en effet et qui ne dépassèrent pas deux soirées, au lieu des quatorze annoncées, mais qui eurent ce résultat inespéré de provoquer un revirement du public en faveur de Berlioz, mort seulement depuis huit ou neuf mois, tant le délicieux menuet des Follets, l’exquise danse des Sylphes et la foudroyante Marche hongroise émurent et bouleversèrent les auditeurs aux deux concerts, car il avait fallu répéter les deux fois ces morceaux, la veille encore inconnus, de la Damnation de Faust. Quant aux promesses faites par le directeur de l’Opéra-Italien, elles furent également tenues, sans beaucoup plus de succès, — du moins en ce qui concernait Schumann, — et Fantin de courir à la salle Ventadour. Il fut donc, avec son ami Maître, avec d’autres qu’il allait bientôt connaître, un des plus fidèles auditeurs de ces représentations de Fidelio, de ces exécutions de le Paradis et la Péri, où brillait la grande tragédienne lyrique Gabrielle Krauss (car l’opéra de Beethoven et le poème dramatique de Schumann avaient été montés exprès pour elle), et qui ouvrirent des horizons splendides à ceux qui eurent alors la révélation de ces chefs-d’œuvre. Le jeune peintre en fut comme ébloui et des souvenirs de ces soirées inoubliables revenaient souvent, par la suite, dans les conversations qu’il avait avec ses amis, lui faisaient même prendre le crayon et dessiner ses deux premières lithographies à la gloire de Schumann... Quelques années plus tard allait éclater le coup de tonnerre de Bayreuth, qui devait retentir dans tout le monde musical.


III

Un jour du mois d’août 1876, comme Fantin se trouvait chez son ami Maître, où il venait passer toutes ses soirées et fumer, tout en écoutant celui-ci faire de la musique avec quelqu’un que je ne vous nommerai pas, tout à coup, un autre ami de la maison, magistrat de race et mélomane passionné qui marchait dès lors en tête des partisans de Wagner, fit irruption dans la chambre et mit à la disposition de qui voudrait en profiter une place pour la troisième série des représentations de l’Anneau du Niebelung au théâtre de Bayreuth. Certes l’offre était des plus tentantes et cette place, un billet provenant de Léon Lerov, l’écrivain tout dévoué aux intérêts de Wagner, aurait pu susciter de vives compétitions : il n’y en eut aucune et Fantin, qui n’était cependant pas un voyageur déterminé, accepta de partir sur-le-champ pour l’Allemagne, bien que cette absence dût faire reculer un peu son mariage (il comptait d’ailleurs retrouver Mlle Dubourg et son père à Nuremberg, puis aller avec eux à Munich), tant sa joie était grande d’être un des premiers, lui si vivement épris de la musique de Wagner, à visiter la Mecque de l’art de l’avenir, qui venait de sortir de terre par la volonté d’un homme et la protection d’un roi.

Mais il ne partit pas sans promettre à ses amis de les tenir au courant de ces fêtes, et c’est à Edmond Maître qu’il envoya les quatre lettres, — une après chaque partie du Ring, — dont je vais vous communiquer les passages essentiels. Quand je dis : lettres, le terme est impropre, car ces extraits n’ont pas de forme déterminée ; ce sont des notes très rapides en style télégraphique, une sorte de memento que le voyageur rédige pour lui-même et qu’il communique à ses amis de Paris, mais en recommandant bien qu’on le lui conserve, car c’est dans ces feuilles, écrites à la hâte, qu’il retrouvera plus tard ses impressions toutes fraîches, prises sur le vif, au courant de la plume et sans aucune recherche. En les lisant à votre tour, vous serez sans doute frappés de leur vivacité, de leur concision impétueuse, et vous ne serez pas sans remarquer à quel point l’œil du peintre, ici, est vivement frappé par ce qu’il voit, comme son oreille par ce qu’elle entend : c’est pour le voyageur, de quelque côté que son attention se tourne, un émerveillement toujours plus vif.

Dès qu’il arrive à Bayreuth et qu’il ouvre sa fenêtre, le dimanche 21 août, à cinq heures du matin, Fantin est charmé par l’aspect agréable et joyeux de la ville qui lui rappelle à la fois Versailles, La Haye et certains quartiers de Londres. Et quelle animation partout, dès la matinée ! La ville entière est pavoisée d’oriflammes rouge, blanc et noir ou d’autres bleu et blanc ; des troupes défilent, le Roi vient d’arriver pour la représentation du soir, les habitans ont pris leur grande tenue du dimanche, tandis que les touristes circulent en habits de voyage, jumelles au côté, guide à la main (lui, cependant, promenait partout un superbe chapeau haut de forme) ; tout à coup, un grand vent s’élève et tous ces beaux drapeaux se retournent, s’accrochent, se déchirent ; puis la pluie survient et c’est par un temps fâcheux, qu’après avoir très médiocrement déjeuné en ville, Fantin et ses amis (il voyageait avec M. et Mme Lascoux et Jules Bordier, le fondateur des Concerts populaires d’Angers) prennent la jolie route qui doit les conduire au théâtre. Mais le spectacle ne commencera qu’à sept heures : par protection spéciale, il leur est permis de visiter la machinerie du théâtre, puis ils se dédommagent, à la « restauration » du théâtre, de leur triste repas de midi, et se mêlent à la foule qui attend le passage du roi. Cependant, le souverain ne paraît toujours pas ; une fanfare retentit, et vite, il leur faut pénétrer dans la salle afin de s’assurer de leurs fauteuils.


Nous entrons ; très bien l’aspect, sobre et solennel (il n’y a pas d’extérieur du tout, ni façade, rien). À peine deux ou trois Français. Liszt avec des dames, groupe où l’on parle français. Mme Cosima se trouve là. Avant l’obscurité, il y a demi-lumière ; on sent qu’il va se passer quelque chose de sérieux. Une sonnerie militaire à l’extérieur, c’est le Roi, mais avant qu’on puisse le voir, le signal se fait entendre, la nuit (presque) se fait. Je vous assure que cela remue très fort. Puis comme des mugissemens (c’est sonore et voilé) ; l’orchestre fait l’effet d’une seule voix, orgue immense Oh ! c’est très beau ! Unique. Rien n’est comme cela. C’est une sensation non encore éprouvée. Le rideau s’écarte doucement et voici une chose sans nom, vague, obscure, petit à petit verdâtre, s’éclairant lentement ; bientôt on aperçoit des roches, puis tout doucement des formes passent, repassent, les filles du Rhin dans le haut ; dans le bas, Albérich dans le fond des roches. Je n’ai rien dans mes souvenirs de plus féerique, de plus beau, de plus réalisé. Le mouvement des filles du Rhin qui nagent en chantant est parfait. L’Albérich qui grimpe, qui ravit l’or ; l’éclairage, la lueur que jette l’or dans l’eau, tout est ravissant. Là, comme dans tout le reste, c’est de la sensation. Pas la musique, pas le décor, pas le sujet ; mais un empoignement du spectateur. Ce n’est pas le mot qu’il faut que spectateur, ni auditeur non plus, c’est tout cela mêlé… L’impression est énorme, malgré mon manque de connaissance qui m’empêche de suivre d’un bout à l’autre. Cela me fatigue plus que l’audition au piano, car l’intensité des impressions est si forte ! Et la réunion des décors, de l’action, même la fatigue de la langue que l’on veut comprendre ! Je me suis vu forcé de lâcher quelquefois, de rester animal, de subir, de vivre sans réflexion. Je suis persuadé pourtant que le musicien possédant sa partition, connaissant cela comme on connaît une langue, n’éprouverait pas tant de fatigue. Pourtant M. Lascoux vient de me dire qu’il a été dans l’impossibilité de dormir. Moi, je dors bien, accablé par les impressions que j’ai ressenties. Et la bière est si bonne ! Nous avons causé en rentrant vers dix heures. J’aime bien ce pays. J’y retrouve déjà le plaisir que j’avais en Angleterre : on est paisible.


Le lendemain, à son réveil, quelle n’est pas la surprise de Fantin en entendant sous ses fenêtres un gamin qui siffle l’air du matelot de Tristan et Iseult ! Puis il sort, il arpente la ville, il va voir la statue de Jean-Paul ; il se rend à la poste où il trouve deux lettres qui lui font plaisir : l’une de son ami, le peintre ; Otto Scholderer, alors fixé à Londres, qui l’engageait vivement à passer par Francfort pour y voir sa famille ; l’autre lui apprenant que son envoi à l’Exposition d’Anvers (Panier de roses) était très bien placé ; il flâne aux devantures des boutiques, achète quelques souvenirs photographiques pour ses amis, mais laisse de côté les cravates-Wagner et les casquettes-Bayreuth ; il. mange à droite, à gauche, là où le hasard le mène avec ses amis ; il déjeune avec tout un groupe de musiciens de l’orchestre, ce qui l’amuse, et dîne ou soupe au restaurant du théâtre, ce qui l’enchante, en face du délicieux panorama de la ville et des coteaux qui bordent la vallée du Mein rouge. Mais le malheur est qu’il pleut toujours.


Arrivons à la Valküre. C’est superbe. Splendide est la chevauchée et aussi l’ensemble des Walkyries ; les reproches de Wotan, leurs cris pendant le combat, puis en face de Wotan quand elles cachent Brunnhilde, hors de toute comparaison. Une violence passionnée, inouïe. Bien fatigans les récits de Wotan, délicieux le lied du Printemps, mais mal chanté par Niemann qui n’est pas bon. Très bien Brunnhilde et Sieglinde. Belle décoration la demeure de Hunding ; la porte ouverte par le printemps, l’épée dans l’arbre, grande idée poétique. Il est rempli d’imagination. Un seul reproche à faire : son idéal, trop élevé pour le théâtre, est insuffisamment rendu. Il tente l’impossible, mais aussi, quand il réussit, c’est-à-dire quand on le rend comme il le veut, c’est admirable. Les adieux de Wotan très beaux, très beaux les cris de Brunnhilde. Dans l’entr’acte, descendu dans l’orchestre, c’est superbe. Je comparerai cela à une magnifique cuisine, pleine d’ustensiles de toute sorte (mais je vous dirai cela). Wagner a été aperçu dans un coin du théâtre ; ce furent des cris, des cris ! À la fin, c’étaient des transports enthousiastes. À peine la fanfare (qui me produit toujours grand effet) se fait-elle entendre que voilà la nuit, et le Roi, suivi de Wagner, entre ; mais on peut à peine les voir. Nous avons aperçu MM. Mendès, d’Indy d’Eichthal, etc., mais il y a très peu de Français ; nous faisons sensation, ou est très aimable partout, très obligeant.

Je ne peux pas rendre ce qui se passe ici, c’est une fête très animée. Ce Théâtre dans les champs, ces belles vues tout autour, les restaurations, tous ces voyageurs qui vont et viennent. Les habitans paraissent enchantés. La présence du Roi anime la ville, qui est paisible comme autrefois Versailles. Des grandes voitures partout, à l’heure du théâtre, qui se suivent ; pourtant pas de cris, c’est un public choisi. Je suis enchanté d’être venu. Que je regrette de ne pas vous avoir ici ! Nous irions où je vais de ce pas, à la maison de Wagner. Je vais là tous les jours, je tourne autour et je suis content. Adieu ; à demain Siegfried.


Pour les spectateurs de cette troisième série, comme pour ceux des deux premières qui avaient eu lieu du 13 au 17 août et du 20 au 23, la soirée la plus brillante et celle qui leur causa à la fois la surprise la plus vive et l’impression la plus profonde, ce fut celle où ils entendirent Siegfried, et certes, il fallait que l’enchantement et l’émotion qui se dégageaient de cette partie de l’œuvre fussent singulièrement puissans pour dépasser l’effet prodigieux que la Valkyrie avait produit la veille sur tous les assistans. Fantin ne résista pas plus qu’un autre à l’enthousiasme général, et sa troisième lettre n’est, d’un bout à l’autre, qu’une explosion de joie délirante.


… Il n’y a rien en musique d’aussi beau, s’écrie-t-il. J’ai été enlevé non pas seulement un moment, mais constamment et par degrés toujours plus élevés ; le duo est une scène entière, c’est prodigieux ! Mme Materna est superbe, le ténor moins bien, mais rien n’y fait, c’est la plus grande sensation encore ressentie ! Oh ! son éveil ! presque dit seulement par l’orchestre, ravissant et sublime, et la situation, la mise en scène ! Un lever de soleil comme effet, ah ! que c’est beau ! Les musiciens ici semblent mettre cela au-dessus des autres partitions. La scène des oiseaux est charmante, le rôle de Mime si bien chanté et joué ! Voilà une surprise de trouver Wagner plein de naturel, de comique, lui, le musicien de Lohengrin. Ce Siegfried est si bien imaginé !…

… Que je suis content d’être ici ! J’ai vu Wagner d’assez près. Il paraît vieilli, presque tout blanc, il est très petit. Un vieux savant ou diplomate. Madame ressemble beaucoup à Liszt que l’on voit partout, toujours avec des femmes autour de lui. Le dîner et souper à la Restauration-Wagner est très amusant. Lascoux a fait connaissance avec un musicien de Montbéliard qui est un grand partisan et est venu s’offrir comme exécutant. La salle est très chaleureuse. Le Roi a été acclamé sur la proposition de M. Feustel (le banquier organisateur), ç’a été étourdissant de bruit, chapeaux en l’air, etc. Il pleut toujours, nous sommes rentrés hier par un temps ! Pluie à verse, des chemins ! Heureusement que nous avions bien soupe. Menu : Suppe Kalb, ragoût de veau, roastbeef et bière Quelle bière ! Que je suis content d’être ici ! À demain.


Le Crépuscule des Dieux, en revanche, exerça une action moins immédiate et moins forte, au moins jusqu’au dernier acte, sur des auditeurs qui ne connaissaient pas encore assez tous les élémens dont se compose cette musique pour en apprécier l’admirable structure et la grandeur prodigieuse. C’étaient autant de néophytes, pleins de bonne volonté, mais enfin des néophytes, que tous les spectateurs qui se succédèrent à Bayreuth durant cette première année, et Fantin, comme il le dit lui-même, n’était pas assez préparé pour ne pas trouver, avec tous ses amis, que les premières scènes de cette quatrième partie traînaient passablement en longueur ; mais quel réveil au tableau de la chasse et quelle secousse à la mort de Siegfried !


Hier, grande journée, mon cher Maître ! Quel plaisir pour un artiste que ces fêtes ! Il faisait beau. Jamais autant de monde sur la route. Les voitures se suivent de chaque côté ; les wagnériens défilent, la population est sur le devant des portes ; le Roi va passer. De l’esplanade, où nous restons un moment, on voit tout ce mouvement : c’est superbe. On apprête l’illumination du soir, il fait grand jour, jamais le paysage n’a été plus charmant de ces hauteurs. La fanfare sur l’esplanade se fait entendre, tout le monde entre, on se presse, puis voilà un monsieur qui adresse de sa place quelques mots à la salle, on crie, on applaudit, Il compare les wagnériens qui vont se séparer aux apôtres qui vont porter partout la bonne nouvelle... La scène des Nornes, le départ de Siegfried, la veillée de Hagen ; connaissant peu la partition, cela paraît un peu long ; mais le dernier acte est très saisissant, le trio des filles du Rhin, la chasse, le récit, la mort de Siegfried, la marche funèbre, triple chef-d’œuvre : musique, drame, mise en scène. On l’emporte sur son bouclier, escorté par tous les guerriers (admirablement costumés), effet de lune sur une partie du cortège et l’autre dans l’ombre… Les nuages descendent au-dessus du cortège, paraissent le suivre et le couvrent complètement. Admirable. C’est la complète réussite de son idée que cette page, et vraiment on sent alors que rien ne peut soutenir la comparaison. C’est un art nouveau, l’art de l’avenir certainement.

Pensez à l’ovation finale ! Une tempête, cris, chapeaux, mouchoirs, bouquets, couronnes, etc. Enfin il paraît ! Vous n’avez pas d’idée de l’émotion qui vous gagne de voir cet homme, le chapeau à la main, attitude très simple, interdit, voulant parler. Derrière lui la toile baissée à ses pieds, ces fleurs ; les larmes me reviennent aux yeux en vous décrivant ce spectacle. Il parle... applaudissemens et la toile tombe. Encore de grands cris, elle se relève ; alors tous les chanteurs sont là rangés, il leur adresse quelques mots qu’il accentue par des frappemens de pied comme s’il conduisait un orchestre. C’est émouvant !

On sort, nous allons donner un coup d’œil à la scène, nous nous promenons dans les coulisses, nous allons voir l’orchestre, on embrasse Wagner, on l’entoure, Madame embrasse des dames ; on pleure, Wilhelmy paraît très ému. On se dit adieu. Liszt est très entouré ; c’est une vraie fête de famille. J’entends Wagner qui dit à des dames en français : « Prenez garde de tomber, » avec un accent très allemand ; il paraît fatigué, comme éteint. Ah ! que je suis content d’avoir assisté à cette fête ! Combien l’on sent ici la vie ! Est-ce triste pour nous d’être obligés d’aller dehors pour assister à une fête artistique, d’aller chercher du soutien pour notre vie d’artiste, car cela vous fait le plus grand bien, cela rend de l’ardeur. Je ne peux pas exprimer combien je me sens transporté.


Qu’on se rappelle, après avoir lu ces lignes, par quelles plaisanteries furent accueillies en France l’ouverture du théâtre de Bayreuth et les premières représentations de l’Anneau du Niebelung ; qu’on se souvienne en particulier des jugemens cruellement ironiques que portèrent sur cette entreprise et cette œuvre colossales ceux qui faisaient profession chez nous de juger les productions de l’esprit et les créations d’art ; qu’on compare cette ignorance arrogante et têtue aux fraîches impressions d’un artiste qui ressent naïvement les choses sans se targuer de les juger, mais qui exprime avec une chaleur désordonnée ce qu’il a ressenti, et dites de quel côté se trouvent, non pas seulement l’indépendance et la bonne foi avec lesquelles Wagner a toujours demandé qu’on appréciât ses œuvres, mais aussi la clairvoyance et la liberté d’esprit.


IV

Les fêtes de Bayreuth sont terminons. Fantin, après avoir rejoint M. et Mlle Dubourg à Nuremberg, va visiter avec eux les musées de Munich, puis, sans gagner Francfort en raison d’un deuil survenu dans la famille de Scholderer, il rentre à Paris[1]. Tout aussitôt germe et monte dans son cerveau cette abondante moisson, si prompte à lever, de compositions idéales, lithographies d’abord, ensuite pastels et tableaux à l’huile, où les œuvres qu’il aime le plus prennent une nouvelle vie, par lesquelles les maîtres qu’il admire reçoivent un hommage éclatant ; par lesquelles, lui, simple auditeur ou spectateur, la veille, devient poète et créateur à son tour et remercie à sa façon, en les glorifiant, Berlioz, Wagner et Schumann des souveraines jouissances qu’ils lui ont procurées. Quelques mois seulement avant d’aller à Bayreuth, après avoir entendu aux concerts du Châtelet la deuxième exécution intégrale donnée par M. Colonne du Roméo et Juliette, de Berlioz (avec Mlle Vergin, MM. Fürst et Bouhy comme solistes), il avait composé sa grande lithographie de l’Anniversaire, en écrivant dans la marge : Souvenir du 5 décembre 1875, et cette admirable composition, d’où est sorti le tableau magistral appartenant aujourd’hui au musée de Grenoble, était la première qui témoignât de son culte pour Berlioz. De même, à peine revenu de Bayreuth, il prenait son crayon et traçait sur la pierre cette délicieuse scène initiale de l’Or du Rhin, qui devint par la suite un pastel, puis une huile, en inscrivant au bas cette dédicace reconnaissante : A monsieur A. Lascoux, souvenir de Bayreuth. C’est ainsi qu’à peu de mois d’intervalle, il se sentit dominé, conquis, emporté par ces maîtres, et que les délicieuses émotions qu’il avait éprouvées en écoutant leurs chefs-d’œuvre agirent fortement sur son imagination créatrice et le poussèrent dans une voie où il ne pensait guère à s’engager, quoiqu’il y dût marcher leur égal.

Il faut se rappeler, en effet, qu’avant ces grandes compositions lithographiques de l’Anniversaire et du Rheingold, Fantin n’en avait encore dessiné que six, entre lesquelles trois seulement avaient trait à la musique : d’abord la première de toutes, le Venusberg, de Tannhäuser, composé en 1862 sous le coup de l’indignation que l’échec de cet opéra à Paris lui avait causée et de la joie qu’il avait ressentie en entendant jouer la célèbre marche du concours aux Concerts populaires ; ensuite celles : A la mémoire de Robert Schumann et la Fée des Alpes, qui jaillirent de son cerveau, où elles couvaient depuis longtemps peut-être, à l’occasion des fêtes organisées à Bonn en l’honneur de Schumann, durant le mois d’août 1873. Est-ce à dire pour cela que, sans la vive émotion que lui causèrent l’audition de Roméo et Juliette et la représentation de l’Anneau du Niebelung, Fantin ne se serait pas senti entraîné quelque jour, comme il l’avait été déjà en deux circonstances, vers les figures musicales qu’avaient évoquées les maîtres chers à son cœur ? Non certes, et ce serait exagérer que d’aller jusque-là ; mais n’y ayant pas été poussé par une force irrésistible, il aurait mis sans doute, dans une tâche poursuivie à bâtons rompus, moins d’élan, moins de fièvre et n’aurait peut-être pas produit une suite aussi nombreuse, aussi riche de ces. lumineuses transpositions de la poésie et des sons en dessins, en couleurs.

Il ne m’appartient ni de les dénombrer ni de les juger, — car je ne fais office ici ni de catalogueur ni de critique, — mais il me sera bien permis de dire, l’ayant vu mieux que personne, combien Fantin se laissait facilement entraîner à une besogne qui le charmait et comment, un auteur de ses amis lui ayant demandé certain jour de vouloir bien dessiner un simple frontispice pour un ouvrage en préparation sur Richard Wagner, le peintre, de fil en aiguille, ne composa pas moins de quatorze lithographies, jugeant plus naturel de glorifier ainsi chacune des grandes œuvres du maître, de telle façon qu’un peu plus tard, il se vit comme obligé d’en faire autant pour Berlioz, et qu’il le fit, du reste, avec autant de joie et d’aussi bon cœur. Nul doute, assurément, que si le même ami l’avait prié de se remettre à la besogne afin d’honorer par leurs communs efforts et chacun dans la mesure de leurs forces le génie de Robert Schumann, il ne s’y fût prêté avec un empressement tout pareil.

Car Schumann, Berlioz, Wagner étaient les maîtres vers lesquels son crayon se tournait de préférence, et ce sont apparemment ceux dont les inspirations et les créations parlaient le plus à son esprit, à son cœur ; mais Brahms aussi, qu’il aimait et défendait d’autant plus qu’il le sentait plus injustement combattu chez nous, excita plus d’une fois son imagination ; Rossini ne fut pas sans lui inspirer une ou deux compositions ; Weber en fit éclore au moins une, et s’il ne s’est jamais mesuré avec Beethoven, ce ne fut pas faute de l’admirer, croyez-le bien ; c’est plutôt parce qu’il l’admirait trop... Et puis, quel besoin Beethoven, acclamé par tout le monde musical, avait-il de son aide ? En quoi le peintre, qui, dans le fond, il faut bien le dire, faisait œuvre de propagande et se tournait d’instinct vers les génies que la foule ignorait ou combattait encore, aurait-il pu être du moindre secours à l’auteur de Fidelio et de la Symphonie avec chœur, et ne valait-il pas mieux qu’il employât tous ses efforts, qu’il rassemblât toutes ses forces pour faire triompher dans la musique, ainsi qu’il l’a toujours fait dans la peinture, les génies souverains à qui les ignorans, les envieux et les beaux esprits ont si longtemps barré la route en France ?


ADOLPHE JULLIEN

  1. Moins de trois mois après, le 16 novembre 1876, le mariage de Fantin avec Mlle Victoria Dubourg était célébré, dans l’intimité la plus stricte, en l’église Saint-Thomas d’Aquin. Les témoins étaient, pour Fantin : ses deux grands amis, Edouard Manet et Edmond Maître ; pour Mlle Dubourg : le graveur Henri Valentin et M. Paul Helder.